Jeudi 24 mai 2018
- Présidence de M. Cédric Villani, député, premier vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : I - L'avenir du nucléaire - Compte rendu de l'audition publique du 24 mai 2018
OUVERTURE
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Mesdames, messieurs, je vous remercie beaucoup de votre présence à cette audition publique, qui s'annonce passionnante, sur les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie, avec un focus sur l'avenir du nucléaire.
Je vous prie d'excuser le président Gérard Longuet, qui ne peut être présent ce matin, par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. C'est donc moi qui, en ma qualité de premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, présiderai ces débats. Je salue, à mes côtés, Mme Émilie Cariou, députée de la Meuse, qui est, au sein de l'Office, référente pour les questions relatives au nucléaire, et suit par conséquent ces débats avec une attention toute particulière. Je précise que Mme Cariou nous a présenté hier la restitution d'un rapport très attendu sur les questions d'évasion fiscale, le fameux « verrou de Bercy », rapport qui a recueilli un consensus extraordinaire, allant de la droite à la gauche en passant par le centre, sur un sujet pourtant réputé extrêmement sensible et controversé. J'espère qu'il en sera de même concernant son implication dans les questions d'énergie nucléaire.
Mon intervention liminaire reprendra certains des éléments sur lesquels le président Gérard Longuet souhaitait insister. Cette audition consacrée à la recherche sur l'énergie nucléaire du futur est la première d'un cycle d'auditions sur les nouvelles tendances de la recherche en matière d'énergie, sujet hautement scientifique et technologique, mais aussi extrêmement politique. Nous avons, sur des projets de financements lourds, des arbitrages à faire en matière d'orientation de la puissance publique, tout particulièrement dans le domaine nucléaire. Il nous a, de ce fait, semblé nécessaire de réunir et d'entendre les principaux acteurs concernés. Nous sommes extrêmement fiers de compter ce matin autour de la table un panel très varié d'acteurs majeurs du secteur.
La programmation de ces auditions s'inscrit dans la continuité des travaux de l'Office. Elle fait en effet écho aux motivations historiques ayant présidé à sa naissance, puisqu'il a été créé à l'origine pour conseiller le Parlement sur les grands choix nucléaires. Cette programmation se situe dans le prolongement de l'un des derniers rapports de la précédente législature, consacré à l'évaluation de la Stratégie nationale de recherche en énergie, dans lequel il était précisément recommandé à notre Office d'assurer un suivi des conditions de mise en oeuvre de cette stratégie.
Je remercie tous les participants et participantes qui ont accepté de contribuer aujourd'hui à nos travaux, tout particulièrement celles et ceux qui ont eu à braver des problèmes de transport.
Je rappelle aussi qu'à l'occasion de cette audition, comme cela est maintenant systématiquement le cas lors des auditions publiques de l'Office, les citoyens peuvent poser des questions, via une plateforme Internet ou par SMS, en suivant les indications données sur la page de l'Office, sur le site de l'Assemblée nationale. Une modération sera effectuée par ma collègue Huguette Tiegna, députée du Lot et vice-présidente. Les questions auxquelles nous ne pourrons pas répondre en séance donneront lieu à une réponse écrite, dans les semaines suivant cet événement.
Notre matinée va s'organiser autour de trois tables rondes. La première sera consacrée aux technologies nucléaires du futur, la deuxième au rôle de la coopération internationale dans le développement de ces nouvelles technologies, et la troisième aux objectifs, à l'organisation, et aux moyens de la recherche nucléaire.
Le programme étant assez dense et panoramique, j'attire votre attention sur l'importance d'aborder les questions avec concision et efficacité, afin que nous ne soyons pas gagnés par la lassitude au terme d'un trop long débat. Essayons de nous fixer un objectif de proactivité dans l'organisation de cette discussion.
Avant d'ouvrir la première table ronde, je passe la parole, pour une petite dizaine de minutes, à M. Yves Bréchet qui, en sa qualité de Haut-commissaire à l'énergie atomique, porte un regard scientifique indépendant sur les recherches relatives à l'énergie nucléaire menées au sein du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) comme dans d'autres organismes, en France et à l'étranger.
M. Yves Bréchet, Haut-commissaire à l'énergie atomique. - Merci, Monsieur le président, de m'avoir demandé d'ouvrir cette intéressante matinée.
Tout d'abord, je souhaiterais replacer le débat dans un contexte global. La politique énergétique de la France, telle que définie dans le programme du Président de la République, prévoit une décroissance de la part du nucléaire dans le mix énergétique, avec un passage de 75 % à 50 % de notre électricité d'origine nucléaire, à une date compatible avec les possibilités techniques, les capacités industrielles du pays, et le respect de nos engagements en termes de réduction de gaz à effet de serre. Elle comporte, en parallèle, un engagement à augmenter la part des énergies renouvelables. Dans ce contexte, on peut se demander ce que pourrait être la recherche dans le domaine du nucléaire. D'aucuns voudraient qu'elle se limite au démantèlement et à la gestion des déchets. Je crois que la totalité de la séance de ce jour vous démontrera que ce n'est pas le cas.
En préambule, je voudrais dresser les grandes lignes d'une recherche innovante dans le domaine du nucléaire. Les conséquences du contexte global que je viens d'esquisser sont, d'une part, que le nucléaire va rester durablement présent dans le mix énergétique, dans une proportion non négligeable, d'autre part, que le mix électrique va évoluer, en particulier avec l'entrée de sources d'électricité intermittentes. En outre, il est probable que l'on connaisse aussi, à plus long terme, une évolution, au moins partielle, des vecteurs énergétiques (chaleur, hydrogène), et des circuits de distribution (réseaux électriques, réseaux de gaz, réseaux de chaleur). Les exigences résultant de ce contexte sont que le nucléaire doit être durable, économique, et sûr, mais aussi soutenable, ce qui implique un bon usage, et une bonne maîtrise des matières. Va également se poser la question de la coexistence entre les énergies renouvelables et le nucléaire, ce qui requiert une flexibilité accrue, en termes de manoeuvrabilité du parc, de stockage, et de réseau. Cette évolution nécessitera, par ailleurs, une adaptabilité du nucléaire vis-à-vis de ces nouvelles exigences.
Quelles conséquences tirer de cette situation, en termes de recherche ? Disposer d'un nucléaire durable, économique et sûr requiert, d'abord de maîtriser le vieillissement des matériaux, et notamment des matériaux sous irradiation, d'avoir une bonne maîtrise des outils de simulation (en neutronique, en thermo-hydraulique), validés par des expériences dédiées, de mettre en oeuvre un suivi sur site, de disposer d'une instrumentation de pointe, et d'un traitement de données massives. Enfin, il conviendra d'envisager des réacteurs innovants et modulaires. Chacun de ces points apparaîtra dans l'une ou l'autre des trois tables rondes qui vont émailler cette matinée.
Qu'entend-on lorsque l'on évoque un nucléaire soutenable ? La politique de la France, comme celles de la Russie ou la Chine, est une politique de fermeture du cycle du combustible, qui garantit la maîtrise des déchets et des ressources. Cela implique des recherches, aussi bien sur les réacteurs que sur les combustibles. Les sciences et technologies de l'assainissement - démantèlement font également partie de la soutenabilité du nucléaire : elles imposent des diagnostics, ainsi qu'une physico-chimie des effluents. Enfin, le vieillissement des matrices de confinement, et la gestion des déchets non conventionnels, sont des aspects sur lesquels de la recherche doit être menée.
J'en viens à présent au critère de la flexibilité, c'est-à-dire du suivi de charge lié à l'introduction d'énergies renouvelables intermittentes. Il convient, tout d'abord, de s'interroger sur ce qu'il faudra gérer : fluctuation des sources naturelles, se traduisant par des fluctuations des productions d'électricité, électricité fluctuante à la fluctuation maîtrisée, impliquant un certain nombre de recherches en électronique de puissance, et en stockage. Une fois cette fluctuation contrôlée, encore faudra-t-il connaître les contraintes sur les réacteurs et les combustibles, ce qui signifie, d'une part, d'éventuelles exigences sur le contrôle-commande et toute l'informatique que cela suppose de gérer simultanément, d'autre part, des conséquences possibles sur le combustible et les recherches innovantes dans ce domaine.
J'en termine par l'adaptabilité. Concernant le vecteur chaleur, on peut se demander quels seraient l'intérêt et les exigences techniques de réacteurs totalement ou partiellement calogènes. Pour ce qui est du vecteur hydrogène, les électrons n'ayant pas de couleur, la question de la production d'hydrogène décarboné nécessite de s'interroger sur l'efficacité de l'électrolyse à haute température.
De nombreuses évolutions de fond, bien réelles, ont eu lieu au cours des vingt dernières années, et ne relèvent pas simplement d'un affichage politique. Elles concernent les outils scientifiques, les moyens, et les mesures de caractérisation à l'échelle atomique (à laquelle se passe le dommage d'irradiation), l'utilisation de très grands instruments, courante dans les applications industrielles, enfin le développement de capteurs, de plus en plus performants et autonomes. Des avancées se sont également produites en matière d'outils de calcul et de simulation, aussi bien sur la modélisation multi-échelle et multi-physique, que sur le calcul à haute performance ou de nouveaux algorithmes. L'une des évolutions majeures, que l'on voit poindre depuis plusieurs années mais qui explose aujourd'hui, concerne les moyens d'analyse des données. Ces évolutions posent deux questions fondamentales relatives à la capture des données en masse et à la science des données permettant de les exploiter.
Cela me conduit à conclure cette présentation introductive en soulignant qu'il existe, selon moi, un nouveau paradigme pour un nucléaire innovant. Il faut, à mon avis, repenser la recherche dans le domaine du nucléaire dans ce contexte d'outils scientifiques en pleine évolution. Le parallèle avec la révolution survenue dans le domaine des armes, au moment de l'arrêt des essais, est assez frappant. Les équipements de recherche arrivent en fin de vie : certains doivent être remplacés, tandis que d'autres ne peuvent pas l'être. Il convient donc d'adopter de nouvelles approches, sous forme de briques de simulation numérique en calcul haute performance, d'expériences dédiées permettant de qualifier ou de challenger les codes, et d'expériences intégrales les plus instrumentées possibles, afin d'assembler les briques de calcul. Cela implique également de développer la science des données appliquée au parc, aux usines du combustible et aux unités de vitrification.
À cet égard, il est très intéressant de visiter l'usine de La Hague, qui depuis trente ans produit presque autant de données que de verres de confinement, et dans laquelle l'industrie 4.0 n'est pas un vain mot. La totalité du procédé de vitrification y bénéficie, depuis trois décennies, de la capacité à instrumenter et à traiter de grands ensembles de données. Je pense que cette démarche est appelée à s'amplifier.
Je ferai aussi, dans le même temps, l'éloge du « dos d'enveloppe » et du « coin de table », pour avoir les grandes lignes d'une question, avant de se jeter à corps perdu dans des simulations de grande ampleur.
Ma conclusion sera celle d'un professeur d'université, que j'ai été et suis toujours : je pense qu'il est impératif de motiver une nouvelle génération de chercheurs et d'ingénieurs et d'assurer le continuum des compétences, avant les départs en retraite. On met vingt ans à construire une compétence qu'il faut deux minutes pour faire disparaître, d'un trait de plume. Il faut garantir le fonctionnement d'un parc qui va demeurer présent pendant des années, et faire face aux nouvelles exigences, en termes notamment de coexistence des énergies renouvelables et du nucléaire. Cela constitue, à mon sens, le défi majeur de la transition énergétique.
Il m'apparaît, enfin, qu'il faut penser cette recherche pour positionner une R&D d'excellence au niveau international ; la France en a les moyens, elle doit en avoir le courage.
Mme Émilie Cariou, députée. - Je vous remercie beaucoup pour ce propos vraiment très éclairant. La dernière thématique que vous avez abordée, relative au manque de compétences et à la formation, me semble essentielle. Je pense qu'il faut absolument que l'on se préoccupe grandement, et au plus vite, de ce sujet. La commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité nucléaires, dont je suis également membre, a d'ailleurs mis l'accent sur cette dimension majeure. Quoi qu'il advienne, quelle que soit l'option choisie, nous aurons besoin de professionnels formés au nucléaire.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Il s'agit d'un point sur lequel le président d'EDF avait insisté lors de notre rencontre avec son équipe.
I. PREMIÈRE TABLE RONDE :
LES TECHNOLOGIES
NUCLÉAIRES DU FUTUR
Présidence : M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Cette première table ronde va nous permettre d'avoir un aperçu partiel de la diversité des pistes de recherche sur les technologies nucléaires du futur. Nous allons, en une heure, passer en revue un certain nombre de recherches sur de nouveaux types de réacteurs nucléaires. Ne pouvant prétendre, dans le temps qui nous est imparti, à l'exhaustivité, nous laisserons de côté des pans entiers des problématiques, tels que la prolongation des réacteurs existants ou la sûreté des installations, qui font l'objet de commissions et de travaux dédiés, le stockage des déchets radioactifs ou même la fusion nucléaire, pour nous concentrer sur d'autres sujets, peut-être moins présents sous le feu de l'actualité, mais non moins importants.
J'invite chacun des intervenants de la table ronde à s'exprimer pendant sept minutes maximum, afin qu'un débat puisse avoir lieu ensuite.
A. Interventions
M. Xavier Doligez, chargé de recherche, Institut de physique nucléaire d'Orsay (IPN), CNRS : introduction à la problématique de la transition vers les réacteurs de nouvelle génération. - Je vais essayer de vous présenter la problématique globale de la transition vers les réacteurs de nouvelle génération, notamment celle relative à l'inventaire en plutonium qui leur est nécessaire.
En préambule, je rappellerai que l'avenir du nucléaire est extrêmement incertain. Si l'on examine les nombreux scénarios relatifs à l'évolution de la production annuelle en térawattheures, présentés dans la littérature, on constate que, d'ici 2050, le nucléaire peut, selon le scénario considéré, soit s'arrêter, soit croître d'un facteur dix, voire d'un facteur quarante en 2100. Un facteur dix en 2050 semble énorme, donc peu réaliste. Ce jugement peut être relativisé en tenant compte d'une étude menée au CNRS, dans laquelle a été envisagée l'hypothèse qu'en 2050, le nucléaire fournirait l'électricité des populations urbaines de l'ensemble des pays riches. Cette étude fait état d'un facteur huit, avec une production nucléaire dans les pays développés à hauteur de 4 400 kWh par an et par habitant. Il faut savoir qu'en France, aujourd'hui, la production est de 7 100 kWh par an et par habitant. Si l'Inde, la Chine ou les États-Unis décidaient de nucléariser leurs mix électriques, comme la France le fait aujourd'hui, alors un facteur huit serait un minimum.
Évidemment, cette incertitude sur l'évolution du nucléaire va énormément conditionner le débat sur les ressources en uranium naturel. Aujourd'hui, un réacteur qui produit un gigawatt électrique pendant un an consomme environ 200 tonnes d'uranium naturel, puisqu'il n'utilise que l'uranium 235, qui ne représente que 0,7 % de l'uranium naturel.
On estime qu'entre 10 et 20 millions de tonnes d'uranium sont disponibles, ce qui correspond à environ cent ans de fonctionnement avec le parc actuel. S'il se produit une augmentation du nucléaire mondial de plus d'un facteur 2, elle conduira inexorablement à une pénurie d'uranium naturel, qui arrivera d'autant plus vite que ce déploiement sera important. J'insiste sur le fait que cet aspect est vraiment indépendant de la stratégie française. Si la France décide de réduire sa production nucléaire, le risque de pénurie ne se dissipera pas pour autant. Il va donc falloir effectuer une transition vers les réacteurs du futur.
Pendant le fonctionnement d'un réacteur, l'énergie est obtenue par fission de l'uranium 235, qui permet d'obtenir des produits de fission. L'uranium 238, très majoritaire, qui peut capturer des neutrons et produire du plutonium 239, produit aussi des actinides mineurs. Le plutonium est à la fois l'élément le plus radiotoxique du cycle et une matière qui peut être valorisée comme fissile. En France, on valorise ainsi le plutonium une fois, via le retraitement à La Hague, dans les combustibles à mélange d'oxydes, dits MOx. Cela permet d'obtenir un gain d'environ 12 % sur la consommation d'uranium naturel. Les combustibles MOx usés sont aujourd'hui entreposés, et constituent une réserve de plutonium.
En cas de pénurie d'uranium 235, il va falloir optimiser la production de plutonium et utiliser l'uranium 238, grâce au principe de régénération, qui consiste à produire autant de plutonium qu'il en disparaît, pendant le fonctionnement du coeur. Dans ce cas, la consommation annuelle d'uranium naturel chutera à une tonne par gigawatt électrique, supprimant ainsi tout problème de ressource. C'est l'objectif des réacteurs de nouvelle génération.
Pour des raisons physiques que je ne détaillerai pas ici, cette régénération est impossible dans les réacteurs à eau sous pression actuels, d'où une nécessaire transition vers des réacteurs dits « à neutrons rapides » ou RNR, comme les réacteurs caloportés au sodium dont il va être question dans l'une des présentations suivantes.
Une fois ce plutonium obtenu, on peut fonctionner indéfiniment, simplement en alimentant le système en uranium 238. Le problème est que les réacteurs à neutrons rapides appellent un inventaire de plutonium très important. L'équivalent du parc français nécessite ainsi environ 1 200 tonnes de plutonium, contre 300 tonnes actuellement disponibles dans les combustibles usés.
Il existe une incertitude forte sur l'évolution du nucléaire mondial, qui va se traduire en indétermination sur le statut du plutonium. Si le nucléaire se développe, alors le plutonium deviendra une matière extrêmement précieuse, qu'il faudra garder et valoriser pour l'utilisation dans les réacteurs à neutrons rapides ; si au contraire on veut sortir du nucléaire, alors le plutonium deviendra le déchet le plus radiotoxique.
On peut gérer cette indétermination en envisageant les différentes solutions possibles. La première consiste à gérer le plutonium comme un déchet, ce qui signifie que l'on s'engage, ce faisant, à sortir du nucléaire, d'autant plus rapidement que l'essor mondial sera important. La deuxième solution est celle du statu quo par rapport à la situation actuelle, consistant à accumuler ce plutonium dans les MOx usés, ce qui suppose qu'on l'utilise dans les réacteurs à neutrons rapides dès que l'on en aura suffisamment pour effectuer une transition pour le parc. En outre, il existe une solution intermédiaire, qui pourrait permettre de gérer cette incertitude, en multi-recyclant le plutonium dans les réacteurs actuels ou du futur. Il s'agirait d'une solution d'attente, qui donnerait la possibilité de voir venir, et de lever l'incertitude sur l'indétermination. Ce multi-recyclage peut s'effectuer soit dans des réacteurs à neutrons rapides, préparant ainsi la transition, en gagnant en compétences industrielles sur ces réacteurs et surtout sur le cycle du combustible, soit dans les réacteurs actuels, si l'on pense que le déploiement des RNR sera très retardé.
Au CNRS, notre axe de recherche consiste à essayer de trouver des solutions flexibles pour gérer cette incertitude, avec la technologie actuelle ou avec les réacteurs à neutrons rapides. Nous menons, pour ce faire, des études dynamiques du parc, via une approche très interdisciplinaire, pour essayer d'appréhender cette notion de flexibilité du parc, et aller vers une voie de sortie ou une autre.
Dans le cas où le plutonium est valorisé, on peut étudier le recyclage des autres matières nucléaires également radiotoxiques, comme les actinides mineurs, grâce notamment à la transmutation. Il s'agit là d'une thématique historique du CNRS. Nous avons étudié celle-ci dans les réacteurs nucléaires pilotés par accélérateur (Accelerator Driven System ou ADS) et les réacteurs à neutrons rapides.
Nous travaillons aussi sur des systèmes beaucoup plus innovants, comme les REP (réacteurs à eau pressurisée) en cycle thorium, ou les réacteurs à sels fondus, dont ma collègue Elsa Merle vous parlera tout à l'heure.
M. François Gauché, directeur de l'énergie nucléaire, CEA : les RNR à caloporteur sodium. - Le CEA est au service de la filière nucléaire française. Il réunit dans ses équipes d'ingénieurs-chercheurs des compétences de pointe dans toutes les disciplines scientifiques nécessaires à la connaissance des réacteurs et des ateliers du cycle du combustible nucléaire, dont la thermo-hydraulique, la neutronique, ou encore la chimie. Nous développons des plateformes de codes de simulation numérique dans ces différentes disciplines, et disposons d'un parc d'installations expérimentales, que nous partageons à l'international. Ces outils viennent en support du développement des modèles physiques, et à la validation-qualification de ces codes. Certaines de ces installations mettent en oeuvre des matières radioactives.
Le champ couvert est très large. Je vous parlerai plus particulièrement ce matin des travaux que nous menons sur les réacteurs du futur, aussi qualifiés de « réacteurs de 4e génération ». Parmi ces différents concepts, nous travaillons, en particulier, sur la technologie des réacteurs à neutrons rapides refroidis par du sodium liquide.
Par son histoire, la France possède une expérience considérable de cette technologie, dont la capacité à produire de l'électricité en grande quantité est prouvée. L'objectif est à présent d'amener cette technologie au niveau des standards les plus modernes en matière de sûreté, et d'améliorer sa compétitivité économique. Cela génère une R&D intense. Les futures conceptions combineront ainsi des solutions éprouvées et la recherche d'innovations de rupture.
Comme les réacteurs à eau pressurisée (REP) actuels, les réacteurs à neutrons rapides sont un moyen de production massif et pilotable d'électricité, sans émission de gaz à effet de serre, ni polluants atmosphériques.
Il faut également rappeler les propriétés distinguant les RNR des REP. Les RNR sont ainsi capables de fonctionner à partir d'un combustible à base d'uranium appauvri et de plutonium, issu du retraitement des combustibles usés, sans limitation sur le nombre de recyclages, ce qui diminue fortement la quantité de déchets ultimes. Notre pays dispose, par ailleurs, d'une grande quantité d'uranium appauvri, mis de côté pendant plusieurs décennies, au moment des opérations d'enrichissement de l'uranium pour les centrales actuelles. Cette quantité suffirait à produire de l'électricité, dans un parc de RNR de taille équivalente à celle du parc actuel, pendant plusieurs centaines, voire des milliers d'années. L'approvisionnement en uranium naturel, comprenant les activités de la mine et l'étape d'enrichissement isotopique, ne seraient donc plus nécessaires. Au-delà de cette capacité à valoriser le plutonium, les réacteurs à neutrons rapides pourraient également réaliser la transmutation des actinides mineurs si cela était souhaité, en commençant par l'américium, responsable de la thermique des déchets ultimes. Il faut noter que la transmutation des actinides mineurs demande d'importants efforts.
Les conceptions modernes de RNR refroidis au sodium tirent parti du retour d'expérience des réalisations antérieures, à savoir plus de 400 années d'exploitation réacteurs à travers le monde. Le circuit primaire par exemple n'est pas pressurisé, et se situe quasiment à la pression atmosphérique. Il est en outre possible de construire des systèmes de refroidissement passifs, reposant sur le principe de convection naturelle, la source froide étant l'atmosphère qui nous entoure. On recherche par ailleurs un très haut niveau de prévention des accidents de fusion du coeur, une résistance aux agressions externes, comme le séisme, l'inondation, ou la chute d'avion. Ces conceptions modernes sont capables de supporter sans dommage, pendant plusieurs jours, une perte des alimentations électriques, grâce à leurs capacités passives d'évacuation de la chaleur du réacteur.
Les spécificités du sodium sont prises en compte de manière à limiter, voire éliminer, les cas de réactions chimiques avec l'eau ou l'air. Des progrès considérables ont également été effectués en matière de possibilités d'inspection des structures du réacteur : il est en effet très important pour la sûreté nucléaire de pouvoir contrôler l'état du réacteur. Contrairement à l'eau, le sodium est opaque, et il faut développer des techniques reposant sur des ondes ultrasonores.
Comme pour les réacteurs modernes de type EPR (European Pressurized Reactor ou réacteur pressurisé européen), la fusion du coeur est prise en considération dans le dimensionnement du réacteur. Dans un tel cas, les barrières de confinement et les dispositifs de type récupérateur de corium empêcheraient les rejets précoces ou importants. Ainsi, l'évacuation durable de la population ne serait plus requise, même en cas d'accident de fusion du coeur.
La technologie des RNR refroidis au sodium se décline selon plusieurs tailles de réacteurs. Par exemple, Toshiba développe un concept de quelques dizaines de mégawatts, nommé 4S. Les systèmes de moins de 300 mégawatts peuvent se placer dans la gamme des « small modular reactors », ou petits réacteurs modulaires. Le projet ASTRID correspond quant à lui à 600 MWe (mégawatts électriques). On peut aussi envisager une taille plus classique, avec de gros réacteurs de 2 000 mégawatts, ou plus.
Les travaux de recherche et développement sur les matériaux permettent d'envisager des durées de vie de soixante ans, ou plus. Pour les gaines de combustible, les intervalles entre les rechargements, critère déterminant, peuvent devenir comparables à ceux rencontrés dans les réacteurs à eau pressurisée modernes.
À l'international, les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium sont, après les réacteurs refroidis par l'eau, ceux qui donnent lieu au plus grand nombre de réalisations. Ainsi, en Russie, trois réacteurs de ce type sont en fonctionnement : un petit réacteur expérimental et deux réacteurs de puissance, de 600 et 800 mégawatts. Un nouveau réacteur expérimental, basé sur cette technologie, est par ailleurs en construction près de la ville de Dimitrovgrad. La Chine, quant à elle, avance très vite sur ce sujet. Elle exploite, depuis quelques années, un petit réacteur expérimental. Elle a également coulé, fin 2017, le premier béton d'un RNR refroidi au sodium de 600 mégawatts électriques (MWe). Pour sa part, l'Inde cherche à mettre en service prochainement un RNR refroidi au sodium de 500 MWe. Enfin, plus récemment, les États-Unis ont sécurisé un financement pour lancer les études, puis la construction, d'un « versatile test reactor », ou réacteur d'essai polyvalent, d'une puissance de 300 mégawatts.
