Jeudi 7 juin 2018
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
L'avenir des relations entre les générations : démocratie, patrimoine, emploi
M. Roger Karoutchi, président. - Je remercie celles et ceux qui sont présents ce matin. Existe-t-il un pacte intergénérationnel, ou une guerre des générations ? Nous constatons que le thème des générations englobe un certain nombre de sujets : la démocratie, les retraites, la santé, la transmission, l'emploi. J'ai mené une longue discussion avec l'ancien président du Conseil économique, social et environnemental sur sa vision de la réforme des retraites. Nous aurons l'occasion de reparler du lien entre les générations lorsqu'elle sera étudiée par le Parlement. Nous nous dirigeons vers une véritable révolution, la société française ne restera pas en l'état.
Je regrette que la délégation à la prospective aborde également d'autres sujets actuellement. Nous avons mené plusieurs auditions au sujet des relations entre les générations : ainsi, l'audition de M. Hakim El Karoui a été particulièrement intéressante. Nous ferons des propositions à l'automne qui seront inscrites dans un débat sénatorial d'ici la fin de l'année. Il existe ainsi un atelier sur la mobilité, qui se pose la question de savoir si les changements géographiques, territoriaux, économiques, sociaux provoquent des modifications de mobilité. Nous sommes en retard par rapport à un certain nombre de pays qui ont beaucoup plus agi à ce sujet.
Première table ronde animée par Mme Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin
Vie politique : terrain d'affrontement entre les générations ?
Mme Fabienne Keller. - Merci à Roger Karoutchi qui préside la délégation à la prospective. Celle-ci existe depuis plusieurs années et souhaite mener des réflexions sur le temps long, afin de nourrir le travail législatif et le travail de contrôle du Sénat. Avec Nadia Sollogoub et Julien Bargeton, nous sommes très heureux de vous accueillir sur le sujet important du lien entre les générations. Quel est l'avenir des relations entre les générations ?
Nous avons choisi trois ce matin trois thématiques : la vie politique (est-ce un terrain d'affrontement entre les générations ?), le patrimoine (sa transmission et sa répartition entre les générations) et l'emploi (est-ce une coopération ou une concurrence sur le marché du travail ?).
Il me revient d'introduire la première table ronde : la vie politique est-elle un terrain d'affrontement entre les générations ? Après chaque élection, nous constatons que les seniors ont une participation électorale plus élevée que les autres classes d'âge. Ils sont donc surreprésentés parmi les votants : 30 % des moins de 35 ans ne se sont pas déplacés au moment du premier tour de l'élection présidentielle en 2017 contre 16 % des 60-69 ans. Nous pourrions utiliser ce constat pour alerter sur un risque de confiscation de la démocratie par les citoyens les plus expérimentés. Ainsi, la surreprésentation des seniors favoriserait la prise en compte de leurs intérêts dans les choix collectifs, notamment ceux relatifs au financement de la protection sociale, à la politique macroéconomique ou à la fiscalité. L'objectif de cette table ronde est donc de s'interroger sur la pertinence de cette représentation qui pourrait assimiler la vie politique à un terrain d'affrontement entre les générations. Un « pouvoir gris » serait de plus en plus influent.
Une première série de questions que nous pouvons poser concerne la mesure même du poids électoral des différentes classes d'âge : la surreprésentation des seniors est-elle plus marquée que par le passé ? Sera-t-elle nécessairement plus forte demain ? Les tendances démographiques devraient accentuer le poids des seniors. De plus, l'intégration sociale et l'insertion professionnelle sont des déterminants de l'envie d'aller voter. Les représentations politiques jouent également un rôle important : considérons-nous que le vote est un droit ou un devoir ? Le vote blanc et sa prise en compte font également partie de ce débat. Il n'est pas certain que les seniors du futur seront autant attachés à l'exercice du droit de vote. Nous constatons une montée de l'indifférence ou de la prise de distance vis-à-vis du personnel de la vie politique, chez une partie des jeunes, mais aussi chez des individus d'âge intermédiaire. Les PRAF (« Plus rien à faire »), selon le terme employé par Brice Teinturier, pourraient devenir les seniors abstentionnistes de demain. Inversement, nous pouvons espérer que les générations montantes aient envie de prendre en main leur vie politique et d'être plus actives, parfois dans des formes différentes, mais complémentaires du vote.
M. Brice Teinturier, directeur général délégué France, Ipsos. - Je répondrai rapidement à la question centrale de cette table ronde : la vie politique n'est pas un terrain d'affrontement entre les générations, pour deux raisons principales. En effet, pour qu'un affrontement ait lieu, il est nécessaire d'avoir deux parties prenantes sur le même terrain qui cherchent à se confronter avec un objet de dispute. Ensuite, pour que la vie politique devienne le terrain d'affrontement des générations, des acteurs politiques doivent poser cette question au cours d'une campagne électorale et en faire une controverse politique. Or, jusqu'à maintenant, nous constatons un effet d'éviction plutôt qu'un effet d'imposition d'une problématique. En effet, chaque candidat à la présidentielle a soigneusement évité de construire cet affrontement.
Cependant, il existe un problème, même s'il n'est pas possible de parler d'affrontement entre les générations sur la scène politique. La citation d'André Gide « Famille, je vous hais » n'est plus d'actualité. En effet, nous constatons dans les enquêtes sur le rapport à la famille des Français, qu'ils soient jeunes ou moins jeunes, que ce rapport est décrit comme confiant, de complicité, de protection, d'échanges mutuels. La famille est survalorisée comme lieu d'affection et de protection, qui permet d'éviter la brutalité du monde. Ainsi, nous ne sommes pas dans un terrain d'affrontement, même si des inégalités sont perçues. Certains jeunes considèrent que la génération précédente est avantagée et qu'ils ne bénéficieront pas de la même retraite, mais cela n'entraîne pas de ressentiment à leur égard. Il n'existe donc pas d'agressivité entre les générations et le sujet n'est pas abordé sous cet angle par les responsables politiques.
Cependant, plusieurs raisons expliquent la problématique choisie pour cette table ronde. Tout d'abord, le niveau de mobilisation à l'occasion des élections pose des questions sur l'avenir de la démocratie représentative, car la participation est extrêmement différente entre les seniors et les jeunes. Nous constatons un désintérêt croissant des plus jeunes à l'égard non pas de la politique, mais de la vie politique telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui et telles que les élections leur apparaissent, c'est-à-dire des moments ritualisés, mais vides de contenu, où un individu est choisi, mais sans espoir que la politique qu'il conduira puisse apporter des solutions. Ainsi, nous constatons autant de défiance que d'indifférence chez les plus jeunes. La question de l'âge est extrêmement déterminante pour la sociologie des électorats. Par exemple, à l'occasion de l'élection présidentielle de 2017, l'électorat de François Fillon était composé très majoritairement de personnes âgées, et les jeunes ne faisaient plus partie de cet électorat. La défiance n'est pas nouvelle et concerne l'ensemble des Français, mais surtout les jeunes, tout comme le désintérêt. Ainsi, ce sont les seniors, qui fabriquent la représentation nationale la plus adaptée à leurs problématiques et leurs préoccupations.
Malgré tout, nous ne sommes pas dans un affrontement entre les générations, il est donc nécessaire de ne pas en déduire que le vote des seniors est seulement déterminé par leurs intérêts, que les jeunes seraient délaissés par la politique et que les plus âgés seraient les grands gagnants parce qu'ils votent. En effet, les seniors s'inquiètent de l'avenir du pays et des générations plus jeunes. De plus, ils ne constituent pas un groupe homogène, tout comme les jeunes. Il est nécessaire de distinguer au moins deux jeunesses : celle incluse dans la société, confiante, disposant du capital économique, financier et culturel pour affronter la mondialisation et les enjeux d'intégration, et une autre jeunesse peu diplômée et précarisée. Ces deux jeunesses votent pour des candidats très différents : la première vote plutôt pour les candidats d'inclusion (Emmanuel Macron ou les candidats de gauche), et la deuxième nourrit les rangs de l'abstention ou du Front national. Ainsi, la mobilisation différentielle justifie la question posée.
Mme Fabienne Keller. - Mme Muxel, vous avez publié il y a quelques années « Avoir 20 ans en politique ». Plus récemment, vous avez réalisé une vaste enquête sur la jeunesse et la radicalisation. Que signifie avoir 20 ans en politique aujourd'hui ? Quels sont les marqueurs du vote des jeunes ? En quoi se distingue-t-il du vote des autres classes d'âge, et du vote des jeunes du passé ?
Mme Anne Muxel, directrice de recherches au CEVIPOF. - J'inscrirai mon propos dans la continuité de la présentation effectuée par Brice Teinturier. Plutôt que l'affrontement, il est nécessaire d'évoquer la question de la reconfiguration du rapport à la politique dans les jeunes générations afin de comprendre les liens entre les générations et la politique. La construction du lien à la politique et les formes d'expression citoyennes changent. Cette reconfiguration concerne le vote et la participation électorale. Quel que soit le scrutin, nous observons un taux d'abstention des jeunes supérieur de 10 points au taux d'abstention moyen. Cependant, ce mouvement d'augmentation de l'abstention concerne l'ensemble de l'électorat. Ainsi l'abstention ne cesse d'augmenter depuis une trentaine d'années et pose la question de la légitimité de l'élection.
