- Mercredi 23 mai 2018
- Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel - Audition de M. Bertrand Martinot, directeur général adjoint des services de la région Ile-de-France chargé du développement économique, de l'emploi et de la formation et de Mme Anne-Valérie Aujames et M. Alain Bao, représentants de la Fédération nationale des associations régionales de directeurs de centres de formation d'apprentis (Fnadir)
- Réformes du marché du travail en Italie - Communication de M. Yves Daudigny
Mercredi 23 mai 2018
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel - Audition de M. Bertrand Martinot, directeur général adjoint des services de la région Ile-de-France chargé du développement économique, de l'emploi et de la formation et de Mme Anne-Valérie Aujames et M. Alain Bao, représentants de la Fédération nationale des associations régionales de directeurs de centres de formation d'apprentis (Fnadir)
M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur le projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 27 avril dernier. Nous nous intéressons ce matin au volet « apprentissage » de ce texte et nous accueillons à ce titre M. Bertrand Martinot, directeur général adjoint des services de la région Ile-de-France chargé du développement économique, de l'emploi et de la formation ainsi que deux représentants de la Fédération nationale des associations régionales de directeurs de centres de formation d'apprentis (Fnadir), Mme Anne-Valérie Aujames, secrétaire national, directeur général du Pôle de formation Pasteur et M. Alain Bao, membre du conseil d'administration, directeur du CFA de la faculté des métiers de l'Essonne. Je demanderai à nos invités de nous présenter les enjeux de cette réforme, ainsi que leur point de vue sur ses orientations, les difficultés qu'ils identifient et les conditions nécessaires à sa réussite. Vous avez la parole pour un premier temps d'exposé, avant que je ne la donne à nos rapporteurs, puis aux commissaires.
M. Bertrand Martinot, directeur général adjoint des services de la région Ile-de-France chargé du développement économique, de l'emploi et de la formation. - Le Gouvernement a saisi l'importance stratégique de la formation professionnelle et de l'apprentissage. Outre le projet de loi qui nous occupe ce matin, le programme d'investissement dans les compétences (PIC) me paraît très correctement ciblé et cherche à répondre aux besoins du marché du travail.
Si le Gouvernement tient un discours en pointe sur l'apprentissage attendu par les régions, les chefs d'entreprise et les familles, son projet de loi présente des difficultés majeures. L'apprentissage est réformé en France en moyenne tous les quatre ans, tandis qu'en Allemagne, son dispositif demeure pérenne depuis 1969. L'assouplissement des modes de rupture et de l'amplitude horaire du contrat d'apprentissage fait l'objet d'un consensus parmi les représentants des entreprises.
Le problème de ce projet de loi réside avant tout dans les mécanismes de financement de l'apprentissage, qui sont radicalement modifiés. Cependant, cette démarche ne s'appuie sur aucune expertise préalable. Le seul document qui mentionne les modes de financement de l'apprentissage émane du Medef et a été publié en janvier 2017, soit quelques mois avant les élections présidentielles. Seules trois lignes de l'étude d'impact annexée au projet de loi sont consacrées à la justification de la suppression de la compétence régionale en matière d'apprentissage. Je les cite : « À cela [l'absence de personnalité juridique des CFA], s'ajoute un processus de création d'un CFA considéré de façon quasi-unanime comme lourd et non réactif, qui s'avère être un frein au développement de l'apprentissage en empêchant de répondre rapidement à la demande des entreprises. »
Un tel constat n'est étayé par aucune donnée ; nous ne disposons d'aucun rapport parlementaire, de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) ou de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) sur cette question. En région Ile-de-France, qui représente 20 % de l'apprentissage en France, je n'ai pas entendu ce genre de critiques. De façon quasi-unanime, comme l'aurait dit un humoriste célèbre, « on s'autorise à penser dans les milieux autorisés » que les CFA ne fonctionnent pas ! Aucune parmi les 400 branches ou les 1 000 fédérations professionnelles n'a souscrit à un tel constat ! Aucun chiffrage n'est également donné sur l'impact financier de cette réforme sur les 900 CFA. A masse financière constante, cette réforme générera nécessairement des gagnants et des perdants.
Retirer la compétence de l'apprentissage aux régions pour les transférer aux branches professionnelles et à leurs organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) est le contraire de la démarche suivie par le Gouvernement en matière de formation professionnelle, qui vise à retirer à ces organismes une partie de leur mainmise sur un secteur suradministré en France. A l'inverse, le Gouvernement opère un mouvement historique inouï depuis 1919, en transférant aux quelque 400 branches et 400 commissions paritaires d'emploi et de formation la compétence pour fixer, au niveau national, les taux de prise en charge des contrats d'apprentissage. Les rapports de force entre organisations patronales et syndicales au sein des branches vont donc prévaloir sur la rationalité économique pour fixer ces taux. Le système, à l'encontre des annonces du Gouvernement, devrait être encore plus administré qu'aujourd'hui !
Une telle démarche va induire une augmentation des frais de gestion, via la création des observatoires de branches destinés à combler le manque de compétence des OPCA. Elle va consommer la rupture avec l'enseignement professionnel, dont la réforme aurait dû être conduite en même temps que celle de l'apprentissage. Alors que l'Allemagne n'a pas de lycée professionnel, la voie scolaire cannibalise, en France, l'apprentissage ; ce point n'est même pas abordé par la loi ! Plutôt que d'unir au sein de la région les CFA et les lycées professionnels, on va plutôt les éloigner les uns des autres. Ainsi, les CFA vont dériver dans le champ de la voie professionnelle, tandis que les lycées professionnels resteront dans le giron de l'Éducation nationale. Une telle évolution bat ainsi en brèche les efforts des régions chargées d'élaborer la carte de la formation professionnelle initiale. Les branches n'ont, sauf exception, aucune vision régionale et la réduction de leur nombre peine à se concrétiser. Seules les régions sont à même d'avoir cette vision territoriale.
En outre, la démarche du projet de loi me semble relever d'un contresens historique. En effet, l'évolution générale de l'économie française ne repose guère sur une logique de branches, mais plutôt sur la tertiarisation des activités et la transversalité des formations. Deux tiers des apprentis en Ile-de-France se trouvent dans des établissements supérieurs où les formations dispensées ne relèvent pas des branches, à l'instar du marketing, des fonctions RH ou support. Or, la réforme entraînera une disparité dans la prise en charge du contrat d'apprentissage en fonction de la branche d'activités. C'est là un contresens total ! L'économie nécessite des compétences transversales ! La plupart des CFA ressortissant de plusieurs branches, voire de chambres consulaires, ont pour fonction d'unifier la gouvernance des petites branches.
Le traitement des inégalités entre CFA et entre régions pose également problème. Ainsi, le CFA Ferrandi propose un baccalauréat professionnel cuisine estimé à 12 000 euros par an, contre 8 000 euros en moyenne dans le reste du pays. Qu'adviendra-t-il lorsque la branche hôtellerie restauration fixera le coût de ce diplôme ? Que deviendra le CFA Ferrandi qui est plus cher que la moyenne, en raison de sa localisation et du coût de ses professeurs de réputation internationale ? Un contrat d'apprentissage en Ile-de-France coûte en moyenne 1 000 euros de plus que dans la moyenne nationale, en raison notamment du coût des loyers et du foncier. Que faire lorsque les opérateurs de compétences prendront en charge les contrats d'apprentissage à un coût moins élevé, de l'ordre de 1 000 euros que leur coût réel ?
Tous les contrats seront-ils financés ? La ministre nous a assuré qu'aucune entreprise ne se verrait opposer par l'opérateur des compétences une absence de financement. Cependant, le projet de loi ne comporte aucun mécanisme assurant le financement à moyen terme de tous les contrats, notamment si l'on assiste à une forte augmentation du nombre d'apprentis. Comment l'augmentation du nombre d'apprentis sera-t-elle financée ? Les branches vont ainsi être incitées à fixer les taux de prise en charge les plus élevés possibles pour protéger leur appareil de formation, ce qui ne manquera pas d'amorcer une spirale inflationniste. Les recommandations de France Compétences ne seront pas coercitives et, par conséquent, faute d'un mécanisme automatique de financement aujourd'hui assuré par les régions, l'inflation des taux de prise en charge ne sera pas jugulée. Actuellement, l'ensemble des contrats est financé grâce au soutien des régions.
