- Mardi 9 avril 2019
- Audition de Mme Laurie Boussaguet, professeure des universités, politologue, auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre
- Audition de Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix représentant l'Association des maires de France (AMF)
Mardi 9 avril 2019
- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de Mme Laurie Boussaguet, professeure des universités, politologue, auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Laurie Boussaguet, professeure de sciences politiques à l'Université de Rouen et chercheuse à Sciences Po. Vous avez consacré votre thèse de doctorat à l'émergence de la pédophilie comme problème public en Europe à la fin du XXème siècle, en adoptant une approche comparative entre la France, l'Angleterre et la Belgique. Vous faites partie des rares chercheurs en sciences sociales à avoir étudié de manière approfondie le sujet qui nous occupe.
Depuis une vingtaine d'années, la question de la pédophilie a occupé l'attention des médias et de l'opinion publique avec plus ou moins d'intensité selon les périodes. Il me semble que nous sommes revenus aujourd'hui, à la suite notamment des nombreuses affaires qui ont ébranlé l'Église catholique, dans un moment où nos concitoyens se préoccupent de nouveau de ce sujet et attendent des réponses de la part de leurs responsables politiques. Notre mission s'attache ainsi aux abus commis en dehors du cercle familial et par des adultes exerçant une autorité: église, école, foyers, familles d'accueil...
Mme Laurie Boussaguet, professeure des universités, politologue, auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre. - Merci beaucoup de me recevoir : un chercheur a toujours plaisir à présenter ses travaux de recherche, ayant ainsi le sentiment d'être utile. Pourquoi en suis-je venue à travailler sur la pédophilie ? Après un premier travail de recherche sur la marche blanche organisée par les parents des fillettes victimes lors de l'affaire Dutroux, j'ai constaté que le sujet des abus sexuels sur mineurs n'avait fait l'objet d'aucune recherche en sciences sociales. Sur des sujets approchants, je n'ai trouvé qu'une thèse sur la protection de l'enfance comparant la France et l'Angleterre. Il y avait donc beaucoup à faire. La comparaison internationale m'a semblé intéressante : malgré des systèmes pénaux différents, l'émergence du problème a eu lieu au même moment. Enfin, la pédophilie se situant au croisement du pénal, de la santé et de la protection de l'enfance, c'est un objet multidimensionnel intéressant à étudier dans l'optique de l'analyse des politiques publiques ; relevant à la fois du public et du privé, elle permet d'étudier comment l'État gère les marges et les menaces sur la société.
Il faut attendre la fin du XXème siècle pour qu'on commence à parler des abus sexuels sur mineurs. Dans les années 1980, ce sont les abus sexuels dans la famille, l'inceste, qui apparaissent en premier, le problème étant porté par les féministes. Celles-ci constatent que, malgré la nouvelle loi sur le viol de 1980, les femmes n'osent toujours pas porter plainte. Elles demandent une ligne téléphonique pour les victimes et se rendent compte que la majorité des appels proviennent de mineures ou de femmes qui racontent les abus qu'elles ont subis étant mineures. Les féministes vont porter le problème sur le devant de la scène. Elles bénéficient du relais de plusieurs ministres femmes titulaires de « petits » portefeuilles, comme Hélène Dorlhac, secrétaire d'État à la famille. Le discours dominant à l'époque est celui de la dénonciation de la domination masculine, des violences patriarcales que les petites filles subissent dans le cadre familial. Les professionnels qui s'emparent du sujet sont ceux qui commencent à travailler sur le traumatisme de l'enfant, le sujet étant intégré dans les questions de la maltraitance infantile.
En 1990, apparaît le nouveau problème de la pédophilie - plus restreint que celui des abus sexuels sur mineurs : on parle là des 3 % d'abus dont les auteurs sont des délinquants sexuels que la victime et son entourage ne connaissent pas. On se centre donc sur la menace extérieure en évacuant la question du danger dans la famille ou des adultes familiers des enfants.
De nouveaux acteurs apparaissent, tels que les associations de protection de l'enfance. Ce sont souvent des associations à enjeu unique, spécialisées dans la pédocrimininalité sur internet, par exemple, ou rassemblant des familles de victimes. À la différence des années 1980, les professionnels qui émergent sont ceux qui commencent à élaborer un soin aux délinquants sexuels. L'idée commence à s'imposer qu'il est possible de les soigner.
