- Mercredi 27 mars 2019
- Proposition de loi relative à l'affectation des avoirs issus de la corruption transnationale - Examen du rapport et du texte de la commission
- Dématérialisation des moyens de paiement - Audition commune de MM. Tony Blanco, secrétaire général et membre du Directoire de la Banque Postale, Olivier Gayraud, juriste à l'association consommation, logement et cadre de vie (CLCV), et Erick Lacourrège, directeur général des services à l'économie et du réseau de la Banque de France, Mme Sophie Lejeune, secrétaire générale de la Confédération des buralistes, et M. Jérôme Reboul, sous-directeur des banques et des financements d'intérêt général à la direction générale du Trésor
Mercredi 27 mars 2019
- Présidence de M. Vincent Éblé, président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Proposition de loi relative à l'affectation des avoirs issus de la corruption transnationale - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Vincent Éblé, président. - Nous débutons notre réunion en examinant le rapport de notre rapporteur Antoine Lefèvre, sur la proposition de loi relative à l'affectation des avoirs issus de la corruption transnationale, présentée par Jean-Pierre Sueur, membre de la commission des lois - dont je salue la présence parmi nous - et plusieurs de ses collègues.
Je vous informe qu'aucun amendement n'a été déposé en commission sur la proposition de loi qui nous est soumise.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur. - En 2017, le tribunal correctionnel de Paris a condamné le vice-président, qui est également le fils du président de la République de Guinée équatoriale, pour des faits de blanchiment d'abus de biens sociaux, de détournement de fonds publics, d'abus de confiance et de corruption et a prononcé une peine de confiscation de biens lui appartenant saisis en France. Il s'agit en particulier d'un hôtel particulier situé avenue Foch à Paris. Monsieur Obiang ayant fait appel de cette décision, celle-ci n'est pas définitive.
Actuellement, lorsqu'une telle décision devient définitive, le produit des confiscations revient au budget général de l'État. Dans son jugement, le tribunal correctionnel de Paris indique qu'« il apparaît moralement injustifié pour l'État prononçant la confiscation de bénéficier de celle-ci sans égard aux conséquences de l'infraction » et « il paraît dans ce contexte vraisemblable que le régime français des peines de confiscation devrait être amené à évoluer en vue de l'adoption d'un cadre législatif adapté à la restitution des avoirs illicites ».
C'est dans ce contexte que s'inscrit la présente proposition de loi, qui prévoit d'affecter automatiquement aux populations victimes le produit des confiscations prononcées par la justice française dans certains cas de corruption.
Selon les informations communiquées par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), les confiscations prononcées à l'encontre de M. Obiang représenteraient plus de 100 millions d'euros. Moralement, il me semble tout à fait justifié que la confiscation des avoirs issus de la corruption de dirigeants d'États étrangers puisse bénéficier aux populations victimes.
À ce jour, la Suisse est le pays qui est allé le plus loin dans cette logique, en adoptant un cadre législatif spécifique, visant à éviter que les avoirs restitués n'alimentent de nouveau un circuit de corruption. Ainsi, elle a créé une fondation, avec les États-Unis et sous l'égide de la Banque mondiale, pour financer des projets en faveur des jeunes défavorisés au Kazakhstan, indépendamment des autorités kazakhes.
Si je partage les objectifs de cette proposition de loi, elle soulève d'importantes difficultés juridiques et opérationnelles. En la matière, on se heurte d'abord à une difficulté pratique : comment s'assurer que les fonds restitués n'alimentent pas de nouveau les circuits de corruption et qu'ils reviennent bien aux populations victimes ? Cette question est d'autant plus épineuse que l'État est défaillant ou que les dirigeants corrompus sont toujours au pouvoir. Or l'article 1er de la proposition de loi prévoit que certaines confiscations sont affectées « à l'amélioration des conditions de vie des populations et au renforcement de l'état de droit ainsi qu'à la lutte contre la corruption ». Les modalités de mise en oeuvre de cette disposition sont renvoyées à un décret en Conseil d'État.
À tout le moins, faudrait-il envisager un financement par le biais de l'aide publique au développement. Prévoir l'affectation de ces sommes à l'Agence française de développement (AFD) étant irrecevable au titre de l'article 40 de la Constitution, je ne suis pas en mesure de vous proposer un amendement en ce sens. Il conviendrait encore de s'assurer que la mécanique budgétaire retenue soit compatible avec le financement de projets de développement, parfois au long cours. Je vous rappelle à ce propos qu'en application de l'article 36 de la loi organique relative aux lois de finances, « l'affectation, totale ou partielle, à une autre personne morale d'une ressource établie au profit de l'État ne peut résulter que d'une disposition de loi de finances ».
Par ailleurs, la proposition de loi fait référence aux personnes étrangères politiquement exposées. Si le code monétaire et financier fait déjà référence aux personnes politiquement exposées, la définition retenue est assez large et, à ce jour, à l'exception de dossiers médiatiques, l'Agrasc n'est pas en mesure d'identifier précisément les dossiers qui seraient concernés par ce dispositif.
En outre, le champ infractionnel retenu mériterait d'être précisé. Ainsi, une confiscation prononcée à l'encontre d'une personne étrangère politiquement exposée condamnée en France pour blanchiment d'argent provenant d'activités mafieuses pourrait échapper à l'État français, sans que cela paraisse justifié.
En définitive, je partage l'objectif de la proposition de loi qui s'inspire de l'exemple suisse et qui montre qu'il est possible d'agir. Toutefois, je pense qu'elle ne résout pas la principale difficulté soulevée, à savoir les modalités concrètes d'affectation des sommes concernées aux populations victimes de la corruption ; la mécanique budgétaire retenue ne me paraît pas être la plus pertinente et enfin, des questions relatives à la définition précise des confiscations concernées demeurent en suspens.
Dans la perspective du G7 sous présidence française qui va se tenir en août à Biarritz, la balle est dans le camp du Gouvernement pour présenter un dispositif crédible d'autant que ce G7 est notamment placé sous le signe de la transparence financière.
N'étant pas en mesure de proposer une alternative satisfaisante sur le plan juridique, et compte tenu de l'ensemble de ces remarques, je m'en remettrai à la sagesse de la commission des finances.
M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi. - Je vous remercie pour votre invitation. L'objectif de cette proposition de loi est clair : l'argent de la corruption doit revenir aux populations spoliées. Selon la Banque mondiale, la corruption transnationale ferait perdre chaque année aux pays en développement entre 20 et 40 milliards de dollars, soit 20 à 40 % de l'aide annuelle au développement. Les populations concernées sont donc plus volées qu'elles ne sont aidées.
La loi du 9 juillet 2010 a facilité la saisie et la confiscation en matière pénale, elle a élargi le champ des biens pouvant être saisis et confisqués et elle a créé l'Agrasc. La convention des Nations-Unies contre la corruption prévoit la restitution obligatoire et intégrale des avoirs illicites au profit de l'État étranger victime, mais ces règles s'appliquent rarement, et certains États étrangers sont eux-mêmes corrompus.
Notre proposition de loi a été rédigée en tenant compte des remarques et suggestions d'un grand nombre d'interlocuteurs, notamment l'association Transparency International France qui a organisé avec moi-même un colloque vendredi dernier au Sénat : notre pays est attendu sur ces questions, d'autant que c'est l'un des sujets qui sera examiné lors de la réunion du G7. Aussi serait-il utile que le Parlement vote cette proposition de loi pour indiquer au Gouvernement ses préférences.
Chaque année, d'importantes confiscations de biens sont réalisées dans notre pays et notre proposition de loi ne précise pas l'affectation exacte de ces sommes. Après avoir travaillé avec votre rapporteur, il est apparu plus pertinent qu'elles puissent être versées à l'AFD, mais nous nous heurtons alors à l'application de l'article 40 de la Constitution. Hier, une réunion interministérielle s'est tenue à Matignon, où il est apparu qu'il y avait un accord de l'ensemble des ministères concernés sur l'esprit de la proposition de loi et qu'il pourrait y avoir un accord pour que le Gouvernement dépose un amendement ou fasse une déclaration.
Si cette proposition de loi pouvait prospérer, elle renforcerait la position de notre Gouvernement lors du G7, elle enverrait un message clair aux habitants des pays en développement et elle démontrerait que le Sénat va de l'avant.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Les avoirs issus des biens mal acquis doivent bien évidemment aller aux populations spoliées plutôt qu'au budget de l'État français. Il n'est pas normal qu'un pays aussi pauvre que la Guinée équatoriale ne puisse récupérer des avoirs confisqués par un tribunal français. Dans sa décision, le tribunal de grande instance de Paris a d'ailleurs lui-même regretté que le produit des avoirs saisis soit versé au budget de l'État.
Je soutiens la proposition de loi, sous réserve de l'engagement du Gouvernement de travailler sur cette question, ou du dépôt d'un amendement. L'idéal serait d'affecter ces sommes à des programmes de développement au profit des pays concernés. En l'état, ce texte pose divers problèmes. Dans divers pays comme la Syrie par exemple, nous n'aurions aucune certitude que l'argent issu des biens confisqués aille bien aux populations. La meilleure solution semble donc bien de verser ces sommes à l'AFD afin qu'elle les affecte, de préférence, aux populations des pays concernés. Comme le Gouvernement n'est pas tenu par l'article 40, il lui est loisible de déposer un amendement d'ici la séance, ou au moins qu'il annonce clairement son intention pour une prochaine loi de finances. À défaut, nous pourrions demander un rapport pour que l'État dise comment il entend verser ces avoirs aux populations concernées. Nous attendons donc un engagement précis du Gouvernement.
