Jeudi 12 juillet 2018
- Présidence de M. Yves Daudigny, président -
La réunion est ouverte à 9 h 5.
Audition de M. Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), Mmes Anne Carpentier, directrice des affaires pharmaceutiques, Fanny de Belot, responsable des affaires publiques et Annaïk Lesbats, chargée de mission affaires publiques, représentants du syndicat Les entreprises du médicament (LEEM)
M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition du syndicat professionnel Les entreprises du médicament (LEEM), dont je remercie ses représentants d'avoir répondu à notre invitation.
Après avoir entendu des acteurs de la chaîne de distribution, dont des grossistes-répartiteurs et des pharmaciens, l'audition des représentants des fabricants nous donne l'occasion de nous pencher sur le rôle des acteurs de l'offre dans la prévention et la gestion des ruptures de stock de médicaments. Parmi les principales causes de ruptures figurent les incidents de production et les défauts de qualité, la fragilité de l'approvisionnement en matières premières, désormais majoritairement fabriquées en Chine et en Inde, mais aussi une production à flux tendu destinée à limiter les coûts de production.
Il sera intéressant que vous nous expliquiez comment l'industrie pharmaceutique entend concilier ses obligations éthiques dans la production d'une offre continue de médicaments destinée à assurer la meilleure qualité de soins à nos concitoyens, et une économie mondialisée et concurrentielle du médicament qui pèse de plus en plus sur les stratégies industrielles et commerciales des laboratoires. Sans doute la multiplication des ruptures de stock est-elle le signe d'un marché du médicament « à bout de souffle », qu'il est nécessaire de mieux réguler dans l'intérêt supérieur de la santé publique, au niveau non seulement national, mais également européen.
M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Mesdames, monsieur, vous avez reçu un questionnaire fourni, qui pourra servir de trame à cette audition, auquel nous vous remercions de bien vouloir répondre par écrit. Je souhaite vous poser quelques questions liminaires qui vous paraîtront peut-être directes, mais qu'il m'apparaît crucial d'éclaircir à la suite des auditions que nous avons déjà conduites.
Comment expliquez-vous que les pénuries de médicaments aient connu une augmentation très significative en 2013 puis en 2018 ?
Plusieurs des intervenants que nous avons déjà entendus nous ont indiqué que ces pénuries pouvaient résulter de phénomènes de marché, les laboratoires privilégiant la vente de leurs produits dans les pays en offrant le meilleur prix. Confirmez-vous ce constat ?
Selon vous, le phénomène des exportations parallèles joue-t-il un rôle dans les pénuries de médicaments constatées sur notre territoire ? Disposez-vous d'une estimation de leur importance ?
De l'avis de plusieurs personnes auditionnées, les premiers plans de gestion des pénuries (PGP), mis en place à la suite de la loi « Santé » de 2016, seraient très peu opérationnels, voire vides. Quelles sont les difficultés rencontrées par les laboratoires dans leur mise en place ?
M. Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques et de la RSE du LEEM. - Je tiens en propos introductif à souligner la dimension extrêmement sensible de la question de la pénurie de médicaments pour l'industrie du médicament, au titre du LEEM que je représente ici. Aussi, nous avons été soucieux de mener en 2012, pour la mise en oeuvre du décret sur les ruptures et pénuries, un travail de concertation avec l'ensemble des acteurs de la chaîne. Il est en effet important de considérer la chaîne de façon holistique, depuis les sites de fabrication, effectivement parfois très éloignés de notre territoire, en passant par les unités de production des industries du médicament et par les acteurs de la mise à disposition de produits que sont les industriels du médicament, jusqu'aux grossistes-répartiteurs et aux pharmacies.
Nous avions donc eu à l'époque des échanges fournis avec tous ces acteurs, qui n'ont pas perduré après la rédaction du décret. Depuis près d'un an, nous avons réactivé nos relations, de façon bilatérale, avec des acteurs de la chaîne de distribution en France, afin de trouver des solutions à la problématique des pénuries et des ruptures.
Dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé, qui s'est réuni mardi dernier sous l'égide du Premier ministre, nous avons porté deux mesures sur les problématiques de pénuries et de ruptures de stock, notamment pour les anticancéreux et les antibiotiques, afin de trouver des solutions collectives avec l'ensemble des acteurs, et notamment la puissance publique.
Un différentiel de prix octroyé, d'ailleurs pas nécessairement en France, à un produit lors de la phase finale de mise à disposition de celui-ci a un impact important sur l'ensemble des acteurs, qui ont des marges relativement limitées. Pour l'industrie du médicament, les coûts de production de certains produits sont devenus difficiles à couvrir, ce qui se répercute assez rapidement sur le coût d'achat des matières premières. Cette chaîne de valeur doit aussi être considérée dans son ensemble.
Enfin, nous voulons battre en brèche une idée, qui circule même auprès des acteurs concernés, selon laquelle les entreprises du médicament organiseraient des ruptures de stock lorsque les politiques économiques et tarifaires ne leur conviendraient pas. Je peux en témoigner au titre du LEEM et des entreprises que je représente : c'est absolument faux. Les entreprises du médicament s'engagent avant tout à mettre à disposition des produits de santé, dans un cadre éthique, en respectant un certain nombre de normes de qualité et de sécurité. Les politiques de prix qui y sont associées permettent de faire fonctionner l'ensemble de la chaîne. J'insiste, je n'ai pas eu connaissance de cas de rupture de stock organisée de façon volontaire et délibérée pour des raisons tarifaires. Il arrive que des ruptures soient consécutives à des discussions économiques, d'ailleurs pas nécessairement sur le territoire français. Elles sont portées à la connaissance des pouvoirs publics, mais ne sont jamais sciemment décidées par une entreprise médicale.
Nous sommes en train de conduire une enquête auprès des adhérents du LEEM pour identifier les causes de ruptures de certains produits et esquisser des solutions. Nous pouvons vous donner pour l'instant, de façon très préliminaire, quelques éléments chiffrés, car nous n'aurons les résultats complets de cette enquête qu'à la fin de l'été. Nous vous les transmettrons volontiers.
Mme Anne Carpentier, directrice des affaires pharmaceutiques (LEEM). - Les travaux du LEEM se sont focalisés sur les pénuries de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), et plus particulièrement sur les ruptures de stock survenues en 2017, qui ont été au nombre de 530 selon l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Les premières analyses montrent que, pour 20 %, il s'agissait de tensions d'approvisionnement n'ayant pas donné lieu à des ruptures sèches de marché. Sur ces 530 ruptures, un certain nombre de médicaments ne sont pas considérés comme des MITM par les industriels, mais ceux-ci les ont malgré tout déclarés à l'ANSM : ce léger phénomène de surdéclaration témoigne de l'importance que les entreprises portent au suivi des produits. La durée moyenne des ruptures est de douze semaines, avec une médiane à sept semaines.
Point extrêmement important, la moitié des médicaments concernés sont des médicaments injectables, signe que ces ruptures ont affecté davantage l'hôpital que la médecine de ville. Par ailleurs, environ 40 % des médicaments signalés à l'ANSM comme étant en tension ou en rupture faisaient l'objet de PGP.
La liste des MITM concerne plus de la moitié des médicaments commercialisés : il n'est donc pas étonnant que le pourcentage de PGP ne soit pas de 100 % pour les MITM.
Les aires thérapeutiques sont, sans surprise, celles sur lesquelles nous focalisons plus particulièrement nos travaux : les antibiotiques, les anticancéreux et un certain nombre de médicaments du système nerveux.
M. Thomas Borel. - Globalement, nous n'avons pas noté d'évolution majeure des aires thérapeutiques entre l'enquête menée voilà trois ans et celle que nous avons conduite récemment : il s'agit toujours des antibiotiques, des traitements anti-infectieux de façon générale, y compris les vaccins, des anticancéreux et des traitements du système nerveux.