Selon la branche à laquelle l'apprenti appartient, le taux de prise en charge pour une même formation pourra être différent. Cette situation est absurde ! Les apprentis pourraient alors être orientés par les CFA vers les employeurs dont les branches sont les plus rémunératrices.
Les régions disposeront de ressources résiduelles pour assurer des compétences désormais non obligatoires, qu'il s'agisse du fonctionnement des CFA ou de subventions à l'investissement. Les régions, dans leur majorité, oeuvrent désormais en faveur du développement de l'apprentissage. La subvention d'organismes privés, sur lesquels la région n'exercerait aucune prise, n'est par définition pas garantie. La région Ile-de-France consacre 30 millions d'euros annuellement à l'investissement des CFA au service d'une stratégie régionale matérialisée par des contrats de performance. Pourquoi une collectivité publique financerait-elle les activités d'organismes privés sur lesquels elle n'exerce aucun contrôle ? Quelle sera son incitation à agir et à investir ?
En outre, la question du contrôle se pose, l'apprentissage étant financé aujourd'hui sur fonds publics. Demain, la cotisation unique de formation professionnelle et l'apprentissage sera également une imposition de toute nature. Or, toute utilisation de l'argent public doit être contrôlée. Aujourd'hui, chaque CFA signe une convention avec la région qui comprend des éléments de reporting financier et de contrôle qui permettent de s'assurer de la bonne utilisation des deniers publics. L'apprentissage est alimenté à 100 % par les fonds publics, dont l'utilisation serait contrôlée par les services régionaux de contrôle. Ainsi, 150 agents devraient contrôler les quelques 75 000 organismes de formation que compte notre pays, ainsi que 20 organismes collecteurs de la taxe d'apprentissage (Octa), 13 Fonds de gestion des congés individuels de formation (Fongecif) et désormais près de 900 CFA ! Manifestement, la loi ne sera pas effective et des dérives sont prévisibles. Plusieurs milliards d'euros d'argent public ne seront pas soumis au contrôle de la puissance publique ! Que deviendront les excédents des CFA ? Ceux-ci sont actuellement réinvestis dans les plateaux techniques, dans le cadre de leur convention ou ils sont reversés à la région. Le financement est ainsi bouclé sur lui-même et demeure dans la sphère publique. Avec cette nouvelle loi, que va désormais faire un CFA avec ses gains sur les contrats ? Va-t-il rémunérer ses actionnaires ? Je ne connais pas de système en France où il est possible de faire des profits avec de l'argent public ! Le projet de loi présenté ne mentionne aucun mécanisme assurant le fléchage de ces excédents vers l'apprentissage.
Enfin, aucune étude d'impact n'est consacrée à la transition vers ces nouveaux taux de prise en charge qui entreront en vigueur le 1er janvier 2020 ni à la problématique de trésorerie annuelle qu'ils entraîneront. Aucune simulation financière n'a été conduite sur cette réforme de l'apprentissage qui représente pourtant une masse financière de 2 milliards d'euros !
Mme Valérie Aujames, représentante de la Fédération nationale des associations régionales des directeurs de centres de formations d'apprentis. - La Fnadir regroupe 450 CFA de tous réseaux, qu'ils soient publics, privés, émanant des branches ou de l'Éducation nationale. L'apprentissage est très sensible aux turbulences. Toute annonce de modification risque d'induire une baisse du nombre des contrats, faute de visibilité pour les chefs d'entreprises. Attention donc au tuilage : il va falloir rassurer les entreprises en confortant la transition vers le nouveau système !
M. Alain Bao, membre du conseil d'administration et directeur du CFA de la Faculté des Métiers de l'Essonne. - Ce projet de loi remet en cause le pilotage et le financement de l'apprentissage par les régions. Si l'on veut enfin développer l'apprentissage, il nous faut plus de jeunes postulants et d'entreprises d'accueil. Ce point crucial est occulté par le projet de loi. Le financement de l'apprentissage inquiète les directeurs de CFA, puisque la plupart des centres se trouvent déjà en situation précaire. Le dispositif actuel permet de réguler le système et de soutenir les CFA confrontés à une baisse de leurs effectifs. L'effet amortisseur des régions est appelé à disparaître. La conjoncture économique favorable entraîne certes le développement de l'apprentissage. Mais qu'adviendra-t-il en cas de retournement de la croissance et en l'absence de mécanisme de stabilisation ? Le projet de loi, en conditionnant le financement des centres au nombre d'apprentis accueillis, les surexpose aux aléas de la conjoncture et risque d'entraîner une défaillance. En outre, certains métiers présentent de faibles effectifs, en raison d'un déficit d'attractivité. Pourtant, l'industrie a besoin de soudeurs. Si cette formation n'est pas rentable pour les CFA, les effectifs de cette filière vont diminuer. Imposer une logique de rentabilité sans aucun effet amortisseur aura ainsi des répercussions sur notre industrie.
M. Bertrand Martinot. - Le BTP a subi une crise terrible en France de 2008 à 2015 : il a en effet perdu 20 % de ses effectifs en Ile-de-France. Aucun CFA du BTP n'aurait survécu sans le soutien massif de la région !
Mme Anne-Valérie Aujames. - La définition du coût de prise en charge devra prendre en compte l'intégralité des missions assumées par les CFA. Les jeunes, pour la plupart en échec scolaire, viennent dans nos CFA où ils sont accompagnés de manière individuelle sur le marché du travail. Un tel accompagnement a un coût pour le CFA. La réforme prévoit une certification spécifique impliquant la délivrance d'un label qualité qui doit couvrir l'intégralité de ses missions. Cette certification doit être nationale et non pas conduire à une diversité de labels analogue à celle de la formation professionnelle. Certains CFA recrutent au niveau national. Cette certification devrait également concerner les unités de formation par apprentissage des lycées professionnels, pas seulement les CFA. Or, d'après le projet de loi, les établissements de l'Éducation nationale et de l'enseignement supérieur échapperont à cette certification. Les coûts pourront être différents au sein d'une même section. Certains jeunes dans une même section seront pris en charge de manière distincte. Il sera alors tentant pour les directeurs de CFA d'orienter les apprentis vers les filières les plus rémunératrices pour les centres eux-mêmes. Le projet de loi n'aborde pas la problématique des apprentis dans le secteur public. Or, les régions avaient tendance à pousser le développement des apprentis dans ce secteur, avec une prise en charge exclusivement régionale. N'est-ce pas occulter une part importante de l'apprentissage dans notre pays ? Quand le financement au contrat va-t-il s'enclencher ? Sera-t-il rattaché au jeune ou à l'entreprise ? Le CFA a pour rôle de retrouver une nouvelle entreprise au jeune dont le contrat initial a été rompu avant son terme. Cette période de transition, qui peut durer jusqu'à six mois a un coût pour le CFA. Comment seront également financés les accompagnements spécifiques des jeunes en situation de handicap ?
M. Alain Bao. - Les jeunes des quartiers prioritaires de la ville requièrent un accompagnement plus poussé et induisent des coûts plus élevés. La problématique du coût national nous préoccupe. Certes, la péréquation est prévue par le Gouvernement à hauteur de 250 millions d'euros, mais cette enveloppe nous paraît sous-évaluée. L'Ile-de-France représentant, à elle seule, presque 30 % d'un tel montant !
Les reliquats de taxe, qui figurent dans les comptes des CFA, devront être restitués au 31 décembre 2019. Ils assuraient pourtant un fonds de roulement indispensable entre le versement de subventions régionales et celui de la taxe d'apprentissage. Si ce fonds de roulement venait à disparaître, le financement au contrat n'étant pas assuré dès le début de la formation, les trésoreries des CFA seraient exsangues à partir du 1er janvier 2020 et de nombreux centres ne pourraient plus acquitter leurs charges. La situation des apprentis s'en ressentirait ! Aucun montant n'est prévu pour soutenir les dispositifs de préparation à l'apprentissage, qui visent les élèves en difficulté scolaire à la fin du collège. Les CFA sont ainsi dans l'attente d'un soutien à leur démarche qui vise à favoriser l'insertion de ces jeunes dans le monde du travail. Il ne faudrait pas que chaque CFA soit, à l'avenir, laissé à lui-même pour trouver ces financements indispensables au maintien des effectifs des premiers niveaux de formation.
