- Mardi 15 mai 2018
- Audition de M. Dominique Chagnollaud de Sabouret, professeur de droit constitutionnel à l'université de Paris Panthéon Assas
- Audition de M. Luc Rouban, sociologue, directeur de recherche au CNRS-Cevipof
- Audition de M. Pierre Delvolvé, professeur émérite de l'université de Paris II, membre de l'Institut
- Jeudi 17 mai 2018
Mardi 15 mai 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Dominique Chagnollaud de Sabouret, professeur de droit constitutionnel à l'université de Paris Panthéon Assas
M. Vincent Delahaye, président. - Mes chers collègues, ainsi que nous l'avons décidé lors de notre réunion constitutive, nous allons d'abord procéder à l'audition d'experts susceptibles d'éclairer notre compréhension de ce sujet large et complexe qu'est l'évolution de la Haute administration au cours des dernières années et l'impact que celle-ci peut avoir sur le fonctionnement de nos institutions.
La définition des termes, à commencer par celui de « Haute fonction publique », mais aussi celui de « pantouflage », la nouveauté ou l'ancienneté du phénomène, mais aussi son ampleur et le fait de savoir s'il a été favorisé par l'évolution du droit public au cours des dernières années sont des questions préalables nécessaires à nos travaux.
Nous commençons donc par l'audition de M. Dominique Chagnollaud de Sabouret, professeur en droit public à l'Université Paris II. Nous pourrions vous recevoir, monsieur le professeur, à plus d'un titre puisque vos travaux sur le système constitutionnel français, sur les comparaisons internationales ou sur le droit parlementaire touchent par bien des aspects aux questions que nous nous posons.
Cependant votre travail de thèse, publié en 1991, Le Premier des ordres, les Hauts fonctionnaires du XVIIIe au XXe siècle, nous intéresse tout particulièrement pour prendre la mesure historique de notre sujet.
Cet important travail tend en effet à relativiser largement la nouveauté des questions qui tournent autour de la Haute fonction publique et du pantouflage. Tout en le soulignant, vous n'épargnez pas vos critiques aux grands corps et à leur stratégie de pouvoir, voire à leur reproduction.
C'est donc tout naturellement que nous avons souhaité vous entendre pour notre première audition.
Je dois cependant préalablement vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Levez-la main droite et dites : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Dominique Chagnollaud de Sabouret prête serment.
Je vous remercie.
Si vous le voulez bien, monsieur le professeur, vous pourriez nous donner la définition de la Haute fonction publique et nous indiquer ce qui vous paraît avoir changé.
Après ce propos liminaire, je passerai la parole à M. le rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires afin qu'ils vous posent des questions.
Vous avez la parole.
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Je suis très honoré d'être entendu par votre commission d'enquête. C'est une première pour moi dans ma vie universitaire.
J'ai ici un exemplaire de ma thèse. C'est un travail assez ancien. Il s'agit d'une thèse de sciences politiques, en fait une thèse d'histoire du droit public, aucune séparation entre les trois disciplines n'existant à l'époque - ce qui prouve combien le sujet est transversal.
La définition des Hauts fonctionnaires est un sujet absolument capital, mais en même temps insoluble. Le seul régime qui ait défini les Hauts fonctionnaires est celui de Vichy, au travers d'une double obligation : la prestation de serment au chef de l'État français et l'obligation de non-judéité des fonctionnaires. Afin d'être considérés comme hauts fonctionnaires, les corps de l'État se sont fait concurrence en 1941-1942 pour prêter serment...
Aujourd'hui, on peut considérer que les Hauts fonctionnaires sont les membres des grands corps de l'État. Il existe des débats sur ce qu'est un membre d'un grand corps de l'État. On peut en avoir une définition restreinte si l'on ne considère que les grands corps de sortie de l'ENA, ou une définition plus large si l'on y englobe les inspections générales, les anciens élèves de l'ENA et les emplois à discrétion du Gouvernement.
Cette audition me rappelle beaucoup de souvenirs. Je suis en effet « tombé » dans la Haute fonction publique lorsque j'étais petit : j'ai été collaborateur de Philippe de Gaulle, membre de l'Institut de Charles de Gaulle et collaborateur de Bernard Tricot à la Fondation de Gaulle. J'ai connu dans ma jeunesse tous les anciens collaborateurs du général de Gaulle sans exception, de Geoffroy de Courcel à Bernard Tricot, en passant par Jacques Boitreaud. J'ai baigné dans ce milieu lorsque j'avais une vingtaine d'années.
C'est probablement pour cela que j'ai écrit cette thèse. Mon mémoire portait d'ailleurs sur de Gaulle et la Haute fonction publique. Les Hauts fonctionnaires n'avaient peut-être pas de problèmes d'argent à l'époque, mais le service de l'État était quasiment religieux : ils ne pantouflaient pas et ne quittaient pas le secteur public. Quand ils quittaient l'État, c'était pour revenir dans leur corps ou, comme Bernard Tricot, pour devenir président de la Commission des opérations de bourses (COB), après avoir été secrétaire général de l'Élysée, ce qui était déjà pour lui une révolution. Il en va de même de Jacques Boitreaud.
C'était un élément assez central dans cette génération, qui n'était pas seulement celle des gaullistes, mais la génération de la Résistance. Il s'agissait d'un état d'esprit transversal : on y trouvait des socialistes résistants, des communistes résistants, comme Guy Braibant. Il n'y avait pas trop d'esprit de parti ni de politisation.
Ceci m'amène à une seconde remarque : ce qui a changé sensiblement, c'est la politisation de la Haute fonction publique. C'est un phénomène qui date des années 1970 et surtout de 1974, Valéry Giscard d'Estaing ayant souhaité instaurer un spoil system à la française - il l'a d'ailleurs déclaré à plusieurs reprises.
Avec mon directeur de thèse, nous avions développé le concept de spoil system en circuit fermé, ce qui est assez juste : il s'est développé, avec l'élection présidentielle au suffrage universel direct, une présidentialisation du régime et, parallèlement, une politisation de la Haute fonction publique, avec des écuries présidentielles à gauche et à droite pour les principaux candidats. Chaque candidat avait son écurie de Hauts fonctionnaires.
C'était même sensible physiquement : quand j'étais maître de conférences à Sciences Po, on voyait de Hauts fonctionnaires nommés au Gouvernement quitter les séminaires et ceux qui étaient battus aux élections revenir. C'était un phénomène intéressant qui remonte aux années 1970 à 1980.
Les alternances n'ont fait qu'accentuer le phénomène. Cela ne veut pas dire que certains Hauts fonctionnaires ne se tiennent pas éloignés de la politique, mais il est vrai que leur engagement politique n'a cessé de croître.
La disparition presque totale de la notion de grand commis de l'État constitue un indice intéressant. Il en existe encore - vice-président du Conseil d'État, président de la section du contentieux - mais ils « pullulaient » dans les années 1930 à 1950, si je puis dire.
Aujourd'hui, je ne sais qui sont ceux dont la personnalité ou la carrière en impose. Il en existe un certain nombre, mais cette notion a un peu disparu.
Ma troisième observation concerne la privatisation de l'État. Les privatisations de 1986 et les suivantes ont considérablement restreint la sphère publique. Ceux des Hauts fonctionnaires qui pantouflaient - cela signifie « quitter la fonction publique pour l'entreprise » - intégraient souvent les entreprises publiques. Cela ne posait pas de difficulté, puisqu'ils servaient l'intérêt général. Ce n'était pas forcément des réussites - on pense aux banques comme le Crédit lyonnais -, mais le pantouflage se faisait essentiellement dans la sphère publique.
À partir des années 1986, la privatisation a conduit à externaliser au maximum les pantouflages, créant des situations de conflits d'intérêts potentiels. On a vu des personnalités éminentes qui avaient réalisé les privatisations partir dans l'entreprise qu'ils venaient de privatiser. C'est un phénomène important.
Les causes de l'évolution ne sont pas statistiquement démontrables, mais un certain nombre d'exemples sont assez prégnants. Je ne les citerai pas par courtoisie vis-à-vis des intéressés, mais ils démontrent que la condition matérielle des Hauts fonctionnaires ou des serviteurs de l'État s'est dégradée avec le temps, enregistrant des écarts de salaires grandissants entre le secteur privé et le secteur public du fait de la financiarisation de la société.