Mme Sonia de la Provôté. - Qu'entendez-vous par traitements du système nerveux ?
M. Thomas Borel. - Les traitements antiparkinsoniens.
Les PGP, prévus dans le cadre des décrets d'application de la loi de modernisation de notre système de santé, ont été mis en oeuvre pour à peu près 40 % des MITM, selon les premiers résultats de notre enquête. Il faut être vigilant sur ce qui pourrait apparaître comme une obligation de résultat, mais qui est en fait une obligation de moyen.
Selon les textes, les PGP servent à documenter des actions à mettre en oeuvre pour des produits sur lesquels des tensions sont susceptibles de survenir, compte tenu notamment de la place du produit, de sa part de marché et des alternatives thérapeutiques existantes. Cela signifie concrètement qu'un ensemble d'actions sont listées et déclinées par l'entreprise pour faire face à une éventuelle pénurie. Ces actions ne résolvent pas en elles-mêmes la pénurie lorsqu'elle survient. Elles peuvent prendre la forme d'une alternative thérapeutique ou du remplacement d'une chaîne de production par une autre.
Mme Anne Carpentier. - Le PGP décrit l'ensemble des mesures destinées à pallier et à prévenir les pénuries futures. Il a pour essentiel intérêt de permettre de déclencher rapidement la mise en oeuvre de ces mesures lorsqu'une pénurie se profile. Il identifie au départ les stocks disponibles, les seuils d'alerte, la chaîne de communication interne au laboratoire et la cellule de crise à mettre en place dès la survenue d'une pénurie.
Le plan permet aussi d'identifier d'éventuels autres sites de fabrication et les alternatives à mettre en place, ainsi que les modalités de mobilisation d'autres stocks, par exemple, en les important d'autres pays. Il vise également à mettre en oeuvre un certain nombre d'actions de communication, telles que la mise en place de documents d'information destinés aux patients et aux professionnels sous la forme de questions-réponses et l'existence d'un numéro vert.
Il permet surtout d'identifier les cibles pertinentes à informer afin de les sensibiliser aux mesures à prendre en cas de pénurie.
M. Thomas Borel. - Il faut bien distinguer les causes nationales des causes internationales. La mise en tension de l'ensemble de la chaîne du médicament s'explique par une demande croissante, en volume, d'un certain nombre de produits, résultant d'évolutions démographiques ou épidémiologiques, à l'instar de la généralisation des antibiotiques à un plus grand nombre de pays, mais aussi par le niveau limité des stocks. D'autant que, au niveau mondial, de plus en plus de produits sont issus d'une seule et même unité de production : c'est vrai pour des produits biologiques et hautement sophistiqués, qui requièrent des normes de production très pointues, comme pour des produits chimiques.
Sur le plan opérationnel, cette tendance à l'unicité de la chaîne de production entraîne des complications, étant donné que chaque unité de production, une fois par an, organise un fléchage des allocations de stocks pays par pays. Lorsque apparaît une tension, voire une pénurie, sur une zone géographique particulière, il est compliqué de réallouer des produits aux stocks si limités.
Mme Anne Carpentier. - Du fait de l'absence d'harmonisation, à l'échelon internationale, des autorisations de mise sur le marché, les produits ne sont pas rigoureusement les mêmes en termes de composition et de présentation. D'où la difficulté de les réallouer d'un pays à un autre ou d'une région du monde à une autre. Au sein même de l'Europe, il arrive que les produits les plus anciens ne soient pas rigoureusement identiques.
Mme Sonia de la Provôté. - Existe-t-il des stocks tampons pour pallier les conséquences d'épidémies éventuelles ou d'événements sanitaires imprévus ?