M. Michel Forissier, rapporteur. - Les rapporteurs partagent votre inquiétude.
Sur le financement de l'apprentissage, les comités régionaux de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles (Crefop) seront maintenus, mais leur lien n'est pas précisé avec France Compétences, dont le statut et l'organisation doivent également être définis.
Je ne vois pas de moyens supplémentaires alloués à l'apprentissage. Or, un effort est à faire dans ce domaine. Les enveloppes financières accordées aux régions représenteront 250 millions d'euros au titre de l'aménagement du territoire et 180 millions d'euros seront consacrés aux investissements dans les CFA. Que pensez-vous de ces chiffres par rapport aux besoins des territoires ?
Un certain nombre de contrats sont corrigés par les chambres consulaires à l'occasion de leur enregistrement. La nouvelle procédure de dépôt ne risque-t-elle pas de fragiliser les contrats d'apprentissage ?
Plus largement, comment appréhendez-vous les propositions d'assouplissement du contrat d'apprentissage et les nouvelles règles de fonctionnement et de création des CFA ? Notre commission s'est à maintes reprises penchée sur ces sujets. Notre proposition d'inscrire dans le code du travail des dispositions spécifiques aux écoles de production avait recueilli l'aval de 326 sénateurs ! Pour nous, le principal problème de l'apprentissage réside dans son image car il est davantage proposé aux enfants en situation d'échec scolaire. Les dispositions dans le projet de loi ne favorisent guère son attractivité. En revanche, la ligne de partage entre l'Éducation nationale et la formation professionnelle est mal fixée. On devrait regrouper l'ensemble des voies professionnelles dans le cadre de la formation professionnelle initiale et continue. La formation des apprentis nécessite une mise à niveau et un accompagnement global.
M. Alain Milon, président. - Le Gouvernement nous met au pied du mur, puisque le texte sera adopté mi-juin par l'Assemblée nationale, et le Sénat ne disposera que de quelques semaines pour en débattre. C'est pourquoi nous avons choisi de nous emparer de cette question dès à présent à travers l'organisation de nombreuses auditions en commission.
Mme Catherine Fournier. - Comment pourrions-nous conférer à ce texte une meilleure orientation ? Quel est l'âge pertinent pour entrer en apprentissage et élaborer un projet professionnel sérieux ? L'âge de quatorze ans me paraît inadapté, du fait de l'absence de maturité qu'il implique ! Enfin, ce texte ne prépare-t-il pas une fusion entre le contrat d'apprentissage et le contrat de professionnalisation ?
Mme Frédérique Puissat. - L'intermédiation mise à mal dans ce texte concerne non seulement les collectivités territoriales, mais aussi les partenaires sociaux. Cinquante ans ont été nécessaires pour construire un système fondé sur le paritarisme et le rôle des collectivités. Pourrons-nous nous remettre, dans cinq ans, de l'application de ce texte qui met à mal le paritarisme et le rôle des collectivités dans l'apprentissage ?
M. Bertrand Martinot. - Le paritarisme au niveau national me semble dans un état de coma dépassé depuis de nombreuses années. Les partenaires sociaux ont parfois été capables de conduire des réformes importantes, en matière de droit du travail, de protection sociale et d'apprentissage, voire d'assurance chômage. Mais les seules véritables avancées ont été possibles, en matière de droit du travail en 2008, lorsque l'État s'est montré insistant. La faible représentativité au niveau national des organisations syndicales, dont la plupart ne sont pas réformistes, et la division du patronat obèrent l'avenir du dialogue social interprofessionnel. Le dialogue social est très riche et fondamental, mais il doit se conduire au niveau des entreprises et, subsidiairement, au niveau des branches. L'État est ainsi voué à reprendre la main au niveau national : la législation est la source du droit du travail. L'assurance chômage est un sujet qui ne concerne pas que les salariés et s'étendra désormais aux indépendants. Les chômeurs et les salariés du secteur privé sont sous-représentés dans les organisations syndicales. Les autorités publiques, comme le Parlement, doivent se saisir des grands principes du droit du travail, quitte à renvoyer à la négociation, dans les branches et les entreprises, le soin de fixer les détails. Il n'y a pas de droit du travail sans dialogue social ; celui-ci ne pouvant plus se développer à l'échelle nationale, en raison de la diversité économique de nos territoires. On a laissé se développer une bureaucratie sociale plus poussée encore que celle de l'Etat ! L'accord national interprofessionnel du 22 février dernier sur la formation professionnelle illustre le caractère technocratique de cette administration sociale sans équivalent ! L'Etat n'y est pour rien, puisque ce sont les technocrates des branches et les apparatchiks des organismes sociaux qui l'ont produit.
L'intérêt du volet « formation professionnelle » de la loi est de donner plus de pouvoirs aux branches et aux individus qui savent ce qui leur est bénéfique. Le CPF est aujourd'hui fixé par les commissions administratives des branches ! Ainsi, la monétisation du compte personnel formation est plus politique que technique, puisque les branches régulent actuellement par les prix un système de formation professionnelle totalement administré. Le Gouvernement me paraît bien inspiré d'avoir remis en cause cette pratique.
La question du rôle des régions me semble différer de celle du paritarisme. Si l'idée du Gouvernement est d'écraser tous les intermédiaires, le résultat peut s'avérer risqué. Je distinguerai entre les régions, collectivités territoriales, et les partenaires sociaux. Je ne pense pas que les régions soient des corps malades, à l'instar des organisations patronales et syndicales au niveau national. Leurs prérogatives, en termes de développement économique, de stratégie et d'ensemblier des politiques publiques, les rendent légitimes à s'occuper de l'apprentissage. Qui fera dialoguer les CFA et les acteurs au contact des jeunes, qui se trouvent dans les lycées professionnels, les missions locales et les différents organismes financées par les régions ? A l'inverse des 400 branches, les régions ont vocation à piloter des campagnes d'apprentissage au niveau d'un territoire, du fait de leur compétence générale en matière d'insertion et de développement économique.
S'agissant du financement au contrat, la loi va vers le rapprochement entre le contrat de professionnalisation et le contrat d'apprentissage. Cependant, les contrats d'apprentissage ne prépareront pas aux certifications de qualification professionnelle des branches. L'apprentissage restera dédié à la formation relativement longue et structurante. Il ne vise donc pas à répondre aux besoins immédiats du marché du travail, à l'instar d'un certificat de qualification professionnelle (CQP) de 150 heures. Débuter un apprentissage à 14 ans est une farce, les entreprises éprouvant déjà des difficultés à trouver des apprentis âgés de 16 ans ! La question de la maturité se pose déjà à cet âge et les adolescents de 14 ans sont aujourd'hui radicalement différents de ce qu'ils pouvaient être lors de l'adoption de la loi Astier...
La région est l'autorité chargée de réguler la carte des formations initiales et d'arbitrer entre les lycées professionnels et les CFA. Le projet de loi remet en cause ce principe.
En matière d'orientation, ce texte prévoit le transfert des délégations régionales de l'office national d'information sur les enseignements et les professions (Dronisep) aux régions, soit une vingtaine d'agents qui sont chargés de la rédaction de plaquettes d'information, mais qui ne vont pas au contact des jeunes. Or, l'orientation se fait aussi au niveau du lycée. La logique d'un proviseur est de maximiser la dotation de son lycée et de conserver le plus grand nombre d'élèves possibles dans la filière générale ou professionnelle. Dans de telles conditions, l'apprentissage ne peut se développer.
Je pense qu'il serait bénéfique d'introduire enfin, dans le code du travail, les écoles de production.
Les règles de création et de fermeture des CFA résultent d'échanges annuels avec la région, qui reste décisionnaire. Ce mécanisme est appelé à disparaître ; les CFA devenant, sur cette question, autonomes. J'aurais préféré que soit instauré un mécanisme de codécision entre la région et les secteurs professionnels concernés, à l'instar de ce qui prévaut en Ile-de-France. L'apprentissage ne pourra réussir sans la concertation entre les régions et les branches professionnelles. Tout système monopolistique en la matière - comme celui proposé par le projet de loi - est voué à l'échec.