Avec l'affaire Dutroux notamment, des ministres de premier plan se saisissent du problème. Le « récit de politique publique », pour utiliser notre jargon, est le suivant : la pédophilie peut concerner toutes les catégories de la population, mais elle peut se soigner ; l'enfant victime est traumatisé ; la crainte est que les pédophiles sortant de prison récidivent et que les enfants victimes deviennent des agresseurs à leur tour... Les réponses imaginées sont donc les fichiers, l'interdiction faites aux auteurs de violences sexuelles pédophiles d'aller dans des lieux fréquentés par des enfants et l'obligation d'un suivi socio-judiciaire.
Pourquoi ce phénomène, qui a toujours existé, doit-il attendre la fin du XXème siècle pour devenir un objet identifié ? Cela s'explique par des évolutions de long, de moyen et de court termes.
Première évolution de long terme, celle du contexte de connaissances : les idées, les valeurs, les normes. Entre la fin du XIXème siècle et la fin du XXème siècle, la place de l'enfant change dans la société ; jusqu'à la fin du XIXème siècle, il n'y a pas de sentiment de l'enfance. Dans la conception hiérarchique de la famille alors en vigueur, celle-ci est le domaine du père, et l'État n'a pas à y intervenir ; l'enfant n'est pas un sujet de droit, mais un objet. À la fin du XIXème siècle, on commence à s'intéresser à l'enfance dangereuse, qui, en général, est la même que l'enfance malheureuse. L'enfant devient alors un objet de politique publique. Après un coup d'arrêt pendant la seconde guerre mondiale, l'enfant devient petit à petit un sujet de droit, devant être protégé, car plus fragile et ayant des besoins spécifiques. On peut commencer à envisager de le protéger en matière sexuelle.
Deuxième évolution de long terme, l'adoption de textes internationaux structurants. Une philosophie des droits de l'enfant se met en place. Avant-guerre, la SDN avait établi un comité de protection de l'enfance et la Déclaration de Genève reconnaissant des droits aux enfants avait été publiée en 1924. En 1946 l'Unicef est créé, en 1959 est signée la déclaration des droit de l'enfant, en 1989, c'est la Convention internationale des droits de l'enfant. Ces textes forment un cadre structurant pour l'action des États au niveau national. On constate le même mouvement au niveau européen : le Conseil de l'Europe est le premier à adopter un texte consacré spécifiquement à l'exploitation sexuelle des enfants en 1991 et le Parlement européen adopte en 1992 une charte européenne des droits de l'enfant, en attendant une série de mesures en 1996.
La troisième évolution a lieu dans le milieu des professionnels, dans ce que j'ai appelé le « forum des professionnels de la psyché » : psychiatres, psychologues, pédiatres, psychanalystes - selon les pays, ce ne sont pas les mêmes. Pendant longtemps, la pédophilie n'a pas été prise en charge par ces milieux, le paradigme en vigueur étant celui de la perversion. L'enfant présentant des comportements déviants était considéré comme un pervers, sans qu'on se demande si ces comportements n'étaient pas le résultat d'un traumatisme - là-dessus, Freud n'a pas fait que du bien, en imposant l'idée que la réalité intérieure est plus importante que la réalité extérieure. Les délinquants sexuels, quant à eux, étaient vus comme des pervers incurables.
Pour ces deux publics, une poignée de professionnels commencent à dire qu'on peut agir. Concernant les enfants, on redécouvre le traumatisme, à partir du traumatisme de guerre, qu'on rapproche de celui subi par les enfants. On apprend à lire le symptôme chez l'enfant. Pour les délinquants sexuels, il se passe la même chose. À Montréal, des pionniers parviennent à les faire entrer dans une démarche de soin à partir d'injonctions - ils n'y vont jamais volontairement. On passe du paradigme de la perversion au paradigme du soin. Or c'est important : si les milieux spécialisés disent qu'une solution est possible, les politiques changent.
Ces évolutions de long terme n'ont pas été désincarnées. Elles ont eu lieu parce que des acteurs se sont mobilisés : dans les années 1980, les féministes et les professionnels de l'enfance ; dans les années 1990 les associations de protection de l'enfance, les associations de victimes et les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels. C'est ce qui préside aux évolutions de moyen terme.
Ces acteurs font évoluer les cadres d'interprétation. Les féministes commencent par parler du viol des femmes, puis passent au viol des enfants. Dans les années 1990, une grande campagne pour faire cesser le tourisme sexuel en Asie est lancée ; à partir de cette problématique, les associations se disent que ces Français qui partent en Asie peuvent aussi commettre des actes sur le territoire national.