À la demande de l'État, le CEA conduit, depuis 2010, les études de conception du réacteur ASTRID, dans le cadre du Programme d'investissements d'avenir. Les études portent également sur les ateliers du cycle du combustible. Des avancées décisives ont été effectuées, notamment sur la conception du coeur et des échangeurs de chaleur. Les exigences issues du retour d'expérience de l'accident de Fukushima sont également prises en compte dès la conception, en particulier le maintien d'un état sûr en cas de perte des alimentations électriques, pendant plusieurs jours. Plusieurs partenaires industriels contribuent au projet. En 2014, le Japon, avec l'entreprise Mitsubishi Heavy Industries et la Japan Atomic Energy Agency (JAEA), a rejoint la collaboration sur ASTRID. Plusieurs dizaines d'ingénieurs et chercheurs japonais participent ainsi aux études de R&D et d'ingénierie de ce projet. Fin 2018, le CEA devra rendre compte, devant le Gouvernement, de l'avancement des travaux sur ce projet. Des discussions s'engageront, certainement dans le courant de l'année 2019, sur la poursuite de ce programme après 2020.
Mme Elsa Merle, professeure à Grenoble INP, IN2P3 / LPSC (Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie), CNRS : les réacteurs de 4e génération à combustible liquide. - Je tiens à remercier l'Office parlementaire de m'avoir invitée aujourd'hui à présenter les travaux menés, depuis bientôt vingt ans au CNRS, sur les réacteurs nucléaires de 4e génération à combustible liquide.
Dans un tel réacteur, le combustible est liquide, et assure également la fonction de liquide de refroidissement, de caloporteur. Il entre en bas du coeur, s'échauffe par les réactions nucléaires, est extrait, envoyé dans des échangeurs de chaleur, et refroidi, le tout en quelques secondes.
Pour remplir cette double fonction, ce liquide doit posséder des qualités spécifiques, que l'on retrouve dans le liquide sélectionné, à savoir les sels fondus. Il s'agit, en quelque sorte, d'un sel de cuisine, porté à haute température, pour qu'il soit liquide. Cette haute température permet également d'obtenir dans de tels réacteurs des rendements élevés. La géométrie du coeur est assez simple et le réacteur compact, d'une dimension d'environ deux mètres sur deux.
Ce type de réacteur permet différentes utilisations. Il peut ainsi être utilisé pour produire de l'électricité, de manière très souple, à différents niveaux de puissance. Il peut également permettre d'incinérer les déchets et de fermer le cycle, mais aussi de produire de la chaleur industrielle.
Par rapport aux réacteurs à combustible solide classiques, le caractère innovant de ce type de réacteur vient d'une conception et d'un fonctionnement très souples, à la fois au niveau de la composition du combustible, de la flexibilité de pilotage, pour le suivi de charge, et du niveau de puissance, puisqu'il peut aller de petits réacteurs modulaires jusqu'à des réacteurs de puissance équivalente à celle de l'EPR.
Il n'est, en outre, pas nécessaire de fabriquer le combustible, au sens classique de la gaine et de l'assemblage, ce qui entraîne une réduction des coûts, et facilite l'introduction de déchets produits actuellement dans le combustible, pour les incinérer.
Enfin, l'idée est de supprimer la plupart des initiateurs d'accident, et de risque de sur-accident, dès la conception. Tous les coefficients de sûreté de ce réacteur sont excellents. Il s'agit d'un réacteur à haut niveau de sûreté intrinsèque.
J'illustrerai tout d'abord ce point. En matière de sûreté nucléaire, l'objectif est de ne jamais avoir de conséquences sur l'environnement hors site. Il convient, pour cela, de respecter les trois fonctions de sûreté classiques, qui sont : la maîtrise de la réaction en chaîne, le refroidissement des matières radioactives en toute circonstance, et leur confinement. Cela passe également par la suppression, dès la conception du réacteur, des initiateurs d'accidents, et des risques de sur-accident.
Dans un réacteur à combustible liquide, tous les coefficients de sûreté sont excellents. Le système est intrinsèquement stable. Il n'y a pas de barres de contrôle, ce qui supprime le risque d'éjection d'une barre. Le combustible est, par ailleurs, traité durant le fonctionnement du réacteur, sans l'arrêter, ce qui permet de vérifier et d'ajuster sa composition.
Il est possible de décharger le réacteur par une simple vidange, pour étaler le combustible, et en assurer le refroidissement de manière passive et efficace, y compris sur des moyens et longs termes.
En matière de confinement, il n'y a ni pression, ni risque de changement d'état du combustible, ni réaction chimique violente avec l'environnement. Le combustible étant traité durant le fonctionnement, certaines matières - les produits de fission - sont extraites hors du coeur et stockées ailleurs, ce qui réduit l'inventaire des matières radioactives en coeur.
Au niveau du suivi de charge, il est possible d'adapter la production de puissance du réacteur à la demande du réseau afin d'équilibrer ce dernier. Cela est indispensable pour permettre l'augmentation de la part des énergies renouvelables. Il faut un réacteur souple d'utilisation, avec de bonnes marges de sûreté, n'entraînant pas de fatigue des systèmes et présentant un coût d'investissement suffisamment réduit pour pouvoir fonctionner à puissance partielle.
Je vais illustrer cela avec un suivi de charge de un à trois gigawatts. Le réseau extrait davantage de chaleur, ce qui refroidit davantage de combustible dans les échangeurs, combustible qui, en rentrant dans le coeur, augmente la quantité de réaction nucléaire, donc automatiquement et instantanément la puissance produite, la chaleur nucléaire étant déposée directement dans le caloporteur. Il n'y a pas de délai, ce qui offre une grande souplesse de pilotage du coeur. Le pilotage est assuré par cette puissance extraite, sans nécessiter de barre de contrôle. On peut ajuster le débit du liquide, si bien que les températures moyennes des parois sont stables durant le suivi de charge. Le réacteur est, par ailleurs, intrinsèquement stable, ce qui permet de garder des marges de sûreté parfaites durant cet exercice.
En termes d'incinération des déchets, l'objectif est de réduire les matières nucléaires envoyées aux déchets par la filière actuelle et les réacteurs futurs. L'idée est de ne pas avoir de fabrication de combustible. Les déchets à incinérer sont directement solubilisés dans le combustible. Il est possible, grâce à la composition de ce dernier, d'obtenir des neutrons rapides permettant leur incinération, tout en gardant d'excellentes marges de sûreté. Notez que les coefficients de sûreté sont indépendants de la composition du combustible. La radiotoxicité des déchets d'un parc de tels réacteurs serait réduite d'un facteur de trois à dix et dominée par les déchets déjà vitrifiés des réacteurs actuels. La toxicité des déchets introduits dans ce système par les nouveaux réacteurs s'avère extrêmement faible, comparée aux autres déchets. Ce type de réacteur permet de fermer le cycle du combustible de manière souple.
Divers programmes de recherche sont menés dans ce domaine à l'échelle internationale, notamment en Chine, par un laboratoire de l'Académie des sciences de Shanghai, qui recherche un site pour implanter un démonstrateur. Un programme est également relancé aux États-Unis depuis deux ans. Il existe aussi un programme en Russie et en Turquie. Des équipes de recherche travaillent sur ce sujet partout dans le monde, notamment en France, avec un soutien académique depuis vingt ans, une quinzaine de thèses soutenues et des thèses cofinancées ponctuellement avec des industriels.
Le réacteur du CNRS a été sélectionné dans le cadre du Forum international génération IV, en 2008. Par ailleurs, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) lance actuellement des consultations des pays intéressés. Deux projets européens ont été financés, dont un en cours, dans lequel l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire mène notamment les études de sûreté.
Ces réacteurs de 4e génération à combustible liquide sont une solution très prometteuse pour un nucléaire sûr et flexible, d'où l'intérêt mondial croissant qu'ils suscitent.
La France dispose de la meilleure expertise de recherche mondiale dans ce domaine, avec son projet Molten Salt Fast Reactor (MSFR), reconnu au niveau international.
Il s'agit de réacteurs très différents des réacteurs actuels, donc d'une innovation de rupture, nécessitant des moyens humains et des investissements financiers suffisants pour assurer la pérennité du projet - ce qui n'est pas le cas actuellement, avec une seule équipe de recherche -, le valider et le mettre en oeuvre. Tout cela nécessite de passer d'une équipe de recherche à un programme institutionnel de R&D.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Quelle est, en termes de ressources humaines et financières, l'ampleur des investissements nécessaires pour lancer un projet dans ce domaine ?
Mme Elsa Merle. - Actuellement, les moyens sont très faibles si l'on considère toute la recherche effectuée, la reconnaissance faite et les collaborations mises en oeuvre. Il faudrait quelques millions d'euros pour lancer un projet et, surtout, des partenariats avec le CEA et les industriels, de manière institutionnelle.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Vous parliez des projets américains et chinois : à quel niveau de financement se situent-ils ?
Mme Elsa Merle. - Le projet chinois était initialement de l'ordre de 60 millions d'euros (la décision de construction d'un démonstrateur a été prise pour 3,3 milliards d'euros) et le programme américain, pour l'instant au stade d'avant-projet, de la moitié.
M. Hamid Aït Abderrahim, directeur général adjoint, SCK-CEN (Centre d'étude de l'énergie nucléaire), Belgique : les réacteurs plomb - bismuth pilotés par accélérateur. - Les systèmes pilotés par accélérateurs consistent en un réacteur nucléaire, dans lequel n'a pas été introduit suffisamment de matière fissile pour entretenir la réaction en chaîne, ce qui oblige à effectuer un apport externe de neutrons, créés au centre du réacteur, en bombardant un matériau lourd (plutonium, plomb-bismuth, tungstène, uranium, etc.) avec des protons, des particules chargées, générées avec un grand accélérateur.
Parfois, on confond ADS et MYRRHA. En fait, plusieurs projets se sont déroulés en Europe depuis 25 ans, c'est-à-dire depuis que le prix Nobel de physique Carlo Rubbia a, le premier, remis en selle les ADS. Le premier ADS construit en Europe l'a été au CEA, avec le réacteur nucléaire de recherche de type maquette critique MASURCA (maquette de surgénération de Cadarache), couplée à l'accélérateur GENEPI (générateur de neutrons pulsé intense). Le maître d'oeuvre de cette expérience était M. Massimo Salvatores, que plusieurs parmi nous connaissent et respectent. Plusieurs projets ont été lancés dans le domaine des ADS depuis lors, dont MYRRAH, et divers autres projets en 2015.
La motivation première de l'ADS, tout du moins en Europe, est la transmutation des actinides mineurs. Sur ce schéma, la courbe bleue représente la réaction de fission et la courbe rouge la réaction de capture, qui va créer des noyaux plus lourds. On observe que la courbe bleue devient plus importante en allant vers la droite, c'est-à-dire aux hautes énergies. C'est la raison pour laquelle il faut des neutrons rapides pour faire de la transmutation des actinides mineurs. Cette opération est possible dans un réacteur comme ASTRID. On peut faire de la transmutation dans des réacteurs nucléaires critiques aussi bien que dans un ADS, à condition qu'il ait des neutrons rapides.
Pourquoi se compliquer ainsi l'existence ? Cela est dû au fait que la réactivité du réacteur est liée au terme ß, aux neutrons retardés- le terme ß est la fraction des neutrons retardés. Dans les actinides mineurs, cette fraction est beaucoup plus petite, si bien que le réacteur est beaucoup plus nerveux. Si l'on veut compenser ce phénomène, le paramètre k effectif - facteur de multiplication des neutrons dans la réaction -doit être inférieur à 1. C'est la raison pour laquelle, si l'on veut charger lourdement le réacteur avec de l'actinide mineur, il faut se placer en régime de sous-criticité. Malheureusement, un réacteur sous-critique ne fonctionne pas de lui-même : il faut un accélérateur.
MYRRAH est un accélérateur linéaire, qui va se coupler avec un réacteur et être refroidi avec un mélange de plomb et de bismuth, qui fond à 123°C, contre 370°C pour la température de fusion du plomb pur, ce qui explique que l'on ait fait le choix de ce mélange. Cela permet de travailler à des températures plus basses, si bien que les problèmes de corrosion des matériaux sont plus gérables. Le design du circuit primaire du réacteur MYRRAH a été terminé en 2014. Nous sommes en train de l'optimiser pour en réduire la taille. En effet, le plomb-bismuth qui se trouve dans la cuve est un matériau cher et lourd : il est donc préférable de réduire la dimension de l'installation.
Il est nécessaire, au coeur du réacteur, de positionner une cible de spallation - la spallation est la réaction au cours de laquelle un noyau atomique cible est frappé par une particule incidente ou une onde électromagnétique de grande énergie, et se décompose en produisant des jets de particules plus légères. Les protons arrivent par le tube rouge et bombardent directement le plomb-bismuth du caloporteur du réacteur, en créant ainsi les premiers neutrons.
Comme dans un réacteur rapide classique (ASTRID, Phénix, Superphénix), le combustible utilisé est du MOx. La différence tient au fait que dans le réacteur MYRRAH, la teneur en plutonium monte à 30 %, contre 22 % dans les réacteurs à neutrons rapides construits jusqu'alors. Notez que, dans le SMR (Small modular reactor) en Allemagne, ce taux est de 35 %. MYRRAH ne constitue donc pas une rupture technologique. Il s'agit d'un accélérateur de 600 MeV (Megaelectronvolts), ce qui est beaucoup plus faible que certains autres accélérateurs, qui peuvent aller jusqu'à plusieurs gigaélectronvolts (GeV). Là n'est pas le défi. Des courants de cette intensité ne constituent pas non plus un réel défi. Celui-ci réside plutôt dans la combinaison d'un haut courant et d'un fonctionnement en mode continu, et non pulsé. Un enjeu plus grand encore est lié au fait que ces accélérateurs s'arrêtent régulièrement, de façon intempestive. Or, à chaque arrêt de l'accélérateur, le réacteur s'arrête aussi. Aujourd'hui, le nombre d'arrêts est de l'ordre de 2 000 par an, ce qui signifie que le réacteur ne fonctionnera jamais. Nous travaillons donc à l'amélioration de sa fiabilité.
Nous avons aussi beaucoup travaillé sur le passage devant l'autorité de sûreté, avec laquelle nous sommes en relation formelle depuis 2010, dans une démarche de pre-licensing. Un premier avis de l'autorité de sûreté belge a été remis fin 2017, qui indique l'absence d'obstacle à mener ce projet à bien en Belgique. Nous envisageons de développer l'ensemble du projet d'ici 2030, avec une première étape pour 2024, lors de laquelle la fiabilité de l'accélérateur sera démontrée, en le construisant jusqu'à 100 MeV. Cette première phase, relative à la fiabilité, est primordiale. Son coût est estimé à 375 millions d'euros, que le gouvernement belge envisage de financer en totalité. La décision officielle devrait être prise dans quelques mois : cela donnerait une crédibilité internationale au projet et appellerait à la participation de partenaires internationaux, sachant que le projet total reviendra à 1,6 milliard d'euros.
Ces systèmes pilotés par accélérateur et basés sur le plomb ou le plomb-bismuth ne sont plus des systèmes nucléaires émergents. En plus de vingt ans de travail sur ces technologies, des progrès extraordinaires ont été réalisés dans de nombreux domaines liés à leur développement. Dans plusieurs pays, dont la Belgique et le Japon, ces systèmes sont opérationnels.
Je terminerai en soulignant que tout cela n'est pas seulement une affaire de technologie : si l'on considère l'impact du potentiel énergétique du caloporteur pour disperser le risque d'un système nucléaire, le plomb devrait être la solution privilégiée. Or, on a préféré l'eau, qui présente pourtant un risque beaucoup plus élevé dans ce domaine. Le caloporteur n'est donc pas le seul élément déterminant : il faut prendre en compte différents aspects, sur lesquels je pourrai revenir si vous le souhaitez.
M. Jacques Chenais, directeur SMR, CEA : les Small modular reactors (SMR), avantages et challenges à relever, la situation internationale et l'approche française. - Les SMR sont des réacteurs d'une puissance inférieure à 200 MWe, qui permettent une réalisation modulaire.
Quel est l'intérêt des SMR ? Quels sont leurs atouts ? Leur faible puissance permet, tout d'abord, de simplifier la conception. J'en veux pour exemple l'architecture intégrée dans un réacteur à eau pressurisée : dans un réacteur de puissance et, notamment, dans tout le parc français, le réacteur est constitué d'une cuve contenant le coeur, la matière nucléaire, des générateurs de vapeur, un pressuriseur et des pompes primaires, raccordées à la cuve par de grosses tuyauteries. Dans une architecture intégrée, tous ces composants sont aménagés dans une cuve unique. Le deuxième exemple, qui a également un impact positif en termes de sûreté nucléaire, est celui des systèmes de sauvegarde passifs, pour évacuer la puissance résiduelle après arrêt du réacteur et perte des alimentations électriques. Ces circuits fonctionnent en convection naturelle, sans apport externe d'énergie.
Le deuxième atout des SMR réside dans le fait que la conception et la réalisation modulaires simplifient la construction sur site. En effet, le réacteur est une cuve unique, dotée d'une enceinte de confinement métallique, fabriquées en usine. L'ensemble des systèmes (fluides, électriques) de contrôle-commande, pour l'îlot nucléaire comme pour l'îlot conventionnel (incluant la turbine et l'alternateur), sont également montés et testés en usine sur des berceaux, pour réaliser des modules fonctionnels. Au final, les opérations sur site se limitent à un ouvrage de génie civil relativement conventionnel, puisque sans enceinte, bien que résistant aux agressions externes, et à des opérations d'assemblage et de raccordement de modules entre eux. On vise ainsi des durées de construction de trois ans, entre le premier béton et la mise en service.
Le troisième atout tient au fait que les SMR offrent une production nucléaire abordable financièrement. En effet, l'investissement par réacteur est modéré et l'immobilisation du capital limitée avant la production des premiers mégawattheures. La conception envisagée permet, sur un même site, un investissement incrémental, la vente d'électricité des premiers réacteurs finançant les suivants.
Le quatrième atout est une intégration dans tous les réseaux électriques, soit en réacteur unique isolé, soit en configuration multi-réacteurs, selon les besoins. Sont visés, en premier lieu, les pays et opérateurs confrontés à des contraintes de taille de réseaux électriques, ou à des contraintes économiques. Pour les zones isolées ou les sites industriels, on prévoit aussi la fourniture de chaleur, selon les besoins. Enfin, l'intégration de centrales multi-SMR, dans un mix énergétique composé de réacteurs de puissance en base et d'énergies renouvelables, peut également avoir un sens, pour gérer l'intermittence de ces dernières.
Nous sommes également face à des défis à relever. En termes économiques, les réacteurs traditionnels ont vu leur niveau de puissance croître depuis les premières réalisations, pour bénéficier du facteur d'échelle. Le défi pour les SMR est donc de contrebalancer ce facteur d'échelle par d'autres leviers économiques, dont la simplification du design, la conception et la réalisation modulaires en usine, ainsi que l'effet de série, l'objectif en phase industrielle étant évidemment de réaliser plusieurs unités par an. La réalité du marché reste toutefois à confirmer.
Je souhaite également souligner le défi relatif à l'harmonisation, l'uniformisation des standards, des règles et des pratiques de sûreté dans le monde. Cet objectif est primordial pour un SMR, construit en série, et de manière standardisée dans un pays, puis assemblé et exploité dans un autre pays.
Les SMR suscitent un engouement dans le monde depuis plusieurs années. Plusieurs projets existent, pour l'essentiel dans la filière des réacteurs à eau pressurisée, à différents stades de développement, aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Corée du sud et en Argentine. De premières réalisations sont engagées, en Russie, avec la barge Akademik Lomonosov, dont les médias se sont fait l'écho récemment, et qui a quitté Saint-Pétersbourg pour rallier Mourmansk, mais aussi en Chine, avec des réacteurs de 100 MWe, et en Argentine, avec le prototype du projet CAREM (Central Argentina de Elementos Modulares). D'autres réalisations pourraient être lancées prochainement, notamment dans l'Idaho, aux États-Unis, avec plusieurs unités de 50 MWe du concepteur NuScale, ainsi qu'en Arabie Saoudite, signataire avec la Corée du sud d'un accord de coopération prévoyant la réalisation de deux unités de 100 MWe.
Qu'en est-il en France ? En 2012, sous l'impulsion du Conseil de politique nucléaire, la France a lancé des études de faisabilité techniques et économiques sur les SMR, dans le cadre d'un consortium réunissant le CEA, EDF, TechnicAtome et Naval Group. Au plan technique, un design de réacteur a été retenu, en l'occurrence celui d'un réacteur à eau pressurisée d'architecture intégrée de 170 MWe, particulièrement compact grâce au choix de solutions innovantes, et installé dans une enceinte métallique de faibles dimensions de 15 mètres de diamètre et de hauteur. L'îlot nucléaire choisi est semi-enterré. Il permet d'installer un ou plusieurs réacteurs et leurs enceintes dans des bassins remplis d'eau, qui servent de source froide aux systèmes passifs de sûreté, et donnent des délais de grâce d'au moins sept jours, sans intervention d'opérateur ni alimentation électrique extérieure. Ce modèle reprend les caractéristiques les plus recherchées dans les SMR-REP, à savoir la simplicité du design, la conception et la fabrication modulaires, l'usage de systèmes passifs, ainsi que la flexibilité. Aujourd'hui, prenant le relais des études et développements déjà réalisés depuis 2012 avec les mêmes partenaires, une première partie d'avant-projet sommaire est en cours d'élaboration, depuis 2017 et jusqu'en 2019, avec deux objectifs : d'une part, approfondir les principales innovations de la technologie SMR proposée : architecture intégrée, générateurs de vapeur innovants, mécanismes immergés dans la cuve, et aménagement multi-réacteurs semi-enterré, d'autre part, conforter les études économiques et le modèle d'activité futur des SMR sur les aspects de coûts, d'investissements, de marché et de profitabilité. La poursuite du développement dans un cadre national ou international dépendra du résultat de ces études.
M. Bernard Salha, directeur R&D, EDF : l'usine nucléaire du futur. - La démarche de l'usine nucléaire du futur a été mise au point avec nos collègues industriels et exploitants du secteur nucléaire : Framatome, CEA et Orano. Elle vise à intégrer dans les réacteurs à eau existants et futurs, du type EPR ou SMR, les technologies les plus récentes. La durée de vie des réacteurs est en général longue de plusieurs dizaines d'années, alors que le rythme des évolutions technologiques est plus rapide. Or, il est important de pouvoir intégrer ces technologies à l'intérieur du périmètre des réacteurs.
Parmi ces technologies, citons tout d'abord le numérique qui, grâce à des puissances de calcul plus importantes et aux techniques d'intelligence artificielle, permet de développer des notions de « jumeau numérique », dont je présenterai un exemple ultérieurement. Ces technologies sont parfaitement adaptables à nos réacteurs existants.
Ces innovations recouvrent aussi le champ des nouveaux modes de fabrication : fabrication additive et mécanique des poudres, permettant de fabriquer des composants élémentaires, pouvant servir également de pièces de rechange et suppléer un certain nombre de fournisseurs, ou de manques de fournisseurs, dans l'industrie. Elles englobent, en outre, de nouveaux modes de fabrication dans le domaine du génie civil, alliant structures métalliques, bétons.
Ces technologies concernent aussi la question des combustibles plus performants. On parle ainsi d'« accident tolerant fuel », c'est-à-dire de combustibles dont les gaines seraient plus robustes, avec éventuellement, sur le long terme, la possibilité d'avoir des gaines résistant à de très hautes températures. Par exemple, nos collègues du CEA développent dans ce domaine des projets autour de matières céramiques.
Cela rejoint enfin la question de l'intégration de ces centrales nucléaires dans des mix énergétiques faisant une grande part aux énergies renouvelables variables, autour de la notion d'intermittence. L'objectif est de permettre de gérer la cohabitation entre centrales nucléaires et énergies renouvelables variables.
Nous avons rangé les vingt briques technologiques recensées dans ce cadre en quatre grands thèmes. Le premier vise à tirer profit du numérique, tout au long du cycle de vie des installations. Le deuxième consiste à anticiper des scénarios de flexibilité à l'horizon 2030. Le troisième concerne l'amélioration permanente de la sûreté, pour faire face aux nouvelles conditions et évolutions environnementales, réglementaires et sociétales. Le quatrième thème consiste enfin à évaluer et accompagner le développement de nouvelles méthodes de construction, fabrication, rénovation et réparation.
Chacune de ces briques fait l'objet d'un projet, avec des finalités, des livrables, et permet d'avoir des impacts industriels directs sur les réacteurs existants.
