- Mercredi 13 mars 2019
- Audition conjointe de MM. André Peyrègne, président de la Fédération française de l'enseignement artistique (FFEA), et Maxime Leschiera, président des Conservatoires de France
- Audition de Mmes Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue, Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris, et Josine Bitton, membre du groupe « mineurs », du Conseil national des barreaux
- Audition de Me Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France, M. Jérémie Haddad, président, et Mme Karen Allali, commissaire générale, des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France
- Audition de M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman
- Audition de représentantes du ministère de la culture
Mercredi 13 mars 2019
- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 5.
Audition conjointe de MM. André Peyrègne, président de la Fédération française de l'enseignement artistique (FFEA), et Maxime Leschiera, président des Conservatoires de France
Mme Catherine Deroche, présidente. - Après une période d'interruption, nous reprenons nos auditions en recevant les représentants de deux organisations du secteur de l'enseignement artistique, M. André Peyrègne, président de la Fédération française de l'enseignement artistique (FFEA), et M. Maxime Leschiera, président des Conservatoires de France.
Notre mission d'information étudie les politiques de lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. Après nous être intéressés à l'Éducation nationale, aux accueils collectifs de mineurs et au secteur du sport, il nous est apparu important de compléter notre information en nous centrant sur le secteur culturel. Les établissements que vous représentez accueillent beaucoup de jeunes élèves et ils ne sont donc pas à l'abri de ce type de problèmes.
L'an dernier, le magazine L'Obs avait consacré un article au problème des agressions sexuelles dans les écoles de musique : il montrait que l'emprise exercée par certains enseignants sur leurs élèves pouvait créer un contexte propice aux abus. Plusieurs affaires très médiatisées ont mis en cause des personnalités éminentes du monde musical, comme James Levine, renvoyé par le Metropolitan Opera de New-York, après que la presse américaine a fait état de soupçons d'attouchements sur un adolescent d'une quinzaine d'années au milieu des années 1980.
Nous aimerions savoir si les établissements d'enseignement artistique prennent des précautions au moment de recruter les professionnels placés au contact des mineurs, et si les professionnels et les directeurs d'établissement sont sensibilisés à ce problème. Nous aimerions également savoir quelles suites seraient données à une éventuelle affaire : des soupçons entraîneraient-ils une suspension immédiate de la personne mise en cause et un signalement à la justice ?
Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.
M. André Peyrègne, président de la FFEA. - Nous sommes sensibilisés à ce problème depuis toujours. En trente-cinq ans de direction du conservatoire de Nice, j'y ai été directement confronté à trois reprises. L'article du magazine L'Obs paru il y a quelques mois a beaucoup choqué nos collègues en raison de son titre : « Silence, on viole dans les conservatoires ». Il est parfaitement injuste de jeter ainsi l'opprobre sur l'ensemble de nos établissements. Le problème est grave, mais il faut le ramener à sa juste mesure.
Dans nos établissements, le public est constitué à 80 % de mineurs. Il faut que les professeurs soient sensibilisés à ce problème, et ils le sont. Les professeurs sont des éducateurs qui forment à l'art, mais aussi à la vie. Éducateurs, ils doivent être protecteurs, et donc penser à l'attitude qu'ils adoptent vis-à-vis des élèves.
L'enseignement culturel est particulier en ce qu'il établit une relation singulière de l'élève au « maître », comme on disait au dix-neuvième siècle. Le terme s'emploie moins, mais le respect existe toujours. Dans le domaine musical, les relations sont plus intimes que dans l'Éducation nationale. Le professeur est un modèle pour l'élève. Généralement instrumentiste, il se met au piano ou il prend son violon, et le but de l'élève est d'imiter son professeur. L'emprise du professeur sur l'élève, du maître sur le disciple, est considérable, qu'elle soit intellectuelle ou humaine.
Les conservatoires se transforment parfois en lieux de confidence. Combien de fois avons-nous découvert, nous, directeurs de conservatoire, des problèmes qui ont lieu dans les familles ? Les enfants se confient à leur professeur de conservatoire comme ils ne le feraient pas à un professeur de l'Éducation nationale. La relation est très particulière dans le domaine de la musique, de la danse et du théâtre.
Le danger de cette proximité se situe à plusieurs niveaux. Tout d'abord, l'enseignement est individuel, fondé sur une relation où le maître demande un effort technique particulier à chaque élève.
Autre particularité du métier, le professeur touche l'élève. Le professeur de piano prend la main de son élève pour arrondir les doigts ou placer le poignet. Il touche ses épaules pour s'assurer qu'il est en position stable sur son tabouret. Le professeur d'instrument à vent touche les lèvres de son élève. Le professeur de danse touche les jambes de son élève. C'est inévitable. Des exceptions existent, bien sûr, comme ce professeur de percussions atteint d'une sclérose en plaque qui le tenait immobile à la fin de sa carrière : il parvenait à faire passer tout son savoir auprès des élèves sans aucun geste. C'est le contre-exemple le plus parfait de ce que je viens d'énoncer, mais c'est une exception. Le professeur de chant touche le diaphragme de son élève pour lui faire sentir l'appui de la colonne d'air. Des dérives sont possibles. Le professeur doit faire preuve d'une morale sans faille.
La matière artistique que nous enseignons fait appel aux sentiments et à l'émotion. Quand on joue une sonate de Beethoven, quand on joue du Schubert ou du Chopin, on fait passer une émotion intime et amoureuse. « Tu dois jouer avec amour ; libère-toi », conseille le professeur à l'élève. C'est là l'essence de l'interprétation. Combien de fois avons-nous entendu un jury dire : « C'est parfait techniquement, mais il n'a jamais été amoureux. Lorsqu'il sera amoureux, il deviendra un grand interprète » ? La frontière est ténue entre la bienséance et ce que nous sommes en train de pourchasser. Sans parler du théâtre où l'élève est amené à lire des tirades amoureuses en les adressant à la personne qui lui fait face, en l'occurrence son professeur.
Je veux pour finir évoquer l'organisation des cours dans les conservatoires et les écoles de musique. Dans les nouveaux bâtiments - j'ai supervisé la construction du nouveau bâtiment du conservatoire de Nice qui a une dizaine d'années d'existence -, toutes les portes ont un hublot. On demande souvent aux professeurs de donner leurs cours porte ouverte. Dans le cas d'un enseignement individuel, l'élève qui précède reste un peu plus longtemps et l'élève qui suit arrive un peu plus tôt. Nous avons réfléchi à ces problématiques.
Certaines choses sont spécifiques à nos métiers : nos professeurs sont des artistes, ont des répétitions et peuvent être soumis au dernier moment à des changements d'horaires qui ne leur permettent plus d'assurer leur cours à l'heure prévue. Ils préviennent leurs élèves par SMS. La relation entre le professeur et l'élève est quelque peu particulière. Il faut aussi évoquer la question des répétitions du soir : les cours ont lieu en dehors des horaires scolaires, à 18 heures, 19 heures, 20 heures, 22 heures. Quand il faut trouver un horaire commun à plusieurs élèves, par exemple pour les répétitions de groupes de musique de chambre, c'est souvent tard le soir. Si les parents ne peuvent pas accompagner l'élève, le professeur peut proposer de passer le prendre en voiture. Ces pratiques sont inhérentes à notre métier. Elles ne débouchent pas forcément sur des délits, heureusement ! Mais il faut avoir conscience des spécificités de notre métier.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Vous avez défini l'exercice des métiers que vous représentez. Des associations de victimes ont évoqué les déplacements, le partage des chambres d'hôtel et le problème de la promiscuité.
M. André Peyrègne. - Ce n'est pas spécifique à nos métiers.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Ces situations surviennent effectivement également dans les pratiques sportives.
Il en va de même de ce besoin de toucher le corps de l'enfant, de ce regard que l'enfant et les familles portent sur le maître qui amènera leurs enfants à un bon niveau...
M. André Peyrègne. - J'ai été confronté en tant que directeur du conservatoire de Nice, établissement que j'ai dirigé pendant trente-cinq ans, trois fois à ces problèmes.
La première fois, j'ai été informé qu'un professeur approchait de très près une adolescente, sans aller jusqu'à une situation extrême. Ma réaction immédiate a été de convoquer le professeur. Cela s'est réglé « d'homme à homme », avec toute la sévérité et la gravité dont je peux faire état. Je l'ai évidemment sermonné, menacé d'exclusion éventuelle ou de sanctions. Il ne s'est plus rien passé. Le professeur a reconnu qu'il était allé au-delà de ce qu'il pouvait faire. Peut-être m'aurait-on demandé aujourd'hui d'aller le dénoncer.
La deuxième fois, un professeur avait eu des relations avec un élève, mais à l'extérieur de mon établissement. Les parents ont porté plainte, l'affaire a été jugée et le professeur a fait plusieurs années de prison. Il est maintenant libre et n'enseigne plus dans la fonction publique. Il n'est en revanche pas impossible qu'il continue à enseigner dans le privé.
La troisième affaire est celle qui a failli faire le plus grand bruit. Un matin, une élève est venue dénoncer l'attitude fautive d'un professeur. À midi, un journaliste de télévision m'appelait de Paris à propos de cette « affaire de moeurs au conservatoire ». J'ai appelé le journaliste à la raison : sur quoi se basait-il ? Pourquoi donnait-il tout de suite tant d'importance à cette affaire ?
Je sentais qu'il ne s'était rien passé... J'avais déclaré « l'état d'urgence » dans mon établissement, convoqué les parents d'élèves, les professeurs pour les amener à la raison. J'ai étouffé dans la journée une affaire qui n'existait pas et, par la suite, on s'est aperçu que la dénonciation était fautive. On aurait pu jeter l'opprobre sur mon établissement et, par voie de conséquence, sur l'ensemble des établissements français si l'on avait parlé de ce cas à la télévision nationale. L'enquête a duré plusieurs mois, et il s'est avéré que la jeune fille avait menti.
De plus, j'ai eu connaissance d'une affaire concernant le directeur d'un conservatoire voisin du mien, qui a eu la malhonnêteté d'approcher de près une élève mineure. La mairie l'a convoqué, et il a fait l'objet d'une mutation. Il existe deux types de personnalités fautives : d'un côté, le pervers, le malade, et, de l'autre, comme dans ce cas précis, l'homme qui tombe amoureux d'une jeune personne. Cela ne l'excuse pas, mais cet homme, qui est un remarquable directeur, est à l'abri de commettre de nouveau une telle faute. La proximité qu'il avait avec cette jeune personne était très personnelle et ponctuelle.
Notre fédération peut vous aider à établir une charte, un texte, qui nous permettrait d'insister plus que nous le faisons dans nos établissements sur ces problèmes.
M. Maxime Leschiera, président de Conservatoires de France. - Notre association regroupe un peu plus de 200 directeurs de conservatoire. Nous essayons de réfléchir aux enjeux du métier et de nos établissements.
Nous représentons surtout des établissements en régie de collectivités locales, avec des agents qui sont des fonctionnaires territoriaux. C'est dans ce cadre que se gèrent les problématiques dont nous parlons aujourd'hui. Nos réponses reflètent donc des expériences que nous avons pu vivre en tant que professionnels, mais nous n'avons pas de statistiques ou d'enquêtes qui permettraient de donner des réponses précises au questionnaire que vous nous avez adressé.
La proportion de mineurs parmi les élèves est d'environ 80 %, la très grande majorité ayant entre six et dix-huit ans. Des centaines de milliers de mineurs fréquentent les établissements d'enseignement artistique.
Nous avons connaissance d'un certain nombre d'infractions. À titre personnel, je n'ai jamais été confronté à cette situation. Nous avons diffusé un questionnaire au sein de notre association. Il ressortait des réponses, qui n'ont aucune valeur statistique, qu'une personne sur deux a été, au moins une fois dans sa carrière, confrontée à ce type de situation. De tels cas arrivent, mais sont relativement rares.
Le contexte est soit celui d'une activité régulière, parfois à des horaires un peu spécifiques et décalés, soit, comme pour les clubs sportifs ou le scoutisme, celui des sorties, des manifestations, des voyages en car avec des nuitées et un encadrement par des adultes.
En cas de situation problématique, différents cas de figure existent. Le plus complexe est de traiter la rumeur, car il faut alors porter une appréciation sur une situation qui n'est pas claire. Il faut éviter de prendre des mesures injustifiées si l'adulte n'est coupable de rien, et prendre au sérieux la rumeur dans les cas où il s'avère qu'elle est fondée.