Enfin, malgré son caractère bureaucratique, la procédure d'enregistrement aujourd'hui sécurise l'entrepreneur. Avec le dépôt se pose la question du devenir de l'apprenti, en cas de défaillance de l'entreprise d'accueil.
Les 250 millions d'euros, qui doivent être consacrés à la péréquation régionale, sont à comparer à l'enveloppe d'un milliard deux cent millions d'euros dont disposent aujourd'hui les régions pour subventionner les CFA. Une telle somme ne permettra pas de soutenir l'ensemble des CFA potentiellement en faillite du fait de cette réforme. Au-delà de l'insuffisance des moyens se pose une question de principe : pourquoi les régions mettraient-elles de l'argent dans l'apprentissage, alors qu'elles n'auraient plus de compétence en la matière ? La compétence obligatoire induit une responsabilité. Les régions seront amenées à financer en priorité les politiques publiques relevant de leurs compétences obligatoires.
France Compétences sera un établissement public de l'État qui fera de la péréquation entre branches et attribuera des subventions aux régions, sans que le projet de loi n'en fournisse d'ailleurs les critères. Les Crefop demeureront consultatifs et n'auront pas de rôle en matière d'apprentissage. Quel organisme centralisera désormais les statistiques ?
M. Alain Bao. - L'orientation est insuffisamment évoquée par le projet de loi. Or, le développement de l'apprentissage implique la gestion des viviers d'apprentis. Les chefs d'établissement sont notés en fonction de la capacité des établissements à flécher le flux des élèves vers la voie générale. Le système porte ainsi en germe le dépérissement de l'apprentissage. Les professeurs de collège et lycée demeurent, en définitive, les prescripteurs de l'orientation vers l'apprentissage. Il aurait également fallu généraliser la mixité des parcours entre la voie professionnelle et la voie générale, en garantissant une fluidité entre elles. Permettre dans les CFA et les unités de formation par apprentissage (Ufa) des lycées professionnels d'accueillir des jeunes relevant des deux statuts aurait été bénéfique. La Fnadir avait préconisé l'ouverture de l'apprentissage aux élèves de la voie technologique, afin d'attirer un nouveau public et d'accroître le nombre d'apprentis. Identifier, avec les branches, un certain nombre de métiers uniquement accessibles par l'alternance l'aurait également permis. L'augmentation de 30 euros des salaires des apprentis les plus jeunes et le versement, aux majeurs, d'une aide pour passer le permis de conduire vont dans le bon sens mais ne sont pas suffisantes. Enfin, la mixité des recrutements aurait permis de véhiculer une image positive de l'apprentissage.
Mme Anne-Valérie Aujames. - Organiser une fluidité des parcours et réunir les conditions d'un aller et retour pour les jeunes entre l'apprentissage, trop souvent considérée comme une voie de garage dont on ne peut s'extirper, et les filières générales nous paraît une démarche essentielle. Le jeune pourrait alors exercer une sorte de droit à l'erreur. En matière d'orientation, les branches doivent aussi renforcer l'attractivité de leurs métiers.
La fusion entre le contrat de professionnalisation et le contrat d'apprentissage doit prendre en compte la différence des publics : d'un côté les salariés et, de l'autre, des jeunes qui doivent être accompagnés et bénéficier d'un développement culturel et citoyen grâce à un enseignement général. L'apprentissage implique également des formations initiales plutôt longues.
Actuellement, tout enregistrement du contrat d'apprentissage implique un certain nombre de vérifications portant notamment sur la rémunération, les qualifications du maître d'apprentissage et sur le nombre des apprentis accueillis dans l'entreprise. C'est le jeune qui sera la première victime en cas d'irrégularité du contrat d'apprentissage.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Tout le monde partage le constat que l'apprentissage ne fonctionne pas et qu'il faudrait le relancer. Son nom même doit être changé : le terme d'alternance me paraît plus positif que celui d'apprentissage. Par ailleurs, le contenu de l'alternance, fixé par l'Éducation nationale et considéré, à la fois par les partenaires sociaux et le patronat, en décalage avec les métiers, doit être modifié. Redonner du pouvoir aux branches, distinctes des entreprises, pour modifier le contenu de l'apprentissage me semble justifié. Le système sera certes perturbé, mais il ne fonctionne pas aujourd'hui ! Dans certaines régions, l'apprentissage enregistre de bons résultats et est parfois perçu comme une voie d'avenir. Dans l'ancien conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, l'apprentissage n'était pas bien vu pour des motifs idéologiques : certains considéraient qu'il ne fallait pas confier la formation des jeunes aux entreprises. Je souhaiterais que nous sortions des maux de l'apprentissage qui manifestement perdurent. Est-il encore possible de rapprocher les lycées professionnels et technologiques des CFA ? Voilà cinquante ans que le problème est posé ; veillons à ce que les régions et l'Éducation nationale travaillent de concert pour faire de l'alternance une voie royale ! Encore faut-il en changer à la fois le pilotage et le contenu et réformer l'orientation des élèves.
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Il existe une différence frappante entre les branches professionnelles : certaines acquittent des taxes professionnelles élevées sans pour autant disposer d'un grand nombre d'apprentis, tandis que d'autres relevant de l'artisanat et du commerce en reçoivent un grand nombre sans cotiser de manière importante. Le nouveau système va-t-il remédier à une telle situation ? Aurions-nous pu nous inspirer des centres d'apprentissage allemands ?
M. Martin Lévrier. - J'ai eu la chance de travailler au sein d'une Unité de formation d'apprentis (Ufa) et la situation de l'apprentissage me paraît moins satisfaisante que celle que vous évoquez. Il faut neuf mois pour percevoir la taxe d'apprentissage. Les CFA ne facturent donc pas une prestation mais attendent que l'impôt soit reversé au bon vouloir de l'entreprise. La région verse une subvention d'équilibre qui n'est connue qu'au moment de la présentation du bilan. Les CFA naviguent donc à vue pendant un an et trois mois pour payer leurs formateurs et la taxe d'apprentissage est un drame en soi ! Les régions Ile-de-France et Val-de-Loire ont soutenu les CFA. Pour autant, je ne vois pas l'intérêt direct de la région en tant que tel sur le pilotage des formations, comme j'ai pu le constater lorsque l'Ufa a dû ouvrir une nouvelle filière en contrat de professionnalisation. Quel peut être son rôle ? Les CFA et Ufa doivent également convaincre les jeunes en échec scolaire de choisir l'apprentissage : la région ne nous aide nullement dans cette démarche quotidienne. Ces jeunes de niveaux IV et V doivent être placés dans des petites structures, afin d'assurer un accompagnement personnalisé, par exemple dans le secteur de la vente alimentaire. D'ailleurs, l'Éducation nationale a failli nous refuser plusieurs fois ces formations au motif qu'elles ne rentraient pas dans ses propres critères pédagogiques. Où est le jeune dans ce débat ? Il fallait mettre à bas ce système et conforter le rôle des entreprises d'accueil des apprentis. Le milliard d'euros évoqué était strictement consacré au fonctionnement et non aux investissements de nos structures ! Comment seront utilisés les 250 millions d'euros que compte allouer le Gouvernement ? L'orientation ne fonctionnera qu'à la condition que des formations soient proposées par les entreprises et qu'elles soient relayées auprès des acteurs de l'alternance. Comment la région est-elle prête à s'emparer de cette question ?
M. Philippe Mouiller. - Le contrat d'apprentissage adapté ne devrait pas être remis en cause. Mais la modification de la charte des CFA, qui implique la désignation d'un référent handicap et la formation de modules spécifiques, est-elle toujours d'actualité ?
Quelles sont les mesures relatives au préapprentissage destiné à familiariser les jeunes au monde du travail ?