M. Roger Karoutchi. - Je voterai cette proposition de loi, qui énonce plus des principes qu'elle n'offre de réelles solutions concrètes. En outre, même si le Gouvernement annonce que les biens confisqués seront versés à l'AFD, les gouvernements qui le suivront ne seront pas engagés par cette déclaration. Et puis, le budget de l'AFD ne risque-t-il pas de diminuer dans les années à venir, le Gouvernement comptant sur les confiscations pour abonder le budget de l'Agence ?
Lorsque j'étais au Gouvernement sous la présidence de Nicolas Sarkozy, des confiscations sur des biens africains avaient été effectuées et nous avions eu ce débat, sans parvenir à une solution satisfaisante. Pour réaffecter les biens aux populations concernées, mieux vaudrait attendre que les régimes soient remplacés, et cela peut prendre des années...
M. Pascal Savoldelli. - Cette proposition de loi traite d'un sujet important, mais aussi de la dignité de la France en Afrique. N'oublions pas que les dignitaires qui sont ici montrés du doigt sont parfois arrivés au pouvoir ou s'y sont maintenus avec l'aide de la France.
D'ici la séance publique, espérons que la sagesse de tous l'emportera et que le Gouvernement nous présentera un dispositif adéquat. Le code pénal devra aussi être revu puisqu'un accord avec l'État étranger requérant est indispensable pour le reversement des avoirs confisqués.
L'aide publique au développement devrait participer au renforcement des systèmes fiscaux dans les pays en développement, d'autant que la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) nous reproche d'avoir négligé cet aspect de notre aide, qui ne représente que 0,1 % du montant global. En outre, nous devrons déterminer comment et à qui affecter les avoirs confisqués. Nous espérons donc un amendement efficace pour pouvoir aller de l'avant.
Mme Nathalie Goulet. - Il est certes difficile d'amender cette proposition de loi. Néanmoins, le rapport annuel de l'Agrasc présente dix propositions pour améliorer les saisies, les procédures et l'indemnisation des victimes. Pourquoi ne pas s'en inspirer pour déposer des amendements efficaces, notamment pour assouplir les procédures pénales, faciliter les ventes avant jugement, encourager la constitution des parties civiles, ce qui permettra de mieux indemniser ?
En Irak, les avoirs qui avaient été gelés ont été reversés lors du changement de régime.
Enfin, l'Europe doit se saisir de ce sujet qui ne concerne pas que la France.
Si nous n'améliorons pas la procédure pénale, ce texte n'aura aucune incidence concrète sur les conditions de vie des populations.
M. Marc Laménie. - Cette question est particulièrement complexe. L'Agrasc dispose-t-elle de moyens humains suffisants pour bien fonctionner ? Comment fonctionnerait le fonds qu'il est question de créer ? Enfin, combien d'États sont-ils concernés par cette corruption transnationale ?
M. Jérôme Bascher. - Question de parangonnage : que font les pays étrangers sur la question de la corruption ?
Lorsque Roger Karoutchi était ministre, il me semblait qu'une loi permettant de saisir les biens des trafiquants de drogue avait été adoptée : des voitures, et pas seulement de luxe, ont pu ainsi être versées à la gendarmerie ou à la police. Ne pourrait-on se prévaloir de ce précédent pour cette proposition de loi ?
Si la mode est à l'économie circulaire, ne risque-t-on pas de reverser les avoirs saisis aux proches de celui qui aurait été condamné ?
Enfin, si toutes les condamnations judiciaires sont affectées, le budget général connaîtra un déficit encore plus lourd.
M. Victorin Lurel. - Lorsque nous avons voté en 2014 la loi d'orientation et de programmation relative à la politique de développement, nous avions établi un classement des pays en crise et de ceux victimes de la corruption : beaucoup de pays africains y figuraient, ainsi qu'Haïti et la Syrie.
Pour Haïti, j'avais dit à Pascal Canfin, ministre chargé du développement, que je voyais une faute morale.
Si l'on devait confier ces avoirs à l'AFD, nous en resterions à une affaire franco-africaine, ce qui pose un problème moral. En outre, comment ces sommes seront gérées, contrôlées, affectées ? Pourquoi ne pas s'inspirer de l'exemple suisse qui a créé une fondation sur la base de la convention des Nations-Unies contre la corruption ? La lutte contre la corruption ne consiste pas seulement à régler un problème entre la France et ses anciennes colonies.
Je voterai bien évidement ce texte opportun, mais la réflexion doit se poursuivre pour répartir au mieux les fonds saisis.
M. Emmanuel Capus. - Je partage la préoccupation morale des auteurs de cette proposition de loi de mettre un terme à la corruption et de restituer aux populations locales les avoirs indûment obtenus. Je partage aussi les préoccupations du rapporteur général et de notre rapporteur sur la difficulté de restituer des fonds à un régime corrompu.
Mais la corruption n'émane-t-elle pas parfois des pays occidentaux ? Dans ce cas, les populations spoliées ne seraient-elles pas les nôtres, lorsqu'une entreprise occidentale verse des pots de vin à un pays en voie de développement ? A-t-on une idée du montant de la corruption qui émane de nos pays ?
M. Antoine Lefèvre, rapporteur. - Nous devons faire avancer les idées, mais aussi le droit, Roger Karoutchi. À notre sens, les avoirs confisqués versés à l'AFD ne viendraient pas compenser des réductions budgétaires de l'Agence. Ces sommes viendraient en plus du budget prévu.
La fondation créée par la Suisse a permis de verser des fonds aux populations locales, sans que les autorités du Kazakhstan ne soient directement associées. L'indépendance a donc été totale.
Pascal Savoldelli a évoqué les relations bilatérales : on ne peut totalement faire fi des relations diplomatiques entre États pour parvenir à un résultat satisfaisant.
Nathalie Goulet a évoqué les dix propositions formulées par l'Agrasc pour améliorer son action, mais elles ne règleront pas les attentes des populations qui ne sont pas partie civile dans les procès. En revanche, le code de procédure pénale devrait effectivement être modifié pour affecter les sommes confisquées comme le souligne Pascal Savoldelli. S'agissant de l'affaire Obiang, la décision d'appel pourrait être rendue d'ici la fin de l'année.
Les moyens humains de l'Agrasc sont suffisants, Marc Laménie. Je vous renvoie au rapport que j'ai commis en 2017 sur l'action de cette agence : l'équipe y est légère, mais elle réalise un travail considérable et de grande qualité. En cas de charges supplémentaires, il faudra lui donner des moyens complémentaires. Le conseil d'administration est composé de représentants de la douane, de la police et de la justice. Mon rapport s'intitulait : « Pour que le crime ne paye pas » : tout un programme...
Je renvoie également Jérôme Bascher à mon rapport sur l'Agrasc sur la question des biens confisqués et affectés à la police et à la gendarmerie : il n'y a effectivement pas que des Porsche qui sont remises aux forces de l'ordre, mais aussi des petites cylindrées.
Victorin Lurel craint que le versement des avoirs confisqués à l'AFD ne revienne qu'à ne traiter de cette question que sous l'angle Franco-africain. La création d'une fondation, comme l'a fait la Suisse, règlerait la question.
Enfin, les populations spoliées sont essentiellement celles des pays en voie de développement, Emmanuel Capus, et pas celles des pays occidentaux.
La proposition de loi est adoptée sans modification.
La réunion est ouverte à 10 heures
Dématérialisation des moyens de paiement - Audition commune de MM. Tony Blanco, secrétaire général et membre du Directoire de la Banque Postale, Olivier Gayraud, juriste à l'association consommation, logement et cadre de vie (CLCV), et Erick Lacourrège, directeur général des services à l'économie et du réseau de la Banque de France, Mme Sophie Lejeune, secrétaire générale de la Confédération des buralistes, et M. Jérôme Reboul, sous-directeur des banques et des financements d'intérêt général à la direction générale du Trésor
M. Vincent Éblé, président. - L'innovation financière s'étend aux usages les plus courants, à commencer par l'acte d'achat. Alors que la frontière s'estompe toujours davantage entre paiement en magasin et paiement sur internet, entre commerce physique et commerce en ligne, les innovations en matière de moyens de paiement se multiplient.
Ces évolutions porteuses de perspectives intéressantes, qui peuvent fluidifier les actes d'achat, posent question au regard des difficultés qu'elles peuvent susciter pour certains de nos concitoyens.
Sans même évoquer les perspectives de remplacement de la carte bancaire par les téléphones mobiles voire, dans des cas rapportés par la presse et qui interrogent, par une puce implantée sous la peau, des évolutions importantes sont d'ores et déjà à l'oeuvre. Ainsi, le recours au paiement sans contact a été multiplié par cinq en trois ans. Certains observateurs prédisent une disparition progressive des paiements en espèces, selon une évolution qui s'observe déjà dans certains pays nordiques.
Le rapport « Action publique 2022 » préconisait, l'an passé, de rendre obligatoire l'acceptation des paiements dématérialisés - carte bancaire, téléphone, virement - pour tous les achats, sans montant minimum, et de réduire progressivement la circulation d'espèces vers une extinction complète.