À partir du moment où une personne se dit victime d'une infraction, deux hypothèses se présentent : soit la famille du mineur a déjà saisi la justice, et c'est alors la collectivité territoriale qui accompagne les services judiciaires dans les démarches, soit la famille et le mineur entament des démarches sans saisir la justice, et c'est alors la responsabilité de la direction de l'établissement. Les services support d'une collectivité sont mis à contribution : ressources humaines, service juridique... Les directeurs d'établissement doivent alors être soutenus, avec toutefois la particularité qu'il n'existe souvent qu'un seul conservatoire par collectivité. Il n'est donc pas facile de communiquer sur des procédures à mettre en oeuvre, comme ce peut être le cas à l'Éducation nationale. Il pourrait être intéressant que les associations de DRH des collectivités réfléchissent à cette question.
J'en viens à la question des recrutements. Les collègues que nous avons interrogés font remarquer qu'il est à la discrétion de la collectivité d'exiger un extrait de casier judiciaire au moment de l'embauche. Cette formalité est obligatoire au moment de l'entrée dans la fonction publique territoriale, mais la question se pose en cas de mutation, et pour les emplois contractuels ou vacataires. Le conservatoire est parfois considéré par la collectivité comme le centre de loisirs ou le club sportif municipal et soumis aux mêmes vérifications ; quelquefois, ce n'est pas le cas.
En matière de prévention, différentes mesures peuvent être mises en oeuvre. Dans les établissements, il faut instaurer une communication très fluide avec les familles pour permettre le signalement de difficultés à des interlocuteurs au sein d'un établissement. La peur de communiquer avec une institution peut être forte. La formation des enseignants et la formation continue des responsables d'établissements doivent évoquer ce type de problèmes, le rapport à l'élève mineur, le rapport au corps - on fait de la musique, de la danse, du théâtre, avec son corps, qu'on doit mettre en mouvement, et l'enseignant doit émettre des conseils sur la façon d'utiliser son corps, quelquefois en touchant l'élève -, l'instauration d'une relation dénuée d'ambiguïté... Certaines améliorations pourraient être apportées dans le processus de formation de nos enseignants.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Votre personnel est employé par les conservatoires ou les établissements d'enseignement artistique. Avez-vous recours à des bénévoles ?
M. Maxime Leschiera. - Ce sont uniquement des parents d'élèves qui font de l'accompagnement.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Je vous remercie pour la qualité de vos exposés. Monsieur Peyrègne, vous maîtrisez parfaitement votre sujet et vous nous avez bien fait ressentir la passion que les maîtres transmettent à leurs élèves « disciples », ce qui nous permet de comprendre l'emprise qu'ils peuvent aussi exercer, quelquefois indépendamment de leur volonté.
Dans les conservatoires, on enseigne la danse : il faut voir le corps évoluer et corriger les postures.
M. André Peyrègne. - Pour l'enseignement de la danse, la règle est qu'il faut au minimum trois élèves avec un professeur. C'est une règle tacite que nous observons depuis quelques années.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Vous avez bien travaillé sur le plan pratique, en pensant à la conception des salles avec un hublot pour protéger l'élève, mais aussi l'enseignant.
La formation des enseignants nous semble intéressante. C'est à la collectivité de faire attention à la personne recrutée en termes de casier judiciaire : avez-vous des préconisations ? Devrait-il être obligatoire de vérifier le casier judiciaire ?
M. André Peyrègne. - C'est la collectivité locale qui recrute, et une vérification du casier judiciaire est faite. Mais il est vrai que, lors des entretiens d'embauche, la question n'est pas abordée, pas plus que dans les instituts de formation des professeurs que sont les centres de formation des enseignants de la danse et de la musique, ou les sections de préparation à l'enseignement des conservatoires nationaux supérieurs. Il serait peut-être bon qu'elle soit évoquée dans le cursus de ces futurs professeurs.
M. Maxime Leschiera. - Dans le cadre de la formation continue au sein des collectivités, notamment les plus importantes, l'organisation de modules pourrait permettre de faire passer des messages transversaux.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Ces questions dépendent des collectivités. Il n'existe donc pas de procédure nationale, avec des directives ou des consignes.
Mme Annick Billon. - Je vous remercie pour vos interventions.
Monsieur Peyrègne, vous avez évoqué cette relation singulière entre le professeur, le maître, presque un dieu, et l'élève, dans ces apprentissages qui favoriseraient des confidences. Mais d'autres lieux jouent le même rôle : cafétérias, salons de coiffure... Je ne vois pas en quoi le phénomène serait plus répandu dans le milieu culturel.
Le professeur touche l'élève ; mais les médecins, les instituteurs, les animateurs des centres de loisirs touchent aussi les enfants. Ce n'est pas une particularité du conservatoire.
M. André Peyrègne. - Je ne vous contredirai pas, mais il y a une importance toute particulière de l'approche tactile du professeur artiste.
Mme Annick Billon. - La question des SMS et des transports concerne d'autres activités. Si l'on peut améliorer les choses, on le fera pour toutes les disciplines.
Je voudrais revenir sur les affaires douloureuses que vous avez eu à traiter.
Avez-vous entendu la parole de l'enfant ? Quid des conséquences psychologiques pour celui-ci ? Vous avez pris les mesures que vous jugiez utiles, mais je ne vous ai entendu parler que du professeur et de vous-même, le directeur, ce qui m'a dérangée.
M. André Peyrègne. - Je n'ai pas voulu aggraver la situation de l'enfant ; en revanche, j'ai eu plusieurs longs entretiens avec les parents. Le fait de convoquer l'élève aurait aggravé sa situation psychologique. Les conversations que j'ai eues avec le professeur et avec les parents ont permis de mettre un terme à cette affaire. J'ai évidemment proposé que l'élève ne fasse plus partie de l'établissement, mais dans sa discipline il n'y avait qu'un seul professeur. Après une période d'absence d'un ou deux mois, la jeune fille est revenue, et tout est rentré dans l'ordre.
Mme Annick Billon. - Mes propos vont peut-être vous heurter, même si j'essaye de les dire avec délicatesse, mais vous avez dit que vous aviez proposé qu'elle « ne fasse plus partie de l'établissement », alors même qu'elle n'était pas en faute.
M. André Peyrègne. - Bien entendu ! Je me suis mal exprimé, j'ai proposé qu'elle ne fasse plus partie des élèves de ce professeur. Mais celui-ci était l'unique enseignant de cette discipline et, circonstance aggravante, elle aurait pu s'inscrire dans le conservatoire voisin, dans lequel enseignait... le même professeur. La situation était inextricable.
Mme Annick Billon. - Il n'aurait pas fallu que cette élève subisse une double peine.
M. André Peyrègne. - Elle aurait certes pu rester dans l'établissement mais changer d'instrument. Mais elle aimait son instrument !
Mme Annick Billon. - Vous avez parlé d'imprudence, de malhonnêteté et laissé entendre que ces affaires avaient été difficiles à traiter. J'ai l'impression que l'on a toujours du mal à nommer les choses par leur vrai nom...
En outre, l'écart d'âge peut être très faible entre les élèves et leur professeur. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les écarts d'âge, dans les trois affaires sur lesquelles vous avez eu à statuer ?
Ne faut-il pas, pour mieux combattre ces phénomènes, mieux nommer les choses, mieux écouter la parole des enfants et leur donner la priorité, eux qui sont victimes avant tout ?
M. André Peyrègne. - Dans les deux cas auxquels je songe, les enseignants avaient une trentaine d'années.
Dans les trois affaires que je vous ai décrites, la seule parole d'enfant que j'ai écoutée était mensongère. Écouter les enfants est évidemment capital, mais les convoquer pour leur poser des questions est toujours délicat, voire contraignant pour eux.
M. Maxime Leschiera. - Parler de convocation est peut-être un peu excessif. Les choses ont changé dans nos établissements : la relation entre la direction et l'équipe pédagogique d'une part et les enfants d'autre part est devenue moins verticale. Nous tendons vers une communication fluide pour surmonter la peur de dire les choses, pour éviter que les petits problèmes ne deviennent des gros problèmes et que l'on soit réduit à convoquer les enfants pour les faire parler.
M. André Peyrègne. - Il n'y a certes pas de règle administrative ou de façon de procéder bien codifiée. Dans le monde artistique, nous sommes dans la nuance ; l'attitude procède de cela.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Vous avez dit que les professeurs prenaient contact avec les élèves, pour modifier un horaire de cours par exemple, via leur téléphone portable...
M. Maxime Leschiera. - Cela dépend naturellement de l'âge des élèves. Je vous rassure : les professeurs n'indiquent pas par texto à leurs élèves de huit ans que l'horaire du cours a changé, ils passent dans ce cas par les parents !
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Bien loin de nous, naturellement, l'idée de vous donner des leçons, mais dans les collèges et les lycées, il semble que le formalisme ait été abandonné et que le téléphone portable soit devenu une étonnante solution de facilité ; le tutoiement s'instaure, la distance est abolie, ce qui peut faciliter les dérives. Qu'en pensez-vous ?
M. André Peyrègne. - Nous l'avons remarqué en effet. Mais le tutoiement et le rapprochement de l'élève et du professeur n'empêchent pas le respect, qui se manifeste autrement.
Mme Corinne Imbert. - Ne pourrait-on préconiser que la communication doit être établie avec les parents, même si l'élève a dix-sept ans et demi ?
M. Maxime Leschiera. - À chaque établissement ses règles en la matière. Dans celui que je dirige, la communication directe avec l'élève est possible dès quinze ans. Mais cela se décide à chaque rentrée scolaire, avec l'accord des responsables légaux du mineur.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions pour vos explications. Les cas que vous avez cités ne sont certes pas du type de ceux qui ont défrayé la chronique. Mais dans tous les domaines, celui de l'enseignement artistique comme les autres, la vigilance et l'information, au stade du recrutement comme du suivi de l'établissement, sont de mise pour garantir la sécurité des mineurs.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mmes Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue, Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris, et Josine Bitton, membre du groupe « mineurs », du Conseil national des barreaux
Mme Catherine Deroche, présidente. - Pour notre deuxième audition, nous avons le plaisir de recevoir quatre représentants du Conseil national des Barreaux, le CNB : Maître Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue au CNB ; Maître Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière de Paris ; Maître Josine Bitton, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis et membre du groupe de travail « droit des mineurs » et Mme Corine Meric, juriste au CNB.
Le CNB a pris contact avec nous il y a quelques semaines pour demander à être entendu. Je vous remercie de cette démarche, qui témoigne de l'intérêt que vous portez aux travaux du Sénat.
Les travaux de notre mission d'information s'inscrivent dans le prolongement du groupe de travail de notre collègue Marie Mercier, qui avait étudié de manière très approfondie, l'an dernier, les règles de droit pénal applicables aux infractions sexuelles sur mineurs. Ces règles ont évolué encore tout récemment avec l'adoption de la loi Schiappa, qui a notamment allongé le délai de prescription.
Vous nous direz si, de votre point de vue, des modifications supplémentaires méritent d'être apportées à nos règles de droit, qu'il s'agisse des règles de fond ou de la procédure pénale - on sait par exemple que le recueil de la parole des victimes mineures n'est pas une tâche facile. Au-delà des règles, c'est peut-être leur mise en oeuvre par les services enquêteurs et par les tribunaux qui gagnerait parfois à être améliorée.
Les avocats que vous représentez peuvent être amenés à défendre des enfants victimes - et je suppose que c'est cet aspect qui intéresse principalement le groupe de travail « droit des mineurs » -, mais aussi des auteurs d'infractions sexuelles. Ces deux versants du sujet nous intéressent, la nécessaire écoute des victimes devant être conciliée avec le respect de la présomption d'innocence.
Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire indicatif pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.
Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, puis la rapporteure et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points.
Mme Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris. - Nous sommes des avocats spécialement formés pour assister des enfants, auteurs ou victimes d'infractions, dans toutes les procédures ou problématiques qui les concernent.
Dans un premier temps, je souhaite insister sur la nécessité des formations pluridisciplinaires. Les professionnels de l'enfance, les magistrats, les avocats, les travailleurs sociaux, les personnels de l'éducation nationale doivent se connaître pour bien travailler ensemble. Toutes les personnes qui sont, de par leur profession, en contact avec des enfants doivent être formées pour être capables de déceler les signes de souffrance ou de détresse chez les enfants. C'est fondamental de pouvoir intervenir le plus rapidement possible sur ces problématiques.
Il faut surtout que ces acteurs disposent de rudiments de droit. Que peuvent-ils faire ou ne pas faire ? Que doivent-ils faire ? Je suis par exemple frappée par l'absence de culture juridique chez les personnels de l'Éducation nationale. C'est même parfois le cas chez des travailleurs sociaux ou des fonctionnaires de la PJJ.