Je vais illustrer mon propos avec l'exemple de l'une de ces briques technologiques, nommée « le jumeau numérique GV ». L'idée est de faire cohabiter un gros équipement industriel, en l'occurrence un générateur de vapeur, avec son jumeau numérique. Le principe est de disposer, pour chacun de ces gros équipements, d'une maquette numérique, complètement identique, qui pourra cohabiter avec les équipements existants et, s'agissant d'un outil numérique, permettra d'anticiper des modes d'exploitation. Un générateur de vapeur sur une centrale nucléaire REP est un très gros composant, qui pèse environ 500 tonnes, et doit être remplacé au bout de vingt à trente ans d'exploitation. Il est composé de plusieurs milliers de tubes, dont le colmatage, l'usure, la corrosion, ou l'encrassement induisent le remplacement du générateur. L'idée est donc de disposer, au travers de l'exploitation, d'un certain nombre de données de mesures et d'inspection, et de pouvoir ainsi actualiser une maquette numérique, de façon périodique, afin d'en déduire des évolutions d'exploitation et de maintenance, permettant d'optimiser la durée de vie de ces générateurs de vapeur, en toute sûreté. Cette démarche a pour but de gagner à la fois en termes de durée de vie des générateurs de vapeur et de remplacement.
Cette technologie est parfaitement applicable aux réacteurs existants et pourrait également être utilisée sur les réacteurs REP futurs, comme les EPR. Il s'agit d'une technologie tout à fait transverse, qui fait appel aux compétences de l'ensemble des grands industriels : fabricants de générateurs de vapeur comme Framatome, exploitants comme EDF, ainsi que nos collègues du CEA, qui ont développé ces modèles numériques.
M. Emmanuel Touron, chef de programme « Aval du cycle futur », CEA : les technologies pour le cycle du combustible. - Avant d'aborder la question des nouvelles technologies pour le cycle du combustible et des défis à relever en R&D, je souhaiterais m'intéresser un instant à la situation actuelle au chemin déjà parcouru durant les trois ou quatre dernières décennies.
Aujourd'hui, l'équipe France a fait la preuve de sa maîtrise complète, à l'échelle industrielle, de l'ensemble des opérations du cycle du combustible, qu'elles se situent en amont, c'est-à-dire avant le chargement en combustible du réacteur, ou en aval, en matière de gestion des combustibles usés. Anciennement Cogema, puis Areva, Orano maîtrise aujourd'hui la totalité du cycle à l'échelle industrielle. Sur la partie aval du cycle, que je connais mieux, on peut dire que les technologies industrielles mises en oeuvre présentent des performances remarquables, avec La Hague et l'usine de Melox, qui ont un retour d'expérience de plus de vingt-cinq ans et fonctionnent parfaitement. Le CEA a apporté une contribution essentielle, notamment au travers de sa relation particulière et historique avec Cogema et maintenant avec Orano, grâce à un modèle de partenariat unique.
De nombreux pays nous envient ces acquis. Nous avons ainsi déjà vendu une partie de la technologie au Japon, dans les années 1990. La Russie convoite nos procédés de fabrication du combustible MOx. Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons, par ailleurs, des discussions très avancées avec la Chine, pour la vente de technologies françaises inspirées de celles mises en oeuvre dans nos usines de La Hague et de Melox. Il est important d'avoir cette situation actuelle bien présente à l'esprit, avant d'aborder le futur.
Concernant l'avenir du nucléaire, quels sont nos enjeux et les défis à relever en termes de R&D ? Selon moi, le nucléaire n'aura pas d'avenir réussi et durable sans un présent performant et irréprochable.
Les enjeux sont, à mes yeux, de deux ordres. Il convient tout d'abord, sur le court terme, de pérenniser la performance technique, économique et de sûreté des opérations industrielles actuelles. Cela passe notamment par la maîtrise du vieillissement de ces usines, qui entrent dans leur seconde moitié de vie.
L'enjeu essentiel pour le futur réside également dans le fait de préparer les options pour demain et après-demain, au-delà de l'outil industriel actuel. Il s'agit, dans ce domaine, de développer les cycles des réacteurs à eau et leur transition vers les RNR, dont il a été question précédemment, en visant un multi-recyclage, consistant à recycler non pas une première fois, comme actuellement, mais une deuxième, une troisième fois, jusqu'à l'infini, les matières valorisables que sont l'uranium et le plutonium, qui représentent plus de 95 % du combustible usé. Le mono-recyclage mis en oeuvre actuellement peut être vu comme une première étape, un palier intermédiaire ouvrant la voie à terme vers le multi-recyclage, dans une démarche progressive, techniquement et économiquement. Cette perspective d'évolution vers le multi-recyclage en RNR rendra ces options pleinement durables.
Je rappellerai brièvement le bénéfice que l'on tire, déjà aujourd'hui, de la stratégie mise en place : elle permet de réduire drastiquement, de plus d'un facteur 5, la quantité de combustible usé dans les entreposages, d'économiser la ressource minière en uranium, sachant que l'on est aujourd'hui entre 10 % et 20 %, avec le recyclage intégral du plutonium et partiel de l'uranium. On pourra atteindre une économie allant jusqu'à 100 %, en s'affranchissant complètement de cette ressource par l'utilisation de l'uranium appauvri, pour alimenter les RNR. Le troisième avantage de la situation actuelle est de diminuer les quantités de déchets de haute activité à vie longue destinés au stockage, tout en présentant une qualité de confinement remarquable de ces déchets.
Si l'on décline les enjeux du futur en défis scientifiques et techniques, il s'agit, pour le cycle du combustible, en étroite synergie avec les réacteurs - il convient en effet d'adopter une vision système neutrons rapides et multi-recyclage - de développer des technologies avancées de traitement recyclage des matières, en visant la simplification des procédés, en essayant de les rendre plus compacts, plus flexibles pour qu'ils s'adaptent à différents types de combustibles et de matières entrant dans les usines, donc in fine plus efficaces sur le plan économique. Cela repose pour une large part sur l'innovation : il faut repenser les procédés, brique par brique, en essayant de développer des concepts innovants, y compris en rupture, pour les simplifier et les rendre plus flexibles et compacts. Bien entendu, nous poursuivons nos efforts en termes de sûreté, de sécurité et d'empreinte environnementale. Par exemple, nous mettons en oeuvre actuellement, pour remplacer le phosphate de tributyle (TBP), molécule historique utilisée depuis plus de cinquante ans, de nouvelles molécules qui nous permettent de gagner sur tous les tableaux, en simplifiant les procédés, en diminuant le nombre d'équipements, la taille des ateliers, le recours à certains réactifs secondaires et en améliorant la sûreté de comportement du procédé. Le chemin est encore long, mais des avancées très significatives sont réalisées dans ce domaine.
Dans une vision à plus long terme, il s'agit aussi d'explorer des concepts avancés de séparation et de transmutation des actinides mineurs. Des progrès considérables ont été accomplis dans ce secteur au cours des vingt-cinq dernières années. Des avancées sont encore envisageables, afin de simplifier encore ces procédés et de les rendre plus industrialisables. Maintenir la réflexion sur ces concepts m'apparaît comme un élément très important.
Dans le domaine des déchets, l'objectif est d'améliorer les procédés de traitement et de conditionnement, dans une démarche progressive, et d'apporter tout notre soutien aux études de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) sur le stockage géologique, afin de bien comprendre et maîtriser tous les mécanismes associés au comportement à long terme des colis dans leur environnement, et à la migration des radionucléides.
Nos recherches sont largement tournées vers le monde académique, en particulier pour la préparation des technologies du cycle futur. Elles visent à améliorer nos connaissances fines des mécanismes physiques et chimiques, ainsi qu'à les capitaliser dans des modèles, des codes de simulation numérique. Nous souhaitons, par ailleurs, explorer de nouveaux concepts, de nouvelles idées. Je citerai ici l'exemple de l'Institut de chimie séparative de Marcoule, qui rassemble une centaine de personnes du CEA, du CNRS et de l'Université, pour traiter des questions de recherche plus amont, plus exploratoire. De nombreuses thèses sont également en cours, en collaboration avec les laboratoires du CNRS et des universités. Cet aspect est extrêmement important, car il sous-tend un enjeu d'attractivité de la filière. Il est, en effet, essentiel d'attirer les jeunes talents et de les former techniquement. Une partie d'entre eux restera au CEA, une autre se dirigera vers l'industrie, ou la sûreté. Cet élément de formation et d'attractivité est capital.
Un mot sur la dimension internationale de nos recherches : elle est assez limitée pour ce qui relève du soutien au nucléaire industriel, pour des raisons compréhensibles de protection du savoir-faire et de propriété intellectuelle. Il est en revanche plus facile d'envisager des collaborations dans les activités plus prospectives, et je pense que nous gagnerions à la renforcer dans les années qui viennent.
B. Débat
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je souhaiterais lancer le débat avec une question adressée à M. Yves Bréchet, sur l'information et le panorama d'ensemble par rapport aux décideurs. Cette première table ronde a mis en lumière un certain nombre de directions de recherche, notamment autour de grands projets : RNR, combustible liquide, spallation, SMR, etc. Revenait à chaque fois l'idée qu'il existait divers programmes de recherche lancés dans le monde, par exemple sous forme de construction de démonstrateurs, et, de la part de la France, une volonté de maintenir son expertise, avec parfois des difficultés à mettre en oeuvre ses programmes, pour des raisons de moyens ou de cerveaux disponibles. Pourriez-vous, pour aider la puissance publique à y voir clair, d'une part, faire un résumé des lignes de choix et des avantages possibles de chacun de ces grands projets par rapport aux autres, d'autre part, expliquer comment se déroule le développement de la recherche en la matière, si l'on compare le continent européen aux grands ensembles cités de façon récurrente dans les auditions, à savoir la Chine, la Russie et les États-Unis ?
M. Yves Bréchet. - Je vois deux manières d'aborder le problème. La première se place du point de vue purement scientifique : on peut, dans ce contexte, décliner à perte de vue un certain nombre d'options techniques, scientifiques, avec différents degrés de maturité. Une deuxième façon d'appréhender la question consiste à considérer que l'on ne se situe pas uniquement dans un registre scientifique, mais qu'il nous faut aussi conseiller la sphère de décision politique. Viennent alors se coupler à ces questions un ensemble d'éléments qui ne concernent pas seulement les compétences existantes, mais aussi l'outil industriel actuel, l'histoire et la temporalité. Il est différent de penser un réacteur ou un procédé pertinents à échelle de cinquante ans, un dispositif susceptible d'être développé immédiatement, dans le parc actuel, ou encore un système qui devra pouvoir être mis en oeuvre à horizon de vingt ou trente ans. La connaissance de ce qu'il est envisageable de mettre en place sans délai existe déjà. Par contre, il est nécessaire de lancer dès à présent les travaux de recherche permettant d'envisager ce que l'on pourra faire dans dix ou vingt ans.
Personne, pas plus moi que pour quiconque, ne peut aujourd'hui affirmer que l'on aura encore besoin, ou pas, du nucléaire dans cinquante ans, en conséquence de quoi l'essentiel me semble être de laisser à la puissance publique l'ensemble des décisions qui pourront être prises, et de ne pas préempter, en décidant tout de suite quelque chose que l'on n'est pas en mesure de garantir scientifiquement, et techniquement.
En revanche, il me semble évident que si le nucléaire est pertinent à l'échelle de cinquante ou cent ans, alors il sera nécessairement international. Ainsi, selon moi, tout ce qui concourt à imaginer le nucléaire du futur doit être pensé en termes de collaboration internationale. La logique consiste donc à connaître l'endroit où l'on est, de par les compétences dont nous disposons, et le tissu industriel en place, et à choisir les voies pour lesquelles nous sommes le plus légitimes à prendre le lead. Cela ne signifie pas que l'on ne doive pas participer à d'autres travaux, mais doit conduire à être conscient du fait que l'on ne pourra avoir le lead dans tous les domaines.
C'est cette convolution entre la science, le contexte industriel et les choix politiques qui doit conduire à une décision.
M. Julien Aubert, député. - Ma première question concerne les moyens alloués aux recherches. On sait que les crédits consacrés par la France au projet ASTRID ne sont pas forcément confortés dans toute l'amplitude avec laquelle les acteurs de la recherche le souhaiteraient. Quel est le seuil minimal en-dessous duquel on peut continuer à mener de la recherche théorique, mais on ne pourra en aucun cas, compte tenu des moyens mis à disposition aujourd'hui ou décidés, mettre en oeuvre une 4e génération de réacteurs, si le politique en exprime le souhait à un moment donné ?
Vos exposés montrent que de nombreux modèles sont actuellement sur étagère, plus ou moins en état de préparation. J'ai d'ailleurs été très surpris de constater que certains modèles pourraient éventuellement sortir dans un futur très proche, en 2024 ou 2030. J'aimerais, pour éviter la jurisprudence Minitel, que l'on nous dise quels sont les principales qualités et défauts de chaque technologie, quels en sont les coûts, quelles sont les solutions les plus avantageuses, en termes de déchets, et quel système sera le plus immédiatement disponible, et le plus habilement configuré, compte tenu de notre parc actuel. Cela permettrait de disposer d'éléments de comparaison, sans lesquels il est difficile à des personnes comme moi, ne disposant pas de vos compétences techniques, de savoir s'il est préférable de se diriger plutôt vers des réacteurs plomb-bismuth ou des RNR à caloporteur sodium.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Cette deuxième question est fondamentale. Nous savons, bien évidemment, qu'il est impossible de dresser, en quelques minutes, le comparatif des différentes technologies. Il le faut pourtant, car si l'on ne parvient pas à résumer pour chacune, en quelques phrases, les éléments soulignés par mon collègue, il ne sera pas envisageable de porter le débat au bon niveau, dans les ministères, les discussions parlementaires, ou les débats citoyens. Il importe de souligner les éléments clés qu'il conviendra d'avoir en tête, au moment d'instruire la réflexion.
M. Bernard Salha. - Nous avons, en tant qu'exploitant, une connaissance et une expérience très forte des réacteurs à eau pressurisée, qui sont par ailleurs exploités de façon large de par le monde. Cela nous permet d'en connaître à la fois les points forts, les faiblesses, les limites et les enjeux de sûreté et, s'agissant de technologies sensibles, de bien les maîtriser. L'industrie nucléaire s'est bien adaptée à cette technologie, que ce soient les équipementiers ou les producteurs de combustibles. Ainsi, on sait parfaitement fabriquer le combustible associé, le traiter et l'exploiter.
La deuxième technologie sur laquelle la France dispose d'une expérience, au sein notamment d'EDF et du CEA, est celle des réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium. Nous en connaissons ainsi également les limites et les avantages. Aujourd'hui, des réacteurs de ce type sont exploités de façon industrielle en Russie, ce qui fournit des informations intéressantes.
Les autres technologies évoquées sont potentiellement prometteuses, mais plutôt en émergence. Elles sont donc moins bien connues des exploitants et de l'industrie, qu'il s'agisse des fabricants, ou des fournisseurs de combustible. Il est important de travailler sur ces nouvelles technologies, de les étudier et de s'associer internationalement pour ce faire. En termes d'exploitation industrielle, elles se situent toutefois dans un autre registre.
M. François Gauché, CEA. - Concernant la question des moyens, je distinguerai trois catégories, en partant des concepts les moins matures. Il est possible, à partir de quelques millions d'euros par an, de faire beaucoup dans ce domaine, en matière d'exploration de concepts, ce qui permet, en outre, de rester présents sur la scène internationale. De telles sommes permettent de payer les équipes et de financer quelques investissements expérimentaux tout à fait intéressants, pour faire de la R&D amont.
Lorsque l'on veut aller plus loin, c'est-à-dire commencer à véritablement explorer une R&D validée, qualifiée et appréhender les questions de licensing, je pense qu'il faut passer à un ordre de grandeur supérieur, de quelques dizaines de millions d'euros par an. Trois piliers sont, de ce point de vue, nécessaires selon moi à une R&D de qualité : un pilier de financement des équipes de recherche, de façon collaborative, un volet d'investissement en plateformes expérimentales, dont certaines peuvent être de taille conséquente et, enfin, une dimension de travail avec l'ingénierie, en se couplant avec des structures comme Framatome ou TechnicAtome par exemple, qui sont capables de rappeler aux chercheurs qu'il existe des réalités basiques, d'exploitation, de corrosion des matériaux et de dimensionnement thermomécanique, à prendre en compte pour envisager le passage de l'idée à la concrétisation.
La troisième catégorie renvoie aux projets arrivant à la phase de construction, de mise en chantier. L'investissement est alors de l'ordre de 2 à 5 milliards d'euros, selon le positionnement de la machine, pour une durée de construction d'une dizaine d'années.
Je pense que pour les deux dernières catégories que je viens d'évoquer, il faut absolument envisager le financement de manière collaborative et internationale. Il est nécessaire, étant donné les sommes en jeu, de partager les investissements. Dans le cas d'ASTRID, par exemple, nous comptons sur une collaboration très étroite avec le Japon pour renforcer les deux programmes nationaux sur la question. Ces collaborations peuvent être bilatérales, mais aussi multilatérales. Il s'agit, selon moi, d'un exemple à suivre, à la fois pour les études de R&D, d'ingénierie, mais aussi bien entendu pour les phases de construction.
M. Jean-Claude Le Scornet, président, Accelerators and Cryogenic Systems (ACS). - Je suis tout à fait d'accord sur les différentes étapes qui viennent d'être évoquées. Je signale qu'une étude sur les réacteurs du futur a été effectuée en 2003 par l'Office, avec exactement les mêmes panoplies. Il apparaît que les projets de réacteurs du futur qui ont, d'une certaine façon, été laissés à la veille scientifique et technologique, sont plutôt confiés au CNRS, et que les éléments plus concrets et plus avancés, pour lesquels des choix et des investissements ont été effectués, concernent des programmes très précis, comme ASTRID ou Cigéo. À mon avis, pour ce qui concerne les réacteurs du futur de l'après EPR, les choix ont donc globalement déjà été effectués.
Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Merci à tous les intervenants pour leurs brillants exposés. Je ne suis pas ingénieure et remercie notamment Mme Merle, en tant que médecin, de nous avoir présenté un dispositif plus rassurant en termes de sûreté.
Je me demande si vous êtes là pour collaborer ensemble à des projets ou si chacun vient pour défendre sa position. Va-t-on vers des projets innovants, ou s'inscrit-on dans la continuité par rapport à l'existant ? Où va-t-on en termes de collaboration entre vos différents projets ?
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Ces différents projets ont, par ailleurs, tous des coûts.
Mme Angèle Préville, sénatrice. - Je remercie moi aussi les intervenants et salue notamment la présentation très éclairante de Mme Merle.
Je crois qu'il faut retenir les leçons du passé, notamment des projets qui ne sont toujours pas en phase de réalisation à l'heure actuelle, et ne pas se lancer trop vite et trop fort dans des technologies qui n'ont peut-être pas d'avenir. Je me réjouis que les recherches s'orientent vers de petits réacteurs, car je pense que la transition énergétique impliquera, à l'avenir, de s'adapter et d'aller vers ce type d'équipements, y compris au niveau international. Parmi les critères essentiels à considérer, figurent, selon moi, la question des déchets et celle de la sûreté. Je m'interroge, comme mes collègues parlementaires, sur les choix qui devront être faits.
M. Philippe Bolo, député. - Je souhaiterais associer à ma question Paul Christophe, président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la « sûreté et [la] sécurité des installations nucléaires ». J'aimerais vous entendre sur les effets d'un contexte de réflexion sur la diminution de la part du nucléaire sur les recherches que vous pouvez mener et les opportunités que vous pouvez voir apparaître ou disparaître. Ainsi, les coûts de développement des combustibles multi-recyclés sont-ils, par exemple, équilibrés par les gains directs, en matière d'exploitation des centrales, et les gains indirects, en termes de gestion des déchets ? Autrement dit, les investissements associés au développement du multi-recyclage sont-ils compatibles avec l'idée d'une réduction conséquente du parc nucléaire français ?
M. Hamid Aït Abderrahim. - Concernant le choix des technologies, je pense que la réponse a été apportée par M. Yves Bréchet en réponse à la question de M. Cédric Villani. Aujourd'hui, l'objectif doit être de mettre les éléments à disposition de la puissance publique, pour qu'elle puisse prendre des décisions le moment voulu. Cela implique notamment de prendre en considération des éléments non seulement scientifiques, techniques, mais aussi des aspects de coût, dans la perspective d'une industrialisation du procédé. Concernant, par exemple, l'option ADS, nous avons encore des marges d'incertitude entre ce que l'on connaît, ce que l'on a expérimenté en laboratoire, et le projet concret d'industrialisation. Il en va de même pour le retraitement des combustibles usés, c'est-à-dire la séparation avancée : des résultats magnifiques ont été obtenus à l'échelle de l'Europe, notamment en France, à Marcoule. Mais le passage à l'industrialisation représente une étape importante, qui reste à franchir.
Aujourd'hui, il nous faudrait une enveloppe pour la R&D oscillant entre 6 et 9 milliards d'euros à l'échelle de l'Europe, où il existe, pour les déchets nucléaires, des provisions de l'ordre de 73 milliards d'euros. Ces montants sont publics et figurent dans le programme indicatif nucléaire (PINC) de la Commission européenne. On a donc besoin de moins de 10 % de cette somme pour apporter des réponses claires aux décideurs politiques. La question est de savoir s'il faut continuer à se poser des questions métaphysiques, ou effectuer cet investissement de R&D, en vue de prendre des décisions réelles, sérieuses et chiffrées dans le domaine de l'industrialisation. La réponse donnée par la R&D ne sera pas binaire, mais va de toute façon apporter de la connaissance et de l'innovation, valorisables en fonction de l'option choisie. On sait, par ailleurs, que les plus grandes inventions se font souvent par hasard : on peut, par exemple, en recherchant comment mieux séparer les actinides mineurs, parvenir à mettre au point des techniques pour la médecine nucléaire, ou le domaine spatial. C'est là la valeur ajoutée d'un tel investissement. Il faut le concevoir ainsi.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - À quel périmètre de technologie exploré correspond le chiffre de 6 à 9 milliards que vous citez ? Cela concerne-t-il l'ADS ? Est-ce plus général ?
M. Hamid Aït Abderrahim. - Cette stratégie, développée au niveau de la Commission européenne, comporte quatre blocs, dont la séparation avancée, pour laquelle on est sûr des techniques mises au point à l'échelle du laboratoire, et qui doit passer à un palier semi-industriel.
Le deuxième élément concerne le fait de mettre les actinides mineurs dans des combustibles innovants, pour pouvoir les traiter soit dans des réacteurs critiques, soit dans des réacteurs sous-critiques.
Le troisième pilier est celui des transmutateurs : il faut construire ASTRID et ADS, pour avoir une idée de l'efficacité, dans un souci de production d'énergie et de concentration des déchets.
Le dernier bloc est le suivant : lorsque l'on place les actinides mineurs dans un réacteur critique, ou sous-critique, on ne les brûle pas en un seul passage. Il convient de faire du multi-recyclage, qui appelle un retraitement susceptible d'être différent de celui développé pour les combustibles des REP. Ce quatrième bloc, relatif à la pyrochimie, est tout aussi important que les précédents.
Pour ces quatre blocs, la démonstration préindustrielle coûterait entre 6 et 9 milliards d'euros, c'est-à-dire moins de 10 % de l'enveloppe disponible pour ce problème à l'échelle européenne.
M. Julien Aubert, député. - Si l'on parle des provisions faites par les opérateurs, elles sont mises en regard du démantèlement de leurs centrales. Au plan comptable, il m'apparaît difficile de prélever chez les opérateurs des sommes dédiées comptablement à certaines dépenses, pour financer une recherche fondamentale en amont, qui bénéficierait certes au secteur, mais de manière asymétrique. Les provisions d'EDF sont, par exemple, plus importantes que celles du CEA. Or, il est possible qu'en termes d'intérêt direct pour l'opérateur, le retour sur investissement soit sensiblement différent. Je comprends la logique consistant à présenter ce montant comme un petit investissement, ne représentant que 10 % des sommes qui vont être dédiées au démantèlement, mais je ne suis pas certain que l'on puisse faire transiter ces sommes d'une poche à l'autre.
M. Hamid Aït Abderrahim. - Ces sommes ne sont pas celles dédiées au démantèlement des réacteurs, mais correspondent aux provisions de l'aval du cycle, des combustibles usés, que l'on peut soit destiner au stockage géologique, soit transmuter. J'ignore si cela est le cas en France, mais dans d'autres pays, ces deux enveloppes sont séparées. Dans tous les cas, ces deux montants sont chiffrés au niveau de l'Europe.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Un consensus semble apparaître sur le fait que les recherches, tant en termes de montants que de diversité des technologies mises en oeuvre, appellent nécessairement des collaborations internationales, avec une réflexion européenne et extra-européenne.
Les intervenants convergent également sur l'idée que ces différentes options technologiques présentent chacune des avantages et des inconvénients potentiels, et qu'il ne sera pas possible, tant que les grands investissements de R&D n'auront pas été faits, de trancher avec certitude.
Apparaît, par ailleurs, une grande difficulté de la filière à dégager les marges qui permettraient de réaliser de tels investissements, dans un contexte dans lequel les origines des financements et les calendriers possibles sont incertains, et où les opérations s'étalent dans la durée, impliquant de grandes prises de décisions publiques.
M. Christophe Gégout, administrateur général adjoint, CEA. - M. Philippe Bolo a soulevé la très importante question consistant à savoir si les chercheurs du domaine nucléaire s'intéressaient à la programmation pluriannuelle de l'énergie, ainsi qu'à l'augmentation des énergies renouvelables dans le mix électrique français, et à l'évolution de la part du nucléaire. La réponse est évidemment positive. Certaines recherches sont spécifiquement dédiées à l'adaptation de notre outil électronucléaire aux nouvelles conditions. On peut, par exemple, citer la recherche sur les combustibles dont la puissance peut s'adapter, en fonction de la charge du réseau. Des travaux sont menés dans le but d'innover, pour disposer de combustibles résistant mieux aux variations de charge. On peut également mentionner ici les recherches sur le comportement des aciers sous irradiation, qui permettent d'éclairer les choix publics, en matière de durée de vie des réacteurs. Les chimistes cherchent, par ailleurs, des manières de vitrifier les déchets aujourd'hui sans exutoire. De très nombreuses recherches ont ainsi pour objectif de documenter les choix techniques de la programmation pluriannuelle de l'énergie. Je tenais à vous rassurer sur le fait que nous ne sommes pas sourds aux choix publics, ou aux arbitrages rendus en matière d'énergie, bien au contraire. Le fait que la part des énergies renouvelables augmente dans le mix énergétique va notamment induire davantage de variabilité : la question de la capacité du nucléaire à accompagner la charge est un point majeur, sur lequel le CEA, le CNRS, et les universités sont mobilisés.