Ces acteurs se mobilisent à travers différents « répertoires d'action » : les militantes féministes mettent en place des cellules d'accueil pour les femmes victimes ou des formations pour les professionnels, sans passer forcément par l'État. Puis les acteurs vont vouloir obtenir l'aide du politique, soit de manière feutrée par du lobbying soit de manière plus bruyante ou contestataire, comme en témoigne la marche blanche en Belgique - au cours de laquelle 300 000 Belges sont descendus dans la rue.
Les acteurs agissent ensuite en réseau : les parents victimes se rencontrent, contactent les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels, puis portent ensemble les solutions envisagées sur le devant de la scène politique.
Il y a enfin des variables de court terme. De ce point de vue, il faut retenir tout particulièrement un moment, l'été 1996. Ce moment voit en effet la conjonction de plusieurs éléments : l'éclatement de l'affaire Dutroux en Belgique et, en août, la tenue du congrès international de Stockholm pour lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Cela crée une fenêtre d'opportunité dont va découler en France le vote de la loi de juin 1998 sur le suivi socio-judiciaire. Le changement de majorité entre les deux dates ne changera rien à cette dynamique.
Y a-t-il des divergences entre la France et les deux autres pays que j'ai étudiés ? Non, c'est un des grands résultats de mon travail de recherche qui ne porte, je le précise, que sur l'émergence du problème. Quel que soit le pays, le problème émerge exactement de la même manière, au même moment et avec les mêmes acteurs. C'est pour cela que le titre de ma thèse évoquait initialement une « convergence inattendue ».
J'ai choisi volontairement des pays différents sur le plan institutionnel, à la fois dans le domaine pénal et dans le domaine de la protection de l'enfance. Sur le plan pénal, la France et la Belgique sont des pays de code alors que l'Angleterre est un pays de Common Law fondé sur la jurisprudence. Sur le plan de la protection de l'enfance, le système anglais est beaucoup plus libéral tandis que la France et la Belgique entrent dans la catégorie des « corporatistes conservateurs ». Les chercheurs travaillant d'un point de vue institutionnaliste prédisaient que le problème émergerait d'abord en Angleterre : le système étant plus libéral, plus individualiste, il permettrait d'entendre plus rapidement l'enfant, sans le filtre de la famille. Or le résultat de mes travaux est tout autre : l'émergence a lieu exactement au même moment dans les trois pays !
Pourquoi ai-je choisi deux pays appartenant à la même catégorie, à savoir la Belgique et la France ? Tout simplement parce qu'en Belgique on parle toujours de « l'exceptionnalité belge », avec en toile de fond l'affaire Dutroux. D'où l'intérêt d'établir une comparaison. Résultat, il n'y a pas vraiment d'exceptionnalité belge, malgré l'affaire Dutroux, puisque les processus d'émergence sont identiques dans les trois pays, quel que soit le parti au pouvoir : d'abord l'inceste dans les années 1980, puis la pédophilie dans les années 1990. De surcroît, les acteurs sont les mêmes : les féministes dans les années 1980, puis les associations de protection de l'enfance et les familles de victimes dans les années 1990. C'est ce que j'appelle la « convergence transnationale ».
Deux grands facteurs expliquent cette convergence. Tout d'abord, l'existence de grands textes internationaux s'appliquant à tous les pays crée des cadres identiques d'action dans lesquels les États vont piocher des recommandations. Ensuite et surtout, tous les acteurs de l'émergence, qu'il s'agisse des féministes, des associations de protection de l'enfance ou des professionnels de la psyché, ont des contacts à l'étranger. Certes, il existe plusieurs degrés d'ouverture à l'international, certains acteurs se limitant simplement à lire les travaux de leurs collègues étrangers quand d'autres nouent de vraies relations. Par exemple, très vite, dans l'affaire Dutroux, les parents sont entrés en contact avec les associations de victimes en France. D'autres acteurs participent à des congrès internationaux. Il existe même des associations internationales. C'est notamment le cas pour les professionnels de la psyché où de grandes associations internationales regroupent des personnes travaillant au contact des délinquants sexuels. Ces liens transnationaux aident à faire circuler les idées, les cadres d'interprétation, ainsi que les solutions.
Il existe néanmoins de petites variations dans les solutions retenues, car des systèmes institutionnels différents vont produire des solutions quelque peu différentes. Même si les régimes d'interdiction sont les mêmes - les trois pays interdisent par exemple l'accès des parcs fréquentés par les enfants aux délinquants sexuels - les solutions pour lutter contre la récidive sont différentes. La Belgique va mettre l'accent sur la guidance des délinquants sexuels, la France sur le suivi socio-judiciaire et l'Angleterre sur le fichier des délinquants sexuels. Bref, les trois pays n'adoptent pas exactement les mêmes mesures, même s'ils ont la même philosophie et la même façon d'envisager le problème.