Mme Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue au Conseil national des barreaux. - C'est frappant de constater que les infractions sexuelles ont principalement pour cadre le milieu familial. Enfin, c'est ce que nous disent les statistiques. Est-ce un reflet fidèle de la réalité ? C'est tout l'enjeu du travail que vous avez entrepris : savoir révéler ce qui est caché.
Dernièrement, la conjonction de la montée de l'individualisme dans nos sociétés et de la désacralisation des institutions a conduit à une libération de la parole. Le législateur que vous êtes doit accompagner ce mouvement pour faciliter cette libération et l'accueil de cette parole.
Vous nous demandez si l'arsenal juridique est suffisant. Toute la profession s'accorde à dire qu'il l'est. Il existe des mesures de protection en amont et en aval. En amont, je vise les obligations de signalement, qui renvoient au secret professionnel, que j'aborderai plus loin. Il y a aussi le temps de l'enquête, avec le contrôle judiciaire et les interdictions éventuels, pour protéger les mineurs.
En aval, il y a bien sûr les textes répressifs, qui nous paraissent très complets.
En revanche, ce qui nous inquiète, c'est le chiffre de 70 % de classements sans suite, ce qui renvoie au manque de moyens, humains et financiers. Quand un mineur porte plainte contre un autre mineur dans un cadre institutionnel, on se contente souvent du « parole contre parole » pour abandonner les poursuites, car on n'a pas les moyens d'enquêter de manière plus approfondie, par exemple dans l'entourage des mis en cause. C'est trop compliqué, trop périlleux. Ce faisant, on laisse peut-être d'autres victimes sur le bord du chemin et on laisse planer un risque sur la société.
Sur la prescription, la tendance est à l'allongement des délais. C'est peut-être insuffisant, mais nous sommes confrontés à des impératifs constitutionnels. Par ailleurs, il faut avoir en tête que le procès n'est pas la solution à tout. Il peut être très violent et contribuer à fragiliser davantage une victime.
Le recueil de la parole de l'enfant, en revanche, est insatisfaisant. Nous avons des professionnels, qui, même avec la meilleure volonté du monde, ne sont pas formés à recueillir la parole de l'enfant. Il y a de surcroît des inégalités de traitement selon les juridictions, les territoires où cette parole sera recueillie. C'est notamment beaucoup plus compliqué en milieu rural.
Je suis sidérée de voir des mineurs se rendre seuls dans des commissariats de police. Un accompagnement par des avocats est parfois organisé dans certains parquets, mais c'est loin d'être le cas partout.
Il faut une formation bien particulière pour savoir poser les bonnes questions à un mineur. Si on ne pose pas les bonnes, on n'aura pas les bonnes réponses. Tout se joue à ce stade. Cela peut être préjudiciable à un éventuel procès, mais également traumatisant pour l'enfant qui devra plusieurs fois répondre aux mêmes questions. L'enregistrement est un garde-fou, mais des problèmes peuvent toujours arriver à ce stade.
Sur le suivi sociojudiciaire et sur le suivi en détention, il y a, là aussi, un manque criant de moyens. Il y a trop peu de psychiatres en prison et le système se repose trop souvent sur les traitements médicamenteux. On peut donc s'interroger sur l'intérêt de l'injonction de soins.
Je conclus sur le problème de la conciliation entre obligation de signalement et secret professionnel. Ce dispositif juridique est très complexe et beaucoup d'obligations sont méconnues. D'abord, soyons clairs, le secret de la confession n'est absolument pas couvert par la loi sur le secret professionnel. C'est une loi canonique qui ne s'impose absolument pas dans notre ordre juridique. Ensuite, le secret professionnel peut être levé par certaines professions, notamment les médecins qui auraient à connaître de maltraitances sexuelles ou physiques envers des enfants. Mais c'est parfois difficile pour eux de se repérer dans ce maquis législatif. Une simplification serait peut-être salutaire. L'article 40, enfin, qui fait obligation aux fonctionnaires de dénoncer des infractions dont ils auraient connaissance dans leur activité, n'est pas suffisamment connu. La lourdeur de sa mise en oeuvre pose de surcroît question.
Mme Josine Bitton, membre du groupe « mineurs ». - La boîte à outils est satisfaisante, mais les acteurs, que ce soit les enseignants, les médecins, les assistants sociaux, les éducateurs de rue, les policiers, voire les intervenants de la PJJ, ne sont pas suffisamment bien formés. Or je confirme ce que vient de dire ma collègue : c'est l'accueil de l'enfant et le recueil de la parole qui déterminent toute la suite de la procédure.
Il faut dire que les budgets, y compris pour la formation, sont réduits partout. Les salles Mélanie se développent dans les commissariats et les gendarmeries, mais ne sont pas encore généralisées. C'est normalement prévu pour la fin 2019.
J'insiste, comme Dominique Attias, sur la nécessité de mettre en place des formations pluridisciplinaires, transversales.
La situation de la psychiatrie est évidemment très problématique. En Seine-Saint-Denis, où j'exerce, il faut parfois plus de dix-huit mois pour avoir un rendez-vous. L'enfant en souffrance se retrouve face à un désert, parce qu'il n'y a plus ni médecin, ni infirmière scolaire, ni PMI dans certains territoires.
Mme Catherine Deroche, présidente. - J'ai rencontré en Isère l'association SOS Inceste pour Revivre. L'une de ses psychiatres a évoqué les dossiers médicaux des personnes suivies en hôpital psychiatrique après avoir subi des violences sexuelles dans l'enfance. D'après elle, les dispositions issues de la loi Kouchner relatives à la possibilité de consulter son propre dossier conduisent certains services à recommander aux médecins de faire preuve d'une grande prudence en ce qui concerne les informations qu'ils font figurer dans le dossier. Ainsi, lorsque des abus sexuels sont révélés par des patients lors d'entretiens avec leur médecin, souvent ce dernier ne les inscrit pas dans le dossier, par peur de problèmes en cas de future consultation du dossier. Avez-vous entendu parler de cette difficulté ?
Mme Dominique Attias. - Cela me rappelle les discussions autour de l'accès de l'enfant et de ses parents à leur dossier en matière d'assistance éducative. Tous les professionnels avaient exprimé une opposition farouche à cette idée. D'après eux, si l'on offrait l'accès au dossier, on ne pourrait plus y écrire tout ce que l'on veut. Aujourd'hui, les justiciables y ont accès, de manière encadrée : certaines pièces peuvent être retirées, avec une explication, et un professionnel est présent lors de la consultation. Certains professionnels, forts de leur droit et de leur compétence, se montraient réticents, mais devoir expliciter la position de chacun de manière construite permet un suivi beaucoup plus efficient de la personne et un meilleur respect de ses droits. Les professionnels, qu'il s'agisse de droit ou de médecine, doivent simplement être suffisamment formés.
D'ailleurs, même en matière psychiatrique, faire assister les patients par des avocats qui les aident à avoir accès à leur dossier peut être utile. Il ne s'agit pas de mettre à leur disposition le rapport à l'état brut, mais de leur en lire les éléments importants tout en appliquant les filtres nécessaires.
C'est donc, selon moi, un faux problème. Les personnes, notamment quand elles sont privées de leur liberté, doivent avoir les moyens de connaître ces informations, afin de pouvoir construire un vrai parcours de vie.
Ce serait un moyen de clarifier la situation et de protéger les médecins que de les obliger à signaler de tels éléments dans le dossier médical. Ils sont tétanisés de peur, car ils ne savent plus ce qu'on peut faire ou ne pas faire ; ils craignent des poursuites. Rendons les choses simples en mettant en place cette obligation, comme dans d'autres pays ! On nous rétorquera que les parents n'oseront plus emmener leur enfant voir un médecin, mais je crois que quand on a besoin d'aller voir un médecin, on y va. S'il y a une obligation, les choses sont simples et les enfants sont protégés. Un enfant qui révèle de tels faits, même en demandant « de ne pas répéter », exprime une demande d'aide ; un médecin ne doit pas hésiter à y répondre de manière professionnelle. Il faut que les médecins, qui comptent parmi les protecteurs des enfants, puissent révéler ces faits sans se poser de questions. À l'étranger, dès que cette obligation a été instaurée, il y a eu plus de signalements et les enfants ont été mieux protégés.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - La loi existe, mais elle est mal connue et mal appliquée. On entend souvent dire : « Il n'y a qu'à faire une loi, et tout sera réglé ! ». Depuis quelques mois que nous travaillons sur la protection des enfants, nous pouvons constater que tel n'est pas le cas : la loi existe déjà !
Quant au recueil de la parole des enfants, on nous avait déjà fait part de soucis au sujet des gendarmes et des policiers ; semble-t-il, de tels problèmes peuvent se poser même pour les avocats ! Le problème est d'abord financier : la justice a trop peu de moyens, sans parler des inégalités entre territoires. Les salles Mélanie ont le mérite d'exister, mais ne servent à rien sans volonté humaine, sans présence d'un psychologue auprès de l'enquêteur.
Que pensez-vous de l'allongement de la prescription à trente ans pour les crimes ? Faudrait-il aussi l'allonger pour les délits d'attouchements sexuels ?
Mme Sophie Ferry-Bouillon. - La question est délicate. La plus grande problématique, même en cas de dénonciation immédiate, est celle de la preuve ; prouver les faits devient toujours plus difficile au fur et à mesure que les faits sont plus anciens. Le procès ne résout pas tout, mais la reconnaissance des faits est essentielle dans le parcours d'une victime. La parole exercée dans un cadre institutionnel permet de mettre chacun à sa place, agresseur et victime. Pour autant, le procès n'est pas forcément la solution dans de tels cas.
Mme Josine Bitton. - Des expériences de justice restauratrice ont été organisées au Canada et en Belgique ; cela donne aux victimes la possibilité d'être entendues et pourrait peut-être pallier le problème de la preuve et de la vérité judiciaire, qui n'est pas toujours celle qu'attend une victime.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Le fait que tant d'affaires soient classées sans suite fait penser aux victimes et aux associations que la loi est mal faite. Cela génère une demande très forte de changement législatif. Les condamnations pour viol sont moindres qu'il y a quelques années, alors même que la prise de conscience est plus forte. La question des moyens financiers est en tout cas cruciale.
Mme Dominique Attias. - Prenons la situation d'un enfant qui révèle un tel crime. L'auteur présumé, placé en garde à vue, est assisté d'un avocat, alors que l'enfant présumé victime est seul. Nous sommes censés être à côté de l'enfant s'il y a une confrontation, mais ce n'est pas systématique. Un enfant auteur d'un crime ou d'un délit a un avocat à ses côtés du début à la fin ; ce n'est pas le cas d'un enfant victime, sauf si la demande en est faite par les parents ou par un juge.
Une jeune fille victime d'attouchements est récemment venue me consulter ; elle n'avait encore jamais vu d'avocat, alors même qu'elle était citée comme partie civile devant le tribunal. Il a fallu demander le renvoi de l'affaire pour que je puisse consulter le dossier, pour des faits qui se sont produits il y a quatre ans. C'est toute seule qu'elle a été entendue par un juge d'instruction. Si un avocat était obligatoirement désigné pour assister un enfant victime, on ne connaîtrait pas de tels dysfonctionnements. C'est son psychologue qui, la voyant tétanisée de peur par la convocation, l'a orientée vers une permanence juridique.
On traite différemment, pour des raisons historiques liées à la présomption d'innocence, les prévenus et les enfants victimes. Concernant l'aide juridictionnelle, les avocats sont moins rétribués quand ils sont avocats d'une victime que quand ils défendent un prévenu. Pourtant, c'est un long et lourd parcours, qui requiert une formation spécifique, que de conseiller un enfant ou d'une femme qui a subi une agression sexuelle. Si l'auteur présumé nie, il y a des confrontations : il faut les préparer.
Les divers professionnels doivent se connaître et se former ensemble. Quand des enfants sont hospitalisés après une tentative de suicide, les médecins n'osent pas nous recevoir parce qu'ils ont peur des avocats. Il faut pouvoir travailler avec les enfants, les aider à défendre leurs droits. Ce sont des questions strictement pratiques !
Mme Sophie Ferry-Bouillon. - Je veux faire un point technique sur la durée des enquêtes préliminaires. L'accès au dossier par la victime est possible seulement une fois qu'une information judiciaire est ouverte ; pendant l'enquête préliminaire, cet accès est très limité. Entre autres conditions, seules les victimes assistées d'un avocat en disposent. Pourtant, l'enquête préliminaire dure parfois quatre ans. Cela ajoute à la souffrance de la victime et à la difficulté de son parcours.