Mme Victoire Jasmin. - Les psychologues des établissements scolaires, qui jouent un rôle important dans l'orientation des élèves, doivent être mieux informés sur les formations en alternance. Dans certaines régions, les parents ne sont pas forcément impliqués dans l'orientation de leurs enfants vers les filières d'apprentissage et les élèves ne sont guère informés sur le contenu des formations. Mettre en cohérence les besoins de formation, les capacités des CFA et les prérequis des élèves est une démarche nécessaire, tout en prenant en compte les normes européennes. Les tuteurs doivent être à la fois diplômés et compétents pour transmettre leurs connaissances.
M. Jean-Louis Tourenne. - L'idée selon laquelle l'Allemagne, où 20 % des habitants vivent dans la pauvreté et 1,5 million de retraités doivent travailler à temps partiel, est un modèle, doit être relativisée. Je pense comme certains collègues que le terme d'apprentissage est porteur d'une charge historique lourde et est assimilé à l'obligation de devoir acquitter les plus basses besognes dans l'entreprise. Néanmoins, la formation n'a pas seulement pour vocation de former des professionnels avec une finalité productive et utilitaire : il nous faut aussi éduquer des citoyens. C'est là le travail de l'Éducation nationale et il est important que le contenu de la formation soit aussi décidé de concert avec elle. L'orientation relève d'un long travail de mise en adéquation des aspirations et des capacités d'un jeune avec les débouchés existants sur le marché du travail. Dans mon département, nous avons instauré un programme « école dans l'entreprise » : les collégiens découvrent ainsi le climat de l'entreprise pour décider ultérieurement, ou pas, de s'y orienter.
Par ailleurs, j'ai été choqué par vos propos remettant en cause le paritarisme, qui est l'une des formes de la démocratie et qui assure la conciliation d'intérêts divergents sur des questions essentielles.
Enfin, je rejoins les préoccupations de mon collègue Philippe Mouiller : 98 % des jeunes handicapés vont jusqu'au bout de leur formation et une bonne partie d'entre eux trouvent un emploi au sein de l'entreprise qui les accueille. Il nous faut inclure dans la loi les dispositions requises pour assurer la pérennisation, voire l'amélioration, de cette réussite pédagogique et professionnelle.
Mme Jocelyne Guidez. - De nombreux jeunes sont déscolarisés à partir de la classe de quatrième. L'âge de seize ans n'est-il déjà pas trop élevé pour leur ouvrir les portes de l'apprentissage ? Que faisons-nous de cette jeunesse en échec scolaire ? Qu'en est-il également de l'apprentissage du métier de pilote de tunnelier qui connaît une réelle demande dans les entreprises ?
M. Bertrand Martinot. - Il faut intervenir bien avant seize ans, mais le contrat de travail de deux ans propre à l'apprentissage ne fournit pas une solution idoine à ces jeunes en difficulté. Jean-Michel Blanquer, dans son livre L'École de demain : Propositions pour une Éducation nationale rénovée, proposait de transformer le collège unique en collège commun, disposant de voies adaptées dès la quatrième et facilitant la transition vers l'apprentissage, grâce à des expériences en entreprise. Une telle démarche existe d'ailleurs, à l'état embryonnaire, à travers le dispositif d'initiation aux métiers en alternance (Dima). Or, ce projet de loi ne contient aucune disposition concernant les élèves âgés de quatorze à seize ans. Sans pour autant entrer proprement en apprentissage durant cette période, il faudrait encourager les passerelles vers les CFA.
Le taux de chômage des jeunes est inférieur en Allemagne à celui des Français et les jeunes Allemands, qui sont davantage en CDI que leurs homologues français, bénéficient d'une meilleure formation continue grâce à l'apprentissage. Par ailleurs, il ne m'a pas échappé que le système de l'apprentissage est également destiné à former des citoyens et personne ne propose que le contenu de l'enseignement général soit confié aux branches professionnelles. Néanmoins, le classement Pisa de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) démontre le retard des jeunes Français par rapport aux jeunes Allemands dans la connaissance des savoirs de base. Bref, les jeunes Français sont plus nombreux au chômage que les jeunes Allemands et ne sont pas meilleurs qu'eux en culture générale. L'insertion des jeunes sur le marché du travail représente l'une des forces traditionnelles de l'Allemagne. Le système dual allemand, analogue à celui qu'on retrouve en Suisse et aux Pays-Bas, est plutôt une force de l'économie allemande et un facteur de cohésion sociale.
Le projet de loi occulte l'orientation. Pourtant, l'Éducation nationale devrait être insérée dans un système dont le pivot demeure les régions, qui sont légitimes à s'adresser à l'ensemble des acteurs de l'emploi et de la formation.
Le contrat d'apprentissage adapté ne devrait pas être remis en cause.
C'est un ratage de la loi de ne pas créer de dispositif de transition vers l'apprentissage. A l'inverse, l'Allemagne a énormément investi dans ces sas de transition vers l'apprentissage. Contrairement à une idée reçue, les jeunes Allemands, qui sortent de la Hauptschule ou de la Realschule, ne sont pas adaptés au monde professionnel et possèdent souvent un niveau inférieur aux collégiens français. La politique de l'emploi des jeunes en Allemagne se consacre exclusivement à l'apprentissage, à l'inverse de la France qui soutient divers organismes, comme les missions locales qui n'ont pas vocation à préparer les jeunes à l'apprentissage.
Ce n'est pas en raison d'un problème de financement que l'apprentissage ne se développe pas en France. C'est vrai, le mécanisme actuel de subvention d'équilibre demeure, selon moi, quelque peu pervers, en prélevant les excédents aux CFA vertueux et en soutenant ceux qui ont des difficultés. Néanmoins, il est possible, par des conventions avec les CFA, d'améliorer le système en modulant les subventions en fonction de différents critères. Cette démarche n'est pas optimale, mais elle permet d'améliorer les performances des centres.
La région, qui finance les missions locales et les dispositifs d'accompagnement des jeunes et qui passe des conventions avec Pôle emploi, est préparée à assurer ce travail d'ensemblier. Ainsi, la région Ile-de-France subventionne les missions locales en fonction du nombre de jeunes qu'elles envoient à l'apprentissage. L'ensemble du système peut être mis sous tension grâce aux régions. Retirer la compétence apprentissage aux régions induira nécessairement un effet contraire.
L'apprentissage est très concentré dans des petites branches, qui sont à la fois généralement exonérées de la taxe d'apprentissage et qui doivent faire face à de nombreuses dépenses. La péréquation doit pouvoir être techniquement assurée par France Compétences mais elle se fera en contrepartie de la complexification du système.
Le système allemand est fondamentalement différent du nôtre. En effet, les CFA allemands sont privés et financés par les Länder, en raison de l'absence de taxe d'apprentissage et de mutualisation des coûts. Les chambres consulaires, plus puissantes qu'en France, sont les interlocuteurs des régions et elles assument une partie du rôle de l'Éducation nationale en faisant passer les examens aux jeunes apprentis.
Le système ne fonctionne pas aujourd'hui, à cause de la difficulté d'organiser des parcours mixtes entre les lycées professionnels et les CFA, et de l'incapacité d'assurer la transition entre le système scolaire et l'apprentissage.
Les branches professionnelles auront un pouvoir de codécision, et non plus consultatif, sur les référentiels des diplômes professionnels. J'y suis favorable.
Les régions ne sont pas incitées, dans l'actuel système, à investir dans l'apprentissage. Lorsque j'étais délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle, certaines régions n'étaient guère en faveur de l'apprentissage. Il était possible d'introduire des mécanismes incitatifs pour que les régions, en situation financière difficile, mobilisent leur savoir-faire en faveur de l'apprentissage. Il eût été pertinent d'associer les régions, qui ont près de trente d'ans d'expérience dans ce secteur, à la nouvelle architecture que met en oeuvre la loi, plutôt que de les en évincer.
Mme Anne-Valérie Aujames. - Les diplômes de l'Éducation nationale sont plus rassurants pour les familles que les certifications. Une certification délivrée par une grande entreprise est également attractive, mais l'apprentissage s'effectue surtout au sein des TPE et des PME. Les aides aux entreprises pour les niveaux Bac+2 et Bac+3 ne devraient plus être maintenues. Cette suppression est regrettable ! En effet, la licence professionnelle va très souvent permettre à un jeune, entré en bac professionnel, de poursuivre en master. Or, la suppression des aides à cette filière devrait diminuer son attractivité pour les jeunes et leurs familles.