Le patronat industriel ayant disparu, remplacé par le patronat financier, l'attrait pour des salaires représentant cinq à dix fois le traitement d'un Haut fonctionnaire fait que l'appétence pour le service de l'État a diminué.
Enfin, cette financiarisation a également abaissé le prestige du service de l'État, considérable jusque dans les années 1980, qui a aujourd'hui perdu de sa superbe. À la question : « Voulez-vous entrer au service de l'État », on répond aujourd'hui : « Combien ? ». Les conditions matérielles et l'idéologie ont changé, me semble-t-il.
Il faudrait bien sûr disposer d'éléments statistiques.
Reste l'état du droit. Je ne m'y suis pas intéressé depuis un moment, mais il me semble que la commission de déontologie de la fonction publique, censée rendre un avis, fait preuve d'une très grande bienveillance. Comme en matière de discipline chez les magistrats, on a tendance à faire preuve de plus de commisération pour ses pairs que pour des gens n'appartenant pas au corps. Certains exemples sont assez dirimants.
M. Vincent Delahaye, président. - Merci de votre concision et de votre précision.
Il semble que le nombre de cas examinés chaque année par la commission de déontologie de la fonction publique soit de 1000 environ par an pour la fonction publique d'État. Je ne suis pas sûr que l'on enregistre beaucoup de refus. Peut-être n'y a-t-il aucune raison pour cela, mais c'est un élément statistique qui n'est pas négligeable.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si j'ai bien compris, la nouvelle fonction publique n'a rien à voir avec ce qu'en disait François Bloch-Lainé, Haut fonctionnaire emblématique, qui affirmait n'avoir jamais servi qu'un maître. Dans beaucoup de cas, il y en a au moins deux, le marché et l'État ! C'est une différence substantielle !
Il conviendra de se pencher sur l'impact que cela peut avoir sur le fonctionnement des institutions...
Vous avez indiqué que l'une des raisons de ces phénomènes de pantouflage réside dans la vague de privatisations : l'État ayant réduit son périmètre d'interventions, un certain nombre de places étaient à prendre.
Êtes-vous d'accord avec l'analyse selon laquelle l'État ne s'est pas contenté de se retirer de certains domaines, mais a joué en quelque sorte un rôle de régulateur ? On a ici une situation assez extraordinaire : le marché ne fonctionnant pas seul, il faut le réguler. Dès lors, on semble ne plus trop savoir où on en est, comme le démontre, entre autres, le développement extraordinaire des cabinets d'avocats-conseils.
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Je partage votre analyse. Je n'y avais pas pensé, mais il existe un phénomène nouveau depuis une dizaine ou une vingtaine d'années, encouragé par une législation assez large en faveur des cabinets d'affaires qui recrutent un grand nombre de Hauts fonctionnaires de grande qualité, spécialistes du contentieux administratif, du droit social, et j'en passe. On recherche bien sûr leur expertise, mais également leurs réseaux d'influence.
Dans quelle mesure est-ce compatible ? Y a-t-il conflit d'intérêts ? Je n'en sais rien. Je ne sais d'ailleurs pas non plus si la commission de déontologie de la fonction publique examine ces cas. Probablement le fait-elle...
C'est en tout cas un indice du développement du pantouflage. Le pantouflage traditionnel concernait autrefois les grandes sociétés nationales, comme la SNCF : les préfets ont ainsi beaucoup colonisé les chemins de fer ! Maintenant, on pantoufle dans des sociétés internationales. C'est normal...
Le phénomène vraiment nouveau, c'est celui du barreau. On pourrait peut-être faire des statistiques sur cette question.
Pour en revenir à la commission de déontologie de la fonction publique, il est étonnant que les avis ne soient pas publics. Cela pourrait constituer une proposition de réforme. Par exemple, le CSM, lorsqu'il prend des mesures disciplinaires, n'indique pas le nom des personnes, mais publie ses décisions. On pourrait imaginer de publier, sous une forme ou une autre, l'avis rendu par la commission de déontologie de la fonction publique. Ceci constituerait un progrès assez important.
Quant à François Bloch-Lainé, il avait publié un livre magnifique, Profession : fonctionnaire. Aujourd'hui, ce serait invraisemblable !
Un récent ouvrage de Pierre Birnbaum, dont j'ai été l'assistant il y a très longtemps, défend la thèse contraire : il estime qu'il n'y a pas de changement et que le pantouflage n'évolue pas. J'avoue que je ne comprends pas très bien la démonstration...
Enfin, le phénomène de consanguinité s'observe à l'oeil nu.
M. Vincent Delahaye, président. - On pourra peut-être obtenir des statistiques sur l'évolution du nombre de cas traités annuellement par la commission de déontologie de la fonction publique.
Cela peut constituer un élément pour nous éclairer sur l'ampleur du phénomène et sur son évolution dans le temps.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les Hauts fonctionnaires constituent-ils un ordre privilégié, comme le dit le Président de la République lui-même ? Forment-ils une noblesse d'État, une caste ?
Vous avez parlé d'un phénomène de consanguinité. D'autres prétendent - sans avoir forcément tort - que les parcours sont si différents qu'on ne peut parler de phénomène de caste. Je reprends ici le mot que le Président de la République a employé dans son livre de campagne...
La diversité l'emporte-t-elle sur l'homogénéité ? Tous les Hauts fonctionnaires sont-ils à la même enseigne ? Ils n'ont pas tous les mêmes responsabilités : les enjeux ne sont donc pas tous les mêmes...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Une des originalités de ma thèse était de présenter la dimension historique du sujet. J'étais remonté au XVIIe siècle et j'avais étudié le cas des officiers et des commissaires. Certains maîtres des requêtes du roi se mettaient en grève, ce qui peut paraître incroyable, le roi ayant décidé d'élargir leur office et de l'ouvrir à d'autres. Sur le long terme, les différences corporatives entre les corps de l'État sont considérables.
Il existe une hiérarchie des corps - Inspection des finances, Conseil d'État... La Cour des comptes, ce n'est pas le Conseil d'État. Le corps préfectoral, comme le disait je ne sais plus qui, constitue une addition d'ambitions individuelles - et Dieu sait qu'il existe de grands préfets.
Il règne une communauté d'esprit et d'intérêts, mais il existe cependant des différences assez marquées entre les corps.
En second lieu, l'esprit de corps ne se rencontre pas tellement dans la carrière diplomatique, moins encore chez les préfets, mais existe vraiment au Conseil d'État ou à l'Inspection des finances.
Les corps les plus puissants aujourd'hui - je ne parle pas des corps techniques - sont bel et bien le Conseil d'État et l'Inspection des finances. Le Conseil d'État jouit d'un rôle très important, peut-être à raison.
Il existe une hiérarchie, toutefois sans communauté d'intérêts au sens large. Il y a de la concurrence.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous avez parlé de consanguinité...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - À un certain degré, forcément.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Un peu d'endogamie aussi...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Je ne suis pas sociologue, mais le phénomène existe en effet. Cela a toujours été le cas. Il suffit de consulter les annuaires. À quel degré, je n'en sais rien...
M. Vincent Delahaye, président. - La parole est aux commissaires.
M. Pierre Cuypers. - Quelle est votre définition de la Haute fonction publique ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Ainsi que je l'ai dit, le seul régime qui ait défini les Hauts fonctionnaires est Vichy. Il fallait avoir prêté serment pour être fonctionnaire. Il ne s'agissait donc pas d'une définition véritable. Selon moi, les Hauts fonctionnaires sont constitués par l'ensemble des grands corps de l'État, avec une définition variable de ceux-ci.
M. Pierre Cuypers. - Où cela commence-t-il ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - On ne le saura jamais. Les grands corps sont le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Inspection des finances, les grands corps techniques, éventuellement les corps des administrateurs civils, ainsi que les emplois à discrétion du Gouvernement.
On rencontre des Hauts fonctionnaires « fonctionnels » du fait de l'emploi qu'ils occupent, et des Hauts fonctionnaires « structurels » de par leur vocation et leur corps, même si la distinction n'est guère heureuse.
Un professeur d'université qui est nommé directeur de l'administration centrale devient Haut fonctionnaire, mais il cesse de l'être lorsqu'il retourne dans son corps, contrairement à quelqu'un qui sort de la préfectorale ou de l'ENA. Les administrateurs parlementaires sont-ils Hauts fonctionnaires ? Je ne le crois pas, puisqu'ils sont attachés aux assemblées.
