Mardi 10 juillet 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
Audition de Mme Élise Van Beneden, avocate, secrétaire générale adjointe d'ANTICOR
La réunion est ouverte à 15 h 35.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous vous recevons aujourd'hui, Mme Van Beneden, en votre qualité de secrétaire générale adjointe d'Anticor, pour vous entendre sur les moyens de poursuivre l'immixtion des intérêts privés et publics et plus généralement le mélange des genres entre public et privé.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Van Beneden prête serment.
Mme Élise Van Beneden. - Anticor est une association loi 1901 dont l'objet est de lutter contre toutes les formes de malversations et de manquements, notamment les conflits d'intérêts, les abus de biens sociaux, les trafics d'influence, les détournements de fonds publics, la prise illégale d'intérêts et plus généralement toute atteinte à la probité publique. Elle possède un agrément du Garde des Sceaux, au titre de l'article 2-23 du code de procédure pénale, pour agir en justice concernant les infractions de concussion, de corruption, de prise illégale d'intérêts, de trafic d'influence, d'entrave, de recel ou de blanchiment liés à ces infractions, et enfin la corruption électorale. Elle a également reçu un agrément de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour la saisir de situations de conflit d'intérêts, de non-respect des règles de déclaration ou de pantouflage.
Le conflit d'intérêts liés au départ du public vers le privé - ce que l'on appelle le pantouflage, qui est l'objet de cette audition - a atteint un niveau critique au cours de ces trente dernières années, ce qui s'est traduit par une influence croissante des entreprises sur la prise de décision politique, grâce à un lobbying peu encadré et à des moyens d'expertise presque illimités. À cela s'ajoute la confusion entre élites administratives et économiques qui engendre des conflits d'intérêts. Or le conflit d'intérêts peut déboucher sur la qualification pénale de prise illégale d'intérêt et aggrave la crise de confiance qui caractérise les relations entre les citoyens et les décideurs.
On voit ainsi des entreprises chercher à recruter des hauts fonctionnaires susceptibles de mettre leurs connaissances, mais aussi leur carnet d'adresses et leur expérience des stratégies publiques au service de leur département des relations institutionnelles. Il faut éviter que le passage dans la haute fonction publique ne devienne un tremplin pour une carrière dans le privé.
Certes, on peut comprendre l'attrait que peut exercer le privé sur les hauts fonctionnaires, au point de vue financier comme dans une perspective de diversification de carrière. En revanche, l'attrait du public sur le privé nous gêne : nous y voyons une volonté d'influencer les décideurs chargés de la régulation des marchés et la commande publique.
Nous saluons cependant les avancées qu'ont été la création de la Commission de déontologie de la fonction publique et de la HATVP.
M. Vincent Delahaye, président. - Anticor se contente-t-elle de signaler les anomalies ou les pratiques illégales, ou avez-vous des propositions de renforcement de la réglementation ?
Mme Élise Van Beneden. - Anticor fait aussi du plaidoyer, et je suis prête à vous transmettre nos propositions.
La proposition de loi de M. Requier visant à renforcer la prévention des conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires comporte des mesures avec lesquelles nous sommes en accord, d'autres sur lesquelles nous sommes plus réservés.
L'évolution la plus problématique est, à notre sens, le fait que la Commission de déontologie ait récemment rendu des avis qui s'apparente à des décisions. Cela revient à faire juger l'administration par l'administration ; et surtout, on peut se demander si ces décisions auront un impact sur la qualification d'une éventuelle infraction pénale, en particulier dans le cas de l'affaire Kohler.
Dans cette affaire, la Commission de déontologie, sollicitée une première fois en 2014, avait rendu un avis d'incompatibilité ; mais deux ans plus tard, à nouveau interrogée par M. Kohler, elle rend un avis inverse, sans que celui-ci ait changé de fonctions entretemps. Le seul élément nouveau entre ces deux avis a été l'attestation d'un ministre d'après laquelle M. Kohler n'était pas en situation de conflit d'intérêts. Si la justice se saisit du dossier, l'avis rendu par la Commission de déontologie vaudra-t-il décharge de responsabilité pour M. Koher ? Dans ce cas, un tel avis apparaîtrait comme une sorte de pré-décision judiciaire, ce qui est problématique. Ne faudrait-il pas préciser le caractère consultatif des avis de la commission, afin d'éviter une déresponsabilisation des fonctionnaires qui rejoignent le privé ?
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quelle serait, à votre sens, la réforme la plus urgente ?
Mme Élise Van Beneden. - Avec les réserves déjà exprimées sur le rôle de la Commission de déontologie, il me semble étrange que celle-ci n'ait pas la possibilité de suivre la carrière d'un fonctionnaire pour lequel elle a émis un avis de compatibilité avec réserve. Il est également anormal que ses avis ne soient pas rendus publics, d'autant qu'elle manque de moyens humains et financiers. Une surveillance généralisée de la carrière des fonctionnaires lui faciliterait la tâche. Enfin, il est regrettable qu'elle n'ait pas à connaître des cas de revolving doors, c'est-à-dire de retours vers le public après un passage par le privé.
Enfin, il est important que ses décisions soient traçables, et que l'archivage des comptes rendus de réunions soit sécurisé. Anticor avait porté plainte pour prise illégale d'intérêts contre M. Perol ; mais toutes les archives de M. Guéant, secrétaire général de l'Élysée à l'époque des faits, ont été perdues... M. Perol a été relaxé.
Pour permettre le contrôle, la traçabilité - qui a participé aux réunions, qui a pris les décisions - est indispensable. La justice doit y avoir accès si nécessaire.
M. Philippe Pemezec. - Et la séparation des pouvoirs ?
Mme Élise Van Beneden. - L'archivage est une obligation inscrite dans le code du patrimoine. Il est normal que ce type de décisions soit accessible à tous les citoyens.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il y a une confusion fréquente entre le conflit d'intérêts et la prise illégale d'intérêts ; or le premier n'est pas un délit.
Mme Élise Van Beneden. - En effet, le conflit d'intérêts n'est pas une infraction pénale, mais nous considérons qu'il doit être évité. C'est justement le rôle de la Commission de déontologie et de la HATVP.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'absence de prévention d'un conflit d'intérêts doit-elle devenir un délit ? C'est une notion très floue. Même l'article 432-13 du code pénal, que l'on présente souvent comme celui qui sanctionne le conflit d'intérêts, n'est pas très contraignant. Avez-vous des propositions de reformulation ?
Mme Élise Van Beneden. - Certains hauts fonctionnaires sont amenés à intervenir sur la régulation de secteurs d'activité dans leur ensemble - le marché bancaire par exemple. Or le délit dit de « pantouflage » est retenu uniquement pour la surveillance ou le contrôle d'entreprises identifiées. Il serait donc souhaitable d'en élargir la définition.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il est interdit aux fonctionnaires ayant eu un lien avec une entreprise dans le cadre de leurs fonctions d'aller travailler pour elle dans les trois années qui suivent leur départ ; en revanche, rien n'est prévu pour les mouvements du privé vers la fonction publique.
Mme Élise Van Beneden. - Une mesure sur le « rétro-pantouflage » avait été introduite dans la loi pour la confiance dans la vie politique, mais elle n'a pas été adoptée. Une interdiction pure et simple ne serait sans doute ni possible ni souhaitable.
Chez plusieurs de nos voisins, la mise en disponibilité, pour un fonctionnaire, n'existe pas, alors qu'en France, le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, en cours d'examen, comporte une disposition conservant le bénéfice de l'ancienneté au fonctionnaire pour la durée de sa mise en disponibilité. Cela ne va pas dans le bon sens.
Une interdiction d'exercer une activité de lobbyiste pour un haut fonctionnaire rejoignant le secteur privé, comme cela est prévu au Royaume-Uni, ne serait pas difficile à mettre en oeuvre en France puisque la HATVP établit désormais des listes de représentants d'intérêts.
M. Vincent Delahaye, président. - La fusion de la Commission de déontologie et de la HATVP serait-elle, à votre avis, une bonne chose ? Le délai de dix ans au-delà duquel un fonctionnaire parti dans le privé ne peut plus revenir dans la fonction publique est-il excessif ? La Commission de déontologie n'est pas amenée à s'exprimer sur les retours de fonctionnaires dans l'administration ; mais d'après la Cour des comptes, ils doivent remplir une déclaration d'intérêts et font l'objet d'un entretien pour évaluer le risque de conflit d'intérêts dans le cadre de leur nouveau poste. Néanmoins ces mesures sont au bon vouloir des administrations concernées ; elles seraient peut-être à formaliser et à généraliser.
La numérisation des archives pourrait être une solution aux problèmes de conservation, que l'on rencontre aussi dans les collectivités.
Mme Élise Van Beneden. - Nous estimons en effet que le délai de dix ans pour le droit au retour dans la fonction publique est trop long ; il faudrait revenir à cinq ans.
Nous sommes aussi favorables à l'élargissement de la notion de pantouflage à la supervision de secteurs économiques comme la santé, l'énergie, l'agroalimentaire ou la banque. Si un fonctionnaire a exercé des fonctions de régulation dans ces secteurs, il ne doit pas être autorisé à aller y travailler ensuite. Ce n'est pas choquant : c'est un dispositif similaire aux clauses de non-concurrence dans le privé.
Nous souhaitons que la Commission de déontologie soit systématiquement destinataire des déclarations d'intérêts, et que des sanctions soient prévues si les renseignements fournis sont inexacts.
M. Vincent Delahaye, président. - Si elles sont similaires aux déclarations d'intérêts des parlementaires, je suppose qu'elles sont assez complètes.
Mme Élise Van Beneden. - Il conviendrait qu'elles portent également mention des secteurs dans lesquels le fonctionnaire est intervenu.
Il est pertinent que la Commission de déontologie ait également à connaître des retours vers le secteur public. Elle ne rend que 1 ou 2 % d'avis d'incompatibilité ; il conviendrait qu'elle soit plus sévère et statue en toute indépendance, pour éviter des situations comme l'affaire Kohler.