M. Thomas Borel. - Tout dépend des champs thérapeutiques concernés. Dans le cas des antibiotiques, les sites de production sont en mesure de répondre à des demandes anticipées. Des stocks tampons sont systématiquement constitués pour gérer au mieux les aléas de production tels que la destruction de lots non conformes, mais ceux-ci sont nécessairement limités, compte tenu des contraintes liées aux dates de péremption. La chaîne est donc à flux tendu.
M. Yves Daudigny, président. - Est-ce le mode de fonctionnement général de l'économie qui impose ces flux tendus ?
M. Thomas Borel. - Qu'il y ait une dimension économique à cela, sans aucun doute. Il y a aussi une dimension opérationnelle : il est difficile de mettre en place des unités de production en back-up sur un certain nombre de produits pharmaceutiques pour répondre à des épisodes de rupture ou de pénurie. À l'exigence liée aux normes de qualité et au haut degré de spécialisation viennent parfois s'ajouter des contraintes environnementales.
Dans le domaine du vaccin, sensible dès qu'il est question de rupture ou de pénurie, il faut cinq à sept ans pour installer une unité de production. La production d'un vaccin, depuis la décision de développement jusqu'à la mise à disposition, prend entre six et vingt-quatre mois, selon les valences, et 70 % du temps de production est alloué à l'application des normes de contrôle qualité. Sur des chaînes de production si complexes, l'enjeu est non seulement économique, mais également technique et technologique.
Pour les vaccins, un double contrôle qualité est effectué, par l'industriel et par des organismes externes. C'est tout à fait compréhensible au regard des impératifs de sécurité. Simplement, les normes existantes en matière de libération de lots de vaccins diffèrent selon les zones géographiques.
Au-delà de cette mise en tension et de cette complexification de la chaîne de production, force est de constater une raréfaction des fournisseurs de principes actifs. Pour certains produits, on ne compte parfois qu'un ou deux fournisseurs sur le plan mondial, ce qui a une incidence majeure sur la chaîne de production industrielle aval. Dans le domaine de l'antibiothérapie injectable par exemple, il existe un fournisseur d'un certain nombre d'antibiotiques qui se trouve en Chine : il est compliqué pour un opérateur en France ou en Europe d'être en capacité de répondre lorsque le fournisseur de principes actifs traite avec plusieurs opérateurs dans le monde et doit satisfaire différentes normes de qualité.
Par ailleurs, l'inflation normative n'est pas toujours simple à gérer, et pas seulement en France. Quand les normes diffèrent selon les endroits du monde, il est compliqué de libérer des lots de vaccins dans des délais plus courts, alors que la tension et la demande sur la chaîne ne font que croître, pour de bonnes raisons, d'ailleurs, puisqu'il s'agit d'assurer la prévention vaccinale la plus large possible.
Le nouveau règlement européen sur la sérialisation du médicament en vue de lutter contre d'éventuelles falsifications aura évidemment un impact sur la chaîne de production, sur le plan tant technique qu'économique.
Mme Anne Carpentier. - À partir de février 2019, le code Datamatrix figurant sur chaque boîte de médicament de prescription médicale obligatoire devra ainsi contenir un numéro de série unique en plus des informations habituelles, comme le numéro du lot. Ce numéro de série sera attribué de façon aléatoire, de façon à éviter les contrefaçons, étant entendu qu'il n'y a pas de produit contrefait dans le circuit légal en France. Le temps que de telles modifications au niveau des systèmes d'impression soient mises en place, il faudra suspendre les lignes de fabrication. Déjà, en 2017, plusieurs ruptures de stock de MITM avaient été liées à l'arrêt de certaines lignes de production.
M. Thomas Borel. - Il s'agit non pas du tout de remettre en cause l'intérêt de la mesure, que soutient l'industrie du médicament, mais de souligner les effets importants qu'elle peut induire, d'un point de vue industriel, sur des chaînes de production.
Autre exemple similaire : l'obligation d'apposer un pictogramme représentant une femme enceinte sur les boîtes de médicaments. Là encore, l'intérêt de la mesure n'est pas en cause. Simplement, les pouvoirs publics ont probablement sous-estimé la complexification que cela pouvait entraîner sur la chaîne de production. Nous avons alerté le ministère et l'ANSM, car il ne faudrait pas que ce type de mesure de santé publique ait un impact excessif et emporte un risque potentiel de rupture de stock.