Mes travaux ont-ils mis en évidence une différence d'approche entre l'inceste et les abus sexuels sur mineurs commis par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions ?
La façon de voir le problème va déterminer son traitement politique. Dans les années 1990, quand on s'est focalisé sur la seule pédophilie et sur la récidive des délinquants sexuels, on a évacué toute une partie des abus sexuels sur mineurs. On a par exemple oublié les pères incestueux. Par conséquent, les solutions proposées étaient uniquement axées sur la figure du « stranger danger », c'est-à-dire l'inconnu qui représente un danger pour l'enfant. Quid si l'agresseur est un proche ? La façon de qualifier le problème induira donc des solutions qui ne seront pas forcément adaptées à l'ensemble du phénomène. Si l'on s'intéresse à la pédophilie et aux abus sexuels commis sur les enfants par des étrangers, on ne mettra pas forcément en place les mêmes solutions politiques que si l'on s'intéresse aux abus sexuels dans leur ensemble, en incluant l'inceste et les abus sexuels perpétrés par des personnes connues de l'enfant.
J'ai arrêté de travailler sur le sujet, car il était un peu difficile d'être toujours considérée comme « Madame pédophilie » ! Actuellement, je m'intéresse à la réponse gouvernementale aux attentats, plus particulièrement sur son volet symbolique. Or se pose également le problème de la qualification : quel récit fait-on ? Il est intéressant de constater qu'ici aussi la manière dont un problème émerge, c'est-à-dire la façon de le définir, détermine grandement les solutions politiques.
Je vis en Italie où le débat porte actuellement sur le recours à la « camisole chimique » pour les délinquants sexuels : on n'a donc pas avancé depuis les années 1990 ! Avant de lutter contre la récidive, il faudrait d'abord réfléchir aux moyens à mettre en place pour éviter le problème, c'est-à-dire à la prévention. Je suis toujours frappée par les discours que l'on tient aux enfants. Les parents leur disent toujours de ne pas parler à un inconnu dans la rue alors que, statistiquement, ils devraient plutôt leur dire : « attention à tonton au repas de Noël ! ». Ce qui manque, c'est une vraie politique de prévention pour apprendre aux enfants les limites à ne pas franchir en ce qui concerne leur corps. Certaines régions font de la prévention dans les écoles, mais je ne suis pas sûre que cela se pratique partout.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Quand vous avez rédigé votre thèse, avez-vous eu un regard sur la période post-1968, évoquée dans le documentaire Enfance volée, chronique d'un déni, où l'on parlait plus librement dans des émissions de la sexualité avec les enfants ?
Mme Laurie Boussaguet. - J'ai commencé ma thèse au début des années 2000. On était alors beaucoup plus dans la dénonciation et le scandale. Il s'agissait donc d'un sujet honteux et inacceptable. Le discours sur la libération de la sexualité et des moeurs a été à double tranchant : il a permis de justifier des comportements aujourd'hui condamnés, mais il a aussi permis d'envisager la prise en charge de la sexualité déviante. Cela a aidé à comprendre que tel ou tel symptôme sur un enfant n'était pas un comportement pervers mais le signe d'un trauma sexuel.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Merci de vos propos cartésiens et structurés. Avez-vous des données chiffrées ? Avez-vous mis à jour un pourcentage d'enfants victimes ? Vous avez évoqué un taux de 3 % ?
Mme Laurie Boussaguet. - Ma thèse reprend les données chiffrées recueillies par les féministes dans les années 1980. Je n'ai pas en tête l'évolution de ces chiffres. Mais au moment où j'ai rédigé ma thèse, 3 % des abus sexuels étaient commis par des « stranger dangers ». Deux tiers étaient commis par la famille et le reste par des personnes connues de l'enfant : animateur sportif, etc.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Vous mettez l'accent sur la prévention : vous parlez ici à des convertis ! C'est tout le sens de notre travail. Nous souhaitons encourager les associations qui vont dans les écoles pour sensibiliser les enfants autour du thème « Ton corps t'appartient ».
Mme Laurie Boussaguet. - Parfaitement, même s'il s'agit de quelqu'un que l'on connaît et que l'on aime beaucoup !
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Effectivement, personne n'a le droit de faire certains gestes.
Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Comment avez-vous abordé le déni, la banalisation, la minimisation, la culture du silence en ce qui concerne les violences sexuelles faites aux enfants ?
Mme Laurie Boussaguet. - Je n'ai pas travaillé directement sur le sujet, il m'est donc difficile de vous répondre...
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - J'ai l'impression qu'il existe une sorte de déterminisme. On croit se saisir librement d'un sujet de réflexion, mais il est dans l'air du temps ! Quoi qu'il en soit, j'espère que nous irons vers une vraie prévention. Au moment de la loi Schiappa, avez-vous suivi le débat sur la pénalisation ? Que faire pour que la symbolique de la peine soit respectée ?
Mme Laurie Boussaguet. - Je vais de nouveau botter en touche, car j'ai suivi le débat en tant que citoyenne, pas en tant qu'analyste. Quoi qu'il en soit, vous n'êtes pas victimes de déterminisme : vous êtes de vrais acteurs susceptibles de travailler à la troisième phase de l'émergence du thème des abus sexuels ! Ne sous-estimez pas votre rôle, il faut toujours que quelqu'un se saisisse de l'air du temps !
Mme Catherine Deroche, présidente. - Votre travail montre que tout est parti du mouvement féministe et d'un intérêt plus grand des femmes sur ces sujets. N'est-ce pas moins genré dans le milieu de la psyché ?
Mme Laurie Boussaguet. - Il existe effectivement une division genrée des tâches sur cette question. Parmi les acteurs que j'ai rencontrés, les femmes s'occupaient de la protection de l'enfance et les hommes travaillaient auprès des délinquants sexuels !
Mme Catherine Deroche, présidente. - Tout n'est heureusement pas si tranché...
Mme Laurie Boussaguet. - Dans les années 1990, si des ministres hommes se sont saisis du sujet, c'est uniquement en raison de l'affaire Dutroux ! Le constat est intéressant...
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie pour votre contribution très utile à notre réflexion.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix représentant l'Association des maires de France (AMF)
Mme Catherine Deroche, présidente. - Pour cette deuxième audition, nous avons le plaisir d'accueillir Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix, qui représente aujourd'hui l'Association des maires de France (AMF), dont elle est l'une des vice-présidentes, accompagnée de Mme Charlotte de Fontaines, chargée des relations avec le Parlement.
Nous avons auditionné il y a quelques mois l'Assemblée des départements de France qui nous a présenté la manière dont les départements abordaient la question des infractions sexuelles commises sur des mineurs, sous l'angle des compétences reconnues aux départements en matière de protection de l'enfance. Je rappelle que notre mission d'information s'intéresse aux abus sexuels commis sur des mineurs par des majeurs hors sphère familiale.
Il m'a semblé important de recevoir également l'AMF, car les communes sont également concernées par l'accueil des enfants et des adolescents, qu'il s'agisse de l'organisation d'activités de loisirs ou culturelles, de la présence des personnels municipaux dans les écoles ou encore du fonctionnement des structures de garde pour la petite enfance.
Les auditions auxquelles nous avons procédé depuis quelques mois nous ont parfois donné l'impression que les élus municipaux n'étaient pas toujours suffisamment informés des possibilités qui leur étaient offertes en matière de prévention des abus sexuels, par exemple de la possibilité de contrôler certains fichiers au moment du recrutement des personnels placés au contact des mineurs. Peut-être l'AMF pourrait-elle jouer un rôle pour sensibiliser les élus à cet enjeu auquel les familles sont de plus en plus sensibles ? Nous aimerions avoir votre sentiment sur cette question, à la lumière à la fois de vos responsabilités au sein de l'AMF, mais aussi de vos fonctions de maire de Morlaix.
Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix, vice-présidente de l'AMF. - Merci d'avoir sollicité l'AMF - dont je suis vice-présidente mais aussi co-présidente de la commission de l'éducation - sur cette question. C'est un sujet très transversal qui présente plusieurs points d'entrée. La problématique est au demeurant analogue à celle des fichés S.
Certains élus estiment nécessaire d'avoir accès au fichier des délinquants sexuels, dans l'idée que plus ils seront informés, mieux ils maîtriseront les événements. Ces élus font aussi valoir leurs responsabilités en matière de santé publique. Cette position est parfois adoptée sous l'empire de l'émotion. Ainsi le maire d'une commune où avait eu lieu un viol de mineur a récemment relancé le débat en déplorant ne pas avoir eu accès à l'information sur les condamnations précédentes du coupable.