On peut imaginer une fusion avec la HATVP, dont les missions sont proches. La Commission est principalement composée de membres des grands corps d'État ; or l'Histoire montre que l'on n'est pas forcément le mieux placé pour juger ses pairs. C'est pourquoi Anticor propose d'y faire entrer des juges du siège, voire des membres de l'Agence française anticorruption (AFA).
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il faudrait surtout des personnalités qui connaissent bien l'entreprise, et spécialisées dans la lutte contre ce type de dérives.
M. Philippe Pemezec. - Combien de personnes travaillent au sein d'Anticor ? Recevez-vous des aides ?
Mme Élise Van Beneden. - L'association compte un salarié et plus de 70 bénévoles, répartis sur des antennes départementales. Le conseil d'administration comprend 21 administrateurs, le bureau 7 personnes. Nous ne recevons pas de subventions publiques, mais bénéficions d'aides indirectes via le dispositif du service civique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Êtes-vous favorable à un plafonnement de la rémunération des fonctionnaires en disponibilité dans le secteur privé ?
Mme Élise Van Beneden. - L'attrait de ce type de mouvements en serait diminué, car le fait de multiplier son salaire par cinq n'est pas sans incidence sur la décision ! Mais je n'ai pas de position arrêtée. Nous n'avons pas travaillé sur le sujet au sein d'Anticor et ce serait, aussi, intervenir dans les lois du marché.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Anticor existe depuis plusieurs années déjà. Diriez-vous que la situation se dégrade, ou pas ?
Mme Élise Van Beneden. - Certes, les affaires sorties récemment ont engendré une prise de conscience dans l'opinion publique. Mais pour le sujet qui vous intéresse, les conflits d'intérêt, nous craignons une aggravation de la situation. Vous avez évoqué une perte de l'esprit de service de l'État. Le système macronien a quelque chose de nouveau : à la tête de l'État, se trouve un énarque ayant fait un aller-retour entre Bercy et la banque Rothschild. Nos concitoyens finissent par penser que c'est la carrière des personnes ou l'intérêt des entreprises que l'on défend, et plus l'intérêt général.
M. André Vallini. - Le Gouvernement vient de retirer la régulation de l'édition à la ministre de la culture. Il a fallu un an pour que l'on s'aperçoive qu'il fallait le faire ! Votre association est-elle à l'origine de cette affaire ?
Mme Élise Van Beneden. - Nous sommes intervenus dans l'affaire Schiappa, mais pas dans celle-ci. Nous traitons actuellement 64 dossiers.
M. Vincent Delahaye, président. - Ces 64 dossiers reflètent-ils l'aggravation que vous indiquez craindre ?
Mme Élise Van Beneden. - Oui, la progression est sensible, mais peut-être sommes-nous aussi plus réactifs et plus connus aujourd'hui.
M. Victorin Lurel. - Le nom de votre association porte le terme « corruption ». Celle-ci a-t-elle reculé dans notre pays ? Les conflits d'intérêt pourraient-ils favoriser des pratiques de corruption ? Comment la France se situe-t-elle à cet égard ? Avez-vous des moyens d'investigation suffisants ? La presse d'investigation est-elle suffisamment dotée pour garantir la transparence ?
Mme Élise Van Beneden. - S'agissant de la comparaison avec les systèmes étrangers, le phénomène n'est pas très répandu aux États-Unis. L'Angleterre, quant à elle, a pris le problème à bras le corps, de manière assez autoritaire.
Anticor ne mène pas de travail d'investigation. Nous avons la responsabilité du déclenchement de l'action pénale, mais nous nous appuyons, soit sur le travail des lanceurs d'alertes, soit sur les révélations des journaux - et pas uniquement de Mediapart !
M. Victorin Lurel. - L'arsenal pénal est-il suffisant ?
Mme Élise Van Beneden. - Nous avons commencé à agir en justice en 2008, en nous fondant sur la jurisprudence des biens mal acquis, qui permettait à une association de se porter partie civile pour tous les domaines prévus dans son objet social. Nous avons ensuite obtenu un agrément de la garde des sceaux, avec une limitation, par le biais de l'article 2-23 du code de procédure pénale, des types d'infractions pour lesquelles nous avons le droit d'intervenir.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 16 h 05.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président, puis de M. Pierre Cuypers, vice-président -
Audition de M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
La réunion est ouverte à 18 h 05.
M. Vincent Delahaye, président. - Mes chers collègues, nous allons mener aujourd'hui la quarantième audition en entendant M. François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France.
Monsieur le Gouverneur, votre parcours de haut fonctionnaire, de directeur de cabinet, de directeur d'administration centrale, puis votre passage par le secteur bancaire avant d'occuper les fonctions éminentes qui sont les vôtres, nous ont conduits à vous solliciter.
Les carrières offertes aux hauts fonctionnaires, le rôle des grands corps, la question de la valorisation ou non de l'expérience dans le secteur privé nous occupent depuis plusieurs mois. Sur tous ces sujets votre point de vue nous intéresse particulièrement.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Villeroy de Galhau prête serment.
M. François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France. - Je souhaiterais vous faire part de mes convictions sur le service public, dont je suis un passionné, au sein duquel j'ai passé l'essentiel de ma vie professionnelle et où j'ai choisi de revenir il y a trois ans.
Je regrette profondément que l'image du service public se soit dégradée dans notre pays. Je suis convaincu qu'il est un grand atout pour notre économie lorsqu'il est performant et innovant. Rien ne me gêne plus que cette réputation de frein de la croissance française, alors qu'il pourrait être une part du génie national.
Pour que le service public attire et motive les meilleurs candidats, il y a trois leviers : la qualité de la formation initiale et permanente - c'est l'un de ses atouts ; la gestion des ressources humaines, point sur lequel il y a des marges de progrès ; l'ouverture, non pas indispensable mais bénéfique à des parcours passant par l'extérieur -l'entreprise ou des administrations étrangères-.
La question de l'indépendance et de l'intégrité est légitime. Elle concerne tous les personnels de la fonction publique, en particulier ceux qui envisagent d'en partir ou de la rejoindre.
Il existe au sein de la Banque de France une commission consultative sur les incompatibilités, présidée par le déontologue de la Banque en toute indépendance. Elle applique l'article L. 142-9 du code monétaire et financier et reprend, mutatis mutandis, les dispositions de déontologie de la fonction publique, lesquelles sont sans aucun doute les plus strictes de l'Eurosystème. Est ainsi prévue une période d'incompatibilité de trois ans : il faut noter que c'est la règle la plus stricte de tous les pays de la zone euro.
Pour susciter la motivation, la rémunération n'est pas le seul point. Il faut une responsabilisation accrue des personnels. La France a la chance d'avoir une fonction publique de grande qualité, mais elle ne fait pas assez confiance à ceux qui en ont la responsabilité. Il convient de donner aux directeurs d'administration centrale et aux responsables de service des perspectives à moyen terme, c'est-à-dire de trois à cinq ans. Ces objectifs, même lorsqu'ils sont exigeants en termes d'économies sur les moyens, doivent être prévisibles et fongibles.
Un autre levier de motivation est constitué par la simplification et la délégation, un gisement immense. Nous y travaillons au sein de la Banque de France. Des femmes et des hommes à qui l'on confie des responsabilités et des procédures plus simples peuvent faire des merveilles. Cette somme d'énergies ne demande qu'à être libérée.
Le dernier levier, encore trop négligé, est l'investissement dans la numérisation. Il ne s'agit pas d'obliger les citoyens à passer par le canal digital dans l'interface avec les services publics, mais tous les agents sont en droit de travailler avec les outils modernes dont ils disposent chez eux.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous ne doutons pas de la qualité de la fonction publique en général, et de la haute administration en particulier. Cette commission d'enquête a aussi pour objet d'éviter que leur image ne se dégrade, à l'instar de ce que l'on observe pour tous ceux qui participent à la vie publique.
Monsieur le Gouverneur, vous êtes issu du corps de l'Inspection générale des finances, comme le Président de la République et beaucoup d'autres, notamment un quart environ des dirigeants des banques françaises. N'est-ce pas beaucoup ? Que je sache, l'ENA n'a pas été créée pour former des banquiers !
M. François Villeroy de Galhau. - Je regrette, comme vous, cette dégradation générale d'image, qui touche aussi les acteurs de la vie publique. Cette dérive déraisonnable n'est pas spécifiquement française. Par ailleurs, tous les fonctionnaires en souffrent.
Vous avez évoqué l'Inspection générale des finances. Je plaide pour que ce soit la compétence qui compte. On ne devrait pas arguer du corps d'origine d'un candidat pour le nommer, ou non, à un poste. Certes, il est parfois plus difficile de juger la compétence ; d'où la tentation de s'en remettre aux « étiquettes ».
Une majorité d'inspecteurs des finances travaille pour le service public, et le fait d'être issu de ce corps ne donne aucun droit. Peut-être ce titre confère-t-il une plus grande compétence dans tel ou tel domaine, mais ce n'est pas à moi d'en juger. Il y a autant de personnalités différentes que d'inspecteurs des finances. A contrario, il ne faut pas exclure un candidat d'un poste parce qu'il aurait cette étiquette...
Dans le secteur bancaire, il convient qu'il n'y ait aucun monopole en la matière. Le mutualisme est un facteur de diversification du choix des dirigeants bancaires. La pression internationale a également contribué à faire évoluer les choses. Le nouveau patron d'AXA ou celui de la première banque française ne sont pas inspecteurs des finances.
Je ne dis pas non plus qu'un inspecteur des finances compétent ne peut pas être banquier ! Seulement, ce n'est pas la vocation principale de ce corps. Nous devons, collectivement, dépasser les étiquettes dans les deux sens.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ma remarque ne portait pas seulement sur les inspecteurs des finances. Nombre d'autres hauts fonctionnaires sont concernés par ces migrations : les cadres de Bercy, les conseillers d'État... Il y aurait même un bureau, le MS3P, chargé de tenir à jour ces offres d'emploi.
Cet état de fait ne risque-t-il pas de faire douter de l'indépendance de l'État face au lobby bancaire, qui a un réel pouvoir d'influence ?