J'en viens aux recommandations que nous souhaitons formuler.
Il est un sujet important : le partage d'informations entre les acteurs, notamment au niveau national. Dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé, nous avons réfléchi aux moyens d'améliorer les conditions d'information entre les industriels, les acteurs de la chaîne aval et l'Agence du médicament lorsque apparaissent des tensions sur des produits d'intérêt thérapeutique majeur, donc pour lesquels on considère qu'il y a un risque de santé publique important.
Les industriels du médicament sont réglementairement contraints de transmettre aux professionnels de santé une note d'information sur chaque médicament, connue sous l'acronyme DHPC, dont l'efficacité est très limitée parce que peu lue. Dès lors que l'industriel est en capacité d'identifier une tension, mais pas nécessairement une rupture, le circuit d'information devrait pouvoir être mieux organisé. Prévenir, c'est aussi informer correctement les utilisateurs, professionnels comme patients.
Sur le champ réglementaire, il convient de traiter le plus rapidement possible toute variation d'autorisation de mise sur le marché (AMM). Peut-être faut-il pour ce faire envisager des procédures d'urgence.
Sur le plan fiscal, à l'échelon européen, il faudrait songer à renforcer les mesures fiscales susceptibles de permettre le rapatriement d'un certain nombre d'unités de fabrication de matières premières en Europe. C'est ce que l'on appelle la diplomatie des matières premières : évitons de nous retrouver avec une seule unité de production située en Inde ou en Chine.
Sur le plan économique, deux problématiques existent, relatives aux marchés hospitaliers et à la fixation des prix des médicaments en ville. S'agissant des marchés hospitaliers, il faudrait réfléchir à la mise en place d'appels d'offres modifiables, attribués à plusieurs fournisseurs potentiels, notamment pour les produits à risque de rupture et considérés comme ayant un intérêt de santé publique majeur. S'agissant de la fixation des prix des produits destinés au circuit de ville, l'accord conventionnel conclu entre les industries du médicament et le Comité économique des produits de santé (CEPS) prévoit des dispositions de nature à permettre une revalorisation tarifaire d'un certain nombre de produits d'intérêt de santé publique. Nos adhérents regrettent que ces dispositions ne soient pas suffisamment mises en oeuvre. Il conviendrait d'instaurer une mission d'appui économique pour améliorer le dispositif.
M. Pierre Cuypers. - Les modifications des conditions de marquage et d'impression des boîtes de médicaments relèvent de procédures purement techniques. J'ai du mal à comprendre que les industriels ne puissent pas les anticiper et minimiser leurs conséquences sur l'arrêt de la chaîne de fabrication et le volume des stocks.
Mme Anne Carpentier. - Nous parlons des lignes de conditionnement, pas des lignes de fabrication des produits en vrac. Entre la mise en oeuvre, la qualification opérationnelle et la validation, le processus prend quatre à six semaines, ce qui est loin d'être négligeable.
Mme Patricia Schillinger. - La fabrication des médicaments et, surtout, la constitution des stocks constituent un véritable enjeu économique. Dans cette « guerre » des médicaments, les patients, comme les médecins et les hôpitaux, sont véritablement pris en otage et se procurer certains médicaments s'apparente à un vrai parcours du combattant.
La pénurie de médicaments et de vaccins est beaucoup plus prononcée dans la ruralité qu'en ville. J'habite dans le Haut-Rhin et il faut parfois traverser la frontière pour trouver ce que l'on cherche. Les modes de négociation des tarifs des médicaments favorisent la pénurie.