La faculté donnée au procureur de la République d'informer une administration qu'une personne qu'elle emploie fait l'objet d'une enquête est quant à elle limitée aux cas où cette personne est mise en examen ou condamnée. Pendant l'enquête préliminaire, il y a un vide ; en outre, le contrôle judiciaire est par définition impossible. Comment faire, alors ? L'ouverture plus rapide d'une information judiciaire, qui demande elle aussi des moyens, est nécessaire.
La consultation du Fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes, ou Fijaisv, est elle aussi impossible dans le cadre d'une enquête préliminaire. Cette temporalité en creux est extrêmement importante : elle doit être comprise en rapport avec la présomption d'innocence. On ne peut pas inscrire des individus contre lesquels aucune information judiciaire n'est ouverte. Une ouverture d'instruction, avec l'équilibre des droits de la défense que cela implique, permet ces mesures de prévention.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Le problème posé par la durée des enquêtes a été évoqué lors de nos visites dans les départements, notamment par les services de protection de l'enfance. La période de suspension de quatre mois qu'ils peuvent imposer à leurs agents expire toujours avant que les décisions judiciaires ne leur parviennent.
Mme Françoise Laborde. - J'étais ravie d'entendre vos propos relatifs à la dénonciation et aux médecins. Qu'il s'agisse du droit canonique ou des services sociaux, il y a tout de même des règles à appliquer, mais elles sont peu connues : quand j'étais directrice d'école, l'article 40 du code de procédure pénale ne nous était pas familier ! Il existe historiquement, en France, une culture de non-dénonciation, pour bien des raisons bonnes et mauvaises, mais il faut aller jusqu'au bout de ce qui nous est permis.
Mme Dominique Attias. - Avez-vous auditionné des représentants de l'association L'Ange Bleu ? Ils travaillent à la prévention des actes pédocriminels. Je pense d'ailleurs qu'il serait symboliquement important de parler de « pédocriminels » plutôt que de « pédophiles ».
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous devons les auditionner bientôt. Nous avons déjà entendu l'association PedoHelp ainsi que des représentants des CRIAVS. On nous a signalé l'existence en Allemagne d'un numéro de téléphone destiné aux personnes qui éprouvent de telles attirances et qui souhaitent être accompagnées.
Mme Dominique Attias. - Je suis interrogative sur la mise en contact direct entre un agresseur et une victime. Je sais que des associations mènent des travaux sur cette question. C'est sans doute envisageable si les victimes ne sont pas mises en relation avec les personnes qui les ont personnellement agressées.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - En effet. Pour revenir à la question sémantique que vous évoquiez, je rappelle que le terme de pédophile appartient à la classification psychiatrique et désigne une maladie. Pour un prédateur, on parle de pédocriminel.
Mme Dominique Attias. - Certaines associations ont fait bouger les lignes. Ainsi, de l'association du syndrome de Benjamin : alors que la troisième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-III), référence pour le psychiatres aux États-Unis et dans le monde, classait les transsexuels comme souffrant d'une maladie psychiatrique, cette association a réussi à les faire retirer de la quatrième édition de ce manuel (DSM-IV). Pourquoi ne pas faire changer le terme de pédophile ?
Mme Catherine Deroche, présidente. - Un pédophile ne passe pas toujours à l'acte...
Mme Marie Mercier, rapporteur. - C'est un débat de professionnels !
Mme Catherine Deroche, présidente. - Lorsqu'on interroge sur les actes qui se produisent dans quelque institution que ce soit, le terme de pédo-criminalité indique clairement qu'on ne touche pas un enfant, dans aucune circonstance.
J'ai vu hier un documentaire intitulé « L'enfance volée », qui sera diffusé sur LCP et donne à voir un extrait d'une émission d'Apostrophe dans les années 1970 où, sous le regard goguenard de Bernard Pivot, certains défendent les relations avec les mineures. C'était surréaliste.
Je vous remercie pour votre intervention que vous pouvez compléter par une contribution écrite si vous souhaitez préciser certains points techniques.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Me Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France, M. Jérémie Haddad, président, et Mme Karen Allali, commissaire générale, des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous recevons à présent Maître Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France, ainsi que M. Jérémie Haddad, président, et Mme Karen Allali, commissaire générale, des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France (EEIF), qui est une organisation de scoutisme.
Merci d'avoir accepté notre invitation. Notre mission commune d'information s'intéresse aux infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. Nous sommes donc hors du cadre familial, où se produisent la majorité des agressions sexuelles sur mineurs. À ce titre, nous nous sommes intéressés à l'Éducation nationale, au secteur sportif ou encore aux activités culturelles, mais nous ne pouvions bien sûr pas ignorer les agressions sexuelles commises dans un contexte religieux.
C'est surtout l'Église catholique qui est, depuis plusieurs années, bouleversée par des scandales de pédophilie. La semaine passée a encore été marquée par la condamnation, en première instance, du cardinal Barbarin, à qui il est reproché de ne pas avoir dénoncé des agressions sexuelles commises par un prêtre dans un camp de scouts.
Il nous a semblé indispensable d'entendre les représentants des autres cultes présents dans notre pays, afin de compléter notre information et de dresser un état des lieux plus exhaustif. Nous avons déjà auditionné le président de la Fédération protestante de France, accompagné de la secrétaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France, et nous entendrons juste après vous un représentant du Conseil français du culte musulman.
Certaines activités que le Consistoire contribue à organiser impliquent d'accueillir des mineurs : je pense aux écoles confessionnelles, à l'enseignement religieux ou encore aux mouvements de jeunesse. Il existe par ailleurs un scoutisme israélite, représenté aujourd'hui par les Éclaireuses et Éclaireurs, qui, par construction, encadre des enfants et des adolescents.
Nous aimerions savoir si les agressions sexuelles sur mineurs sont un problème auquel vous avez déjà été confrontés et, si oui, comment ces affaires ont été traitées. Ont-elles donné lieu à un signalement à la justice ? Quelles précautions prenez-vous au moment de recruter un professionnel ou un bénévole qui va être au contact de mineurs ? Êtes-vous engagés dans des démarches de prévention et de sensibilisation, tant auprès des jeunes qu'auprès des adultes, sur ces sujets ? Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.
Maître Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France. - Le Consistoire est une institution napoléonienne, créée il y a 218 ans. Elle regroupe toutes les communautés consistoriales de France dans le cadre du Consistoire central. La plus importante est celle de Paris, à laquelle j'appartiens en tant qu'élu. J'appartiens également au Consistoire central, dont je suis le conseiller juridique et judiciaire au niveau national, étant avocat de profession.
La communauté juive de France est la plus importante d'Europe, et le Consistoire est l'institution juive la plus importante d'Europe. Nous sommes la troisième communauté au monde, après Israël et les États-Unis. Il y a environ 300 000 juifs en région parisienne, et 500 000 dans toute la France.
Au sein du Consistoire de Paris, le tribunal rabbinique est présidé par le grand rabbin de Paris. La fonction du Consistoire est en effet une fonction cultuelle. Il traite du mariage, des conversions, des inhumations, des divorces religieux - qui n'existent pas dans la religion catholique ni dans la religion protestante. Le tribunal rabbinique est composé de juges rabbiniques et il n'intervient que dans les domaines strictement religieux.
Lorsqu'il est contacté pour un problème d'ordre pénal, comme les atteintes sexuelles sur mineurs, les agressions sexuelles, la pédophilie, ou les viols, le Consistoire conseille systématiquement au plaignant de se tourner vers la justice pénale en déposant plainte.
Il y a également des cours de Talmud Torah, c'est-à-dire des cours de religion dispensés aux enfants et aux adolescents qui sont scolarisés dans le public. Malheureusement, dans une bonne partie de la région parisienne, il n'est plus possible pour les enfants juifs d'être scolarisés dans les établissements publics. Beaucoup d'enfants ont donc rejoint les écoles confessionnelles dont celle que gère le Consistoire, située à Montrouge. Beaucoup d'enfants de confession juive sont par ailleurs élèves d'institutions catholiques.
Le Talmud Torah a lieu le mercredi et le dimanche et regroupe les enfants qui désirent recevoir un enseignement religieux. Nous sommes donc tout à fait concernés par ce type de problèmes. Heureusement, les cas de pédophilie sont extrêmement rares. Il est vrai que les rabbins ont cet avantage sur les prêtres de la religion catholique d'être presque tous mariés. Pour autant, on sait qu'aucun groupe social n'est épargné par ce fléau qu'est la pédophilie. Souvent, les pédophiles ont eux-mêmes été victimes dans leur enfance de telles agressions.
Au sein de la communauté juive, il est arrivé que des personnes soient poursuivies à la suite de plaintes, mises en examen et même incarcérées pour des faits d'agressions sexuelles ou de viols sur des enfants. Le Consistoire est rarement alerté sur ce type d'affaires. Lorsqu'on vient lui en rapporter une, il conseille systématiquement aux victimes ou aux parents des victimes de déposer plainte.
Une affaire récente, pour n'être pas un cas de pédophilie, a beaucoup ému la communauté juive. Il s'agit d'un circonciseur qui a abusé de la fonction religieuse qu'il exerçait pour commettre des attouchements sur les mères de famille qui lui apportaient leur enfant. Sept ou huit plaintes ont été déposées. C'est un avocat du Consistoire qui défend toutes ces parties civiles.
Dans une école, un surveillant a commis des attouchements sur des enfants. Sollicité par le directeur, je lui ai conseillé de déposer plainte, ce qu'il a fait, et le surveillant a été mis en examen. Il est toujours délicat d'inciter les gens à dénoncer qui que ce soit. Mais, en matière de pédophilie, il peut y avoir de nombreuses autres victimes. Il ne faut donc pas hésiter. Aussi, chaque fois que le Consistoire est alerté, il demande aux parents des victimes de déposer plainte. Plus question de régler les problèmes en interne !
M. Jérémie Haddad, président des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France. - Les Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France sont le plus important mouvement de jeunesse juif de France, avec entre 3 500 et 4 000 membres, soit un taux de pénétration très important auprès de la jeunesse juive.
Ce mouvement existe depuis 1923 ; il va donc allègrement vers ses cent ans. Il a contribué à de nombreuses actions et initiatives qui ont suivi l'ensemble de la vie de la communauté juive en France, mais aussi celle de la France. Je pense notamment à la libération de Castres et de Mazamet par les maquisards qui comptaient dans leurs rangs de nombreux Éclaireurs israélites de France. Le mouvement a aussi contribué à l'accueil des Juifs migrants en provenance, dans les années 1920 et 1930, d'Europe de l'Est, et, dans les années 1960, d'Afrique du Nord.
Notre activité est en croissance forte : plus de 40 % depuis six ans. Sans doute est-ce que notre offre répond assez bien aux attentes des parents. Nous proposons en effet un retour à une forme d'authenticité, avec la déconnexion des portables, des écrans, et un retour à la nature. Nous avons aussi une dimension extrêmement pluraliste, puisque nous accueillons aussi bien des Juifs pratiquants que non pratiquants mais aussi des non-Juifs. Nous sommes membres du scoutisme français, et faisons partie des six grandes associations de scoutisme reconnues comme telles par le mouvement mondial du scoutisme et par les pouvoirs publics. Nous sommes donc régulièrement audités et auditionnés.
Heureusement, nous n'avons jamais été confrontés à un cas d'agression sexuelle d'un majeur sur un mineur. En revanche, nous avons connu des cas impliquant des mineurs entre eux, et ceux-ci ont même tendance à se multiplier.
La première affaire sérieuse de ce type remonte à 2012. Nous y étions peu préparés et elle a suscité une vive émotion. C'était compliqué, car l'affaire impliquait des enfants âgés de huit à dix ans. C'est allé jusqu'au dépôt d'une plainte et à une audition par la brigade des mineurs. Depuis, nous avons fait beaucoup d'efforts pour être en mesure de prendre en charge ces sujets de façon beaucoup plus claire et nette, avec des procédures bien établies.
L'absence de cas impliquant des majeurs peut s'expliquer par la structure du mouvement, qui compte finalement peu d'adultes. Les jeunes que nous accueillons sont bâtisseurs de huit à onze ans, éclaireurs de onze à quinze ans, puis on entre dans la branche « perspectives » de quinze à dix-sept ans et, à partir de dix-sept ans, on devient animateur, en général jusqu'à vingt-deux ou vingt-trois ans. A vingt-trois ans, quand on a fini son parcours, on quitte le mouvement, et l'on n'y revient que de façon ponctuelle, par exemple pour entrer au conseil d'administration. Les adultes qui sont sur le terrain sont donc de jeunes adultes, qui ont entre dix-sept et vingt-trois ans, et ce ne sont jamais des inconnus : on les connaît depuis très longtemps, puisqu'ils ont suivi l'ensemble du parcours. Puis, avec un effectif de 4 000 membres, s'il y avait un problème, on le saurait très rapidement. Nous connaissons assez précisément les quelque 400 animateurs présents sur le terrain.