M. François Villeroy de Galhau. - Je ne connais pas le bureau MS3P, et il n'a joué aucun rôle dans ma vie...
Premier point : il ne faut pas nécessairement empêcher certains fonctionnaires, qui sont une minorité, de partir en entreprise, mais il est essentiel d'encadrer ce mouvement. Ces départs peuvent correspondre à une volonté de respiration, à une capacité de mobilité, à une nécessité de renouvellement de la fonction publique. À cet égard, le dispositif déontologique qui existe au sein de la Banque de France, notamment la commission consultative sur les incompatibilités, permet de garantir l'absence de conflits d'intérêts. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de l'assouplir ; en revanche, nos voisins européens pourraient s'en inspirer et nous en discutons à l'intérieur de l'Eurosystème.
Second point : pour ce qui est des retours, il n'existe pas de dispositif déontologique spécifique, mais les dispositions du code pénal et la loi de 2013 sont très claires en termes de prévention des conflits d'intérêts.
Pour ce qui est de mon cas personnel, lors de l'examen de mon dossier par les deux chambres du Parlement, d'aucuns avaient bien voulu dire que mes engagements étaient exemplaires : j'ai rompu tous les liens financiers avec mon ancien employeur, BNP Paribas, je me suis engagé à ne prendre part pendant 2 ans à aucune décision individuelle concernant cet établissement, j'ai fait une déclaration de patrimoine et d'intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui les a approuvées tacitement.
Trois ans plus tard, j'ai tenu tous ces engagements. Mais l'indépendance va au-delà. Il faut certes des règles pour prévenir tout conflit d'intérêts, mais aussi un caractère et une éthique. Comme je l'ai dit devant la commission des finances du Sénat en septembre 2015, « j'ai mes limites comme chacun, mais je crois être un homme droit et un homme libre ».
Bien connaître le métier de banquier est quelquefois un atout pour résister aux arguments plus ou moins pertinents de certaines corporations.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - C'est l'argument invoqué par le président Roosevelt au moment de nommer John Edgar Hoover au FBI : on lui avait dit qu'il s'agissait d'un gangster...
M. François Villeroy de Galhau. - J'espère que la comparaison s'arrête là... Je revendique encore une fois, et je le fais avec un peu de gravité, le fait d'être un homme droit et libre. Je l'ai prouvé lors de la négociation des Accords de Bâle III, ou voilà quelques semaines en proposant au ministre un « coussin contracyclique » de capital supplémentaire face à la très forte croissance du crédit bancaire, des initiatives qui n'ont pas suscité l'enthousiasme de la profession bancaire. La compétence fonde aussi l'indépendance.
J'ai pris ces décisions en fonction de ce que j'estimais être l'intérêt général et le bien du pays. Le fait de connaître un métier de l'intérieur augmente, de ce point de vue, l'indépendance.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nul ne met en doute votre honnêteté et votre liberté de penser. Face aux menaces de dérégulation qui sont agitées, vous avez dit clairement que vous y étiez opposé.
Il y a cependant un problème. Comme le dit l'universitaire Jézabel Couppey-Soubeyran, « la capture opérée par le lobby bancaire et financier n'est pas tant financière qu'intellectuelle ». Il n'est pas question de mettre en doute le sens du service de la nation des uns ou des autres, mais on ne peut pas tout oublier... Les intérêts du système bancaire sont-ils toujours les mêmes que ceux de la nation ?
Le choix entre un système qui donne des résultats économiques et un système solvable, solide, capable de résister, c'est un problème de fond !
M. François Villeroy de Galhau. - Non, les intérêts du système bancaire ne coïncident pas toujours avec ceux de la nation. Je n'ai jamais pensé cela ! Simplement, parfois, il faut trouver des zones d'intersection, et à d'autres moments des zones d'opposition.
Il ne faut pas, dix ans après la crise de 2008, céder à la tentation de l'oubli et de la déréglementation, qui peut exister des deux côtés de l'Atlantique.
Depuis dix ans, les exigences de fonds propres des banques ont été considérablement renforcées, puisque ces fonds ont plus que doublé en Europe comme aux États-Unis. C'était nécessaire après la crise.
Personne ne doit oublier les conséquences de la crise financière sur les plans économique et social.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Multiplier peu par deux ou trois, ce n'est toujours pas grand-chose...
M. Vincent Delahaye, président. - Monsieur le Gouverneur, mes chers collègues, je dois m'absenter et vous prie de m'en excuser. Je cède la présidence à M. Pierre Cuypers.
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président -
M. Jérôme Bascher. - Vous avez parlé de la période de déport de deux ans, fondée sur le droit français en vigueur. Les exigences sont-elles similaires pour les autres banquiers centraux européens ?
Que pensez-vous des « allers-retours » de certains agents de la Banque de France qui sont susceptibles, au cours de leur carrière, de contrôler des entreprises pour lesquelles ils ont travaillé ?
M. François Villeroy de Galhau. - Pour ce qui est de mon retour à la Banque de France et de la période de déport de deux ans, il se trouve qu'il n'y avait pas de dispositions applicables. J'ai choisi l'option la plus vertueuse.
Dans le cas du passage d'une banque centrale nationale à la Banque centrale européenne (BCE), on reste dans la sphère publique et au sein de l'Eurosystème.
Pour le passage d'une banque privée vers la BCE, les dispositions en vigueur chez nos voisins sont moins strictes que les nôtres. Le déport n'est qu'une disposition parmi d'autres.
Vous évoquez les agents de la Banque de France qui en partent et qui reviennent. Ces cas sont minoritaires. Sur 1 000 contrôleurs, on compte chaque année quelques dizaines de départs. Sur ce nombre, il y a extrêmement peu de retours. Ce cas pratique est ultra-minoritaire.
Pour les départs, les règles sont très claires : délai de trois ans, code pénal et, pour la Banque de France, l'article L. 142-9 du code monétaire et financier, avec la commission consultative sur les incompatibilités. Les autorisations de départ sont très souvent assorties de conditions.
S'il y avait des retours - je ne suis même pas sûr que le cas se soit présenté ces dernières années -, nous ne mettrions naturellement pas la personne concernée en position de contrôler une institution où elle a exercé. C'est du bon sens et de la bonne gestion.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous avez évoqué l'image dégradée du service public. Est-ce un fait politique ? Cela s'explique-t-il par la formation et la gestion ou une forme d'autoprotection de la haute fonction publique ?
M. François Villeroy de Galhau. - À cette question essentielle et difficile, j'apporterai une réponse partielle et personnelle. Le climat général peut influer : tout ce qui touche à la vie publique et collective fait aujourd'hui l'objet d'une moindre considération. Les élus, en particulier les parlementaires, en sont les premières victimes, ce qui est grave.
S'agissant des fonctionnaires, ce phénomène général joue, nourri probablement par un sentiment abusif de privilèges. Les fonctionnaires bénéficieraient d'une protection, travailleraient peu, feraient partie d'un secteur abrité et représenteraient la France des statuts contre le secteur exposé, la France qui se bat et qui est soumise aux risques de la compétition et de la mondialisation. Ce sont des clichés que je ne partage pas.
La fonction publique a besoin d'un statut qui protège sa liberté et son indépendance. En revanche, si être fonctionnaire est un honneur, cela crée aussi des obligations. Un pays a besoin d'un service public et de fonctionnaires protégés par un statut, mais il est en droit d'attendre en retour que la production de ce service public soit la plus efficace possible.
On impute aux fonctionnaires la responsabilité d'un service public jugé trop coûteux - objectivement, il coûte nettement plus cher que ceux de nos voisins européens - et peu innovant. C'est rarement aux fonctionnaires qu'incombe cette responsabilité. Nous devons donner à ces hommes et à ces femmes les leviers pour être plus exigeants et ambitieux pour le service public. C'est ma réponse à ce manque de considération. Je l'ai écrit dans la lettre que le gouverneur de la Banque de France envoie annuellement au Président de la République : un service public innovant et performant peut redevenir un grand atout de notre pays. Soyons exigeants et donnons aux fonctionnaires les leviers de gestion et d'investissement.
M. Pierre Cuypers, président. - Pensez-vous que ce n'est pas le cas aujourd'hui ?
M. François Villeroy de Galhau. - C'est une question non pas de moyens en nombre de fonctionnaires, mais de leviers de management ou de gestion. L'expérience de l'entreprise peut être utile, même si je ne l'absolutise pas. Certains considèrent qu'elle est un parangon d'efficacité : ce n'est pas le cas, elle a ses limites. Mais, sur certains leviers - la responsabilisation, la simplification, les outils modernes -, quelques leçons peuvent être utiles.
Mme Christine Lavarde. - C'est la première fois, au cours de nos auditions, que l'on entend le sujet de la pertinence des outils numériques et de leur importance pour attirer notamment les jeunes générations de fonctionnaires ; je partage tout à fait ce constat.
J'avais été amenée à mener un audit sur les moyens informatiques d'un grand ministère. Il en était ressorti que ceux-ci étaient totalement obsolètes, déconnectés des réalités actuelles : ils constituaient un frein pour attirer de jeunes diplômés, qui auraient dû travailler sur des outils complètement éloignés de la sphère réelle. Au-delà, ce retard pose des enjeux en termes de sécurité.
Devoir utiliser Google Drive pour partager des notes au lieu de SharePoint, être obligé de refaire la mise à page à chaque ouverture de fichiers informatiques incompatibles entre trois missions d'inspection ; je ne suis pas sûre que ce soit une gestion efficace des deniers publics...
M. Benoît Huré. - J'ai écouté avec grand intérêt vos propos. Vous mettez en avant ce que peut représenter une administration de qualité qui ne soit pas un boulet pour la dynamique d'un pays. Un des objectifs de notre commission d'enquête est de trouver les moyens, avec ceux qui, à un niveau ou à un autre, l'exercent, de faire apparaître aux yeux de nos concitoyens l'action publique comme performante, coordonnée et justifiée.