Mme Maryvonne Blondin. - Quelle est la place des femmes dans les grands corps de l'État ? Quand les ont-elles intégrés et quel est leur nombre ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Cela soulève le problème de la féminisation de l'ENA. Elle est très récente et remonte, je crois, aux années 1970. Elle a été assez faible.
M. Victorin Lurel. - Polytechnique aussi...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - C'est la même chose. Pour Polytechnique, il me semble que cela a été plus tôt, car il s'agit d'un corps technique...
M. Victorin Lurel. - 1972...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Pour l'ENA, je n'ai pas le chiffre en tête, mais c'est assez tardif. La féminisation de la Haute fonction publique est loin d'être achevée.
On rencontre une minorité de femmes dans l'administration centrale. C'est un peu moins vrai dans le corps diplomatique. Le Conseil d'État est relativement féminisé. Quant à l'Inspection des finances, je ne la connais pas suffisamment.
Mme Christine Lavarde. - Un des corps dit « techniques » comptait en 2009 six filles sur une promotion de 39 élèves.
Vous avez dit par ailleurs avoir le sentiment que les Hauts fonctionnaires n'éprouvent plus l'envie de servir l'État et leur pays.
Pour autant, il existe deux catégories de fonctionnaires. Les premiers passent un concours pour intégrer la fonction publique et doivent faire face à un jury chargé de tester leur volonté de servir l'État ainsi que leur volonté réelle de choisir cette carrière plus qu'une autre. Les seconds sont nommés au tour extérieur dans les différents corps de l'État. Cette faible volonté de servir l'État ne viendrait-elle pas du mode de recrutement ? Ne vous semble-t-il pas nécessaire de modifier le processus d'entrée dans la fonction publique ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - J'ai dit que l'on rencontrait en général une moindre appétence pour les concours de la Haute fonction publique, ce qui n'est pas la même chose.
Vous soulevez un point important : le tour extérieur, qui a eu tendance à se développer avec des nominations parfois très diverses, n'est guère encourageant pour les personnes qui décident de faire carrière.
Je dirai la même chose des professeurs associés, qui sont devenus une forme de pantouflage interne à l'État, de manière débridée, depuis 2000. On a prolongé les professeurs en leur permettant de faire neuf, dix, vingt ans de carrière. Ils touchent pour moitié la rémunération d'un professeur, ce qui n'est pas très encourageant pour un jeune maître de conférences qui gagne 1 600 euros par mois.
Ceci démontre que tous les coups sont bons pour élargir le tour extérieur. Il existe une pression externe. Je ne citerai pas le cas de l'Inspection générale de l'éducation nationale, qui recrute des gens d'excellente qualité, comme Jean-Pierre Rioux, mais aussi d'autres.
L'absence de rigueur dans les recrutements au tour extérieur pose problème. Quand on ne sait plus quoi faire de quelqu'un, on le nomme au tour extérieur, même s'il y a d'excellentes nominations, notamment au Conseil d'État, qui contrôle les entrées.
Il ne faut cependant pas généraliser. Il existe toujours une éthique. J'ai siégé au jury de l'ENA. J'ai vu un certain nombre de candidats : quelques Hauts fonctionnaires ont encore le sens de l'État - mais qu'est-ce que cela signifie ? Le problème, à un certain niveau, ainsi que je l'ai dit, vient de l'attrait pour le privé, qui est extrêmement puissant.
M. Victorin Lurel. - Vous avez évoqué la privatisation de l'État.
Je reviens sur le démembrement de l'État, avec la création des Autorités administratives indépendantes (AAI), qui fait qu'il existe une sorte de passerelle entre la fonction publique d'État stricto sensu et les fonctionnaires qui vont diriger ces AAI. Objectivement, ces Hauts fonctionnaires ont intérêt à en créer le plus possible pour pouvoir les gérer.
Existe-t-il une bibliographie sur le périmètre de l'État - qui est aujourd'hui de plus en plus démembré et comporte plus de marchés et d'autorités, régulation - ainsi que sur l'évolution de la fonction publique ? Quel est le lien entre l'État, ses formes successives et les serviteurs que sont les fonctionnaires ?
En second lieu, le pouvoir d'influence peut-il se mesurer ou se quantifier ? On l'a bien constaté lorsque les fonctionnaires qui ont géré l'Agence des participations de l'État se sont retrouvés dans les banques d'affaires ou dans des cabinets d'affaires grâce à des procédures peu transparentes pour réaliser les appels d'offres ou vendre les entreprises publiques ou semi-publiques. Existe-t-il une bibliographie à ce sujet ?
C'est également ce qui s'est passé pour Alstom - et on peut citer ainsi pas mal d'entreprises. Y a-t-il là une réflexion appropriée, mise à part celle des journalistes qui ont publié un certain nombre d'ouvrages récents sur ce sujet ?
Ceci est assez préoccupant. Je suis rapporteur spécial du compte d'affectation spéciale participations financières de l'État : on est assez surpris par cette consanguinité et ces passerelles qui permettent de revenir dans la fonction publique après dix ans de mise en disponibilité...
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Un rapport du Sénat assez ancien du sénateur Gélard porte sur les AAI.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il y en existe un nouveau, le rapport Mézard.
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Ces rapports portent sur la sphère des AAI, qui ne cessent de croître. Jamais elles n'ont été autant l'objet de critiques de la part des politiques et des professeurs, mais jamais elles n'ont été aussi nombreuses. Il n'y a pas un domaine qui ne soit concerné, même le sport ou la lutte antidopage... Il y aura peut-être un jour une AAI sur la limitation de vitesse !
C'est une facilité : l'État se démembre, mais en confiant ces AAI à de Hauts fonctionnaires qui régulent un secteur d'activité.
Ils le font de façon tout à fait honnête, ce qui ne pose pas de difficultés, mais la question est de savoir ce que deviennent les régulateurs. Le fait qu'ils puissent rejoindre un jour ceux qu'ils ont régulés soulève la question des conflits d'intérêts. Il faut pouvoir le mesurer.
La question de la consanguinité des personnes qui vont gérer les entreprises qu'ils ont contrôlées relève du même sujet, mais c'est un sujet plus important.
On en revient toujours à la même interrogation : que fait la commission de déontologie de la fonction publique ? Elle travaille sûrement très sérieusement, mais ces avis ne sont pas publics, et le délai de viduité n'est que de trois ans, ce qui est court.
Certaines personnes attendent deux ans, onze mois et 29 jours pour accepter l'offre qu'on leur a proposée plusieurs mois auparavant ! Il serait intéressant d'étudier les pratiques.
L'autre clé est celle des sanctions pénales que l'on peut envisager. Pour l'instant, je ne crois pas qu'il y en ait eu en la matière...
Mme Josiane Costes. - La commission de déontologie de la fonction publique s'occupe des fonctionnaires qui quittent la Haute fonction publique pour aller vers le privé, mais lors de leur retour dans la Haute fonction publique, ils ne passent pas devant la commission de déontologie. Il semblerait qu'il y ait là quelque chose à améliorer. Le conflit d'intérêts existe également dans ce sens. Or, rien ne se passe.
Le Sénat a publié un rapport en janvier dernier, à l'initiative du groupe RDSE, sur le pantouflage des Hauts fonctionnaires. Il existe un problème de délai, ainsi que vous l'avez dit. Trois ans est une durée extrêmement courte, qu'il conviendrait d'allonger, tout en rendant publics les avis de la commission de déontologie de la fonction publique.
Tant que les Hauts fonctionnaires ne seront pas auditionnés à leur retour du privé, des failles très préoccupantes persisteront.
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Avec les journalistes, une partie des Hauts fonctionnaires sont les seules personnes dont on ne parle pas. On exige de la transparence des hommes politiques. On veut qu'ils rendent des comptes. On leur interdit le cumul, on veut maintenant empêcher le cumul de leurs mandats dans le temps, mais on n'interroge jamais les journalistes sur leurs conflits d'intérêts. Il est vrai que la liberté de la presse l'interdirait probablement - et encore. Pourquoi ?
L'antiparlementarisme est à la mode, mais il n'existe pas d'« antifonctionnarisme », même si l'on rencontre un certain « antitechnocratisme ». La question de la transparence et des conflits d'intérêts n'est pas vraiment posée sur la place publique.
Il faudrait en effet demander que la commission de déontologie intervienne lorsque les Hauts fonctionnaires réintègrent la fonction publique.
Mm Josiane Costes. - C'est essentiel !