Parallèlement, dans un contexte macroéconomique de taux bas, les grands établissements bancaires cherchent des sources d'économie. Ils s'interrogent en particulier sur leurs réseaux d'agences et sur leurs infrastructures de distribution des espèces.
L'accessibilité des espèces pose la question de la double fracture numérique et territoriale, sujet sur lequel il était naturel que le Sénat se penche. À l'automne dernier, nous avions en effet examiné une proposition de loi du groupe du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), présentée par notre collègue Éric Gold, visant à lutter contre la désertification bancaire dans les territoires ruraux. À cette occasion, Sylvie Vermeillet, rapporteure de ce texte, nous avait indiqué qu'un groupe de travail avait été mandaté par la Banque de France pour réfléchir à l'accessibilité des espèces.
Les travaux se poursuivent, mais j'ai souhaité qu'un premier point d'étape puisse nous être présenté compte tenu de l'importance de ces enjeux. C'est pourquoi nous avons le plaisir d'accueillir ce matin : Erick Lacourrège, directeur général des services à l'économie et du réseau de la Banque de France ; Jérôme Reboul, sous-directeur des banques et des financements d'intérêt général à la direction générale du Trésor ; Tony Blanco, secrétaire général et membre du directoire de la Banque postale ; Sophie Lejeune, secrétaire générale de la confédération des buralistes et Olivier Gayraud, juriste auprès de l'association consommation, logement et cadre de vie (CLCV).
Je demanderai à chacun de faire un très bref exposé introductif, pour laisser la place aux questions.
Je me tourne d'abord vers Erick Lacourrège, qui conduit les travaux sur le sujet pour la Banque de France. Quels en sont les premiers enseignements ? Quelles sont les carences constatées dans l'accessibilité aux espèces selon les territoires ?
M. Erick Lacourrège, directeur général des services à l'économie et du réseau de la Banque de France. - Je vous remercie de votre invitation à cette table ronde sur l'un de vos sujets de préoccupation, dont la presse se fait régulièrement l'écho, et sur lequel vous vous êtes mobilisés en adoptant la proposition de loi présentée par Éric Gold.
L'évolution des espèces dans nos sociétés modernes, en France en particulier, s'inscrit dans un paradoxe : contrairement aux idées reçues, la transformation des sociétés modernes en sociétés sans espèces ne s'est pas accélérée. Les chiffres disent même le contraire : les émissions nettes d'espèces dans l'eurosystème n'ont cessé d'augmenter année après année. En 2018, la valeur des espèces en circulation a augmenté de 5,2 % par rapport à 2017 pour l'ensemble de la zone euro, et de 7,5 % en France.
Si la détention d'espèces comme épargne de précaution tend à se développer, on assiste au mouvement inverse en matière de paiement : les Français ont de moins en moins recours aux espèces, au profit des autres moyens de paiement scripturaux.
Depuis la création de l'euro, la circulation des billets a été multipliée par trois, tant en volume qu'en valeur, dont une partie en-dehors de la zone euro, ce qui est une grande réussite de la monnaie unique.
Une étude mise en place dans les pays de la zone euro montre que la part de marché des paiements en espèces pour la population, auprès de l'ensemble des points de vente, reste majoritaire : 79 % des paiements en nombre et 54 % des paiements en valeur se font en espèces. Pour la France, les chiffres sont en retrait : respectivement 68 % et 28 %. Par ailleurs, le montant moyen des paiements effectués en cash par les Français est le plus bas de la zone euro avec 7,5 euros.
Les chiffres montrent que nous ne constatons pas un reflux général des paiements en espèces en zone euro. Nos voisins allemands, par exemple, ont une grande appétence pour les espèces. Le recul constaté dans certains pays ne s'explique pas non plus par un retard technologique : au Japon, les paiements en espèces atteignent des niveaux record.
La baisse des paiements en espèces constatée en France pour les achats de la vie quotidienne s'explique en partie par la prégnance historique très forte de l'utilisation de la carte bancaire dont la part dans les paiements continue de croître.
Deux moyens de paiements nouveaux émergent également dans notre pays : le paiement sans contact - adossé sur le réseau cartes bancaires - et les paiements mobiles - « QR code », virements instantanés... La consommation courante de proximité, qui représente environ 650 milliards d'euros en 2018, s'effectue pour moitié par carte bancaire. Toutes les projections montrent que ce phénomène va continuer de s'amplifier, tandis que les paiements en espèces devraient baisser d'environ 20 % à 25 %.
Dans ce contexte, le modèle économique des acteurs de la filière « espèces » se tend - Banque centrale, réseaux bancaires, transporteurs de fonds... -, notamment en raison de l'augmentation des coûts de gestion. Il s'agit donc d'une situation de rupture, le libre accès aux espèces risquant d'être moins assuré dans certains territoires. Or l'économie française doit continuer de reposer, à un horizon visible, sur un circuit espèces organisé et résilient, même si la tendance est à la réduction forte de l'utilisation de ce moyen de paiement.
La Banque de France, en accord avec le ministère de l'économie, a décidé de travailler à l'élaboration, en 2019, avec l'ensemble des acteurs concernés, d'une politique nationale de gestion des espèces pour garantir le principe de la liberté de choix des espèces comme moyen de paiement.
Les travaux vont être conduits en trois temps : établissement d'un état des lieux précis de l'offre de distribution des espèces en France métropolitaine ; projection de l'évolution de l'offre à horizon 2025 et analyse des stratégies individuelles des acteurs de ce marché ; réflexion concertée sur l'instauration d'une politique nationale de gestion des espèces.
La tentation est grande de scander que nous nous dirigeons vers une société sans espèces. En réalité, à notre horizon de vie, les espèces continueront d'être utilisées. N'oublions pas que, dans les situations de crise, quelles qu'elles soient, nous devons faire face soit à une ruée des consommateurs sur les espèces, soit à la nécessité de suppléer l'absence des autres moyens de paiement, notamment scripturaux.
M. Vincent Éblé, président. - Je m'adresse désormais à Jérôme Reboul : quelles sont les principales évolutions dans l'utilisation des moyens de paiement en France ? Comment envisagez-vous le recours aux espèces dans le futur ?
M. Jérôme Reboul, sous-directeur des banques et des financements d'intérêt général à la direction générale du Trésor. - Selon une idée reçue dans le débat public, nous serions face à un risque imminent de rationnement de l'accès aux espèces du fait du développement très rapide des moyens de paiement alternatifs. Je crois nécessaire de combattre cette idée.
Il est vrai que nous assistons à une baisse de l'usage des espèces, largement accompagnée par les pouvoirs publics, notamment grâce au succès de la précédente stratégie nationale des moyens de paiement, adoptée sous l'égide de Michel Sapin, alors ministre de l'économie et des finances, qui visait à encourager le développement des moyens de paiement dématérialisés pour les petits montants. Le développement du paiement sans contact, par exemple, a fait reculer l'utilisation des espèces aussi bien au bénéfice des clients que des commerçants.
Si nous continuons d'encourager ce mouvement, il ne faut pas en conclure que les espèces vont disparaître du jour au lendemain. Elles représentent encore 70 % des paiements en nombre et 28 % en valeur. Il n'est pas réaliste de penser que, demain, tous les paiements seront dématérialisés, ne serait-ce que parce que la technologie n'est pas disponible. Il ne faut pas non plus négliger la force de l'habitude des consommateurs. Il faudra encore beaucoup de temps avant d'arriver à une société sans espèces.
Nous avons besoin d'assurer de manière pérenne l'équilibre économique de la filière fiduciaire. Il s'agit d'une question cruciale pour les pouvoirs publics, raison pour laquelle nous avons lancé ces travaux avec la Banque de France. Le Gouvernement entend bien continuer de garantir un accès aisé aux espèces sur l'ensemble du territoire.
Nos travaux seront achevés au printemps, mais ils montrent déjà qu'il n'existe pas de problème massif d'accès aux espèces. Le nombre de distributeurs automatiques de billets est aujourd'hui à peu près le même qu'en 2008, époque à laquelle ces questions ne se posaient pas.
Par ailleurs, le marché invente des solutions. Il existe aujourd'hui des alternatives aux distributeurs automatiques de billets telles que le compte Nickel ou le Point vert, par exemple. La question de l'accès aux espèces doit donc s'envisager d'un point de vue industriel et non plus à travers le traditionnel prisme de la distribution bancaire.
Le Gouvernement est décidé à accompagner le développement de ces solutions alternatives. Je pense notamment au développement du cash back, dont nous espérons qu'il se répandra sur le territoire. Les contacts noués avec les fédérations de commerçants montrent un réel intérêt pour ce type de services.
La question demeure de savoir comment la filière traditionnelle de distribution des espèces va pouvoir assurer sa viabilité économique dans la durée. Nous cherchons à y répondre dans le cadre de la stratégie nationale de gestion des espèces, avec le soutien de la Banque de France.
D'autres pays européens mènent ce type de réflexion. Nos voisins britanniques, par exemple, sont dans une situation plus difficile que la nôtre. Pour faire face à une diminution très rapide du réseau de distribution bancaire, avec des fermetures très intensives de distributeurs automatiques de billets, ils ont décidé de déléguer à l'industrie la révision de la tarification des distributeurs de billets, pour assurer la viabilité, notamment dans les zones les moins denses, des implantations bancaires compromises par l'évolution des usages.