Première question, que change le fait d'avoir l'information ? Le maire doit-il la recevoir en amont et avec quel degré de précision ? La loi prévoit que le maire soit mis au courant de tout événement grave dans sa commune ; mais faut-il lui donner accès aux données sur un individu condamné présent dans sa commune, qui a purgé sa peine et payé sa dette à la société ? C'est la solution adoptée aux États-Unis où des personnes condamnées pour infractions sexuelles sont ghettoïsées dans un quartier ou une ville et leurs déplacements suivis. Est-il nécessaire à l'ordre public de stigmatiser, pour toute sa vie, celui qui a commis une infraction, même de nature sexuelle et sur mineur ? Avoir passé dix ans en prison ne suffit-il pas ? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais c'est en ces termes qu'elle doit être posée.
Deuxième question : que faire de cette information ? Agir de manière préventive, comme aux États-Unis ? Se placer en alerte permanente, alors qu'il est impossible de suivre la personne visée au quotidien ? Ce n'est pas ainsi que notre société fonctionne, et ce n'est pas ce que prévoit la loi. Le maire conserverait donc en quelque sorte l'information par devers lui, au cas où... Si un garçon subit des attouchements dans des vestiaires, le maire qui a connaissance du fichier, et donc des personnes condamnées pour faits de nature sexuelle sur sa commune, fera nécessairement une association d'idées, par nature hasardeuse.
La position de l'AMF est, vous le comprendrez, extrêmement prudente sur le sujet. Avoir accès au fichier est une chose, traiter et utiliser l'information en est une autre. Le maire est, plus que quiconque, soucieux de l'ordre public et attentif au bien-être des plus fragiles, en particulier les mineurs et les plus âgés. Cependant, l'AMF ne juge pas opportun l'accès du maire au fichier des délinquants sexuels. C'est également une question de confidentialité : cet accès doit-il être réservé au maire ou également ouvert à son adjoint aux affaires sociales par exemple ?
La question se pose en termes différents pour les faits commis par des fonctionnaires publics territoriaux ou des employés de structures municipales. Lorsque nous recrutons un animateur scolaire, nous vérifions systématiquement que son casier judiciaire est vierge, ce qui écarte la question de la consultation du fichier des délinquants sexuels.
Mais qu'en est-il pour les catégories de personnel n'appelant pas de vigilance particulière ? Faut-il avoir accès à certains fichiers pour ce type de recrutement ? La question s'est posée dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires : nous avons alors recruté certains animateurs directement, et d'autres en déléguant le recrutement à des associations. Or un parent d'élève nous a signalé que l'un d'entre eux, qui avait tenu des propos étranges à son fils, appartenait à une secte. La collectivité avait en quelque sorte péché par omission, mais elle n'avait pas la main sur le recrutement.
Une collectivité qui avait recruté un jardinier pour ses espaces verts s'est aperçue qu'il avait été précédemment condamné à cinq ans de prison pour des faits de pédophilie. Le maire a saisi le conseil de discipline, qui a rendu un avis défavorable à la radiation au motif que la condamnation n'avait pas de lien avec ses nouvelles fonctions, proposant à la place une exclusion de fonction de trois ans. À l'issue de cette période, le juge d'application des peines a interdit au jardinier d'exercer ses fonctions à moins de cinq cents mètres d'un lieu accueillant des enfants, or le local technique se trouve à côté de l'école. La commune n'employait que trois jardiniers : il était donc impossible de proposer un autre poste à l'agent ou même de déménager le local. Le maire avait donc un agent qu'il ne pouvait faire travailler, alors que sa situation administrative l'y obligeait. Il a préféré placer l'agent en arrêt maladie, ce qui, au demeurant, n'a été possible que parce que ce dernier a accepté de consulter un médecin. Sollicité par le maire, qui lui a fait part de ses difficultés, le juge d'application des peines a décidé d'interdire au jardinier l'exercice de ses fonctions sur l'ensemble du territoire de la collectivité. Ainsi l'agent n'exerce plus mais reste employé par la commune. À la lumière de cet exemple, j'estime que le périmètre de la lutte contre les infractions sexuelles devrait être élargi à l'ensemble des agents publics, et pas seulement ceux qui sont en contact avec des mineurs.