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - En effet. Lorsque je siégeais au CSM, on examinait les demandes de détachement de magistrats pour lesquelles il nous arrivait de rendre une décision négative. Ce qui est valable pour les magistrats devrait a fortiori l'être pour les mises en disponibilité.
M. Vincent Delahaye, président. - Dans votre ouvrage, vous dites que la question du pantouflage s'est posée au début du XIXe siècle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - À la fin des années 1870, suite à l'épuration républicaine, un certain nombre de Hauts fonctionnaires, notamment des préfets, ont quitté la fonction publique, en désaccord avec le régime.
Vous évoquez ici le premier pantouflage, celui des polytechniciens. Le pantouflage massif n'existe pas chez les Hauts fonctionnaires à la fin du XIXe siècle - ou très peu.
La « pantoufle » naît à la fin du XIXe siècle. Ce sont les polytechniciens qui, attirés par le développement industriel des entreprises, s'en vont - d'où l'expression de « pantoufle ». Le phénomène ne concerne pas encore les grands corps administratifs.
M. Philippe Pemezec. - Je viens d'achever la lecture d'un livre intitulé Les intouchables, dont l'auteur doit, je crois, être auditionné prochainement.
À la fin du livre, j'ai éprouvé l'envie d'aller voir un magistrat pour lui demander ce qu'il comptait faire, aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale, pour sanctionner tout ce qu'évoque cet ouvrage, et que vous dénoncez probablement vous-mêmes dans votre propre livre.
Je suis maire, et je me suis beaucoup investi dans le service de mes administrés. Je suis très triste de terminer ma carrière de maire, considérant que je ne mérite pas l'espèce d'infamie que toute une caste fait peser sur les hommes politiques de terrain - médias, juges...
Je suis abasourdi de constater tout ce qu'on pardonne à ces derniers. Je me dis que beaucoup de choses ne vont pas bien dans ce pays. Il est me semble-t-il urgent de le dénoncer et de remettre un peu d'ordre dans ce système.
Notre démocratie ne fonctionne plus vraiment très bien - sans parler de la volonté actuelle de recentralisation, qui va priver un peu plus les élus de leurs pouvoirs, alors qu'ils sont au coeur de la démocratie, pour les concentrer entre les mains de quelques autres. Je trouve cela très inquiétant...
On est là au coeur du sujet, et j'espère que cette commission d'enquête va produire un travail qui ne restera pas lettre morte. Si tel était le cas, ce serait bien triste !
On ne parle bien que de ce que l'on connaît bien : mon élection de député a été invalidée parce que j'avais oublié de déclarer un Algeco que j'avais déposé sur un trottoir municipal pour servir de local de campagne. J'aurais dû réintégrer cette dépense dans mon compte de campagne. Je l'ai oublié en toute bonne foi.
Mon élection en tant que député a été annulée et j'ai été déclaré inéligible, ce qui constitue l'indignité suprême. Pourtant, on ne sanctionne pas un candidat à l'élection présidentielle qui a bénéficié de salles gratuites. La commission des comptes de campagne s'offre même le luxe d'un communiqué de presse à ce sujet - grande première ! - pour affirmer qu'il n'y a là rien d'anormal !
Il y aurait donc un droit « macroniste » et un droit pour les autres ? Tout cela m'inquiète pour le bon fonctionnement de notre démocratie.
M. Vincent Delahaye, président. - C'est plus un témoignage qu'une question !
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Vous avez raison concernant la responsabilité des médias.
M. Victorin Lurel. - J'aimerais évoquer le mécanisme des rémunérations. Lorsqu'un Haut fonctionnaire quitte la Haute fonction publique pour aller siéger dans une AAI, c'est le ministère du budget qui fixe sa rémunération par arrêté ou par décret. Celle-ci n'a rien à voir avec les grilles en vigueur. Nous sommes quant à nous alignés sur l'indice 1 015 de la fonction publique. Pour Business France, on a négocié de mémoire un montant de rémunération de 195 000 euros par an, là où nous touchons pour ce qui nous concerne environ 70 000 euros.
Le directeur de Sciences Po Paris - même s'il ne s'agit pas totalement du budget de l'État - touche 537 000 euros par an. Je suis quelque peu étonné ! Le Haut fonctionnaire le mieux payé était autrefois le vice-président du Conseil d'État, qui émargeait alors à 120 000 euros. Aujourd'hui, c'est bien plus.
Quelle est cette grille, dont on a l'impression qu'elle est fixée par le ministre du budget dans le cadre d'un face-à-face avec celui qui a été retenu ?
M. Vincent Delahaye, président. - Les rémunérations de la Haute fonction publique ont-elles nettement augmenté ? J'imagine qu'il existe des différences considérables par rapport au privé.
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - La question que vous posez concerne les emplois à discrétion du Gouvernement, qui permettent notamment aux directeurs d'administrations centrales de bénéficier de primes de rendement qui peuvent augmenter leur salaire. Il suffit d'aller sur le site internet de la HATVP pour les connaître.
Il existe une négociation face-à-face plus opaque - mais je n'en suis pas spécialiste - entre l'entreprise publique et le Haut fonctionnaire pressenti ou, pour certains postes dits fonctionnels, directement entre le Haut fonctionnaire et le ministère du budget.
Ce phénomène a toujours existé, mais s'est développé compte tenu de l'attrait qu'exerce le secteur privé en termes de revenus, que l'on évoquait tout à l'heure.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il me semble que la Constitution de la Ve République fait référence au préambule de celle de 1946 qui, dans son alinéa 9, dit que « tout bien et toute entreprise qui a ou acquiert le caractère de service public national ou d'un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ». Celui-ci n'est jamais évoqué. Pourquoi ?
En second lieu, le phénomène des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), présentées au départ comme une grande avancée pour les libertés publiques, semble être devenu une véritable « industrie », selon les termes employés par quelques observateurs. Plus de 1 000 QPC sont déposées par an. Soixante à 80 d'entre elles aboutissent devant le Conseil constitutionnel. Elles ont, semble-t-il, infléchi la jurisprudence en matière de commerce et de concurrence. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel est votre sentiment à ce sujet ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Concernant les privatisations et le préambule de 1946, je vous renvoie à un excellent article de Bruno Genevois sur les nationalisations et la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Pour ce qui est des QPC, je suis un des coauteurs du système. Et encore avait-on simplifié les choses, puisqu'on était parti vers une saisine directe du citoyen...
Comment apprécier l'impact des QPC ? La tendance a été de prendre en compte des droits et libertés fondamentaux. Dès lors s'exerce mécaniquement, s'agissant de la liberté du commerce ou de l'industrie, une influence « libérale ». Est-elle mesurable ? La tendance existe, mais elle est relativement contenue.
Le nombre de QPC avait tendance à baisser. Il a récemment à nouveau augmenté. Ceci est lié à un autre phénomène dans lequel le Conseil constitutionnel n'est pas pour grand-chose. Les QPC sont en effet devenues une industrie pour les avocats. C'est un problème de financiarisation du droit. Les QPC ont en outre quelque chose de très « chic ». Les barreaux de province les adorent, les barreaux parisiens plus encore, et les cabinets d'avocats se régalent à l'idée de faire des QPC, qui les ennoblissent et les enrichissent, ce qu'on n'avait pas du tout imaginé. C'est un peu ce que j'avais dit... C'est un moyen de procédure supplémentaire.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si ce que j'ai lu est exact, la complexité des affaires et leur multiplication entraînent des infléchissements du droit public traditionnel. Est-ce votre impression ?
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - Cela dépend des domaines. En matière de droit commercial, il est probable que l'évolution soit positive.
La QPC a modifié les autres droits. Autrefois, le droit constitutionnel avait des conséquences sur les grandes disciplines du droit, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de liberté du commerce ou de liberté d'entreprendre était ténue.
Les cabinets d'avocats défendant souvent les intérêts privés, cela a permis, à tort ou à raison, de développer une jurisprudence dans des domaines où le Conseil constitutionnel s'aventurait peu, notamment en matière de droit commercial.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Cela a également donné du travail au Conseil constitutionnel !
M. Dominique Chagnollaud de Sabouret. - C'est maintenant une fonction à temps plein, ce qui est un peu déprimant pour certains de ses membres, qui ne l'imaginaient pas ainsi.
M. Vincent Delahaye, président. - Monsieur le professeur, merci de nous avoir apporté votre éclairage, qui vous nous aider dans nos travaux.