Je ne dis pas que le Gouvernement suivra cette orientation. En revanche, l'exemple britannique montre que des solutions privées permettent d'assurer la viabilité économique. Dans le contexte budgétaire que vous connaissez, il me semble que de telles solutions sont à envisager en priorité.
M. Vincent Éblé, président. - Je me tourne maintenant vers Tony Blanco : quel est le rôle actuel de la Banque postale dans la distribution des espèces ? Envisagez-vous des évolutions ?
M. Tony Blanco, secrétaire général et membre du Directoire de La Banque postale. - Comme vous le savez, La Banque postale n'est pas une banque comme les autres. Elle a des spécificités propres, au premier rang desquelles la force du réseau du groupe La Poste, avec plus de 17 000 points de contact en France, dont plus de 8 000 bureaux de poste, 6 340 agences postales communales et intercommunales et plus de 2 700 relais commerçants. La Banque postale, c'est aussi la force de l'engagement citoyen, la banque de tous. L'accessibilité bancaire figure en effet parmi les quatre missions de service public confiées à La Banque postale. Notre groupe noue des partenariats avec des associations et assure un accompagnement humain de proximité extrêmement fort via ses bureaux. Enfin, c'est aussi une banque qui a vocation à occuper tous les créneaux de la banque de détail.
En ce qui concerne les tendances et les besoins en matière d'espèces, nous partageons les propos précédents : le recours aux espèces comme moyen de paiement diminue en France, alors que l'utilisation de la carte bancaire pour les petits paiements tend à augmenter.
Ces petits montants continuent d'être majoritairement réglés en espèces, mais les évolutions technologiques et réglementaires ont largement bouleversé les comportements des acteurs, en particulier la directive du 25 novembre 2015 concernant les services de paiement dans le marché intérieur, dite « DSP2 ».
Tendanciellement, nous ne constatons pas de refus massif des espèces. L'idée d'une société sans espèces à la suédoise nous paraît un horizon encore lointain. Au-delà de la force des habitudes, nous pensons que les espèces demeurent indispensables pour bon nombre de nos concitoyens, en particulier les exclus et les plus fragiles. L'accès aux espèces via le guichet est essentiel pour une partie de la population et a vocation à le rester, soit pour des raisons d'attachement à la gestion en espèces, soit pour des raisons de maîtrise de la langue ou de difficulté d'accès au numérique.
Toute limitation du recours aux espèces devrait faire l'objet d'un accompagnement adéquat, comme nous le faisons au sein du groupe La Poste en matière d'inclusion bancaire par le numérique dans des centaines de bureaux.
La Poste représente le réseau le plus étendu d'accès aux espèces en France, avec plus de 17 000 points de contact et 7 700 distributeurs de billets. Il est possible d'effectuer des retraits et dépôts en espèces dans les bureaux de poste et jusqu'à certains montants dans les agences postales communales, ou APC, et dans les relais postaux. Cette mission d'aménagement du territoire est distincte de celle de l'accessibilité bancaire avec le principe d'universalité du livret A, lequel nous permet aujourd'hui d'offrir à des populations marginalisées, vulnérables ou exclues du numérique la possibilité d'opérer des opérations de tout petits montants et de gérer leur quotidien en espèces.
Dans ce contexte, la stratégie assumée du groupe La Poste est de placer l'humain et la proximité au coeur du dispositif, non seulement du fait des obligations légales, mais aussi en raison de l'ADN propre du groupe. Nous avons fait le choix de la proximité et de la présence humaine. Les déserts ne sont pas toujours là où on le croit : dans de nombreuses zones périurbaines, en particulier les quartiers prioritaires de la ville et en Outre-mer, se pose la question de l'accès aux moyens de paiement et aux espèces.
La multiplication des distributeurs de billets ne nous paraît pas la solution idoine en ce qu'elle peut détourner les flux des guichets vers les distributeurs automatiques de billets et donc mettre en péril un certain nombre d'implantations dont la fréquentation est déjà faible. Par ailleurs, les coûts d'installation - 90 000 euros -et de gestion - 14 000 euros par an - des distributeurs de billets sont extrêmement élevés.
Nous avons choisi de conduire une double stratégie reposant sur le développement et la multiplication des offres modernes digitales alternatives aux espèces - paiement sans contact, Paylib, Applepay, paiement instantané... - et sur une offre diversifiée de guichets de dépannage et d'accompagnement humain, alternative au tout digital.
De notre point de vue il n'apparaît donc pas nécessaire d'imposer de nouvelles missions de service public ou des contraintes supplémentaires en matière de distributeurs de billets sur tout le territoire.
M. Vincent Éblé, président. - Les buralistes distribuent le compte Nickel et leur présence territoriale offre une vision large de ces sujets. Quel est votre diagnostic s'agissant de l'accessibilité des espèces dans les territoires ?
Mme Sophie Lejeune, secrétaire générale de la Confédération des buralistes. - Notre réseau de 24 500 buralistes répond à un maillage territorial sans pareil, avec 10 millions de clients réguliers, soit en moyenne 450 contacts par jour et par point de vente. Près de 44 % de mes collègues exercent en zone rurale, dans des communes de moins de 3 500 habitants. L'amplitude horaire et la proximité sont une de nos forces, les buralistes passant dans leurs points de vente entre dix et douze heures par jour. Par ailleurs, 14 000 buralistes disposent d'un agrément spécifique pour l'encaissement des amendes et timbres fiscaux dématérialisés. De même, de plus en plus de buralistes sont éligibles à l'agrément de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pour les activités d'ouverture de comptes bancaires et de transfert d'argent. Enfin, vous vous souvenez probablement de l'implication dynamique et pédagogique des buralistes dans la diffusion des premiers sachets euros auprès de nos concitoyens, dès le mois de décembre 2001.
Les buralistes sont naturellement associés à tout changement concernant l'accès aux espèces et à toute évolution des moyens de paiement. On nous sollicite très régulièrement pour les dépenses du quotidien, par exemple pour « faire de la monnaie » pour le parcmètre ou la baguette. Le « dépannage » fait partie de notre ADN.
Nous entendons bien évidemment renforcer ce rôle, quelle que soit l'évolution des moyens de paiement. Notre réseau est impliqué dans un grand plan de transformation, avec l'aide des pouvoirs publics. Grâce au protocole conclu avec le ministère de l'action et des comptes publics en février 2018, notre fonds de transformation est abondé à hauteur de 80 millions d'euros jusque fin 2021 pour transformer profondément le plus grand nombre de points de vente en commerces modernes encore plus propices à l'accueil de nouveaux services et produits.
Les buralistes acceptent tout type de paiement. Un encaissement sur deux se fait par carte bancaire, dont 11 % sans contact. En moyenne, les buralistes - dont 54 % encaissent encore des chèques - prennent 138 paiements en carte bleue par jour. Les espèces représentent la moitié des moyens de paiement.
Aujourd'hui, 1 050 buralistes sont identifiés relais-poste, soit 38 % des enseignes de ce dispositif, et 350 autres buralistes sont « point vert » ou « point bleu » - selon les terminologies des établissements bancaires. Nous avons su innover dans le paysage bancaire avec la création du compte Nickel, voilà cinq ans : un compte, une carte, un relevé d'identité bancaire (RIB) pour 20 euros par an, sans condition et sans minimum de revenu. Là encore, nous répondons partout sur le territoire aux Français les plus démunis.
À ce jour, 4 800 buralistes bénéficient d'un agrément de l'ACPR. Notre objectif est de parvenir à 7 000 l'année prochaine. Plus de 1,2 million de comptes ont été ouverts, faciles à l'usage avec information en temps réel, mais sans possibilité de découvert. Chaque mois, les Français viennent déposer en moyenne 5 800 euros par mois chez les buralistes et retirent environ 1 000 euros.
Le cash back n'est pas encore significatif dans notre réseau et nous ne pouvons tirer aucune conclusion. Nous pouvons seulement déplorer la distorsion de concurrence avec d'autres enseignes : en l'état, il est en effet impossible aux buralistes de proposer cette prestation gratuitement.
Je ne peux qu'abonder dans le sens des intervenants précédents sur les besoins en espèces des consommateurs. La présence des buralistes en zone rurale, notre maillage, peut constituer une des réponses. Nous pouvons être une alternative aux distributeurs.
M. Vincent Éblé, président. - Quelles sont les principales difficultés auxquelles les consommateurs sont confrontés en matière de moyens de paiement ?
M. Olivier Gayraud, juriste auprès de l'association consommation logement et cadre de vie. - Ma vision sera peut-être quelque peu différente.
Tout d'abord je ne peux que partager un constat : les consommateurs sont attachés à l'utilisation des espèces, même s'il s'agit essentiellement de petites transactions.
Certains ont avancé l'idée que les consommateurs avaient globalement peu de difficultés à accéder aux espèces. C'est faux : le consommateur qui ne peut trouver de distributeur de billets à moins de vingt kilomètres de chez lui a un problème d'accès aux espèces.