Mme Elsa Merle. - J'ai entendu mentionner la date de 2003. Or, je pense que depuis une quinzaine d'années, le panorama international a énormément changé. Comme l'a souligné M. Yves Bréchet en début de séance, le futur du nucléaire est international. Il est indispensable de collaborer, notamment dans le cadre d'un programme de recherche institutionnel que j'appelle de mes voeux. La France a beaucoup de forces, et pourrait prétendre, dans certains domaines, à un rôle de leader. Pour ce faire, il est indispensable, pour le CNRS notamment, d'avoir des partenariats avec des experts du CEA, avec les industriels du domaine : Framatome, EDF, Orano, etc. Sans cela, nous ne pourrons disposer de programmes suffisamment élaborés et solides. La collaboration est indispensable, et souhaitée par de nombreux acteurs.
M. Jérôme Bignon, sénateur. - Je souhaiterais revenir sur cette notion de collaboration, avec la limite que peut représenter la propriété intellectuelle. Jusqu'où peut aller la collaboration, en tenant compte de cet élément ?
M. Bernard Salha. - Je pense qu'il faut développer la coopération internationale sur des recherches relativement amont, sans oublier par ailleurs qu'il existe un véritable paysage concurrentiel entre industriels russes, chinois, américains, et français. Il faut donc concilier ces deux aspects, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, se situant à des échelles de temps, et des niveaux d'approfondissement différents.
M. Yves Bréchet. - Je pense qu'il ne faut pas commettre l'erreur consistant à s'imaginer que les choix se font à partir de plans sur papier. Les raisons pour lesquelles un choix est effectué tiennent évidemment au fait qu'il est techniquement réalisable, mais aussi qu'il crée de la richesse pour le pays concerné. Je pense qu'il faut à la fois adopter une vision internationale, pour pouvoir bénéficier de ce qui se fait ailleurs et travailler avec des équipes et des pays étrangers, et faire des choix qui sont une convolution d'éléments techniquement possibles, pour lesquels nous disposons d'une expérience, et d'une industrie capable de les valoriser. Faire des choix en s'imaginant que l'on va juste choisir des concepts serait, selon moi, une erreur majeure. On a donné, tout à l'heure, l'exemple de l'eau comme fluide caloporteur : la raison pour laquelle le nucléaire s'est développé comme industrie tient au fait qu'il s'appuyait sur 150 années d'expérience de la machine à vapeur.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Après ces paroles qui nous font prendre de la profondeur historique, nous allons passer aux interventions, et questions du public.
Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l'Office. - Nous avons retenu deux questions, issues soit de la salle, soit de la plateforme Internet. La première concerne le projet de réacteur de recherche civil à fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) : l'internaute souhaite être informé de l'état d'avancement de celui-ci, et des perspectives qu'il offre pour l'avenir de l'énergie nucléaire.
La deuxième est relative aux réacteurs à sels fondus : la personne souligne que cette technologie semble potentiellement offrir une garantie de sûreté plus importante, accompagnée d'une réduction conséquente du coût de l'énergie nucléaire, et demande si le CEA est prêt à travailler sur cette technologie pour l'avenir.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - J'ajoute que nous nous sommes posé la question d'inclure ITER dans cette table ronde, mais le programme en était déjà tellement dense que nous y avons finalement renoncé, et préféré le réserver pour un autre moment, ce qui n'empêche bien évidemment pas d'apporter, dès maintenant, quelques éléments d'information à ce propos.
M. François Gauché. - Le CEA est bien entendu ouvert à de telles recherches. Ce n'est pas parce que l'essentiel des moyens est consacré à la technologie qui nous semble la plus urgente à continuer de développer, pour être en capacité de franchir la marche extrêmement importante existant entre les conceptions historiques et les exigences de sûreté les plus modernes, telles qu'elles sont apparues par exemple après les attentats de 2001 et l'accident de Fukushima, que l'on ne s'intéresse qu'à cela. Nous travaillons pour ce faire dans un contexte international. J'y reviendrai lors de la deuxième table ronde. Il est important de garder l'esprit ouvert, et de conserver une capacité d'invention. En ce sens, nous collaborons avec nos collègues du CNRS sur les sels fondus. Nous n'en faisons toutefois pas un projet financé, car la demande ne nous en est pas faite par le Gouvernement. Toutefois, si ce dernier souhaite qu'un programme soit lancé sur les sels fondus, nous serons tout à fait prêts à nous y engager. Il existe, au niveau académique, une collaboration quotidienne sur ces questions.
Concernant ITER, la direction de l'énergie nucléaire n'est pas compétente sur le sujet. Celui-ci relève plutôt de la direction de la recherche fondamentale du CEA, même si ce projet est situé à Cadarache, juste à côté d'un centre majoritairement rattaché à la direction de l'énergie nucléaire. Il s'agit d'un projet en construction, qui avance, avec un planning officiel, confirmé par le conseil ITER, de mise en service de la machine pour un premier plasma en 2025. Je n'en dirai pas plus, pour respecter le cadrage de la réunion.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Si je comprends bien, le programme ITER pourra rendre des résultats utilisables, exploitables industriellement, à horizon très lointain. J'ai entendu parler de 2100. Est-ce exagéré ?
M. Yves Bréchet. - Il est parfaitement légitime pour l'humanité de mener la conquête spatiale, tout comme il est légitime d'explorer ITER. J'ignore quand la conquête spatiale sera efficace pour résoudre les problèmes de surpopulation sur la Terre.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Au cours de ces débats, nous avons vu revenir à de multiples reprises le besoin impératif de coopération internationale. J'ai été frappé par le fait que seul M. Aït Abderrahim parle véritablement de politique européenne, au sens de la Commission européenne. Il semble que cette dimension soit absente de la tête de ceux qui développent les projets, et des centres de décision majeurs sur la question.
Cette insistance sur une nécessaire coopération internationale, notamment à l'échelle continentale, nous conduit tout naturellement à la deuxième table ronde, présidée par ma collègue Émilie Cariou.
II. DEUXIÈME TABLE RONDE :
LE RÔLE DE
LA COOPÉRATION INTERNATIONALE DANS LE DÉVELOPPEMENT DES NOUVELLES
TECHNOLOGIES NUCLÉAIRES
Présidence : Mme Émilie Cariou, députée
Mme Émilie Cariou, députée. - Après cette première table ronde qui a permis d'avoir un aperçu des différentes pistes de recherches technologiques, de leurs promesses et de leurs limites, nous allons à présent traiter de la question de la coopération internationale en matière de recherche et d'innovation pour l'énergie nucléaire.
Même si la France dispose à la fois d'une longue tradition de recherche en science atomique et de nombreux et brillants chercheurs, notamment au sein du CEA et du CNRS, elle a toujours veillé à participer aux différentes initiatives en matière de coopération pour la recherche et l'innovation, au niveau européen et international.
Cette coopération apparaît plus que jamais incontournable, à l'heure où les moyens nécessaires à la recherche sur les technologies nucléaires vont croissant, et où la diversification des technologies a conduit à une plus grande dispersion de l'affectation des crédits de recherche.
Comme la précédente table ronde l'a montré, les obstacles à lever sont multiples, tout comme les pistes technologiques à suivre. À cela s'ajoute la nécessité de partager des infrastructures de recherche, aux coûts de construction et d'entretien de plus en plus élevés. Toutes ces difficultés ont sans doute contribué à ralentir la progression dans ce domaine de recherche particulier.
À l'occasion de cette table ronde, nous allons bénéficier du point de vue de plusieurs acteurs majeurs de cette coopération internationale, avec les représentants de l'Agence internationale de l'énergie atomique, de l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE, de la Commission européenne, du Forum international Génération IV, de la plateforme technologique sur l'énergie nucléaire durable et du département des entreprises, de l'énergie et de la stratégie industrielle du Royaume-Uni.
Je tiens à remercier l'ensemble des responsables qui ont accepté de participer à cette table ronde, et tout spécialement ceux venus de l'étranger. Tous sont bien évidemment invités à rester jusqu'à la fin de cette audition, mais nous comprendrons qu'ils soient éventuellement contraints de partir plus tôt, pour prendre un vol ou un train.
Je tiens également à saluer un absent, contraint de renoncer à sa participation à la dernière minute, en raison des grèves de train : il s'agit de M. Rob Arnold, conseiller spécial en ingénierie pour les technologies nucléaires, au sein du département des entreprises, de l'énergie et de la stratégie industrielle du Royaume-Uni, qui a cependant accepté de participer cette nuit à un enregistrement de son intervention, que nous allons vous diffuser. Nous l'en remercions vivement, ainsi que Mme Sara Gill, en charge de la science, de l'innovation et de l'enseignement supérieur à l'ambassade du Royaume-Uni à Paris, ici présente.
Je salue tout spécialement M. Shigemitsu Toma, premier secrétaire et attaché scientifique à l'Ambassade du Japon à Paris, qui a tenu à assister en personne à cette audition. S'il souhaite prendre la parole au cours des débats, ses questions et commentaires seront évidemment les bienvenus. Nous avons accueilli voici quelques semaines une délégation japonaise, dont faisait notamment partie le secrétaire d'État en charge de la sécurité nucléaire. Les échanges que nous avons pu avoir à cette occasion témoignent, si besoin en était, du fait que la coopération internationale est très importante pour progresser sur les sujets de sûreté et de sécurité.
Nous souhaiterions que la durée des exposés n'excède pas sept minutes.
Nous écouterons tout d'abord M. Daniel Iracane, directeur général adjoint de l'Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE. Il a auparavant dirigé, au sein du CEA, divers programmes de recherche sur les déchets radioactifs et la physique des hautes énergies, lancé la construction du réacteur de recherche Jules Horowitz, et optimisé la politique d'infrastructures de recherche nucléaire européenne, avant de rejoindre les affaires internationales. Il va évoquer la question de l'innovation dans les pays membres de l'AEN.
A. Interventions
M. Daniel Iracane, directeur général adjoint, Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE : l'innovation dans les pays de l'Agence pour l'énergie nucléaire. - L'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire est une agence intergouvernementale, qui réunit les pays avancés dans l'utilisation de l'énergie nucléaire. Elle a pour mission d'aider ces pays à définir et à mettre en oeuvre leur politique dans le domaine nucléaire. J'insiste sur le fait que ces politiques ne sont absolument pas convergentes, ce qui n'empêche en rien de rassembler les experts des pays membres, pour produire une compréhension commune. Il s'agit d'un processus très intéressant, car nous avons besoin, les débats précédents en témoignent, de construire des références partagées. Le fait que les politiques énergétiques soient différentes n'empêche pas ces pays de coopérer, et de dégager une notion d'état de l'art, et de bonnes pratiques dans le domaine.
Sur cette base, je souhaiterais partager avec vous quelques tendances qui se dégagent des échanges entre nos pays membres, concernant la production scientifique et l'innovation dans le domaine nucléaire.
Pour ce qui est de la production scientifique, il convient de noter que les concepts de base sont aujourd'hui raisonnablement bien connus et maîtrisés. Les enjeux sont essentiellement liés à la mise en oeuvre.
Deux grandes tendances se dessinent dans ce contexte. La première, déjà abondamment citée, concerne les progrès fantastiques permis par la simulation numérique, qui impacte tous les domaines industriels, et offre des potentialités plus qu'intéressantes dans le domaine nucléaire.
La deuxième tendance renvoie au défi de la validation, de la preuve, qui s'oppose à la précédente évolution. Il faut, en effet, au regard des masses impressionnantes d'informations que peut générer cette capacité de simulation numérique, disposer également, pour asseoir la preuve, de données expérimentales. Or, la situation est ici très différente, et un véritable défi se présente, à l'échelle des pays de l'AEN, lié à l'acquisition de ces données expérimentales. Les pays membres de l'Agence ont donc tendance à se concentrer sur ce besoin de validation.
Il apparaît que la collaboration internationale apporte, dans ce domaine, des avantages déterminants. Le premier de ces avantages est de hiérarchiser les questions. Le questionnement en matière de science s'avère toujours compliqué, car lié non seulement à l'état de l'art scientifique, mais aussi aux enjeux. Il impose donc de réunir autour de la table des profils d'acteurs tout à fait différents et complémentaires : chercheurs, ingénieurs, représentants industriels, représentants des autorités publiques, etc. Il faut ensuite avoir confiance dans le fait de traiter les bonnes priorités, sur les bonnes questions. Bien évidemment, la coopération internationale permet d'apporter un bon niveau de confiance, notamment au niveau des questionnements.
Le deuxième bénéfice réside dans la production technique, surtout lorsqu'elle est d'ordre expérimental. La collaboration permet de mutualiser les moyens, financiers, en intelligence, et en capacité des plateformes expérimentales.
Le dernier point, essentiel dès lors que l'on touche à des sujets aussi prioritaires et importants que la sûreté, tient au fait qu'il est toujours possible, lorsque l'on obtient un résultat technique, qu'il soit controversé, débattu, discuté. La science est faite de débats. Pour autant, il est nécessaire, à un moment donné, de construire une confiance autour de ces résultats. Or, lorsque les groupes d'experts de plusieurs pays s'accordent sur un résultat, on atteint un bon niveau de confiance, qui permet à ces résultats d'être utiles, et utilisables dans le domaine industriel, ainsi que par les autorités de sûreté. Ainsi, l'AEN, en plus de son programme de travail régulier, crée un cadre qui favorise une vingtaine de programmes expérimentaux, au sein desquels des groupes de pays se mettent d'accord sur une problématique, sur des questions, et sur des capacités à mettre en oeuvre en commun, ce qui permet de produire une connaissance expérimentale partagée, et d'un haut niveau de crédibilité.
La diffusion des connaissances est aussi un sujet important. Je voudrais citer ici le rôle de la base de données de l'AEN, instrument historique fruit du travail de plusieurs décennies. Il s'agit d'un très bon exemple de partage. Tous les programmes nucléaires reposent, au jour le jour, sur des données de base, qui concernent les propriétés des noyaux mis en oeuvre dans ces programmes. Il faut, bien évidemment, avoir un bon niveau de confiance quant à la qualité de ces données. Le processus de la base de données de l'AEN consolide et expertise ces données, depuis des décennies. L'ensemble du programme nucléaire français repose, en fait, sur l'utilisation de cette base.
Néanmoins, je voudrais mentionner deux points croissants d'inquiétude. Le premier concerne la disponibilité des plateformes expérimentales, et des infrastructures de recherche. L'immense majorité de ces instruments a été bâtie dans les années 1960, et arrive bien évidemment en fin de vie. Dans les semaines qui viennent de s'écouler, une grande inquiétude a ainsi circulé, tout autour de la planète, à propos de la fermeture probable d'une installation située en Norvège, qui a fourni pendant plusieurs dizaines d'années des informations tout à fait nécessaires à la mise en oeuvre industrielle des programmes nucléaires.
La deuxième source d'inquiétude, citée précédemment, concerne la formation des cadres. Le souci ne réside pas, de notre point de vue, dans l'enseignement, ou dans la connaissance académique, tout à fait bien préservée. Il se situe dans la formation en profondeur de ces cadres, quant aux savoir-faire, et à la compréhension de ce qui se cache derrière la prescription. Nous constatons que, pour les générations passées, cette formation était fondamentalement menée à travers la participation à des projets ambitieux. Les projets de recherche dont on parle aujourd'hui ont aussi cette valeur ajoutée, consistant à créer des défis. On ne peut savoir ce que les choses sont en profondeur sans faire face à des défis. La recherche et les projets innovants ont un rôle essentiel à jouer en la matière, en formant les futurs cadres. Ces derniers iront peut-être, à l'avenir, gérer des technologies tout à fait classiques, mais ils auront au moins l'acquis de ce regard posé derrière le rideau de la connaissance, et connaîtront les sujets en profondeur.
Quelques mots sur l'innovation : nous constatons, également avec inquiétude, un ralentissement des processus d'innovation. Je dirais ainsi, de manière certainement abusive, pour marquer les esprits, que l'on parlait, voici quelques décennies, d'échelles de temps de l'ordre de deux ou trois ans, de quelques années, pour mener à bonne fin une innovation, alors qu'il est plutôt question aujourd'hui de dix ou vingt ans. En l'occurrence, le sujet ne porte pas sur la recherche, mais sur la trajectoire qui mène de la recherche à sa concrétisation sur le marché. Je citerai deux exemples : il existe aujourd'hui, suite à l'accident de Fukushima, un grand intérêt mondial pour le développement de combustibles tolérants aux accidents. Toute une gamme de solutions sur étagère sont disponibles, y compris au niveau industriel, avec des attraits et des niveaux de maturité différents. Le défi, partagé par la communauté de l'AEN, consiste à accélérer le temps de déploiement, et à éviter de passer vingt ans à mûrir ces technologies. Un deuxième exemple frappant concerne la numérisation des technologies, qui irrigue aujourd'hui de manière évidente tous les secteurs industriels. Or, on constate, dans beaucoup de pays, une véritable difficulté de pénétration de ces technologies dans le domaine nucléaire, même si la situation apparaît contrastée d'un pays à l'autre. Bien que ces technologies soient développées, et pour certaines mises en oeuvre, dans des secteurs présentant des enjeux de sécurité et de sûreté importants, comme l'aéronautique, il n'en va pas de même dans le nucléaire. Il y a là un véritable enjeu sur le plan opérationnel.
Je pointerai, enfin, un axe d'amélioration sur lequel nous travaillons. Il vise à assurer un meilleur couplage entre les processus d'innovation et de régulation. Figure à l'agenda des autorités de sûreté membres de l'AEN un véritable sujet de discussion sur ce point. Il était question précédemment des limitations liées à la propriété industrielle. La recherche amont peut, bien évidemment, permettre de coopérer sans avoir à faire face à cette question, mais la coopération sur la capacité à accepter des innovations, tout en prenant en compte une sûreté démontrée et partagée, représente aussi un élément pour lequel nous pensons que la collaboration internationale peut apporter beaucoup. En effet, l'amélioration de ce couplage suppose une participation des autorités de sûreté au processus d'innovation. Or, pour y parvenir sans mettre en péril leur indépendance et leur responsabilité nationale, le meilleur moyen consiste certainement de travailler à l'échelle internationale.
Je conclurai en soulignant qu'il nous semble que la coopération internationale apparaît aujourd'hui plus nécessaire encore qu'hier, même si elle a toujours existé dans ce domaine. Les défis nouveaux qui se posent à la technologie nucléaire renforcent ce besoin.
Mme Émilie Cariou, députée. - Nous avons à présent l'honneur de bénéficier d'une intervention du Docteur Dohee Hahn, directeur de la division de l'énergie nucléaire de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Ingénieur dans le domaine nucléaire, le Dr Hahn a, au cours de sa carrière, apporté une importante contribution à la recherche sur les nouveaux réacteurs nucléaires, notamment au sein de l'Institut coréen de recherche atomique. Il a déposé dans ce cadre plusieurs brevets notables. Il va présenter les activités de l'AIEA pour le renforcement de la coopération internationale sur les technologies nucléaires avancées.
M. Dohee Hahn, directeur de la division de l'énergie nucléaire, Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) : les activités de l'AIEA pour renforcer la coopération internationale concernant les technologies nucléaires avancées. - Je suis vraiment honoré de pouvoir vous présenter brièvement les activités de l'AIEA concernant les technologies nucléaires les plus avancées.
L'AIEA est bien connue au niveau international, et contribue grandement à la disponibilité du nucléaire pour les États membres, afin de l'utiliser de façon paisible et sûre. L'innovation dans les technologies nucléaires est essentielle pour une réponse efficace à long terme au changement climatique, et pour promouvoir la croissance économique, ainsi que le développement durable. L'AIEA se concentre sur la collaboration internationale pour des innovations techniques, que nous étudions à l'heure actuelle, et qui sont en cours d'évolution, gérées par de nombreux États membres. L'objectif est d'utiliser à long terme les centrales nucléaires, pour pouvoir réduire les émissions de gaz à effets de serre venant de l'industrie. De nouveaux réacteurs sont nécessaires pour remplacer le parc existant, et mieux utiliser le nucléaire. Des réacteurs de moyenne et petite puissance seront sans doute développés, avec un plus haut niveau de sécurité, dans les dix à vingt années à venir. Les réacteurs révolutionnaires de l'avenir pourront utiliser l'énergie nucléaire pendant très longtemps, au-delà de 2030. Les applications non électriques du nucléaire peuvent également avoir des incidences sur d'autres secteurs qui nous intéressent, notamment pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Notre agence a développé plusieurs instruments pour soutenir la coopération internationale. Ceux-ci incluent des groupes de travail techniques, des projets de recherche coordonnée, des publications techniques, et des bases de données.
Les groupes de travail techniques se concentrent sur des domaines spécifiques. Six sont actuellement en fonctionnement, notamment sur les REP, les réacteurs à neutrons rapides, les réacteurs à très haute température, les petits réacteurs modulaires, et les applications non électriques. L'AIEA apprécie la participation active de la France à ces groupes de travail pour partager, avec d'autres États membres, son expérience et son savoir concernant les technologies nucléaires avancées.
Dans le domaine des réacteurs de type RNR, un groupe de travail a joué un rôle très important depuis de nombreuses années pour partager de l'information, et promouvoir la coopération internationale. L'AIEA a organisé, en 2015 à Paris, une conférence internationale consacrée aux réacteurs à neutrons rapides, et au cycle du combustible lié. L'année dernière, la Fédération de Russie a accueilli une autre édition de cette grande conférence, qui a attiré plus de soixante-dix experts et décisionnaires représentants trente États membres.
L'AIEA soutient également des études et la R&D concernant les réacteurs à haute température, pour se concentrer sur les hauts niveaux de rendement, avec l'objectif d'obtenir une production électrique efficace du point de vue du coût.
Par ailleurs, de nombreux États membres s'intéressent de plus en plus aux petits réacteurs modulaires, ou SMR. Il en existe au moins cinquante conceptions différentes, à plusieurs stades d'évolution. Ces SMR peuvent permettre une production électrique souple, et s'intégrer avec le développement d'énergies renouvelables intermittentes. Ils peuvent notamment répondre à une utilisation partielle ou dédiée pour des applications non électriques, telles que la production de chaleur pour le secteur industriel, la production d'hydrogène, ou la désalinisation. L'AIEA soutient les États membres dans le développement, l'évaluation et le déploiement de la technologie SMR. Pour répondre à l'intérêt croissant des États membres, l'Agence a décidé de consacrer un nouveau groupe de travail à ce sujet, afin de promouvoir la technologie des réacteurs modulaires de petite taille dans les États membres. Voici quelques semaines, s'est tenue la première réunion de ce groupe technique, qui compte à l'heure actuelle des représentants de vingt-huit États membres.
L'Agence a également lancé un projet coordonné de recherche, afin de développer une base de données techniques, pour réduire les zones d'évacuation d'urgence pour ces SMR. Il s'agit d'un sujet très intéressant et important, visant à voir où localiser les SMR, à proximité, ou non, de zones peuplées. De nombreux pays s'intéressent aux SMR. Nous les soutenons, en partageant avec eux nos activités concernant le développement de capacité, l'évaluation de la technologie des réacteurs, les licences, la sécurité, et le développement d'infrastructures nécessaires à leur programme national nucléaire.
L'AIEA étudie également la possibilité d'utiliser, pour les SMR, les normes qu'elle a adoptées pour des réacteurs plus grands. Nous effectuons des vérifications, afin de savoir s'il est envisageable d'appliquer ces normes à d'autres types de conceptions, tels que les petits réacteurs modulaires.
Notre Agence fait également office, d'une certaine manière, de secrétariat technique pour le forum des régulateurs des SMR, qui réunit des régulateurs de plusieurs États membres. Ce groupe débat en ce moment de la question des licences pour les principes de conception de réacteurs modulaires de petite taille.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci, M. Hahn. Je vais maintenant avoir le plaisir de passer la parole à M. Hans Rhein, chef de l'unité de coordination Euratom au sein de la direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Je rappelle que le traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique a été signé en 1957 à Rome, en même temps que celui instituant la Communauté économique européenne, avec pour objectif la création d'un marché commun pour le développement des usages pacifiques de l'atome. M. Rhein va faire le point sur l'état de la coopération européenne en matière de recherche et d'innovation dans ce cadre.
M. Hans Rhein, chef de l'unité de coordination Euratom, direction générale de l'énergie, Commission européenne. - Merci, Mme la présidente, d'avoir rappelé que nous avions fêté, l'année dernière, les soixante ans de notre traité. Je vous remercie également de me donner l'occasion de m'exprimer ici, au nom des services de la Commission européenne, pour exposer brièvement notre contribution à la recherche sur les technologies nucléaires du futur, en la replaçant dans le cadre règlementaire européen.
Comme l'indiquait, dès février 2015, la nouvelle Commission dans sa communication sur l'Union de l'énergie, il est important que l'Union européenne veille à conserver son avance technologique dans le domaine nucléaire, notamment grâce à ITER, afin d'éviter d'aggraver sa dépendance énergétique et technologique. À cette fin, la Commission apporte un soutien majeur à la recherche, par le biais de différents programmes-cadres.