La carte des formations s'élabore souvent au gré d'un arbitrage entre ouverture et fermeture de formations. Les formations proposées doivent répondre au désir des jeunes apprentis. La mission des CFA est de former des futurs citoyens et actifs, et non d'assumer des tâches bureaucratiques vétilleuses. Le décrochage scolaire et universitaire implique d'organiser des sas vers le monde professionnel. Une plus grande fluidité, via l'organisation de stages avec des entreprises partenaires, permettrait aux jeunes et aux entreprises d'être davantage mis en relation.
M. Alain Bao. - Le dispositif de préapprentissage a perdu en efficacité. Le Dima permettait de préparer en douceur des jeunes, dès le collège, à entrer en apprentissage, grâce à l'immersion en entreprises et à la formation dispensée sur les plateaux techniques des CFA. Il était auparavant possible d'entrer dans ces dispositifs sans que l'âge ne soit une condition dirimante. Or, la limite d'âge de quinze ans est devenue fatidique, entraînant la perte de plusieurs milliers de futurs apprentis. L'apprentissage dans le supérieur ne pose pas problème, contrairement à celui dès les premiers niveaux de formation ! Nous avons ainsi gâché un dispositif souple qui fonctionnait bien !
Il importe de prendre en compte la fatigabilité des apprentis en situation de handicap. Actuellement, aménager un temps de travail partiel en CFA ou en entreprise pour un jeune en situation de handicap est très complexe et implique désormais une dérogation. Cette situation est évidemment perfectible et les coûts requis pour former des handicapés cognitifs sont plus importants, du fait de la limitation nécessaire des effectifs. Comment distinguer les bénéficiaires de ces formations qui doivent être adaptées ? Plus de souplesse, en termes de durée et de contenu de formation, serait nécessaire pour sécuriser ces parcours.
Pour la première fois cette année, les directeurs de CFA pourront informer les familles de l'offre de formation post-collège à l'échelle des territoires grâce à la procédure d'affectation des élèves par le Net (Affelnet). Cette procédure représente un indéniable progrès, mais nous ne savons pas comment les CFA vont pouvoir récupérer l'information. Je rappelle que c'est le Ministre de l'Éducation nationale qui est à l'origine de cette démarche.
Mme Martine Berthet. - Les pharmaciens forment des apprentis. Quelles seront les conséquences de l'application de la loi sur leur branche ? S'achemine-t-on vers la création d'une branche des indépendants à part entière ?
Mme Corinne Imbert. -La finalité de ce projet de loi, qui est d'augmenter le nombre des apprentis, nous est commune ! Certains secteurs d'activités connaissent des rémunérations supérieures à ce que le texte prévoit. Pensez-vous que la rémunération en fonction de l'âge, et non des compétences acquises, soit pertinente ? Une telle situation ne va-t-elle pas induire, à terme, la baisse du nombre d'apprentis ?
M. Alain Bao. - La Fnadir avait en effet préconisé que la rémunération soit corrélée à la formation et non plus à l'âge. Le financement des formations en fonction des branches devra être soutenu par un mécanisme de péréquation assuré par France Compétences, afin de conjurer les risques de disparition de certaines formations.
Mme Anne-Valérie Aujames. - La formation des préparateurs en pharmacie a été créée par un syndicat pharmaceutique. Désormais, celle-ci est confiée à un CFA spécifique et le développement de formations dans d'autres filières de la santé a permis d'augmenter le nombre d'apprentis.
Avec cette réforme, quelle doit être la taille critique, en nombre d'apprentis, des CFA ? Notre modèle économique sera nécessairement modifié. Il sera sans doute nécessaire de développer par grands domaines notre offre de formation. Enfin, la rémunération des apprentis doit demeurer dans une logique de filière. L'employeur privilégie nécessairement un apprenti en BTS optique rémunéré à la même hauteur qu'un apprenti en bac professionnel !
M. Alain Milon, président. - Je vous remercie de votre intervention.
Réformes du marché du travail en Italie - Communication de M. Yves Daudigny
M. Yves Daudigny. - Au cours de la dernière décennie, des réformes du marché du travail sont intervenues dans la quasi-totalité des pays membres de l'Union européenne. Le bureau de notre commission a inscrit l'année dernière à son programme de travail un déplacement en Italie sur ce sujet. Après quelques péripéties, liées notamment aux anticipations sur le calendrier des élections générales italiennes, ce déplacement est intervenu du 18 au 21 septembre dernier. La délégation était composée de nos collègues Jean-Marc Gabouty, Patricia Morhet-Richaud, qui ne sont plus membres de notre commission depuis le 1er octobre dernier, et de Catherine Génisson, dont le mandat n'a pas été renouvelé. C'est donc seul que je procède au compte rendu de cette mission.
Son objectif était, deux ans après les réformes du Job's Act de Matteo Renzi, de recueillir les éléments d'un premier bilan. Nous avons, pour ce faire, rencontré des acteurs institutionnels (ministère du travail, Agence nationale pour les politiques actives, Institut national pour la prévoyance sociale, Banque d'Italie), les partenaires sociaux (CGIL, CISL et UIL pour les salariés et Confindustria pour les employeurs), le président de la commission des affaires sociales du Sénat et ancien ministre Maurizio Sacconi, un professeur de droit du travail, Michele Tiraboschi et des représentants d'entreprises.
Pour situer le Job's act dans le contexte économique italien, je ferai quelques brefs rappels. La croissance italienne reste convalescente. La crise de 2008 a fortement affecté l'Italie qui a connu une double récession : son PIB s'est contracté de 9 % entre 2008 et 2014, contre une moyenne de 1,7 % en zone euro. D'après les prévisions de la commission européenne du 3 mai dernier, l'Italie devrait encore connaître en 2018 et 2019 la croissance la plus faible de la zone euro avec 1,5 % et 1,2 % de croissance du PIB contre 2,3 % puis 2 % pour la zone euro. L'Italie est entrée en crise avec des finances publiques dégradées : si le déficit public est moins important que celui de la France avec une prévision de - 1,7 % pour 2018, il ne suffit pas à engager une décrue significative de la dette qui s'élève à 132 % du PIB. Cette situation a clairement limité la capacité du pays à mobiliser des marges de manoeuvre pour faire face à la situation de l'emploi.
Celle-ci se caractérisait, au moment de l'introduction du Job's act, par un taux de chômage important, de 12,7 % de la population active ; un taux de chômage des jeunes parmi les plus importants d'Europe, de 42,7 % ; de fortes disparités régionales : le Nord du pays affiche de meilleures performances que l'Allemagne, tandis que le Sud est plus proche des statistiques roumaines ou bulgares ; une très forte dualité du marché du travail avec, comme en France, une part très majoritaire des embauches en CDD (86 %). S'y ajoutait une dégradation de la productivité avec des coûts salariaux dynamiques malgré un taux de chômage élevé.
Traditionnellement, les amortisseurs sociaux étaient faibles. L'assurance chômage de droit commun ne couvrait, jusqu'en 2012, qu'environ 30 % des salariés relevant des grandes conventions collectives. Pour en bénéficier, il fallait être inscrit au système d'assurance chômage depuis au moins deux ans et avoir cotisé au moins 12 mois. La durée d'indemnisation était de 8 mois pour les moins de 50 ans et de 12 mois pour les plus de 50 ans.
Dans ce contexte, qu'est-ce que le Job's act ? J'évoquais en introduction les réformes du marché du travail à la fois parce que le Job's act désigne un ensemble de mesures prises tout au long de l'année 2015 en application de la loi d'habilitation du 10 décembre 2014 mais aussi parce que ces mesures s'inscrivent dans un mouvement de réformes plus vastes depuis la loi Fornero de 2012 visant à flexibiliser le marché du travail. A la suite du départ de Matteo Renzi, ces réformes ont été poursuivies par le Gouvernement de Paolo Gentiloni avec une conservation de son portefeuille par le ministre du travail, Giuliano Poletti.