L'augmentation de l'abstention peut s'expliquer par plusieurs raisons. Tout d'abord, la hausse du niveau de formation des jeunes aurait dû entraîner une participation électorale plus importante. Or ce n'est pas le cas, nous ne pouvons plus expliquer l'abstention par des grilles d'analyse sociologique classiques qui opèrent un lien entre les conditions d'insertion socio-économiques, professionnelles et la participation électorale. L'abstention est devenue un comportement électoral qui peut être utilisé pour envoyer des messages politiques et qui s'apparente à un acte d'expression démocratique. Nous constatons un net affaiblissement du devoir du vote au profit d'une revendication du vote comme un droit, et donc du droit de ne pas voter. C'est un phénomène que nous observons en France, mais également dans d'autres pays, qui interroge le fonctionnement de nos démocraties. La démobilisation des jeunes s'insère dans le mouvement d'ensemble d'augmentation de l'abstention.
Cependant, l'abstention n'a pas les mêmes conséquences sur le renouvellement générationnel. En effet, les travaux de la sociologie politique ont démontré que la façon dont les citoyens participent aux premières élections influence la trajectoire de la participation électorale au cours de leur vie. Ainsi, si un individu débute sa vie électorale avec un lien distant vis-à-vis de la participation politique, il existe de fortes chances de rester un électeur inconstant tout au long de sa vie. Ce rapport intermittent est une donnée fondamentale qui reconfigure les conditions de l'expression démocratique. L'abstention doit être comprise au travers de cette transformation. Sauf en cas d'instauration du vote obligatoire, il est peu probable que ce mouvement s'inverse à l'avenir. La proportion des électeurs systématiques, c'est-à-dire de ceux qui votent par devoir même s'ils ne s'intéressent pas à l'élection, se limite désormais aux électeurs appartenant à des classes d'âges supérieures à 65 ans.
Par ailleurs, même si nous observons la diffusion d'une posture protestataire dans l'ensemble de la population de nos sociétés démocratiques (dans le baromètre de confiance politique du CEVIPOF, entre 5 et 6 Français sur 10 déclarent qu'ils sont prêts à descendre dans la rue pour défendre leurs idées), la légitimité de la protestation est encore plus élevée chez les jeunes générations. Ainsi, 39 % des 18-24 ans de notre pays ont déjà participé à une manifestation. Une culture protestataire se diffuse, la citoyenneté devient plus contractuelle et plus critique, donc potentiellement plus protestataire.
Avec Olivier Galland, nous avons réalisé une grande enquête auprès de 7 000 lycéens répartis dans quatre académies sur le territoire national. Nous avons constaté l'importance de la pénétration des idées radicales en matière de politique, de religion, de rapport à l'information dans la population lycéenne, notamment chez les 14-16 ans qui considèrent qu'un blocage de lycée est un moyen acceptable d'expression pour bloquer une réforme de gouvernement. La disposition protestataire reconfigure le rapport à la politique des jeunes générations et semble plus marquée.
Mme Fabienne Keller. - Mme Guimon, vous êtes en contact avec des jeunes aux parcours divers. Quelle perception les jeunes ont-ils de la politique ? Les sentez-vous désabusés, cyniques ? Le service civique change-t-il le rapport à la politique ?
Mme Sandrine Guimon, ambassadrice nationale d'Unis-Cité. - Unis-Cité est l'association pionnière du service civique en France qui permet aux jeunes de 16 à 25 ans de s'engager pour des causes d'intérêt général. Unis-Cité représentait 5 000 jeunes en 2017, et pourrait en représenter 8 000 en 2018. Dans mon cas personnel, après mes études, j'ai décidé de m'engager pour la cause des seniors. J'ai passé huit mois en Seine-Saint-Denis pour rendre visite à des personnes âgées et me rendre utile.
J'ai pu constater que les jeunes ne se sentent pas à leur place. Peu importe le niveau de diplôme, ils ne trouvent pas de sens à leur vie, et ils souhaitent trouver leur place dans la société. Nous permettons aux jeunes de réaliser des missions d'intérêt général dans leur diversité. Quel que soit leur milieu social d'origine, nous leur offrons la possibilité d'échanger ensemble, et la confrontation de leurs visions du monde leur permet de grandir et de trouver leur place dans la société.
Une étude indique que 67 % des jeunes seraient prêts à s'engager si un service civique leur était proposé. Ils ont envie de s'engager, par d'autres moyens d'action que le vote. Le bénévolat ou le service civique sont des actions directes privilégiées, car on constate directement leur impact sur le terrain. Au début de leur service, les jeunes n'ont pas conscience d'être citoyens et de participer à la vie de la société, ce n'est pas leur motivation première. Cependant, à la fin de leur service civique, ils se sentent davantage citoyens. Je ne crois pas qu'il y ait une confrontation avec les générations qui les précèdent, mais plutôt qu'ils recherchent une place avec elles. La société est très différente aujourd'hui. Le besoin de sens se retrouve de plus en plus tôt chez les jeunes.
En 2017, 150 000 jeunes réalisaient un service civique, et nous espérons qu'ils soient encore plus nombreux en 2018. La motivation existe, mais beaucoup ne savent pas comment s'engager. Un certain nombre d'entre eux estiment que le vote est inutile, ils se sentent davantage concernés par l'action citoyenne. Cependant, les jeunes doivent se sentir concernés par le vote afin que l'impact de leur action soit plus global.
Mme Christine Lavarde. - Qu'entendez-vous par « la jeune génération » ?
Il semble que la tranche des 18-24 ans, qui vivent encore en partie chez leurs parents, ait tendance à voter davantage que les 24-30 ans. Cette pensée commune est-elle confirmée par les données statistiques ? Dans ce cas, ces jeunes ne sont-ils pas influencés par leurs parents dans leur stratégie de vote, ce qui donnerait un poids supplémentaire à la génération des parents ? En effet, nous observons que ces jeunes viennent souvent voter avec leurs parents.
M. Roger Karoutchi, président. - En 1987, j'étais chargé de mission auprès de Philippe Séguin et nous avions lancé le plan d'urgence pour l'emploi des jeunes. En amont, nous avions réalisé une étude complète sur l'attitude politique des jeunes. Le constat réalisé aujourd'hui a peu changé depuis. En effet, nous constations déjà en 1987 que les jeunes votaient moins que les seniors. Une des raisons de la victoire de François Mitterrand en 1981 était la mobilisation plus importante des jeunes lors de cette élection, contrairement à l'élection de 1974 où Valéry Giscard d'Estaing avait gagné grâce à la mobilisation plus importante des seniors. La période de mutation géographique, sociale, familiale entre 20 et 30 ans détermine-t-elle le comportement politique des jeunes ? Constatons-nous un réel changement de paradigme ? Dans les années 70-80, les jeunes votaient déjà peu et s'engageaient surtout dans l'associatif. Cette situation pourrait également être expliquée par l'affaiblissement des idéologies (avant, les jeunes pouvaient être maoïstes, trotskistes, gaullistes, en faveur de l'Algérie française, etc.). Les individus les plus âgés votent davantage sur la gestion, alors que les plus jeunes votent sur des « emballements ».
Mme Nadia Sollogoub. - Comment pouvons-nous mettre en avant la nouvelle forme de citoyenneté des jeunes qui s'engagent de différentes façons ? J'étais auparavant maire d'une commune rurale de 1 500 habitants, où les habitants se plaignaient régulièrement des jeunes. Une année, j'ai souhaité que trois jeunes viennent lors des voeux : un venait de recevoir une médaille d'or au concours d'apprentissage et un venait d'être élu président du club de tennis. Il serait peut-être nécessaire de mettre en avant l'engagement citoyen qui peut être multiforme.
M. Julien Bargeton. - Le numérique a-t-il un impact sur la citoyenneté, le vote, les formes d'engagement ? Le numérique a-t-il un impact générationnel sur la politique ?
Mme Fabienne Keller. - Comment reconnaître les nouvelles formes d'engagement politique (manifestations, blocages d'établissements scolaires) ? Comment la société reconnaît-elle cet engagement ? Par exemple, aux États-Unis, l'engagement associatif permet de bénéficier d'unités à l'université.