Nous sommes bien évidemment favorables à toute mesure qui permette d'améliorer cet accès, mais au coût le plus faible possible. C'est une question qui n'a pas encore été évoquée. Dans la configuration classique, le client qui retire de l'argent avec sa carte dans sa banque ou dans une autre - grâce à une franchise de retrait - ne règle aucun frais supplémentaires. Or le développement d'initiatives privées comme le compte Nickel, par exemple, a un coût. Si ces dispositifs ont le mérite d'exister, il est assez inhabituel pour un consommateur de régler des frais pour retirer de l'argent. Ce n'est d'ailleurs pas de nature à améliorer la situation des personnes les plus fragiles.
Par ailleurs, les moyens de paiement alternatifs ne sont pas totalement substituables au cash. Les Français ont beau être de grands amoureux du chèque, ce moyen de paiement est de moins en moins accepté par les commerçants. De même, et en dépit des efforts réalisés pour baisser les commissions, énormément de petits commerces n'acceptent pas les cartes bancaires en dessous d'un certain montant.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Notre commission partage le souci d'assurer l'égal accès aux espèces de nos concitoyens sur l'ensemble du territoire. Nous avions compris que l'on nous remettrait aujourd'hui les premiers éléments d'une étude, d'une cartographie, sur cette question. Las, elle n'est pas encore disponible. Nous avions pourtant fixé la date de cette audition en fonction de la publication de cette étude. Avez-vous des éléments montrant que certains territoires souffrent plus que d'autres ? Je songe notamment aux territoires de montagne ou aux territoires insulaires. Nous cache-t-on des informations ?
Le décret d'application nécessaire pour la mise en oeuvre du cash back a été publié le 24 décembre dernier - le principe figurait dans la loi ratifiant l'ordonnance transposant la directive concernant les services de paiement dans le marché intérieur dite « DSP2 », dont j'étais le rapporteur.
Le montant minimal de l'opération de paiement permettant de fournir des espèces est très limité, puisqu'il est de 1 euro. Le plafond du montant pouvant être décaissé est quant à lui fixé à seulement 60 euros, ce qui est nettement plus faible qu'envisagé initialement lors de l'examen de l'article du projet de loi autorisant cette pratique et que les modèles étrangers, en particulier l'Allemagne. Comment expliquer ce choix ? Les banques ont-elles insisté pour fixer un plafond relativement bas ? Il s'agit pourtant d'une alternative intéressante pour certaines zones rurales ou urbaines qui manquent de distributeurs. Je m'étonne donc du choix de ce plafond... La pratique du cash back pourra-t-elle réellement jouer un rôle dans l'accès aux espèces, en remplacement de la suppression de nombreux distributeurs automatiques de billets ?
Selon les différents intervenants, la disparition des espèces n'était pas d'actualité. Pourtant, c'est clairement l'intention exprimée dans le rapport « Action publique 2022 » selon lequel nous nous dirigeons vers une société « zéro cash ». Comme beaucoup d'autres, faut-il également mettre ce rapport à la poubelle ? S'agit-il d'un rêve ou d'une utopie ? D'autres pays - vous avez évoqué la Suède - se dirigent-ils réellement vers une société sans espèces ?
Mme Sylvie Vermeillet. - Comme le rapporteur général, je reste sur ma faim : j'attendais la cartographie promise ce matin avec impatience.
Jérôme Reboul a indiqué que le nombre de distributeurs automatiques de billets était aujourd'hui équivalent à celui de 2008. Certes, mais la répartition n'est plus du tout la même et c'est bien le problème. Nous avons justement besoin de disposer de plus d'informations sur cette question.
Sophie Lejeune nous a dit ne pas avoir le recul nécessaire pour tirer des conclusions sur l'utilisation du cash back. Pourriez-vous tout de même nous donner quelques précisions sur les premiers retours dont vous disposez ?
Erick Lacourrège a déclaré que nous arrivions à un point de rupture dans l'implantation des points de contact. Percevez-vous de premiers éléments de solution à travers l'élaboration de la politique nationale des espèces que vous avez évoquée ? Je songe à la question de l'implantation de distributeurs automatiques de billets dans les zones blanches où l'on ne trouve pas de terminal, faute de couverture numérique. Se pose également la question du financement de l'implantation de ces distributeurs automatiques de billets. Les frais à la charge des usagers doivent-ils constituer l'unique source de financement ?
En ce qui concerne la cartographie de l'implantation des points de retrait d'espèces, un élément me semble fondamental ; 70 % des retraits d'argent sont consommés sur place. À chaque fois que l'on supprime un distributeur d'une zone rurale, on affaiblit donc encore plus le tissu économique. C'est une lourde responsabilité.
Enfin, si mission de service public de La Poste existe bien, elle se limite à ses seuls clients. Quelqu'un qui ne serait pas client de La Banque postale ne pourrait profiter des dispositifs d'accès aux espèces qui ont été évoqués. C'est un problème, eu égard au sujet qui nous préoccupe aujourd'hui.
Par ailleurs, j'attends toujours la réponse de Philippe Wahl à une question que je lui avais posée lors d'une audition précédente. Les associations ne peuvent plus verser leurs espèces dans les agences postales communales. Il est pourtant plus facile pour elles d'y déposer leurs espèces lorsqu'elles organisent diverses manifestations. Comment La Poste compte-t-elle remédier à cette situation ?
M. Jérôme Reboul. - Je laisserai Érick Lacourrège s'exprimer sur la cartographie attendue. Il me semble toutefois que les premiers éléments sont globalement rassurants.
De mémoire, 90 % de nos concitoyens résident dans une commune où se trouve un point d'accès aux espèces et 99,9 % de la population française est à moins de dix kilomètres d'un point d'accès aux espèces.
M. Jean-François Husson. - Tout est parfait, alors !
M. Jérôme Reboul. - Tout dépend de l'endroit où l'on place le curseur. Si l'on considère qu'être à dix kilomètres d'un point d'accès aux espèces est un énorme problème - ce que je ne méconnais pas -, croire que l'on arrivera à permettre à 100 % de la population d'être à moins de dix kilomètres d'un distributeur me semble irréaliste.
La réalité physique du territoire s'impose aux Français qui habitent au fond d'une vallée en Corse, dans les Pyrénées ou dans des intercommunalités très peu denses du Grand-Est. Par ailleurs, il s'agit d'une question purement politique et je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition. Au regard des chiffres, on ne peut cependant pas considérer qu'il existe un problème systémique.
En ce qui concerne le plafond du cash back, je me souviens avoir déclaré, lors d'une précédente audition devant votre commission, que nous fixerions un montant maximal avec le souci de préserver la qualité de la circulation fiduciaire - les conditions de tri ne sont évidemment pas les mêmes lorsque les billets passent par les encaisses d'établissements de crédit ou par celles des commerçants. Il y a notamment un enjeu de lutte contre le faux-monnayage, par exemple.
Le montant moyen du retrait dans un DAB est aujourd'hui d'un peu moins de 80 euros. Or le cash back est conçu pour se substituer au très grand nombre de petits retraits. Nous avons longuement discuté avec les fédérations de commerçants et ce plafond de 60 euros nous semble pertinent. Bien évidemment, si nous constatons que nous nous sommes trompés, nous le changerons.
Je vous avais indiqué, lors de cette précédente audition, que nous tournions autour de 80 euros. J'avais également dit que le plafond allemand de 150 euros me semblait quelque peu élevé, sans doute en raison d'une utilisation plus intensive d'espèces.
Je ne suis pas l'auteur du rapport « Action publique 2022 », mais l'objectif du Gouvernement, dans la continuité de la précédente stratégie nationale sur les moyens de paiement, est de favoriser le développement de moyens de paiement scripturaux dématérialisés qui apportent un plus aux consommateurs et aux commerçants. Le paiement sans contact est aujourd'hui un succès. Il est d'ailleurs en train de mordre sur des paiements qui se faisaient traditionnellement en espèces.
Cette orientation stratégique demeure. Elle n'est nullement contradictoire avec le constat que l'on ne fera pas disparaître les espèces à horizon prévisible. Nous ne sommes pas face à un problème de transition à quatre, cinq ou même dix ans.
La Suède est dans un environnement juridique très différent du nôtre puisqu'elle ne connaît pas d'obligation légale d'accepter les espèces. En France, la loi dit clairement que les paiements en espèces sont libératoires. Un commerçant ne pourrait donc refuser le paiement en espèces. Les Suédois ont suivi une stratégie beaucoup plus agressive de disparition des espèces, mais ils se sont rendu compte des énormes problèmes que cela pouvait poser et tentent, sous l'égide des pouvoirs publics, de revenir en arrière. Ils font un peu tard ce que nous essayons de faire un peu plus tôt, en lien avec la Banque de France.
M. Vincent Éblé, président. - Le bureau de la commission a prévu d'organiser un déplacement à Stockholm afin d'étudier, entre autres sujets, comment ce pays gère l'évolution des moyens de paiement.
M. Jérôme Reboul. - Madame Vermeillet, la question du financement des distributeurs automatiques de billets est très compliquée et renvoie à une problématique d'équilibre économique global.
Les Britanniques ont fait le choix d'augmenter la rémunération perçue par l'établissement propriétaire du distributeur automatique de billets situé dans des zones rurales dont l'équilibre économique pouvait être compromis par l'évolution des usages. Cette commission n'est pas payée par le client. Il s'agit d'une commission interbancaire : d'un point de vue macroéconomique, c'est une rémunération complémentaire versée par les établissements bancaires qui ont peu de distributeurs automatiques de billets et qui, d'une certaine façon, bénéficient de la densité des implantations de leurs concurrents.
