Mercredi 30 mai 2018
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de M. Fabrice Melleray, professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris
M. Vincent Delahaye, président. - Nous recevons maintenant M. le Professeur Fabrice Melleray, professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris. Vous êtes, M. le Professeur, un spécialiste du droit de la fonction publique et votre regard sur les évolutions de celui-ci et sur les aller-retour vers le privé nous intéresse particulièrement.
Je vous passe donc la parole.
Conformément à la procédure en vigueur, M. Fabrice Melleray prête serment.
M. Fabrice Melleray. - Le phénomène du pantouflage est ancien, reste marginal et n'a pas eu tendance à s'accentuer. Ce qui est nouveau c'est d'une part les allers-retours. D'autre part l'encouragement que ceux-ci semblent recevoir du Gouvernement qui entend brouiller la distinction entre détachement et disponibilité dans le projet de loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel. Il y a 300 membres au Conseil d'État, mais un seul Laurent Vallée. C'est un cas singulier mais il en existe d'autres. Sous la Troisième République, Léon Aucoc qui est un des pères du droit administratif est devenu président de la compagnie des chemins de fer du Midi à l'époque où les concessionnaires jouaient un rôle considérable.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - A-t-il fait des allers-retours entre le public et le privé ?
M. Fabrice Melleray. - Il était un peu « fâché » avec le pouvoir politique et un petit souci avec la République a empêché son retour...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ce n'était donc pas le même cas !
M. Fabrice Melleray. - Le pantouflage a toujours existé. Il a été spectaculaire sous la troisième République, où la rémunération des hauts fonctionnaires était bien moindre qu'aujourd'hui. Des travaux d'archives démontrent que des maîtres des requêtes au Conseil d'État démissionnent pour...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous expliquez les raisons du phénomène mais nous essayons de démontrer le caractère nouveau du phénomène, au regard notamment des éléments vers lesquels nous ont conduit nos travaux. Cela ne semble certes pas concerner la haute administration dans son ensemble mais seulement la « crème de la crème » et c'est cette partie qui pose réellement problème. Nous ne sommes pas là pour faire des leçons de morale mais pour savoir si ce mode de fonctionnement n'a pas d'impact sur le fonctionnement des institutions. Comme moi, vous vous étonniez, en début d'audition qu'une personne proche du gouvernement en profite pour faire la promotion de ses camarades. C'est bien le signe d'un mélange entre des intérêts ?
M. Fabrice Melleray. - Le phénomène que vous décrivez est, certes, nuisible, mais n'est pas récent. L'aller-retour est un phénomène qui s'est amplifié récemment, mais pas la sortie du secteur public vers le secteur privé. La sortie peut néanmoins être tout aussi problématique. Lorsqu'un directeur du Trésor va travailler pour un fonds d'investissement chinois cela me gêne d'avantage que lorsque le secrétaire général du Conseil constitutionnel va travailler dans la grande distribution.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les allers-retours se faisant de plus en plus jeune, est-ce que ces perspectives de carrière ne pourraient pas donner aux hauts fonctionnaires la tentation de préparer des terrains d'atterrissage ? Lorsqu'on a envie de voir du pays, peut-être ne vaut-il pas mieux ne pas décevoir ses futurs employeurs ?
M. Fabrice Melleray. - Je n'en suis pas sûr. Sous la troisième République le pantouflage se fait chez les grands concessionnaires, à la charnière des sphères publiques et privées. Sous la quatrième République, il se fait dans les entreprises publiques qui sont devenues un secteur important à la suite des nationalisations d'après-guerre. Du fait des politiques de privatisation ces postes sont devenus moins nombreux et les fonctionnaires souhaitant pantoufler vont donc ailleurs. L'ouvrage d'Antoine Vauchez et Pierre France cite Olivier Debouzy, ancien énarque et avocat, aujourd'hui décédé. Pour lui, comme les canaris utilisés dans les mines, les hauts fonctionnaires permettent de détecter le pouvoir tant ils sont attirés par lui. Les personnes ayant choisi la voie des grands corps ont, pour une grande partie d'entre eux, envie d'exercer du pouvoir et vont donc là où il est.
Ce n'est pas la première fois qu'un banquier d'affaires est à la tête de l'État, il y en a eu un autre il y a quelques dizaines d'années. Lorsque l'on prétend que l'on veut la fin de la frontière entre les sphères publiques et privées, je pense que cela pose de vrais problèmes. Je pense ici au dispositif du projet de loi « Pénicaud » qui me parait dangereux. Si le Parlement devait revenir sur la durée de dix années applicable au régime de disponibilité pour le réduire, je pense que ce serait une bonne mesure. Je ne suis donc pas en faveur d'un pantouflage débridé. Je constate simplement qu'il s'agit d'un phénomène ancien. Émile Zola nous rappelle à travers les Rougon-Macquart, que la période haussmannienne a été largement marquée par les conflits d'intérêts et les passages du public vers le privé. À l'heure d'internet, nous disposons sans doute de plus de moyens pour percevoir les choses, mais ces phénomènes existaient déjà. Plus nous disposerons de mécanismes pour lutter contre les conflits d'intérêts et plus nous en détecterons, mais cela ne signifie pas nécessairement qu'il y en aura plus. Je ne crois donc pas à une explosion du développement des conflits d'intérêts, je pense simplement qu'ils revêtent des formes nouvelles.
M. Pierre Cuypers, président. - Souhaitent-ils le pouvoir pour eux-mêmes ou afin de servir l'État ?
M. Fabrice Melleray. - Je pense que cela dépend des profils comme le montrent les personnes interrogées par Antoine Vauchez. Certains fonctionnaires pensent qu'ils servent encore l'État et l'intérêt général lorsqu'ils partent dans le secteur parapublic. D'autres sont, en revanche, dans des logiques différentes. Je ne sais pas si la réalité va dans un sens ou dans un autre. J'ai l'exemple d'un président de chambre au Conseil d'État, qui a été avocat fiscaliste pendant huit ans avant de revenir au Conseil d'État. Je pense qu'il est revenu parce qu'il pensait sincèrement servir l'intérêt général au Conseil d'État. Il serait de toute façon devenu président de chambre sans avoir besoin de partir et a dû diviser ses revenus par quatre ou cinq lors de son retour. Je pense donc que ce type de profil peut exister et dépasser la seule recherche de l'intérêt pécuniaire.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La notion d'intérêt général a-t-elle évolué, notamment depuis l'époque de Bloch-Lainé ?
M. Fabrice Melleray. - Comme tous, j'ai une admiration sans borne pour la génération de grands commis de l'État qui ont reconstruit la France à l'issue de la seconde guerre mondiale. La question de la définition de l'intérêt général est une question sans fin qui a engendré des milliers de pages de doctrine juridique. Il existe deux options. La première est de considérer que l'intérêt général est distinct des intérêts privés et qu'il les transcende. La seconde est, par exemple, de considérer comme le fait la jurisprudence du Conseil d'État depuis une vingtaine d'année, que le maintien de la concurrence est une composante de l'intérêt général. Cela ne me choque pas.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Concédez que l'on puisse néanmoins s'en étonner. Pour le sujet qui nous intéresse, il semblerait qu'il y ait des conseillers d'État partout, tels que le secrétaire général du Gouvernement ou le secrétaire général du Conseil constitutionnel. Savoir qui gouverne est aussi une de nos problématiques. C'est par elle que nous avons abordé le sujet. Notre but est maintenant de chercher à savoir s'il n'existe pas des influences dans le fonctionnement démocratique du système, à l'heure où le législateur, souvent accablé de tous les maux, est sévèrement encadré et où le Président de la République est clairement le véritable chef de la majorité.
M. Fabrice Melleray. - La loi n'est plus exclusivement faite par le Parlement comme le prouvaient déjà les réformes du droit civil dans les années soixante.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Certes, mais le peu de marge dont disposait le Parlement a depuis encore été amoindri. Toutes les réformes vont en ce sens. La question est de savoir si ces évolutions n'ont pas conduit les hauts fonctionnaires à prendre une place contestable.
M. Fabrice Melleray. - Oui, mais depuis des décennies déjà.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais la tendance est bien là et, sans parler de révolution, il semblerait qu'elle s'accentue.
M. Pierre Cuypers, président. - Cela démontre, dans tous les cas, la faiblesse du monde politique.
M. Charles Revet. - Si j'ai bien compris, l'évolution va vers une auto-organisation de la fonction publique et une perte de contrôle du pouvoir politique. Est-ce que cela explique la situation peu brillante dans laquelle notre pays se trouve aujourd'hui ? Dans la mesure où nous sommes en démocratie, comment rétablir une plus grande responsabilité du politique dans l'organisation de l'administration et la nomination de ses responsables ? En tant que professeur, faites-vous état de ces évolutions dans la formation que vous dispensez ? Enfin, est-il normal que des personnes qui ont bénéficié d'une formation prise en charge par l'État puissent s'orienter vers le secteur privé pour des questions d'intérêts ?
M. Fabrice Melleray. - Il existe, en principe, un engagement de servir l'État pour une durée de dix ans ou, à défaut, l'obligation de rembourser les traitements perçus lors de la scolarité. Les textes sont clairs, la jurisprudence est limpide mais je sais que tous les corps ne font pas appliquer cette obligation. Le plus choquant est pour moi que les Écoles normales supérieures considèrent que des élèves en formation aux États-Unis continuent de servir l'intérêt général. L'État français finance donc, au travers des normaliens, les universités américaines qui n'ont pas nécessairement de gros besoins à ce niveau...
Il est difficile de répondre à la seconde question. Je pense que la haute fonction publique a effectivement une part de responsabilité dans l'état de la France puisqu'elle y occupe une place considérable, mais je n'ai pas de solution à proposer.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je ne sais pas si nous allons arriver à trouver des solutions, mais poser un diagnostic correspondant à la réalité serait déjà satisfaisant. Je ne pense pas qu'il existe un complot des grands corps, mais « conspirer » a pour sens propre « respirer ensemble » !
M. Fabrice Melleray. - Alors ils conspirent... et nous conspirons aussi, dans cette salle ! Je ne suis même pas sûr qu'une seule idée soit partagée au sein des grands corps. Le Conseil d'État est un bon exemple. Il s'y déroule des débats très animés mais cette institution possède une remarquable capacité à former un front commun vis-à-vis de l'extérieur.