Le rapporteur l'a dit à plusieurs reprises, et vous l'avez reconnu, on voit la montée de certaines formes de populisme, du « tous pourris ». Les premiers à payer l'addition sont les élus politiques, les personnes elles-mêmes élues, mais aussi leur entourage. Si nous n'y prenons garde, cela touchera demain un autre pilier de notre pays, l'administration. On observe que, de réorganisation en réorganisation, l'administration « opérationnelle », c'est-à-dire celle qui est devant nos concitoyens - le soignant devant le malade, l'enseignant devant l'élève, les forces de sécurité sur le terrain -, sert de variable d'ajustement par rapport à l'administration plus « fonctionnelle ».
On a aussi commis des erreurs, parce que nos concitoyens, qui ne sont pas si ignorants de la réalité de la mondialisation, ont besoin dans leur quotidien d'avoir, à la fois, l'élu qui soit « à portée d'engueulade », si j'ose dire, et le fonctionnaire, celui qui, à une autre époque, conseillait, accompagnait, contrôlait et sanctionnait - les maires, les chefs d'entreprise, les responsables d'association... Aujourd'hui, on a l'impression que les deux premières fonctions ont disparu.
Je voudrais connaître votre impression sur ma perception d'un homme de terrain qui n'a pas votre expérience. Par exemple, la reconcentration de l'administration des départements vers les grandes régions suscite une incompréhension des usagers.
M. François Villeroy de Galhau. - Je suis d'accord avec ces deux interventions, qui vont dans le sens de l'expérience que nous vivons à la Banque de France.
Madame Lavarde, à propos de la numérisation et des outils, je ne peux qu'être d'accord avec vous. J'ajoute que, pour attirer au sein du service public les jeunes qualifiés - nous sommes sur un marché de l'embauche assez concurrentiel -, il faut aussi jouer sur l'autonomie qu'on leur laisse et la place dans la hiérarchie qu'on leur accorde.
M. Jérôme Bascher. - Même à la Banque de France ?
M. François Villeroy de Galhau. - Oui ! Nous avons créé un comité perspective jeunes, composé d'une vingtaine de jeunes de 25 à 35 ans, en poste dans le réseau, au siège et à l'ACPR. Nous leur avons posé deux questions : la première sur l'état d'avancement de la digitalisation ou de la numérisation de l'entreprise Banque de France, la seconde sur la place des jeunes. On attend d'eux qu'ils secouent le cocotier, dans une proportion raisonnable - sans le faire tomber !
Le service public n'a pas une image très jeune aujourd'hui, aussi est-il important d'attirer et de motiver les meilleurs de cette génération.
Monsieur Huré, la Banque de France a un réseau, et chaque département a un directeur de la Banque de France, le premier visage de notre établissement pour les parlementaires. Nous nous sommes demandé comment concilier deux aspirations des Français apparemment contradictoires, mais légitimes.
La première, c'est que nos concitoyens veulent des services publics qui coûtent moins cher, parce qu'ils veulent payer moins d'impôts. Si nous avons beaucoup plus de dépenses publiques que nos voisins, nous finissons par avoir davantage d'impôts et de dette. J'ai écrit au Président de la République qu'à modèle social égal - notre modèle étant assez proche de celui de nos voisins -, la sphère publique française connaît des surcoûts qu'il faut traiter.
La seconde aspiration, comme vous le faisiez remarquer en homme de terrain, c'est que les Français veulent des services publics de proximité, et donc que le directeur de la Banque de France et son équipe approchée restent dans les départements.
Nous avons pris la décision fondatrice de maintenir une direction de la Banque de France dans chaque département. Cela n'était pas évident, et un certain nombre de bons esprits techniques nous ont fait remarquer qu'une Banque de France dans les départements ne se justifiait plus. Nous pensons le contraire.
En revanche, au fur et à mesure des départs à la retraite, nous diminuons les effectifs et nous regroupons le back office, le traitement d'un certain nombre de dossiers, dans des villes moyennes ou des capitales régionales. Cela nous permet de faire des économies, tout en maintenant l'ensemble des services de proximité.
Cette évolution de notre organisation est transparente pour les élus, pour les citoyens, pour les entreprises. Je ne suis pas sûr que beaucoup d'autres services publics vivent une évolution de ce type, mais je crois en cette solution. Je le dis d'autant plus sereinement que je n'en suis pas l'auteur : elle a été décidée par mon prédécesseur, j'en suis le « metteur en oeuvre ». Voilà ce qu'on peut faire pour rendre compatibles deux aspirations incontestables et assez légitimes des Français.
Je crois à la présence de proximité. Je l'ai répété à plusieurs reprises, la Banque de France a cette très grande chance d'avoir la tête en Europe - je vais demain au conseil des gouverneurs à Francfort - et les pieds sur le terrain. Je discute à Francfort de sujets très macroéconomiques sur la politique monétaire, après avoir entendu, comme la semaine dernière en Seine-Saint-Denis, le Conseil consultatif des entrepreneurs, au cours duquel ces derniers évoquent leurs problèmes : c'est un formidable atout. Je n'oppose jamais le terrain et les grands débats de politique économique.
M. Pierre Cuypers, président. - Monsieur le Gouverneur, j'aimerais que l'État vous entende. Regardez ce qui se passe dans nos départements, notamment dans nos ruralités, avec la fermeture des trésoreries... On perd la notion du service rendu au public. Ce n'est pas un problème de coût, car ce service ne peut pas être économiquement rentable. Les difficultés que cette situation engendre dans nos collectivités sont dramatiques. J'ai bien entendu qu'il fallait absolument rendre ce service.
M. François Villeroy de Galhau. - Je reste avec modestie dans le terrain de jeu qui est le mien, c'est-à-dire la Banque de France ! Je ne me prononcerai pas sur les trésoreries. Chaque responsable d'une grande administration doit trouver un chemin de compatibilité entre les deux aspirations que j'évoquais.
Je redis une conviction que j'ai tant comme citoyen que comme responsable économique : le niveau de dépenses publiques est aujourd'hui trop élevé. À nous de voir comment assurer la compatibilité entre ces deux objectifs. Je le dis avec modestie, je ne sais pas s'il est possible de maintenir toutes les trésoreries.
M. Charles Revet. - Monsieur le Gouverneur, il faut une séparation entre l'exécutif et l'organisme payeur, mais est-il envisageable de modifier le mode de fonctionnement actuel, qui est assez lourd, entre les collectivités et le Trésor public ?
Ma seconde question n'est pas tout à fait liée au sujet de notre commission d'enquête. Nous avons vécu en 2008 une crise financière extrêmement grave, qui a provoqué beaucoup d'inquiétudes. Selon certaines autorités, une situation de ce type pourrait de nouveau se produire. Avez-vous des informations sur ce sujet ?
Des dispositions ont été prises pour sécuriser les citoyens, notamment pour ce qui concerne les fonds propres. Si la crise de 2008 se reproduisait, les dispositions mises en place sont-elles suffisantes pour calmer ces inquiétudes ?
M. François Villeroy de Galhau. - Le superviseur que je suis peut dire aux Français qu'ils ont un système bancaire très solide, l'un des plus solides d'Europe et même du monde - nous l'avons vu lors de la crise de 2008. S'y ajoute un système de garantie des dépôts, qui a été renforcé, vous y avez fait allusion. Je veux être clair sur cette question : la sécurité des Français sur le plan financier me paraît totalement assurée.
Sur la crise financière, le superviseur que je suis est aussi payé pour ne dormir que d'un oeil et rester extrêmement vigilant sur les risques de crise. Il a été procédé à un renforcement très important des règles de sécurité sur les banques, sur les assurances et, dans une moindre mesure, sur les gestionnaires d'actifs ou les fonds, pour lesquels il faut continuer à renforcer les choses. Nous ne pouvons pas dire aujourd'hui que tout risque de crise financière est écarté ; le jour où nous le dirons, nous serons en situation psychologique dangereuse. Je vous renvoie à ma lettre au Président de la République, que j'ai d'ailleurs remise au président du Sénat la semaine dernière - elle lui est aussi adressée de par la tradition républicaine -, dans laquelle j'évoque les risques d'instabilité financière.
Si l'on rapporte la dette mondiale, c'est-à-dire l'addition de la dette publique, celle des États, et la dette privée, celle des ménages et des entreprises, au PIB mondial, on obtient en quelque sorte le taux d'endettement de l'économie mondiale, un thermomètre auquel il faut être attentif : malheureusement, ce taux n'a cessé de croître, de 190 % en 2001 bien avant la crise, à 210 % en 2007 au moment de la crise, et à 240 % dix ans après.
La crise n'a pas arrêté un mouvement de croissance de la dette mondiale plus rapide que l'économie. En revanche, elle en a changé la répartition, et on peut donc pointer, avec une grande prudence, là où se trouvent les risques aujourd'hui. Globalement, la dette a un peu reculé dans les pays avancés ; elle a nettement augmenté dans les pays émergents, notamment la dette privée, celle des grandes entreprises. On cite souvent la Chine : l'économie y a beaucoup crû, mais la dette des entreprises a augmenté encore plus vite. Heureusement, les autorités chinoises prennent depuis un an des mesures assez fortes pour maîtriser l'endettement privé des entreprises.
Par définition, je ne puis vous dire où se produirait une prochaine crise financière. Je peux juste vous faire part de deux convictions : premièrement, c'est que le système financier mondial est aujourd'hui plus sûr qu'il y a dix ans, compte tenu des mesures prises ; deuxièmement, c'est que nous ne pouvons jamais dire que tous les foyers de risques sont écartés. C'est le début de la sagesse !
Mme Josiane Costes. - Monsieur le Gouverneur, vous avez signalé que pour rendent la fonction publique plus attrayante, il faudrait nommer des compétences et non pas des étiquettes. En France, nous avons largement fait l'inverse !
Pour y parvenir, faudrait-il revoir le format de nos concours de recrutement, typiquement français ? Dans certains pays anglo-saxons, les choses ne se passent pas ainsi.
M. François Villeroy de Galhau. - Quand je dis qu'il faut nommer des compétences et pas des étiquettes, je n'en tire pas forcément la même conséquence que vous. Certaines personnes ont des étiquettes et sont néanmoins compétentes : avec beaucoup d'immodestie, j'espère en faire partie, mais c'est vous qui en serez juge ! Il ne faut en tout cas pas que l'étiquette empêche de nommer une compétence.