Ainsi, le programme Euratom de recherche nucléaire est conduit dans le cadre du programme global Horizon 2020. Il porte sur la fusion et la fission nucléaires, et concerne notamment les questions liées à la sûreté nucléaire, la gestion de l'aval du cycle, le stockage profond, la radioprotection, la formation et l'enseignement, mais aussi la sécurité et la sûreté nucléaires.
Concernant la période 2021-2027, la Commission propose de consacrer à son programme de recherche global un budget de 100 milliards d'euros, en faisant ainsi l'une des quelques lignes budgétaires en augmentation dans la prochaine programmation. Sur ce budget, 2,4 milliards d'euros seraient affectés à la recherche Euratom.
Des actions sont, en outre, menées par notre centre commun de recherche depuis des décennies, à travers l'ensemble des plateformes créées, dont le Sustainable nuclear energy technology forum, dont M. Aït Abderrahim va parler ultérieurement.
Les services de la Commission, et le centre commun de recherche, collaborent étroitement au niveau international, tant avec l'Agence pour l'énergie nucléaire qu'avec l'AIEA, et d'autres partenaires clés dans le monde, que sont les États-Unis et le Japon.
Le cadre européen de sûreté nucléaire et de radioprotection a été considérablement renforcé ces dernières années. Il place l'Europe à la pointe en matière de sûreté nucléaire. Une mise en oeuvre ambitieuse de ce cadre juridique est nécessaire, afin que le plus haut niveau de sûreté soit atteint et maintenu. C'est ainsi qu'a été introduit, dans la nouvelle directive européenne, un objectif de sûreté nucléaire selon lequel toute nouvelle installation doit être construite selon un design empêchant les accidents ou, dans le cas où un accident se produirait malgré tout, en atténuant les conséquences. Ce nouvel objectif est désormais juridiquement contraignant. Nous avons vu, aujourd'hui, dans les présentations des différents projets du futur, que tous les designs en tiennent compte. La recherche doit aussi apporter son concours quant aux modalités d'application de cet objectif.
Le cadre européen de sûreté nucléaire renforcé prévoit aussi un nouveau système de revue périodique par les pairs, au niveau européen. Une première revue, le « Topical peer review on ageing management », vient ainsi d'être initiée sur le sujet du vieillissement des installations, qui fournira certainement de nouveaux champs de travail à la recherche.
Un programme indicatif nucléaire, dont il a été question lors de la première table ronde, a par ailleurs été publié en avril 2016, afin de faire le point sur les investissements nécessaires en Europe. L'un des volets de ce programme concerne les dernières tendances technologiques, et traite notamment de la sûreté des petits réacteurs modulaires.
Enfin, il m'apparaît important de citer l'organisation par la Commission, en mars dernier, d'un séminaire rassemblant tous les secteurs concernés par les défis sociétaux dans le domaine de la recherche médicale sur les technologies nucléaires et les rayonnements.
Je souhaiterais revenir brièvement sur le sujet d'ITER. Il s'agit, pour de nombreuses années encore, de l'un des axes majeurs de recherche dans le domaine de l'énergie nucléaire. À ce titre, je tiens à souligner le rôle essentiel de la France, d'une part en tant qu'État hôte de l'organisation internationale ITER, et du projet ITER lui-même, d'autre part dans le soutien qu'elle apporte au projet, en tant que responsable de 20 % de la contribution européenne. Pour ce projet peut-être encore plus que pour les autres, la coopération et la coordination au niveau international me semblent primordiales pour en garantir le succès. L'enveloppe budgétaire allouée à ITER pour la prochaine période financière a été annoncée lors de la publication de la proposition de la Commission européenne le 2 mai dernier : elle s'élève à quelque 6 milliards d'euros, sur une ligne séparée de celle dédiée au budget de la recherche européenne sur la fusion, toutefois complémentaire des activités d'ITER.
Pour conclure, la coopération européenne en matière de recherche est active et doit rester dynamique, car elle constitue un facteur d'amélioration continue de la sûreté sur notre continent. Je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à vos questions.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je rappelle aux internautes qu'ils peuvent faire part de leurs questions et observations pour cette table ronde également en se connectant sur la plateforme de gestion des questions, à partir d'un ordinateur ou d'un téléphone portable, comme indiqué sur les sites internet de l'Assemblée nationale et de l'Office.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci, M. Rhein, d'avoir détaillé ces activités très diversifiées au niveau des programmes européens.
Nous allons à nouveau entendre M. François Gauché, qui est intervenu lors de la précédente table ronde en tant que directeur de l'énergie nucléaire du CEA, et revient à présent en sa qualité de président du Forum international Génération IV. Ce Forum a été mis en place, voici plus de quinze ans, pour coordonner les activités sur les systèmes de production nucléaire. Il comprend quatorze membres, dont le dernier à avoir adhéré en 2017 est l'Australie. M. Gauché va nous présenter un point sur les activités en cours au sein de ce Forum.
M. François Gauché, président, Forum international Génération IV. - Le Forum international Génération IV (GIF) a été créé en janvier 2000 par neuf pays et compte aujourd'hui quatorze membres, tous signataires d'un document fondateur, appelé « Charte du GIF ». Certains membres (Canada, Euratom, France, Japon, Corée du sud, Chine, Russie, Afrique du sud, Suisse, États-Unis, Australie) sont membres actifs. Ils seront bientôt rejoints par le Royaume-Uni. Le GIF compte aussi des membres non actifs, à savoir l'Argentine et le Brésil.
J'ai l'honneur, depuis avril 2016, de présider l'instance de coordination des travaux du GIF, son « policy group ».
Le GIF est une initiative de coopération multinationale, destinée à partager des travaux de recherche et développement sur les systèmes nucléaires de 4e génération, dont l'objectif est d'améliorer la durabilité (en anglais : sustainability), l'économie, la sûreté, la fiabilité, ainsi que la résistance à la prolifération nucléaire, et l'augmentation des dispositions de protection physique. Le GIF s'intéresse également aux applications non électrogènes de l'énergie nucléaire, comme la production de chaleur, y compris pour des applications industrielles, la production d'hydrogène, ou la désalinisation de l'eau de mer.
Les objectifs adoptés par le GIF ont servi de base pour l'identification et la sélection de six technologies, parmi plusieurs dizaines de concepts différents. Les systèmes sélectionnés sont fondés sur différents types de coeurs, de réacteurs, de fluides caloporteurs, et de cycles de combustible. Leurs conceptions comprennent des coeurs à spectre de neutrons thermiques, qui sont les réacteurs à très haute température (en anglais : very-high-temperature reactor ou VHTR) et les réacteurs à eau supercritiques (en anglais : supercritical water reactor ou SCWR). Certains systèmes fonctionnent en spectre de neutrons rapides, refroidis au sodium, au plomb, au plomb - bismuth, ou au gaz. Cette sélection inclut enfin toute la typologie des réacteurs à sels fondus, et comporte des cycles du combustible fermés ou ouverts.
Les réacteurs de 4e génération couvrent toutes les tailles de réacteurs : des concepts de micro-réacteurs de quelques mégawatts, des réacteurs de la gamme des small modular reactors, jusqu'à 200 MW, mais aussi des réacteurs de puissance plus importante.
Des rassemblements de communautés de chercheurs travaillant sur la même technologie sont organisés au sein de comités systèmes (en anglais : system steering committees). Plusieurs pays se trouvent ainsi réunis autour de chacune des technologies. Il s'agit d'un système à la carte, chaque pays n'ayant pas forcément choisi de contribuer à chacun des six systèmes représentés dans le GIF. Des documents issus de la R&D de chacun des partenaires sont ainsi partagés. Dans certains cas, des bases de données communes sont même élaborées. Je pense par exemple à des travaux menés sur le thème des matériaux fonctionnant à haute température.
Bien entendu, tout cela ne s'est pas construit facilement. Lors de la fondation du GIF, des discussions intenses ont eu lieu, précisément sur le traitement et la gestion de la propriété intellectuelle. Un accord a été trouvé, qui permet des collaborations jusqu'à un certain point. Celui-ci n'épuise pas la question, mais permet des travaux en commun, dans des conditions bien meilleures que s'il n'existait pas.
De manière transverse, quatre groupes méthodologiques sur la sûreté, l'économie, la résistance à la prolifération, et la protection physique, mettent au point des référentiels communs. Par exemple, ces dernières années, des critères de sûreté communs ont été développés en ce qui concerne les réacteurs refroidis au sodium. Ceux-ci font l'objet d'échanges avec des représentants des autorités de sûreté et de leurs appuis techniques, dans le cadre international du groupe conjoint sur la sûreté des réacteurs avancés, sous la coordination de l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE. L'élaboration de critères de sûreté pour d'autres technologies est en cours. Je pense notamment aux technologies avec refroidissement au plomb, ou bien aux réacteurs à haute température.
La GIF bénéficie du soutien de l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE, pour son secrétariat technique. Une coopération formelle existe également entre le GIF et l'Agence internationale de l'énergie atomique, sur les méthodologies de sûreté, ainsi que sur toute une série d'autres thèmes.
Nous sommes conscients de l'importance d'expliquer nos travaux aux nouvelles générations. Dans cette optique, une initiative pour l'éducation et la formation a été mise en place, sous l'appellation de « education and training task force ». Une trentaine de « webinars », des séminaires virtuels, se sont ainsi déroulés, ou sont planifiés entre septembre 2016 et fin 2018. Certains participants aux tables rondes de ce matin font d'ailleurs partie des orateurs de ces séminaires virtuels, pour lesquels nous comptons déjà plus de deux-mille visionnages à travers le monde.
Je voudrais partager avec vous un constat dressé à partir du point d'observation privilégié qu'offre le GIF : certains pays sont extrêmement actifs dans leur R&D, mais aussi dans la réalisation concrète de réacteurs avancés. La Russie compte ainsi trois réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement, un réacteur d'irradiation en construction, et la programmation de la construction du prochain réacteur de puissance à neutrons rapides refroidi au sodium, le BN-1200, qui comme son nom l'indique a une puissance de 1 200 MWe et dont les options techniques sont extrêmement intéressantes, y compris en matière de sûreté. La Russie progresse également sur le combustible à base de plutonium, là où elle s'était pendant longtemps limitée au combustible à uranium enrichi. Elle ne s'arrête pas au sodium, mais cherche aussi à regarder la technologie du plomb liquide, en commençant par une variante de combustible à base de nitrures, et non plus d'oxydes.
Quant à la Chine, elle dispose de projets pour cinq des six systèmes du GIF : sodium, plomb, eau supercritique, hautes températures, et sels fondus. Citons, en particulier, le début de la construction d'un réacteur au sodium de 600 MW fin 2017, et la mise en place d'une coentreprise (en anglais : joint-venture ou JV) entre l'établissement CNNC (China National Nuclear Corporation) et l'entreprise TerraPower, détenue par Bill Gates, qui développe un concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, nommé TWR (traveling-wave reactor).
Concernant l'Amérique du nord et une partie du Royaume-Uni, on constate, depuis quelques années, que plusieurs dizaines de start-up et d'entreprises cherchent à développer et commercialiser des technologies de réacteurs avancés. On y trouve de nombreux concepts de réacteurs à neutrons rapides, mais aussi des SMR plus classiques, refroidis à l'eau. Certaines start-up ne se limitent pas à la fission, mais promeuvent également des concepts de machines basées sur la fusion. Ce bouillonnement d'idées et de talents attire des capitaux privés : plus d'un milliard de dollars, d'après le think tank américain Third Way. Enfin, certaines entreprises sont plus avancées que d'autres, comme TerraPower, dont j'ai déjà parlé, et NuScale, qui promet un SMR dans l'Idaho. Cette profusion d'initiatives privées a amené le département américain de l'énergie à adapter sa façon d'envisager la R&D. L'initiative GAIN (Gateway for Accelerated Innovation in Nuclear) permet ainsi à des start-up d'accéder à l'expertise, voire à la propriété intellectuelle des grands laboratoires nationaux.
Le Forum international Génération IV organisera son symposium triannuel en octobre prochain à Paris, en même temps que l'événement Atom for the future 2018 de la Société française de l'énergie nucléaire jeune génération. N'hésitez pas à venir nombreux.
Mme Émilie Cariou, députée. - Le message est reçu. Merci pour cet exposé. Nous percevons bien l'intérêt d'avoir une vue d'ensemble sur tous ces projets.
Nous allons à présent entendre M. Hamir Aït Abderrahim, qui va s'exprimer cette fois-ci en sa qualité de président de la plateforme technologique sur l'énergie nucléaire durable, qui rassemble plusieurs dizaines de centres de recherche et d'industriels européens, et vient de fêter les dix ans de sa création. Il reviendra sur la contribution de cette plateforme à l'innovation en Europe, et tracera les perspectives pour l'avenir.
M. Hamir Aït Abderrahim, président, Sustainable Nuclear Energy Technology Platform (SNETP) : les contributions du SNETP à l'innovation dans la recherche nucléaire. - La plateforme de l'énergie nucléaire durable a été pratiquement l'une des premières créées. Elle date de septembre 2007, et a effectivement fêté ses dix ans d'existence l'année passée.
Je rappelle, en préambule, que l'énergie nucléaire de deuxième et troisième génération représente 30 % de l'électricité non polluante de l'Union européenne, et qu'il est aujourd'hui question d'étendre l'énergie nucléaire au-delà de l'électricité : cogénération, hydrogène, et désalinisation de l'eau de mer. Le troisième pilier tient au développement des réacteurs de quatrième génération, et à la fermeture du cycle. En effet, comme mentionné lors de la précédente table ronde, la durabilité du nucléaire implique de passer aux réacteurs à neutrons rapides.
Nous avons été invités, le 21 février dernier, à la Commission européenne, pour présenter les sujets d'innovation dans la recherche nucléaire, et la manière dont la collaboration internationale pouvait y contribuer.
Il faut savoir qu'il existe une « vallée de la mort » pour la recherche, qui intervient lorsque l'on se trouve confronté à la difficulté de passer de l'enthousiasme du début, où l'on a besoin de peu de moyens mais surtout de gens innovants, créatifs et motivés, à la réalité industrielle, pour concrétiser les projets. Il faut franchir cette étape, sachant que l'industrialisation n'interviendra que plus tard, en fonction de ce que l'on saura susciter. C'est là que la collaboration internationale peut jouer un rôle.
La Commission nous a demandé quel était le niveau de maturité technologique auquel devait intervenir cette collaboration, à laquelle elle pourrait elle-même contribuer. Nous nous sommes appuyés, pour répondre à cette question, sur une échelle de un à neuf, le niveau un correspondant à la simple présence d'une idée de base, et le niveau neuf à un concept complètement développé, démontré, et fonctionnant dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles il sera amené à fonctionner en situation industrielle. Nous avons répondu que l'intérêt de l'apport d'Euratom ou de la Commission européenne, en collaboration avec les États membres, ou à l'échelle internationale, se situait aux niveaux cinq et six de maturité technologique, c'est-à-dire aux stades où l'on atteint la limite des moyens d'un laboratoire, et où il est nécessaire de franchir un cap, pour atteindre un niveau supérieur. Avant cela, on peut en effet assumer les travaux de recherche à l'échelle des laboratoires, des pays ; les projets ne sont alors pas suffisamment développés pour susciter l'intérêt, et la participation industrielle. L'industrie ne s'intéresse aux projets qu'à partir du moment où ils ont atteint la démonstration.
Il nous a ensuite été demandé de développer un exemple de sujet d'innovation. Nous avons choisi, parmi d'autres, la question particulière des déchets nucléaires, qui représente un problème pour la société, les industries en charge de leur gestion, lesquelles ne sont pas toujours en capacité de l'assurer faute de décisions politiques, les organismes de gestion des déchets nucléaires, les responsables politiques qui doivent prendre les décisions, et pour les pays, qu'ils sortent du nucléaire ou poursuivent dans cette voie. Après quarante ans de nucléaire, le fait de s'en extraire ne fait en effet pas pour autant disparaître les déchets comme par enchantement.
Il existe, ainsi que je l'ai rappelé précédemment, une stratégie européenne pour la séparation et la transmutation, mise au point avec tous les partenaires qui ont travaillé pendant plus de vingt ans dans les différents laboratoires, les organismes de recherche, et l'industrie. Cela a conduit à la mise en évidence de quatre blocs : séparation production des combustibles, transmutation, séparation des combustibles chargés en actinides mineurs.
Quel est l'intérêt d'effectuer une transmutation par les systèmes pilotés par accélérateurs ? Nous avons étudié diverses situations. Si l'on considère le groupe A, composé des pays qui veulent quitter le nucléaire, leur souci central est de clôturer la question dans un temps plus court que celui au cours duquel ils ont utilisé le nucléaire. Or, la transmutation se fait plus efficacement dans un système sous-critique. Pour les pays du groupe B souhaitant continuer dans la voie du nucléaire, le risque est d'être confronté à une pénurie de plutonium. Le plutonium des pays du groupe A peut donc très bien être une ressource pour les pays du groupe B. Pourquoi polluer notre système de production d'électricité avec des actinides mineurs, potentiellement dangereux ? Autant utiliser un cycle spécifique, beaucoup plus petit. C'est là l'avantage majeur des ADS.
La question du meilleur choix entre les différentes technologies a été posée tout à l'heure par un parlementaire. Je crois que ce choix se fera une fois les démonstrations effectuées. Il faut savoir que lorsque l'on investit dans l'innovation, on le fait avec un objectif précis, mais cela peut aboutir à de l'innovation dans différents domaines. L'application résultant de la colonne vertébrale d'innovation ainsi créée dépendra des opportunités, de l'industrialisation, et des priorités, qui peuvent être totalement différentes de l'objectif initial. Même dans la recherche fondamentale, le fait que l'ADS nous demande cet accélérateur hyper fiable va rendre toutes nos grandes infrastructures utilisant des accélérateurs beaucoup plus performantes.
C'est la raison pour laquelle, en Belgique, nous souhaitons investir dans le programme MYRRHA. Le gouvernement belge entend ainsi financer 40 % de ce projet auquel nous croyons fermement, au-delà même de l'application industrielle particulière autour des déchets nucléaires.
La collaboration internationale peut nous permettre de franchir la « vallée de la mort », décrite précédemment, en mutualisant les ressources et les moyens. Nous n'en sommes pas encore à une phase de compétition industrielle. Il est donc possible de partager cette connaissance fondamentale, et de construire les grandes infrastructures de recherche nécessaires qui font actuellement défaut. Cela nous permet aussi d'attirer des talents confirmés, susceptibles de former à leur tour les plus jeunes.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci pour cet exposé.
Avant de passer au débat, nous allons diffuser l'enregistrement de l'intervention de M. Rob Arnold, et projeter la présentation correspondante, qui porte sur l'innovation britannique dans le domaine nucléaire.
M. Rob Arnold, Lead engineering advisor - nuclear technologies, department for business, energy and industrial strategy, Royaume-Uni : l'innovation nucléaire au Royaume-Uni. - Je souhaite tout d'abord remercier l'OPECST de m'avoir invité à présenter la situation du Royaume-Uni en matière de recherche et d'innovation dans le domaine nucléaire. Je l'évoquerai en abordant l'histoire, l'évolution et le contenu du programme correspondant.
Les origines du programme britannique se trouvent en partie dans la législation climatique, et les objectifs de sécurité énergétique. L'« Energy act » a pour but de nous doter de systèmes énergétiques sûrs et abordables, alors que le « Climate change act » nous fixe des objectifs relatifs à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, à l'horizon 2050.
Au cours du processus d'élaboration législatif, le gouvernement a analysé plusieurs types de scénarios énergétiques, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L'énergie nucléaire fait partie du mix énergétique dans des scénarios à bas coût, peu carbonés, et ce même dans le cas d'un fort pourcentage de déploiement d'énergies renouvelables. L'étude montre également que l'énergie nucléaire est l'un des grands contributeurs pour améliorer la sécurité énergétique, et réduire globalement le coût du système énergétique. Ces bénéfices climatiques et énergétiques sont l'une des raisons de l'intérêt croissant et renouvelé du Royaume-Uni pour les nouvelles centrales nucléaires.
Cela se produit après une baisse du niveau de la R&D dans le domaine de la fission nucléaire au Royaume-Uni. À l'exception du secteur du démantèlement nucléaire, le nombre d'employés dans la recherche nucléaire baisse depuis les années 1980. Le Parlement s'est préoccupé de cette question, à la lumière d'un enthousiasme croissant pour l'énergie nucléaire et les centrales nucléaires. En 2011, la Chambre des Lords du Parlement britannique a présenté un rapport faisant état de ses préoccupations. Le Gouvernement en a accepté les conclusions, et envisagé un important programme d'investissement.
L'une des premières actions menées a consisté à examiner la stratégie de R&D dans le domaine de l'énergie nucléaire. Cette démarche a conduit à l'élaboration d'une feuille de route montrant, pour plusieurs scénarios, dans quelle mesure il faudrait accroître l'activité de recherche, afin de soutenir l'industrie de l'énergie nucléaire. Cela nous a permis de démontrer que l'accroissement de la recherche était une donnée commune à l'ensemble des scénarios pour l'énergie nucléaire du futur, quel que soit le nombre de nouvelles centrales nucléaires à construire.
Cette feuille de route présentait aussi une stratégie de développement des compétences, et de la capacité de la chaîne logistique, pour répondre aux besoins prévisionnels de l'industrie nucléaire.
Un conseil a été mis sur pieds, qui nous fournit des faits probants, pointant les aspects sur lesquels la communauté des chercheurs et l'industrie doivent maintenir leurs compétences, et mettant l'accent sur les champs dans lesquels ils doivent accroître leur activité. Cette instance travaille en partenariat avec le Gouvernement, afin de développer un modèle de financement de la recherche basé sur des actions bien définies, et des projets présentant des bénéfices clairs. Cela a conduit, à partir de 2013, à une augmentation des investissements du Gouvernement dans les infrastructures de recherche dans le domaine du nucléaire, et au lancement d'un nouveau programme d'innovation nucléaire en 2016.
Ce programme a pour objectifs de développer les compétences et l'expérience nécessaires pour s'assurer que l'énergie nucléaire continue à soutenir une production énergétique peu carbonée. Il comprend notamment le transfert de compétences vers la jeune génération de chercheurs, le développement de la chaîne logistique pour soutenir les nouvelles technologies nucléaires, et l'amélioration des activités commerciales du Royaume-Uni, tant sur le marché national qu'à l'échelle mondiale.
Bien évidemment, la réduction des coûts constitue un autre objectif important, étant donné les coûts pour l'instant considérables liés au développement des centrales nucléaires.
Ce programme s'articule autour de cinq axes.
Le premier axe se concentre sur le développement de combustibles plus sûrs et plus efficaces, pour les réacteurs actuels et les nouveaux réacteurs. Il porte notamment sur des combustibles tolérant mieux les accidents, ainsi que des combustibles permettant de poursuivre la recherche sur les réacteurs à spectre neutronique rapide. L'objectif est de disposer d'une technologie nucléaire plus sûre, disponible plus rapidement, avec une plus grande qualité, et à un prix réduit.
L'axe concernant les réacteurs avancés se concentre sur les licences, et les capacités de modélisation mathématique pour de nouveaux types de réacteurs, comprenant notamment les nouvelles constructions conventionnelles, les nouveaux réacteurs de petite taille, et les réacteurs à neutrons rapides.
Le Royaume-Uni mène, par ailleurs, depuis longtemps, des recherches pour une meilleure gestion des déchets nucléaires, et une meilleure réutilisation du combustible usé. Ce programme poursuit ces objectifs, afin de disposer d'un approvisionnement durable en combustible, et de lutter contre la prolifération des armes, pour les réacteurs actuels et futurs, notamment les RNR.
Ces quatre aspects bénéficient, enfin, de l'amélioration des infrastructures de recherche, ainsi que du développement d'outils de communication et d'analyse.
Je souhaiterais, pour terminer, vous montrer une diapositive présentant le panorama des principaux projets du programme et des évolutions en cours.
J'espère avoir réussi à vous apporter quelques éclairages concernant le développement de la recherche nucléaire au Royaume-Uni et vous remercie de votre attention.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci beaucoup. Nous allons à présent passer au débat.
B. Débat
Mme Émilie Cariou, députée. - Je souhaiterais, pour ouvrir le débat, vous soumettre deux questions. Je me tourne tout d'abord vers M. Hahn, pour lui demander si le développement des petits réacteurs modulaires, qui va conduire à une plus grande dispersion géographique, ne présente pas le risque de mettre à mal l'une des priorités de l'AIEA, à savoir la lutte contre la prolifération ?
M. Dohee Hahn. - Je vous ai présenté, dans mon exposé, les activités de l'AIEA, en insistant notamment sur nos priorités en termes de sécurité et de sûreté. Il existe différents types de conception de petits réacteurs modulaires : certains sont flottants, d'autres sur terre. La question est donc celle de la sûreté, de la sécurité et de la disponibilité. Nous disposons de plusieurs groupes de travail et mécanismes à ce sujet. Sur la base des efforts engagés, nous allons donner des orientations, ou des normes de sécurité, afin de répondre à ces éléments de préoccupation.
Mme Émilie Cariou, députée. - Les États-Unis et la Chine disposent de budgets de recherche assez importants dans ce domaine, notamment pour des travaux sur de nouveaux types de réacteurs et les technologies qui y sont associées. Ces pays sont-ils, selon vous, suffisamment engagés dans la coopération internationale ou ont-ils une position plus attentiste que d'autres ? Est-il possible d'avoir une idée des ordres de grandeur des budgets de recherche nationaux, et voir comment se situe la France dans cet environnement international ?