M. Olivier Cigolotti. - Vous avez rappelé la différence importante entre détachement et disponibilité. En tant qu'élu local, nous avons tous connu les difficultés liées à la durée des disponibilités, obligeant à réorganiser nos administrations locales. Pensez-vous que la disponibilité est plus utilisée par la haute fonction publique que par les autres fonctionnaires ? Le recours à la disponibilité est-il le même ou est-il différencié ?
M. Fabrice Melleray. - Il serait très simple de vérifier. La direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) fournit le pourcentage global correspondant à l'ensemble des fonctionnaires en disponibilité. Il suffit ensuite de dépouiller les différents annuaires des grands corps, d'y compter le nombre de personnes en disponibilité et d'effectuer une comparaison avec le premier chiffre. En une heure, vous prouverez ainsi, j'en suis sûr, que ces pourcentages sont bien plus élevés dans les grands corps.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Sans se focaliser sur les seuls grands corps, il semble que certains autres administrateurs civils arrivent à passer plus facilement du secteur public au secteur privé en se politisant. Je pense d'ailleurs que se focaliser sur les grands corps serait une erreur. Le passage de certains administrateurs civils par des cabinets ministériels ou présidentiel les fait appeler à de grandes destinées.
Avez-vous constaté qu'il existe des « accélérateurs de carrière » ? Des passages par certains postes stratégiques feraient-ils atteindre plus rapidement le niveau le plus élevé de la fonction publique ?
M. Fabrice Melleray. - Je ne dispose pas d'informations particulières sur le passage des administrateurs civils du privé vers le public en fonction de leur degré de politisation. En ce qui concerne les accélérateurs de carrières, la question est celle de la destination qu'ils souhaitent atteindre. La force des grands corps est de rendre des rapports qui préconisent la progression au mérite dans la fonction publique, tout en bénéficiant pour eux-mêmes d'une progression de carrière à l'ancienneté. C'est le cas au Conseil d'État, pour presque tous les postes sauf ceux de présidents de chambre ou de section. On sait que certains endroits de la haute fonction publique sont en effet plus valorisants pour une éventuelle sortie ultérieure.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Concernant le fonctionnement de la Cour des comptes, il me semble que beaucoup de magistrats financiers sont à l'extérieur, la plupart dans des « dépendances » de l'État, et cela leur donne la possibilité d'avancer plus vite dans leur carrière.
M. Fabrice Melleray. - Cela ne leur donne pas la possibilité d'avancer plus vite à l'intérieur de leur corps d'origine. C'est la différence entre le détachement et la disponibilité. En détachement, on reste au service de l'intérêt général.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Être en poste dans une AAI, ce n'est pas la même chose qu'exercer la fonction contentieuse au Conseil d'État.
M. Fabrice Melleray. - Pour moi, présider l'autorité de la concurrence est une vraie mission d'intérêt général. Le principe d'une carrière est de faire des choses différentes tout en restant dans le secteur public.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Alors selon vous, les autorités dites indépendantes ne le sont pas ?
M. Fabrice Melleray. - Elles sont indépendantes du politique, cela a été jugé de façon constante.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Cela ressemble à un oxymore. Elles bénéficient de leur autorité par délégation de l'État.
M. Fabrice Melleray. - Leur intervention trouve leur légitimité dans la loi organique et la loi ordinaire portant statut général de ces autorités que vous avez votées.
M. Pierre Cuypers, président. - Trouveriez-vous choquant qu'un haut fonctionnaire qui quitte la fonction publique pour le privé ne puisse pas revenir ?
M. Fabrice Melleray. - Cela ne me paraîtrait pas choquant. Néanmoins, il ne faut pas exclure toutes les formes de disponibilités, comme un congé pour recherche par exemple. En revanche, je ne serais pas choqué qu'on supprime la possibilité de partir dans le privé ou qu'on limite la durée de retour.
Mme Sophie Taillé-Pollian. -Je m'interroge sur les conséquences sur le fonctionnement des administrations, en termes de culture professionnelle. La culture propre à l'administration s'est effacée au profit de notions comme le public management, le pilotage, le report, les indicateurs. La culture privée s'est imprimée dans l'administration en rajoutant des lourdeurs à celles déjà existantes dans le public. Ces allers-retours nourrissent à mon sens ce phénomène. Quelle est la culture professionnelle de l'administration selon vous ?
M. Fabrice Melleray. - Il est intéressant de regarder ce que les hauts-fonctionnaires ont fait avant l'ENA. Auparavant, ils venaient d'HEC. Désormais, ce sont des normaliens.
Je ne suis pas convaincu qu'il faille opposer strictement cultures privée et publique.
Après un passage à l'ENA, au Conseil d'État ou à l'IGF, où on leur a martelé certaines choses, il me semble que ces hauts fonctionnaires partent dans le privé avec leur bagage public.
M. Emmanuel Capus. - Je poserai une série de trois questions.
Concernant la déontologie, il existe différentes commissions de déontologie, par exemple au sein de chaque ministère. Il y a d'une part un risque de proximité et d'autre part un risque de pluralité de jurisprudences. Que pensez-vous de cette tendance ? Faut-il réunifier l'ensemble de ces commissions au sein de la commission de déontologie ?
Ensuite, il semble que le programme Action publique 2022 tende vers une approche plus souple des passerelles avec le secteur privé. Quel est votre avis sur l'expertise privée ?
Enfin, le comité d'action publique 2022 va amplifier le recours de plus en plus fréquent aux contractuels. En Allemagne, 40 % des agents de la fonction publique sont contractuels. Est-ce un angle mort déontologique ?
M. Fabrice Melleray. - Sur la question de la déontologie, les collèges mis en place dans les ministères en application de la loi de 2016 ne remplissent pas le même rôle que la commission de déontologie. Ces collèges sont un instrument au service des agents, dans leur activité au quotidien et non seulement en cas de souhait de départ.
Concernant les passerelles avec le privé, la question s'est posée pour le choix de nomination du prochain directeur général de l'administration et de la fonction publique. Une personne venant du privé est recherchée, se posera alors la question de la rémunération. On a vu l'exemple de Mme Pénicaud, auparavant DRH chez Danone. Je ne vois donc pas un risque d'invasion du privé dans le public. La passerelle marchera dans un sens uniquement.
En Allemagne, toutes les fonctions qui concernent l'autorité sont confiées à des fonctionnaires. Ils n'ont pas le droit de grève. Développer le recours aux contractuels pour des emplois d'exécution ne pose pas de problème à mon sens.
M. Pierre Cuypers, président. - Quel est le pouvoir de négociation des fonctionnaires sur leur rémunération ?
M. Fabrice Melleray. - Il est nul, même sur les primes. L'angle mort est éventuellement sur les AAI qui continuent à bénéficier de budgets plus confortables. En revanche, un fonctionnaire en activité ne peut en aucun cas négocier son traitement.
M. Pierre-Yves Collombat. - Que sont les fameuses compétences que le fonctionnaire est censé acquérir dans le privé ? La France est-elle une entreprise ?
M. Fabrice Melleray. - Je ne crois pas à ce discours. Il n'est pas indispensable d'aller dans le privé pour être un bon fonctionnaire. C'est un constat rassurant pour la fonction publique parlementaire, pour laquelle les allers-retours sont plus rares et dont les règles statutaires sont sages.
La réunion est close à 16 h 30.
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président, puis de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Laurent Vallée, secrétaire général du groupe Carrefour
M. Vincent Delahaye, président. - Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Laurent Vallée, secrétaire général du groupe Carrefour.
Il nous a paru important de vous entendre, Monsieur, et nous vous remercions de vous être immédiatement rendu disponible pour cette audition. Depuis le début de nos travaux la question des allers-retours entre le public et le privé apparaît comme une question centrale.
Votre expérience en la matière est sans doute atypique mais elle est peut-être d'autant plus intéressante. Je rappelle que vous êtes membre du Conseil d'État depuis 1999. Depuis 2008 vous avez été chargé de postes particulièrement importants tant dans le privé, avocat, secrétaire général de Canal +, aujourd'hui secrétaire général de Carrefour que dans le public, directeur des affaires civiles et du Sceau au ministère de la Justice, secrétaire général du Conseil constitutionnel. En alternant entre le public et le privé ces postes très divers.
Vous nous direz je pense vos motivations, mais je souhaite également vous poser une question, ces passages brefs aux plus hautes fonctions administratives, trois ans directeur des affaires civiles et du sceau, deux ans secrétaire général du Conseil constitutionnel sont-ils liés à un manque d'intérêt de ces postes pour un décideur public ?
Comme vous le savez je dois préalablement à nos échanges vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Levez-la main droite et dites « Je le jure ».
Conformément à la procédure, M. Laurent Vallée prête serment.
M. Laurent Vallée, secrétaire général du groupe Carrefour. - Si vous me le permettez, je reviendrais sur mon parcours et la manière dont j'ai vécu la question des conflits d'intérêt. Je commencerai par des généralités prudentes. L'objet de vos débats mêle à mon sens des questions de sciences sociales, de convictions et d'éléments que je me permettrai de qualifier de plus anecdotiques. D'un point de vue des sciences sociales, ces questions, à la croisée du droit public et de la sociologie administrative, sont analysées depuis de nombreuses années aux États-Unis, et depuis un peu moins longtemps en France. Je sais que vous auditionnerez des spécialistes dans la matière. Je ne me sens pas légitime pour parler à ce titre.
J'ai toutefois une conviction. J'ai servi pendant 15 ans dans la fonction publique, et un peu moins de 5 ans dans le secteur privé. Je ne crois ni au dépérissement des valeurs de l'État, qui encouragerait ses serviteurs à le fuir, ni à une prise de pouvoir de valeurs privées sur le public. Je n'ai par ailleurs aucun doute sur le fait que la variété des expériences, le fait de se confronter concrètement à des univers différents, de s'exposer à des fonctions diverses, peut conduire à être un meilleur professionnel. Ma situation n'est pas totalement évidente. Je pense, et j'espère, avoir été un serviteur de l'État, un meilleur professionnel après être passé deux ans dans le privé.
Enfin, sur le plan de l'anecdote, le sujet transporte avec lui des éléments déplaisants de sous-entendus, et d'approximation ; Ainsi, l'accumulation des mouvements entre le public et le privé, conduirait, selon certains, à la certitude que les personnes traversant « cette frontière » contribueraient à prendre des décisions dictées par des amitiés ou des loyautés privées, plutôt que par l'intérêt général. Or, je ne partage pas ce sentiment, et ce n'est pas ce que j'ai vécu.