Les huit décrets d'application de la loi de décembre 2014 comportent quatre volets principaux : la suppression pour l'avenir de l'article 18 du statut des travailleurs qui permettait une réintégration en cas de licenciement abusif a fait place à une obligation d'indemnisation plafonnée ; le droit à réintégration subsiste en cas de licenciement discriminatoire. Des outils de flexibilité ont été mis en place, dont le CDI à protection croissante ; la négociation collective a été décentralisée pour partie ; l'assurance chômage a été profondément réformée.
Avant d'apporter quelques précisions sur le contenu, je voudrais souligner la dimension « psychologique » de la réforme. Avec son intitulé anglais et sa référence explicite aux mesures prises par le président Obama, la réforme se voulait un signal à usage intérieur autant qu'extérieur de la capacité de l'Italie à se réformer. Ces réformes se sont faites sans négociation avec les syndicats et ont été revendiquées comme telles. Tout en mécontentant les syndicats qui ont privilégié des recours juridiques, elles n'ont cependant pas suscité de mouvements sociaux majeurs. Je dois dire que, de ce point de vue, l'objectif a été atteint, le déplacement de notre commission apportant un nouveau témoignage de l'intérêt suscité par ces réformes.
J'évoquerai très sommairement le contenu des mesures. La mesure emblématique du job's act, le CDI à protection croissante, est de fait une réforme du droit du licenciement, un nouveau contrat de travail facilitant le licenciement des salariés embauchés après le 7 mars 2015 au cours des trois premières années suivant l'embauche, les indemnités de licenciement croissant avec l'ancienneté du salarié.
En cas de licenciement injustifié, il a été mis fin à la réintégration automatique des salariés, en application du fameux article 18 du statut des travailleurs. Je dois dire qu'avec nos collègues, nous n'avons pas été en mesure d'évaluer la portée véritable de cette mesure dont la charge symbolique était extrêmement forte. D'un côté, la réintégration, bien que non-applicable dans les petites entreprises, était présentée comme une dissuasion majeure pour les embauches. Pour d'autres interlocuteurs, notamment ceux des grandes entreprises que nous avons rencontrés, la réintégration n'était de fait pas effective et se traduisait par une transaction. Le ministère du travail n'avait, quant à lui, pas de chiffres disponibles sur ce sujet.
Le barème mis en place est de 2 mois de salaire par année d'ancienneté, dans la limite de 24 mois. Pour les entreprises de moins de 15 salariés, ces montants sont divisés par deux et le maximum est de six mois de salaires.
Parallèlement, les contrats de collaboration sur projet, qui organisaient la relation de travail avec leur entreprise de travailleurs indépendants économiquement dépendants, ont été supprimés et devaient être transformés en contrats de travail ordinaires. Le recours aux CDD a été assoupli.
Pour ce qui concerne la négociation collective, les textes encouragent, par des allègements fiscaux, la négociation d'augmentations de salaire consenties dans le cadre d'accords locaux. Il s'agit davantage d'une mesure sur le coût du travail que d'une décentralisation de la négociation collective, dont peu d'entreprises se sont au demeurant saisies. Le niveau de négociation interprofessionnel reste le plus développé.
Nous avons appris avec intérêt l'existence, pour les entreprises dépourvues de représentation syndicale, d'un dispositif permettant de conclure un accord avec une organisation syndicale présente au nouveau régional. Ce dispositif dérogatoire reste toutefois peu utilisé. Devant une délégation française, les partenaires sociaux rencontrés se sont plu à rappeler le taux de syndicalisation italien (37 % en 2013), l'importance de la négociation collective mais aussi la qualité de cette négociation. Le représentant de la Confindustria a notamment insisté sur ce point, considérant - je cite - que les syndicats de salariés avaient « joué le jeu » pendant la crise.
Nous avons également appris que le seul point du job's act à ne pas avoir trouvé de traduction concrète, la mise en place d'un salaire minimum, s'expliquait par la volonté des partenaires sociaux qui, opposés à cette mesure, souhaitent conserver leurs prérogatives en matière de négociations salariales par branche et concevaient plutôt le salaire minimum national comme une mesure de modération des salaires.
Nos interlocuteurs nous ont cependant alertés sur les difficultés liées à l'absence de mécanisme de reconnaissance de la représentativité syndicale qui permet à des organisations de se constituer pour des besoins de négociation ad hoc.
Enfin, la facilitation des licenciements dans le cadre des nouveaux contrats avec pour objectif de lever les freins à l'embauche a été accompagnée par le développement de ce que les italiens appellent les « politiques actives » en faveur de l'emploi jusqu'alors peu développées et parfois déficientes, singulièrement dans les régions où les besoins sont pourtant les plus criants (Calabre, Sicile...).
Une agence nationale pour les politiques actives du marché du travail (ANPAL) a été créée avec l'objectif de renationaliser les politiques d'accompagnement, qui relevaient des régions. Avec l'échec du référendum qui portait également réforme des compétences des régions, l'ambition pour cette agence a dû être revue. Elle doit désormais coordonner les actions menées par l'ensemble des entités publiques et privées et définir un ensemble de standards minimaux communs à l'ensemble des régions italiennes.
La réforme de l'assurance chômage nous a paru très substantielle. Une nouvelle assurance chômage, la Naspi, a vocation à s'appliquer à l'ensemble des travailleurs. Versée pendant 24 mois maximum, 18 mois à partir de 2017, et fortement dégressive à partir du quatrième mois de versement, elle est de 75 % du salaire antérieur jusqu'à 1 195 euros et plafonnée à 1 300 euros. Elle s'accompagne d'obligations de recherche active d'un nouvel emploi et de participation aux programmes de formation proposés.
Ce nouveau dispositif a vocation à se substituer au recours à la CIG (Cassa integrazionze Guadagni), caisse publique de compensation des revenus des salariés en période de suspension d'emploi ou de réduction du temps de travail, dont le champ a été progressivement élargi et qui était un outil de flexibilité interne aux entreprises. En 2009, 2 % de la population active relevait de la CIG. Ce dispositif était à la fois coûteux, restrictif (7 millions de salariés sur les 12 que comptaient la population active en 2014 n'en bénéficiaient pas) et peu incitatif à la reprise du travail, le contrat du salarié n'étant pas formellement rompu, la situation de chômage pouvait se prolonger.
L'universalisation de l'assurance chômage se traduit, comme l'ont souligné certaines organisations syndicales, par une baisse potentielle des droits pour les salariés qui étaient éligibles à la CIG. Elle incite cependant à une plus grande mobilité sur le marché du travail.
Dernier point pour compléter le Job's act : un Job's act des travailleurs autonomes, adopté le 22 mai 2017, a introduit de nouveaux droits pour ces personnes, notamment en matière de protection sociale.
Très brièvement résumées, ces mesures sont donc les réformes emblématiques du gouvernement Renzi. Quels résultats ont-elles obtenu?
Entre 2014 et 2017, 900 000 postes de travail ont été créés, soit une augmentation de 3,4 % du nombre des équivalents temps plein. En 2015 et 2016, le nombre d'emploi à durée indéterminée a connu une croissance importante. Depuis, la croissance des embauches en CDD a repris. Le nombre de licenciements n'a pas augmenté, voire a légèrement baissé, tandis que les contentieux introduits en matière de licenciement ont fortement diminué.
Si ces données sont objectivement partagées, les différents observateurs ne les imputent pas forcément au Job's act. Sont ainsi relevés la conjoncture plus favorable, l'effet des incitations fiscales associées aux embauches en CDI ou encore la moindre qualité des emplois créés par rapport à l'avant-crise. Autre fait marquant, la majorité des emplois créés semblent avoir bénéficié à des personnes de plus de 50 ans, devant prolonger leur activité sous l'effet de la réforme des retraites de 2012 et plus enclines de ce fait à accepter la signature des nouveaux CDI.
À la différence des choix français en matière d'allègements de cotisations, l'Italie a instauré des mesures temporaires et dégressives d'allègement du coût du travail. Ces mesures prenant fin en 2018, ce n'est qu'à la fin de cette année que les effets sur les CDI à protection croissante pourront être observés. Certains de nos interlocuteurs craignaient que la fin des allègements ne se traduise par une augmentation des licenciements et plaidaient pour une prolongation du dispositif, en particulier pour les jeunes et les régions les plus en difficulté.