Vous avez posé la question du concours, qui est une tradition de la fonction publique française depuis 1789. Celui-ci présente énormément d'avantages en termes d'impartialité des recrutements. Il faudrait peut-être le pondérer par une forme de personnalisation ou d'appréciation personnelle. Vous ne pouvez pas juger une personne pour quarante années de vie professionnelle uniquement sur sa capacité à faire une dissertation... Je caricature un peu les concours, car il peut y avoir des entretiens personnels.
Comme c'est le cas à la Banque de France depuis toujours, pouvoir combiner deux types de recrutement, c'est-à-dire les personnes recrutées sur concours et les contractuels, peut être aussi une bonne façon de faire. La vocation n'est pas forcément la même : ceux qui réussissent le concours entrent sur la base d'un pacte social et pour une durée longue ; ceux qui sont embauchés par contrat le sont d'abord sur un poste, même s'ils peuvent rester plus longuement ensuite.
Dans quelle mesure ce modèle mixte peut-il s'appliquer au reste de la fonction publique ? J'avoue ma limite technique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous sommes pleinement rassurés sur le risque de répétition du crash de 2008. Il est vrai que vous ne pouvez pas vraiment nous dire le contraire : vous êtes un optimiste fonctionnel ! Personnellement, je suis moins confiant.
Vous en avez fait l'expérience avec la pétition de personnalités compétentes s'opposant à votre nomination, une pétition basée sur la théorie des apparences, puisque rien de précis ne vous était reproché. Cela pose une question de fond : ce n'est certainement pas uniquement avec l'arme juridique du conflit d'intérêts qu'on parviendra à stopper l'ère du soupçon. Je vous remercie pour votre intervention.
M. François Villeroy de Galhau. - Sur mon cas personnel, je crois que la discussion fait partie de la démocratie, tout comme la décision. Je suis très heureux que la décision de ma nomination ait été prise sous le contrôle du Parlement. C'est ensuite à moi de montrer que je travaille en homme droit et en homme libre.
J'ai été tout à fait rassurant, non par obligation professionnelle mais par conviction technique, sur la solidité et la sécurité du système financier français, mais je ne crois pas l'avoir été avec le même engagement sur l'absence de risque de crise financière à l'échelle internationale. Nous devons être extrêmement vigilants.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si l'Italie commence à aller mal, on ne sait pas ce qui va se passer...
M. François Villeroy de Galhau. - Je suis le superviseur du système français, et je pense vraiment que les Français peuvent, en toute sécurité, utiliser leur système financier. Si l'on reprend l'histoire des crises financières, c'est quand il y a un relâchement de la réglementation ou de la vigilance, c'est-à-dire de la supervision et de la surveillance, que les risques commencent à augmenter. Il est extrêmement sain de rester en alerte. Attention à la tentation de l'oubli ou, pour certains, de la déréglementation : elle serait très mauvaise conseillère.
M. Pierre Cuypers, président. - Je vous remercie, monsieur le Gouverneur, de la clairvoyance de vos propos et de votre conclusion, que nous partageons complètement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 19 h 05.
Mercredi 11 juillet 2018
- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente -
Audition commune de Mme Marie-Anne Barbat Layani, directrice générale de la fédération bancaire française, et de MM. Gilles Briatta, secrétaire général de la Société générale et Nicolas Bonnault, associé-gérant de Rothschild and Co
La réunion est ouverte à 17h30.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de M. le rapporteur, qui ne peut être présent parmi nous, et de M. le président, qui préside actuellement la séance publique.
Notre quarante-deuxième et dernière audition de cette commission d'enquête réunit : Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française, M. Gilles Briatta, secrétaire général de la Société générale et de M. Nicolas Bonnault, associé-gérant de Rothschild & Co.
La raison pour laquelle nous avons souhaité vous auditionner est simple. Nous cherchons à savoir pourquoi les banques emploient des hauts fonctionnaires, si vous envisagiez de retourner un jour dans la fonction publique et si vous étiez passés devant une commission de déontologie. Je vais donc vous passer la parole avant de laisser les commissaires présents vous poser des questions.
Auparavant, je vous demande de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Gilles Briatta, Nicolas Bonnault et Mme Marie-Anne Barbat-Layani prêtent serment.
M. Gilles Briatta, secrétaire général de la Société générale. - J'ai 58 ans et j'ai rejoint le groupe Société générale en novembre 2011. En tant que secrétaire général, je supervise les directions juridique, administrative et fiscale, ainsi que celles chargées de la sécurité, de la responsabilité sociale d'entreprise, des affaires publiques et des assurances pour compte propre.
Auparavant, pendant vingt-cinq ans, j'étais un diplomate spécialisé dans les affaires européennes. J'ai été en poste à Paris, à Washington à la disposition de la Commission européenne, de nouveau à Paris au cabinet du ministre des affaires européennes, cinq ans à Bruxelles, deux ans en tant que numéro 2 de l'ambassade à Rome. Puis je suis devenu le directeur des affaires européennes du Quai d'Orsay. Il y a peu de modifications de traités ou d'élargissements de l'Union auxquels je n'ai pas participé. Enfin, durant quatre ans et demi, j'ai été Secrétaire général des affaires européennes, poste intégré dans les services du Premier ministre au sein duquel j'ai coordonné les positions françaises exprimées à Bruxelles sur tous les sujets. J'étais, en même temps, le conseiller européen du Premier ministre. L'un des dossiers majeurs dont j'étais alors chargé était la coordination, avec mon homologue de l'Élysée, de la présidence française de l'Union et la conclusion de la négociation sur le premier paquet de mesures de lutte contre le réchauffement climatique.
Ce dernier poste était pour moi un accomplissement. S'est alors posée la question de la suite... J'aurais pu trouver un poste d'ambassadeur. Je n'étais donc pas à plaindre. Est alors arrivée la proposition de la Société générale, que je ne connaissais que de nom.
Pendant vingt-cinq ans, j'ai vécu une passion pour les affaires européennes, qui sont complexes et ont un très fort impact. J'ai été mêlé à toutes les crises, y compris la montée de l'euroscepticisme, et aussi aux crises de 2008 et de 2011, qui ont failli tout emporter. J'ai eu du mal à abandonner cet intérêt pour les affaires globales, y compris économiques et financières.
Sur un plan plus personnel, j'ai été le seul fonctionnaire dans une famille de chefs de petites PME. Le secteur privé n'était donc pas pour moi une étrangeté. J'ai reçu peu de propositions du secteur, ce qui ne m'étonne pas puisque je ne viens pas du ministère des finances ou d'un grand corps technique. Le corps diplomatique n'est pas le vivier habituel des grandes entreprises françaises.
La Société générale m'a proposé un véritable poste de coordination - j'ai été coordinateur toute ma vie -, avec une dimension horizontale qui m'a conduit à m'occuper de toutes les activités de l'entreprise. Ce monde financier, j'avais constaté son importance en 2008 et 2011 pour le rayonnement de la France et la solidité de la construction européenne.
C'était une période de crise pour cette banque : l'affaire Kerviel en 2008, la crise des liquidités de la zone euro en 2011. Un diplomate s'intéresse à de tels événements. Par ailleurs, ce groupe a une forte dimension internationale - il est présent sur tous les continents - et juridique. Tout cela me tentait.
Il y avait des raisons d'hésiter. Ma famille, qui considérait mon poste diplomatique avec curiosité, voyait d'un mauvais oeil le métier de banquier. Ce n'est pas la profession la plus populaire chez les chefs de PME... J'ai connu, enfin, dans ma jeunesse des événements dramatiques, largement dus à une rupture de ligne de crédit dans la PME familiale. Mais il ne s'agissait pas de la même banque ! Cela m'a montré que les décisions bancaires ont un impact gigantesque sur les individus. Du fait de la crise, plusieurs amis m'ont déconseillé de rejoindre une banque à cette période, en août 2011. Or ce défi m'intéressait. Dernier argument : l'anxiété naturelle. Il est difficile de refaire ses preuves à plus de 50 ans, alors que l'on est reconnu professionnellement dans un terrain de confort.
Je remercie la République pour les vingt-cinq ans que j'ai passés à son service, car c'était passionnant. La surprise a été de trouver une activité professionnelle qui m'a passionné de la même manière, alors qu'elle est très différente, et qui implique de nombreux échanges avec la fonction publique.
Notre banque est systémique, ce qui est un enjeu central pour la nation : c'est un organisme d'importance vitale, au sens du code de la défense, qui fait l'objet de nombreuses règlementations, portant notamment sur nos systèmes d'information. L'industrie bancaire est aussi l'une des plus régulée au monde, ce qui implique des contacts incessants avec les régulateurs, les superviseurs, les banquiers centraux.
En 2014, un événement a totalement changé les rapports de la banque avec les autorités publiques : l'Union bancaire, changement le plus important de l'histoire bancaire depuis la révolution industrielle. Ce n'est désormais plus la Banque de France qui donne la licence, mais la Banque centrale européenne (BCE). Ma spécialisation européenne trouvait à s'appliquer face à ce changement que je considérais, à titre personnel, comme absolument nécessaire.
Autre grande découverte, le poids croissant des États-Unis sur la finance européenne depuis la crise financière. Nos grands concurrents sont les banques américaines. Entre la première banque européenne et la première banque américaine, le rapport est de 1 à 5 en termes de capitalisation boursière.
En réponse à la crise financière, les Américains ont concentré leurs banques. Cette force de frappe leur fait gagner des parts de marché, y compris dans la zone euro. Le faire comprendre à ceux qui influencent les règlementations nationales et européennes est compliqué. Ainsi, lorsqu'il y a eu un projet européen de séparation des activités bancaires entre la banque de détail et la banque d'investissement, l'aspect de concurrence internationale était absent des débats.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Pensez-vous que votre expérience de diplomate vous a permis d'avoir les codes pour porter ce sujet au niveau de l'Union européenne ?