De manière générale, il me semble que votre commission, et plus généralement le pouvoir normatif doit avoir à l'esprit trois considérations d'intérêt général.
Tout d'abord, il est nécessaire d'attirer des hommes et des femmes de talents et de les faire vivre dans le service public. Certes, l'État n'est pas un employeur comme un autre, mais il est confronté aux mêmes problèmes que les autres employeurs : comment disposer des meilleurs, au bon poste et au bon moment ? Le thème de cette commission d'enquête n'est ainsi qu'une infime partie de ce débat. Mais, pour moi, il n'y a pas de doute que l'État doit pouvoir s'enrichir d'expériences acquises ailleurs qu'en son sein.
Par ailleurs, il est indispensable de prévenir et de traiter les conflits d'intérêts. L'administration française - ou plutôt celle que je connais car je n'ai exercé que dans deux institutions et une administration centrale - est imprégnée d'un principe d'impartialité. Je sais que la réglementation actuelle, et la commission nationale de déontologie, sont décriées. Toutefois, elles ne sont ni anecdotiques, ni inexistantes. Certes, tout n'est pas parfait, mais il me semble que certains cas pathologiques finissent par prendre beaucoup de place dans les débats.
Enfin, il me paraît indispensable de mettre fin à une approche que je trouve cynique, visant à analyser la décision publique uniquement sous le prisme du cheminement de la prise de décision, et non de la décision elle-même. Il me semble urgent, pour le bon fonctionnement démocratique de dissiper cette idée selon laquelle, les décisions publiques ne seraient en fait que des arrangements d'arrière-cuisine, opérés entre des personnes qui raisonnent en fonction de leurs connexions. Certaines positions sans nuance ne font qu'accréditer cette idée.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Notre commission souhaite y voir plus clair sur le fonctionnement institutionnel. À titre personnel, je trouve bizarre la multiplication de certains faits. Peut-être est-ce monter en épingle ? Mais il me semble important d'y voir plus clair. Nous souhaitons ainsi voir si ce phénomène peut modifier la prise de décision. Vous affirmez le contraire. Comment concrètement les décisions sont-elles prises ? En outre, pourquoi avez-vous l'impression que vous avez continué à servir l'intérêt général dans vos diverses missions, y compris dans le secteur privé ?
Vous avez occupé des postes importants à la chancellerie, puis à Canal +. Ensuite, vous êtes devenu secrétaire général du Conseil constitutionnel, puis avez été embauché par le groupe Carrefour. Cela fait beaucoup de rupture. J'ai du mal à saisir en quoi cela peut enrichir votre future carrière de fonctionnaire.
M. Laurent Vallée. - Les propos que je tiens se fondent sur mon expérience personnelle. Je ne peux ainsi aborder le sujet de la commission d'enquête qu'avec modestie, mais aussi avec la gravité que le sujet exige.
Pour être très honnête, j'ai été recruté de manière totalement inattendue par la Chancellerie. Il n'y avait aucune raison pour que ce poste me soit proposé. J'y ai vécu trois ans et demi passionnants, et cela répondait à un rêve de jeunesse. J'ai connu trois ministres différents, une alternance et des textes de loi très variés : réforme des avoués, loi organique sur le Défenseur des droits. J'ai quitté mon poste après avoir défendu devant le Conseil constitutionnel la loi sur le mariage pour tous. Le rythme de travail a été passionnant et j'ai terminé avec un texte législatif d'une portée particulière.
Je n'avais jamais eu aucun contact avec Canal +, au moment où j'ai été approché pour y prendre des responsabilités. Je souhaitais un changement car le rythme de travail a été soutenu, et les responsabilités exercées exigeaient un dévouement particulièrement élevé. En outre, je suis persuadé qu'exercer trop longtemps les mêmes fonctions dans l'administration pose aussi des problèmes.
Il n'est jamais facile de quitter un poste pour un autre. Au final, j'ai quitté Canal + plus vite que mon poste précédent à la Chancellerie. C'est probablement parce que je n'y étais pas assez épanoui. Je les ai quittés de mon fait.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je souhaiterai avoir votre expertise en tant qu'ancien membre d'un cabinet d'avocat d'affaires et du Conseil constitutionnel. Certains cabinets d'avocat ont détourné la question prioritaire de constitutionnalité de son objet, ou entretiennent des relations particulières avec le Conseil constitutionnel. En tant que secrétaire général du Conseil constitutionnel, vous étiez la cheville ouvrière de cette institution. On vous transmet des rapports, des documents. Y-at-il une forme de lobbying ?
M. Laurent Vallée. - J'étais le premier secrétaire général du Conseil constitutionnel à venir du secteur privé. Les avocats ne sont pas les seuls historiquement à avoir des liens avec le Conseil constitutionnel. Je pense notamment aux syndicats, aux professeurs de droit. À l'époque où j'étais secrétaire général de cette institution, le Conseil constitutionnel s'est penché sur cette question, afin notamment de mettre en place d'autres procédures que celles de « la porte étroite », c'est-à-dire le dépôt de rapports au Conseil constitutionnel par des acteurs de la société civile, lors des examens de constitutionnalité. Début 2017, le Conseil constitutionnel a fait le choix de publier la liste des « portes étroites » sur chacun des textes. Vous avez dit que j'étais la cheville ouvrière du Conseil constitutionnel. J'espère avoir pleinement respecté mon rôle en son sein. Toutefois, il m'est difficile de porter un jugement sur mon action.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - J'ai eu du mal à comprendre l'argumentation du Conseil constitutionnel visant à privilégier le secret des affaires sur la lutte contre l'évasion fiscale. Il a ainsi censuré des dispositions législatives qui obligeaient les entreprises à publier un certain nombre de renseignements.
M. Laurent Vallée. - Je suis gêné par cette question : vous comprendrez la nécessité de respecter le secret des délibérés auquel je suis tenu. De mémoire, et avec toutes les réserves nécessaires car je n'ai plus le dossier précis en tête, il me semble que cette décision était déjà en germe dans la décision de décembre 2015 relative à la loi de finances pour 2016. Certes, la décision de 2016 que vous évoquez a été très commentée, mais dans les faits l'idée est plus ancienne. La position du gouvernement est exprimée dans son mémoire.
M. Emmanuel Capus. - Je m'interroge sur la fore du réseau des membres du Conseil d'État. Encore récemment, un de ses membres, M. Xavier Domino, a été nommé secrétaire général de Radio France. La force de ce réseau n'est concurrencée que par celui de l'inspection générale des finances. Il y a ainsi une forme de cooptation. Faut-il une vigilance accrue à leur égard, liée à leurs fortes présences dans les institutions parapubliques et privées ?
Vous avez indiqué que le secteur public gagne des compétences grâce à la venue de personnes du privé et inversement. Avez-vous des collaborateurs de chez Canal + ou de chez Carrefour qui sont venus dans le secteur public ? Quelles forces peuvent-ils apporter ?
Enfin, nous avons évoqué dans la précédente audition la question de la rémunération. Cette dernière serait un handicap pour le secteur public.
M. Laurent Vallée. - Historiquement, le Conseil d'État a été conçu comme un vivier de personnes susceptibles d'exercer des fonctions dans le secteur public. Le développement du droit public et de l'activité contentieuse font que les membres du Conseil d'État sont désormais regardés comme des juristes publics. S'agissant de la force de leur réseau et de la cooptation, il me semble, et j'espère, que l'une des raisons de leurs recrutements hors du Conseil d'État réside aussi dans leur qualité. Je ne me suis jamais posé la question de savoir s'il fallait, à leurs égards, une exigence de déontologie particulière. Mais, il me paraît légitime d'interroger la personne qui revient du privé dans le secteur public. Dans mon cas, je n'y ai vu aucune difficulté. Mon parcours est peut-être atypique, car à chaque fois, j'ai exercé dans des univers éloignés, ne posant pas de difficulté vis-à-vis de conflits d'intérêt.
Il faut profiter de ce que j'appelle « la force des deux mondes ». De manière très schématique, et je vous prie d'excuser ces raccourcis, dans le secteur public, et a fortiori dans un grand corps, on a rapidement des responsabilités et l'idée que les gens viennent à votre rencontre de manière spontanée. Le secteur privé m'a réappris à aller à la rencontre des autres, à se re-confronter à des exigences. Mon expérience d'avocat a été très éclairante. J'ai découvert un monde très compétitif, au sein d'équipes composées de nombreuses nationalités, et capables de traiter des dossiers en quatre langues. Enfin, l'humilité est de mise, lorsque vous croyez avoir des connaissances en matière de droit fiscal, et travaillez avec un collègue travaillant depuis de nombreuses années sur de tel sujet, sur des dossiers très complexes auxquels vous ne comprenez pas tout. Enfin, il ne faut pas croire qu'un tapis rouge est déployé pour les personnes venant de la sphère publique.
La question de la rémunération est liée au tempérament et à la situation personnelle de chacun. J'ai toujours eu une année d'impôt devant moi, je n'ai pas d'emprunt, ni d'actions. Le fait de partir dans le secteur privé ou de revenir dans le secteur public implique le renoncement à certains avantages, le renoncement à une rémunération. Mais chacun des postes que j'ai occupés était passionnant.
M. Pierre Cuypers. - Si vous n'aviez pas eu la possibilité de revenir dans le public, seriez-vous parti dans le privé ?
M. Laurent Vallée. - Il est certain que je ne serais pas parti dans un cabinet d'avocat. Cette expérience m'a d'ailleurs montré que je n'étais pas fait pour cela. Ce que je regrette dans la fonction publique, c'est que l'on n'aménage pas des capacités et des trajectoires. J'ai fait une école de commerce. J'aurais pu aller dans une entreprise. Mais par origine familiale, et par goût, j'ai choisi le service public. Je pense que j'aurais certainement cherché à travailler pour lui en tant que contractuel, si ma carrière avait été différente.
Il est difficile à dire le choix que j'aurais fait, si les retours n'étaient pas permis. Mon départ vers le privé aurait peut-être été plus tardif, mais je pense qu'il serait intervenu à un moment dans ma carrière : peut-être pas au bout de 10 ans, comme je l'ai fait, mais au bout de 15 ou 20 ans.