Mme Karen Allali, commissaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France. - Bien sûr, on n'est jamais à l'abri. Mais, dans nos camps, une forme de bienveillance s'installe entre les jeunes et, si d'aventure un jeune avait un comportement qui pourrait poser question, cela serait tout de suite signalé.
En 2012, nous avons connu cette affaire qui nous a interpellés, et la parole s'est libérée. Hélas, nous l'avons appris très tard par rapport à la date de fin du camp. Cela nous a fait comprendre qu'il fallait renforcer la formation des animateurs sur les agressions sexuelles entre mineurs. Nous avons donc mis en place des séances de formation, et participé à une réflexion initiée par le ministère de la Jeunesse et des Sports sur ces questions-là, pour savoir ce qui se faisait dans les autres mouvements de scoutisme. Nous avons aussi mis en place, en concertation avec des psychologues, des formations et des sensibilisations de nos animateurs et de nos jeunes cadres. Dans le mouvement scout, on est responsable d'équipe à partir de quatorze ou quinze ans. Nous avons donc informé les jeunes cadres que ce sont des choses qui peuvent arriver et nous essayons de leur donner des outils pour déceler ce genre de comportement.
Le résultat est que ces cas sont beaucoup plus vite détectés par les animateurs. Nous séparons immédiatement l'agresseur de la victime, et recueillons la parole, sans aucun jugement, pour savoir ce qui s'est passé. Nous organisons ensuite l'accompagnement vers les professionnels de santé et informons les familles des victimes et des agresseurs. Aucune plainte n'a été déposée pour l'instant. Il est vrai que les jeunes ne sortent pas de nulle part. Ils sont intégrés dans l'un de nos quelque quarante groupes locaux, qui se réunissent d'ailleurs souvent dans les locaux du Consistoire. Ainsi si un animateur se permettait un peu de familiarité avec un enfant, cela interpellerait immédiatement le reste de l'équipe d'animation.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Les mineurs qui agressent sexuellement d'autres enfants ont souvent été eux-mêmes victimes d'agressions. Vous renseignez-vous sur leur histoire personnelle ?
Mme Karen Allali. - On ne s'occupe pas seulement de la victime, mais aussi de l'agresseur, notamment en informant sa famille. On ne sait pas si les enfants « agresseurs » comprennent véritablement la portée de leurs actes ou de leurs paroles. On a par ailleurs constaté qu'ils avaient eux-mêmes souvent subi une agression, qu'ils reproduisaient. La relation qui se tisse avec nos animateurs doit permettre, à cet égard, aux jeunes de parler plus facilement.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Y a-t-il une hiérarchie entre rabbins, à l'instar de ce qui existe au sein de l'église catholique ? Le tribunal rabbinique a-t-il à traiter de ces affaires, ou font-elles l'objet d'une procédure judiciaire ?
M. Alex Buchinger. - Il y a en effet une hiérarchie. Le Grand rabbin de France est principalement le supérieur hiérarchique des communautés de province. Quant au Grand rabbin de Paris, Michel Gugenheim, il est, sur le plan spirituel, celui des rabbins de la région parisienne ; sa fonction est double puisqu'il préside aussi le tribunal rabbinique. Si des faits délictueux sont portés à sa connaissance, il prend des sanctions. Je pense au cas d'un rabbin qui, après son divorce, avait eu des relations sexuelles avec des personnes adultes consentantes et fait des promesses de mariage : il a été convoqué en séance disciplinaire par le Grand rabbin de Paris et a été révoqué au motif qu'un rabbin consistorial ne pouvait se comporter de façon aussi légère. L'affaire est aujourd'hui au conseil de prud'hommes.
Peu de cas sont portés à la connaissance de la hiérarchie, dans la mesure où les rabbins, étant passés par l'école rabbinique, ont été triés sur le volet. Le Grand rabbin de Paris n'a pas eu connaissance de cas de rabbins ayant commis des agressions sexuelles. Il m'a seulement cité le cas d'un jeune homme qui s'était porté candidat à un poste de surveillant rituel, qui est une fonction religieuse. Trouvant son attitude bizarre, il ne lui avait pas confié cette mission. Quelques jours plus tard, cet homme était mis en examen pour pédophilie.
En tant qu'avocat, j'ai eu connaissance de deux cas.
Le premier concerne un jeune homme qui donnait des cours particuliers préparatoires à la bar-mitsva. Une mère de famille m'a informé qu'il s'était rendu coupable à cette occasion d'agression sexuelle sur son fils et qu'il y avait d'autres victimes. Je lui ai conseillé de déposer plainte, ce qu'elle a fait ainsi que d'autres parents. Cet homme a été mis en examen, placé sous mandat de dépôt puis incarcéré. Il se trouve que j'ai été sollicité pour le défendre. Confronté pour la première fois à une affaire de pédophilie, j'ai compris l'ampleur du problème : ce jeune homme d'environ vingt-cinq ans avait lui-même été agressé sexuellement lorsqu'il était adolescent. Après avoir purgé sa peine, il a été libéré. J'ai appris quelques temps plus tard qu'il avait été recruté, à un poste de reprographie, dans une école où était inscrit mon fils. J'ai alerté le directeur et le président de cette école, qui ont mis fin à son contrat de travail.
Le deuxième cas est celui d'un jeune homme résidant en Israël qui, à l'âge de onze ou douze ans, avait été gravement agressé par des enfants, et qui a reproduit peu de temps après ce qu'il avait vécu sur d'autres enfants. Il a été placé dans un foyer, puis sa famille l'a « exfiltré » en France, où il a travaillé dans un établissement d'études talmudiques. Un jour, Israël a demandé son extradition. Suivi par des psychologues, ce garçon a pu dépasser le problème. Je l'ai revu récemment et il m'a semblé guéri.
J'ai compris au travers de ces cas douloureux que les choses n'étaient pas simples et qu'un coupable pouvait se considérer à juste titre comme une victime.
Mme Esther Benbassa. - Pour compléter la réponse de M. Buchinger à Marie Mercier, je rappelle que, depuis la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, le Consistoire est une association cultuelle. Le tribunal rabbinique n'a donc pas la capacité de remplacer l'institution judiciaire, et la hiérarchie au sein du culte est interne.
Quel est le pourcentage de filles et de garçons au sein des EEIF ?
Mme Karen Allali. - Les cas d'agression dont nous avons eu à connaître concernaient essentiellement des garçons mineurs, du côté de la victime comme de celui de l'agresseur.
Concernant la fréquentation des EEIF, les filles sont plus nombreuses chez les plus jeunes, à hauteur de 60 %, et la proportion s'inverse parmi les adolescents. La parité est établie aux postes de responsabilité, au niveau tant des animateurs que des responsables de camps.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Il y a eu une omerta dans tous les milieux. Des faits très médiatisés ont libéré la parole, ce qui est important. Ces sujets sont-ils abordés lors de la formation des rabbins ? Concernant les animateurs des EEIF, savez-vous combien de faits ont été portés devant la justice ?
M. Alex Buchinger. - L'école rabbinique dispense un enseignement religieux, mais aussi général. Des cours sont assurés par des rabbins sur les faits de société, et aussi par un psychologue. Pour former les chefs spirituels des communautés consistoriales, tous les sujets quotidiens sont abordés : le soutien aux malades, la façon de se comporter face à des comportements délictueux de fidèles, etc.
Le nombre de condamnations est faible au sein de la communauté juive, pour une raison évidente : celle-ci représente moins de 1 % de la population française. Sur une vingtaine d'années, il n'y a pas eu plus d'une dizaine de condamnations lourdes pour pédophilie et, à ma connaissance, aucun rabbin consistorial n'a été condamné pour de tels faits.
M. Jérémie Haddad. - Aux EEIF, nous avons été essentiellement confrontés à des agressions de mineurs sur mineurs. Un seul cas, à notre connaissance, qui concernait des enfants de moins de dix ans, a donné lieu, en 2012, à un dépôt de plainte, laquelle a été rapidement classée, car des enfants de cet âge ne sont pas pénalement responsables. Nous avons, de notre côté, organisé en interne une cérémonie pour reconnaître ce qu'avait vécu la victime.
Le cas échéant, après avoir mis en place les procédures qu'a présentées Mme Allali, nous informons les parents, que nous laissons décider de porter plainte ou non.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Qui dispense l'enseignement dans les écoles dépendant du Consistoire ? Et qu'en est-il de l'enseignement talmudique ?
M. Alex Buchinger. - Les écoles consistoriales étant toutes sous contrat, les enseignants sont des professeurs diplômés qui dépendent de l'Éducation nationale.
Dans les écoles de Talmud Torah, les enseignants peuvent être des professeurs diplômés, mais aussi des étudiants qui ont une bonne connaissance de l'hébreu et des disciplines juives, et qui sont triés sur le volet. La responsable du recrutement pour ces écoles au sein du Consistoire a été la directrice de l'école Maïmonide, plus important établissement scolaire juif de la région parisienne, avec plus de 2 000 élèves. Il n'y a jamais eu de cas de pédophilie parmi ces enseignants.
Mme Karen Allali. - Nos animateurs, qui sont tous bénévoles, enseignent parfois aussi dans les écoles de Talmud Torah.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions pour vos très intéressantes interventions, l'éclairage que vous avez donné et la franchise de vos propos.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir monsieur Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Notre mission d'information s'intéresse aux infractions sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. On exclut donc ici les violences sexuelles sur les enfants commises au sein des familles.
Certaines violences sexuelles que subissent les enfants - on l'a vu dans l'actualité récente - peuvent être exercées dans un contexte religieux. L'Église catholique a été particulièrement mise en cause, en France comme à l'étranger, et nous avons déjà consacré plusieurs auditions à cette question. Il nous a semblé important d'entendre les autres grandes religions présentes dans notre pays, afin de dresser un tableau complet de la situation. Nous venons d'entendre les représentants du culte israélite, après avoir reçu, il y a quelques semaines, la Fédération protestante de France.
Nous aimerions que vous nous expliquiez comment le culte musulman prend en compte la problématique des infractions sexuelles sur mineurs. Avez-vous eu connaissance d'affaires et comment ont-elles été gérées ? Comment l'organisation de votre culte, bien différente de celle de l'Église catholique, vous permet-elle d'intervenir le cas échéant ? Ce sujet est-il abordé dans le cadre de la formation des imams ou des autres adultes qui peuvent être amenés à encadrer des enfants ou des adolescents ?
Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire puis nous pourrons échanger avec les autres sénatrices ici présentes.
M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman. - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre invitation et vous dire le plaisir que j'ai à intervenir au nom du CFCM sur une question cruciale, qui nous interpelle tous, mais à propos de laquelle, pour une fois, le culte musulman n'est pas le premier concerné. D'autres problématiques nous touchent plus directement...
Le CFCM a été mis en place en 2003, afin de parler au nom du culte musulman, et non des musulmans de France. Nous avons vocation à intervenir sur un certain nombre de questions relatives à la pratique du culte, que ce soit en matière de formation des imams, de construction des mosquées, d'abattage rituel, ou de pèlerinage à La Mecque, sujets pratiques qui concernent le citoyen français de confession musulmane.
Dans ce cadre, nous sommes des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, des ministères - intérieur, santé pour les aumôniers dans les hôpitaux, justice pour les aumôniers des prisons, défense pour les aumôniers militaires, affaires étrangères et tourisme pour l'organisation du pèlerinage. Le CFCM et ses antennes régionales, les conseils régionaux du culte musulman (CRCM) sont également les interlocuteurs des différentes administrations, préfectures, mairies pour jouer un rôle de facilitateur, par exemple en matière de construction d'un lieu de culte ou d'une mosquée.
Concernant la question des violences qui auraient été commises ou dont des imams ou des responsables en contact avec des mineurs dans le cadre du culte musulman se seraient rendus coupables, jamais le CFCM ou les CRCM n'ont été saisis de questions de cette nature.
Ainsi que vous le savez, il n'existe pas de clergé dans l'islam ni de hiérarchie. Les imams sont des personnes comme les autres. Ils ne sont pas soumis à une obligation de célibat et sont parfois actifs dans la vie civile. Très peu d'imams se consacrent totalement à la conduite de la prière ou à l'exercice de la fonction d'imam. On considère qu'il existe environ 2 500 mosquées ou lieux de culte musulman en France. D'après les statistiques, on compte 1 500 à 1 800 imams. Très peu sont des professionnels.