Autre exemple, celui d'un agent du pôle petite enfance dont des collègues de travail ont dénoncé des comportements inappropriés envers des enfants. Cet agent était une femme, or il subsiste un certain tabou autour des délits à caractère sexuels commis par les femmes. Elle a été suspendue à titre conservatoire ; saisi, le conseil de discipline n'a pas proposé d'exclusion définitive, attendant que la justice se prononce. L'agente n'a pas été condamnée, ce qui a contraint le maire, en accord avec le représentant du personnel, à statuer sur son sort. Une formation lui a finalement été proposée autour d'un projet de réorientation professionnelle. Malgré la solution trouvée, l'affaire a laissé un goût amer.
Je souhaite enfin attirer votre attention sur les préoccupations des maires vis-à-vis des associations sportives, dont le fonctionnement n'est pas toujours très sain - cela étant dit sans volonté de stigmatiser ces associations qui contribuent beaucoup au lien social. Mais nous mettons des locaux, parfois du personnel, des équipements à disposition de ces structures, que nous subventionnons parfois, sans droit de regard sur ce qui s'y passe. Nous sommes en effet souvent informés de faits délictueux commis en leur sein de façon indirecte ou a posteriori.
Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Un animateur périscolaire d'une commune de la métropole nantaise a été récemment mis en examen pour des violences sexuelles. Le maire travaille avec son équipe à un protocole de repérage, de prévention, de signalement pour éviter ces cas. L'AMF projette-t-elle d'apporter aux élus, qui sont les premiers magistrats des communes - quelle que soit leur taille puisque les violences sexuelles peuvent surgir partout - des outils de ce type ?
Mme Agnès Le Brun. - L'AMF répond aux demandes des maires mais ne les devance pas. Nous éditons des guides, des vademecum lorsque la commission de l'éducation est sollicitée. Mais le sujet des violences sexuelles, étant transversal, n'est pas traité en tant que tel dans une commission. Je proposerai au bureau exécutif de l'AMF la rédaction d'un guide sur la marche à suivre en amont et en aval, puisque nous avons des ressources juridiques que n'ont pas les maires des petites communes. Il convient d'être vigilant sans paranoïa, et de rassurer. C'est souvent vers le maire que la population se tourne en premier, car il est identifié comme chargé de la protection des administrés. Ce guide pourrait établir un protocole, mais aussi un rappel de l'existant. Chacun pourra s'y référer dans des situations par nature très émotionnelles.
Dans le département du Finistère, mais aussi dans le Morbihan, une rumeur de tentative d'enlèvement de jeunes filles à la sortie du collège a récemment couru, amplifiée par les réseaux sociaux. Il est essentiel de prendre en compte ces derniers dans nos démarches d'information de la population et d'agir dès l'alerte lancée. Dans les petites communes, le maire n'hésite pas à se rendre à la sortie des écoles, en concertation avec les forces de police ou de gendarmerie, pour rassurer et apaiser dans des situations propices aux réactions très épidermiques. Il conviendrait d'accompagner davantage les élus dans ce type de circonstances.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - La médiatisation des affaires, la réalisation de plusieurs films sur le sujet ont nourri nos échanges avec les élus. Les maires sont très demandeurs d'une aide, car ayant particulièrement à coeur la sécurité de leurs administrés, ils se sentent en première ligne. Or le fait que l'AMF ne devance pas, comme vous l'avez souligné, la demande relève à mes yeux de l'omerta autour du sujet des violences sexuelles sur mineur. Il n'est pas toujours plaisant de savoir ce qui se passe dans nos écoles ou nos établissements... L'AMF ne pourrait-elle prendre la main en diffusant un protocole auprès des écoles ? Les maires l'apprécieraient, d'autant qu'ils siègent aux conseils d'école.
Savoir qu'un individu est fiché peut, à mes yeux, permettre au maire d'exercer une surveillance accrue, d'être plus vigilant. Il est très dommageable pour un édile d'apprendre par la presse de tels faits commis dans sa commune.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Quand on est maire, que faire de l'agent qui a commis un délit qui n'a pas entraîné de révocation ? En outre, les peines infligées sont souvent légères par rapport à la gravité de l'acte.
Le but n'est pas que le maire connaisse tout sur tous ses administrés, mais qu'il sache quelles sont les personnes qu'il ne doit pas mettre en contact avec les enfants. Pour avoir rencontré des femmes élues en Isère, j'ai senti un réel besoin d'accompagnement sur ce point.
Les personnels qui encadrent les enfants doivent être vigilants lorsque ces derniers ont des attitudes ou des comportements inquiétants. Sur tous ces sujets, le bulletin communal est un bon moyen d'information car les administrés le lisent.