M. Thomas Borel. - Il y a indéniablement un sujet économique, tant la chaîne de production d'un médicament est nécessairement complexe. Le coût de production de certains produits est d'ailleurs supérieur à leur prix de vente. Néanmoins, le sujet n'est pas qu'économique. La problématique d'une mise à disposition équitable sur l'ensemble du territoire est davantage liée au fonctionnement de la chaîne de répartition et de distribution, sur lesquelles l'industrie du médicament a peu de prise, voire pas du tout.
Mme Anne Carpentier. - En ce qui concerne les problèmes de disponibilité à l'hôpital, outre la massification des appels d'offres, évoquée par Thomas Borel, il importe que les cahiers des charges soient beaucoup plus précis sur les volumes nécessaires pour une année et sur le cadencement des livraisons. Aujourd'hui, il est matériellement impossible d'anticiper l'ampleur de la demande. Faute d'un travail en partenariat et de visibilité en amont, point de stocks supplémentaires et c'est la course infernale aux produits, surtout si se produisent des ruptures en cascade.
M. Yves Daudigny, président. - Pour ce qui est des médicaments innovants, je vous invite à lire le rapport sénatorial publié récemment sur le sujet. Le mécanisme de fixation des prix peut expliquer que, pendant des mois, voire une année, un médicament innovant soit disponible en Allemagne, par exemple, mais pas en France.
Pour les médicaments mis à disposition depuis plus longtemps, il n'y a aucune explication objective au fait qu'ils puissent n'être disponibles qu'en Allemagne, pour reprendre cet exemple, en Suisse ou au Luxembourg.
M. Thomas Borel. - Nous avons eu l'occasion d'être auditionnés dans le cadre de la préparation du rapport que vous évoquez. Effectivement, la disponibilité des médicaments innovants est un sujet à part. En l'espèce, nous parlons de produits matures, pour lesquels des différentiels de prix significatifs peuvent être observés entre la France et d'autres pays d'Europe. Dans le cas des vaccins, sur une dizaine de valences, la France a les plus bas prix sur au moins les deux tiers d'entre elles, par comparaison aux quatre pays de référence que sont l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne. C'est un élément à prendre en compte, même si cela n'explique pas les ruptures de stock.
Les petites entreprises qui fournissent le marché international avec une seule ou quelques lignes de production, lorsqu'une tension survient du fait d'un accroissement de la demande, vont approvisionner en priorité les pays qui pratiquent les tarifs les plus élevés. C'est la logique économique.
Mme Sonia de la Provôté. - Il est beaucoup question, en ce moment, d'une pénurie d'Augmentin®, de Clamoxyl®. On a connu une pénurie d'héparines de bas poids moléculaire, comme le Lovenox®. Voilà des produits basiques, très utilisés, et il n'y a pas eu, à ma connaissance, l'émergence d'une pathologie quelconque pouvant justifier l'explosion de la consommation. J'imagine que cela tient à un problème de production des matières premières des produits chimiques, mais je m'interroge.
J'ai eu l'occasion de rencontrer plusieurs médecins hospitaliers et pharmaciens. Pour éviter la pénurie, on en vient à contingenter les médicaments ou les vaccins dans les unités hospitalières. Cela crée des désordres graves dans l'accompagnement thérapeutique des patients.
M. Hugues Saury. - En médecine de ville, il existe aussi des contingentements sur un certain nombre de produits.
Mme Sonia de la Provôté. - En médecine hospitalière, du fait des appels d'offres, le dispositif manque de souplesse et provoque même des situations de conflit.
Certaines pénuries auraient-elles pu être provoquées par la systématisation du médicament générique ?
M. Thomas Borel. - Voulez-vous dire que certains princeps auraient pu être en rupture de production parce qu'il y avait des équivalents génériques ?
Mme Sonia de la Provôté. - Oui. Et nous savons que la production de certains génériques a été ralentie par le manque de matières premières. Vous avez parlé du pictogramme représentant une femme enceinte sur la boîte : cela me semble relever du conditionnement. D'autres pays le refusent.