L'imam n'a donc pas de statut particulier du point de vue civil ou religieux. Ce ne sont d'ailleurs pas forcément des religieux. D'ailleurs, la question de l'imam est relativement souple dans la religion musulmane. Quand un groupe de fidèles se retrouve dans une mosquée ou ailleurs, c'est celui qui connaît le plus grand nombre de versets du Coran qui conduit la prière et devient imam. Cette banalisation fait qu'il y a très peu de cas d'agressions ou de suspicions d'agressions sexuelles.
En préparant cette audition, j'ai essayé de répertorier les quelques cas qui sont remontés à la surface, soit qu'ils aient été médiatisés ou qu'ils aient donné lieu à des poursuites judiciaires. J'en ai trouvé deux ou trois en remontant sur vingt ans. On en recense un à Mulhouse, en mai 2001. Il s'agit d'attouchements sur des fillettes de onze ans et treize ans pendant des cours d'arabe ou des cours de religion. Ceci a donné lieu à une plainte de la famille. En août 2007, en Meurthe-et-Moselle, un imam qui pratiquait des séances de désenvoûtement ou d'exorcisme a été accusé de procéder à des attouchements sexuels sur deux hommes majeurs, qui ont porté plainte. Le troisième cas, le plus récent, date de janvier 2016, et s'est déroulé aux Mureaux, où un enseignant a été accusé d'agression sexuelle sur des fillettes de onze ans pendant des cours à domicile.
Ces cas restent marginaux et ne constituent pas un sujet de préoccupation majeur pour le culte musulman, notamment en France.
Le CFCM mène-t-il une réflexion pour faire face à ce type de situation ? Vu le nombre pratiquement inexistant des cas, ceci ne fait pas partie des priorités du CFCM. Il n'existe pas de réflexion spécifique sur cette question. La consigne est cependant donnée aux responsables des mosquées, le cas échéant, de se rapprocher immédiatement des autorités compétentes, police ou justice.
Un cas a été récemment signalé dans une mosquée d'Île-de-France, où quelques femmes majeures se sont plaintes d'attouchements sexuels durant des séances de désenvoûtement. Nous avons immédiatement invité les responsables de la mosquée à procéder à un signalement auprès de la police et de la justice.
S'il n'existe pas de référent sur ces questions au sein du CFCM, une permanence administrative est cependant assurée à notre siège. Nous y recevons des appels de la part de citoyens français de confession musulmane ou de responsables de mosquée, voire d'imams, sur des questions liées à la pratique du culte. Il y a toujours possibilité de recevoir des plaintes ou des appels de personnes que l'on oriente vers des référents s'agissant de telle ou telle question, mais celles-ci ne concernent pas, pour le moment, des cas d'attouchements ou de suspicion d'agression sexuelle.
Bien sûr, il existe aussi dans les mosquées des dispositifs d'écoute. Le responsable de la mosquée est tout le temps au contact des fidèles, des parents et des familles en cas de besoin. Dans les grandes mosquées, on trouve même des cellules d'écoute dotées d'assistantes sociales. C'est le cas, par exemple, de la grande mosquée de Strasbourg, ou de la grande mosquée d'Évry-Courcouronnes. Si des cas de cette nature devaient survenir, ces cellules d'écoute pourraient servir de relais en cas de besoin.
Le CFCM informe-t-il systématiquement les autorités administratives ou judiciaires ? Pour le moment, le cas ne s'est pas présenté, mais la consigne est passée aux responsables des mosquées ou aux imams. On est parfois confrontés à des détections de cas de radicalisation où, de manière préventive, on peut être amené à sensibiliser les autorités administratives ou judiciaires en cas de menace à l'ordre public ou à la sécurité, mais pas dans le cadre d'agressions sexuelles supposées.
Concernant les actions de prévention, il faut tout d'abord dire que, dans la religion musulmane, toute relation sexuelle est très « réglementée ». La religion musulmane n'autorise aucun rapport sexuel hors mariage. Une agression de mineur par un imam constituerait en outre une circonstance aggravante. La religion musulmane ne se pose pas la question de savoir si la pédophilie est un péché ou non : c'est un terrible péché ! On franchit là en effet toutes les lignes rouges.
Certaines actions peuvent être renforcées. Le CFCM a procédé à la mise en place d'une charte de l'imam, qui exige que celui-ci respecte les valeurs et les lois de la République et modère son discours vis-à-vis des fidèles. Il doit aussi adopter un comportement irréprochable sur le plan moral. On pourrait renforcer cette charte le cas échéant.
Le CFCM a également établi une convention-type afin de préciser la relation entre l'imam et la mosquée. Aujourd'hui, cela se fait d'une manière informelle. Il n'existe pas forcément de contrat en bonne et due forme entre l'imam et la mosquée, précisant les droits et les devoirs de chacun. Cette convention-type est en train d'être généralisée. Nous y indiquons que l'imam ne doit pas procéder à certaines actions comme le fait de jouer le rôle de « rabatteur » pour l'organisation du pèlerinage à La Mecque, certains s'en chargeant moyennant finances, ou de procéder à un mariage religieux sans qu'il y ait eu un mariage civil au préalable.
La femme qui est dans ce cas de figure se retrouve en difficulté en cas de répudiation, puisqu'elle n'est pas protégée par la loi civile. C'est d'ailleurs une pratique qui est punie sur le plan pénal. Nous exigeons dorénavant dans cette convention que le mariage religieux ait lieu après le mariage civil.
On pourrait renforcer cette convention-type, mais force est de constater que les cas ne se multiplient pas. Cette question ne constitue donc pas pour nous une préoccupation s'agissant du comportement des imams ou des responsables au sein des mosquées.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Existe-t-il des lieux d'accueil de jeunes dans des camps de loisirs avec hébergement, à l'instar de ce qui se fait chez les scouts ? Comment sont recrutés les encadrants ? L'abus sexuel y est-il évoqué ?
Enfin, avez-vous connaissance de faits qui auraient pu se dérouler dans d'autres pays, notamment européens ?
Mme Marie Mercier, rapporteur. - On sait malheureusement que 20 % d'une classe d'âge subit des agressions ou des atteintes sexuelles. Vous nous avez dit que ce n'était pas une préoccupation majeure pour le CFCM, faute de signalements. Je suis malgré tout un peu surprise. Ne pensez-vous pas que cela existe, mais que la parole ne se libère pas, même dans les cellules d'écoute des mosquées, tout simplement parce que cette parole est figée et que cela ne semble pas possible pour la victime de s'exprimer, dès lors qu'elle ne serait ni entendue ni crue ?
Nous avions aussi posé la question de la prévention des violences sexuelles dans la formation des imams. Or j'ai cru comprendre que l'imam se forme lui-même. Existe-t-il un contrôle des imams que personne n'a aidés à se former ?
M. Anouar Kbibech. - S'agissant des loisirs avec hébergement, les actions de scoutisme sont prises en charge par les scouts musulmans de France, organisation affiliée à la Fédération du scoutisme qui regroupe toutes les religions. Les scouts musulmans de France sont régis par les mêmes règles que les autres scouts. Nous sommes en contact avec eux. Les scouts musulmans de France sont associés au groupe de dialogue avec les jeunes que le CFCM a mis en place depuis trois ans maintenant. Les échanges que nous avons ne font pas remonter de cas spécifiques ou de phénomène généralisé.
Les mosquées elles-mêmes organisent des sorties et des loisirs - visites au Futuroscope, au Parc Astérix ou à Disneyland, etc. Ces sorties sont encadrées par des hommes et des femmes de l'association gestionnaire du lieu de culte. Aucun cas particulier ne nous est remonté.
Est-ce dû à une absence de cas ou à une parole figée ou bridée ? Il est difficile de le dire. En tout cas, les cellules d'écoute ou les responsables des mosquées savent ce qui se passe dans leur mosquée ou leur lieu de culte. Des cas peuvent être signalés, même dans certains pays musulmans, mais la population concernée y est bien plus nombreuse qu'en France.
En France, on dénombre 2 500 lieux de culte et 1 800 mosquées, je l'ai dit. Dans certains pays musulmans, les mosquées sont au nombre de 50 000, voire 100 000, et comportent des écoles coraniques qui scolarisent des enfants en bas âge. Quelques cas ont défrayé la chronique - il ne faut pas être dans le déni - mais, là non plus, il ne s'agit pas d'un phénomène généralisé.
Globalement, c'est l'exception qui confirme la règle, et les choses se passent plutôt bien. Quant aux 20 % d'enfants qui sont touchés, j'espère que cela ne concerne pas le culte musulman...
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Il s'agit de 20 % d'une même classe d'âge.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Il y a beaucoup d'abus intrafamiliaux. Nous travaillons ici sur l'adulte qui, dans le cadre de ses fonctions, usant de son pouvoir et de l'emprise qu'il peut avoir sur l'enfant, commet des abus sexuels. On sait que la majeure partie des violences sur mineurs ont lieu dans le cadre familial. Ce n'est pas le sujet de nos auditions - sauf si vous vous avez connaissance de ce qui peut se passer dans les familles.
M. Anouar Kbibech. - La formation des imams comporte plusieurs volets, avec une formation civile et civique et une formation théologique. En matière de formation civile et civique, des diplômes ont été élaborés, depuis 2008, sous l'impulsion de l'État, d'abord avec l'Institut catholique de Paris puis avec une quinzaine d'autres universités. Nous encourageons les imams, les aumôniers et les cadres associatifs responsables des mosquées à passer ces diplômes universitaires. Il s'agit d'une formation à la laïcité, à la connaissance des autres religions et des institutions françaises, etc. C'est une formation à laquelle s'inscrivent de plus en plus d'imams. C'est une bonne chose.
La formation théologique relève de la responsabilité des fédérations et des associations musulmanes. Le CFCM a recensé huit instituts de formation des imams, dont les promotions varient de cinquante à deux cents étudiants. Un certain nombre d'imams en exercice ont suivi ces formations dans l'un de ces huit instituts, mais on ne peut dire aujourd'hui que les 1 500 ou 1 800 imams ont tous suivi à la fois le diplôme universitaire pour la formation civile et civique et une formation théologique dans l'un des huit instituts existant aujourd'hui.
La volonté du CFCM est de favoriser ces formations et de travailler sur le statut social de l'imam, sa rémunération, afin de susciter des vocations et de pouvoir disposer, à terme, d'imams franco-français. Les seuls qui sont vraiment formés sont les imams détachés des pays musulmans d'origine - Maroc, Algérie et Turquie. Il y en a environ trois cents. On est sûr de leur formation : ils sont passés par différents filtres sécuritaires et autres.
Notre volonté, en concertation avec le Gouvernement, est de renforcer la prévention dans le cadre de la formation universitaire, afin que les imams et les responsables de mosquées soient sensibilisés à ces problématiques et à l'écoute des signes de maltraitance ou d'agressions, même s'ils ne sont pas eux-mêmes potentiellement concernés.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Il en va ainsi partout. L'objet est de faire prendre conscience à la société que ce sujet existe et que chacun, à sa place, forme autour de l'enfant un maillage de protection et de détection.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Combien la population française compte-t-elle de musulmans ?
M. Anouar Kbibech. - Il n'existe pas de statistiques officielles, mais on parle de cinq millions à six millions de musulmans.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Vous avez rappelé qu'il n'existe pas de hiérarchie dans l'organisation de votre religion. On sait très bien que, dans un certain nombre de villes, on trouve des imams autoproclamés que personne ne gère. Il ne faut pas se leurrer. Vous nous avez dit qu'on dénombre environ 1 500 à 1 800 imams. On n'en connaît pas exactement le nombre, car on ne sait pas comment comptabiliser ces imams autoproclamés.
La parole se libère dans la société française, l'Église catholique a fait son mea-culpa et a accepté de parler de choses qu'elle avait enfouies pendant des années...
Mme Esther Benbassa. - Pas complètement !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Mais cela avance quand même ! Un grand pas a été franchi. Les imams sont des citoyens intégrés dans la vie civile. Est-ce que la sexualité est abordée dans leur formation ? On ne peut parler de pédophilie ou de pédocriminalité sans définir ces notions. Aborde-t-on le sujet de la sexualité au sein de la religion musulmane ? Dénonce-t-on ce qui est anormal et accepte-t-on ce qui est normal ?
J'attire également votre attention sur le fait que, dans un certain nombre de mosquées, les enfants sont accueillis sans aucun contrôle. Certains vont dans de pseudos écoles coraniques, où des accueils sont réalisés pour transmettre la religion. Qui sont les encadrants ? Comment vivent ces communautés ? On ne le sait pas.
Il est également important d'aborder un certain nombre de questions avec les fidèles de manière transparente. Avez-vous pu former les imams à l'idée qu'ils avaient un rôle à jouer dans la société sur ces sujets ? Vont-ils jusqu'à dénoncer des agressions subies par des enfants ou des jeunes filles ? Ces sujets sont-ils abordés par les trois cents imams détachés ?