Audition de M. Luc Rouban, sociologue, directeur de recherche au CNRS-Cevipof
M. Vincent Delahaye, président. - Nous poursuivons cette première journée d'audition en entendant M. Luc Rouban, sociologue, directeur de recherche au CNRS qui a consacré depuis de nombreuses années ses travaux de recherche au sujet qui nous occupe.
Sans plus attendre je vous passe donc la parole après toutefois que vous ayez prêté serment.
Conformément à la procédure en vigueur, M. Luc Rouban prête serment.
M. Luc Rouban. - Sur la question de l'indifférenciation progressive du public et du privé à travers l'évolution de la haute fonction publique vous allez entendre deux types de discours. Celui qui dit que rien n'a vraiment changé et que la haute fonction publique a toujours été une voie d'accès aux hautes fonctions privées. C'est le cas pour les inspecteurs de finances depuis le Second Empire. Sur longue période environ 17 % des énarques quittent l'administration. L'autre discours est qu'il existe une oligarchie intégrée qui par les « revolving doors » passe désormais régulièrement du public au privé et retour. Ce discours se retrouve souvent chez les journalistes et alimente le populisme.
Ces deux discours sont également faux. Le premier discours, qui raisonne par rapport à une valeur moyenne se trompe. Il faut étudier les départs vers le privé à partir des corps qui ont chacun une logique différente. Ainsi 50 % des inspecteurs des finances travaillent dans le secteur privé.
Une question se pose, surtout dans le secteur financier, comment définir le privé ? Les filiales des groupes publics sont-elles des structures privées où font-elles encore partie de la sphère publique ? Pour ces filiales la rémunération des dirigeants est calquée sur le privé.
Autre difficulté à un instant T connaître le nombre de personnes dans le privé ne vous donne que peu d'informations. Ainsi on ne sait pas quel est le nombre de ceux qui ont voulu partir mais sont revenus suite à un licenciement.
Les chiffres permettent en fait de dire ce que l'on veut.
A l'inverse l'idée qu'il existe une oligarchie des élites françaises mélange tout. L'ENA n'est pas le problème. La haute administration est un univers fragmenté composé de mondes qui ne se fréquentent pas forcément.
En France le circuit élitaire a changé dans les années 1980 au moment où la gauche arrive au pouvoir. On assiste à un décalage entre le temps social et le temps politique. Jusques alors le pantouflage concerne des fonctionnaires de 50 à 55 ans qui prennent des postes de direction ou deviennent PDG de groupes publics. À partir des années 1980 on assiste à une accélération du phénomène qui devient plus direct et plus précoce. Les postes d'arrivés sont plus modestes qu'autrefois et il convient de faire ses preuves dans le secteur privé pour y rester. Certains échouent d'ailleurs et font plusieurs tentatives infructueuses. Je connais un cas de membre d'un grand corps ayant fait sept départs en dix ans.
D'autres départs sont plus préparés notamment par les pantoufleurs qui ont fait une école de commerce avant de faire l'ENA.
Le vrai problème de fonds est que dans certains cas accéder à un grand corps n'est qu'un moyen de se positionner dans le privé. Faire vingt à trente ans de carrière administrative devient de plus en plus rare.
Ces évolutions tiennent à plusieurs facteurs. Le premier est la politisation de la haute fonction publique. Le deuxième tient aux salaires et responsabilités plus attractifs dans le privé face au déclin des institutions administratives. L'école du management tend à gommer les différences entre public et privé et à répandre l'idée que l'on peut travailler dans le privé pour servir l'intérêt général. Le troisième facteur est la différenciation du système élitaire depuis vingt ans. Dans les cent plus grandes entreprises françaises en 2018 40 % des dirigeants viennent de la fonction publique, surtout de l'Inspection des finances et du corps des mines. La diversification et l'internationalisation sont cependant de plus en plus fortes.
Parallèlement l'interpénétration de la haute fonction publique et de la politique n'a jamais été aussi faible depuis les années 1960.
Il a enfin une fracture interne à l'appareil d'État entre les états-majors qui conçoivent les réformes et les gestionnaires qui les appliquent.
M. Jérôme Bascher. - La question me semble être celle des carrières que l'on propose pour la haute fonction publique. Dans le privé les entreprises cloisonnement moins que dans le public les cadres supérieurs et les cadres dirigeants.
M. Luc Rouban. - Le secteur privé a surtout besoin de la haute fonction publique pour exercer une pression sur le secteur public.
Le contrôle de déontologie est faible. On peut prendre pour exemple l'ensemble des décisions prises par la commission de déontologie qui sont assorties de conditions, telles que ne pas contacter d'anciens collaborateurs. Pourtant, la commission n'a nullement les moyens de contrôler le respect de ces conditions.
Un problème plus important est celui de l'entourage familial du haut fonctionnaire, qui peut se poser lorsque le conjoint d'un conseiller de cabinet ministériel ou d'un directeur d'administration centrale travaille dans un groupe privé. J'observe empiriquement des situations susceptibles de poser des problèmes de conflits d'intérêts, mais on se heurte à l'absence de preuve ou d'éléments concrets.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je partage votre méfiance sur l'illusion d'optique que peut créer l'étude des statistiques : un inspecteur des finances qui part à la BNP n'est pas comparable à un instituteur qui ouvre une pizzeria !
En revanche, on peut être inquiet de cette situation sans pour autant tomber dans la théorie du complot.
Ce qui est intéressant dans vos travaux est que vous avez pris le soin de regarder les choses de près, que ce soit pour l'IGF ou le Conseil d'État, mais aussi pour l'ENA. Les phénomènes de sélection ne se passent pas forcément là où on l'imagine.
Afin d'avoir une vue d'ensemble non biaisée, il est peut être nécessaire de distinguer des strates. Certains ont davantage de responsabilités et il est important d'identifier ceux qui contribuent à la définition des politiques publiques, qu'ils soient à l'Élysée ou qu'ils participent à l'élaboration de la jurisprudence des hautes autorités.
Il sera cependant nécessaire de s'appuyer sur la haute administration pour avoir un système plus démocratique.
M. Luc Rouban. - On est face à un phénomène complexe. On a assisté parallèlement aux départs vers le privé à une fracture interne à l'appareil d'État, entre les membres des états-majors que sont l'Élysée, Matignon ou Bercy, et une autre masse de cadres qui sont devenus des gestionnaires, des techniciens englués dans des sujets aussi passionnants que la LOLF ou les BOP. Il y a donc bien deux strates, l'une supérieurs qui touche au secteur privé et l'autre qui s'est technicisée et qui subit la perte de prestige de la haute fonction publique. La strate supérieure a recours au pantouflage, tandis que la strate inférieure utilise la politisation pour faire partie de viviers, de réseaux, notamment en cabinets ministériels. Un administrateur civil qui n'a pas fait d'école de commerce ne connaîtra pas une carrière « top gun » et doit donc se placer dans le sillage d'un élu, au niveau local, qui idéalement deviendra ministre.
Les passages par les cabinets ministériels restent très explicatifs du succès de la carrière professionnelle. Le système est malsain, car pour améliorer sa carrière, il faut entrer dans un système d'entourage.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - On constate que le pouvoir est concentré à l'Élysée. Des équipes se constituent autour des impétrants jupitériens.
M. Victorin Lurel. - Vous avez indiqué qu'il y a des situations différenciées et qu'il ne faut pas tomber dans le complotisme. Cependant, au sein de cette super-strate, il y a quand même une culture et une certaine idée hégémonique du management, une technostructure qui pense de la même façon. Le constatez-vous en tant que sociologue ?
M. Luc Rouban. - Je ne suis pas vraiment d'accord avec cette affirmation. Bien sûr, il y a une formation et une culture communes, mais je pense que cela concerne plutôt les techniciens et non les décideurs. On observe une mécanique dangereuse : les hauts-fonctionnaires deviennent des techniciens évalués, précarisés.
Je vous rejoins en revanche sur la concentration du pouvoir et les phénomènes d'entre-soi. Cependant, l'existence des alternances et de politiques publiques aux orientations différentes démontre qu'il ne faut pas généraliser cette uniformisation.
Si on s'interroge sur l'existence d'une classe dirigeante en France, je dirais qu'il n'y en a pas et qu'on peut observer un certain éclatement. Les dirigeants du privé ne s'intéressent pas à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Ils n'ont pas besoin des hauts fonctionnaires pour avoir une influence sur la décision publique.