Mme Anne Muxel. - La question de la définition des âges a souvent été évoquée. De plus, les jeunes ont une expérience différente, traversée par tous les clivages sociaux, culturels, politiques de la société. En tant que chercheur, il est indispensable de définir des catégories d'âge. Les catégories conventionnelles (18-24 ans, 25-34 ans, etc.) sont utilisées dans les enquêtes et les sondages d'opinion. Les chercheurs peuvent travailler sur des tranches d'âge qu'ils considèrent plus significatives par rapport à leur cadre d'analyse. Par exemple, lorsque je travaille sur le rapport des jeunes à la politique, j'utilise régulièrement la tranche des 18-30 ans, car l'accès à la majorité correspond à la reconnaissance du droit de vote, et l'installation dans la vie adulte intervient de plus en plus tard. Néanmoins, si le rapport entre générations est étudié, il semble plus pertinent d'utiliser la catégorie des moins de 35 ans. Il n'existe donc pas une seule réponse à la définition des catégories d'âge. Ce temps de la vie est d'abord marqué par la transition entre la situation de dépendance et d'hétéronomie que connaissent les jeunes par rapport à leur famille et les cadres de socialisation vers l'accès à l'autonomie. Nous constatons de plus en plus de situations hybrides : certaines jeunes commencent à travailler, mais n'atteignent pas l'autonomie résidentielle ou économique. Ainsi, le temps d'accès à l'autonomie s'est rallongé et ses différentes étapes se sont complexifiées. J'ai beaucoup travaillé sur la catégorie des 18-20 ans, notamment sur leur rapport au vote, car ce temps correspond à un moratoire électoral. En effet, cette tranche d'âge se mobilise davantage, et le décrochage électoral s'observe plutôt à partir de 20 ans, jusqu'à 40 ans. Ainsi, au sujet de la participation électorale, un individu peut être considéré comme jeune jusqu'à 40 ans. Cependant, nous assistons à une mobilisation électorale plus faible de la part des 20-30 ans que des 18-20 ans.
Au sujet de la question du vote influencé par les parents, il est vrai que le premier vote est souvent identique à celui des parents. Cependant, les jeunes sont plus volatiles et moins attachés à des loyautés partisanes durables. De plus, les parents sont des électeurs plus incertains et plus mobiles que les générations précédentes, où les loyautés partisanes et idéologiques étaient beaucoup plus arrimées à des identités sociales et familiales. L'abstention crée beaucoup de mobilités, car le passage de l'abstention, entre un tour et l'autre ou une élection et une autre, offre des occasions de recompositions et de réalignements électoraux. Ainsi, les premiers votes sont souvent identiques à ceux des parents, mais cette situation n'est pas pérenne en raison de la volatilité des électeurs.
Par ailleurs, nous retrouvons des caractéristiques déjà observées il y a 40 ans, mais qui se sont aggravées. Les jeunes ont toujours été plus abstentionnistes pour des raisons structurelles, mais nous constatons un grand changement. En effet, la défiance à l'égard de la politique et du personnel politique n'était pas aussi marquée auparavant. Ainsi, les comportements observés n'ont pas la même signification en raison de la crise de la représentation politique qui touche la France.
M. Brice Teinturier. - Je ne pense pas qu'il soit possible de relativiser les changements observés en comparant à la situation d'il y a 30 ans. Le rapport à la politique et à la démocratie a évolué. La crise de la représentation a également modifié la donne. Dans les années 80, les Français n'avaient pas le sentiment de ne pas être correctement représentés. Aujourd'hui, 75 % des Français (et davantage chez les jeunes) estiment que leurs idées ne sont pas représentées. À partir des années 90, la croyance en la capacité du politique à agir sur le réel diminue, suite aux alternances et à la diffusion de la mondialisation. La crise de l'exemplarité concerne l'ensemble de la société française, mais surtout les jeunes, qui expriment un sentiment de déficit d'exemplarité majeur, dans la sphère politique, sportive et entrepreneuriale. En effet, des figures d'identification s'effondrent et un certain cynisme ambiant se répand dans la société, qui se construit davantage autour de valeurs liées à l'argent ou à la réussite immédiate. Ainsi, le rapport à la politique, à la société et à la démocratie a changé. Je suis inquiet pour l'avenir de la démocratie et sa reconfiguration. L'agora électorale possède de moins en moins de sens pour les Français et notamment les jeunes.
Le rapport au temps et à l'information est également modifié et doit être pris en compte dans la question de la reconfiguration de la démocratie. Des ruptures majeures se sont opérées au cours des vingt dernières années. Ainsi, la demande d'immédiateté est beaucoup plus forte. La conception de la politique comme un temps long qui nécessite une durée pour que des résultats soient constatés n'est plus acceptée. L'articulation ne s'opère plus entre les décisions prises par les assemblées parlementaires qui mettront plusieurs années à produire des effets et les aspirations des Français. Cela peut expliquer pourquoi ils ressentent le besoin de se sentir utile rapidement. Le rapport à l'information est également fondamental. Les audiences se sont fragmentées ces dernières années, il n'existe donc plus de moments collectifs, de partage de valeurs communes véhiculées par les médias de masse. Aujourd'hui, le premier canal d'information des jeunes est YouTube, ils ne fréquentent plus les médias classiques. Ainsi, la fracture en termes d'information est importante et explique un certain nombre de différences entre les plus âgés et les plus jeunes qui n'existaient pas à la fin des années 80.
Mme Fabienne Keller. - Vos propos sur la corrélation entre la fracture politique et le numérique sont très intéressants.
Mme Sandrine Guimon. - J'estime que de grandes mutations sont intervenues dans la raison de l'engagement. Aujourd'hui, les motivations sont individuelles, mais participent à un ensemble de causes partagées. J'aimerais vous lire une citation : « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, méprisent l'autorité et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent, ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir des desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » Il s'agit d'une citation de Socrate. Ainsi, les préjugés sur les jeunes existent depuis longtemps, mais les jeunes ont également un certain nombre de préjugés sur les générations précédentes. Néanmoins, ils ne sont pas seulement des abstentionnistes, il est important de valoriser leurs actions afin que la société change de regard sur eux. Des réflexions sont en cours autour du service national et pourraient permettre la reconnaissance de l'engagement. Plus les jeunes apprennent tôt à s'investir dans des actions citoyennes, plus celles-ci feront partie de leur mode de développement. L'Institut de l'engagement permet aux jeunes qui ont réalisé un service civique ou une action de bénévolat de s'ouvrir des portes pour l'avenir. La reconnaissance officielle de l'engagement de la jeunesse est très importante pour favoriser et multiplier ces parcours.
M. Yannick Vaugrenard. - J'aime cette citation de Socrate, car elle nous ramène à la réalité des générations depuis des milliers d'années. Si vous aviez posé la question de la légitimité du blocage d'établissements scolaires aux lycéens de 1968, ils auraient donné la même réponse que les jeunes de 2018. Cependant, l'évolution par rapport au lien familial est différente. Aujourd'hui, nous constatons un changement important des solidarités familiales du fait des conditions sociales d'existence qui ont évolué. Nous assistons à une forme de « dégagisme » généralisé, en France, mais aussi à l'international. Avez-vous des informations qui vous permettent de faire le même constat dans les autres pays européens, ou est-ce un phénomène seulement français ?
M. Brice Teinturier. - Effectivement il ne s'agit pas d'un phénomène spécifiquement français. Le constat effectué ce matin sur le rapport à la politique, à la représentation, sur la crise du résultat, est valable pour l'ensemble des démocraties européennes et les États-Unis.
Le numérique pose un certain nombre de problèmes, mais peut également constituer une partie de la solution. Dans cette demande d'immédiateté, ces nouveaux canaux d'information et ces communautés qui se forment ponctuellement peuvent aider à trouver des solutions afin de compléter la démocratie représentative traditionnelle. La difficulté est d'articuler l'ensemble, l'interpénétration des deux est nécessaire afin de donner aux citoyens le sentiment d'être davantage pris en compte. De plus, le numérique permet de connecter rapidement des individus et donc de renforcer l'efficacité des solutions qu'ils souhaitent mettre en oeuvre.
Mme Anne Muxel. - Si vous êtes intéressés par la comparaison internationale, vous pouvez vous reporter à une étude menée en 2017 par la Fondation pour l'innovation politique, intitulée « Où va la démocratie ? », dans laquelle j'ai contribué à une analyse de la déconsolidation démocratique dans le renouvellement intergénérationnel. La plupart des démocraties sont concernées, mais à des niveaux différents.
M. Jean-François Mayet. - Il n'existe pas une dichotomie totale entre les jeunes qui votent et les jeunes qui s'engagent. Parfois, il s'agit des mêmes individus.
Mme Fabienne Keller. - Il s'agit d'une forme d'engagement politique, de prise de conscience. Il est apparu d'autres formes d'action politique que le vote : des expressions énergiques comme le blocage, mais aussi des expressions à travers le numérique comme les pétitions ou la création de communautés autour d'un sujet, grâce aux réseaux sociaux. J'ai été intéressée par les propos de Mme Muxel sur la manière dont les individus participent aux premières élections, qui détermine la poursuite de l'engagement citoyen. La relation entre générations sur cette question politique est riche et croise d'autres thématiques. Nous déplorons la faible participation électorale des jeunes, mais nous pouvons nous réjouir des engagements et des recherches de sens, qui apparaissent comme une refondation de l'engagement politique par la jeunesse.
Deuxième table ronde animée par M. Julien Bargeton, sénateur de Paris
Patrimoine : comment fluidifier la transmission ?