Vous avez par ailleurs affirmé être attentif au fait que le mariage religieux n'ait pas lieu avant le mariage civil. Je pense qu'on en est loin du compte aujourd'hui, et que la plupart des membres de la communauté musulmane se marient religieusement avant de passer devant l'officier d'état civil ! C'est une question fondamentale dans notre société.
Mme Esther Benbassa. - Notre rôle n'est pas ici de réformer l'islam. Ce n'est pas à l'ordre du jour. Il faudrait d'ailleurs plus d'un jour pour cela.
S'agissant de la formation, on ne peut dire que beaucoup d'imams se forment à l'université. C'est complémentaire aux écoles théologiques. La formation des imams serait pourtant l'objectif à atteindre dans un avenir proche. On avait transmis un rapport à M. Cazeneuve à ce sujet, mais cela ne bouge pas assez vite.
La mosquée de Paris possède une école de formation : celle-ci pourrait être couplée avec une université parisienne, à l'image de ce qui existe en Alsace-Lorraine dans le contexte du Concordat. À Paris, il y a bien un institut protestant ! On pourrait imaginer son pendant musulman. Je ne vois pas pourquoi il y aurait un Institut catholique et pas d'Institut musulman. Je suis étonnée que nos dirigeants ne favorisent pas le dialogue avec les religions. La loi de 1905 n'a jamais interdit la liberté de culte. Je n'en connais que la version officielle, mais certains l'interprètent à leur manière.
Ces instituts, s'ils existent un jour, pourraient aussi dispenser un enseignement sur les questions sociétales touchant la sexualité et le rôle de la femme. On a parfois du mal à expliquer aux politiques qu'un imam doit apprendre la théologie et pas seulement la Marseillaise. Un rabbin doit connaître les textes sacrés et les commentaires de la Bible et du Talmud pour enseigner et « prêcher ». La formation des imams pourrait peut-être permettre une certaine ouverture. L'enseignement de la sexualité pourrait être dispensé dans les écoles déjà existantes, jumelées avec des universités laïques.
En second lieu, comment faire avec les imams « importés » ? C'est toute la difficulté. Il faut qu'ils sachent parler français et puissent enseigner la théologie - même si je ne suis ni réformiste ni pratiquante. On ne peut demander à l'islam de devenir réformiste en si peu de temps.
Ce sont des questions urgentes, car il faut endiguer la pédophilie, même si les cas ne sont pas nombreux, comme vous l'affirmez. Le vrai problème, ce sont à mon avis les imams « importés ».
Mme Françoise Laborde. - Esther Benbassa a digressé autour de la question des agressions sur mineurs, mais cela prouve l'intérêt que nous portons aux religions, dont nous cherchons à déterminer les failles en matière de surveillance.
Vous avez dit que les camps scouts ne relevaient pas de votre compétence. Ce n'est pas le cas de l'éducation à la religion, que l'on appelle, dans d'autres religions que je connais mieux, la catéchèse : il existe chez vous plusieurs formes d'apprentissage, celui du Coran, mais aussi de la langue, en lien avec le Coran, comme pour d'autres religions. Je suppose que ceci est de votre ressort. On a vu que c'est là qu'il pouvait y avoir, dans d'autres religions, ce que j'appellerais des « déviances ».
Il en existe un certain pourcentage dans toutes les institutions, qu'elles soient sportives, culturelles, ou éducatives. Il y en a donc automatiquement chez vous, même si j'ai bien entendu que la sexualité, dans la religion musulmane, apparaît quelque peu compliquée. Cela m'étonne un peu. Il y a aussi, dans la religion catholique, des gens très intégristes dans leurs pratiques. Et pourtant ! Dans le domaine de l'éducation, on peut supposer que la République cherche à préserver les enfants. Et pourtant ! Je me permets donc de vous poser la question différemment...
M. Anouar Kbibech. - Vous avez soulevé la notion d'imam « autoproclamé ». L'imam a plusieurs fonctions. La conduite de la prière est sa fonction essentielle. Lorsqu'il intervient dans une mosquée qui lui est attitrée, son rôle est beaucoup plus important. Il prononce le prêche du vendredi, donne des cours d'arabe ou de religion, conseille aussi les familles, les fidèles, etc. Il faut donc bien distinguer les deux situations. Les imams « autoproclamés » entrent surtout dans la première des deux catégories. Ils conduisent simplement la prière, le seul critère étant d'être porteur de versets du Coran.
De moins en moins d'imams « autoproclamés » sont « parachutés » dans une mosquée, « prennent le pouvoir » et orientent les fidèles. Les 2 500 mosquées de France sont de plus en plus vigilantes face au discours qui est tenu dans leur enceinte et réalisent un travail de sélection des imams. Le CFCM reçoit aujourd'hui beaucoup de demandes d'imams bilingues, puisqu'il faut maîtriser l'arabe pour conduire la prière et prononcer le prêche du vendredi, mais également le français pour communiquer avec les non-arabophones, notamment les nouveaux arrivants dans l'islam, des « Français de souche » comme on dit - encore faudrait-il définir ce que signifie ce terme - ou des musulmans d'origine africaine ou asiatique ne maîtrisant pas l'arabe. On « assainit » aujourd'hui de plus en plus la fonction d'imam pour éviter les imams « autoproclamés ».
La première étape mise en oeuvre par le CFCM est la charte de l'imam. Je vous la ferai parvenir. Vous pourrez vous rendre compte des déclarations très fortes qui y figurent. On incite aujourd'hui les imams à la signer. Il s'agit d'un engagement solennel de leur part, mais on souhaite aller encore plus loin - encore faut-il que le culte musulman, les fédérations musulmanes et les mosquées y soient prêts - et certifier les imams en mettant en place des commissions destinées à examiner leur parcours et leur formation, leur discours, leur bagage théologique, civil et civique. Ce projet est actuellement en discussion. Il faut un peu de temps pour y parvenir.
La parole se libère-t-elle assez parmi les imams, notamment par rapport à la question de l'éducation sexuelle ou de la sexualité ? Samedi dernier, le CFCM organisait un colloque, ici même, au Sénat, avec la sénatrice Nathalie Goulet, sur la question des violences faites aux femmes. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, est intervenu à l'occasion de ce colloque en soulignant l'importance de l'éducation sexuelle que dispensent les collèges et les lycées. Je pense que c'est plutôt le rôle de l'Éducation nationale d'assurer cette formation plutôt que celui des imams, qu'il faut peut-être sensibiliser eux-mêmes à cette question.
La sexualité fait malheureusement partie des sujets tabous chez certains imams, bien que le prophète ait été très ouvert sur ces questions. Il répondait aux femmes qui l'interrogeaient devant tous les compagnons réunis dans la mosquée. On doit donc aborder ce sujet dans sa globalité, comme le disait Jacques Toubon samedi dernier au sujet des violences faites aux femmes, afin d'instaurer le respect qui doit exister entre l'homme et la femme.
J'insiste sur le fait que la sexualité est autorisée chez les imams. Ce sont des hommes comme les autres. Ce n'est pas parce qu'on s'investit dans une fonction de ministre du culte qu'on évacue une question qui fait partie de la vie de chacun. L'imam peut donc se marier. D'autres religions ont pris ce chemin. Il existe aujourd'hui des pasteurs femmes, des pasteurs qui se marient, ainsi que des rabbins. Ce matin, l'archevêque de Poitiers a appelé l'Église à autoriser le mariage des prêtres. Il a indiqué que cela peut contribuer à résoudre la question des agressions sexuelles.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - C'est plus compliqué que cela. L'Église catholique gérera son problème. Nous nous intéressons pour notre part aux pédocriminels, qui peuvent être mariés. Si le mariage était la réponse à la pédocriminalité, cela se saurait ! La pédocriminalité est une déviance, un crime. Le fait de proposer la rupture du célibat ou de la chasteté est un autre sujet.
M. Anouar Kbibech. - En effet, mais je répondais à la question concernant les imams et leur comportement dans le cadre de leurs fonctions. Le fait qu'un religieux ne soit pas astreint au célibat constitue une partie de la réponse aux agressions sexuelles. Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'archevêque de Poitiers.
Concernant la dénonciation des agressions, la question de la libération de la parole est un phénomène général. On l'a vu avec #MeToo et #BalanceTonPorc. C'est un phénomène qu'il faut encourager, qu'il s'agisse des femmes ou des jeunes objets de ce type de déviances.
Les statistiques sont là. Je ne peux inventer des cas qui n'existent pas. J'ai fait une recherche objective. Je n'en ai trouvé que trois en vingt ans - même si c'est sûrement en dessous de la réalité. Il faut encourager la libération de la parole, notamment des enfants, et mettre en place des structures d'accueil et d'écoute. Il faut en donner acte aux grandes mosquées qui l'ont fait. C'est l'un des points que le CFCM a repris à son compte.
Par ailleurs, détrompez-vous madame Benbassa : la question de la réforme de l'islam est une question d'actualité. Je dirais même plus : elle fait partie de la religion musulmane. Un hadith du prophète dit que, tous les cent ans, Dieu envoie à l'ummat islamiyya - la nation islamique - celui qui renouvellera sa religion. Il faut un travail de renouvellement régulier, de contextualisation de la religion musulmane, notamment par rapport aux contextes français et européen. Dans la religion musulmane, le texte sacré est aussi important que le contexte dans lequel on vit. Le CFCM encourage ce travail de contextualisation. Nous avons mis en place un conseil religieux et un conseil théologique, composé de vingt-quatre ou vingt-cinq théologiens ou imams de France, qui sont amenés à réfléchir à cette question.
La formation des imams est, dans ce cadre, fondamentale, vous avez tout à fait raison de le souligner. Le couplage de la formation théologique avec des formations civiles et civiques est en train de se réaliser. La grande mosquée de Paris a signé un accord avec La Sorbonne à cette fin. Il en va de même à Lyon. Il s'agit de faire bénéficier les futurs imams du statut d'étudiant pour leur offrir un certain nombre de facilités durant leur scolarité. Coupler la formation civile et civique en université avec la formation théologique l'autorise.
La question d'une université musulmane ou islamique à Strasbourg est un peu l'Arlésienne. On en parle depuis des années. Le CFCM a toujours été ouvert à ce type de démarche. On nous dit cependant que le Concordat ne reconnaît que les religions présentes en 1905 et pas forcément l'islam. Il faut néanmoins adopter une lecture libérale et intégrer au Concordat les religions arrivées après cette date.
Pour ce qui est des imams « importés », que nous qualifions quant à nous d'imams détachés par des pays musulmans, ils restent des fonctionnaires de leur pays d'origine. D'après les conventions, ils sont là pour quatre ans et doivent rentrer chez eux au bout de ce laps de temps. On demande aujourd'hui qu'ils reçoivent une formation à la langue française, qu'ils maîtrisent la langue et connaissent également le contexte français. Les imams sont aujourd'hui amenés à être détachés par le Maroc, l'Algérie ou la Turquie. Des fonctionnaires français du ministère de l'intérieur ou des enseignants vont dans ces pays pour dispenser aux imams des modules de formation.
Le dernier point concerne la question de l'éducation. Les imams, comme je l'ai déjà dit, peuvent assurer la formation à l'arabe ou à la religion. C'est en quelque sorte l'équivalent de la catéchèse qui existe dans la religion catholique. Aujourd'hui, force est de constater qu'il n'existe pas de remontées sur des faits d'agression sexuelle. Il faut peut-être inciter à une plus grande libération de la parole pour rendre les choses plus transparentes et plus faciles.
Ces points sont cependant étudiés de très près. Je parle là des formations qui ont lieu dans des mosquées ou dans des associations qui ont pignon sur rue. Le CFCM combat bien sûr les formations sauvages qui peuvent avoir lieu dans des appartements ou des caves.
Ce n'est pas une question d'agression sexuelle, mais d'agression religieuse, de conception, d'interprétation et d'enseignement. Le CFCM a proposé une formation laïque au fait religieux dans les collèges et les lycées, afin que tous les enfants, musulmans, chrétiens, juifs ou même non-croyants, puissent être éduqués à l'altérité, notamment l'altérité religieuse, dès leur plus jeune âge. L'enseignement laïc du fait religieux par l'Éducation nationale marquerait un coup d'arrêt à ce type d'« écoles coraniques » ou de formations qui, parfois, peuvent pulluler. Le CFCM est mobilisé autour de cette question.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je trouve que le fait d'instaurer un lieu d'écoute à l'intérieur des mosquées est une bonne solution, mais j'insiste sur la difficulté que constitue, pour toutes ces structures, le recueil de la parole de l'enfant, qui nécessite une formation spécifique. Au fil de nos auditions, ceux qui sont censés pouvoir recueillir cette parole - enseignants, médecins, avocats - ont bien souligné cette difficulté. J'insiste pour que ces cellules revêtent un caractère pluri-professionnel pour permettre à l'enfant de se libérer, dans son propre intérêt.