Au sein de cette classe dirigeante, il y a des milieux concurrentiels qui ne se font pas de cadeaux.
M. Stéphane Piednoir. - Il ne faut pas aller d'un excès à l'autre et reproduire pour les hauts fonctionnaires et leur entourage familial ce qui a été récemment fait pour les élus, en les suspectant de tous les maux. L'interdiction des emplois familiaux a poussé un certain nombre de nos collègues à renoncer à employer, ou carrément licencier, leur conjoint ou leur enfant.
Il parait difficile d'interdire aux hauts fonctionnaires de côtoyer des responsables du secteur privé pour éviter les connivences, comme cela a été sous-entendu, car ils ont le droit de vivre, de se marier et d'avoir des amis, comme tout un chacun. Il en faut pas aller trop loin dans cette exigence de pureté.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous cherchons simplement à comprendre comment les choses se passent.
M. Stéphane Piednoir. - Les réseaux ont toujours existé et il semble difficile d'interdire aux hauts fonctionnaires d'avoir un cercle d'amis ou de connaissances. Attention donc à ne pas montrer du doigt les hauts fonctionnaires comme la vox populi a montré du doigt les élus ou la classe politique.
M. Luc Rouban. - J'abonde dans ce sens car le droit ne permet pas de tout contrôler. Il existera donc toujours un risque de conflit d'intérêt et de « privatisation » de l'intérêt public.
Malgré le fait que les décisions sont prises par un certain nombre de personnes, il reste néanmoins très difficile pour les sociologues de déterminer le cercle de la décision. C'est d'ailleurs la cause du grand débat qu'ils ont avec les historiens. Les historiens arrivent, eux, à reconstruire ou à rationaliser a posteriori le processus des prises de décision à l'occasion d'études de mémoires ou d'archives orales. Un témoin, par exemple un haut fonctionnaire, peut alors leur expliquer que, pour une décision donnée, un certain nombre d'acteurs avait des points de vue distincts et que la décision a été prise en petit comité.
Or, les choses ne se passent pas toujours comme cela dans la réalité. Il existe en effet une part d'aléa, un imprévu, un phénomène que l'on n'attendait pas ou l'intervention d'une personne extérieure au cercle de décision qui va la conditionner. Il n'est donc pas possible de délimiter un cercle réduit autour d'une décision, même lorsqu'elle est prise par le Président de la République, par exemple. Il ne contrôle pas tout et dépend d'un certain nombre d'acteurs. Le personnel politique tente, certes, de présenter ses prises de décisions comme cohérentes, mais il n'est pas dit qu'elles le soient toujours. Il ne faut pas trop « anthropologiser » la décision, les choses sont trop compliquées pour cela.
Il ne faut pas non plus analyser les rapports actuels entre la sphère publique et la sphère privée avec les outils que la sociologie avait développés dans les années soixante-dix ou quatre-vingt. Il existait, à l'époque, des classes dirigeantes nationales. Or le vrai problème d'aujourd'hui réside dans l'internationalisation d'un certain nombre de circuits élitaires. C'est d'ailleurs ce qui nourrît le populisme ! Il ne vient pas de l'existence d'élites dirigeantes et de l'idée que l'on se fait des connivences au sommet. Il vient surtout, pour l'extrême gauche et l'extrême droite, de l'idée de dépossession de la souveraineté nationale. Il ne suffit plus d'étudier le Who's who pour identifier les gens qui comptent. Il existe aujourd'hui des gens qui comptent et que l'on ne voit nulle part. Contrairement à ce que l'on essaie de nous faire croire, nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans un monde de plus en plus transparent, mais bien de plus en plus opaque. Il est, par exemple, très difficile de retrouver la biographie d'un certain nombre de conseillers régionaux ou de fonctionnaires. Au-delà des « babioles » disponibles sur les réseaux sociaux, on ne trouve plus l'essentiel. En outre, je signale que les données du ministère de l'intérieur relatives aux catégories sociaux-professionnelles des candidats élus aux élections législatives et sénatoriales sont fausses. Elles sont établies sur la base d'auto-déclarations et, pour avoir dépouillé l'ensemble des biographies correspondant, je peux affirmer qu'il existe un décalage.
M. Jérôme Bascher. - La question sous-jacente ne serait-elle pas : quelle carrière pour la haute fonction publique ? Ici se situe la transformation opérée depuis les années quatre-vingt et que j'ai pu observer de l'intérieur, à Bercy ou en cabinet ministériel. Dans les années quatre-vingt-dix, on a demandé aux énarques de passer chef de bureau au bout de quatre ans contre neuf, comme auparavant. Cette volonté a été inspirée du secteur privé et notamment des milieux financiers, qui faisait progresser les meilleurs éléments plus vite afin de pouvoir les conserver. Mais quels postes leur proposer après, une fois qu'ils sont devenus sous-directeurs à à peine plus de trente ans ?
Nous sommes aujourd'hui dans cette situation et avons du mal à revenir en arrière. Les hauts fonctionnaires veulent aujourd'hui exercer réellement le pouvoir et non pas être seulement de grands techniciens, même si la fonction publique doit s'enorgueillir d'en compter dans ses rangs. Contrairement à la sphère privée, la fonction publique a pourtant du mal à établir la différence entre un cadre supérieur et un cadre dirigeant. Or certains jeunes hauts fonctionnaires aspirent à devenir cadre dirigeants pour réellement prendre des décisions et en assumer les conséquences, et non pas devenir cadre supérieur et se spécialiser dans un domaine technique et aller de missions en missions. Les entreprises privées arrivent, elles, très bien à établir cette différence et lorsqu'elles recrutent un cadre à haut potentiel, elles le prédestinent rapidement à l'une de ces deux carrières. La fonction publique doit, elle aussi, maintenant se poser cette question et savoir à quoi elle destine ses hauts fonctionnaires.
Le rajeunissement des hauts fonctionnaires en situation de pantouflage s'explique par le fait qu'un fonctionnaire ne peut plus s'adapter aujourd'hui au milieu de l'entreprise après trente années de fonction publique. Les entreprises souhaitent donc éprouver les capacités d'adaptation des fonctionnaires lorsqu'ils sont beaucoup plus jeunes. Les échecs peuvent ensuite conduire à des « allers-retours » entre le public et le privé, dont je pourrais donner de nombreux exemples.
M. Luc Rouban. - J'abonde dans votre sens. Pour avoir participé au comité d'histoire de l'Inspection générale des finances et m'être entretenu avec certains anciens inspecteurs, je me rends compte que, contrairement à ce que l'on pense, ce n'est pas nécessairement les salaires qui attirent les fonctionnaires dans le secteur privé, mais bien la liberté de décider, de se comporter en patron et de concevoir des stratégies. Ils ne peuvent, en effet, plus nécessairement le faire en servant l'État, se sentent dévalorisés et le ressentent comme une perte de pouvoir. Nous ne sommes plus dans la technocratie des années cinquante - soixante, d'ailleurs très éloignée la « technocratie macronienne » dont on entend parler en ce moment.
À cette période, les hauts fonctionnaires comme Paul Delouvrier en imposaient aux hommes politiques. Il a refusé deux fois d'être nommé ministre et de faire de la politique afin de rester haut fonctionnaire pour servir l'État. Il faisait partie des grands commis de l'État, modèle dont on a aujourd'hui cassé le moule...
Ces nouvelles perspectives posent un vrai problème de qualité de recrutement dans la haute fonction publique. Les deux tiers des étudiants de Sciences Po choisissent aujourd'hui d'aller dans le secteur privé. C'est notamment le cas de tous les jeunes de Sciences Po issus de l'immigration magrébine qui considèrent que le secteur privé reconnaitra plus rapidement leurs mérites. J'ai en tête l'exemple d'une jeune femme ayant suivi ce parcours qui a fait le choix de travailler pour un grand groupe de parfumerie. Parlant l'arabe couramment, elle a pu exercer aux Émirats et est devenue directrice d'un département au bout de trois ou quatre années.
De l'autre côté, la fonction publique ne leur offre que des concours « lourdingues », universitaires, qui nécessitent de bachoter et qui offrent désormais des carrières qui ne sont pas nécessairement à la hauteur de l'investissement demandé. À terme, ce qui est un problème de flux deviendra un problème de qualité car tous les bons éléments sont en train de s'en aller. C'est notamment le cas dans les hôpitaux publics. Le service public risque donc de s'étioler pour finalement s'éteindre progressivement.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il y a peut-être quelques conditions de ressource à l'origine des déboires de l'hôpital public !