Beaucoup de distributeurs automatiques de billets apportent un service aux clients des autres établissements bancaires qui n'ont pas de distributeurs de billets. Cette question se pose naturellement dans un contexte de développement des banques dites sans réseau - développement que nous encourageons par ailleurs, dans une optique concurrentielle. Les clients de N26 ou de Revolut, par exemple, ont des cartes et ont accès à des distributeurs automatiques de billets entretenus par les grandes banques de réseau françaises. Or leurs banques n'en supportent pas les coûts.
M. Erick Lacourrège. - En ce qui concerne la cartographie, je suis désolé de vous décevoir, mais elle n'est pas terminée. Il ne s'agit pas d'une volonté de rétention d'information. Nous avons recueilli beaucoup de statistiques auprès de l'ensemble des réseaux bancaires. Nous pourrons vous donner un état des lieux extrêmement précis d'ici à la fin du printemps.
Les premiers enseignements montrent que nous allons devoir nous focaliser sur les populations - hyper minoritaires - situées à plus de dix ou de quinze kilomètres d'un point d'accès aux espèces. Comme le soulignait Jérôme Reboul, il s'agit essentiellement des zones de montagne et des zones où la densité de la population est la plus faible. La Corse, notamment, est très concernée par ce problème en raison de sa topographie particulière. Encore une fois, il s'agit de moins de 0,5 % de la population française. Mais le problème est là.
En ce qui concerne le cash back, sachez que le montant moyen des retrait dans les autres pays de la zone euro qui utilisent ce dispositif est de 15 euros. En choisissant un plafond de 60 euros, nous ne sommes donc pas du tout dans une situation atypique. Nous ne disposons pas encore du recul nécessaire, puisque le dispositif se met seulement en place.
Dans la zone euro, seuls 6 % des retraits d'espèces se font par ce biais-là. C'est donc un moyen d'appoint, et plutôt pour des petits montants.
Je suis responsable du fiduciaire à la Banque de France, mais n'ai pas été interrogé par les auteurs du rapport « Action publique 2022 ». Je leur aurais dit ce que je vous ai dit ce matin. Dans les pays scandinaves, on a observé un phénomène en deux temps. D'abord, les pouvoirs publics et l'ensemble des réseaux bancaires ont fait preuve d'une forte volonté de s'organiser pour faire disparaître les espèces, jusque dans les transports en commun. Puis, notamment en Suède, il y a eu des protestations très fortes, de la part d'associations de consommateurs, de personnes âgées ou d'associations protégeant les populations en difficulté. La Suède sans espèces, je ne sais pas si on y arrivera ! D'ailleurs, plusieurs banques centrales de pays scandinaves lancent une nouvelle gamme de billets.
La vraie question est de savoir si on peut émettre une monnaie électronique de Banque centrale, qui remplacerait les espèces avec les mêmes garanties, car les espèces sont une créance directe sur la Banque centrale. Nous engageons la deuxième des trois étapes de la politique nationale des espèces, qui consiste à discuter avec chaque réseau de sa stratégie. Quels sont les points de convergence ? Peut-on accroître la concertation, notamment en termes d'accessibilité ?
Notre modèle de distribution d'espèces repose sur les réseaux bancaires classiques. Cela pose la question de l'équilibre de la commission interbancaire de retrait, car les nouveaux entrants ne financent pas de réseau de distribution. Aux Pays-Bas, il n'y a plus de réseau bancaire appartenant à une banque particulière. Le pays a mutualisé les réseaux, en répartissant les coûts, ce qui permet des économies d'échelle. Cela évite qu'à certains endroits, il y ait six ou huit distributeurs de billets, et à d'autres, aucun. Nous allons analyser cette option d'ici la fin de l'année, mais nous ne souhaitons pas un saut direct d'un réseau totalement décentralisé géré par les acteurs privés à un système entièrement mutualisé et financé par l'argent public.
M. Tony Blanco. - Vous dites que la mission de service public de la Poste se limite à ses clients, mais ceux-ci sont, en comptant les membres de chaque foyer, environ 22 millions... Notre mission d'accessibilité bancaire pose le principe d'universalité du Livret A et fait que nous permettons à tous de disposer gratuitement des services bancaires de base, et d'avoir accès au réseau le plus étendu de France, avec 17 000 points de contact et 7 700 distributeurs automatiques de billets. Nos services sont rendus de façon gratuite, sans barrière, sans discrimination et avec un accompagnement humain et physique.
Votre question concernant la possibilité pour les associations de déposer des espèces en agence postale communale nous a été transmise par Philippe Wahl. Nous travaillons activement à des propositions, sachant qu'il y a des difficultés réglementaires importantes.
Mme Sophie Lejeune. - Nous représentons 24 500 points de contact situés en zones urbaines, rurales et même dans les quartiers, qui reçoivent 10 millions de consommateurs par jour - soit presque autant que la totalité des magasins Carrefour dans le monde, qui accueillent quotidiennement 13 millions de clients. Je n'ai pas de chiffres sur le cash back, mais nous pourrions lancer une enquête auprès de nos adhérents. Les caisses des buralistes sont certifiées et sécurisées. Reste un problème à régler : la rémunération que pourrait percevoir le commerçant. C'est lui qui choisit de se faire rémunérer, ou non, pour ce service au public. La grande distribution le propose gratuitement, et le consommateur peut penser que nous ne sommes pas dans les clous...
Pour le compte Nickel, il y a effectivement des frais. Ce compte a été conçu pour les plus démunis, qui avaient beaucoup de mal à trouver audience auprès des banques, afin qu'ils disposent d'un RIB et puissent percevoir les prestations auxquelles ils ont droit.
M. Olivier Gayraud. - Je rappelle qu'il est loisible à chacun d'exercer son droit au compte auprès de la Banque de France, qui fournit gratuitement les prestations de base que vous avez évoquées.
M. Jean-François Husson. - On a le sentiment d'un manque d'anticipation général. Voilà des années que mon département est confronté à cette problématique, sur laquelle la présidente de notre association départementale des maires n'a pas manqué d'interpeller le Président de la République. L'accès aux espèces fait partie de l'aménagement du territoire, et les statistiques que vous citez ne montrent pas le retrait progressif, violent et rapide des distributeurs automatiques de billets dans des endroits qui, récemment encore, étaient des chefs-lieux de canton, des bourgs-centres ou des petites villes, retrait qui ne fait qu'accroître la fracture numérique et territoriale. C'est inacceptable ! Le cash back ne convainc pas parce qu'il est assorti de trop de contraintes. On n'a pas nécessairement envie, pour faire un retrait d'argent, d'effectuer un acte d'achat chez un commerçant, et de venir le déranger.
Quel est le coût net, pour le réseau bancaire, de la gestion des espèces ? Dans certains endroits, en ville, les distributeurs automatiques de billets se touchent - ils doivent donc être très rentables. Il vaudrait mieux une carte d'implantation plus rationnelle. Il faut arrêter la segmentation et le raisonnement en silos. Je suis évidemment pour la liberté d'entreprise, mais la liberté n'empêche pas l'intelligence collective. Des distributeurs automatiques de billets sous marque blanche, avec une commission interbancaire, voilà qui règlerait le problème sans recours à l'argent public. Il n'est pas acceptable en ce moment de demander des financements publics, comme cela commence à être fait auprès des collectivités territoriales. Les nouveaux intervenants n'ont aucun dispositif de retrait, et profitent pleinement des infrastructures existantes. C'est pourquoi un groupe de travail est nécessaire, associant si besoin la représentation nationale.
Mme Nathalie Goulet. - La mutualisation est une bonne idée. C'est d'ailleurs ce qui a été fait pour les pylônes de téléphonie mobile. Comment travaillez-vous avec l'association des maires de France (AMF) ? Les élus sont tout de même les premiers concernés. Les monnaies locales sont-elles une piste prometteuse ? Un projet normand de ce type avoisine les 400 000 euros mis en circulation. Prenez-vous en compte les risques de fraude, que la dématérialisation ne peut qu'accroître ?
M. Jean-François Rapin. - Les monnaies locales sont encadrées par la loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire. Il en existe une cinquantaine en France. Leur périmètre est limité, et elles répondent essentiellement à un besoin identitaire, surtout en milieu rural. Elles montrent aussi qu'on a besoin des espèces. Est-il possible de faire du cash back avec des monnaies locales ? Cela poserait des problèmes. Le préfet a déjà fait un recours contre la ville de Bayonne, au motif que le champ des opérations de paiement autorisées en monnaie locale était trop large.
M. Thierry Carcenac. - Voilà un vrai sujet d'aménagement du territoire ! La couverture de 90 % de la population n'est pas une mesure satisfaisante, car les 10 % restants sont les mêmes qui n'ont pas accès aux autres services, même si la Poste est largement présente : les prestations ne sont pas les mêmes dans un bureau de Poste, une agence communale ou un point relais. Ces 10 % sont aussi ceux qui sont privés de téléphonie fixe, qu'on n'arrive même plus à maintenir, et de réseau mobile. Et ils ont du mal à croire que la concurrence joue en faveur du consommateur ! Nos voisins du Nord s'en sortent mieux que la République française, dont la devise comporte pourtant le terme « égalité ».