Merci de cet échange.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de représentantes du ministère de la culture
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous recevons, pour notre dernière audition de l'après-midi, deux représentantes du ministère de la culture, Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire en charge d'une mission sur l'égalité, la diversité et la prévention des discriminations auprès du secrétaire général du ministère de la culture, et Mme Florence Touchant, adjointe au sous-directeur de l'emploi, de l'enseignement supérieur et de la recherche, à la Direction générale de la création artistique (DGCA).
Comme vous le savez, notre mission d'information étudie les politiques de lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, ce qui exclut les violences sexuelles sur enfants dans un cadre familial.
Après nous être intéressé à l'enseignement scolaire, aux accueils collectifs de mineurs ou à l'univers du sport, il nous a paru important de nous pencher également sur le secteur culturel. Certains établissements d'enseignement artistique, dans le domaine de la danse et de la musique accueillent des élèves mineurs et ne sont donc pas à l'abri de ce type de problèmes.
En début d'après-midi, nous avons reçu les représentants de la Fédération française de l'enseignement artistique et des Conservatoires de France, qui nous ont déjà apporté un premier éclairage.
Le point de vue du ministère de la culture nous intéresse pour mieux comprendre les règles juridiques qui encadrent les activités d'enseignement Comment les contrôles sont-ils effectués au niveau du recrutement des enseignants ? Comment une situation d'agression sexuelle ou de soupçon d'agression est-elle traitée ? D'une manière générale, la prévention des infractions sexuelles qui peuvent concerner les mineurs, mais aussi les adultes, fait-elle partie des axes de travail de votre ministère ?
Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant d'échanger de manière interactive.
Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l'égalité, à la diversité et à la prévention des discriminations. - Merci de cette occasion que vous nous offrez à toutes deux de vous exposer le point de vue et la démarche du ministère de la culture. Florence Touchant, dans un moment, vous présentera l'action spécifique de la DGCA, notamment dans le champ de l'enseignement, dont elle a la charge.
Je commencerai mon propos en vous exposant un point de vue plus global, qui implique la totalité des services du ministère de la culture, dans toutes ses dimensions, puisque nous avons engagé, voilà maintenant environ deux ans, une action très ambitieuse et déterminée en matière de prévention des risques de discrimination de toute nature dans le but de promouvoir non seulement la diversité, mais également l'égalité entre les femmes et les hommes. Cette démarche nous a permis d'obtenir les deux labels de l'Afnor « diversité » et « égalité ». À la faveur de la politique que nous avons mise en place pour obtenir ces deux labels, nous avons enclenché toute une série de démarches, qui nous ont permis de nous outiller de façon beaucoup plus rigoureuse et efficace que par le passé.
En effet, cette démarche de prévention des discriminations, d'égalité entre les femmes et les hommes, mais également de prévention des risques de violence et de harcèlement sexuels et sexistes, pratiques malheureusement assez fréquentes et répandues dans l'ensemble de nos secteurs, nous a poussés à nous intéresser, en interne, aux équipes du ministère de la culture, de ses opérateurs publics, des services à compétence nationale, mais également à la manière de nous prémunir mieux que précédemment contre tous les risques de discrimination au sens large dans l'ensemble des politiques culturelles.
Nous avons porté un regard particulièrement attentif sur nos écoles d'art, d'architecture, la FEMIS dans le domaine du cinéma, les deux conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon, qui relèvent directement de la tutelle du ministère de la culture. Il nous a semblé indispensable de faire en sorte que l'ensemble de ces établissements - on en compte 99, qui représentent entre 35 000 et 37 000 étudiantes et étudiants - soit bien mieux outillé pour faire prévaloir l'égalité et la non-discrimination dans le cadre des enseignements, les équipes pédagogiques et administratives, mais également à l'égard des étudiantes et des étudiants.
On sait pertinemment que les stéréotypes de genres, tout comme ceux liés à l'orientation sexuelle, à l'origine ethnique, sociale, au lieu de résidence ou d'autres critères encore, comme le handicap, l'état de santé, sont encore aujourd'hui véhiculés dans la manière même dont on conçoit des parcours pédagogiques. Si, dans nos établissements d'enseignement, on constate que les filles sont majoritaires - elles représentent à peu près 60 % des élèves - il n'en reste pas moins que le taux d'évaporation est ensuite considérable, puisqu'on ne les retrouve dans les métiers auxquels préparent ces écoles qu'à hauteur de 30 %, 35 %, voire 40 %.
Lorsque nous avons outillé nos établissements d'enseignement supérieur de fiches juridiques, d'outils de signalement des situations de harcèlement ou de violences sexuelles et sexistes, nous nous sommes rendu compte qu'il existait une chape de plomb sur le sujet et qu'en parallèle, la parole, pour autant qu'elle s'exprime, n'était guère entendue.
Depuis maintenant deux ans environ, nous avons mis à disposition de l'ensemble des équipes de direction et des écoles tout un outillage juridique, une cellule d'écoute, d'alerte et de traitement des situations de discrimination, de violence et de harcèlement sexuel et sexiste. Nous avons mené une politique déterminée, que le ministre Franck Riester, comme Françoise Nyssen à l'époque, ont mené avec détermination pour appliquer une politique de « tolérance zéro » à l'égard de toutes les dérives que nous constatons.
Il se trouve que, dans mes fonctions de haute fonctionnaire à l'égalité et à la diversité, je suis saisie de façon extrêmement fréquente, une à deux fois par semaine au moins, la plupart du temps par des directions d'établissements d'enseignement qui signalent des faits répréhensibles, et qui ont besoin d'un accompagnement pour traiter chacun des cas signalés.
J'émettrais toutefois un bémol par rapport à l'objet même de cette mission : les cas qui nous sont remontés par les cellules Allo Discrim, Allo sexisme ou directement concernent des étudiantes et des étudiants majeurs. Pour autant, il nous semble que cet outil peut servir à d'autres, comme l'Opéra national de Paris et son école de danse. C'est l'un des établissements qui a accepté de postuler aux deux labels et qui les a obtenus. Il s'est montré particulièrement sensible aux difficultés particulières que les élèves pouvaient rencontrer soit dans le corps de ballet - dont la presse s'est fait l'écho voilà quelques mois -, soit à l'école de danse. L'outillage que nous avons mis à sa disposition nous semble constituer un certain garde-fou, même s'il n'est pas totalement efficace.
Mme Florence Touchant, adjointe au sous-directeur de l'emploi, de l'enseignement supérieur et de la recherche de la Direction générale de la création artistique. - Quatorze établissements publics nationaux relèvent de la DGCA. Seuls trois d'entre eux sont concernés par l'accueil de mineurs, les deux conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon et l'école de danse de l'Opéra de Paris, où les élèves commencent souvent fort jeunes.
En revanche, pour ce qui est du Conservatoire national supérieur d'art dramatique, les élèves sont souvent plus âgés. Il en va de même pour l'école du cirque et les écoles d'arts plastiques. On est donc assez peu concernés par les mineurs.
On pourrait cependant recourir à l'outillage mis en place à l'initiative d'Agnès Saal et du secrétariat général en cas d'atteinte sur mineurs. Pour l'instant, il n'y a pas eu de signalement de ce type. Une attention particulière est toutefois portée à ces sujets chaque fois que l'on rencontre les directeurs de ces établissements, le corps professoral et les étudiants, à qui l'on demande de signaler tout manquement.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Vous avez répondu de façon très précise par écrit à notre questionnaire La boîte à outils que vous avez élaborée pourrait être intégrée à nos préconisations, si Mme la présidente en est d'accord. Notre rôle, en matière de protection des mineurs, consiste aussi à proposer des solutions.
Mme Agnès Saal. - Ce serait un honneur que de pouvoir servir votre cause en mettant à disposition tout ce que nous avons réalisé - chartes égalité, outillage juridique, fiches, modalités de saisine des cellules...
Mme Catherine Deroche, présidente. - En l'adaptant à la situation. Les faits existent indéniablement et défraient la chronique lorsqu'ils surviennent, mais il existe des « trous dans la raquette ». J'ai ainsi, dans mon département, le cas très récent d'un éducateur sportif employé par une commune qui avait été condamné en 2005, ce que la mairie ignorait. Un maillage pluri-professionnel doit entourer le parcours de l'enfant, qui doit être placé au coeur du dispositif, afin que la vigilance, la connaissance des sujets et la capacité à entendre les victimes soient optimales. La formation est capitale dans ce domaine. Il faut parfois penser l'impensable, savoir que cela existe et former au mieux les adultes pour protéger les enfants.
Mme Annick Billon. - Toute expérimentation, quel que soit le sujet, est bonne à prendre. L'avez-vous déjà partagée avec d'autres services publics ? Avez-vous d'ores et déjà enregistré des changements ? Je trouve l'idée de Mme le rapporteur excellente : on ne va pas inventer des choses si elles existent déjà.
Mme Agnès Saal. - Nous avons beaucoup diffusé l'outillage, soit de notre propre chef, soit à la demande. Nous travaillons dans un réseau interministériel particulièrement dense. Nous avons, avec le ministère de l'Éducation nationale et le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, des relations de travail extrêmement étroites, au point que la dernière campagne contre les violences et le harcèlement sexuel et sexiste dans l'enseignement supérieur a été conçu et financé conjointement. Il nous a semblé que nous partagions les mêmes enjeux et que les étudiants, qu'ils soient à l'université ou dans nos écoles constituaient la même population. La plupart du temps, les retours ont été très positifs en termes d'utilisation.
On a là un tronc commun dont nos propres écoles se sont emparées pour les adapter à leurs propres spécificités. La charte égalité de la FEMIS ne ressemble pas forcément tout à fait à la charte égalité du Conservatoire national supérieur d'art dramatique. Pour autant, les grands chapitres sont les mêmes, mais adaptées à chaque établissement. Si vous souhaitez vous emparer de l'outillage que nous avons mis en place, ce sera pour nous une opportunité formidable de diffuser ce travail.
Mme Catherine Deroche, présidente. - On a l'impression que la procédure de transmission ne se fait pas toujours comme il faut, et c'est alors que l'« accident » se produit.
Plus tôt les faits pourront être dénoncés, plus tôt la parole de l'enfant pourra se libérer, plus on facilitera sa reconstruction. L'objectif, au-delà des textes qui existent, est d'arriver à bien situer le parcours de la victime avant, pendant et après.
Mme Agnès Saal. - J'ajoute que, dans nos établissements, la loi du silence et une forme de tolérance ont prévalu pendant des décennies. Aujourd'hui, nous engageons des procédures disciplinaires lourdes à l'égard d'enseignants réputés dans leur discipline, que ce soit dans les écoles d'architecture ou dans les écoles d'art. C'est la première fois qu'on pointe le caractère intolérable et inadmissible de comportements qui, inévitablement font prévaloir une forme de domination de la part de l'enseignant - la plupart du temps ce sont des hommes - qui, d'une certaine manière, tient le devenir professionnel des jeunes gens auxquels ils enseignent dans ses mains.
On dit qu'il existe un esprit propre à telle ou telle grande école d'art : non, ce sont des délits pénaux, appelons les choses par leur nom ! C'est la première fois que l'on met le doigt sur leur caractère pénalement répréhensible et disciplinairement sanctionnable.
Le simple fait que des procédures soient engagées auprès du procureur de la République et de l'administration de la culture constitue un signal fort. Cela marque un coup d'arrêt par rapport à des pratiques qui, jusqu'à présent, étaient considérées comme une forme de folklore local.
Mme Florence Touchant. - On retrouve là l'idée du « gourou » et autres clichés.
Ce qui est important, c'est que l'ensemble des usagers des établissements s'en soient emparés, qu'il s'agisse des étudiants, des enseignants, des administratifs ou de la direction. Ceci a fait l'objet de concertations, de discussions, etc. D'un seul coup, on a collectivement pris conscience que ce n'était pas acceptable, qu'il fallait le dénoncer. Pédagogiquement, cela a été très utile. Cela modifie un peu les choses.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Cette emprise mentale pèse à la fois sur l'enfant et sur les familles, qui voient dans le « maître » celui qui va mener l'enfant vers une carrière formidable. C'est également le cas dans le domaine sportif et dans l'Église catholique.
Merci beaucoup.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 30.