M. Julien Bargeton. - Jusqu'à une période récente, nous analysions le sujet des liens entre le vieillissement de la population et les transferts financiers sous l'angle du financement de la protection sociale, c'est-à-dire des retraites. Ce sujet a été éclairé, débattu, car il était nécessaire de savoir comment financer notre système de protection sociale avec le vieillissement. Cependant, un angle mort existait sur le lien entre le vieillissement et les transferts intergénérationnels. Le champ de l'impact des évolutions démographiques sur les transferts privés de richesse a été moins exploré. En effet, le nombre de décès en France devrait passer de 550 000 par an actuellement à 750 000 en 2050, ce qui devrait entraîner une augmentation du nombre de transmissions. Ces dernières sont plus nombreuses et d'un montant plus élevé, car l'immobilier a cru, et les individus qui décèdent font partie d'une génération qui avait pu accumuler davantage de patrimoine. Au total, on estime que les transferts de patrimoine représentent 19 % du revenu disponible net en France, et qu'ils devraient atteindre 25 à 33 % en 2050. Nous héritons de plus en plus tard (ce sera 60 ans en 2040 en moyenne), ce qui n'était pas le cas des générations précédentes et a des impacts dans la formation du patrimoine et de la richesse.
Cette table ronde aborde ces sujets et les actions correctives qui seraient éventuellement nécessaires. Nous orientons-nous vers une société de personnes très âgées riches qui transmettent leur patrimoine à des personnes âgées riches ? Comment mobiliser ce patrimoine abondant, mais peu liquide ? Comment articuler les financements publics, la solidarité avec la mobilisation sous d'autres formes du patrimoine privé des seniors ?
France Stratégie s'est intéressé à la prospective des phénomènes de concentration et de transfert du patrimoine. Quels sont les enjeux de ce transfert de richesse qui s'annonce ? Pourquoi est-ce un débat public et plus seulement un sujet privé ? Quelles sont les difficultés sociales, politiques, économiques auxquelles nous risquons de nous heurter si rien ne change ?
M. Clément Dherbecourt, chef de projet au département société et politiques sociales de France Stratégie. - Vous avez présenté un certain nombre d'éléments que France Stratégie a publiés l'année dernière dans une note intitulée « Peut-on éviter une société d'héritiers ? ». Cette note proposait des éléments de contexte et de prospective sur la question des transmissions.
Nous assistons depuis quelques décennies à un retournement historique dans l'économie et la société française qui correspond à un retour du patrimoine. Thomas Piketty a montré que le patrimoine avait une valeur très importante au XIXe siècle, mais que sa valeur avait diminué par rapport au revenu au cours du XXe siècle. Nous nous situons dans une phase où le patrimoine revient. En effet, dans les années 80, le patrimoine possédé par les Français représentait environ quatre années de revenu disponible des ménages, contre huit années aujourd'hui. Cette augmentation a eu lieu dans les années 2000, et s'explique en partie par l'augmentation du prix de l'immobilier. Néanmoins, 40 % de la fortune se retrouve sous forme de titres financiers d'entreprises. Cette augmentation semble irréversible, car le prix de l'immobilier ne diminuera pas beaucoup à l'avenir selon les travaux des économistes de la Banque de France et de l'Institut des politiques publiques. En effet, la hausse du prix de l'immobilier est liée en partie au vieillissement de la population et il n'existe aucune raison pour qu'il diminue.
Parallèlement à ce retour du patrimoine, nous assistons à une concentration de la richesse au sein des générations les plus âgées. L'INSEE réalise des enquêtes sur le patrimoine des Français depuis les années 80, et sur 30 ans, nous constatons que le patrimoine médian des sexagénaires est deux fois plus élevé que celui des trentenaires, alors qu'ils étaient similaires en 1986. De plus, le patrimoine des septuagénaires est désormais trois fois plus important que celui des trentenaires. Par ailleurs, 50 % des contribuables à l'ISF en 2015 avaient plus de 70 ans. Ce constat n'est pas connu du grand public et des décideurs politiques alors qu'il s'agit d'un changement majeur. Le vieillissement du patrimoine pose un problème d'équité entre les générations, même s'il existe des inégalités au sein d'une même génération, mais aussi un problème d'efficacité économique. En effet, une société où l'essentiel du patrimoine se concentre chez les seniors n'est pas une société où les individus en âge de créer des activités, de se former, d'investir, peuvent accéder au patrimoine et donc contribuer à la croissance.
La dynamique des héritages jusque dans les années 2040-2050 entraînera un renforcement de la concentration du patrimoine au sein des générations les plus âgées. Cela est lié à l'allongement de l'espérance de vie, car dans les années 80, les individus héritaient en moyenne autour de 42 ans, contre 50 aujourd'hui et 58 ans en 2040. De plus, la pleine propriété est héritée lors du décès du second parent. Le deuxième élément conjoncturel est la disparition de la génération des baby-boomers qui a accumulé davantage de patrimoine que la génération précédente et qui disparaîtra à partir des années 2030-2035. L'INSEE a établi plusieurs scénarios en fonction de l'évolution de l'espérance de vie, mais en raison de la pyramide des âges française, nous nous dirigeons vers une augmentation du nombre de décès au cours de ces années.
Enfin, l'enjeu des données me semble fondamental. Nous disposons de très peu d'éléments sur les héritages ou les donations, le ministère des Finances ne possède pas d'outil permettant d'observer les flux de transmission. En effet, depuis les années 60, l'administration fiscale n'a pas souhaité se doter d'un appareil d'observation des transmissions. Des travaux sont en cours pour disposer d'une base de données administrative qui collecte les données patrimoniales et de mutation immobilière, mais il existe encore des incertitudes sur la forme que pourraient revêtir ces données et leur utilité. Nous devons constituer un observatoire de la transmission et rendre ces données accessibles au plus grand nombre afin d'anticiper ce choc inéluctable et évaluer les différentes réformes fiscales que nous pourrions mettre en oeuvre.
M. Julien Bargeton. - M. Schoeffler, pouvez-vous nous fournir des éléments de comparaison internationale ? Existe-t-il une spécificité française sur la question patrimoniale ? Comment agissent les autres pays européens confrontés au vieillissement de la population ?
M. Pierre Schoeffler, conseiller scientifique de l'IEIF, conseiller du président du Groupe La Française. - L'Institut de l'épargne immobilière et foncière est un institut de recherche indépendant. C'est une association loi 1901 financée par ses membres. Nous avons participé aux travaux de la chaire « transition démographique, transition économique » et nous nous sommes intéressés au problème de fluidification du patrimoine immobilier en France, et aux techniques utilisées dans les pays étrangers, en particulier l'Allemagne, la Suède et les États-Unis. Nous avons essayé de comprendre la structure du patrimoine des ménages dans ces différents pays et la façon dont elle pouvait être mise en relation avec la dynamique économique de ces pays. La structure du patrimoine en France est très particulière. Les deux tiers du patrimoine des Français sont constitués par le logement, le reste étant composé de titres financiers détenus au travers de l'assurance-vie. Or, dans les autres pays, les fonds de pension occupent une place importante. En Suède, le patrimoine est composé pour un tiers du logement, un tiers de fonds de retraite par capitalisation et un tiers de titres détenus sur les marchés financiers. Aux États-Unis, le logement constitue seulement 25 % du patrimoine des ménages.
Comment expliquer ces différences ? Les Français constituent leur retraite par le logement en raison de l'absence de fonds de pension. Cependant, ce système est inégalitaire, car chacun constitue son patrimoine en logement et le combine avec l'assurance-vie afin d'optimiser les frais de succession. Ce comportement s'est avéré rentable ces dernières années, car l'augmentation du prix des logements était plus importante que la hausse du cours des actions, ils ont donc maximisé la constitution de leurs fonds de retraite. Néanmoins, ce système est risqué en raison des disparités importantes du prix du logement selon les territoires.
Nous constatons que les pays disposant d'une structure de patrimoine dans laquelle le logement occupe une part peu importante connaissent une croissance économique élevée. En effet, la présence de fonds de pension puissants permet d'irriguer de façon plus efficace l'ensemble du financement de l`économie.
Dans les autres pays, les logements qui ne sont pas détenus par des particuliers sont la propriété de sociétés immobilières, elles-mêmes détenues par des fonds de pension. Ce système est plus égalitaire en termes de répartition du patrimoine, car les fonds de pension investissent dans un portefeuille diversifié de logements, et non pas dans un seul logement. Les foncières cotées, très importantes en Allemagne, en Suède et aux États-Unis (où elles représentent la principale capitalisation de l'immobilier coté) opèrent une gestion locative rigoureuse. De plus, il s'agit d'instruments de taille importante qui peuvent capitaliser jusqu'à 20 milliards d'euros.
Dans Paris au XXe siècle, publié en 1860, Jules Verne estimait que Paris serait détenu uniquement par une gigantesque foncière qui détiendrait tous les logements, serait cotée en bourse et serait détenue par les Parisiens.
Au sujet de la fiscalité, l'exemple de la Suède est intéressant. Les réformes menées actuellement par le gouvernement français sont similaires à celles qu'a connues la Suède dans les années 90. Dans ce pays, il n'existe plus d'impôt sur la succession et d'impôt sur les donations. L'idée d'imposer de façon importante le patrimoine pour que les individus le transmettent est fausse, car l'exemple suédois montre que l'inverse se produit.