Ce dispositif peut être vu comme une forme d'assurance. Toutefois, il n'y a pas beaucoup de cas d'allers-retours successifs. Pendant longtemps, les départs étaient définitifs. Il faut se demander ce que l'on veut valoriser : le parachutage d'individus, ou est-ce que l'on veut faire revenir des personnes qui ont passé 2 ou 3 ans dans le privé, en prenant garde aux conflits d'intérêts ? À mon avis, il serait dommage d'y mettre un terme.
M. Vincent Delahaye, président. - Dix ans, est-ce trop ? En outre, on nous dit que les rémunérations entre le secteur public et le secteur privé sont du simple au double. Enfin, avez-vous une idée du nombre de fonctionnaires envisageant un départ vers le privé ?
M. Laurent Vallée. - Je comprends que dix ans peuvent paraître longs. Toutefois, je ne sais pas si beaucoup de personnes épuisent ce délai et doivent revenir. La durée de disponibilité est une question d'appréciation et de balance.
À chaque fois que je suis revenu dans le public, j'ai perdu entre 50 et 70 % de ma rémunération. Par ailleurs, d'autres dispositifs de longs termes, comme des mesures d'intéressement dans les entreprises, peuvent vous faire hésiter à revenir. Pour ma part, je n'avais pas d'actions à Canal +.
J'ai quitté le Conseil d'État depuis 10 ans. Je ne suis pas le mieux placé pour être à l'écoute du corps. Toutefois, les carrières étaient autrefois plus uniformes ; les itinéraires plus balisés, avec un cheminement de poste en poste : rapporteur public, poste en cabinet ministériel, assesseur et pour certains présidents de section Que ce soit dans le public ou le privé, il y a une volonté d'évolution beaucoup plus forte qu'autrefois. Il y a un besoin de se confronter à d'autres choses. En tout cas, c'est comme cela que je l'ai vécu personnellement. Peut-être que je n'aurais pas fait les mêmes choix trente ans plus tôt.
M. Vincent Delahaye, président. - On a l'impression d'une accélération de la volonté d'avoir des progressions de carrière, que ceux qui quittent la fonction publique le font pour occuper des postes à haute responsabilité dans des entreprises ou le secteur parapublic. On a aussi l'impression que les gens se posent la question plus tôt. Selon vous, y a-t-il eu des départs dans le secteur privé qui n'auraient pas dû se faire du fait de confusion possible entre intérêt public et intérêt privé ?
M. Laurent Vallée. - J'ai plutôt le sentiment qu'il y a 20 ou 30 ans, les départs se faisaient plus tard, en fin de carrière, ou beaucoup plus tôt. Ce sont d'ailleurs toutes les discussions sur le départ de fonctionnaires avant leur obligation décennale. Aujourd'hui, il y a des mouvements sur l'ensemble du spectre de la vie professionnelle. Je pense que cela est moins dû à une volonté de gagner de l'argent qu'à une intensité supplémentaire dans la vie professionnelle.
Sur votre deuxième question, je ne peux pas répondre.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quelles sont les qualités et les compétences que vous avez acquises dans le privé et qui bénéficient au service public et à la collectivité ?
M. Laurent Vallée. - Je ne parlerai pas en termes de compétences, car cela est difficile d'en identifier de bien précises. En outre, je ne crois pas que le secteur public serait envahi par des compétences, des valeurs du secteur privé. Mais, pour un haut fonctionnaire, ce passage dans le privé n'est pas totalement inutile, notamment pour pouvoir mieux appréhender ce que ses éventuels interlocuteurs du privé sont en train de lui dire. Lorsque je travaillais à la Chancellerie, mon passage dans un cabinet d'avocats m'a donné l'impression de mieux comprendre mes interlocuteurs lors de nos échanges. Toutefois, cette compréhension ne signifie pas un accord sur toutes leurs revendications.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Dans la réforme de l'administration, il faudrait qu'elle ait les moyens d'apporter en son sein ces expériences, et ce type de réponses aux manques constatées. Quelles sont les caractéristiques qui manquent à notre administration pour permettre aux fonctionnaires de s'épanouir ?
M. Laurent Vallée. - C'est la raison pour laquelle je disais dans mon propos liminaire que la question du passage entre le public et le privé, et celles des conflits d'intérêt n'est qu'une partie d'une problématique beaucoup plus globale. Avoir une gestion suffisamment dynamique des carrières publiques est ce qui a de plus compliqué à mettre en place.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - J'ai à l'esprit le corps des préfets où très peu pantouflent ou quittent l'administration.
Ce que je retiens de vos propos est la nécessité d'avoir dans la fonction publique des carrières attractives par leurs contenus, plutôt que de faciliter les départs.
M. Laurent Vallée. - C'est une question permanente de la fonction publique. L'ensemble des corps, ainsi que la direction générale de la fonction publique y réfléchissent. Cela n'empêchera pas à des personnes, par conviction, par les hasards de la vie professionnelle de vouloir partir. Ainsi, deux mois avant mon départ pour le groupe Carrefour, je n'envisageais pas de quitter le Conseil constitutionnel. Ce qui m'a attiré c'est l'aventure humaine. Mon parcours, je pense, n'est ni caractéristique, ni emblématique, car il est dû à des facteurs qui me sont propres. J'ai quitté une institution passionnante que j'avais connue dix ans auparavant, lorsque je venais défendre au nom du secrétariat général du Gouvernement des textes devant le Conseil constitutionnel.
M. Vincent Delahaye, président. - Un poste dans un cabinet ministériel ne vous a jamais tenté ?
M. Laurent Vallée. - Non. Quand on me l'a proposé ce n'était pas le bon moment ou sur des postes qui ne me tentaient pas. En outre, il faut trouver la bonne personne, car les passages en cabinet exigent d'y consacrer beaucoup de temps et de sacrifices.
M. Charles Revet. - Notre commission d'enquête s'intéresse à la mutation de la haute fonction publique et à ces conséquences sur le fonctionnement des institutions. Faut-il trouver un dispositif autre que celui existant ? Au contraire, faut-il favoriser des évolutions semblables aux vôtres ?
M. Laurent Vallée. - Il y a deux considérations à concilier. Il faut d'une part pouvoir attirer ceux qu'on a estimé - à tort ou à raison, car le recrutement est ce qui a de plus difficile - être la meilleure personne, au bon moment et au bon poste. D'autre part, il faut une régulation des conflits d'intérêts, qui souffrirait moins de soupçons qu'aujourd'hui et laisserait moins de place aux doutes. Vous pouvez aussi avoir des conflits d'intérêts auprès de fonctionnaires n'ayant jamais quitté la fonction publique. Ce qui est sûr est qu'il ne faut laisser aucun doute à nos concitoyens. Certes il y aura toujours des cas pathologiques, mais à cause de ceux-ci, il ne faut pas tirer un trait sur tout cela.
La réunion est close à 17 h 30.
Jeudi 31 mai 2018
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 h 10.
Audition de M. Augustin de Romanet de Beaune, Président-directeur général du groupe ADP
M. Pierre Cuypers, président. - Nous recevons ce matin M. Augustin de Romanet de Beaune, président-directeur général du groupe ADP, que nous remercions de s'être rendu disponible rapidement, malgré un emploi du temps que nous savons chargé.
Nous souhaitons connaître votre point de vue sur les mutations de la haute fonction publique. Vous êtes, initialement, administrateur civil à la direction du Budget et vous avez exercé - et vous continuez à le faire - des fonctions de direction de grands groupes publics, dont il est naturel qu'elles soient confiées à des hauts fonctionnaires. Vous avez aussi fait des passages par le secteur privé. Comment percevez-vous l'articulation entre secteur public et secteur privé ? Au-delà des parcours personnels, quel intérêt pour la haute fonction publique peut avoir le passage de l'un à l'autre ? Comment voyez-vous l'évolution des parcours de haut fonctionnaire ? Enfin, quel est votre avis sur l'articulation entre l'administration, les cabinets ministériels et les grands corps ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Augustin de Romanet de Beaune prête serment.
M. Augustin de Romanet de Beaune, président-directeur général du groupe ADP. - C'est volontiers que j'ai répondu à votre invitation. La gestion des ressources humaines dans la fonction publique m'a toujours intéressé. Dès mon premier poste, à la direction du Budget, j'avais en charge la politique salariale de l'État et des entreprises publiques.
Dans une organisation, l'efficacité ne peut être obtenue que si les personnes en charge sont responsables. Dans le code babylonien d'Hammourabi, en 1750 avant JC, il était dit qu'un maçon qui avait construit une maison qui s'écroule devait lui-même connaître la mort. Il y avait donc un lien direct entre l'action et la sanction. L'une des difficultés des très grandes organisations est la stratification de règles - qui toutes ont leur justification initiale et qui, pour un certain nombre d'entre elles, doivent demeurer - qui conduisent de fait à une déresponsabilisation : les personnes peu efficaces ne sont pas sanctionnées, les personnes efficaces ne sont pas récompensées. Le résultat est une efficience sous-optimale et une insatisfaction des bénéficiaires du service.
Lorsque j'étais Secrétaire général adjoint de l'Élysée, beaucoup de fonctionnaires venaient me voir - car l'une de mes missions était de préparer les nominations en conseil des ministres - pour se plaindre d'être inemployés alors qu'ils avaient fait telle grande école et avaient tel remarquable cursus. J'en ai déduit qu'il fallait se pencher sur la gestion des ressources humaines de la haute fonction publique, d'autant que j'ai vu un certain nombre de directions d'administration centrale être pourvues selon des règles qui n'avaient rien à voir avec la préoccupation d'affecter le bon talent au bon poste. Nous avions convaincu le chef de l'État et le Premier ministre, ainsi que Jean-Marc Sauvé, alors secrétaire général du gouvernement (SGG), de créer, au même niveau hiérarchique que le SGG, une fonction de secrétaire général de l'administration de l'État, qui aurait pour fonction de préparer les nominations aux postes pourvus en conseil des ministres, et plus généralement de gérer la très haute fonction publique. Ce poste a été créé par un décret, nous avons procédé à des auditions, mais le candidat que nous avions sélectionné ne convenait pas au Premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin qui, plutôt que de chercher un autre candidat, a préféré surseoir. Avec le changement de Président de la République, ce poste n'a jamais été pourvu, malgré mes efforts.