M. Jean-Pierre Sueur. - Nous avons publié un rapport sur les fiches S dans lequel nous refusions que les maires en soient destinataires. Que pourraient-ils d'ailleurs en faire ? En outre, en cas de malheur, ne risquerait-on pas de leur reprocher de ne rien avoir fait alors qu'ils étaient au courant ?
Dès lors que le maire connait, il a le devoir d'agir. Alors, que ferait un maire disposant du fichier des infractions sexuelles ? Il ne serait pas habilité à surveiller une personne condamnée une fois sa peine purgée. En revanche, s'il a connaissance de faits délictueux, il doit saisir la justice : je fais référence au fameux article 40 du code de procédure pénale qui n'a jamais été autant célébré ! Votre discours, madame, est sage : la séparation des pouvoirs est indispensable et doit être respectée.
Mme Agnès Le Brun. - Une information ne vaut que si l'on a les moyens d'en faire quelque chose. Sinon, elle ne sert à rien. En revanche, lorsqu'on sait quelque chose, impossible de faire comme si on ne savait pas. Il est bien préférable d'adresser un signalement au procureur sur un enfant en détresse que de savoir que monsieur X a été condamné à dix ans de prison pour infraction sexuelle sur mineur. Que devrait faire le maire disposant de cette information ? Faire surveiller discrètement cette personne par la police municipale ? Cela se passe comme cela aux États-Unis, soit, mais chez nous ? La séparation des pouvoirs doit être respectée.
Sans doute faut-il chercher d'autres voies. Je pense notamment aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Tout le monde s'accorde à dire que le secret partagé est une bonne solution, sauf lorsqu'il s'agit de le mettre en oeuvre ! Combien de CLSPD avons-nous tenus au cours desquels tout le monde savait de qui on parlait, mais jamais aucun nom n'était prononcé au motif des réserves professionnelles des uns et des autres ? Dans d'autres corps de métiers, les sources et les participants sont anonymes, ce qui libère la parole.
Les maires qui ne souhaitent pas avoir accès au fichier des délinquants ne se préoccupent pas moins de leur population que les autres. En outre, le fichier des délinquants sexuels comporte aussi le nom de ceux qui ont commis des actes très violents.
L'AMF répond aux demandes qui lui sont adressées, mais il ne s'agit en aucune manière de participer à une quelconque omerta sur les infractions sexuelles sur mineurs. D'ailleurs, les commissions des affaires sociales, de l'éducation ou de la petite enfance traitent très librement de tous les sujets qui les préoccupent.
Évitons la dictature de l'émotion : après des meurtres sauvages, la poussée de fièvre en faveur de la peine de mort est impressionnante et tout à fait explicable. Dans de telles situations, le maire doit garder de la hauteur tout en se préoccupant de la protection de la population.
Mme Catherine Deroche, présidente. - J'entends ce que vous dites sur l'accès aux fichiers, mais notre demande est plus précise : le maire doit savoir s'il peut embaucher tel ou tel adulte qui travaillera au contact de mineurs.
Mme Agnès Le Brun. - Le maire dispose de l'information en ce qui concerne les agents communaux.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Il y a quand même des « trous dans la raquette ». Ainsi, quid des contractuels et des bénévoles ? Un guide des bonnes pratiques de l'AMF serait bien utile.
Mme Agnès Le Brun. - Effectivement, tout ce qui touche au paramunicipal est plus difficile à cerner. Les maires devraient ainsi vérifier que toutes les personnes qui assurent le service minimum d'accueil auprès des enfants n'ont pas été condamnées.
M. Jean-Pierre Sueur. - Quand le juge a décidé qu'une infraction devait être inscrite au casier judiciaire, le maire en a connaissance au moment de l'embauche. Mais si le juge ne l'a pas décidé, l'élu n'a aucun moyen de le savoir. Le juge a intérêt à inscrire l'infraction au casier judiciaire s'il soupçonne un risque de récidive, mais la décision appartient à lui seul, pas au maire.
Mme Muriel Jourda. - L'inscription au casier judiciaire ne dépend pas du juge : elle est automatique et inscrite sur un des bulletins du casier en fonction de la gravité de l'infraction. En revanche, il revient au juge de décider s'il inscrit une personne sur le fichier des délinquants sexuels.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous ne demandons qu'une chose : que les personnes qui figurent sur ce fichier ne soient pas au contact des enfants.
Merci beaucoup pour la franchise de nos échanges. Nous connaissons tous les difficultés et les responsabilités des maires : ne leur demandons pas d'assumer des tâches impossibles.
La réunion est close à 18 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.