M. Julien Bargeton. - Maître Bertrand Savouré, quel est votre regard de praticien sur le sujet ? Comment le droit s'est-il ou non adapté aux évolutions démographiques ? Comment le patrimoine des seniors pourrait-il être plus liquide ? Comment accélérer les transmissions ? Quel est le regard des familles sur ces questions ? Quelles sont les contraintes, les résistances culturelles, les spécificités de la France en matière d'évolution du droit ?
Me Bertrand Savouré, président de la Chambre des notaires de Paris. - Je vous remercie de donner la parole aux praticiens. En effet, on observe un certain nombre de comportements chez nos clients que nous pouvons faire remonter pour effectuer des propositions. Le notariat s'est saisi de la question de la fluidité de la transmission et a joué un rôle d'alerte sur le vieillissement de la population et son impact sur la transmission. Notre congrès retient des propositions qui se traduisent souvent par des réformes. En 2000, un grand congrès sur le patrimoine avait abouti à la réforme de 2006 sur la transmission du patrimoine, avec notamment la donation transgénérationnelle (c'est-à-dire le don directement aux petits-enfants). Les nouveaux instruments techniques font désormais partie de notre pratique quotidienne. En 2012, un deuxième congrès traitait de la transmission et nous avons à nouveau formulé plusieurs propositions.
Il existe quatre freins à la fluidité des transmissions. Tout d'abord, il n'est pas naturel de donner, de se déposséder. Ainsi, il est nécessaire d'inciter les individus, une étincelle doit provoquer l'acte libéral. De plus, le dogme « donner et retenir ne vaut » signifie que la donation est un acte grave, car elle est irréversible. Cela explique pourquoi elle doit être effectuée devant un notaire afin qu'il puisse en expliquer les conséquences. Il est donc indispensable de prendre en considération l'idée qu'il n'est pas naturel de donner. La fiscalité peut constituer un élément déclencheur, car elle crée un effet d'aubaine efficace économiquement. Cet effet a été mesuré dans le cadre des dons exceptionnels et leur succès a été considérable. La fiscalité est un levier incontestable, les donations doivent donc bénéficier d'incitations fiscales particulières par rapport aux successions, car il est préférable de donner plutôt que de transmettre par succession. Certains dispositifs existaient par le passé, mais ont été supprimés.
Le deuxième élément de réflexion concerne la crainte pour soi-même. En effet, le donateur redoute son propre vieillissement, et il souhaite savoir comment il subsistera jusqu'à la fin de sa vie à la suite de ce don. L'individu peut se montrer réticent à la donation, car il craint de devenir dépendant de ses enfants. Néanmoins, des solutions à ce problème existent. Par exemple, nous sommes favorables à la création d'un fonds familial, qui permettrait d'assurer une certaine réversibilité à la donation afin de répondre aux besoins économiques des donateurs. La fiducie comme support d'une libéralité est aujourd'hui interdite par le Code civil, pour des raisons fiscales. La réversibilité permettrait de renforcer la confiance du donateur.
Le troisième élément qui empêche la fluidité est que les donateurs se posent la question de l'utilisation des dons par les receveurs. Il est possible de donner pour de multiples occasions : début de la vie professionnelle, investissement immobilier, mariage, etc. Cependant, dès qu'un certain montant est dépassé, les parents ne connaissent pas l'utilisation qui sera faite par leurs enfants. Ainsi, les praticiens ont déployé plusieurs techniques qui permettent d'assurer par des clauses spéciales un emploi réservé à la donation. Il pourrait également exister des solutions autour de la fiducie. Cependant, celle-ci est difficilement admise, car elle pourrait être un vecteur d'évasion fiscale. La gestion de la donation par un individu extérieur, dans un premier temps, permettrait de fluidifier les transmissions.
Le quatrième élément est relativement technique. Dans le droit successoral, une donation est toujours considérée comme une avance sur une succession future. L'enfant qui reçoit est dépositaire de la donation, mais doit la rétablir au moment de la succession afin de rétablir l'égalité entre tous les héritiers. Ainsi, il est important pour les parents de donner dans un même temps à tous leurs enfants, dans la mesure du possible. Sans ce système de donation-partage, la donation correspondra toujours à une avance sur une succession future, qui peut poser des difficultés d'équilibre familial. L'outil existe, mais peut être rendu plus performant en allégeant le droit de partage. Actuellement, le coût du partage est de 2,5 % du patrimoine partagé, ce qui peut constituer un frein. Les notaires ne souhaitent pas la suppression des droits de succession, car dans ce cas le patrimoine ne serait pas transmis avant le décès des individus.
M. Julien Bargeton. - Je suis surpris que personne n'ait mentionné le viager, mais nous pourrons aborder ce sujet par la suite.
M. Roger Karoutchi, président. - J'ai déposé une proposition de loi cosignée par 80 sénateurs il y a quelques jours au sujet de la transmission. Je propose une baisse des droits de succession de manière globale (pas seulement avec les descendants) et un certain nombre de mesures afin de faciliter les donations. Nous sommes un pays très conservateur. La plupart des individus souhaitent être certains de disposer d'un logement et de ne pas payer un loyer jusqu'à la fin de vie. De plus, pendant un certain temps, les jeunes générations estimaient qu'elles n'auraient pas de retraite, car le système ne fonctionnait plus, elles souhaitaient donc se constituer un patrimoine pour leur retraite. Cependant, les propositions des professionnels sur la donation ne sont pas ambitieuses.
Les échanges de la table ronde précédente soulignaient la fracture des jeunes avec la société. Dans ce cas, pourquoi les donations ne sont-elles pas facilitées ? Il est préférable de décéder en ayant le sentiment que ses héritiers vivent mieux grâce aux donations. En raison des droits de succession importants, l'État préfère la succession à la donation afin de bénéficier de davantage de rentrées fiscales. L'absence de fracture entre les générations a également un rôle économique, social, sociétal important qui devrait bénéficier de l'attention du gouvernement. Nous devons réfléchir au fait qu'il est inutile de constituer un patrimoine jusqu'à la fin de sa vie. Je suis intéressé par l'idée du fonds familial. Nous devons trouver des solutions, car ce système n'est plus viable.
M. Pierre Schoeffler. - Le logement remplit trois fonctions pour les Français : un service locatif, la constitution d'une retraite et la construction d'un patrimoine à transmettre. La transmission en Suède se fait essentiellement par la transmission de valeurs mobilières, c'est un portefeuille liquide qui est transmis. Les Suédois ont supprimé les droits de succession et de donation, car ils étaient trop élevés et il était donc nécessaire de vendre le patrimoine pour payer ces droits. C'est un système différent où le besoin de sécurité ne s'exprime pas par un besoin d'investir dans la pierre, mais par un besoin d'investir dans l'économie réelle, génératrice de croissance et d'emplois. En France, nous nous situons dans un cercle vicieux : sans croissance et sans emploi, les individus épargnent pour sécuriser leur situation, ce qui limite la croissance. Il est possible de développer une vision plus optimiste, dans laquelle les individus investiraient dans l'économie réelle afin de se constituer un patrimoine et de permettre l'emploi et la croissance. En France, nous n'avons pas investi dans les fonds propres des entreprises françaises, et elles n'ont pas bénéficié du capital suffisant pour pouvoir croître.
M. Clément Dherbecourt. - Historiquement, la fiscalité des successions s'est construite dans le but de redistribuer la richesse à l'intérieur des générations, en limitant les inégalités entre ceux qui disposent d'un patrimoine important et ceux qui n'en ont pas. L'enjeu des prochaines années serait de développer une logique d'incitation à la donation, sans remettre en cause la lutte contre les inégalités. Il n'est pas possible de diminuer les droits de succession et en même temps d'inciter à la donation, car il s'agirait d'un signal contradictoire. La Suède a aboli les droits de succession et l'impôt sur la richesse, car le pays connaissait des difficultés de compétitivité et souhaitait attirer les grandes fortunes. L'enjeu de compétitivité a été privilégié au détriment des relations entre les générations.
Me Bertrand Savouré. - Je suis d'accord avec les propos de M. Karoutchi. Nous avons évoqué la succession en ligne directe, mais je souhaiterais également aborder le sujet de la succession en ligne indirecte, et notamment le taux de 60 % pour les individus étrangers, au-delà du cercle familial, au-delà des neveux et nièces. L'assurance-vie connaît un succès important en raison de la fiscalité favorable et de la capacité à récupérer ce que l'individu a donné.
En Belgique, les donations ne sont pas taxées à condition de ne pas mourir dans les trois ans qui suivent la donation. Sinon, il est possible d'enregistrer sa donation et de payer une taxe de 3 %. Ainsi, le patrimoine belge se transmet tôt. En Angleterre, le même système a été mis en place, mais avec un délai de sept ans, avec un taux dégressif selon la date du décès. Cette incitation à la donation est très performante dans la pratique chez nos voisins européens.