Mme Anne Carpentier. - Pour l'acide clavulanique, la production a connu un problème et il n'y avait qu'un seul producteur. Une source alternative est en cours d'homologation, mais les travaux de développement, la validation, la qualification et l'enregistrement prennent du temps, d'autant que plusieurs pays sont concernés : il faudra compter au moins trois ans. La fabrication est complexe et doit être effectuée dans des locaux confinés.
M. Thomas Borel. - Les héparines de bas poids moléculaire sont des produits biologiques, qui ont effectivement connu une période de crise, associée à la production de matières issues du porc.
Mme Sonia de la Provôté. - La Chine en a le quasi-monopole, je crois.
M. Thomas Borel. - Oui. Faute d'une qualité suffisante en amont, il y a eu contingentement, puis arrêt de production pour ne pas mettre à disposition des produits finaux ne répondant pas aux normes de qualité.
Mme Anne Carpentier. - Le contingentement est la seule solution en cas de tension. Sinon, le premier est seul servi.
M. Thomas Borel. - C'est une action de santé publique, pour préserver, pendant une période de tension dont la durée est indéterminée, un stock susceptible de répondre à des situations d'urgence. Ce n'est pas une action des industriels pour éviter de déclarer un produit en rupture.
Mme Sonia de la Provôté. - Je n'ai pas dit cela. Mais, s'agissant des antibiotiques, une rupture d'accompagnement thérapeutique est délétère pour la santé publique.
M. Thomas Borel. - Le contingentement ne peut, en effet, être une solution durable. Il est mis en oeuvre lorsqu'on ne connaît pas la durée de la crise.
Mme Martine Berthet. - Pharmacienne d'officine, je ne suis pas favorable au déconditionnement, qui poserait des problèmes de traçabilité et de responsabilité. Seuls 40 % des MITM font l'objet d'un PGP. C'est peu. Est-ce parce qu'il n'existe aucune solution de remplacement pour ces médicaments ? Parmi l'ensemble des ruptures, quel pourcentage représentent les vaccins ? C'est un cas à part : souvent, les ruptures de vaccins sont liées à des lots défectueux, qu'il est long de remplacer, ou à des changements de politique vaccinale dans certains pays. Les principes actifs étant essentiellement fabriqués en Asie du Sud-Est, les industriels européens s'organisent-ils suffisamment pour le réapprovisionnement et la répartition des stocks ? L'Agence européenne des médicaments (EMA) s'est-elle saisie de ce sujet ?
Mme Anne Carpentier. - Un MITM est un médicament dont l'indisponibilité peut porter préjudice au patient. Cela concerne 80 % des classes thérapeutiques. Le nombre réglementaire de MITM est donc extrêmement élevé : plus de la moitié des médicaments commercialisés. Mettre en place un PGP est obligatoire pour les médicaments dont l'arrêt de commercialisation entraîne un risque vital immédiat. Ce n'est pas le cas de tous les MITM. Le PGP rassemble les actions à prendre rapidement en cas de rupture. Les laboratoires doivent déclarer annuellement l'ensemble de leurs MITM, et ceux-ci, PGP ou non, font l'objet d'une surveillance accrue.
Mme Martine Berthet. - Ceux qui connaissent des ruptures régulières font-ils tous l'objet d'un PGP ?
M. Thomas Borel. - Nous ne le savons pas, mais je rappelle que notre enquête montre que 40 % des MITM font l'objet d'un PGP. C'est parfois aussi lié à leur part de marché. Si elle est limitée, il y a des alternatives.
Mme Sonia de la Provôté. - Le MITM répond-il à une définition européenne ?
M. Thomas Borel. - Non, c'est un concept français, comme d'ailleurs le PGP.
Mme Anne Carpentier. - L'Europe a une définition des médicaments essentiels à la santé publique. Et elle conduit des travaux d'identification des médicaments les plus indispensables et de sécurisation de leur chaîne de production. En ce domaine, la France est plutôt en avance et l'ANSM participe au groupe de travail de l'EMA. Seuls les PGP n'ont pas d'équivalent en Europe.