On ne parle pas de cette question dans le cadre des schémas départementaux d'accessibilité des services au public, et la Direction générale des finances publiques ne communique pas sur ce qu'elle fait avec ses trésoreries. La loi de finances pour cette année prévoit déjà qu'on ne peut plus y payer de créances publiques en espèces au-delà de 300 euros.
Les billets sont imprimés à Chamalières, et les pièces sont frappées par la Monnaie de Paris près de Bordeaux. Quelles seraient les conséquences sur ces sites de production de la disparition des espèces ?
Il y a les points de retrait, mais aussi les points d'apport, et toutes nos associations nous font remarquer qu'il est très difficile de déposer des espèces.
M. Alain Houpert. - Pour être cash, je dirais : quelle tristesse qu'un monde sans cash ! Ce ne serait pas le meilleur des mondes, comme dirait sans doute Orwell. Entre l'Allemagne, qui tient à ses billets de 500 euros, et qui serait un modèle européen du bonheur, et la Suède, pays sans espèces mais qui détient le record du monde de suicides, je préfère la France, pays du liquide - mot qui revêt un sens particulier pour un sénateur du département du Montrachet et de la Romanée-Conti ! Ajoutons que le liquide est ce qui permet la plus grande vitesse de circulation de l'argent ; comme la TVA est prélevée sur chaque transaction, cela enrichit l'État. Enfin, les espèces permettent des échanges humains. Les buralistes nous disent bonjour et merci !
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Pas les automates...
M. Alain Houpert. - Et on peut donner des pourboires. Puisque l'Unesco a classé au patrimoine immatériel de l'humanité le repas traditionnel français, pourquoi ne pas classer aussi le liquide français ?
M. Marc Laménie. - Cette table ronde réunit les bons interlocuteurs. Nous sommes attachés à la présence de la Banque de France dans nos départements. Le Trésor public a son mot à dire aussi, tout comme les buralistes. Dans les Ardennes, la proximité de la frontière pose des problèmes dans la vente de tabac. Nous essayons tous d'avoir des espèces, mais quid des faux billets ? C'est une préoccupation pour les commerçants. Dans les zones rurales, il n'y a pas toujours assez de distributeurs automatiques de billets, et de petites agences bancaires ont fermé. La présence humaine est irremplaçable, pourtant. Il est vrai qu'il est parfois difficile d'assurer la sécurité de petites agences. Le facteur a désormais aussi un rôle social, notamment auprès des personnes seules, et il connaît bien les hameaux. Les gares aussi ont un rôle important. Et le commerce qui reste ouvert entretient la vie. Quel est l'avenir de tout ce tissu ?
M. Emmanuel Capus. - Je suis surpris que vous soyez si positifs sur l'avenir des espèces. Cela semble en contradiction avec certaines annonces. La Chine a basculé en moins d'une décennie des espèces au tout numérique. C'était pourtant un peuple très attaché aux espèces, qui ne payait qu'en liquide, par défiance envers le réseau bancaire. Dans les zones urbaines, il a basculé du jour au lendemain, sans passer par l'étape des cartes bleues. De même que les Chinois sont passés directement de l'absence de réseau téléphonique à l'usage du cellulaire, ils sont passés directement de la valise de billets au paiement par téléphone !
Je partage le souci de mes collègues sur la présence des distributeurs automatiques de billets. Leur nombre est peut-être le même qu'en 2008, mais celui des agences bancaires semble avoir diminué. Il y a donc moins d'accès aux espèces.
Pourquoi n'y a-t-il que 11 % des paiements qui sont effectués sans contact ? Ne peut-on développer davantage le paiement par carte bancaire et sans contact ? Cela offre la même fluidité, la même courtoisie... Est-ce un problème de commissions bancaires ? Il faudrait les supprimer sur les paiements de moins de 15 euros.
Si l'implantation d'un distributeur automatique de billets coûte si cher, les banques pourraient s'y retrouver en en réduisant le nombre et en développant le paiement par carte bleue.
M. Bernard Delcros. - Les chiffres que vous avez donnés tordent le cou à des idées reçues. Alors que les évolutions techniques facilitent la dématérialisation, les émissions nettes augmentent, et plus en France que dans la zone euro ! On en déduit qu'il faut assurer un maintien pérenne de l'utilisation des espèces, et donc de l'accès aux espèces. Par rapport à 2008, il n'y peut-être pas de régression à l'échelle nationale, mais il y a des disparités fortes entre les territoires. Comment maintenir l'accès aux espèces dans les territoires peu denses, sans frais supplémentaires pour les habitants ni pour les collectivités ? C'est aux banques d'organiser la solidarité et la péréquation. La mission d'aménagement du territoire confiée à la Poste est compensée par un avantage fiscal. Il faut une péréquation entre distributeurs sans faire appel aux financements publics. La mutualisation est une des pistes.
M. Michel Canévet. - C'est un sujet important pour le Sénat que nous évoquons ce matin : il porte à la fois sur les libertés individuelles et sur les territoires. Je suis heureux d'avoir entendu que les espèces ne vont pas disparaître. Si l'on veut vivre sans être tracé, elles sont indispensables. Dans les territoires, il y a un certain nombre d'établissements de convivialité et de patrimoine, dans lesquels il est difficile de payer autrement qu'en liquide. Comment pourraient-ils continuer à fonctionner ?
C'est dans les zones excentrées que se concentrent les problèmes. Il y a un réel enjeu d'aménagement du territoire à travers cette question de l'accès à l'argent, que j'élargirais à celle de l'accès aux services, qui conditionne le maintien de la population dans les zones rurales. Les buralistes, confrontés à des difficultés dans la vente du tabac, développent de nouveaux services. Nous devons les y encourager, mais ces services ont du mal à fonctionner, faute d'une densité suffisante. Il faudrait créer un fonds de péréquation qui permette de maintenir ces services de proximité, sans faire appel à la puissance publique. Pourquoi ne pas mettre à contribution la Banque de France ? Ses résultats sont excellents...
M. Claude Raynal. - La traçabilité est un vrai sujet, si l'on souhaite préserver les libertés. Les banques peuvent avoir accès à une base de données extrêmement complète sur leurs clients. Par exemple, elles peuvent observer les facturations en pharmacie, et adapter les contrats d'assurance en fonction de la consommation de médicaments. Bientôt, il ne sera plus nécessaire de remplir un formulaire sur son état de santé : il suffira de regarder un relevé de compte. Quelles protections existent à ce sujet ?
Vous nous avez rassurés sur l'avenir des espèces. Président du groupe d'amitié France-Chine, je connais bien le système chinois WeChat pay et sa reconnaissance faciale, développé avec de larges finalités. Quand un ancien client d'un magasin est repéré en train de faire un achat chez un concurrent, un petit message apparaît promettant un meilleur prix dans ce magasin ! On est fiché, suivi, et contrôlé.
Mme Nathalie Goulet. - Cela fait rêver...
M. Claude Raynal. - Voilà l'évolution en cours ! Et on voit se développer l'identification biométrique. Quel regard portez-vous sur ces technologies ?
M. Philippe Adnot. - Nous avons devant nous des représentants de la haute fonction publique. Je veux leur dire clairement que nous sommes opposés à la suppression des espèces ! Cela déclencherait une réaction extrêmement violente, au regard de laquelle les gilets jaunes seraient vite oubliés. C'est en effet une question de liberté individuelle, et un problème de société. Nous n'avons pas envie d'être coincés dans un pays totalitaire, ni d'être fichés sur tous les aspects de notre vie. Inutile de publier des rapports : nous sommes contre la disparition des espèces !
M. Vincent Éblé, président. - Je vous avais donné la parole pour une question, et nous avons eu une prise de position !
M. Jean-Marc Gabouty. - Existe-t-il une étude approfondie comparant les coûts de traitement des paiements en espèces et ceux des autres modes de paiement, par strates de paiement, et déterminant, par montant, quel mode est le plus économique ? Pour les cartes bancaires, il faudrait intégrer les fraudes, contentieux et autres impayés. Quant à l'empreinte carbone, malgré les flux d'espèces et la fabrication de la monnaie, il semble que les espèces soient le moyen le plus vertueux.
Pour aboutir à un système de distributeurs automatiques de billets avec péréquation interbancaire, qui doit impulser le mouvement ? Est-ce le législateur ? La Banque de France ? Les banques manquent d'enthousiasme par crainte de faire gagner de l'argent à leurs confrères. Peut-être aussi ont-elles intérêt à la disparition des espèces, puisqu'elles ne peuvent percevoir de commissions de mouvement sur les transactions en espèces. En tous cas, la mutualisation des distributeurs automatiques de billets serait une rationalisation bienvenue.
M. Jérôme Reboul. - Nous n'avons aucunement pour objectif de supprimer l'accès aux espèces. L'orientation politique est claire : il faut assurer la viabilité de la filière fiduciaire, pour que les Français continuent de disposer d'argent liquide. C'est le souhait des Français, et nous sommes au service des Français.
Il est vrai que, pour certains d'entre eux, il est plus difficile d'accéder à un distributeur automatique de billets que pour d'autres. Nous nous mobilisons, avec la Banque de France, pour trouver une solution pérenne. La situation actuelle est tout de même globalement satisfaisante.