M. Daniel Iracane. - Concernant la volonté de coopérer des États-Unis, on constate une irrigation du secteur industriel par le département américain de l'énergie et une mise à profit des capacités des laboratoires. Cela crée une tendance à vouloir développer en interne les technologies, qui se heurte très vite à l'intérêt majeur qu'il y a à avoir des collaborations internationales, en termes de consolidation des moyens, et d'ouverture des marchés. En effet, pour les industriels, les marchés se doivent d'être internationaux. Il est donc nécessaire de co-développer les technologies, afin de les mûrir collectivement, et de faire en sorte que le marché accepte ces technologies de manière à peu près synchrone, dans tous les secteurs mondiaux. On observe, au quotidien, cette balance entre les intérêts nationaux des grands pays historiques, dont la France, et la nécessité de créer une compréhension commune à l'échelle mondiale, qui permet de favoriser la pénétration du marché par de nouvelles technologies.
La question de la Chine est de nature très différente. Les acteurs français de la recherche et de l'industrie sont très présents en Chine. La dynamique nationale chinoise est extrêmement puissante, et le cadre géostratégique rend la question plus compliquée. On est face à un mouvement constant de rapprochement entre la Chine et les autres pays ; mais ce travail est en cours, et encore loin d'être abouti.
Pour ce qui est du financement, je n'ai pas de montants précis à vous communiquer. Je souhaiterais simplement souligner que les engagements industriels aux États-Unis sont majeurs. Un projet comme NuScale, qui est l'un des plus avancés en termes de SMR, est d'abord et avant tout financé par le secteur industriel. L'industrie aujourd'hui tient les manettes de l'innovation, et a la capacité de transformer la recherche en réalisation. Il existe, de ce point de vue, un écart assez significatif avec les pays européens.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Nous avons été alertés, voici quelques temps, par M. Bernard Bigot, responsable du projet ITER, sur le désengagement redouté des États-Unis dans le financement de ce programme. Dans ce cas, la coopération ne semblait pas aller de soi. Je serais heureux d'entendre vos commentaires à ce propos.
M. Bernard Salha. - Je souhaiterais, Madame la présidente, revenir à votre question sur les budgets. J'évoquerai, lors de la table ronde suivante, la question de la Plateforme France Nucléaire (PFN), et les programmes de recherche. Nous avons effectué quelques comparaisons internationales, et je pourrai vous donner des montants plus précis. Je peux cependant d'ores et déjà vous indiquer, sans anticiper sur mon propos, que la France, la Russie et le Japon ont des budgets de fonctionnement de recherche assez comparables. Les États-Unis disposent de budgets significativement plus élevés, un et demi à deux fois supérieurs. La Chine se situe, quant à elle, au moins au niveau des États-Unis, et probablement au-delà.
M. Hamit Aït Abderrahim. - Je voulais signaler un élément que l'on constate lorsque l'on collabore avec les États-Unis : dès lors que de l'argent public américain est investi dans une recherche, la première condition posée est que tous les résultats de cette recherche deviennent ouverts au public. Cette manière de fonctionner est liée au fait que la recherche financée par l'argent public doit être ouverte à tous, afin de facilité son industrialisation. Ce passage de la recherche et de l'innovation vers l'industrialisation ne s'effectue pas, en Europe, de façon aussi active qu'aux États-Unis. Je crois que ce sujet est en réflexion et en préparation au sein de la Commission européenne, afin que toute recherche bénéficiant de fonds publics européens soit déclarée ouverte à n'importe quelle personne ou organisme désireux de la valoriser. Il s'agit là d'un vrai défi qui se présente à nous, qui avons une autre tradition que les États-Unis, en termes de propriété intellectuelle de la recherche publique. Il va falloir envisager la manière de prendre en compte cette nouvelle approche.
Mme Émilie Cariou, députée. - Il s'agit effectivement d'un sujet très épineux : que rendre public ? Que protéger ? Apparaissent également, en filigrane, des enjeux financiers considérables.
M. Philippe Bolo, député. - Je souhaiterais vous entendre sur des sujets de recherche peu évoqués à ce stade de nos échanges. L'Assemblée nationale a, vous le savez, mis en place une commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, qui s'est rendue au Japon début mai, et a visité le site de Fukushima. Parmi les nombreux sujets évoqués avec nos interlocuteurs japonais, ceux du démantèlement et du traitement du corium se sont avérés particulièrement riches. Quelle coopération la France entretient-elle avec le Japon pour mener des recherches sur ces deux sujets ? S'agissant du traitement du corium, des recherches sont-elles menées ? Si oui, lesquelles et avec quels bénéfices, au-delà de la gestion du post-accidentel ? De même, quels sont, en matière de démantèlement, les principaux axes de recherche ? Plus généralement, l'accident de Fukushima oriente-t-il des recherches spécifiques en France ?
M. François Gauché. - Nous entretenons, dans un cadre bilatéral, des collaborations assez fortes avec le Japon depuis l'accident de Fukushima. Plusieurs organismes français y contribuent, dans différents domaines. Nous développons ainsi, au CEA, deux partenariats importants sur les points que vous venez de citer. J'ai, en particulier, à l'esprit des projets de décontamination des terres, avec des essais menés l'année dernière sur des terres réellement contaminées, afin de tester à une échelle pilote les capacités de décontamination d'un procédé mis au point au CEA. Des travaux sont également en cours au sein des équipes du CEA, en collaboration avec des industriels, sur les modalités de découpage et de récupération du corium, c'est-à-dire les éléments de coeur fondu des réacteurs de Fukushima, par découpe laser.
M. Daniel Iracane. - Ces sujets sont aussi traités en multilatéral, à l'échelle internationale. L'AEN a, par exemple, lancé un projet à très long terme, dont la France fait partie, visant à accompagner le Japon dans le démantèlement du corium, avec une approche scientifique, venant en complément de la dimension industrielle du problème. L'objectif est de générer des données servant à comparer les différents codes dans les pays participants, afin de voir si l'on peut comprendre a posteriori ce qui s'est passé.
M. Yves Marignac, directeur, Wise-Paris. - Je souhaiterais apporter un commentaire sur la dimension internationale. Je souscris complètement à l'idée selon laquelle il est nécessaire de développer des collaborations internationales. Il convient toutefois de souligner que le nucléaire, à l'échelle mondiale, n'est pas une question énergétique et encore moins une question climatique : il s'agit, historiquement, d'un sujet avant tout géopolitique. Les pays qui parlent aujourd'hui de coopération pour construire un nucléaire durable, je pense notamment au Japon, aux États-Unis, et à l'Union européenne, sont justement des zones où le nucléaire est aujourd'hui en difficulté, y compris économique, et où la promesse d'un nucléaire durable est un ressort sur lequel l'industrie s'appuie. Or, cela passe évidemment par la coopération. Au niveau mondial, d'autres pays, comme la Chine et la Russie, mènent des politiques extrêmement agressives d'expansion, d'exportation de nucléaire, avec beaucoup moins de préoccupations que l'Union européenne et la France quant au caractère soutenable de ce nucléaire. Il me semble important d'avoir ces éléments en tête, et de les mettre en perspective, lorsque l'on raisonne sur la compétitivité, et le bienfondé des options sur lesquelles nous réfléchissons depuis ce matin.
Mme Émilie Cariou, députée. - Si vous n'avez pas d'autres points à soulever, je passe la parole à ma collègue Huguette Tiegna, qui a collecté les questions des internautes.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Je souhaiterais, avant de relayer les observations des internautes, vous soumettre une question personnelle : lorsque l'on parle de coopération au niveau du nucléaire, on sait que le sujet est surtout, comme cela vient d'être souligné, politique et géopolitique. Pour autant, la question des matières premières n'a, me semble-t-il, pas été abordée, si ce n'est pour indiquer que nous disposions encore de stocks pour une centaine d'années environ. Or, parler de nucléaire durable implique d'évoquer cet aspect. Je n'ai, pour ma part, jamais entendu parler de coopération avec les pays fournisseurs de matières premières, notamment les pays africains.
Il a aussi été question de talents : le Gouvernement met en place des « parcours talents » pour faciliter la mobilité des jeunes. Existe-t-il une coopération internationale dans ce domaine ?
M. Daniel Iracane. - Il est, tout d'abord, important de mesurer où nous en sommes. Personne n'a de boule de cristal, et tout dépendra de l'évolution de la consommation, mais il est toutefois possible de disposer de certains éléments d'appréciation. Ainsi, chaque année, l'AEN, en collaboration avec l'AIEA, sort un « livre rouge », qui donne une photographie des capacités minières identifiées, et met en regard de cela les besoins liés à la consommation d'aujourd'hui. Cela permet d'établir une vision partagée, à l'échelle internationale, de la trajectoire de la disponibilité des matières. En l'état actuel du nucléaire dans le monde, et d'après ce que nous savons des capacités minières, nous n'identifions pas de difficulté sur la disponibilité des matières, à court et moyen termes ; mais s'il se produisait une accélération de la consommation, il conviendrait de revoir la situation, et d'analyser la disponibilité des matières au regard des nouveaux besoins. Ce travail est effectué annuellement, et permet d'accompagner l'évolution de la trajectoire du nucléaire international, en termes de disponibilité de l'uranium.
M. Hans Rhein. - On peut parfaitement, ainsi qu'il vient d'être expliqué, effectuer une analyse des risques liés à l'offre de sources énergétiques. La conclusion est que ces risques sont assez limités dans le contexte du développement de la stratégie énergétique de l'Union européenne. Cela étant dit, nous coopérons avec l'AIEA au développement d'une banque d'uranium, située au Kazakhstan, que nous avons contribué à financer.
M. Yves Bréchet. - La question de la disponibilité des matières est importante, et reviendra certainement de façon récurrente dans tous les débats que vous allez avoir autour de l'énergie. Cela ne consiste pas simplement à mettre en regard une ressource minière et un besoin, mais une ressource minière, une disponibilité géopolitique, et une capacité à l'exploiter.
Il faut également arrêter de considérer que les ressources rares sont uniquement les terres rares. Une ressource peut devenir rare par le développement massif de quelque chose qui en consomme beaucoup.
La disponibilité des matières suppose aussi de prendre en compte la quantité d'énergie nécessaire à leur extraction. Je pense que cette réflexion systémique a impérativement besoin d'être posée pour l'ensemble des questions relatives aux ressources énergétiques.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Les internautes s'interrogent sur le développement de la coopération internationale dans le domaine du nucléaire civil : il s'agit de savoir si cela risque de contribuer à la prolifération des armes nucléaires, dans le contexte international que nous connaissons actuellement, autour notamment de l'Iran et de la Corée du nord.
M. Daniel Iracane. - Notre expérience de ce sujet montre que les lignes de force sont assez simples : lorsque des pays posent question à la communauté internationale, on ne collabore pas avec eux. Pour des pays dont la situation est plus délicate à évaluer, comme l'Inde, qui n'est pas partie au traité de non-prolifération, la collaboration existe, notamment avec les États-Unis et la France dans ce cas précis, mais nous veillons à éliminer de la coopération les sujets qui posent question, comme la recherche sur le combustible, et à favoriser les recherches relatives à la sûreté. Nous avons une gestion pragmatique de ces questions.
M. Dohee Hahn. - Comme je l'ai indiqué dans mon intervention, l'AIEA a pour vocation de promouvoir l'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nous encourageons ainsi les coopérations et les échanges d'informations dans ce seul cadre. Concernant les activités pratiques de mise en oeuvre, nous procédons à une vérification des registres de prolifération.
III. TROISIÈME TABLE RONDE :
RECHERCHE ET
INNOVATION NUCLÉAIRE, QUELS OBJECTIFS,
QUELLE ORGANISATION, QUELS
MOYENS
Présidence : M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Cette troisième table ronde va conclure notre matinée et compléter l'éclairage sur la filière nucléaire internationale. Elle sera plus précisément consacrée aux questions d'objectifs, d'organisation et de moyens de la recherche et de l'innovation nucléaire.
Des éléments ont déjà été apportés, lors des deux tables rondes précédentes, sur la diversité des recherches, les obstacles scientifiques, technologiques, économiques, l'importance de la coopération internationale et la complexité de ce domaine. Je vous demanderai donc de centrer vos interventions sur les points notables venant en compléments des informations déjà mentionnées.
Nous accueillons tout d'abord M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire, que nous avons entendu à plusieurs reprises dans le cadre de l'Office et qui est présent ici à double titre, d'une part, parce que l'ASN vient de publier son avis sur les sujets de recherche à approfondir en matière de sûreté et de radioprotection, d'autre part, parce que les activités de recherche sont une condition du maintien d'un haut niveau d'expertise et de savoir-faire, élément essentiel dans ce domaine.
A. Interventions
M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) : une recherche renforcée pour une sûreté nucléaire durable. - Merci d'inviter un gendarme à parler de recherche ! L'ASN s'est auto-saisie de la question voici une dizaine d'années, et le bienfondé de cette démarche a été confirmé par la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte.
L'un des principes centraux en matière de sûreté est l'amélioration continue, la mise en oeuvre des meilleures technologies disponibles. Or cela passe par la recherche. Nous sommes donc intéressés par principe à ce que des recherches soient menées pour améliorer les technologies, et notamment leur niveau de sûreté.
De facto, la plupart des grandes décisions que nous avons à prendre renvoient à des dossiers techniques très compliqués, dont les bases scientifiques doivent être fondées. Nous avons besoin, dans ce contexte, d'une expertise de grande qualité, qui doit s'appuyer sur des résultats de recherche validés et nombreux. Par exemple, nous avons pris, voici quelques temps, une décision sur les problèmes rencontrés sur la cuve de l'EPR de Flamanville. Le problème pouvait s'énoncer simplement : il y avait un peu trop de carbone par rapport à ce qui était prévu. Il a toutefois fallu plus d'un millier d'essais, deux ans de travaux, et de très nombreux calculs, pour parvenir in fine à porter un jugement sérieux sur le devenir de cette cuve.
Parmi les grands organismes de recherche, dont certains sont présents aujourd'hui, l'IRSN joue pour nous un rôle essentiel, en termes d'expertise technique. Il consacre d'ailleurs 41 % de son budget à la recherche, ce qui est considérable. Je soutiens ainsi pleinement son action, garante de la qualité des avis qui nous sont rendus, et qui nous permettent de fonder nos décisions.
Pratiquement, nous nous sommes dotés, voici une dizaine d'années, d'un comité scientifique ouvert, qui examine régulièrement un certain nombre de sujets. Tous les avis que nous rendons, dont le troisième d'entre eux, cité par M. Cédric Villani, sont publics. Nous avons publié un premier avis en 2012, un deuxième en 2015 et celui-ci en 2018.
Nous avons, à ce stade, traité une vingtaine des thèmes qui nous paraissaient importants. Je citerai notamment les problèmes liés aux facteurs sociaux, organisationnels et humains, en rappelant que la sûreté n'est pas qu'une question de machines, mais implique aussi des organisations et des personnes, qui mettent en oeuvre des dispositifs, effectuent des gestes, ou ne les effectuent pas. La moitié du résultat de sûreté effective est imputable au bon ou au mauvais fonctionnement des organisations et des actions humaines. Nous avons également évoqué la gestion des déchets, qui nous apparaît comme un sujet stratégique en matière de recherche. Nous avons aussi traité de la radiobiologie, notamment dans ses applications médicales, ainsi que des conséquences socio-économiques d'un accident. Cela est essentiel, y compris pour bien gérer une situation éventuelle post-accidentelle : il est important de savoir où se situent les coûts, afin d'optimiser la gestion publique et collective d'un éventuel futur accident. Nous avons également abordé des sujets plus classiques, comme ceux des matériaux : conditions de température, de pression, d'irradiation ou ceux des incendies, question basique mais essentielle en termes de sûreté. Nous avons aussi, suite à l'accident de Fukushima, réfléchi à la manière d'aborder, de qualifier, de quantifier les « agresseurs » externes naturels exceptionnels. En France, le sujet des séismes méritera, à mon avis, que des recherches soient menées.
Nous avons, par exemple, étudié la question de la gestion des situations de fusion du coeur. Savoir si le coeur va rester dans la cuve ou la traverser est un enjeu majeur. Le refroidissement est, en effet, plus facile à effectuer lorsque le coeur reste contenu dans sa cuve. Cela alimente, au niveau mondial, un grand débat en termes de sûreté, mais aussi au niveau technologique : la question est de savoir comment apporter la démonstration de ce phénomène, et s'assurer que le coeur restera dans la cuve, et pourra ainsi être refroidi. Il s'agit d'un enjeu important pour les designs. Il y a là des recherches à mener, et des visions très différentes au niveau mondial. En effet, plus le coeur est gros, plus la surface de refroidissement extérieure relative est faible, donc moins il est facile à refroidir. La question est de trouver le point d'équilibre, et le niveau de puissance correspondant ; c'est là que les visions divergent. En France, on estime globalement qu'à partir de 1 000 MW, on ne saura pas garder le coeur en cuve. A l'inverse, on imagine, dans d'autres pays, pouvoir aller jusqu'à 1 200 ou 1 400 MW, en conservant le coeur en cuve. Cela change tout, en termes de sûreté comme en matière de design mais aussi en termes de coût des réacteurs proposés.
La deuxième branche de l'alternative est la situation dans laquelle le coeur sort de la cuve : la problématique est alors de savoir comment éviter qu'il ne traverse la dalle en béton située au fond du réacteur. Dans le cadre de la prolongation éventuelle du parc existant en France, cet aspect sera très important, puisque les réacteurs actuels ne sont pas équipés d'un récupérateur de coeur (en anglais : core catcher). Des discussions très pointues sont actuellement en cours avec EDF, pour savoir comment retrouver l'équivalent de cette fonction. La proposition d'EDF est d'ajouter, au fond de l'enceinte, des bétons spéciaux, susceptibles d'arrêter un coeur en fusion. Il reste encore, techniquement et scientifiquement, un énorme travail à accomplir, pour passer d'une démonstration théorique à une certitude transformable en décision de sûreté. Cela est en cours.
La question des arbitrages entre innovation et sûreté est également un élément de réflexion important. Prenons l'exemple de la génération IV : je souscris au choix effectué par la France d'aller plutôt explorer, parmi l'ensemble des réacteurs proposés, les réacteurs à neutrons rapides. En effet, même si d'autres réacteurs ont des caractéristiques intrinsèques de sûreté peut-être meilleures, nous pensons que, de manière pratique, le savoir-faire acquis sur les réacteurs à neutrons rapides en France sera plutôt un gage de sûreté. Il existe, en effet, une très grande différence entre un design théorique pouvant apparaître extraordinairement séduisant, y compris en termes de sûreté, et la réalisation pratique. Ainsi, certains réacteurs de génération IV travaillent à très haute température : or la question de la qualification des matériaux à très haute température est une question scientifique et, à terme, un enjeu de sûreté. Il s'agit de savoir si ces matériaux résisteront, dans la durée, aux sollicitations extrêmes que l'on envisage.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci pour ces éclairages sur le sujet essentiel, et par certains aspects inquiétants, de la sûreté.
Je laisse pendant quelques instants la présidence de cette audition à ma collègue Émilie Cariou.
Mme Émilie Cariou, députée. - Je suis, en tant que vice-présidente de la commission des finances, particulièrement intéressée par cette intervention, qui soulève notamment la question du budget de l'ASN et de l'IRSN. Pour moi, ce sujet est à revoir, et n'a pas été purgé par la dernière loi de finances. J'avais, pour ma part, déposé des amendements pour mettre un terme à l'écrêtement des taxes affectées servant à ces budgets. Je pense que nous allons à nouveau avoir ce débat, dans le cadre du projet de loi de règlement que nous allons examiner et du prochain projet de loi de finances.
L'autre sujet est celui de la capacité financière de l'opérateur à engager les dépenses nécessaires au renforcement des cuves, et plus globalement à l'ensemble des aspects de sûreté que vous avez évoqués. Nous avons auditionné l'opérateur EDF, en commission élargie avec la commission des affaires économiques. Ces sujets ont également été abordés dans le cadre de la commission d'enquête. Or, je considère que le débat n'est absolument pas clos. Il nous manque de nombreux éclairages, et il va falloir que le Parlement dispose d'une pleine et entière information sur ces sujets.
Nous accueillons à présent M. Yves Marignac, directeur de Wise-Paris, structure indépendante d'information, d'étude et de conseil sur les questions de nucléaire et d'énergie. S'il serait difficile de revenir ici sur l'ensemble de ses activités, nous pouvons souligner ses contributions à de nombreux travaux collectifs, tels que ceux du groupe d'expertise pluraliste sur les mines d'uranium, et ceux des groupes permanents de l'ASN sur les réacteurs, sur les usines et laboratoires nucléaires, et plus récemment sur les équipements sous pression, qui témoignent de sa connaissance des questions nucléaires, d'énergie, de prospective énergétique, et des processus de décision associés. L'intervention de M. Marignac pose une question essentielle : une recherche sur le nucléaire ouverte à la société est-elle possible ?
M. Yves Marignac, président, Wise-Paris : une recherche sur le nucléaire ouverte à la société ? - Parmi les sujets de recherche, certains, concernant l'amélioration du nucléaire existant, sont relativement immédiats, tandis que d'autres, sur le nouveau nucléaire, s'inscrivent dans un horizon de temps plus long. Mon intervention se concentrera essentiellement sur ce second cas, non sans soutenir préalablement tout ce qui a été dit précédemment sur l'importance des enjeux à court terme.
Concernant le nouveau nucléaire, les raisonnements sont différents selon les options envisagées, et l'horizon de temps auquel elles peuvent être déployées. Il me semble, de ce point de vue, extrêmement important de repositionner les réflexions par rapport à la transformation en cours du système énergétique mondial, à la transition énergétique. Il faut rappeler, si l'on se place dans une perspective internationale, que le nucléaire représente aujourd'hui mondialement 2,5 % de l'énergie finale, et qu'il y a assez peu de chance que, dans l'horizon d'urgence de la lutte contre le changement climatique, qui est de l'ordre de dix à vingt ans, une très forte accélération du nucléaire vienne répondre à ces enjeux, bien au contraire. Aujourd'hui, le nucléaire est, en effet, à l'échelle mondiale, plutôt en déclin, même si un certain nombre de réacteurs sont actuellement en construction. Il est, par ailleurs, très nettement en retard, en termes de rythme de développement, par rapport aux énergies renouvelables. Ce point me semble important, pour souligner que le cahier des charges de la recherche passée, qui a conduit au nucléaire actuel, y compris de troisième génération, ne correspond pas aujourd'hui à la mise en oeuvre d'un nucléaire compétitif et acceptable sur le plan de la maîtrise des risques, par rapport aux autres options disponibles. Cette question est évidemment fondamentale pour la suite.
Je retiens notamment de l'introduction de M. Yves Bréchet l'idée de changement de paradigme : je crois que l'on se situe effectivement dans un changement de paradigme du système énergétique, et que la question, pour le nouveau nucléaire, est de savoir à quelles conditions il trouvera une place, à l'horizon 2030 - 2050, dans ce nouveau panorama. Je distinguerai trois critères qu'il convient, selon moi, de prendre en compte dans ce contexte. Le premier est de rattraper le déficit de compétitivité qui s'est creusé, ces dernières années, vis-à-vis des énergies renouvelables. La tendance des énergies renouvelables est à la progression, et EDF reconnaît que l'EPR nouveau modèle restera plus cher que les énergies renouvelables les plus compétitives. La question d'un saut, pour aller vers un nucléaire susceptible de rattraper ce déficit de compétitivité, est donc centrale.
La deuxième question est celle d'un nucléaire qui réponde de façon beaucoup plus radicale qu'aujourd'hui au problème des risques, dans la mesure où cela fait partie de son handicap vis-à-vis d'autres solutions. Cela comprend les risques intrinsèques, le risque d'accident majeur, et les problèmes de gestion des déchets à long terme.
Le troisième point est d'avoir un nucléaire conçu non pas, comme ce fut le cas historiquement, pour fonctionner en base avec des énergies renouvelables pouvant venir en complément, mais comme complément des énergies renouvelables, sachant qu'il est en compétition avec d'autres solutions de gestion fine de la demande, de stockage, etc. Il est en effet assez propre à l'industrie nucléaire de considérer aujourd'hui, comme je l'ai entendu, que le nucléaire est un complément indispensable à la variabilité des énergies renouvelables, dans des visions à 2030 ou 2050.
Cela étant posé, on ne peut passer en revue toutes les filières et l'ensemble des projets évoqués ce matin. Je suis tout d'abord frappé par le fait qu'aucune des possibilités technologiques présentées ce matin ne réunit, selon moi, les trois critères précédemment décrits. Certaines font mieux que d'autres sur certains critères, mais aucune de ces options ne répond réellement aujourd'hui à ce changement de paradigme.
Le deuxième constat est qu'il existe très peu d'innovations dans le nucléaire. La plupart des concepts et des designs dont il est question étaient déjà présents dans les réflexions menées dans les années 1950 - 1960. J'attends vraiment de cette industrie qu'elle produise des choses plus innovantes. Or, je pense qu'elle n'y parviendra pas en restant fermée sur elle-même. L'industrie construit aujourd'hui ses projets, sa vision, et ses orientations de recherche, en cercle fermé, entre les meilleurs spécialistes mondiaux du nucléaire. L'exemple le plus frappant est celui de la génération IV, qui s'est donné pour objectif d'améliorer la sûreté, de traiter la question des matières premières nécessaires, de la gestion des déchets, et a intégré la sécurité, mais pas du tout comme on aurait pu s'y attendre, alors même que les grandes orientations ont été fixées peu de temps après le 11 septembre. Je me demande souvent quelles seraient les filières prioritaires en termes de génération IV si l'on avait demandé leur avis non pas aux meilleures experts du nucléaire, mais aux meilleurs experts mondiaux de la sécurité internationale. Je ne pense pas que des filières comme celle que projette de développer la France, qui prévoient la mise en circulation de dizaines, voire de centaines de tonnes de plutonium à l'échelle d'un territoire national comme le nôtre, répondent à ces critères.