M. Jean-Luc Fichet. - Merci pour ces présentations intéressantes. J'estime cependant que nous abordons la question de la transmission sous un angle technique. Or, grâce à mon expérience d'élu, je sais que le contexte n'est pas serein dans de nombreuses situations, la transmission peut être une source de conflits familiaux majeurs. Ainsi, un certain nombre de transmissions ne sont pas effectuées, car elles sont bloquées par un des enfants. De plus, l'inquiétude du vieillissement est un sujet majeur. Les individus ont parfois le sentiment de disposer d'un patrimoine de grande valeur, alors que celle-ci se révèle faible à la succession. En outre, la question de la communauté universelle émerge peu à peu. Auparavant, au décès d'un parent, le conjoint conservait une partie du patrimoine afin de vivre de façon décente jusqu'à la fin de sa vie, et les enfants héritaient du reste. Désormais, les époux privent leurs enfants de l'héritage jusqu'au décès du dernier conjoint vivant. Je souhaite recueillir votre avis sur la question du contexte familial au moment de la transmission.
M. Yannick Vaugrenard. - Si les aspects techniques sont à prendre en compte, sur le fond, il s'agit de considérations politiques voire philosophiques. Les chiffres de l'INSEE démontrent que nous continuons à vivre dans une société inégalitaire. Un enfant sur deux dans les zones urbaines sensibles est en situation de pauvreté, et un sur cinq sur l'ensemble du territoire national. De plus, les familles monoparentales sont en moyenne plus pauvres que les familles traditionnelles. En outre, les inégalités patrimoniales deviennent plus importantes que les inégalités de revenu. Ainsi, comment pouvons-nous améliorer cette situation ? Des efforts doivent être effectués par les individus qui disposent d'un patrimoine plus important. À partir du moment où les individus vivent plus longtemps, la donation doit être facilitée afin de soutenir l'activité économique des générations plus jeunes. Il serait ainsi intéressant de s'inspirer de l'exemple belge. Si la donation est facilitée sur le plan économique, il est nécessaire que les efforts réalisés sur les droits de succession soient plus importants pour une raison d'égalité et pour permettre de financer la dépendance. La solidarité ne s'établit pas seulement entre les jeunes générations, mais entre ceux qui possèdent le plus et ceux qui possèdent très peu.
Mme Sylvie Vermeillet. - Je souhaite vous livrer le complément de la citation attribuée à Socrate, mais dont l'auteur est Platon : « Les adultes d'aujourd'hui aiment paraître, ils sont imbus d'eux-mêmes, ils méprisent la justice, ils n'ont aucun respect pour leurs cadets, ils manipulent au lieu de donner l'exemple, ils n'ont plus guère de courtoisie vis-à-vis de leurs semblables, ils contredisent ce qui ne vient pas d'eux, ils plastronnent en société, ils se hâtent de décider brutalement et à court terme, ils se frottent les mains et tyrannisent autrui. » Ainsi, il n'est pas naturel de donner, il existe un besoin d'avoir, car il y a un besoin d'être. Afin de fluidifier la transmission, il est nécessaire d'établir une confiance en l'avenir. Or, plus les individus se rapprochent de la fin de leur vie, moins ils ont confiance en l'avenir. Les jeunes sont persuadés qu'ils ne disposeront pas de retraite et sont donc moins complexés que les seniors, qui ne transmettent pas leur patrimoine, car ils n'ont pas confiance dans le peu d'avenir qu'il leur reste.
Mme Michèle Vullien. - Je vous remercie pour vos présentations. Le financement de la dépendance est une question majeure. Nous constatons que l'irréversibilité de la donation constitue un frein. En effet, avec l'allongement de l'espérance de vie et les maladies qui rendent dépendants, les seniors sont inquiets. Le législateur doit s'intéresser au financement de cette branche. À quel moment déciderons-nous de nous intéresser pleinement au sujet de la dépendance ?
M. Clément Dherbecourt. - Nous devons essayer de trouver une solution collective entre les générations. Comment pouvons-nous mettre en place un contexte serein autour des transmissions ? De nombreux ouvrages littéraires ont traité cette question sur les conflits d'héritage. En France, les individus qui approchent des âges élevés ne préparent pas leur succession, la pratique du testament est peu répandue. Nous devons développer cette pratique testamentaire. Par exemple, une partie de la fortune pourrait être directement léguée aux petits-enfants, afin de fluidifier la transmission.
La dépendance constitue un enjeu essentiel. Il existe une aversion légitime aux risques qui peut expliquer la difficulté de certains individus à se séparer de leur patrimoine. L'État a un rôle à jouer pour sécuriser les fins de vie, mais un changement culturel est nécessaire. Il faudrait prévoir les coûts engendrés par la dépendance, afin de conserver seulement ce qui est nécessaire et transmettre le reste.
Me Bertrand Savouré. - Je souscris à l'idée que la transmission est une affaire complexe qui procède d'une certaine philosophie. Il existe dans notre arsenal juridique certaines techniques de transmission efficaces. La pratique testamentaire n'est pas développée en France, car c'est le Code civil qui précise le fonctionnement des transmissions. Le testament existe dans les pays où le Code n'est pas écrit.
Depuis 2006, il est possible de renoncer soi-même à une succession et d'en faire bénéficier ses propres enfants. Au-delà des techniques existantes, l'élément déclencheur est indispensable et proviendra de la politique, qui doit sécuriser et donner de la confiance dans la transmission. La dépendance, la réversibilité, l'incitation fiscale sont des éléments essentiels pour rendre les individus confiants. Il est vrai que les conflits autour des héritages sont nombreux, mais ces questions ne doivent pas être réglées par les pouvoirs publics.
M. Pierre Schoeffler. - Comment fluidifier la transmission du logement ? L'épargne des ménages se mobilise dans les logements, mais il existe d'autres techniques pour disposer d'un logement en recourant moins à l'épargne : la propriété à vie, le démembrement, le viager. Le patrimoine des ménages doit être plus liquide.
M. Julien Bargeton. - Ce sujet répond à des enjeux politiques et philosophiques. En fonction des priorités et de la philosophie adoptée, un certain nombre de solutions techniques peuvent apparaître. En établissant des scénarios, plusieurs leviers peuvent être activés pour orienter les individus. Notre rapport sera nourri par vos échanges, toutes les options pourront être évoquées.
Troisième table ronde animée par Mme Nadia Sollogoub, sénatrice de la Nièvre
Emploi : coopération ou concurrence entre les générations sur le marché du travail ?
Mme Nadia Sollogoub. - Les individus qui héritent à 60 ans sont parfois encore sur le marché du travail. En effet, afin d'adapter le financement de la protection sociale au choc du vieillissement, le taux d'emploi des 55-65 ans s'accroît. Cette augmentation du travail des personnes âgées met fin à la logique de partage intergénérationnel du travail, qui prévalait depuis 30 ans et consistait à hâter la sortie de l'emploi grâce à des systèmes généreux de préretraite. Désormais, comment organiser la coexistence de générations multiples sur le marché du travail et dans les organisations productives ? Une partie du questionnement concerne l'avenir de la rémunération et le statut de l'emploi des seniors. Ainsi, la progression du salaire selon l'ancienneté ou la norme de l'emploi stable sont-elles compatibles avec la hausse du taux d'emploi des seniors ? La concurrence entre les générations conduira-t-elle à appliquer aux seniors les régimes qui s'appliquent aux jeunes actifs, c'est-à-dire une rémunération relativement faible et une précarisation de l'emploi ? La pénibilité constitue un sujet sensible et pose des questions d'adaptation de la durée de travail et d'ergonomie des postes. Une réflexion prospective sur la classe d'âge des 55-65 ans pourrait conduire à élaborer un scénario pessimiste, avec une fragilisation socio-économique des actifs les plus âgés ou une dualisation entre les seniors bien intégrés sur le marché de l'emploi tandis que d'autres seraient concernés par la précarité, le chômage et la paupérisation.
La coexistence de plusieurs générations dans l'emploi soulève également des questions de rapport au travail et à la hiérarchie. L'opposition des générations X, Y ou Z est-elle un lieu commun ou traduit-elle de véritables différences de valeurs, d'attentes et de comportements au travail ? Que pourraient impliquer ces différences dans l'organisation et le fonctionnement des entreprises ? Comment faire travailler efficacement ces générations ensemble ? Comment trouver et organiser des complémentarités ? Existe-t-il des pistes pour renforcer les énergies positives ou limiter les antagonismes ? La transmission des savoirs et des savoir-faire est-elle possible dans ce contexte ?
Enfin, cette table ronde pourrait aborder le thème du positionnement des générations face à la transformation digitale des entreprises et à l'émergence des nouveaux métiers. Selon un rapport du Conseil d'orientation de l'emploi, les mutations technologiques menaceraient environ 10 % des emplois à horizon de 15 ans et la moitié des emplois serait susceptible d'être profondément transformée. Les différentes classes d'âge sont-elles exposées à ces mutations de la même manière. Quels sont leurs atouts et quelles sont leurs difficultés ?