M. Gilles Briatta. - Je peux comprendre qu'il ne soit pas évident de saisir les choses quand on ne travaille pas dans le secteur bancaire. Il fallait donc expliquer en donnant des exemples concrets. Je sais aussi que l'Europe est autocentrée et a tendance à oublier qu'elle n'est qu'une partie du monde.
Vous m'avez demandé si ce passage de la fonction publique au privé avait eu des inconvénients. Je n'en vois pas. Au vu de la pyramide des âges au sein du Quai d'Orsay, nombre de mes collègues cherchaient des postes. Un départ comme le mien n'est donc pas un problème.
La véritable question est celle des conflits d'intérêts. Je suis passé devant une commission de déontologie. L'industrie bancaire étant l'une des rares dont je ne me sois pas occupé à Matignon, l'entretien fut assez rapide. A tout de même été prévue une interdiction de contacts avec mes anciens collègues du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et le cabinet du Premier ministre.
Les conflits d'intérêts ne se limitent pas au passage public-privé. Pour une banque, c'est un sujet majeur. Il y a quatre conditions pour les prévenir : des règles claires, des contrôles, une formation des agents, une obligation de transparence. Sur tous ces points des progrès ont été faits en France, avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et la loi Sapin 2. Mais je vous suggère de prévoir des conditions de mise en oeuvre plus simples, car la loi française est l'une des compliquées au monde en la matière. Alors que, pour tous les autres pays, les registres mentionnant les sociétés qui ont contacté la puissance publique sont consultables à Bruxelles, « en haut de l'entonnoir », en France - et au Québec, ce sont les entreprises qui doivent tenir leur registre. C'est un casse-tête ! Il a fallu interpréter la loi, et on a enrichi les avocats.
Deux mesures marchent bien pour prévenir les conflits d'intérêts : la menace de sanction et la formation. Dans le privé, les formations dispensées sont très pratiques. Je suggère que l'on en prévoie aussi dans la fonction publique, qui est un peu en retard à cet égard. Il est arrivé, par exemple, qu'un régulateur veuille traiter de problèmes bancaires personnels en montrant sa carte professionnelle, ce qui relève du pénal.
Peut-on revenir dans la fonction publique après un passage dans le privé ?
Je pourrais rejoindre le ministère des affaires étrangères, pour lequel l'économie et la finance sont actuellement des priorités. Je suis ainsi le co-coordinateur du Brexit pour ma banque... Quoi qu'il en soit, ma disponibilité a été prolongée pour trois ans.
Je crois à l'approfondissement des liens entre les entreprises privées et la fonction publique. J'ai ainsi échangé avec le Trésor sur la réforme de la zone euro. Lorsque vous travaillez dans une banque, vous avez une autre perspective, ce qui peut être utile. Pour moi, par exemple, les données sont essentielles. La direction juridique de ma banque travaille ainsi sur le Cloud Act, loi américaine visant à contrôler le cloud numérique externe qui peut avoir un impact gigantesque. Mes interlocuteurs de la fonction publique n'étaient pas au courant parce qu'ils n'ont pas la même perspective.
M. Nicolas Bonnault, associé-gérant de Rothschild & Co. - À la sortie de l'École polytechnique, que j'ai intégrée en 1984, j'ai fait le choix du corps des ponts : il m'attirait pour son ouverture, sa pluridisciplinarité et la diversité des carrières. J'étais cependant plus intéressé par la finance que par les métiers traditionnels de la construction, et par les fonctions de conseil plutôt que managériales.
À ma sortie de l'École nationale des ponts et chaussées en 1990, je me suis donc tourné vers le ministère des finances. Mon sous-directeur m'a dit que j'étais là pour deux ans maximum car, au Trésor, on n'aimait pas trop les ingénieurs... Je suis pourtant resté sept ans à Bercy, au service international de la direction du Trésor, puis au service des participations de l'État, avant de rejoindre le cabinet du ministre de l'économie et des finances en 1995 comme conseiller industriel. Je savais que ce serait mon dernier poste dans l'administration, faute de débouchés à la direction du Trésor pour les ingénieurs issus des corps techniques.
À Bercy, je me suis impliqué dans des opérations de privatisation et dans la supervision des entreprises publiques. Je me suis intéressé aux sujets d'ingénierie financière et aux mouvements de respiration du secteur public, ce qui m'a décidé à rejoindre une banque d'affaires, Rothschild & Co, en 1997. J'en suis associé-gérant depuis 2003.
À l'issue de mon entretien devant la commission de déontologie, j'ai fait l'objet d'un avis favorable sans réserve. Mes premières années dans la banque furent intenses, car je fus obligé de combler un déficit de compétences par rapport à mes pairs et de développer les qualités propres au métier de banquier d'affaires.
Je suis désormais membre du comité exécutif de la partie « banque d'affaires » de Rothschild à Paris, et supervise les sujets de ressources humaines. Aussi, je souhaite vous donner quelques éclairages sur notre politique de recrutement.
Rothschild Martin Maurel, la branche française du groupe Rothschild & Co, compte 1 200 collaborateurs. L'activité « banque d'affaires » emploie 235 personnes, dont 170 banquiers d'affaires. Sur cet effectif, je serai le seul ancien fonctionnaire au 31 juillet 2018, après le départ de mon associé Sébastien Proto. Depuis 2013, nous avons recruté 180 banquiers d'affaires, et parmi eux un seul fonctionnaire, qui nous a quittés depuis.
Notre politique de recrutement est très sélective. Nous sommes à la recherche de talents - il y en a beaucoup dans l'administration - et de qualités d'écoute, de réflexion, de jugement, d'analyse, de conseil.
De 2015 à 2017, nous ne sommes pas intervenus en tant que conseil de l'État et n'avons perçu aucun honoraire à ce titre. Quant aux honoraires des entreprises publiques, ils ont représenté 2,5 % de notre chiffre d'affaires.
Permettez-moi de vous livrer quelques réflexions plus personnelles.
Contrairement aux élèves de l'ENA, les futurs fonctionnaires des grands corps techniques ne reçoivent pas de formation spécifique à la fonction publique. À la sortie de l'École polytechnique, par exemple, l'État est un employeur potentiel parmi d'autres. Aujourd'hui, la concurrence est vive ; les jeunes générations de polytechniciens sont davantage attirées par les start-up. Si l'État n'est pas en mesure de proposer des perspectives de carrière attractives, cette source se tarira ; c'est d'ailleurs déjà le cas.
L'attractivité des carrières pour les ingénieurs des grands corps techniques passe, à mon sens, par une réflexion sur les missions qui peuvent leur être confiées dans une logique interministérielle, et par le juste dimensionnement des postes ouverts à la sortie des écoles aux besoins de l'État. Par exemple, a-t-on besoin de recruter autant d'ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts aujourd'hui qu'il y a trente ans, dès lors que les collectivités territoriales assurent un grand nombre des missions d'équipement autrefois dévolues à l'État ? Faut-il les cantonner à des fonctions au sein des administrations relevant du ministère de la transition écologique et solidaire, alors que la pluridisciplinarité de la formation au sein de l'École nationale des ponts et chaussées et de l'École Polytechnique leur permettrait d'exercer des fonctions interministérielles ?
Par ailleurs, il est impératif que l'État mette en place de véritables programmes de gestion de carrière.
S'agissant du pantouflage, on ne répondra pas aux problématiques de carrière des générations Y et Z avec des raisonnements applicables à la génération X ou aux baby boomers. Si les quinquagénaires ont un fort attachement à leur employeur, les jeunes générations ont besoin de nouveauté et changent fréquemment d'employeur. Il y a ainsi eu, en cinq ans, une centaine de départs de notre banque. Si l'État veut continuer à attirer les meilleurs talents, il doit répondre à ces attentes de mobilité et non les restreindre.
Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française. - Merci de nous donner l'occasion d'évoquer notre parcours et notre travail. Quelques mots d'abord sur ma carrière : je suis entrée à l'ENA en 1991, puis j'ai passé dix-huit ans au service de l'État, après l'ENA. J'ai quitté la fonction publique en 2007, à 40 ans. J'arrivais à un moment où je voyais qu'il n'y avait plus beaucoup de perspectives pour moi à la direction du Trésor et j'ai donc rejoint une entreprise privée.
La spécificité de mon parcours, c'est que je suis revenue au service de l'État en 2010, comme directrice adjointe du cabinet de François Fillon, puis, en 2012, à l'Inspection générale des finances, où j'ai passé deux ans. J'ai assez rapidement compris que l'État ne me confierait plus de fonctions opérationnelles, alors que j'avais toujours envie d'être dans l'action. J'ai accepté le poste de directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) en 2014.
Cette fédération regroupe 347 entreprises bancaires, quels que soient leur statut et leur origine. En font aussi partie des banques étrangères, de plus en plus d'ailleurs, ce dont nous nous réjouissons puisque la place de Paris attire toujours davantage. La structure elle- même regroupe 115 salariés. En prenant la direction de la Fédération, j'avais envie de devenir patronne de PME - certes, une PME quelque peu particulière, en raison de son statut associatif - et d'être chargée de la gestion de l'entreprise, avec un budget, des recrutements, des salariés à gérer... Je dois dire d'ailleurs a posteriori que j'aurais probablement dû faire cela avant d'exercer des fonctions dans l'administration qui m'ont conduite à prendre des décisions ayant un impact direct sur la gestion des entreprises.
Quand je travaillais à la direction du Trésor, des règles très strictes étaient appliquées par notre dirigeant, à l'époque Jean-Claude Trichet. On ne devait pas quitter la direction avant huit ans, car le directeur estimait qu'il fallait avoir occupé un premier poste de management dans l'administration avant d'expliquer au reste de l'administration ce qu'il fallait faire. Ces règles n'ont pas, me semble-t-il, perduré.