Concernant plus spécifiquement une filière comme celle des surgénérateurs à neutrons rapides refroidis au sodium, un concept a émergé voici une quinzaine d'années, qui a été défendu par des experts non institutionnels comme moi, et commence à entrer dans la manière dont l'ASN et l'IRSN évoquent ces questions : il s'agit du concept de potentiel de danger. Cela renvoie à l'idée qu'il faut, par rapport à des matières très concentrées en énergie et en radioactivité, réduire autant que possible le potentiel de danger. Cette nécessité a malheureusement été mise en évidence par l'accident de Fukushima. L'idée même de faire fonctionner un système avec plusieurs tonnes de plutonium, dans une matière aussi instable que le sodium va, de mon point de vue, totalement à l'encontre de cette notion de potentiel de danger.
Pour ce qui est de la question de la gestion des déchets et de la transmutation, il faut rappeler que l'on sait, aujourd'hui, transmuter un élément dans une cible, mais sans se préoccuper des effets collatéraux, et qu'il n'existe aucune démonstration du fait que l'on saura franchir les deux sauts majeurs consistant à conduire cette action à l'échelle d'un coeur, sur tous les éléments, et plus encore à l'échelle d'un parc de réacteurs. Nous avons également entendu que l'argument apporté à l'appui de la transmutation était la réduction de la radiotoxicité à long terme dans les déchets, passant complètement sous silence le fait que cela conduira à séparer et à transporter toutes ces matières très radiotoxiques, s'exposant ainsi à des dangers beaucoup plus grands à court terme, dont il faudrait tester et mesurer l'acceptabilité.
Cette question de la transmutation illustre plus généralement l'idée selon laquelle on ne saurait gérer l'héritage du nucléaire : démantèlement, gestion des déchets et des matières dites valorisables sans emploi, que si l'on se projette dans de nouveaux développements. Je vois là une sorte de chantage sociétal, très difficile à entendre. Il faudrait, au contraire, savoir se projeter positivement dans une gestion de cet héritage, qui par ailleurs est le seul secteur pour lequel existe une certitude de croissance des marchés mondiaux.
L'industrie nucléaire fonctionne, par rapport à tous ces enjeux, de manière beaucoup trop fermée dans ses réflexions sur les orientations à privilégier. Elle gagnerait, selon moi, pour envisager les conditions de rencontre avec ce nouveau paradigme, et de maîtrise de son héritage, indépendamment de projets incertains, à s'ouvrir à la société. L'IRSN dispose d'un comité d'orientation de la recherche ouvert aux parties prenantes : il s'agit d'un exemple de bonnes pratiques possibles. Cette ouverture est, pour moi, une urgence. Il s'agit d'un échange auquel les experts non institutionnels, que je suis malheureusement le seul à représenter ce matin, sont prêts à participer.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci beaucoup. Nous allons entendre à présent M. Jean-Claude Le Scornet. Ancien ingénieur en physique nucléaire au sein du CNRS, fondateur et président de la start-up Accelerators and Cryogenic Systems, il va aborder, de front et sans ambages, deux sujets touchant à la recherche et à l'innovation : d'une part, le nécessaire pluralisme de la recherche nucléaire, d'autre part, le problème de la relation entre recherche et industrie.
M. Jean-Claude Le Scornet, président, Accelerators and Cryogenic Systems (ACS) : une expertise aux marges. - Je vais effectivement faire entendre une voix un peu singulière, dans ce grand débat d'experts.
J'ai eu la chance de travailler avec M. Michel Spiro, à une époque où le CNRS avait des ambitions considérables dans le domaine de l'énergie nucléaire. Aujourd'hui, j'ai monté avec quelques collègues une start-up, qui tente de valoriser les travaux du CNRS en la matière. Nous sommes situés sur le plateau de Saclay, et avons actuellement, dans le secteur qui nous intéresse, deux contrats très intéressants : un sur ITER, et les calculs électromagnétiques liés à la distribution du plasma et les effets que cela entraîne, un autre sur les problèmes de l'intelligence artificielle (IA), en particulier l'apport de l'IA à la conduite des accélérateurs de puissance, dans le cadre notamment du projet MYRRAH.
Nous sommes, par ailleurs, allés, pour prendre réellement la mesure de la réalité des difficultés, jusqu'à monter, avec d'autres PME de haute technologie, un groupe ayant vocation à intervenir, et tenter de passer de l'étude à la réalisation, dans un monde très fermé. Nous venons, en particulier, d'obtenir un contrat de réalisation des éléments de distribution cryogénique de l'accélérateur linéaire (en anglais : linear particle accelerator ou LINAC) de la Source européenne de spallation (ESS).
Mon expertise est donc effectivement en marge, dans la mesure où, venu du CNRS, du secteur académique, lui-même souvent tenu aux marges des travaux sur l'énergie nucléaire, je peux porter une appréciation avec une voix sans doute particulière. Vous voudrez donc excuser mes propos, parfois un peu incisifs, au regard du climat très consensuel régnant autour de la table.
J'évoquerai ainsi le manque de pluralisme des acteurs du nucléaire, mais aussi la distance vis-à-vis des préoccupations de l'opinion publique. Concernant ce deuxième point, il a été très peu question du fait que ce secteur de recherche est extrêmement lié à une acceptabilité sociale. Il aurait ainsi été sans doute nécessaire de convier à ce débat des spécialistes des sciences humaines et sociales, voire des sciences économiques, afin d'apporter un regard critique face aux industriels, et aux acteurs du secteur. J'aborderai, enfin, un aspect largement sous-estimé en France, qui est le poids de l'administration sur les relations entre la recherche et l'industrie.
A priori, depuis les années 2005 - 2006, Cigéo et ASTRID rassemblent l'essentiel des moyens et actions dans le domaine de la recherche sur le nucléaire. Les décisions réglementaires et législatives ont été prises, les moyens dégagés et les opérateurs définis. Pour un avenir à horizon de quinze ou vingt ans, l'ensemble des moyens ont été concentrés, de façon quasi exclusive, sur ces deux objectifs. J'en veux pour preuve des éléments très simples : lors d'une discussion assez récente, M. Bernard Bigot m'indiquait, par exemple, qu'il n'était pas question que la France investisse le moindre argent sur un projet susceptible d'apparaître comme concurrent d'ASTRID.
Depuis longtemps, on accepte, de la même manière, que le CNRS, et plus généralement la recherche académique, restent aux marges, et à un niveau de veille scientifique et technologique, sans doute de très haute qualité, mais de très faible intensité.
J'ai, en outre, été étonné tout à l'heure qu'il ne soit pas fait mention du fait qu'ASTRID était actuellement dans une situation difficile. Il semblerait, en effet, qu'il manque un certain nombre de financements, au point que l'on envisage de diminuer les capacités d'ASTRID. Si l'on veut mener à terme ce projet, combien va-t-il falloir investir, au risque d'assécher définitivement le reste du vivier de la recherche, et d'achever un repli total des acteurs du nucléaire sur leur monoculture d'origine ?
Il y a deux ans, M. Jacques Repussard, ancien directeur de l'IRSN, affirmait que le véritable problème ne résidait pas dans le fait de regarder les différents réacteurs du futur, mais bien dans la nécessité, pour la France, de repenser sa stratégie nucléaire en cours.
À l'évidence, le pluralisme de la recherche apparaît comme une exigence majeure. Cela permettrait peut-être aux intervenants du nucléaire de regagner de la crédibilité dans l'opinion publique, ce qui est un passage obligé si l'on veut continuer à avoir un nucléaire en France, de quelque façon que ce soit.
En effet, l'énergie nucléaire reste aujourd'hui doublement anxiogène pour nos concitoyens, soucieux de sa dangerosité potentielle, liée au problème de sûreté des réacteurs, et à la radioactivité de ses déchets. Il est donc essentiel de faire porter prioritairement l'effort de recherche sur ces questions.
Or, la tendance est plutôt, pour l'avenir, à davantage de complexité technologique, pour toujours plus de mégawatts, ajoutant ainsi des problèmes de sûreté et de sécurité aux problèmes existants.
Il existe aujourd'hui une réalité scientifique, autour de la transmutation. Or, médias et politiques donnent le sentiment, par les messages qu'ils diffusent, que la science est en panne, et ne dispose pas de la moindre piste en matière de gestion des déchets nucléaires. Il faudrait faire de la transmutation un outil de diffusion dans l'opinion publique, afin de montrer que la science est certes confrontée à des problèmes de démonstration, mais travaille en ce sens, et développe des pistes intéressantes. Cela conduirait à la conclusion que le projet ASTRID ne peut pas exclure plus longtemps la participation de la France au programme MYRRAH, fruit de vingt ans de collaboration internationale européenne, dans le cadre d'Euratom. Il mériterait une contribution française significative.
Il y a, par ailleurs, une absolue nécessité à utiliser l'innovation du secteur industriel. Se pose toutefois ici une difficulté strictement française, qui est que les règles des marchés publics entre les grandes institutions scientifiques et le secteur privé ne prennent pas en compte ce que sont les modalités dérogatoires des marchés publics, acceptées à l'échelle européenne, et mises notamment en oeuvre par nos collègues allemands et italiens. Cet état de fait cause à l'industrie française des difficultés extrêmement sensibles. Il conviendrait que les pouvoirs publics envisagent des solutions pour que, depuis les secteurs des achats des laboratoires jusqu'à Bercy, les gens ne soient plus tétanisés par les problèmes de risques, face à la Cour des comptes, en lien notamment avec la notion de conflit d'intérêts. Il faudrait, ainsi, accepter d'utiliser les mêmes règles du jeu que celles couramment admises en Allemagne, comme en Italie.
Pardonnez-moi pour ces élans un peu vifs, qui ne sont que le reflet de situations vécues sur le terrain.
Mme Émilie Cariou, députée. - Non seulement vous êtes tout excusé, mais nous vous avons précisément invité pour que vous nous fassiez partager votre regard particulier sur ces questions.
Nous allons à présent bénéficier de la vision sur la recherche et l'innovation d'un industriel, Naval Group, dont l'essentiel de l'activité se développe à l'extérieur de la filière nucléaire, et qui est doté d'une forte expérience de l'intégration de systèmes très innovants dans le secteur militaire, et les énergies renouvelables. Nous allons entendre M. Alain Louligi, directeur de la ligne des produits nucléaires civils chez Naval Group.
M. Alain Louligi, directeur ligne produit nucléaire civil, Naval Group : le maintien d'un haut niveau de compétence propice à l'innovation et la recherche de technologies innovantes. - Naval Group est maître d'oeuvre de systèmes navals complexes : sous-marins, bâtiments de surface, infrastructures à terre. Dans le domaine nucléaire, nous assurons la réalisation, la fabrication, et la maintenance des chaufferies nucléaires embarquées. Nous avons également des « adhérences » avec le nucléaire civil, de par les programmes auxquels nous collaborons avec le CEA ou d'EDF.
Il me semble nécessaire, pour traiter la question de l'organisation dans l'innovation et la recherche, d'appréhender la problématique de manière globale. Je vais donc essayer de donner quelques facteurs clés de succès, en illustrant mon propos par des exemples issus de l'expérience de notre groupe.
Qu'attend-on de l'innovation ? Si l'innovation peut parfois être liée au hasard, elle apparaît surtout comme le fruit d'une contrainte. Nous avons ainsi été très souvent amenés à sortir de notre zone de confort, pour gagner en performance, en fiabilité, en maintenabilité, en compétitivité, nous mettre en situation de gérer des menaces, réduire l'exposition de nos personnels aux rayonnements, tant en exploitation qu'en maintenance.
L'innovation peut être endogène ou exogène. Une entreprise se doit d'être capable d'innover par elle-même, c'est le cas de sociétés comme Michelin par exemple, mais aussi être en capacité de veiller à capter les inventions extérieures, et voir dans quelle mesure elles peuvent se décliner dans son propre secteur d'activité. Nous avons eu la chance, à Naval Group, de pouvoir, pendant de très nombreuses années, assurer la maturité technique et le maintien des compétences, qui sont les ferments de l'innovation. Nous avons pu, de façon incrémentale, avoir une activité significative, que ce soit par nos programmes militaires, nos infrastructures à terre et les réacteurs de recherche qui les accompagnent, ou nos programmes civils. Cette activité a permis d'atteindre une certaine maturité technique, une expertise fondée sur le maintien des compétences.
Permettez-moi de citer quelques exemples à l'appui de mon propos. Lorsque nous sommes passés des chaufferies de sous-marins lanceurs d'engins aux chaufferies de sous-marins nucléaires d'attaque, nous avons été confrontés à des contraintes de compacité, et avons dû concevoir des chaufferies intégrées. Il s'agissait pour nous d'une étape d'innovation majeure, permettant d'assurer une meilleure sûreté de fonctionnement et une plus grande compacité. Plus récemment, nous avons accru notre niveau de modularité, pour des raisons de compétitivité industrielle. Nous avons ainsi commencé sur le porte-avions, la chaufferie puis avons étendu cette démarche à la partie appareil propulsif du sous-marin. Demain, nous allons développer la e-maintenance, sujet sur lequel nous travaillons depuis une quinzaine d'années déjà, ainsi que la fabrication additive, qui servira les programmes futurs.
Nous nous inscrivons, comme vous pouvez le constater, dans une logique d'innovation incrémentale, qui s'est construite dans le temps, et nous permet de disposer d'un vivier de compétences critiques pérenne. C'est parce que nous avons développé des programmes majeurs et innovants que nous avons pu maintenir nos compétences, c'est-à-dire garder des experts et garantir la filière.
Le deuxième facteur clé de succès réside dans le fait d'assurer un lien fort entre la R&D et l'industrie. On a trop souvent tendance à développer des inventions ou des technologies très en amont de la faisabilité industrielle, sans trop se préoccuper de leur devenir. Inversement, on a aussi parfois une fâcheuse tendance à oublier de capitaliser sur le retour d'expérience des industriels, pour identifier des gisements d'innovations possibles. Nous sommes, ainsi, au sein de Naval Group, impliqués en amont, via les instituts de recherche et les pôles de compétitivité, qui permettent de mettre en lumière des gisements d'innovations, mais essayons aussi d'avoir un lien fort avec des ressources internes, dans nos centres de recherche et d'expertise, ce qui permet de faire la passerelle avec l'industrialisation. Concernant la fabrication des chaufferies et de leurs composants, nous avons, par exemple, tissé une synergie forte avec TechnicAtome, société en charge de la conception des chaufferies elles-mêmes.
En matière de formation, nous disposons d'un Campus, qui nous permet d'assurer l'entretien des compétences spécifiques à la filière nucléaire.
Le troisième volet est également dicté par les contraintes, qui sont de plus en plus fortes à l'échelle internationale. Je pense qu'il importe, pour faire face à la concurrence internationale accrue, de s'organiser au-delà de l'entreprise. Il faut se donner la possibilité d'innover en rupture, ce qui requiert des moyens. Il convient donc de jouer la carte du collectif, et de nouer des synergies dans l'ensemble du tissu industriel. Cela inclut non seulement la R&D mais aussi la supply chain. C'est le cas, pour nous, avec les forgerons qui sont des acteurs importants. Il faut assurer cette mutualisation des compétences entre les principaux acteurs, à tous points de vue. Nous essayons de développer cette démarche dans notre domaine, avec des technocampus, et de nombreuses synergies avec les acteurs de la construction navale. Cette piste de fertilisation croisée des compétences et des moyens doit être creusée.
Voici, brièvement exposés, ce qui nous semble constituer les principaux facteurs clés de succès du cercle vertueux de l'innovation : maturité technique, maintien des compétences, liens forts entre R&D et industrie, ingénierie de production, et synergie accrue entre les acteurs de la filière.
Cela étant dit, encore faut-il trouver un bon vecteur pour le mettre en oeuvre. Je pense que des programmes fédérateurs et multipartenaires, comme celui sur les SMR, sont d'excellents vecteurs de développement et d'organisation de l'innovation. Ils sont, en effet, propices à la mise en oeuvre des facteurs clés de succès précédemment évoqués, et offrent une occasion sans précédent de casser les préjugés, de faire bénéficier toute la filière des acquis des innovations qui seront mises en oeuvre pour ces projets, mais aussi d'avoir une approche maîtrisée des risques et des financements qu'une entreprise seule ne pourrait pas envisager. Dans le cadre de la compétition internationale, dans laquelle nos partenaires étrangers investissent beaucoup d'argent, il est important d'être solidaires, à l'international, mais aussi, dans un premier temps, à l'échelle de la filière française.
Pour Naval Group, ce type d'approche est intéressant, car il nous permet de nous rapprocher du nucléaire civil, avec lequel nous avons des adhérences, et qui présente indéniablement une porosité réglementaire grandissante avec notre domaine.
Mme Émilie Cariou, députée. - Merci beaucoup. La parole est maintenant à Mme Nathalie Collignon, directrice innovation d'Orano, dont le parcours est précisément jalonné d'innovations, puisqu'elle a initié la première unité de capture et de stockage de CO2 en Algérie, le premier projet d'hydrogène énergie pour l'Agence de l'innovation industrielle, et la première feuille de route sur le stockage massif d'énergie pour Areva. Elle a aussi créé le programme Open innovation d'Areva Innovation PME. Forte de son expertise, elle va traiter de l'enjeu de l'accélération des cycles d'innovation, évidemment particulièrement décisif en matière nucléaire.
Mme Nathalie Collignon, directrice Innovation, Orano : innovation technologique et innovation business, un enjeu d'accélération des cycles d'innovation. - Merci à l'OPECST de m'avoir conviée à ce débat, dans ce panel d'exception.
Orano recentre ses activités sur le cycle du combustible nucléaire, de la mine au démantèlement, en passant par la conversion, l'enrichissement, le recyclage, la logistique et l'ingénierie. Avec ce changement de nom, le groupe se transforme, et l'innovation est l'une de ses priorités, au même titre que l'excellence opérationnelle et la création de valeur pour ses clients.
Pour Orano, comme pour l'ensemble de la filière nucléaire, l'innovation est un élément clé, pour continuer d'améliorer le niveau de sûreté et la productivité de nos usines, dans un marché énergétique en pleine évolution, développer de nouveaux produits et services répondant aux enjeux de nos clients, mais aussi nous projeter et inventer les activités de demain.
L'innovation s'appuie, chez Orano, sur les trois piliers que sont l'innovation industrielle, l'innovation business et l'innovation au coeur des femmes et des hommes. Évidemment, ces trois dimensions sont indissociables, et se nourrissent les unes des autres, autour d'un enjeu commun visant à accélérer nos cycles d'innovation.
L'innovation industrielle est le pilier relatif à la technologie. Il s'agit d'ailleurs, au sein du groupe, de l'aspect le mieux compris par tous, ce qui témoigne, si besoin était, du fait qu'Orano est bien une société d'ingénieurs. L'idée est de proposer, dans des délais les plus courts possibles, des solutions technologiques, pour continuer à soutenir les modèles de création de valeur du groupe. Nous déployons, pour ce faire, les nouvelles technologies numériques, issues de l'industrie 4.0. M. Yves Bréchet rappelait précédemment, avec raison, que l'analyse des données industrielles était très développée à La Hague ; nous souhaiterions qu'elle se poursuive dans nos autres sites industriels, la difficulté étant, en l'occurrence, que ces sites sont en exploitation, ce qui fait qu'il faut apporter de nouvelles technologies, tout en conservant les qualités d'exploitation. Nous intégrons également des solutions autour de l'Internet des objets, ou IdO (en anglais : Internet of Things, ou IoT), de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée, de l'usage des drones, etc.
Pour accélérer encore nos cycles d'innovation, et gagner en agilité, nous nous appuyons sur un écosystème de partenaires académiques et industriels, dont des start-up. Nous avons ainsi mis en place, depuis quelques années, une plateforme permettant de favoriser l'innovation collaborative, entre Orano et les start-up de nos territoires. Cette initiative fonctionne bien, et nous a déjà permis de mettre en oeuvre plusieurs dizaines de collaborations. Nous avons, par exemple, travaillé avec l'entreprise iOTA, pour développer un outil d'inspection en réalité augmentée, avec AddUp pour concevoir en fabrication additive métallique des amortisseurs de choc pour nos emballages de transport, ou encore avec DCbrain sur l'optimisation de l'efficacité énergétique de certains de nos sites industriels.
Nous nous ouvrons également à des collaborations entre industriels. Ainsi, nous participons à l'incubateur Usine 4.0 de Total, sommes partenaire de projets avec Arkema, Ariane Group, mais aussi Idosens, pour développer un réseau de communication sans fil de nouvelle génération.
Cette dynamique autour des nouvelles technologies est importante, car elle permet notamment d'attirer de nouveaux talents, ce qui est un élément crucial.
Le deuxième pilier de notre stratégie d'innovation est l'innovation business. Il s'agit d'inventer les activités de demain, de développer de nouvelles opportunités de croissance, et de préparer notre avenir, dans l'énergie et au-delà. Nous y explorons de nouveaux modèles de création de valeur, pour optimiser la valorisation des matières du cycle du combustible, nos expertises, et nos technologies clés, notamment auprès d'autres domaines d'activité. On pense, par exemple, au secteur spatial ou médical. Comme vous le savez, Orano est déjà acteur du secteur médical, et Orano Med développe de nouvelles thérapies ciblées contre le cancer, à partir de plomb 212.
Nous nous associons pour ce faire à un écosystème d'acteurs de la recherche universitaire, dont des Suisses allemands, afin de déployer des démarches itératives orientées client et co-création de valeur, en mode test and learn fast, qui est vraiment devenu le credo du groupe. Il s'agit d'un changement profond dans notre façon de gérer les projets de R&D et d'innovation. Nous favorisons ici, comme le précisait M. Yves Bréchet, l'approche « coin de table » : avant de lancer de grands projets et des investissements lourds, nous nous assurons que les modèles de création de valeur que nous envisageons seront validés. Cette démarche nécessite aussi de s'entourer de nouvelles formes d'intelligence, et d'attirer de nouvelles compétences assez rares aujourd'hui dans nos industries, telles que les profils de business designers ou d'UX designers (métier en charge de l'expérience utilisateur sur internet).
Comme vous le voyez, Orano se transforme en profondeur, et cette transformation fédère et stimule les femmes et les hommes du groupe. L'innovation devient vraiment l'affaire de tous. Nous sommes sur la bonne voie pour dépasser le fameux syndrome du « not invented here », assez répandu jusqu'alors dans le groupe. Nous nous orientons ainsi progressivement vers le « proudly found elsewhere » et nous imprégnons des démarches de « test and learn fast ». Nous savons ainsi désormais réorienter ou arrêter les projets, si les impacts escomptés ne sont pas au rendez-vous, ou au contraire les accélérer pour saisir des opportunités. Il s'agit pour nous d'un véritable changement de culture, dont la dynamique est vraiment lancée.
Accélérer nos cycles d'innovation, observer le monde d'un oeil neuf, favoriser l'open innovation, la fertilisation croisée, réinventer : autant d'éléments cruciaux pour pérenniser la filière nucléaire et attirer les jeunes talents, qui nous aideront à nous adapter encore mieux à un environnement où tout change très vite. Le champ des possibles est vaste. De nombreuses opportunités s'offrent à nous, dont il ne tient qu'à nous de nous emparer.
Je souhaiterais simplement conclure en vous disant que je crois profondément au nucléaire de demain.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci beaucoup. Je reprends la présidence pour la fin de cette table ronde, pour accueillir à nouveau M. Bernard Salha, directeur R&D d'EDF, qui va nous parler de la Plateforme France Nucléaire.
M. Bernard Salha, directeur R&D, EDF : les grandes priorités de R&D définies par la Plateforme France Nucléaire (PFN). - La Plateforme France Nucléaire réunit les grands acteurs exploitants du nucléaire français (CEA, EDF, Framatome et Orano). Elle s'est penchée, fin 2017 début 2018, sur les grands enjeux de la R&D nucléaire française menée par ces industriels. J'ai été en charge de préparer et piloter le dossier d'élaboration, aux côtés de mes collègues des autres entreprises. L'objet de mon propos est de vous en donner les conclusions majeures, et quelques chiffrages précis.
En termes de moyens, je n'évoquerai ici que les dépenses de fonctionnement liées à ces activités de recherche, non les budgets d'investissement, qui n'ont pas fait l'objet d'un examen détaillé par la PFN. Je ne parlerai également que d'activités de recherche, pas d'activités d'ingénierie, ces dernières étant notables sur certains réacteurs.
Le budget global des quatre partenaires précités en termes de R&D, pour le volet fonctionnement, s'établit à 710 millions d'euros par an. Il se décompose en 300 millions d'euros consacrés aux réacteurs à eau pressurisée, essentiellement aux réacteurs en exploitation et à des questions de sûreté, dont certaines évoquées par M. Pierre-Franck Chevet. La part de R&D consacrée, hors ingénierie, aux réacteurs nouveaux est de l'ordre d'une cinquantaine de millions pour les EPR, et d'une vingtaine de millions d'euros pour les petits réacteurs modulaires (SMR). Les travaux de fermeture du cycle, et notamment les travaux de recherche liés à la conception du réacteur ASTRID, s'élèvent, pour le volet R&D, à environ 70 millions d'euros, et ceux relatifs au traitement du combustible et aux usines du cycle à environ 130 millions d'euros. Le démantèlement, hors partie Cigéo, représente quelque 30 millions d'euros. Les codes de simulation constituent une partie importante, avec 100 millions d'euros : ce montant résulte du développement des outils numériques utilisés pour la conception et l'exploitation des réacteurs, et tout particulièrement pour les études de sûreté. Un point important, dont il a été peu question ce matin, concerne les installations d'essai, pour lesquelles le budget est voisin de 80 millions d'euros, hors investissement.