Depuis, l'État a fait des progrès et les hauts fonctionnaires de responsabilité sont désormais souvent nommés à l'issue d'auditions. Pour autant, pour des raisons liées à la responsabilisation évoquée ci-dessus et à la gestion des rémunérations, nous sommes confrontés à une certaine démotivation des hauts fonctionnaires, et nous constatons une fuite des talents, y compris dans la fonction publique militaire, où les officiers généraux se plaignent de perdre de plus en plus de capitaines et de commandants. C'est que le niveau des rémunérations de la haute fonction publique n'est pas adapté, notamment pour des métiers dans lesquels on ne peut pas compter sur une double rémunération pour assurer les revenus du ménage en raison de l'obligation de mobilité géographique, comme celui de sous-préfet par exemple
Inversement, dans les grands cabinets de conseil en stratégie, les employés voient leur performance évaluée au minimum tous les quinze jours, par leurs supérieurs, leurs pairs et leurs subordonnés.
Songeons que 57 % du PIB est géré par la puissance publique de façon directe ou indirecte. Si l'on excepte les missions régaliennes - police, justice, armée et peut-être éducation - la puissance publique n'est autre chose qu'un syndic de copropriété qui gère une copropriété en faillite. Or vous savez que la copropriété est sans doute le domaine de la vie humaine ou l'on peut se quereller le plus avec son meilleur voisin. Cette mission, qui est la plus dure, la plus éminente, celle qui requiert le plus de qualités personnelles et de science, de techniques et de diplomatie, est exercée par des gens insuffisamment reconnus et insuffisamment gérés.
Je ne peux donc que saluer l'exercice que vous entreprenez. Nous avons besoin d'une fonction publique qui ait non seulement des valeurs d'expertise, mais aussi des valeurs de caractère. Pour qu'elle cultive ces valeurs de caractère, il faut qu'elle soit reconnue et que les personnes qui ont le plus de caractère y soient attirées, et qu'on les incite à y rester. Si l'on n'y sanctionne pas les mauvais et qu'on ne récompense pas les bons, je ne suis pas sûr qu'on parvienne à ce résultat.
Dans un livre récent, Jean-Christian Petitfils évoque le duc de Gramont, qui était le ministre des affaires étrangères au moment où la catastrophique guerre de 1870 a été déclenchée - uniquement parce que la dépêche qui nous a donné satisfaction était rédigée de façon un peu moqueuse. Vingt ans après, rappelant que l'impératrice Eugénie était très antiallemande, que toute la France était très antiallemande, il aurait déclaré : « j'ai été galant avec la princesse Eugénie, j'aurais dû être galant avec la France. »
Pour que les fonctionnaires puissent être galants avec la France, il faut leur donner les moyens humains et matériels d'avoir l'indépendance qui leur permet de demeurer au service de l'État pendant une durée suffisamment longue pour que leur expertise soit mise au service de leur courage.
M. Pierre Cuypers, président. - Ont-ils bien tous à l'esprit que leur patron, c'est la France, et que ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils travaillent ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Poser la question, c'est y répondre ! Le problème est plutôt que le système ne donne pas suffisamment de satisfactions aux fonctionnaires dans des formes simples, ce qui peut les pousser à utiliser leur métier à leur propre service. On parle parfois de rémunération à l'égyptienne, c'est-à-dire non pas en argent mais en prestige : en tapisseries d'Aubusson, en domesticité, ou par la mise à disposition d'hôtels particuliers que la République entretient en maints endroits du territoire. Ce n'est pas satisfaisant.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous ne nous occupons pas seulement des problèmes de gestion de la haute fonction publique, même si vous nous confirmez qu'ils expliquent en partie les migrations de la haute fonction publique vers le privé. Maire, j'ai eu à m'occuper de personnel. La question est de savoir pourquoi les supérieurs hiérarchiques ne prennent pas leurs responsabilités. Pourquoi ces nominations à contre-emploi ? Pourquoi les promotions ne se font-elles pas plus au mérite ? Ce renoncement des plus hauts responsables de l'État à tous les échelons est dramatique. Et que se passe-t-il à l'ENA ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - J'ai bien fait attention de ne pas dresser un constat trop noir ! Pour moi, nul ne fait le mal volontairement. Ce n'est donc pas une question de personnes mais une question de système. Les problèmes principaux sont l'absence de sanctions et de responsabilisation, le sentiment d'éternité et l'absence de fertilisation croisée entre le monde public et le monde privé. Lorsque je suis parti dans le privé, j'ai découvert l'angoisse du chiffre d'affaires. Pendant six mois, je n'ai pas eu de clients. J'ai connu l'angoisse du lendemain. Ensuite, cela s'est tellement bien passé que je me suis posé la question du sens de tout cela et que j'ai souhaité revenir dans le secteur public pour y apporter l'expérience que j'avais acquise, et que je croyais être utile pour la modernisation de l'État.
Dans l'administration, je me suis retrouvé dans un monde où l'on ne connaissait pas la valeur du temps. Directeur de cabinet du ministre du Budget, je constatais que les services fiscaux trouvaient normal que des procédures durent plusieurs années.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pourquoi laisse-t-on faire ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Je ne les ai pas laissé faire ! Mais je voyais bien que le simple fait de recevoir un contribuable en délicatesse publique avec les services fiscaux pour lui expliquer la loi faisait que toute l'administration me jetait l'opprobre. J'estimais que tout contribuable avait droit à notre respect, et que l'administration devait travailler aussi vite que possible.
L'immense majorité des fonctionnaires se comportent très bien : nul ne fait le mal volontairement, je le répète. Les agents publics, en particulier dans la haute fonction publique, ont choisi de servir l'État. L'objet de nos réflexions doit être de trouver comment améliorer l'organisation du système pour qu'il soit plus performant.
Par exemple, il ne faudrait pas réserver à ceux qui ont le statut de fonctionnaire les postes de directeurs d'administration centrale. J'ai beaucoup de respect pour le statut des fonctionnaires, dont je bénéficie moi-même. Il n'en demeure pas moins qu'est attaché à ce statut un sentiment de pérennité - et peut-être une ignorance de ce qui se fait dans d'autres mondes. Je crois donc qu'on enrichirait très fortement la fonction publique si on ouvrait le vivier des personnes pouvant être nommées à des postes de direction. On pourrait prévoir des contrats de trois ou six ans, auxquels seraient attachées des lettres de mission précises. Si ces lettres de mission étaient respectées, on pourrait reconduire le titulaire. Sinon, il n'aurait pas vocation à rester dans la fonction publique.
Évidemment, il faudrait accepter de prévoir des rémunérations différentes de celles des fonctionnaires qui ont la garantie de l'emploi, pour attirer des candidats qui acceptent de prendre des risques et de mettre leur vie professionnelle en jeu.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pourquoi ne pas imaginer un système où les fonctionnaires soient suffisamment bien payés pour attirer véritablement des talents ? Le paradoxe est qu'on recrute des gens très compétents et qu'on vient nous dire que cela ne fonctionne pas.
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Ce n'est pas moi qui le dit, c'est vous qui me faites partager votre mécontentement ! Lorsqu'on recrute un fonctionnaire, on lui demande de sauter six mètres à la perche : c'est le sens des épreuves du concours. Mais quelqu'un qui saute six mètres à la perche à vingt ans ne le fait pas toute sa vie ! Ce n'est pas parce qu'on a été reçu à Polytechnique, à l'ENA ou à l'École des mines qu'on aura toute sa vie dynamisme et motivation dans son métier.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - On pourrait tenir compte de l'expérience. Ainsi, pour la nomination des préfets, je milite pour qu'on utilise mieux le vivier des sous-préfets. Pourtant, on continue à recruter des personnes sans expérience.
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Pour ma part, en tant que président-directeur général du groupe ADP, j'ai conduit une évolution de cette entreprise que j'espère positive. En tout cas, la valeur boursière de l'entreprise est passée de 5,5 milliards d'euros à 18,5 milliards d'euros en six ans.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nul doute que les usagers s'en réjouissent !
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Nous avons installé notre siège social au plus près des clients, à l'aéroport Charles-de-Gaulle, et nous avons obtenu le lancement de la ligne CDG-Express qui permettra à tous les Français d'aller en vingt minutes, sans arrêt, quatre fois par heure, entre la gare de l'Est et Roissy.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si on s'occupait en plus du reste des transports publics, ce serait parfait !
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Bref, il importe plus que jamais de créer une vraie direction des ressources humaines de l'État. Lorsqu'un ministère crée une direction des ressources humaines, cela donne d'excellents résultats. Ainsi, dans l'armée de terre qui, comme la marine ou l'armée de l'air, est un corps qui a soin de valoriser les personnes, une direction des ressources humaines a mis en place une marque employeur pour rendre le recrutement attractif et a instauré des systèmes d'évaluation. Si je ne devais faire qu'une seule proposition, ce serait de promouvoir une véritable professionnalisation de la fonction ressources humaines de l'État. Il devrait y avoir dans chaque ministère des directeurs des ressources humaines, et au niveau interministériel une direction des ressources humaines qui prenne en charge la question des carrières et des rémunérations.
Vous savez, notre État a une tradition de mensonge sur les rémunérations. À la direction du budget, lorsque j'ai traité mon premier questionnaire parlementaire, mon chef m'a conseillé de minorer fortement la réponse à la question portant sur les primes des hauts fonctionnaires ! Lorsque j'étais directeur adjoint de cabinet du Premier ministre, j'ai demandé que dans chaque ministère, la fourchette de primes de tous les directeurs soit la même, car je ne supporte pas l'idée que, quand on est directeur de la Sécurité sociale, directeur des collectivités locales ou directeur de l'alimentation, on ait une marge de manoeuvre différente pour les primes que si l'on est directeur au ministère des Finances. Il a fallu se battre !
Il faut aussi parler des sujets qui fâchent. Si vous voulez nommer à la tête d'une entreprise publique un dirigeant qui vient d'une fonction où il est remarquablement rémunéré, et que vous lui proposez de diviser ses émolument par trois, il ne viendra pas - mais il ne dira pas pourquoi. En 2002, lorsque la filière spatiale française était en panne, nous avons dû trouver un directeur du Centre national d'études spatiales. Nous avons été le chercher chez EDF - c'était Yannick d'Escatha - où il avait magnifiquement réussi. La rémunération proposée par la direction du Budget représentait le tiers de ce qu'il gagnait chez EDF ! Alain Lambert, ministre du Budget, a pris sur lui d'accepter ma proposition de lui conserver le même niveau de rémunération. Un an après, ce directeur est revenu me voir et m'a expliqué que, désormais, toutes les fusées Ariane partaient sans problème. Les ingénieurs qui géraient les différents étages de la fusée ne se parlaient plus, il les avait fait se reparler. Et on entend désormais que 83 tirs d'Ariane n'ont pas failli. Cela, parce qu'on avait accepté d'avoir la bonne personne au bon endroit, rémunérée d'une manière qui correspondait à ses responsabilités. Comme disent les anglo-saxons, when you pay peanuts, you get monkeys !