Le législateur a confié à la Fédération bancaire française et à l'Association française des établissements de crédit et des entreprises d'investissement (AFECEI), une autre association dont je suis la directrice générale et qui regroupe plusieurs professions financières, un rôle particulier dans l'élaboration de la loi et de la réglementation. La profession, comme le prévoit le code monétaire et financier, participe à deux comités très importants : le comité consultatif de la législation et de la réglementation financière (CCLRF) et le comité consultatif du secteur financier, dont font partie des parlementaires, qui organise la concertation entre les banques et leurs clients. Elle est appelée, de par la loi, à apporter son expertise lors de l'élaboration de la règle. Cela n'est pas nouveau : l'AFECEI joue, depuis la loi bancaire de 1984, un rôle de représentation de la profession dans les diverses instances qui s'occupent du secteur financier au sens large. J'ai recensé une trentaine d'institutions, d'instances consultatives, d'observatoires dans laquelle la FBF ou ses adhérents siègent. Le lien entre l'administration et cette profession très réglementée est donc important.
Le secteur bancaire a constitué un fil directeur dans ma carrière, sans que j'y voie la moindre contradiction avec la passion que j'avais par ailleurs pour mon pays. Il constitue, selon moi, une filière d'excellence, un des rares secteurs d'ailleurs où la France est leader, particulièrement au niveau de la zone euro, mais également au niveau international, même si les banques européennes sont en perte de vitesse. Le secteur bancaire joue un rôle clé dans le financement de l'économie, notamment des entreprises - c'était d'ailleurs la priorité des banques françaises lors de l'élaboration du plan stratégique par la Fédération en 2015. En termes de dynamisme du crédit, d'accès au crédit et de taux de crédit, les banques sont championnes de la zone euro. L'économie française bénéficie avec son secteur bancaire d'un accélérateur de croissance et d'un outil qui fonctionne parfaitement bien. L'OCDE l'a d'ailleurs relevé dans son rapport d'avril 2015, en citant le secteur bancaire comme un des six principaux atouts de l'économie française.
Je rappellerai que quatre des neuf plus grandes banques de la zone euro, dites banques systémiques, sont françaises. Ces banques systémiques assurent 40 % des financements des entreprises et 46 % de ceux des particuliers dans la zone euro. Par ailleurs, le secteur bancaire emploie énormément puisqu'il compte 366 000 salariés sur le territoire français.
Il n'est pas très surprenant que ce secteur d'excellence cherche à recruter des talents dans les filières de formation d'excellence, dont certaines mènent à l'administration. Cela étant, ces recrutements ne sont pas quantitativement très importants. Nous avons interrogé nos adhérents pour obtenir quelques éléments chiffrés. Les banques n'ont pas d'indicateurs sur les recrutements qu'elles effectuent dans la fonction publique, ce qui montre que ce n'est pas un objectif de leur politique de ressources humaines. À la Fédération, sur les 115 salariés, quatre personnes sont issues de la fonction publique.
Deux grands adhérents nous ont donné quelques chiffres.
L'un a indiqué que trois fonctionnaires avaient été recrutés en 2016 et trois en 2017 parmi les cadres à haut potentiel - deux dans ce que cette banque appelle le « Top 500 » et quatre dans le « Top 2 500 ». La proportion d'anciens fonctionnaires est donc assez limitée.
L'autre, également membre de notre comité exécutif, nous a indiqué que sur les 54 membres de son comité de direction, six sont issus de l'administration, dont deux recrutés au cours des dix dernières années, l'un venant du ministère de la défense. Dans ce ministère, qui est pourtant l'un des plus régaliens, il n'y a plus de possibilités d'évolution de carrière au-delà de 40-45 ans.
Dans le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur la déontologie des fonctionnaires et l'encadrement des conflits d'intérêts, il est indiqué que le départ vers le secteur privé est un phénomène marginal : à l'époque, en 2015, environ 850 agents publics avaient demandé à rejoindre le secteur privé, soit un volume relativement restreint par rapport aux 5,45 millions d'agents travaillant dans les fonctions publiques.
Pour revenir à vos questions sur les allers-retours entre la fonction publique et le secteur privé, il est important que le dispositif soit encadré par la loi, comme c'est déjà le cas. Pour ce qui me concerne, les deux fois où j'ai quitté l'administration, en 2007 et en 2014, je suis passée devant la commission de déontologie qui a validé mon dossier avec un certain nombre de réserves. En cas de risques de conflit d'intérêts ou d'interférences, elle peut émettre des réserves. Lors de mon premier départ vers le secteur privé, on m'a ainsi demandé de ne pas m'occuper d'un dossier particulier. Cette exigence a été respectée par mon employeur, les banques ayant des règles de conformité extrêmement strictes. Lors de mon second départ, je ne devais pas entrer en contact avec le service de l'Inspection des finances que je quittais. Cela n'empêche pas l'Inspection des finances, s'il le juge utile, de nous solliciter.
L'administration joue un rôle très important pour la cohésion de la société française, et les Français en attendent beaucoup. Elle doit donc se demander comment recruter et garder des talents, voire les faire revenir si elle estime avoir l'utilité des compétences que ses anciens agents auront acquises à l'occasion d'un passage dans le secteur privé. Cela a été mon cas lorsque le Premier ministre m'a contactée en 2010. Je sais qu'il était intéressé par mon très long parcours dans l'administration, qui est indispensable pour faire tourner la machine des services de Matignon, mais aussi par mon expérience dans le monde de l'entreprise. Cela est utile quand on est amené à préparer, par exemple, des dispositions sur la simplification administrative dans les relations avec l'entreprise. Je regrette de ne pas avoir eu à l'époque l'expérience de gestion d'une petite entreprise : j'aurais été plus exigeante en matière de simplification !
Il est très important que l'administration puisse être éclairée au maximum sur un sujet avant de réglementer. Je prendrai un exemple très simple : il nous est demandé très régulièrement de modifier les tarifs des contrats ou des éléments de la relation que nous avons avec les particuliers ou les entreprises. En général, l'administration oublie systématiquement les délais de mise en oeuvre. Elle a tendance à croire qu'il suffit de changer un ou deux paramètres dans l'ordinateur des patrons des 347 banques pour qu'immédiatement les millions de contrats de crédit ou de comptes bancaires soient modifiés.
En réalité, les process sont extraordinairement lourds. Selon nos grands adhérents, la moitié des grands projets informatiques de leurs établissements sont des projets réglementaires, certes pas uniquement franco-français puisque nombre d'entre eux découlent de réglementations européennes. On doit donc souvent jouer les rabat-joie, en expliquant que le texte conçu par l'administration est parfait mais qu'il faudra entre 6 et 18 mois pour le mettre en oeuvre.
Ce délai est indispensable. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé dans le cadre de la loi dite « Macron » sur la mobilité bancaire, c'est-à-dire la possibilité pour les clients de demander en un seul clic à la banque d'accueil de faire le nécessaire pour transférer les opérations de l'ancien compte vers le nouveau. Cela peut paraître simple, mais la mise en oeuvre informatique est absolument majeure : il a fallu que les banques prévoient des systèmes de transmission automatique entre elles pour transférer les comptes, et ce sans loupé - il ne faut pas que la personne arrête de toucher son salaire ou de payer son électricité ou son loyer pendant trois mois ! -, mais aussi avec tous les émetteurs de prélèvements, dont les grands facturiers. Nous avons expliqué à l'administration qu'un délai de 24 mois serait nécessaire, car il s'agissait d'un très gros projet, et nous avons eu droit à 18 mois...
Je cite cet exemple, car quand on n'est pas dans l'entreprise, on a parfois tendance à considérer qu'il suffit que le texte ait été adopté pour qu'il soit tout de suite applicable et en vigueur. L'un de nos rôles consiste à expliquer nos contraintes, qui peuvent être purement opérationnelles.
On se demande si l'administration garde son libre arbitre compte tenu des liens qui peuvent exister avec tel ou tel secteur, notamment le nôtre. Gilles Briatta a évoqué les textes sur la séparation des activités bancaires. La loi française dite « loi Moscovici » a suscité quelques polémiques, mais il faut bien être conscient qu'aujourd'hui, mise à part une loi très spécifique - la règle Vickers en Grande-Bretagne - dont on ne sait pas ce qu'elle va devenir avec le Brexit, il s'agit probablement d'une des lois les plus strictes de séparation des activités de marché. Dans de nombreux pays européens, il n'y a même pas de texte ; au niveau européen, un projet n'a pas abouti.
Nous risquons donc de nous retrouver, a fortiori si les Américains reviennent sur les règles mises en place concernant les activités de comptes propres dans la loi Dodd-Frank, avec la loi la plus stricte du monde. Autant vous dire que le secteur bancaire français n'était pas très demandeur d'être en pointe en termes de législation sur ce sujet... Le législateur a fait ce qu'il estimait utile à l'époque sans que les liens qui peuvent exister avec le secteur bancaire l'empêchent d'agir.
De même, la France a été un des premiers pays à mettre en place une taxe sur les transactions financières, qui date de 2012. Elle est aujourd'hui le pays qui agit pour la mise en place d'une telle taxe en Europe. Là aussi, je ne trahirai pas de grand secret en disant qu'on n'était pas forcément demandeur...
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions. Le sentiment d'un départ massif de hauts fonctionnaires pantouflant dans la banque que peut avoir l'opinion publique est peut-être renforcé par le fait que ceux qui partent sont souvent célèbres. C'est la théorie de l'iceberg : s'il y en a trois ou quatre qui émergent, c'est qu'il y a en dessous toute une masse cachée... On pense qu'il s'agit d'un phénomène d'envergure, alors qu'après vous avoir écouté, on comprend que le phénomène est très restreint.
Monsieur Briatta, disposez-vous de données chiffrées pour la Société générale ?
Par ailleurs, j'aimerais savoir, madame Barbat-Layani, si vous avez dû passer devant une commission de déontologie lorsque vous êtes revenue travailler dans le secteur public.
M. Pierre Cuypers. - Ma question sera purement insignifiante. On dit de quelqu'un qui travaille dans une banque qu'il est banquier. Est-ce juste ? Quand quelqu'un travaille dans une exploitation agricole, on ne dit pas qu'il est agriculteur !