M. Hairault, vous avez réalisé une note sur l'emploi des seniors pour le Conseil d'analyse économique. Le scénario pessimiste, c'est-à-dire la hausse du taux d'emploi des 55-65 ans accompagnée d'une fragilisation de cette classe d'âge, vous paraît-il plausible ? Le développement de l'activité des seniors entraînera-t-il des conditions d'emploi ou de rémunération moins favorables que celles des actifs des âges intermédiaires ? La situation de pays comparables à la France, dans lesquels le taux d'emploi est plus élevé, pourrait-elle nous éclairer sur le futur ?
M. Jean-Olivier Hairault, économiste, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à Paris School of Economics. - Il est rassurant de constater que les seniors constituent toujours une préoccupation économique et sociale de notre pays. Je rappellerai les grandes évolutions afin de montrer que nous sortons d'une longue période de croyance dans le partage du travail, qui a nui à la capacité de notre pays à créer de la richesse et à financer notre modèle social. Nous pensions qu'en faisant sortir les générations anciennes du marché du travail, nous permettrions l'entrée des jeunes. Cependant, nous avons constaté que les jeunes rencontraient autant de difficultés, en raison des propriétés de cette classe d'âge et de notre modèle économique et non de la présence des seniors. En effet, si la moitié d'une génération sort précocement du marché du travail, il est nécessaire de financer cette protection sociale par des préretraites ou des retraites, et ces prélèvements pèsent sur l'activité économique et sur l'emploi. Il est donc indispensable de mettre fin à cette fausse croyance.
Il y a quelques années, certains estimaient qu'il ne fallait pas augmenter l'âge de départ à la retraite en raison des difficultés du marché du travail. Or, le taux d'emploi des seniors a augmenté avec la suppression des préretraites publiques qui incitaient à partir dès 55 ans pour près de la moitié de cette génération, et l'âge de la retraite a été progressivement rehaussé. Aux alentours de 2030, l'âge de la liquidation de la retraite se situera à 64 ans. Ainsi, l'emploi des seniors est gouverné par l'âge de départ à la retraite. Les conditions structurelles n'étaient pas réunies en France pour favoriser l'emploi des seniors. Désormais, ils doivent travailler davantage par rapport à l'âge de la retraite et la durée de cotisation. Par conséquent, une fois que l'offre de travail est présente, par obligation et par incitation, l'emploi des seniors augmente et diminue seulement à partir de l'âge de la retraite. Cependant, en France, notre taux d'emploi est inférieur de 10 points sur la tranche d'âge des 60-64 ans, comparé aux pays nord-européens, même si auparavant cet écart était constaté dès l'âge de 55 ans. Si nous continuons à relever l'âge de départ à la retraite, l'emploi des seniors augmentera encore et rattrapera dans quelques années la norme européenne.
Ensuite, la question des conditions de travail se pose à nouveau. La hausse du taux de chômage des seniors constitue une bonne nouvelle, car elle prouve que le marché du travail s'est normalisé. Auparavant, ce problème était résolu par la retraite, les seniors chômeurs devenaient inactifs. L'âge de cessation d'activité se situe à 59 ans, alors que l'âge de la liquidation de la retraite se situe à 62 ans, en raison de la possibilité de rester au chômage sans obligation de recherche d'emploi à l'approche de la retraite. Ainsi, le problème d'offre de travail se répète.
Nous disposons désormais d'un marché du travail normalisé, avec des créations et des destructions d'emplois. Les seniors sont confrontés au phénomène de destruction d'emploi, de passage au chômage, et de retour vers le monde du travail. Ils n'ont plus la garantie de l'inactivité qui leur permettait de ne plus rechercher d'emploi. Dorénavant, ils doivent retrouver un emploi s'ils souhaitent bénéficier d'une pension complète. Cela pourrait être pris pour une régression, car les seniors sont aujourd'hui confrontés au chômage et ne disposent plus de l'assurance chômage qui conduisait à l'inactivité. Cependant, il s'agit d'une progression collective, car il n'est pas possible qu'une classe d'âge atteigne la retraite 10 ou 15 ans avant les autres pays. En effet, davantage de cotisations sont nécessaires pour répondre aux besoins de financement de notre modèle social.
Le problème du retour à l'emploi des seniors doit donc être résolu. Le nombre de seniors au chômage est moins important que les autres classes d'âge, mais ce phénomène est inédit pour eux et leur temps de chômage est plus long. Des problèmes de qualification se posent, car la destruction d'emploi et le passage au chômage peuvent être plus problématiques pour cette classe d'âge. En effet, la proximité de l'âge de la retraite réduit les demandes de formation. La question de la formation professionnelle préventive pour les seniors est fondamentale. Désormais, les seniors risquent d'être confrontés à un problème de décrochage des salaires, nous le constatons dans tous les pays. Ainsi, afin d'éviter la diminution des salaires et la précarisation, les entreprises et les seniors doivent anticiper la question de la formation professionnelle.
Mme Nadia Sollogoub. - M. Bailly, vous avez piloté la transformation RH du groupe La Poste et vous avez été confronté au défi posé par la coopération d'un large éventail de générations au sein d'une entreprise. Quels sont les principaux défis et opportunités créés par la prolongation de la vie active et la coopération des générations dans les entreprises ? Quelle est la position des différentes générations dans les collectifs de travail et face à la conduite du changement ?
M. Dominique Bailly, ancien conseiller du directeur général du groupe La Poste, expert en prospective et stratégie de transformation sociale. - La Poste emploie 250 000 salariés et dispose d'un modèle social fondé sur les carrières longues. La moyenne d'âge est de 47 ans, et l'entreprise connaît un très faible turnover.
L'écart des attentes entre les générations correspond davantage à une représentation qu'à une réalité. Cependant, même s'il s'agit seulement de représentations, elles doivent être prises en compte.
La question de la coopération entre générations et des différences de comportements a été saisie par le débat médiatique avant la recherche. Le premier chercheur qui a étudié cette question est François Pichault, professeur à l'HEC Liège et à l'ESCP Paris. Ayant constaté que les études précédentes portaient seulement sur les jeunes diplômés, il a réalisé une étude sur un échantillon représentatif de la totalité de la population salariée, et a identifié davantage de points communs que de différences : l'équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, le sentiment d'être utile (qui représente le premier moteur de motivation), le besoin de reconnaissance personnelle, la dénonciation des comportements individualistes, les valeurs de solidarité et d'esprit d'équipe, le besoin d'une sécurité de l'emploi, la possibilité de se développer à l'intérieur de l'entreprise. Les points de divergence portent sur la créativité et les questions environnementales, privilégiées par la génération Y, qui est également plus sensible à la nécessité de développer elle-même ses compétences.
Le numérique constitue le dernier point de divergence entre les générations, même s'il est nécessaire de nuancer ce constat. Par exemple, afin d'accompagner la diversification des activités des facteurs, nous avons décidé de les équiper de smartphones, et nous souhaitions savoir s'ils étaient capables de s'en servir. Cette étude a été confiée à un laboratoire de recherches qui a étudié les pratiques numériques personnelles des postiers. Il a constaté qu'il n'existait aucune rupture. En effet, tous les postiers ont une pratique quotidienne d'au moins un outil numérique. Nous sommes déjà en pleine révolution numérique, les populations les plus âgées ne sont pas totalement démunies face au numérique, même si les jeunes générations cultivent leur statut de geek.
Pourquoi existe-t-il un écart entre l'idée des différences entre générations et la réalité ? Ce constat peut s'expliquer tout d'abord par la présence d'un marché des conseils et d'un marché des médias. Par ailleurs, nous avons tendance à étudier ce problème à partir des jeunes diplômés, alors qu'un jeune diplômé d'HEC possède davantage de points communs avec un dirigeant senior qu'avec un jeune de cité, et cette diversité sociale est plus significative que la différence de génération. Nous comparons la génération Y d'aujourd'hui à la génération des seniors (au moment où ils étaient jeunes). Néanmoins, l'ensemble de la société a changé.
Pour autant, ces représentations sont tenaces et doivent être travaillées. Une étude a été menée par IMS afin d'identifier les stéréotypes répandus. Les jeunes des générations Y sont vus par les seniors et par les générations X comme ambitieux, volatiles, trop connectés au détriment du travail, attachés à leur vie privée et moins respectueux des codes sociaux. Mais la génération Y ne se perçoit pas de cette façon, et elle s'estime moins considérée par les autres. La génération X est la plus hybride, car elle présente peu d'écart entre la façon dont elle se représente et la façon dont elle est perçue. Elle ne se sent pas freinée dans sa carrière alors qu'il s'agit de la plus bridée dans son évolution par la génération précédente. Quant aux seniors, ils sont vus comme favorisés, privilégiés, passéistes. Cependant, ils refusent d'être considérés comme des travailleurs de seconde catégorie et souhaitent être formés comme les autres afin d'avoir accès à la mobilité.