Autre point, l'introduction d'une plus grande flexibilité dans le fonctionnement du marché du travail, même si elle doit être relativisée par le fait que l'écrasante majorité des contrats de travail restent régis par l'ancien système, ne s'est pas accompagnée d'un réel développement de l'accompagnement vers l'emploi. Le volet « sécurité » de la flexisécurité à l'italienne reste encore limité et ne représente que 80 millions d'euros, souvent rapportés par nos interlocuteurs aux 20 milliards d'euros d'exonérations de charges patronales. Le développement de cette politique a été clairement entravé par l'échec du référendum.
Plus largement, nos voisins italiens s'interrogent, comme nous, sur les effets sur l'emploi et la protection sociale du développement du numérique.
Enfin, il est évident que le Job's act n'a pas suffi à répondre aux trois défis majeurs auxquels est confrontée l'Italie en matière d'emploi : l'emploi des jeunes, dont le taux de chômage est supérieur à 35 % ; l'emploi des femmes, dont le taux de participation au marché du travail est très faible (48 %) ; la situation dans la partie sud du pays où ces déséquilibres sont encore accrus (jusqu'à 60 % de chômage des moins de 35 ans en Calabre).
Il n'est pas rare de trouver des articles sur le désarroi de la jeunesse italienne ou la fuite des cerveaux. L'institut italien de recherche socio-économique, dans un rapport intitulé « les enfants plus pauvres que leurs grands-parents, le KO économique des jeunes » indique ainsi que la génération née entre 1980 et 2000 bénéficie d'un revenu inférieur de plus de 15 % de la moyenne des italiens. Le revenu des jeunes a baissé de 26,5 % en 20 ans tandis que celui des retraités a augmenté de 24,3 %. Depuis la crise, 2 millions d'emplois ont été perdus chez les 15-24 ans. Entre 2008 et 2015, 260 000 italiens de moins de 40 ans ont quitté leur pays, à la recherche d'opportunités d'emploi à l'étranger.
D'autres questions, qui dépassaient le strict cadre de notre mission ont également été soulevées. La question des compétences et de l'adéquation des formations aux besoins des entreprises est souvent revenue dans les entretiens. Malgré un taux de chômage élevé, l'Italie connaît aussi plusieurs dizaines de milliers de postes vacants. Cette question serait culturelle, avec une décorrélation forte entre le milieu universitaire, les formations privilégiées par les familles et la réalité du monde des entreprises. La performance globale du système éducatif a été pointée, l'apprentissage restant très limité et jouissant d'une mauvaise image. L'environnement des entreprises est également affecté par une amélioration nécessaire de la qualité des services publics et privés et des infrastructures. Le pays a pourtant des atouts avec un tissu de PME très innovantes et de bons résultats à l'export. Malgré la crise, les résultats du commerce extérieur italien et de sa production industrielle restent de très bon niveau.
Surtout, la question de l'évolution politique et institutionnelle du pays était très présente, l'hypothèse d'un pays rendu ingouvernable par le résultat des élections à venir sous l'empire de la nouvelle loi électorale était dans tous les esprits. Ses effets sur la relation bilatérale mais aussi sur la place de l'Italie au sein de l'Union européenne suscitaient l'inquiétude. Parmi les projets de la coalition qui se dessine entre la ligue du nord et le mouvement cinq étoiles, la remise en cause de la réforme des retraites et du Job's act figurent en bonne place. Ces sujets, dont notre délégation a pris connaissance avec beaucoup d'intérêt, resteront donc sans doute à suivre par notre commission.
M. René-Paul Savary. - J'ai également participé à une mission en Italie dans le cadre de notre préparation de la réforme des retraites. Nos deux missions partagent les mêmes conclusions, notamment sur la question du décalage générationnel. On observe que, sous l'effet des difficultés rencontrées en matière d'emploi et de logement, les jeunes continuent d'habiter très tardivement dans leur famille - phénomène qui pourrait également être vu comme l'une des conséquences de l'absence de politique de natalité italienne.
Par ailleurs, le système de retraites italien est mixte : le système de base est fondé sur le principe de la répartition sur la base de comptes notionnels, tandis que les retraites complémentaires sont gérées sous forme de capitalisation. Sur ce sujet comme sur d'autres, et notamment sur celui que notre rapporteur vient d'évoquer, on ne peut réformer de manière isolée, sans tenir compte des autres réformes et évolutions sociétales en cours.
M. Michel Forissier. - Telle qu'elle ressort de votre constat, la situation italienne me paraît présenter de fortes similitudes avec celle de la France. Je pense notamment au phénomène de fuite des travailleurs à l'étranger. Un certain nombre d'entre eux viendront sans doute en France : c'est un élément que nous devrons prendre en compte dans nos propres politiques publiques.
Dans le cas italien, la situation politique ne contribuera sans doute pas à arranger les choses. Par ailleurs, le dialogue social me semble moins installé en Italie qu'en France.
Mme Michelle Meunier. - Vos conclusions ne sont pas, en effet, sans faire écho à des phénomènes que l'on observe en France. Sous cet angle, l'évolution de la situation politique italienne ne peut qu'interroger... Comme chaque fois que nous procédons à des comparaisons internationales, vos constats nous appellent en tous cas à la modestie et à l'humilité à l'abord des réformes.
M. Olivier Henno. - Je suis plus partagé sur la question des similitudes avec la France. Outre que la situation politique italienne est extrêmement grave, le fond des difficultés italiennes ne provient-il pas avant tout de sa fracture territoriale, qui s'aggrave chaque jour un peu plus ?
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Lors de notre déplacement à Rome avec notre collègue René-Paul Savary sur les retraites, j'ai été frappé effectivement par le rôle des syndicats que reflète bien le taux particulièrement important de syndicalisation que vous avez rappelé dans le rapport (37 %). Alors que l'Italie connaît une crise politique, les syndicats sont un pôle de stabilité. Les représentants de la Confindustria nous ont dit le respect qu'ils avaient pour les syndicats de salariés avec qui ils négocient les accords d'entreprise. Le poids du syndicalisme permet aujourd'hui à l'Italie de tenir debout malgré les fractures territoriales entre le nord et le sud.
M. Yves Daudigny. - La réforme du Jobs'act a inspiré la réforme du marché du travail en France même si, bien évidemment, l'échec du référendum a coupé court à la recentralisation des politiques d'accompagnement des demandeurs d'emploi. Comme notre collègue Jean-Marie Vanlerenberghe, j'ai été marqué par l'importance du rôle des syndicats salariés que nous avons longuement rencontrés. Je précise que malgré la diversité des organisations syndicales, ces dernières sont réformistes et il n'y a pas d'équivalent au positionnement de la CGT française. Le dialogue social me paraît de bonne qualité en Italie.
Je rejoins la préoccupation de René-Paul Savary sur le problème soulevé par la faible natalité qui se conjugue à l'exil des jeunes italiens. Les retraites vont revenir au centre des attentions puisque la nouvelle plateforme gouvernementale a clairement indiqué qu'elle reviendrait sur la réforme Fornero de 2012.
La fracture territoriale entre le nord et le sud est un défi majeur et on peine à concevoir que ces deux parties de l'Italie puissent un jour se retrouver. Le nord est en effet plus riche que la Bavière !
Au cours d'un déplacement en Italie, il y a 20 ou 25 ans, j'avais rencontré des chefs d'entreprises pour qui l'Union européenne constituait une vraie source d'intérêt. Ils suivaient et anticipaient avec beaucoup d'attention la publication des directives européennes afin d'adapter leur outil de production. On était alors loin de l'image d'une Europe qui gêne ou empêche.
Au regard de la situation actuelle, l'on peut s'interroger sur ce qu'il advient des idéaux de démocratie et d'humanisme. Après les pays du l'Est de l'Europe, des mouvements populistes ont émergé quasiment partout, y compris en Italie. Cet encerclement est inquiétant pour l'avenir de la construction européenne et dangereux aux plans économique et social. Au cours du déplacement, nous avions discuté des différents scenarii possible en ce qui concerne les élections et c'est malheureusement le pire d'entre eux qui est sorti des urnes.
La réunion est close à 12 h 05.