Continuer, dans nos entreprises publiques, à mener des politiques malthusiennes à cet égard, qui décalent fortement les rémunérations des principaux responsables par rapport au privé, aura des conséquences très négatives, sans que jamais personne ne se plaigne, car ceux qui refusent d'exercer des postes parce qu'ils considèrent qu'ils sont mal rémunérés ne s'en vantent pas... Et ceux qui les acceptent dans ces conditions ne sont pas nécessairement les meilleurs. Pour ma part, mon passage dans le privé m'a apporté deux choses.
Lorsque je suis arrivé au Crédit Agricole, mon chef m'a donné quatre objectifs. Ma rémunération dépendait de l'atteinte, ou non, de ces objectifs. Quant à mon activité dans la banque d'affaires, elle m'a conduit à me demander pourquoi mes clients me demandaient des services alors même que je n'avais pas spécialement de formation dans le secteur en question. J'ai compris que les clients attendaient que je sois totalement dédié à ma tâche et, surtout, que je sois responsable, c'est-à-dire que les clients aient la faculté de me mettre personnellement en cause si l'opération ne marchait pas. Or, dans nos systèmes extrêmement hiérarchisées, le principe de responsabilité connaît une dilution préoccupante.
Il faut faire du directeur des ressources humaines l'auxiliaire du directeur de l'administration, du ministre ou du président de l'entreprise. L'important est de mettre en place les bonnes personnes aux bons endroits. À mon sens, d'ailleurs, un directeur des ressources humaines de grande qualité a vocation à devenir soit PDG, soit ministre, soit directeur d'administration centrale, tout comme d'ailleurs le directeur financier, le directeur de production ou le directeur de la communication, s'ils ont une vision holistique du système. Au fond, le seul déterminant du succès d'une organisation, c'est la qualité des femmes et des hommes qui y sont, et leur motivation. Tout le reste est de la littérature.
M. Charles Revet. - Merci pour ces informations. Quand je pense que nous devons tout déclarer, au centime près ! Peut-être faudrait-il une commission d'enquête sur les rémunérations publiques ? Que recouvrent les 57 % du PIB que vous avez évoqué ? Il faudrait sans doute revoir l'évolution des carrières. Comme partout, il y a des fonctionnaires qui sont sérieux et respectent toutes les règles, et d'autres qui, de temps en temps, abusent de leur situation. Que faire pour éviter cela ?
M. Jérôme Bascher. - Vous avez indiqué que le choix d'un directeur d'administration centrale, en termes de ressources humaines, relevait du hasard. Qu'avez-vous voulu dire ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Sur la transparence des rémunérations, mon exemple date de 1986. Depuis, la situation a beaucoup évolué. Mais nous venons de loin ! Et notre héritage culturel est toujours de ne pas considérer que la valorisation des personnes est le nerf de la performance - sauf dans quelques îlots que j'ai évoqués, et qui sont des organisations performantes.
Quant aux 57 % du PIB, ils représentent les dépenses publiques de l'État, de la sécurité sociale et des collectivités locales ainsi que de certains établissements publics délivrant des services donnant lieu à paiement de prix
En ce qui concerne les mutations de la haute fonction publique - sujet délicat - je crois qu'il faut surtout éviter de sur-réglementer, de crainte de dissuader les candidats. Gare aux bonnes intentions ! Une des leçons que j'ai tirées de ma vie professionnelle au ministère des Finances est qu'il ne faut jamais faire de loi pour des cas particuliers. Il y a sûrement des personnes qui ont des comportements non éthiques partout ; pas seulement des fonctionnaires - et même, les fonctionnaires ont plutôt une éthique très supérieure à la moyenne. Je n'ai donc pas le sentiment qu'il faille changer quoi que ce soit aux lois, sinon peut-être pour faciliter les allers-retours entre le public et le privé. Comme je vous l'ai dit, nul ne fait le mal volontairement.
Le monde public et le monde privé ne se connaissent pas assez. Il y a dans le privé un rapport à la réalité, un rapport à l'efficacité, un rapport à ce qu'on appelle l'accountability infiniment supérieur à celui du monde public, un sens de la responsabilité très supérieur à celui du public - mais, au fond, pas tellement de sens de l'intérêt général. Il est donc dommage de ne pas marcher sur nos deux jambes ! Il faut, dans le secteur privé, beaucoup plus de sens de l'intérêt général et, dans le secteur public, beaucoup plus de sens de la responsabilité, de l'efficacité, de la nécessité de rendre des comptes, de la transparence. C'est pourquoi je suis favorable au mélange : les fonctionnaires qui vont dans le privé y apportent tout ce qui fait leur talent, leur expérience. Et ils y apprennent les notions d'efficacité et de responsabilité, qui peuvent leur être très utiles quand ils reviennent dans le public. Inversement, les personnes qui viennent du privé et arrivent dans le public renversent peut-être parfois les meubles, mais apportent une approche différente et, je pense, utile.
Au sein du groupe ADP, nous avons trouvé beaucoup de bénéfice à faire travailler des gens qui sont habitués aux réorganisations dans le secteur privé, et nous avons réussi à marier les deux cultures.
Quant à la gestion des ressources humaines, je me référais à certaines nominations de directeurs d'administration centrale effectuées par le passé sans mise en concurrence, pour des raisons très contingentes. Cela me paraissait regrettable. Désormais, au sein des services du Premier ministre, il y a un service spécialisé dans la gestion des hauts potentiels de l'État.
M. Jérôme Bascher. - Vous avez dit la vérité, j'en témoigne, au sujet de M. d'Escatha : j'étais alors au ministère de la recherche, et je me rappelle que la rémunération proposée nous avait parue énorme, et que le ministre du Budget avait dû intervenir.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Vous parlez de mélanges avec le privé, mais peut-être faudrait-il aussi travailler au mixage interne. Or notre système empêche presque les promotions internes. Si vous n'avez pas compris à quel point c'était important de sauter six mètres à vingt ans, difficile de faire valoir ensuite votre expérience. Parfois, les bonnes personnes sont à des grades où elles ne peuvent pas espérer prendre certaines responsabilités. Quant à la motivation par la rémunération, il y a dans l'administration beaucoup de personnes dont la motivation n'est pas attachée à la rémunération, mais qui veulent faire reconnaître leur connaissance des métiers et du travail.
M. Patrice Joly. - Que vous inspire l'idée qu'il y aurait une aristocratie administrative ? La diversité des métiers et des secteurs, dans le public, ne devrait-elle pas vous conduire à nuancer un peu vos propos sur le décalage entre public et privé ? Votre propos m'a plutôt semblé axé sur la gestion de services qui pouvaient avoir des analogies assez forte avec le fonctionnement du secteur privé. Que pensez-vous du spoil system ? Les ministres passent, mais les hommes restent, dans les administrations et mêmes dans les cabinets ! Les défaillances de la gestion des ressources humaines sont peut-être responsables de l'infantilisation qu'on observe dans la haute fonction publique, avec une recherche permanente de la promotion, qui n'est pas un facteur d'efficacité.
Quelles peuvent être les autres modalités de recrutement de la haute fonction publique que celles que l'on connaît aujourd'hui ? Pour les élus locaux, le renouvellement du personnel préfectoral tous les deux ans est insupportable. Comment construire dans ces conditions des visions partagées ? S'il est nécessaire d'ajuster les gratifications aux responsabilités, le statut a-t-il encore un sens ?
M. Pierre Cuypers, président. - Les politiques passent, les fonctionnaires restent : qui gouverne ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Nos débats sont éminemment politiques.
Au fond, l'entreprise « sphère publique » est, de loin, la plus importante du pays. Parlons plutôt, si vous préférez, du groupe humain qui gère 57 % de la richesse nationale. Comment faire avancer ce groupe ? Je recommande la professionnalisation de la gestion de ses ressources humaines. C'est capital. Vous avez peut-être cherché à auditionner le directeur des ressources humaines de l'État. Impossible, il n'existe pas : quelle est la personne, la femme ou l'homme, dont le métier consiste à conseiller le Premier ministre ou le Président sur la gestion des hauts potentiels de l'État ?
Dans mon entreprise, je préfère recruter des caractères que des diplômes. Il vaut mieux recruter quelqu'un qui a beaucoup de valeur humaine et moins de connaissances techniques, que quelqu'un qui a beaucoup de connaissances techniques, beaucoup de diplômes, et aucune valeur humaine : vous pouvez abimer une entreprise, détruire un corps social avec des personnes très intelligentes, qui ont passé beaucoup de concours et qui n'ont aucune valeur humaine. Le contraire est faux : on peut former aux aspects techniques, mais pas aux valeurs humaines comme le courage ou la transparence. Je milite donc pour faire monter des profils qui n'ont pas forcément sauté six mètres à vingt ans. On le voit d'ailleurs plus dans le privé que dans le public - malgré le remarquable système de promotion interne. Il faut que des personnes qui arrivent au milieu de leur professionnelle, à 40 ou 45 ans, et qui n'ont pas forcément passé les meilleurs concours quand ils étaient jeunes, puissent accéder à des postes d'encadrement supérieur et de direction. Mais il faut des évaluations, des parcours de carrière, des mobilités - et tout cela ne peut être mis en oeuvre que par des professionnels.
Oui, nombre de personnes viennent au bureau pour exercer leur mission, sans se préoccuper de savoir s'ils vont gagner deux fois plus ou 10 % de moins. Néanmoins, dans certaines professions, si le traitement matériel est perçu comme insuffisant, vous n'êtes pas sûr d'attirer et de garder les meilleurs. À Bercy, j'ai milité pour la revalorisation des primes des magistrats : vu leur importance et la nécessité de leur assurer une indépendance, j'ai considéré que c'était un investissement de la collectivité que de les rémunérer mieux.
Aristocratie administrative ? On n'a pas dit mieux que Chateaubriand, l'aristocratie a 3 âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités... L'administration obéit aussi à cette logique, comme tous les corps ou toutes les parties de la société.