Ce budget global d'environ 700 millions d'euros est réalisé pour plus de la moitié par nos collègues du CEA, et financé en partie par les grands industriels (EDF, Framatome et Orano). Il représente un montant important dans l'absolu, mais est du même ordre de grandeur, voire dans la fourchette basse, que ceux des autres grands acteurs du nucléaire civil mondial, qu'il s'agisse des États-Unis, de la Chine, du Japon ou de la Russie. La comparaison menée pour la R&D réalisée dans le domaine nucléaire en France, en Russie, et au Japon montre en effet que leurs dépenses sont du même ordre de grandeur, soit 700 millions d'euros environ. Les sommes en jeu sont beaucoup plus importantes aux États-Unis. Le Congrès américain a ainsi voté, fin mars 2018, un budget de l'ordre de 1 200 millions de dollars, en augmentation de 28 % par rapport à ce qui avait été exécuté en 2017, allant au-delà de la budget request du président. Le budget est également beaucoup plus élevé en Chine, certainement supérieur à 1 500 millions de dollars, ce qui permet au pays de travailler sur de nombreux prototypes de réacteurs, et de nouveaux designs.
L'effort français est donc important dans l'absolu, et doit être maintenu à ce niveau, si nous voulons rester compétitifs vis-à-vis des autres grands acteurs internationaux. Signalons aussi que les connaissances, brevets, et compétences futurs, propres de l'industrie nucléaire française, seront en grande partie issus des programmes de recherche que nous développons aujourd'hui.
En termes de grandes priorités, a été reconnu par la PFN l'intérêt de la démarche « briques technologiques », que j'ai évoquée lors de ma première intervention, ainsi que l'intérêt de travailler sur les projets SMR, notamment le projet dit « I 150 », de vingt millions d'euros, auquel nous sommes associés avec TechnicAtome, le CEA, et Naval group.
Sur la fermeture du cycle et la génération IV, deux grandes priorités ont été définies. Il s'agit, à court terme, de poursuivre les activités de recherche sur les MOx, notamment sur les questions d'optimisation de fabrication, de comportement du combustible, et de sûreté. À plus long terme, les partenaires industriels de la PFN partagent tout l'intérêt d'une stratégie de développement RNR, avec deux composantes : une composante simulation, et un volet expérimentation, susceptible de s'appuyer sur un petit réacteur, dont la puissance est à fixer en fonction des verrous technologiques qu'il permettra de lever.
Nous avons également considéré l'intérêt d'examiner, en termes de recherche, la faisabilité du multi-recyclage des combustibles en réacteur REP, grâce à des combustibles innovants.
Les installations d'essai doivent également faire l'objet d'une revue périodique, afin de s'assurer de leur adéquation dans la durée.
En termes d'innovation, je voudrais insister sur la nécessité, soulignée précédemment par ma collègue d'Orano, de faire appel aux start-up, PME et ETI. Nous voulons, en particulier, lancer deux initiatives : l'une intitulée « French fab initiative », de l'ordre de 40 millions d'euros, pour développer les technologies du futur en termes de fabrication innovante, l'autre consacrée aux réacteurs nucléaires numériques, qui pourrait être de l'ordre d'une vingtaine de millions d'euros.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - La parole est maintenant à M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique CNRS/IN2P3, fortement engagé dans la coordination des activités de recherche nucléaire au sein du CNRS.
M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique, CNRS/IN2P3 : l'implication du CNRS dans les recherches sur l'énergie nucléaire. - Je vous remercie de m'offrir l'opportunité de vous donner une vision globale de l'implication du CNRS dans le domaine de l'énergie nucléaire. J'insisterai notamment sur les différentes collaborations que nous avons développées, puisque la quasi-totalité des recherches que nous menons dans ce domaine s'effectue en collaboration avec les grands acteurs du nucléaire.
Tout d'abord, je rappellerai que la recherche académique s'est vraiment mobilisée et structurée dans le domaine de l'énergie nucléaire avec la loi de 1991 sur les déchets nucléaires, loi d'ouverture invitant à explorer le champ des possibles, et les options nouvelles de gestion des déchets. Cette loi a pris fin en 2006, remplacée par un texte législatif de recentrage sur deux priorités nationales, que sont les réacteurs à neutrons rapides au sodium, et le stockage géologique des déchets dans l'argile, avec le projet Cigéo. Cette évolution législative cadrant les recherches a conduit le CNRS à se repositionner.
L'enquête énergie que nous menons depuis plusieurs années dans les unités mixtes de recherche (UMR), associant le CNRS avec un partenaire, université, école ou autres, fait apparaître, en 2017, 530 équivalents temps plein (ETP) déclarant travailler sur l'énergie nucléaire de fission. Ce chiffre est en baisse de 20 à 30 % depuis cinq ou six ans, mais reste néanmoins très conséquent. 72 ETP travaillent ainsi sur les systèmes actuels de génération II et III, sur lesquels de la recherche fondamentale ou amont reste à faire, une quarantaine sur les systèmes nucléaires du futur, dont les réacteurs au sodium, les réacteurs hybrides, les réacteurs à sels fondus, et une centaine sur les aspects de sûreté et d'intégrité des centrales. Ces recherches, très pluridisciplinaires, mobilisent sept des dix instituts du CNRS.
Le rôle du CNRS est de faire de la science, et de publier. Nous développons ainsi une approche spécifique dans le paysage, complémentaire de celle des autres acteurs. En conséquence, nous menons nos recherches selon trois axes.
Le premier consiste à développer des projets de science, autour des questions soulevées dans le nucléaire, en étant à l'écoute des besoins de nos partenaires, et en travaillant à les transformer en questions scientifiques fondamentales et génériques, susceptibles de s'appliquer à d'autres domaines que le nucléaire.
Notre deuxième axe est de continuer à explorer le champ des possibles, à penser hors du cadre, en s'intéressant à des systèmes innovants et futuristes, en examinant leur potentiel théorique, en identifiant des verrous scientifiques et technologiques, et en travaillant sur des scénarios innovants, à la fois sur les systèmes et sur les cycles du combustible. Par exemple, nous menons des travaux sur le cycle thorium dans les réacteurs à eau, ou encore sur la transmutation des actinides mineurs dans divers systèmes.
Notre troisième façon de travailler est d'effectuer du transfert de technologies ou de compétences issues de la recherche fondamentale, et susceptibles d'avoir des applications pertinentes dans l'énergie nucléaire. Ainsi, certains de nos travaux portent sur l'utilisation des muons cosmiques, notamment pour dimensionner des sites de ressources en uranium, ou de stockage de déchets nucléaires.
Toutes ces activités se déroulent en collaboration avec les grands acteurs du nucléaire, et selon trois modes de financement différents.
Le premier est un programme de recherche commun intitulé NEEDS (Nucléaire énergie environnement déchets et société), qui regroupe le CNRS, et sept partenaires : l'ANDRA, Orano, Framatome, le BRGM, le CEA, EDF et l'IRSN. Il vise à mobiliser de la recherche académique, et à mener le travail de transformation du besoin en questions scientifiques, susceptibles d'intéresser des chercheurs de haut niveau.
Nous développons également des collaborations bilatérales, essentiellement sur des aspects de recherches appliquées. Elles peuvent consister, par exemple, à développer avec un partenaire un détecteur, un code, etc. Il s'agit surtout de recherches à court terme.
Nous faisons enfin quelques appels à projets externes, sachant que l'Agence nationale de la recherche (ANR) soutient en général assez peu de projets sur l'énergie nucléaire.
Je terminerai en insistant sur l'enjeu, essentiel à mes yeux, de l'enseignement, et du lien étroit entre la mobilisation de la recherche académique et le développement de formations de haut niveau, susceptibles d'attirer de bons étudiants dans la filière nucléaire. Il reste encore beaucoup de travail à accomplir en la matière, même si des évolutions considérables ont eu lieu ces dernières années autour de masters, et de licences professionnelles assez ciblées sur le nucléaire, en partenariat très fort avec la filière nucléaire. Ces formations, pour la plupart en cours de labellisation par l'Institut international de l'énergie nucléaire (I2EN), fonctionnent bien et sont toutes portées par des équipes de recherche travaillant spécifiquement sur des thématiques liées à l'énergie nucléaire.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Notre dernier intervenant de la matinée est M. Christophe Gégout, qui va conclure, en nous faisant partager la vision du CEA, dont il est administrateur général adjoint.
M. Christophe Gégout, administrateur général adjoint, CEA. - Vers le CEA, convergent de nombreux enjeux, scientifiques, de formation - je rappelle que nous animons un institut de formation dans le nucléaire, régaliens et industriels. C'est la raison pour laquelle nous sommes trois à représenter aujourd'hui le CEA, qui compte 2 000 chercheurs, et représente la moitié de l'effort de recherche cité par M. Bernard Salha.
J'aborderai successivement, conformément à l'intitulé de cette table ronde, les questions des objectifs, de l'organisation, et des moyens.
Concernant les objectifs, on a tendance à parler du nucléaire et de sa recherche principalement lorsque l'on évoque le mix énergétique français. Il est vrai que le sujet est important. Pour autant, la filière nucléaire répond aussi, selon moi, à un autre enjeu, et répond notamment à des questions liées à la demande mondiale en énergie. De grands pays, comme l'Inde et la Chine, font le choix de fournir une énergie abondante, dans un contexte de forte croissance économique, avec des énergies renouvelables, et du nucléaire. La filière française, grâce à son excellence, issue des investissements réalisés au cours des précédentes décennies, peut répondre à cette demande fortement croissante en énergie dans de bonnes conditions de sûreté. Je crois que là est véritablement la mission de la recherche nucléaire. Nous ne sommes pas les seuls à croire en l'avenir de cette énergie : de nombreux investisseurs privés, aux États-Unis, se tournent ainsi vers le nucléaire, pour répondre à une demande croissante. On pense évidemment aux plus célèbres, NuScale et TerraPower, qui ont déjà investi des centaines de millions d'euros dans ces technologies. À nous de rester dans la course.
Cela me conduit à aborder la question de l'organisation, afin que la recherche remplisse ce rôle de préservation de l'excellence scientifique, technique et industrielle française. La première condition est d'être bien coordonnés. Ainsi, nous développons de nombreuses collaborations avec le CNRS, l'université : c'est important pour attirer les meilleurs chercheurs.
Le deuxième aspect à considérer est de remettre les besoins du marché au coeur de nos préoccupations. Je pense que le nucléaire correspond en réalité à plusieurs marchés, répondant à des horizons temporels extrêmement divers : il faut à la fois gérer le passé, optimiser l'exploitation du présent - c'est là où toutes les technologies numériques, d'intelligence artificielle, de gestion du big data, sont importantes - et anticiper le futur proche. Il faudra, à cet égard, un EPR plus facile et plus rapide à construire, et développer une offre de SMR, permettant de jouer sur l'effet de série, pour améliorer la compétitivité nucléaire. Pour autant, l'innovation dans le nucléaire ne se résume pas à inventer des réacteurs géniaux. Elle peut tout simplement consister à inventer de nouveaux types de combustibles, plus sûrs ou permettant d'accompagner une variation de charge.
Tout cela renvoie beaucoup, aujourd'hui, aux technologies numériques. Le CEA dispose d'une certaine expérience en la matière, puisqu'il a développé beaucoup de ces technologies pour le nucléaire : on pense notamment aux méthodes de validation formelle pour la sécurité des logiciels. Le numérique irrigue l'industrie nucléaire, mais nous permet aussi de répondre par exemple aux besoins de Renault en matière de certification du logiciel embarqué, pour son véhicule autonome. Ainsi, l'innovation numérique pour le nucléaire est ancienne, et irrigue d'autres domaines de l'industrie. On peut penser, par exemple, aux bras robotisés, pour les situations de très haute activité. Je crois que la France est le seul pays, avec le bras Maestro, à avoir élaboré ces technologies. Le contrôle non destructif est également une technologie numérique très importante, notamment dans la perspective de l'impression 3D, qui va nécessiter d'examiner la densité et la qualité des pièces produites. On peut citer aussi les moteurs de recherche pour la veille réglementaire, élaborés pour le nucléaire, et qui nous permettent aujourd'hui de développer pour Bureau Veritas une offre de veille réglementaire automatisée, ou encore à la maintenance prédictive, avec la mise au point de jumeaux numériques pour les équipements nucléaires, permettant de simuler, de comprendre, de modéliser, et de suivre leur fonctionnement en temps réel.
Je poursuivrai en évoquant brièvement la question des moyens. Le numérique et toutes ces innovations très prometteuses ne pourront pas tout faire. S'il est indispensable de disposer d'outils numériques innovants, se pose en France la question du renouvellement de notre outil de recherche nucléaire. Le CEA a ainsi commencé à fermer des installations ayant un certain âge, et ne répondant plus forcément à la conception actuelle de la sûreté. Il faut les renouveler. Or, comme ce renouvellement est financé essentiellement par l'État, et que nous sommes en situation d'ajustement des finances publiques, nous avons une certaine difficulté à faire passer dans des budgets contraints des investissements qui représentent un pic exceptionnel de besoin budgétaire.
Si je devais formuler une troisième condition pour que la recherche puisse remplir son rôle, je dirais qu'il faut que nous puissions identifier les installations physiques, expérimentales, qui vont compléter la révolution numérique du nucléaire, et que nous soyons en capacité de les financer. Cela requiert un dialogue avec les industriels, et nécessite sans doute d'internationaliser la programmation du renouvellement du parc des installations de recherche françaises.
Je conclurai en insistant sur le fait que les 700 millions d'euros évoqués par M. Bernard Salha ne me semblent pas démesurés, au regard de la multiplicité des horizons temporels que nous devons viser. Il faut en effet gérer le passé, les déchets, optimiser l'exploitation du présent, préparer le futur proche avec une offre de réacteurs allant de l'EPR aux SMR, et anticiper le futur lointain, si nous ne voulons pas laisser aux générations à venir des déchets radioactifs à vie longue. L'effort de recherche que tout cela suppose est créateur de valeur pour l'ensemble de l'industrie. En préservant la compétitivité de la filière nucléaire française, la recherche a inventé des technologies qui sont très largement réutilisées dans d'autres domaines. Ainsi, si le CEA n'avait pas été mobilisé pour certifier la fiabilité des logiciels pour le contrôle-commande des réacteurs, nous ne serions pas en mesure d'être le partenaire scientifique de référence de Renault pour le véhicule autonome.
M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Si le CEA est un acteur clé, aujourd'hui, pour certaines questions de développement de l'intelligence artificielle, cela est indirectement le fruit d'un travail accompli en rapport avec l'énergie nucléaire. Parfois, les applications se révèlent très différentes des finalités initialement visées. Ce constat illustre bien les questions, évoquées précédemment, de transfert de technologies de recherche d'un secteur à l'autre.
Je terminerai cette matinée en vous proposant une conclusion temporaire des débats, tels que nous les avons appréhendés du point de vue de l'Office. Je laisserai ensuite la fin de la présidence à ma collègue Émilie Cariou, qui instruira un bref débat, en tenant compte des questions collectées par Huguette Tiegna.
Quelques mots pour insister sur les différents points dont il a été question ce matin. Nous avons, en premier lieu, rappelé que le contexte évoluait : la question de la recherche dans les réacteurs nucléaires, tout comme le simple sujet du nucléaire, se posent de façon différente aujourd'hui de ce qu'ils étaient auparavant et de ce qu'ils seront dans le futur. Il faut en effet tenir compte, désormais, des enjeux de durabilité, sur lesquels on souhaite insister dès la conception, de matières premières, avec de possibles tensions au niveau international en fonction de l'évolution des pratiques, et des décisions prises à Pékin ou ailleurs. Il existe également des exigences nouvelles en matière de sûreté, et bien sûr des évolutions spectaculaires, dans un contexte post-Fukushima, où l'on ne pense plus l'industrie nucléaire comme auparavant. L'instruction publique du débat énergétique change aussi, avec, d'une part, la réalisation de l'urgence à agir, pour limiter le changement climatique, d'autre part, la prise de conscience que le mix énergétique mondial repose sur bien d'autres énergies que le nucléaire.
Dans ce contexte, émerge aussi un débat sur les déchets déjà produits, que l'on poursuive ou non dans la voie du nucléaire. Si l'incertitude sur les évolutions à long terme est grande - qui peut garantir que l'on aura ou non besoin d'énergie nucléaire dans cinquante ans ? - les déchets seront toujours là, quoi qu'il arrive. Il est donc essentiel de continuer à se préoccuper de leur traitement.
Le savoir-faire et la qualification de la main-d'oeuvre sont, par ailleurs, extrêmement importants sur tous les aspects : il faudra les entretenir, afin de maintenir les technologies déjà en oeuvre.
Beaucoup de recherches sont menées dans ce domaine. M. Yves Marignac a certes souligné que le sujet ne se renouvelait pas autant qu'il le devrait, mais nous avons tout de même vu que nombre de solutions technologiques, avec des ingrédients variés, étaient en cours de recherche et de développement. En revanche, il est clair que les incertitudes sont grandes quant à ce qui va effectivement fonctionner ou pas, ainsi que sur les coûts et adoptions. Les délais de mise en oeuvre sont, en outre, de plus en plus importants, dans un contexte où les travaux de recherche doivent nécessairement s'effectuer dans le cadre de coopérations internationales. Il apparaît, par ailleurs, que le facteur limitant ne réside pas dans la théorie, mais dans la réalisation concrète et la collecte des fonds nécessaires. Nous savons combien les grands projets de coopération technologiques peuvent s'avérer complexes lorsqu'ils sont internationaux. Le CERN est le parfait exemple d'un dispositif qui fonctionne bien, alors que la station spatiale internationale illustre la complexité d'une telle démarche. Les projets compliqués, pour lesquels les choses se déroulent beaucoup plus mal qu'imaginé au départ, sont pléthore.
En résumé, on attend beaucoup plus du domaine qu'auparavant, alors même qu'il est beaucoup plus difficile de trouver les moyens nécessaires pour mettre en oeuvre des projets qui demandent toujours plus de temps, d'argent, et de partenaires.
Dans ce contexte, un légitime besoin d'expérimentation des différentes solutions s'est exprimé, considérant qu'il ne fallait pas laisser cette dimension aux continents américain, ou asiatique. Cela engendre toutefois une certaine frustration, dans la mesure où, pour l'instant, seule une minorité des projets sont financés dans leur développement au niveau souhaité en Europe.
Côté français, l'accent a surtout été mis sur quelques projets emblématiques : il a ainsi été question d'ASTRID, de Cigéo et d'ITER, qui sont à des degrés différents d'avancement et d'engagement de capitaux. Il apparaît, toutefois, qu'il sera impossible à la France d'être coordinateur ou financeur majeur dans toutes les directions de recherche. Se fait donc jour la nécessité de travailler sur la coopération internationale, bien que cela s'avère souvent complexe.
A également été mise en évidence la difficulté à saisir les différentes nuances des projets présentés. La première table ronde était extrêmement technique, et il semble impossible d'organiser un débat de qualité pour les décideurs en restant à ce niveau de technicité. Cela fera partie des propositions figurant dans les actes de cette matinée. Nous allons, par ailleurs, travailler à l'élaboration d'un tableau comparatif, nécessairement simplifié, permettant, en quelques minutes, d'appréhender les avantages et les inconvénients attendus des différentes technologies, ainsi que les enjeux et les zones éventuelles d'incertitude.
Lorsque l'on parle de recherche en nucléaire, le sujet concerne indirectement d'autres domaines. On parle notamment de compléments de recherche pouvant avoir lieu dans le développement de différentes options technologiques : dans la robotisation, la médecine ou ailleurs. Il faut tenir compte de cet aspect. Cette matinée était consacrée à la recherche, qui vise à répondre à des objectifs et des besoins, mais aussi à faire progresser la connaissance, afin qu'émergent des solutions susceptibles d'irriguer d'autres secteurs technologiques. Il ne faut surtout pas qu'un choix trop restreint dans certaines directions de recherche empêche des retombées qui pourraient avoir lieu dans bien d'autres secteurs.
Je vais, sur ces quelques paroles, laisser la présidence du dernier débat à ma collègue. Nous allons travailler sur les actes et la présentation de cette matinée, afin de disposer d'un document de synthèse dressant le bilan des différentes interventions, et permettant ainsi de poursuivre le débat.
Le chemin, long et technique, s'annonce semé d'embûches. Il n'en reste pas moins que l'enjeu en vaut la chandelle.
Je vous remercie de votre contribution à ces échanges.
Mme Émilie Cariou, députée. - Je propose de passer, sans plus attendre, aux questions des internautes.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Une question concerne le financement des start-up dans le domaine du nucléaire.
Pourriez-vous, au préalable, donner quelques éclaircissements sur ce que l'État souhaite faire en la matière ? Il a en effet été question d'innovations de rupture : c'est largement le cas aujourd'hui pour les start-up évoluant dans le domaine du nucléaire. Nous allons bientôt aborder, au sein de la commission des affaires économiques, le projet de loi PACTE (plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui va envisager la manière d'accompagner les start-up, les TPE et les PME, notamment sur la question des financements. L'internaute souhaitait ainsi savoir si l'État était prêt à investir pour créer une co-entreprise avec l'une des start-up de pointe dans le domaine du nucléaire.
M. Christophe Gégout. - Le CEA a mis en place un fonds d'investissement, destiné à aider les start-up à se développer, alimenté jusqu'en 2012 par ses fonds propres, et désormais en faisant appel à des investissements privés. Nous soutenons ainsi des start-up dans tous les domaines de l'innovation : énergies renouvelables, numérique, matériaux, biologie, et nucléaire. Nous avons ainsi investi dans plusieurs start-up du domaine nucléaire, dont Oreka Sud, qui a imaginé des solutions de suivi en temps réel des chantiers nucléaires. Nous soutenons également la start-up Extractive, qui s'occupe de l'extraction des métaux rares en utilisant du génie chimique issu du nucléaire. Cela peut concerner non seulement le nucléaire, mais aussi d'autres secteurs. Nous suivons ainsi des start-up actives dans le domaine de la robotique, comme RB3D. Nous avons enfin investi dans la société Diotasoft, qui utilise la réalité augmentée pour le suivi des équipements industriels. Là encore, cette start-up ne limite pas son champ d'action au nucléaire mais a vocation à améliorer la productivité de l'ensemble des installations industrielles.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Le ministre de l'économie Bruno Le Maire a évoqué le fait que l'État investirait cinq milliards d'euros dans le développement des start-up travaillant à des innovations de rupture. Il a aussi été beaucoup question des nouvelles technologies au service des entreprises, c'est-à-dire de l'utilisation de l'intelligence artificielle, ou de l'impression 3 D, pour la fabrication additive. Je ne saurais dire quelle part sera dévolue dans ce cadre aux start-up évoluant dans le domaine du nucléaire, mais il est clair que des investissements seront effectués dans ce secteur.
La dernière question concerne le montant du budget annuel de la recherche sur les réacteurs du futur. Qui peut répondre ?
M. Christophe Gégout. - Je peux répondre à cette question, puisque le CEA est, avec Framatome, l'un des opérateurs de ces recherches pour le nucléaire du futur, dont le budget est d'un peu moins de 100 millions d'euros par an.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Avant de laisser la parole, je souhaite vous remercier pour votre présence, ainsi que pour la qualité de vos présentations. Je remercie également les internautes et espère qu'ils ont reçu des réponses à leurs questions. Si, toutefois, certaines questions n'ont pas été traitées, nous tâcherons d'y répondre ultérieurement.
Mme Emile Cariou, députée. - Nous vous remercions en effet d'avoir participé à ces débats, très riches et instructifs. La conclusion que j'en tire, au-delà des enseignements mentionnés par le président Villani, est qu'en matière de nucléaire, comme dans d'autres secteurs, l'ouverture à l'international, aux start-up, et aux partenariats industriels, est certainement l'élément qui comptera le plus à l'avenir pour avancer. Il n'est désormais plus possible de mener des projets industriels seul sur son territoire, ou seul au sein d'un opérateur, sans dialoguer avec les autres, sans faire de co-entreprises. Aujourd'hui, prospérer à l'échelle industrielle passe nécessairement, selon moi, par de l'échange de technologie, par des partenariats dans lesquels chacun trouve un bénéfice. Bien évidemment se posent, dans le domaine nucléaire, des questions essentielles de sûreté et de sécurité qu'il va falloir prendre en charge. Mais s'il y a un avenir pour de nouveaux développements, pour une industrie nucléaire plus sûre et moins coûteuse, elle suppose que la recherche soit vivante. Or, cela ne saurait être possible au sein d'opérateurs qui seraient, certes, des monstres industriels mais raisonneraient isolément les uns des autres. Je pense notamment que l'ouverture aux start-up est un élément vraiment primordial. L'exemple des États-Unis est assez probant de ce point de vue. Cela vaut dans le nucléaire comme dans tous les secteurs innovants. J'étais auparavant conseillère juridique de la ministre Fleur Pellerin, qui était alors en charge de l'innovation, et ce manque d'ouverture des industriels vers de petites structures menant des projets de recherche innovants était déjà perçu comme l'un des principaux problèmes français. Je constate que tout le monde s'ouvre aujourd'hui à ces sujets, qui vont devoir prendre de l'ampleur, cela passant notamment par des financements.
Je vous remercie et vous assure que l'Office va continuer à suivre ces sujets de près.
La réunion est close à 13 h 40.