M. Victorin Lurel. - Monsieur Bonnault, quel est le statut de l'associé-gérant dans la gouvernance de la banque ?
Madame Barbat-Layani, tout comme Mme la présidente, je souhaiterais savoir si vous êtes passée devant une commission de déontologie lors de vos rétropantouflages.
Mme la présidente a bien résumé cette impression, qui est presque devenue un mythe, de déperdition d'énergie vers le secteur privé, en particulier bancaire et financier.
J'aimerais savoir si le motif financier a été important pour travailler dans la banque. Je ne vous demanderai pas vos salaires par rapport à la grille de la fonction publique, mais on sait que, dans l'administration, le déroulement de carrière est bloqué à partir d'un certain âge. J'imagine que le motif de la rémunération et de la participation patrimoniale ou actionnariale est important. Je comprends mieux votre demande de ne pas bloquer les mobilités. La commission d'enquête veut surtout mieux encadrer et prévoir davantage de transparence.
Pour revenir sur l'impression de nombreux départs vers le secteur bancaire et financier, la célébrité de ceux qui partent pose le problème de l'exemplarité. La commission souhaite que le processus soit le plus transparent possible pour que le public ne croie pas à l'endogamie entre la banque et la haute fonction publique, en particulier la direction du Trésor.
Sur les participations financières de l'État, vous avez travaillé dans l'organisme qui a précédé l'Agence des participations de l'État (APE). Vous avez dit que cela ne représentait que 2,5 % de votre chiffre d'affaires. On a là aussi l'impression que lorsque l'APE, le Gouvernement et certaines directions de Bercy décident de privatiser ou de faire des transferts de participations, que les choses restent dans un cercle étroit composé de personnes, de banques ou de cabinets d'affaires qui se connaissent. On a même des Premiers ministres qui partent travailler dans des cabinets.
Je suis le rapporteur spécial du compte d'affectation spéciale sur les participations financières de l'État. Certaines banques recrutent des personnes qui ont travaillé à la direction du Trésor. Les procédures sont-elles assez transparentes et la publicité préalable est-elle suffisante pour que tous puissent soumissionner ?
L'opinion publique, la presse et nous-mêmes parfois avons l'impression que lorsque l'État vend des entreprises importantes, on retrouve des acteurs, travaillant dans les cabinets d'avocats, chez les associés-gérants ou dans les banques d'affaires, qui se connaissent depuis longtemps. Au-delà du conflit d'intérêts, il y a cet entre-soi qui peut donner de fausses impressions. Ressentez-vous cette culture de l'entre-soi, pas simplement dans vos entreprises, mais dans le relationnel entre l'administration et les entreprises ?
Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Lors de mes retours dans le secteur public, je ne suis pas passée devant une commission de déontologie. En 2010, lors de mon arrivée au cabinet du Premier ministre, j'ai eu un entretien avec le Secrétaire général du Gouvernement et j'ai pris l'engagement écrit de ne pas m'occuper des affaires individuelles des banques, a fortiori de celle dont je venais. Je pense que le passage devant la commission de déontologie est une bonne idée. La commission pose de nombreuses questions lors des départs, et il ne serait pas illégitime, surtout si l'on estime, comme c'est mon cas, qu'il peut être utile à certains moments pour l'État d'aller chercher des compétences chez ceux qui ont quitté l'administration pendant quelques années, que la commission puisse examiner les cas de retour et formuler des réserves sur des contacts ou des dossiers.
Est-ce qu'une personne qui travaille dans une banque est un banquier ? C'est une vaste question ! En tout cas, les banquiers souhaiteraient avoir plus de temps pour exercer leur métier de banquier, c'est-à-dire recevoir des clients et essayer de les servir. C'est d'ailleurs la conclusion de l'éditorial que nous avons cosigné avec le président de la FBF, Jean-Laurent Bonnafé, dans notre rapport annuel : les banquiers souhaitent passer moins de temps à se poser des questions formelles d'application de la réglementation pour en passer davantage à exercer leur coeur de métier. C'est un beau métier, je tiens à le dire, car c'est un métier de service du client et de l'économie. Nous sommes plus ou moins populaires, mais, en tant qu'élus, vous devez plutôt entendre ceux pour lesquels les choses se sont mal passées avec leur banque. Aujourd'hui, 95 % des demandes de crédits d'investissement des PME sont acceptées en tout ou partie par les banques.
Pour répondre à la déperdition d'énergie vers le secteur bancaire, l'administration doit offrir des perspectives de carrière et des postes suffisamment intéressants aux fonctionnaires qu'elle a recrutés. Il arrive un moment où les gens n'ont plus de perspective de carrière. Une des raisons pour laquelle je suis repartie, mis à part l'intérêt du poste que j'occupe actuellement, tient à ce que j'ai compris que, pour différentes raisons, y compris le fait que je venais du cabinet du Premier ministre précédent, je n'aurai plus de fonctions opérationnelles dans l'administration. Plutôt que de s'interroger sur la déperdition d'énergie, il faudrait se demander comment faire pour que le secteur public attire des talents - l'enjeu est important, car l'administration joue un rôle essentiel dans la société française. Il y a d'autres pays dans lesquels cet enjeu est moins essentiel.
M. Victorin Lurel. - J'ai entendu les propositions qui ont été faites, peut-être sur le modèle du ministère de la défense. Mais, au-delà du déroulé de carrière et de prise de responsabilités, il y a aussi un problème d'argent ! Pour ne pas tarir à la source les recrutements dans l'administration de diplômés de grandes écoles - Polytechnique, École nationale d'administration ou autres -, ne faudrait-il pas que l'État propose une grille de rémunération plus avantageuse ? Sinon, il y aura des départs ! Le fonctionnaire n'est pas insensible à l'argent, et ce n'est pas infamant que de le reconnaître.
Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - L'administration doit faire en sorte de rester attractive. Mais ce qui motive les gens - il peut y avoir des motivations financières, qui ne sont pas illégitimes -, c'est l'intérêt du travail.
Pour ce qui me concerne, je ne sais pas si je serais repartie dans le secteur privé si on ne m'avait pas fait comprendre que, en tout cas pour les cinq années qui allaient venir, on ne m'offrirait plus de poste opérationnel. Honnêtement, à l'Inspection générale des finances, je gagnais pas mal ma vie.
S'agissant de la rémunération dans la haute fonction publique, il faut certes faire attention à ce que la dévalorisation financière ne soit pas trop importante. Mais l'essentiel de la motivation repose sur l'intérêt du poste : avoir des fonctions opérationnelles, pouvoir prendre des décisions et en voir l'impact, etc. De ce point de vue, si je regarde ma promotion de l'ENA, nombreux sont ceux qui travaillent aujourd'hui dans des corps de contrôle. Je ne dis pas que ces corps n'ont pas leur importance, mais ils ne correspondent pas forcément à ce que souhaite tout le monde. Il faut pouvoir offrir des déroulements de carrière avec des fonctions intéressantes et opérationnelles au-delà de 45 ans.
M. Nicolas Bonnault. - Rothschild à Paris, c'est donc Rothschild Martin Maurel, qui a un statut de banque et dont la filiale Rothschild & Co s'occupe de l'activité de banque d'affaires. L'appellation de banque d'affaires est erronée car notre métier, c'est le conseil. Rothschild & Co n'est pas une banque, elle n'est pas régulée en tant que telle. Je me considère plus comme conseil que comme banquier. Cette structure a un statut juridique de société en commandite, avec des associés commandités et des associés commanditaires. Les mandataires sociaux ont le titre de gérant. Je suis associé commandité et donc associé-gérant.
Les critères financiers comptent évidemment, mais j'ai toujours fait primer l'intérêt de mon travail. Je ne serais pas venu chez Rothschild si je n'avais pas été intéressé par l'ingénierie financière et par les métiers de la banque d'affaires ; je n'y serais pas aujourd'hui, en dépit d'une rémunération qui est effectivement élevée, si je n'étais pas intéressé par ce que je fais.
Est-on dans un cercle étroit ? Tous les jours, je me bats pour récupérer des mandats de conseil auprès de clients, et j'ai l'impression que la concurrence est extrêmement vive. Elle l'est peut-être aussi au sein d'un petit groupe. À Paris, de 15 à 20 banques d'affaires savent faire ce métier. L'expérience compte beaucoup : effectivement, au bout de vingt ans, on finit par retrouver les mêmes têtes, mais le métier reste très concurrentiel. On pourrait faire le procès du cercle étroit dans tous les secteurs d'activité : dans tous les sous-segments de l'industrie, les gens se connaissent, travaillent ensemble, s'apprécient. La banque d'affaires est, comme d'autres, et peut-être plus encore, un métier de confiance. Cette confiance se construit aussi parce qu'on connaît les gens et qu'on sait que, dans une négociation, on peut avoir confiance dans sa contrepartie.
M. Gilles Briatta. - Le terme de banquier est plutôt bien vu chez nous, et les gens aiment bien se présenter ainsi. Cela signifie qu'ils ont une utilité pour la clientèle. Une partie de la direction juridique est dédiée à faciliter la vie des clients.
Sur la motivation financière, en tout cas pour un diplomate en poste à Paris, la différence est énorme. Nous sommes très mal payés à Paris. Cela est beaucoup moins vrai pour les diplomates en poste à l'étranger qui vivent correctement.
Il faut regarder les retraites. Les fonctionnaires ne cotisant pas sur les primes, la différence sur les retraites est vraiment très forte. C'est ce qui fait peur à beaucoup de mes collègues, quand ils estiment le montant de leur retraite.
Sur les chiffres, je peux simplement indiquer que sur les 790 agents qui me sont hiérarchiquement rattachés - je ne les connais pas tous, il y en a peut-être qui ont été fonctionnaires voilà très longtemps -, j'en connais seulement 4 ou 5 qui ont travaillé dans la fonction publique, à un moment dans leur vie. Il faudrait faire une enquête beaucoup plus complète, mais objectivement ces cas sont très minoritaires. Cela ne veut pas dire que ce soit mal vu d'ailleurs !
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous remercie de ces éléments concrets, qui pourront alimenter utilement le rapport de la commission d'enquête.
Mes chers collègues, nous nous retrouverons en septembre pour la rédaction du rapport.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.