M. Thomas Borel. - Sur les onze valences obligatoires, il n'y a pas eu de rupture de stock. Cela reflète la qualité du travail effectué depuis 2016 entre la puissance publique et les industriels, en vue d'améliorer la circulation de l'information entre ceux-ci et l'ANSM dès qu'il y a une tension sur la chaîne de production vaccinale, qui est mondialisée et subit de fortes demandes de la part de pays bénéficiant de la vaccination depuis peu.
M. Hugues Saury. - Notre réseau de quelque 21 000 officines maille le territoire. Le déconditionnement, même s'il présente un certain intérêt, demande un investissement trop important pour la plupart des officines rurales.
Mme Sonia de la Provôté. - La gestion des stocks usagés et périmés est aussi un vrai sujet.
M. Hugues Saury. - Il y a douze fois plus de ruptures qu'il y a dix ans, et 60 % à 80 % de la production est faite hors d'Europe. L'une des causes des ruptures est la mise sous tension de la chaîne du médicament, désormais mondiale et tributaire de principes actifs fabriqués dans peu d'usines. Vous nous dites qu'aucune rupture n'est volontaire, mais que, si le médicament est moins cher en France qu'ailleurs, l'industriel peut favoriser la production destinée à d'autres pays. N'est-ce pas contradictoire ? Y a-t-il des pénuries chez nos voisins européens, ou est-ce un problème français ? Vous avez évoqué les efforts de fluidification de l'information entre producteurs, laboratoires et ANSM, mais quid des professionnels de santé ? On leur annonce la pénurie, mais jamais sa durée prévisible. Pour les patients, c'est une vraie difficulté. Y a-t-il des réflexions européennes ou françaises sur la manière d'améliorer l'information ?
M. Thomas Borel. - Lorsqu'une phase de tension se fait sentir, il faut dialoguer avec les acteurs qui dispensent les médicaments pour les en informer, même s'il n'est pas toujours possible d'annoncer la durée prévisible d'une rupture éventuelle. Aujourd'hui, l'information donnée aux professionnels de santé au travers des lettres d'information n'est pas suffisante. Je ne connais pas le nombre de ruptures en Europe, mais je sais que ce sujet ne concerne pas que la France.
Mme Anne Carpentier. - Quant à l'éventuelle contradiction que vous relevez, je précise que les pharmaciens responsables et les laboratoires assurent leur mission de santé publique, qui est de fournir le marché de manière appropriée et continue, comme les y oblige la réglementation. Le problème survient en cas de tension, et si l'allocation supplémentaire n'arrive pas, ce qui peut en effet être lié à des considérations économiques.
M. Thomas Borel. - C'est dans les cas exceptionnels qu'il y a une demande d'allocation supplémentaire, qui peut donner lieu à un arbitrage géographique.
M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - La France est-elle coordonnée avec d'autres États membres pour assurer une rotation des stocks de médicaments lorsque c'est pertinent ? L'importation d'un médicament contenant le même principe actif en provenance d'autres États membres constituerait-elle une solution opérationnelle ? Ce serait une sorte de réquisition.
Mme Anne Carpentier. - Oui, et c'est ce qui se passe déjà lorsque c'est possible. Les PGP prévoient de telles importations, mais les modalités administratives imposent un reconditionnement pour que les boîtes soient lisibles. En cas de tension, il est difficile de trouver un pays disposant des stocks nécessaires.
M. Yves Daudigny, président. - Quel pourcentage des ruptures représentent les produits biologiques ?
M. Thomas Borel. - Environ 10 %.
Mme Anne Carpentier. - Nombre de ruptures concernent des produits injectables, donc stériles, ce qui signifie que leurs processus de fabrication sont complexes et que le risque de défaut de qualité est important.
M. Yves Daudigny, président. - Le sujet est vaste, complexe et passionnant ! Merci à toutes et à tous.
La réunion est close à 10 h 25.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.