La Défense produit un bien qui est non privatisable. Pourtant, ses agents se sentent en compétition avec eux-mêmes, car ils estiment que c'est leur dignité que d'assurer un bon service de défense du pays. Aussi attachent-ils du prix à la gestion de la ressource humaine. L'éducation pourrait tout à fait être mise en compétition - et l'est d'ailleurs un peu. Cela inviterait ce secteur public à mieux considérer ses enseignants et à se réformer de l'intérieur, pour rester l'atout que nos concitoyens voient en lui.
Je suis absolument contre le spoil system, car il équivaut à faire le procès d'intention aux serviteurs de l'État de ne pas être loyaux à leur ministre - ce qui est faux. Il n'y a pas une conception de l'intérêt général et du service public d'un parti ou d'un autre. Dans une bonne administration, l'administration propose, et le ministre décide. Pour cela, le ministre doit se voir fournir l'information la plus complète, la plus transparente et la plus honnête possible. Si vous êtes du même parti que votre ministre, vous adopterez une visée téléologique, pour lui faire plaisir. Ce n'est pas bon. Être défiant par principe à l'égard d'un serviteur de l'État, qui connaît parfaitement son secteur, serait erroné. La summa divisio passe plutôt entre l'honnêteté et la malhonnêteté intellectuelle.
M. Patrice Joly. - Et cela favorise la pensée unique.
Je ne suis pas favorable au spoil system...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La fonction et les objectifs de la Caisse des dépôts sont-ils les mêmes que ceux d'une banque privée ?
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Non, pas du tout.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - J'en ai eu l'impression.
M. Augustin de Romanet de Beaune. - Je ne saurais porter la moindre appréciation sur le travail de mon successeur. L'originalité de la Caisse des dépôts, c'est que c'est une maison dont l'objet social change à chaque génération. Après la guerre, c'était la construction de logements et la reconstruction du pays. Dans les années 60, ce fut la construction d'infrastructures. En 2007, nous avons privilégié le développement durable, le développement des PME, le logement et la promotion des universités. Pour déterminer cet intérêt général, la commission de surveillance, où le Parlement joue un rôle éminent, se concerte avec le directeur général - et ce depuis plus de 200 ans !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Merci pour votre franchise. La gestion de la fonction publique n'est pas notre seule préoccupation. Mais elle est une des raisons des migrations entre public et privé.
M. Pierre Cuypers, président. - Merci.
La réunion est suspendue à 11 h 10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
La réunion est ouverte à 11 h 10.
Audition de M. Thomas Perroud, professeur des universités
M. Pierre Cuypers, président. - Nous auditionnons M. Thomas Perroud, professeur de droit constitutionnel à l'Université Paris II Panthéon-Assas. Monsieur, vous êtes désormais habitué à être reçu par les commissions parlementaires, qui s'intéressent au phénomène du pantouflage. Vos analyses, cependant, font débat et n'ont notamment pas reçu l'adhésion de nos collègues députés. Nous souhaitons entendre vos observations sur le sujet et, puisque plusieurs de vos articles portent sur cette question, sur le rôle joué en la matière par le Conseil constitutionnel.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Perroud prête serment.
M. Thomas Perroud, professeur des universités. - Je remercie votre commission de me recevoir. Mes travaux sur le pantouflage établissent, en effet, que la plus haute juridiction de notre pays, le Conseil constitutionnel, s'est opposée à une initiative du législateur visant à encadrer le phénomène sur des motivations scandaleuses, inexistantes et sans base constitutionnelle avérée. Ce constat met en exergue la vulnérabilité de nos institutions au pantouflage, qui ne disposent pas des moyens d'y résister. Si autrefois la frontière était clairement dessinée entre le public et le privé, tel n'est plus le cas et il convient d'en tirer les conséquences. Nous vivons dans une République d'initiés, où le secret tient une part importante dans l'élaboration des politiques publiques. Mediapart a ainsi révélé, s'agissant de l'affaire que je viens de mentionner, que le secrétaire général du Gouvernement était personnellement opposé à ce que la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) soit en charge du contrôle du pantouflage : celui qui devait défendre la loi a, en réalité, joué contre elle. Le secrétaire général du Gouvernement était précédemment secrétaire général du Conseil constitutionnel, ce dernier, lui-même pantouflard, ayant occupé un poste au secrétariat général du Gouvernement. Or, les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas prises par le collège des juges, mais par le secrétaire général et le président, appuyé par la direction juridique. Comme je l'indiquais dans un article relatif à la procédure de décision au Conseil constitutionnel, l'institution marginalise les juges ! Perdure une tradition de confiance envers une administration, qui a pourtant organisé un système scandaleux. Aucun juge constitutionnel étranger, sauf peut-être la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), ne viole à ce point les règles du procès ! La procédure de décision du Conseil constitutionnel n'est supportable qu'à la condition qu'existe un solide autocontrôle, mais la présidence de Jean-Louis Debré a fait disparaître cet indispensable verrou. Le cynisme le plus cinglant fut atteint en 2017 avec le rapport remis par Denys de Béchillon sur les portes étroites - sont ainsi nommées les contributions déposées au Conseil constitutionnel par des acteurs de la société civile lors du contrôle a priori de la loi -, qui estime que la procédure de contrôle a priori du Conseil constitutionnel peut déroger aux principes du procès. S'il propose la publication du nom des promoteurs des portes étroites, il admet l'absence de publication. Il n'y eut, pour toute justification de la décision de modifier en ce sens la procédure applicable aux portes étroites, un simple communiqué du secrétaire général, autre version de la note qu'il avait rédigée à l'intention des juges pour leur proposer une décision. Ces derniers ne bénéficiant d'aucun moyen humain, l'analyse juridique est centralisée auprès du secrétaire général et du président. Les juges constitutionnels disposent pourtant d'assistants dans les pays étrangers. Jusqu'à Marc Guillaume, le secrétaire général allait jusqu'à rédiger le rapport des rapporteurs, facilité d'autant mieux admise que les juges ne sont souvent pas juristes. Désormais, ils doivent rédiger eux-mêmes leurs rapports, mais sans moyens dédiés. Dès lors, et puisque le secrétaire général leur fournit une note et propose une décision, ils ne tardent guère à se laisser convaincre. Or - et le fait est de notoriété publique -, le secrétaire général, reçoit des contributions de juristes. Guy Carcassonne fut l'un des premiers contributeurs. Il produisait des notes pour le Mouvement des entreprises de France (Medef). Par ailleurs, certains jugent reçoivent des contributions, personnelle ou sous la forme d'une porte étroite envoyée au greffe, ou sont conviés à des dîners en ville, sans que ces initiatives de soient soumises à une quelconque obligation de transparence.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il est important, pour notre commission d'enquête, de connaître le fonctionnement du Conseil constitutionnel pour mieux appréhender le sens de ses décisions.
M. Thomas Perroud. - Le Conseil constitutionnel est une boîte noire. Pensez que le rapport de Denys de Béchillon n'a eu comme publicité qu'un simple communiqué de presse !
M. Pierre Cuypers, président. - La presse a également tendance à annoncer des mesures sur lesquelles le Parlement ne s'est pas encore prononcé...
M. Thomas Perroud. - Le rôle du secrétariat général du Gouvernement n'est pas suffisamment valorisé; il n'est, par exemple, pas destinataire des portes étroites. À titre d'illustration, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi concernant les complémentaires santé : le secrétariat général du Gouvernement, en l'absence de contributions, ne disposait pas d'arguments pour défendre la loi. Il s'agit là d'une rupture fondamentale des règles du procès ! Le Conseil constitutionnel incarne, à mon sens, les fragilités de notre République, même s'il n'est pas le seul : pensez au Conseil d'État en formation consultative, qui reçoit également des portes étroites. Il constitue une boîte noire plus étanche encore ! Ainsi, si le guide du rapporteur indique qu'il doit faire état des consultations reçues devant l'assemblée générale, son identité comme la date de l'examen du rapport ne sont pas publiques, ce qui rend malaisée pour les non-initiés, la défense d'une position devant le Conseil d'État. Par ailleurs, les juges peinant à établir une décision en l'absence d'argument concret, les portes étroites sont particulièrement utilisées. Le système favorise donc le secret. Nous ne pourrons lutter contre le pantouflage qu'en favorisant la transparence des procédures de l'État, car l'avantage des initiés s'en trouvera réduit.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Comment définiriez-vous un pantouflard ?
M. Thomas Perroud. - Les pantouflards, comme les universitaires, représentent le lien entre les lobbys et les institutions.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous faites mention des experts ?
M. Thomas Perroud. - Les experts, qui semblent neutres, représentent le visage légitime des lobbys. Moins voyants, ils n'en sont que plus efficaces. Dans certains contentieux, est même organisée une répartition des tâches - intervention dans la presse, auprès d'un juge, etc. - entre experts. Il n'est pas rare non plus qu'un lobby contacte un universitaire pour une proposer une intervention en échange d'une publication. Le problème est identique à la télévision, où, par exemple, les experts en sécurité sont en réalité des lobbyistes. La transparence dans ce domaine est fort insuffisante, alors qu'à l'étranger, il est obligatoire ne mentionner, dans une publication scientifique, si l'auteur est ou non rémunéré par un lobby.
Je ne crois pas que la sanction constitue le moyen le plus efficace pour réduire l'avantage dont dispose les initiés. Il conviendrait plutôt de renforcer la transparence des procédures et l'indépendance de l'expertise, et de rendre obligatoire la motivation des décisions. Il est, en outre, indispensable de repenser notre haute fonction publique, même si des évolutions ont déjà été engagées. Enfin, il est nécessaire de rendre nos politiques publiques plus objectives et légitimes. En ce sens, la réforme constitutionnelle envisagée par le Gouvernement me semble positive en ce qu'elle lui impose une programmation à long terme de son action favorable au renforcement de l'évaluation. En revanche, la procédure accélérée généralisée au Parlement m'apparaît comme une véritable ineptie !
Réduisons les poches de secret de notre République, notamment au Conseil d'État dans sa forme consultative. Limitons également l'emprise des grands corps dans l'établissement des politiques publiques. Les conseillers d'État occupent la quasi-totalité des postes clés !
M. André Vallini. - Même celui de Premier ministre !
M. Thomas Perroud. - Ce n'est heureusement pas toujours le cas ! Quoi qu'il en soit, le pantouflage interroge la raison d'être des grands corps. Lorsqu'il apparaît impossible, à cause d'une rémunération jugée insuffisante, de trouver un membre de l'Inspection des finances (IGF) pour diriger la Caisse des dépôts et consignations (CDC), à quoi sert cette inspection ?