Je souhaite lever toute ambiguïté en rappelant à mes collègues que je suis sans doute le seul dans cette salle à n'avoir voté aucune loi de moralisation. Car je ne pense pas que le problème soit, en premier lieu, en lien avec la déontologie ou la morale politique et que ce n'est donc pas ce type de dispositions qui vont principalement les régler. Le problème vient de la manière dont le système fonctionne et qui engendre certaines choses pour le moins étranges. Il convient donc de tenir compte de la complexité de ce système et se demander s'il a réellement un sens et s'il est possible de lui donner une cohérence.
Je doute également que la sphère privée ne s'occupe pas du monde politique. C'est sans doute vrai pour certains, mais lorsque l'on souhaite, par exemple, être opérateur de téléphonie, obtenir les autorisations nécessaires pour cela et être soumis à l'agence idoine, je pense que ces questions intéressent tout de même... C'est le cas pour tous les services publics en voie de privatisation qui sont soumis à une régulation. Il n'y aurait pas une explosion du nombre de cabinets d'affaires s'il n'y avait pas un peu d'argent à faire sur ce marché.
M. Vincent Delahaye, président. - Il y a certes la financiarisation, mais la judiciarisation de la société dans son ensemble peut aussi être une source du problème. Je ne pense pas qu'il nous est possible de faire le tour du sujet de notre commission d'enquête à l'issue de notre deuxième audition. Je pense certes que nous avançons dans sa compréhension et dans notre vision.
M. Victorin Lurel. - Je suis d'accord sur les faits présentés. Je constate notamment que dans la région dont j'étais président, les jeunes guadeloupéens qui ont bénéficié des conventions d'éducation prioritaire passées avec Sciences Po sont maintenant tous employés dans le secteur privé, souvent à l'international.
L'analyse de M. Rouban me pose néanmoins certains problèmes méthodologiques, notamment relatifs au fonctionnement de nos institutions. Sans être bourdieusien, je vous pense plutôt de l'école de Boudon. J'ai l'impression que l'internationalisation des échanges aurait mis fin à la coagulation des élites et qu'il ne s'agit effectivement pas d'un problème de morale mais d'un problème systémique. Or, en vous écoutant, on comprend que le système fonctionne avec des nouvelles logiques issues de la sphère privée qui se détachent de l'État. Or je pense qu'une entreprise aussi puissante ou influente soit-elle, a besoin de l'État ainsi que des institutions nationales ou internationales et s'y intéresse, directement ou indirectement. C'est cela qui, en mon sens, influence le fonctionnement de l'État.
M. Luc Rouban. - Je pense que nous sommes d'accord, mais ne parlons pas exactement de la même chose. Il est évident que les entreprises s'intéressent au monde politique, mais leur intérêt dépend de leur taille. Les très petites entreprises (TPE) ou les petites et moyennes entreprises (PME) n'ont, par exemple, pas les mêmes intérêts que la multinationale qui a implanté son siège en Irlande afin de ne pas payer d'impôts. Les entreprises du « niveau supérieur » ne sont pas piégées par la situation nationale. On pourrait y voir, avec un peu de mauvais esprit, la raison de la construction européenne. Regardons les pratiques professionnelles concrètes et, encore une fois, n'analysons pas la situation actuelle avec des outils des années soixante-dix, quatre-vingt.
La réunion est suspendue à 16 h 30.
La réunion est ouverte à 18 heures.
Audition de M. Pierre Delvolvé, professeur émérite de l'université de Paris II, membre de l'Institut
M. Vincent Delahaye, président. - Nous concluons cette première journée d'audition en entendant M. le Professeur Pierre Delvolvé, professeur émérite de droit public et membre de l'académie des sciences morales et politiques.
Vous êtes, Monsieur le Professeur, un des publicistes les plus connus de l'époque et votre oeuvre en matière de droit administratif fait unanimement référence.
Or l'un des enjeux de notre commission d'enquête est de savoir si l'évolution du droit public a pu contribuer à brouiller la frontière entre sphère publique et sphère privée et notamment si des notions aussi fondamentales que l'intérêt général et le service public ont pu se trouver de plus en plus marquées par des notions issues du droit de la concurrence et de la régulation.
Vous êtes un des pionniers de ce que l'on appelle le droit public de l'économie et votre regard sur le sujet est particulièrement intéressant.
Dans le cadre de cette évolution du droit nous nous intéressons au rôle de la haute fonction publique et des allers-retours que certains de ses membres peuvent faire avec le secteur privé. Nous serons également heureux d'avoir votre point de vue sur cette question.
Monsieur le Professeur, comme vous le savez je dois préalablement à nos échanges vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure en vigueur, M. Pierre Delvolvé prête serment.
M. Pierre Delvolvé. - On constate une transformation importante du rôle de l'État dans l'économie depuis le développement de l'Union européenne et corrélativement à la libéralisation de l'économie, marquée notamment par l'ordonnance de 1986 sur les prix et la concurrence. Après la vague de nationalisation en 1981-1982, puis les privatisations d'abord en 1986 puis en 1993, les modalités de l'action de l'État dans l'économie se sont transformées. Est-ce que le rôle de l'État dans l'économie a pour autant changé ?
Dans la première édition de mon livre, Droit public de l'économie, j'indiquais dans un développement sur la police de l'économie, que l'intervention de l'État prenait deux aspects : la prescription et la prestation. Par voie de prescription, les nouvelles modalités ont conduit à changer les modes d'intervention de l'État. D'ailleurs, on ne parle plus de police mais de régulation. La concurrence est une nouvelle préoccupation, une solution de l'activité économique et du rôle de l'État.
La loi organique de 2017 n° 2017-54 du 20 janvier 2017 tend à limiter le développement des autorités administratives indépendantes (AAI) et des autorités publiques indépendantes (API) qui sont des instruments essentiels de l'intervention publique dans l'économie. Cette dernière est remise à une autorité ayant une indépendance par rapport à l'exécutif et le législatif, mais c'est le même type d'intervention. Que ce soit l'autorité de la concurrence, qui est l'héritière du comité, puis de la commission de la concurrence, ou l'autorité des marchés financiers, elles agissent par des solutions pouvant comporter des aspects autoritaires. Elles prennent des actes unilatéraux et réglementaires. Certes, ces derniers sont soumis à une homologation par le ministère des Finances, voire pour l'AMF, sont influencés par les instances européennes. L'autorité de la concurrence a un pouvoir réglementaire, mais prend également des actes individuels. Une injonction est ainsi ce qu'il y a de plus classique en matière de droit administratif. Elles ont également un pouvoir de sanction. On assiste ainsi à un déplacement du pouvoir répressif juridictionnel vers le pouvoir administratif. D'ailleurs, la procédure ressemble à celle applicable devant le pouvoir juridictionnel, notamment en matière des droits de la défense. Plusieurs décisions et arrêts du Conseil constitutionnel, du Conseil d'État, de la cour de cassation l'ont rappelé. Ces décisions demeurent toutefois soumis à un contrôle du juge en appel - le tribunal de Paris ou le Conseil d'État.
Il y a ainsi un changement quant aux autorités prenant la mesure, mais pas dans la nature de la décision, ni dans l'instrument de l'autorité étatique.
En outre, on constate l'apparition de mesures nouvelles grâce au « droit souple ». Ces mesures n'ont pas la caractéristique des mesures exécutoires, mais elles esquissent des effets. Je pense notamment aux recommandations, avis, communiqués, voire communiqués de presse de l'AMF ou de l'autorité de la concurrence, soulignant, par exemple, le caractère discutable de certains placements et invitant par ce biais les épargnants à ne pas avoir confiance. Le Conseil d'État, dans une décision du 21 mars 2016, a ainsi indiqué que ces actes - qui classiquement n'étant pas des actes administratifs ne pouvaient faire l'objet de contestations - peuvent faire l'objet de recours car ils peuvent produire des effets sur les personnes, individus et entreprises. Ainsi, il y a des nouveautés dans les modes d'intervention, mais sans nouveauté fondamentale dans la nature même de l'action.