Que pouvons-nous faire ? Nous avions mis en place une formation sur le management intergénérationnel, car ces représentations peuvent freiner l'intégration. Plus l'entreprise s'engage dans la diversité, moins les stéréotypes négatifs sont présents. La difficulté est que l'emploi des seniors constitue un point de tension entre les politiques micro et macro économiques. Il est nécessaire de ne pas exclure les seniors de l'emploi. Ainsi, La Poste réserve 8 % de ses recrutements aux plus de 45 ans. Le tutorat, la capitalisation des savoirs, la flexibilité constituent des solutions. Le télétravail ou le temps partiel peuvent être favorisés.
Enfin, les débats sur la génération Y nous renseignent sur les évolutions globales à prendre en compte. Nous avons constaté l'importance du sens (La Poste a pris garde à conserver le sens dans sa modernisation), de la reconnaissance, de l'intégrité, et du collaboratif. La confiance est un élément très important de l'évolution des entreprises, car il s'agit de la meilleure façon d'articuler coopération et compétition.
Mme Nadia Sollogoub. - Mme Malimbaum, votre fédération regroupe des sociétés spécialisées dans le domaine de l'ingénierie et du numérique. Les caractéristiques de votre secteur d'activité induisent-elles une approche différente de celle d'un grand groupe traditionnel comme La Poste ? Quels sont les défis et opportunités créés par la prolongation de la vie active et la coopération des générations dans les entreprises ? Quelle est la position des différentes générations dans les collectifs de travail et face à la conduite du changement ?
Mme Soumia Malinbaum, présidente de la commission Formation de Syntec Numérique. - Syntec Numérique est un syndicat qui regroupe 2 000 entreprises de services numériques, des éditeurs de logiciel et des sociétés de conseil en technologie. J'ai créé l'association française des managers de la diversité et nous avons beaucoup travaillé sur le management intergénérationnel. Nous avons réalisé un ouvrage sur la diversité dans le secteur du numérique, liée au genre et à l'âge.
Le secteur du numérique est très dynamique. Syntec Numérique représente 80 % du chiffre d'affaires du secteur du numérique. Nous recrutons en quantité importante, car nous avons également un turnover important (jusqu'à 30 %), ce qui est à la fois un signe de bonne santé, mais parfois un problème. Nous souhaitons attirer et retenir les talents. Le secteur des services numériques a créé environ 90 000 emplois nets depuis 2009 et nous représentons un peu moins de 500 000 salariés. En 2016, nous avons observé 19 000 créations nettes d'emplois. Dans mon entreprise Keyrus, qui comprend 3 000 collaborateurs, nous avons recruté 400 salariés en 2017 et nous espérons en recruter 800 en 2018. Nous disposons de consultants, de développeurs, et de programmeurs, et nous accompagnons la transformation numérique des grandes entreprises. Aujourd'hui, il existe une pénurie des compétences, car les écoles d'ingénieurs ne sont pas suffisantes pour recruter, nous recrutons dans toutes les formations et également à l'étranger.
27 % des collaborateurs de Keyrus sont des femmes alors que le marché est composé à 40 % de femmes. Il s'agit d'un réel sujet, car seulement 11 % des femmes issues de formations scientifiques s'orientent vers les métiers du numérique. 25 % de nos salariés ont moins de 30 ans et 25 % ont plus de 45 ans. 90 % sont en CDI et 70 % sont des cadres. Dans notre secteur, le jeunisme est répandu, car nous devenons seniors à partir de 40 ans. Nous nous apercevons que la pyramide des âges a évolué, la suppression de la préretraite a permis d'augmenter le nombre de seniors dans notre entreprise. 67 % des collaborateurs ont entre 30 et 50 ans, mais depuis 2007, la part des jeunes diminue en faveur des classes d'âges expérimentées. Pour la première fois, les salariés du secteur de plus de 45 ans sont plus nombreux que les salariés de moins de 30 ans. Il est important de recruter des seniors, mais également de développer cette approche auprès de nos partenaires.
La difficulté de l'intergénérationnel dans notre secteur est que nous cherchons à recruter et que nous souhaiterions recourir au vivier de chômeurs seniors. Avec la région Île-de-France, le Fafiec et Pôle-Emploi, nous avons mis en place depuis 4 ans le dispositif de « Préparation opérationnelle à l'emploi » (POE), qui nous a permis de former plus de 13 500 individus en 4 ans, qui étaient sans emploi. Grâce à ce dispositif, des entreprises (Capgemini, Atos, Sopra Steria) ont promis de recruter ces demandeurs d'emploi en échange de formations aux outils et aux langages actuels. Aujourd'hui, 13 000 demandeurs d'emploi ont retrouvé un CDI. Nous souhaiterions mettre en place ce dispositif en région, car nous disposons de plus de 11 délégations régionales qui rencontrent également des difficultés de recrutement.
Je crois beaucoup au management intergénérationnel entre les collaborateurs expérimentés et les millenials. Cette nouvelle génération de digital natives correspond à une réalité, nous avons donc dû revoir l'organisation de notre travail. Les seniors ont une double peine, car ils doivent conserver une employabilité et prendre en compte la transformation organisationnelle en raison du numérique et des nouvelles formes de travail engendrées par la mobilité et les free-lances. Certains collaborateurs quittent l'entreprise pour vivre une expérience différente puis reviennent. Le senior doit intégrer ce changement social du modèle de l'entreprise. Ainsi, il est nécessaire de s'engager dans la formation. Notre entreprise consacre environ 6 % de la masse salariale à la formation, car notre activité ne peut pas se développer sans elle. Les seniors peuvent tempérer la vitesse effrénée des jeunes. En effet, le refus de la hiérarchie, la volonté de donner du sens peuvent être compensés par la sagesse des générations précédentes. Je crois beaucoup en la création de valeur et dans l'enjeu de performance économique et sociale des seniors au sein des entreprises et notamment dans le secteur du numérique.
Mme Michèle Vullien. - Nous constatons que le mot « senior » ne signifie rien. En effet, il correspond aux individus de plus de 70 ans pour les professionnels de santé, et de plus de 60 ou 65 ans pour les pouvoirs publics. La retraite à 60 ans a été une grave erreur en raison de l'augmentation de l'espérance de vie. Pour les professionnels du marketing, un individu est considéré comme senior à partir de 50 ans, car c'est à partir de cet âge que les comportements de consommation sont modifiés. De plus, il existe une différence entre l'âge réel, l'âge ressenti et l'âge social.
Cependant, la question du sens de la vie se pose pour chaque individu, quel que soit son âge. J'ai été maire pendant 20 ans et mon leitmotiv était que chacun doit trouver sa place dans la société, c'est le même enjeu pour les entreprises.
M. Jean-Olivier Hairault. - La question centrale est celle de la formation et de la qualification. La question de l'âge se pose lorsqu'un problème de déqualification par rapport au numérique est identifié. Elle peut accentuer ce décrochage par rapport aux habitudes et aux expériences acquises. Les différences dans la société dépendent surtout de la qualification. Les études indiquent que certaines qualifications profitent davantage du numérique, il ne s'agit pas d'une question d'âge. Certains postes sont menacés par le progrès technique, même si certains emplois peu qualifiés sont encore indispensables. La formation importe davantage que l'âge.
Nous pouvons être optimistes sur la capacité des entreprises à penser cette nouvelle donne. Néanmoins, la question de la formation professionnelle et des droits accordés aux salariés relève des pouvoirs publics. Cette question est essentielle et conditionne le travail de tous les collaborateurs.
M. Dominique Bailly. - Il est utile de mettre en place des mesures catégorielles, mais il est nécessaire de comprendre que certaines évolutions concernent tous les salariés. L'entreprise doit se réinventer afin que des individus différents puissent cohabiter.
Mme Soumia Malinbaum. - Le dernier rapport du secrétaire d'État au Numérique sur l'inclusion numérique signale que 13 millions de Français rencontrent des difficultés dans l'utilisation du numérique, il est donc nécessaire de mettre en place une démarche volontariste sur ce sujet.
La réforme de la formation professionnelle et le compte personnel de formation permettront à chaque salarié d'être responsable de sa formation. Les outils de formation sont en pleine révolution. Nous attendons également la loi Pacte, car la dimension d'intérêt général et la responsabilité sociale et environnementale constituent un enjeu d'image, de recrutement, de fidélisation. Il est possible pour les générations plus âgées de trouver leur place dans les organisations. Cependant, je suis inquiète pour les jeunes, car la discrimination concerne seulement 25 % des seniors, contre 60 % des jeunes femmes d'origine étrangère.
Mme Sandrine Guimon, ambassadrice nationale d'Unis-Cité. - Les grandes disparités au sein des catégories des jeunes et des seniors ne doivent pas être oubliées, en termes d'origine sociale et de niveau de qualification. Il est indispensable de ne pas faire de généralités sur les jeunes ou les seniors.
Mme Nadia Sollogoub. - Vous avez évoqué l'importance de se sentir utile pour toutes les générations. La fracture concerne de nombreux sujets.
M. Roger Karoutchi, président. - Nous avons conscience que la transmission doit bien s'effectuer. Il n'existe pas de problèmes de rupture entre générations si nous arrivons à intégrer l'ensemble des individus.
La séance est close à 12 h 15.