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le niveau de rémunération proposé était-il l'unique raison de cette désaffection ?
M. Thomas Perroud. - Des questions de conflits d'intérêt et de délais de carence étaient également en cause. Pour autant, quelles sont la légitimité et la justification sociale d'un grands corps dont plus de la moitié des membres pantoufle ? Une étude de Catherine Teitgen-Colly portant sur l'annuaire du Conseil d'État montre ainsi que 40 % de ses membres étaient en poste à l'extérieur en 2011. J'aimerais d'ailleurs savoir comment fonctionne l'institution...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je crois savoir que les proportions sont identiques à la Cour des comptes.
M. Thomas Perroud. - Publiée à la fin des années 1990, la thèse de Julie Gervais relative au corps des ingénieurs des ponts et chaussées comporte des chiffres édifiants : alors que, parmi les promotions les plus récentes, 79 % des diplômés sont demeurés au sein du corps, ils n'étaient plus que 35 % dans les promotions entre six et neuf ans d'ancienneté.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vos données incluent-elles les fonctionnaires en poste dans un établissement public ou une autorité administrative indépendante (AAI) ?
M. Thomas Perroud. - Elles ne distinguent effectivement pas les positions extérieures les unes des autres. La thèse de Julie Gervais met également en exergue un argument fréquemment utilisé par les défenseurs du pantouflage, selon lesquels l'intérêt général peut également être servi dans un établissement public ou une AAI. En réalité, ces fonctionnaires n'ont pas été formés au management et leur arrivée à la tête d'un organisme se solde bien souvent par un désastre. Un conseiller d'État ne dispose pas naturellement des compétences nécessaires à la direction d'une institution ! Les énarques doivent-ils forcément constituer les cadres des établissements publics ? Leur formation est-elle adaptée à cette mission ? S'agissant du privé, bien entendu, l'argument de l'intérêt général n'a pas même cours. Certaines associations, comme Anticor, prônent l'action au pénal sur le fondement d'un intérêt à agir étendu au pantouflage. Une réflexion doit également être menée s'agissant des règles de nomination : lorsqu'un ancien ministre est nommé à la direction d'un établissement public dans le périmètre de son secteur de compétence antérieur, la question du conflit d'intérêt peut légitimement être posée.
Je résumerais ainsi mon propos : la réduction du pantouflage appelle une réflexion sur les procédures d'élaboration des politiques publiques et sur la raison d'être des grands corps.
M. André Vallini. - Je vous remercie d'avoir explicité ce que nous pressentions. Comme ancien secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, je ne puis que confirmer l'opacité du fonctionnement du Conseil constitutionnel et des relations que ce dernier entretient avec le Gouvernement et son secrétariat général. Pourtant, un monde idéal, dans lequel personne ne se connaîtrait, me semble bien illusoire, tant l'endogamie est installée dans les plus hautes sphères de l'État. Pierre Joxe m'a effectivement fait part de l'insuffisance des moyens mis à sa disposition par le Conseil constitutionnel ; comme Lionel Jospin actuellement, il était obligé de réaliser lui-même ses recherches juridiques. Puisque tous l'on proposé par démagogie, les partis politiques se trouvent fort mal à l'aise de la disposition de la révision constitutionnelle prévoyant la réduction du nombre de parlementaires. Je l'assume : nous avons à l'époque eu tort de l'envisager. Cette mesure, dont l'argument financier n'a aucun sens, va créer d'immenses circonscriptions de députés et, surtout, donner un pouvoir considérable aux hauts fonctionnaires, qui d'avance s'en réjouissent. L'histoire, depuis 1789, a montré que chaque fois que le pouvoir exécutif a souhaité affaiblir le Parlement, il a réduit le nombre de parlementaires.
M. Thomas Perroud. - Il existe effectivement une volonté claire, avec la révision constitutionnelle, de limiter le pouvoir du Parlement.
M. Charles Revet. - Déjà faible pourtant !
M. Thomas Perroud. - Si le Parlement ne représente pas un contre-pouvoir, il est difficile de prouver à l'opinion publique son utilité, les députés de la majorité doivent le comprendre. Il doit se poser en représentant de la société ; à défaut, celle-ci s'exprime dans la rue. J'avais l'ambition d'étudier la corrélation entre la puissance du Parlement et le nombre de manifestations : lorsque le pouvoir du Parlement s'étiole, la rue s'exprime plus fréquemment et plus violemment et la presse impose ses opinions. À cet égard, le Parlement constitue une arène civilisée de contestation. Le Conseil d'État déplore l'inflation normative : renforçons donc le Parlement !
Effectivement, monsieur Vallini, il semble difficile d'empêcher les dîners en ville. Les Allemands, en installant leur cour constitutionnelle à Karlsruhe, ont toutefois trouvé aux mondanités une limitation efficace. Les pays fédéraux ont pour habitude d'éloigner le pouvoir politique pour l'affaiblir, comme à Washington pour les États-Unis, alors que la France centralise tout à Paris. Nous avons bien essayé d'installer l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Arafer) au Mans, mais l'initiative s'est soldée par un échec.
Je crois essentiel d'améliorer les motivations des décisions du Conseil constitutionnel. Pierre Joxe a ainsi publié dans son livre ses opinions dissidentes. La cour constitutionnelle espagnole, comme celles des pays de common law, y font référence. Depuis 1804, le juge dispose traditionnellement d'un rôle restreint, qui justifie la limitation de la motivation, mais, désormais, la loi est dégradée en ce qu'elle peut être écartée : la motivation des décisions devient donc un impératif.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais le Conseil constitutionnel n'est pas une cour... Ne faudrait-il d'ailleurs pas le soumettre aux mêmes obligations ?
M. Thomas Perroud. - Certes ! Les Allemands demeurent estomaqués du fonctionnement du juge constitutionnel français.
M. Charles Revet. - Les dysfonctionnements dont vous faite état expliquent bien des difficultés dans lesquelles se trouve la France... Qui nomme le secrétaire général du Conseil constitutionnel ?
M. Thomas Perroud. - Il est nommé par le Président de la République, sur proposition du président du Conseil constitutionnel ayant fait l'objet d'une discussion préalable avec le secrétaire général en poste.
M. Charles Revet. - Le Parlement pourrait-il modifier cette procédure, afin de limiter les risques de collusion ? Je partage votre analyse : il est indispensable de donner aux juges constitutionnels les moyens d'exercer leur mission en toute indépendance.
M. Thomas Perroud. - Si le Conseil constitutionnel devenait une cour, il n'y aurait plus de secrétaire général. Dans les cours constitutionnelles étrangères comme au Conseil d'État ou à la Cour de cassation, la direction juridique est en charge des marchés publics, pas de l'établissement des décisions !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Dans votre blog, vous abordez en détail le fonctionnement du Conseil constitutionnel. Pourriez-vous nous exposer quelques exemples ? Sa jurisprudence a-t-elle évolué sur certains sujets au gré des lois et des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ? Celle du Conseil d'État, par exemple, a modifié la définition de l'intérêt général et du service public, dont la première vertu réside désormais dans le respect du droit de la concurrence...
M. Thomas Perroud. - L'évolution la plus évidente de la jurisprudence du Conseil constitutionnel apparaît, il me semble, dans la reconnaissance de la liberté contractuelle, qu'il niait autrefois. Le débat entre les solidaristes, qui prônent une approche réaliste du contrat pour favoriser son équilibre, et les autonomistes défenseurs de la liberté, est centenaire parmi les privatistes : le contrat doit-il prendre en compte le caractère des parties ? Le législateur a favorisé le rééquilibrage des relations contractuelles ? Le juge avait tranché contre l'existence de la liberté contractuelle avant ce revirement, à l'occasion de l'examen de la loi relative à la sécurisation de l'emploi, à propos de laquelle je vous ai indiqué combien la décision du Conseil constitutionnel avait été influencée par les portes étroites transmises par les compagnies d'assurance privées, qui ont finalement obtenu gain de cause. En outre, lorsque l'Autorité de la concurrence a souhaité être en capacité d'empêcher les monopoles commerciaux de la grande distribution en centre-ville, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition au motif qu'elle contrevenait à la liberté contractuelle. Les portes étroites de Guy Carcassonne ont, par ailleurs, eu une influence évidente sur la reconnaissance du caractère confiscatoire de l'impôt. Certains universitaires disposent d'un réseau bien établi au Conseil constitutionnel... D'aucuns parlent même de « carcassonniens » !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je suis souvent surpris du choix des impératifs catégoriques de la Constitution effectué par le Conseil constitutionnel. Ainsi, le Préambule de la Constitution de 1946, pourtant intégré à celle de 1958, a été quelques peu oublié au profit de nouveaux principes fondamentaux comme le droit de la concurrence...
M. Thomas Perroud. - Le pouvoir créateur du juge a toujours été contesté. Souvenez-vous de la décision du Conseil constitutionnel de 1971 sur la liberté d'association... Pour autant, le caractère expansionniste ce pouvoir n'empêche aucunement le Congrès de s'opposer au Conseil constitutionnel, comme il le fit par exemple s'agissant des quotas de femmes en politique. Le Conseil constitutionnel ne possède pas le monopole de l'interprétation de la Constitution ! Le Parlement peut également défendre la sienne, comme d'ailleurs les citoyens au travers des QPC.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais le Conseil constitutionnel aura toujours le dernier mot !
M. Thomas Perroud. - Rien n'est automatique devant un juge ! Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de proportionnalité, certes non méthodique, entre l'intérêt général et la violation de la liberté individuelle. Au Parlement de motiver sa vision de l'intérêt général ! Certes, le Conseil constitutionnel pourra le censurer. Et alors ?
M. Pierre Cuypers, président. - Mais sa césure verrouille la décision du Parlement ?
M. Thomas Perroud. - Certes, mais la jurisprudence des cours constitutionnelles n'est pas stable : voyez aux États-Unis les évolutions qui pourraient advenir sur les droits des minorités raciales ou l'avortement.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quelles seraient vos préconisations les plus urgentes pour améliorer la situation que vous décrivez ?
M. Thomas Perroud. - Il convient d'établir une procédure stricte et transparente au Conseil constitutionnel et de donner aux juges les moyens d'exercer leur mission. Le rôle du Parlement doit, en outre, être conforté.
M. Pierre Cuypers, président. - Nous vous remercions pour vos éclairages.
La réunion est close à 12 h 10.