La question est de savoir si nous voulons une mission de service public de l'accès aux espèces, ce qui supposerait une forte sujétion des établissements bancaires, qui donnerait nécessairement lieu à compensation. Nous pensons qu'on peut faire fonctionner, sans doute avec une intervention des pouvoirs publics, une solution purement privée.
Les Britanniques ont organisé un transfert depuis les établissements qui ont peu de distributeurs automatiques de billets vers ceux qui en ont beaucoup, au travers d'une réévaluation de la commission interbancaire de retrait. La solution néerlandaise a été de placer tous les distributeurs automatiques de billets sous marque blanche, avec une mutualisation des coûts du fonctionnement de l'ensemble du réseau des distributeurs automatiques de billets à l'échelle nationale. Nous allons chercher quelle solution est la mieux adaptée à notre marché et à notre géographie.
Il y a eu une remarque sur les résultats de la Banque de France ; je souligne toutefois qu'il s'agit d'une des recettes non fiscales de l'État !
La filière fiduciaire coûte en tout quelque 2 milliards d'euros au secteur bancaire. Le coût moyen d'un distributeur automatique de billets - mais l'hétérogénéité est très grande - est de 90 000 euros par an. Ses grands déterminants sont la distance par rapport au coffre-fort le plus proche et les primes d'assurance, liées à la nécessité d'un transport sécurisé. Il s'agit donc d'un enjeu massif pour le secteur.
Il faut distinguer l'utilisation des espèces pour les paiements et la demande d'espèces. Cette dernière continue à croître, essentiellement pour des espèces conservées à titre de précaution, pendant que la part des espèces dans le nombre de transactions diminue. Les besoins de production, notamment de billets, sont donc en croissance, et nous n'avons pas de raison de redimensionner à la baisse l'appareil de production. Les sorties de pièces, en revanche, diminuent. Nous devrons donc avoir une discussion avec la Monnaie de Paris, et voir si la commande de pièces ne doit pas être ajustée à la baisse, car nous avons un important stock de sécurité.
Y a-t-il risque de basculement plus rapide que prévu ? Je ne suis pas futurologue, mais les habitudes de la clientèle sont un facteur important, et génèrent une forte inertie. Je ne crois pas à la possibilité d'un basculement si rapide que nous n'aurions pas la capacité de l'anticiper.
Les monnaies locales ne sont pas des créances sur la Banque centrale. Elles n'ont donc pas valeur libératoire, et leur acceptation est purement le produit de la volonté des deux parties : les commerçants ne sont pas obligés d'accepter les monnaies locales. Aussi n'ont-elles pas vocation à être autre chose que des monnaies complémentaires. Leur intérêt est notamment affectif et identitaire. En tous cas, elles ne devraient pas atteindre un pourcentage significatif des transactions. Le cash back est la restitution de monnaie centrale à l'occasion d'un acte d'achat. Cela ne peut pas concerner la monnaie locale.
La sécurité des données renvoie à des questions technologiques et légales. Notre système est extraordinairement protecteur : nous avons une notion très large du secret bancaire, et les textes européens protègent bien les consommateurs. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) assure de surcroît une couverture large et transversale. En somme, l'arsenal juridique est en place, et nous n'avons pas l'impression qu'il y a des trous dans la raquette.
Je ne suis pas un expert de la cyber-sécurité. Les banques françaises ont traditionnellement une approche très prudente de la dissémination de leurs données. Elles sont inquiètes de l'irruption des nouveaux acteurs et de l'usage qu'ils pourraient faire des données bancaires auxquels ils auraient accès. Dans les débats autour de la directive dite « DSP2 », le Gouvernement a été très attentif à cet aspect, et nous avons mis en place un dispositif national qui a anticipé la mise en place d'une interface de programmation - ou API pour application programming interface, en anglais - , avec l'objectif d'aller plus vite vers la bonne solution.
M. Erick Lacourrège. - Sur le coût d'opportunité de gestion des espèces pour les réseaux bancaires, et pour la collectivité, nous n'avons pas d'étude exhaustive. On peut aller très loin dans le calcul, et jusqu'au Bitcoin, qui consomme beaucoup d'électricité ! Pour les réseaux bancaires, les espèces représentent environ 2,1 milliards d'euros de surcoût net, auxquels il faut ajouter les surcoûts pour la Banque centrale.
Nous allons discuter de mutualisation avec les partenaires bancaires dans le courant de l'année pour voir si nous devons choisir cette solution. L'idée serait d'alléger les 2,1 milliards d'euros, pas de les transférer sur la collectivité. Le service d'accès aux espèces fait partie du package contractuel des contrats offerts par les établissements de crédit à leurs clients. Il ne s'agit pas de le faire porter par la collectivité.
La monnaie locale est une initiative intéressante, qui montre l'attachement de nos concitoyens à des circuits courts. Cela répond à une philosophie de plus en plus forte dans nos sociétés. Ces monnaies ne sont pas remboursées par la Banque de France. Elles ne constituent donc pas de la création monétaire sauvage. Il n'existe pas, non plus, de moyens de paiement scripturaux au moyen de monnaies locales. En pourcentage de la masse monétaire, les monnaies locales n'ont aucune espèce de signification. Il n'est donc pas question, non plus, de faire du cash back sur les monnaies locales.
La fabrication des billets dépend de la Banque de France, qui bénéficie actuellement d'une forte demande globale de billets, y compris pour la part qui ne sert pas à faire des transactions. Le plan de charge reste très important parce que les émissions nettes continuent à se développer. La Banque de France fabrique aussi des billets pour une vingtaine d'institutions monétaires étrangères, ce qui représente la moitié de son plan de charge.
Le devenir des chèques n'a pas de rapport avec les espèces. Sur les 650 milliards d'euros de paiement aux points de vente, plusieurs dizaines de milliards d'euros sont effectués par chèque. Nos projections sont que le chèque va atterrir à des niveaux très bas aux alentours de 2025. Des systèmes alternatifs se développent, notamment les virements instantanés.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Quand seront-ils opérationnels ?
M. Tony Blanco. - Ils sont en cours de déploiement.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Fonctionneront-ils aussi les week-ends ?
M. Tony Blanco. - Oui.
M. Erick Lacourrège. - Les évolutions observées en Chine sont intéressantes. Il y a encore cinq ans, l'immense majorité de la population ne payait qu'avec des espèces, et le pays détenait le record mondial de fabrication de billets. On constate désormais une dichotomie forte entre les grands centres urbains et les campagnes. Une grande partie de la population urbaine a basculé, sans passer par la carte bancaire, au paiement par « QR code » ou virement instantané sur portable. Les deux grands systèmes de paiement, Alipay et WeChat pay, sont extrêmement puissants.
En France, nous avons un historique, et un réseau de carte bancaire extrêmement prégnant : une grande majorité de nos paiements sont faits par carte bancaire. Nous n'aurons donc pas un raz-de-marée comme en Chine.
Dans nos projections, les moyens de paiement qui vont se développer le plus au détriment des espèces sont le sans contact - qui devrait être multiplié par quatre d'ici 2025 - et le paiement par mobile.
L'enjeu des prochaines années pour les acteurs du monde des paiements n'est pas d'accroître les commissions, mais de vendre des données sur les consommateurs. Les modèles traditionnels des banques à réseaux sont donc bousculés par les nouveaux entrants, qui proposent des systèmes de paiement reposant sur le digital. Quand nous payons ainsi, où vont nos données ? Les données hébergées par les banques sont protégées par un niveau élevé de sécurité, grâce à une législation extrêmement protectrice. Mais si vous mettez sur votre téléphone portable l'application Alipay et que vous payez avec aux galeries Lafayette, vos données de paiement ont de très fortes chances d'être envoyées en Chine, où l'on construira un profil d'utilisateur sur vous.
De ce point de vue, les espèces constituent un moyen de paiement d'un très grand niveau de sécurité. La probabilité d'avoir un faux billet en main est plusieurs dizaines de fois plus faible que celle d'être victime d'une arnaque sur sa carte bancaire quand on fait un paiement sur Internet. Les espèces sont l'un des moyens de paiement les plus sûrs qui existent dans nos sociétés. Sur les 22 milliards de billets en circulation dans la zone euro, on saisit chaque année entre 600 000 et 700 000 faux billets.
Mme Sophie Lejeune. - Le réseau des buralistes a signé une convention avec l'AMF à l'automne dernier. L'idée est de travailler en coopération avec les maires pour réimplanter, à chaque fois que cela est possible, un bureau de tabac dans leur commune. Les maires souhaitent en effet que perdure un commerce dans leur commune.
Nous recevons encore quelques faux billets mais notre réseau est de plus en plus équipé, et nous coopérons avec les autorités pour signaler chaque cas. Lorsque nous vendons des recharges de monétique, nous exerçons une vigilance particulière. Nous voyons parfois des personnes faibles qui ont reçu un message leur disant qu'un membre de leur famille avait besoin d'une recharge. En leur posant quelques questions, nous évitons souvent l'arnaque.
Avec le plan de transformation que nous avons mis en place depuis quelques mois, nous faisons en sorte de pouvoir répondre partout sur le territoire et longtemps dans la journée à l'ensemble de nos concitoyens.
M. Vincent Éblé, président. - Merci à tous nos intervenants pour les éclairages qu'ils nous ont apportés.
La réunion est close à 12 h 10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.