En effet, ce qui est sous-jacent au final est la notion d'ordre public, pas simplement celui visant à prévenir des dégâts, mais un ordre public immatériel, notamment l'ordre public économique. Ce dernier est fondamentalement déterminé par les thèmes que je viens d'évoquer : il y a un ordre public de la concurrence, de la bourse, des marchés financiers. On parle désormais de régulation, pour témoigner des modalités nouvelles de contrôle et d'encadrement. Mais au final, la régulation est du contrôle.
M. Vincent Delahaye, président. - Le développement des AAI et des API ont-elles eu un impact sur le fonctionnement de la fonction publique, sur l'implication de l'État sur l'économie ?
M. Pierre Delvolvé. - Vous abordez cette question sous le seul aspect des AAI et des API. À mon avis, il ne faut pas seulement s'interroger sur les relations entre la haute fonction publique et les AAI, mais également entre la haute fonction publique et les entreprises. J'ai lu vos doutes concernant la participation de la haute fonction publique aux AAI et API, notamment de la part de membres du Conseil d'État. Ainsi, certains membres du Conseil d'État quittent leur institution soit de manière permanente, soit de manière partielle, et dans ce cas, ils restent dans les deux maisons.
Pour moi, lorsqu'ils participent à des AAI, ils ne quittent pas le secteur public, ils ne quittent pas la fonction publique en tant qu'activité. L'actuel président de l'autorité de la concurrence, qui est membre du Conseil d'État, ne change pas d'activité. Certes, il a changé de fonction - il ne juge plus - mais il est une autorité administrative. D'ailleurs, les membres du Conseil d'État sont recrutés pour participer à la haute fonction publique. Vous ne contestez pas qu'un conseiller d'État puisse devenir préfet. Je ne conteste pas qu'il puisse être amené à exercer des fonctions dans une autorité administrative indépendante. En revanche, la question est tout autre pour les entreprises.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le droit public économique n'est-il pas un oxymore ? J'avais cru que le but du droit public est l'intérêt général, l'ordre public étant un sousproduit de l'intérêt général. Or, dans l'économie libérale, comme le soulignait Milton Friedman, la responsabilité sociale de l'entreprise est d'accroître ses profits.
M. Pierre Delvové. - Ce n'est pas de l'économie dont il parle mais des entreprises.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Comment faire cohabiter l'intérêt général, et l'intérêt des entreprises qui est certes légitime mais tout autre ?
M. Pierre Delvolvé. - Vous présentez une dichotomie selon laquelle, le droit de la puissance publique est au service de l'intérêt général et du bien commun ; et l'économie est au service de l'argent. Pour prendre un exemple littéraire, dans La femme du boulanger de Marcel Pagnol, le boulanger arrête de fabriquer du pain car sa femme est partie. C'est pour le village un drame alimentaire et social. On s'organise pour retrouver cette femme afin que le boulanger rallume son four. Certes, le boulanger fait du pain pour gagner de l'argent, mais en même temps il contribue à l'alimentation de la population.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais nous ne sommes pas ici dans l'économie libéralisée que nous connaissons aujourd'hui. C'est complétement différent.
M. Pierre Delvolvé. - Je ne le crois pas. Les entreprises privées cherchent certes à faire des profits, mais elles contribuent par leur activité à l'intérêt général. D'ailleurs, dans sa décision « Ville de Sochaux » de 1970 au sujet de la déclaration d'utilité publique visant à déplacer la route passant entre les usines Peugeot, le Conseil d'État a jugé la déclaration d'utilité publique conforme, non seulement pour des raisons de sécurité routière, mais également parce qu'elle permettait le développement d'une entreprise importante pour l'économie régionale.
Le rôle de l'État est d'assurer le lien social. Les particuliers, et j'y inclus les entreprises, ont également un rôle à jouer même s'ils ne font pas que cela. Elles contribuent au développement économique, à la création d'emplois, à l'équilibre de la balance des paiements. Et, si l'intérêt général n'est pas la somme des intérêts privés, il n'y a pas de rupture absolue entre intérêts privés et intérêt public.
Il reste la question des liens entre les personnes, les agents, les fonctionnaires avec, de manière schématique, le monde des affaires. Ce qui ne va pas aujourd'hui, c'est, dans certains cas, le dévoiement de certaines personnes qui peuvent utiliser l'expérience qu'elles ont eu dans la fonction publique et souvent à haut niveau, pour ensuite passer dans le secteur privé. Il y a deux types de passage dans le secteur privé. Ainsi, il y a de vieilles traditions, à l'image de l'inspection générale des finances où depuis la Troisième République, ses membres occupent des postes importants dans le domaine des assurances et des banques. Personnalisons ces pratiques par un cas typique qui témoigne de la singularité de ce système et de la qualité de la solution. Michel Pébereau, ancien polytechnicien et inspecteur général des finances est entré à la BNP. Il a mené la fusion avec Parisbas et a développé une entreprise qui est aujourd'hui non seulement la première banque française, mais européenne, avec des filiales dans le monde entier. Est-ce que l'intéressé a moins satisfait l'intérêt général et l'économie française en développant la BNP, que s'il était resté dans un bureau de l'inspection générale des finances ?
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le problème n'est pas que des hauts fonctionnaires terminent leur carrière dans le secteur privé, mais ce sont les allers et retours. Est-ce que ce système risque de fabriquer quelque chose que l'on n'a pas forcément voulu ? Je pense notamment au développement de ces liens dans les zones intermédiaires : AAI, cabinet d'affaires travaillant avec le gouvernement ou l'administration,...
Mme Christine Lavarde. - Parmi les personnes travaillant dans les AAI, il y a des agents ne disposant pas forcément du statut de fonctionnaires. Ces personnes sont recrutées sur des contrats de droit privé, en raison de leur connaissance technique du secteur. Elles sont souvent en milieu de carrière. Pour elles se pose alors la question de leur sortie une fois leur contrat arrivé à échéance. Pour les hauts fonctionnaires, il y a toujours une porte de sortie dans leur corps d'origine. Mais que fait-on pour cette population de contractuels de haut niveau qu'utilise le secteur public ?
M. Pierre Delvolvé. - Il faut distinguer deux aspects. D'un côté, on ne peut pas contester le passage de hauts fonctionnaires dans les AAI, car ces dernières sont un démembrement de l'exécutif qui exerce des compétences retirées aux ministères. En revanche, la question est tout autre pour d'autres liens comme les cabinets d'avocats ou d'affaires. On constate une entrée massive dans les cabinets d'avocats de membres des hautes juridictions administratives et financières. Au Conseil d'État, au moins vingt fonctionnaires sont dans cette situation, avec la possibilité de revenir ensuite dans cette institution. C'est inadmissible. Ils doivent être à égalité avec ceux qui ne disposent pas d'un filet de sécurité en cas de non-succès. S'ils souhaitent courir l'aventure, qu'ils le fassent complètement. Récemment, j'ai vu un article d'un membre du Conseil d'État qui portait la double signature : « M. X., conseiller d'État-avocat ». C'est scandaleux. Il y a une question de dignité de l'agent, mais aussi de son institution. Je trouve indigne qu'un conseiller d'État ayant atteint l'âge de la retraite, entre dans un cabinet d'avocat. J'ai en tête un cas spécifique d'un tel conseiller d'État à la retraite, entré dans un cabinet d'affaires. Il avait été nommé membre du jury de l'agrégation de droit public. Il a été confronté à un conflit d'horaires entre une épreuve du concours et un rendez-vous d'affaires. Il a préféré aller à son rendez-vous professionnel.
Cette situation concerne également les hommes politiques en mal d'élection - des anciens ministres, premiers ministres, parlementaires - qui se font recruter pour leur poids politique, leur carnet d'adresses. Ici aussi il y a une indignité. C'est celle du barreau lui-même qui a admis de les intégrer pour faire valoir leurs relations.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - En quoi ces modifications peuvent-elles avoir un impact sur nos institutions ? Posent-elles un problème sur la décision politique ?
M. Pierre Delvolvé. - Il n'y a pas de mutations juridiques de la fonction publique, mais des mutations comportementaux, sociologiques. Les échanges avec le secteur privé ont toujours existé, mais à des échelles moins importantes. Les conséquences de ces mutations sur le fonctionnement des institutions sont très difficiles à mesurer. Il faudrait procéder à des études de cas, en prenant des modifications de législation sur des points très précis et remonter le processus de décision pour identifier les personnes qui seraient intervenues dans ce dernier. Aujourd'hui, on ne peut le faire que lorsqu'il y a une infraction, par le parquet financier notamment. On ne peut pas se limiter à des impressions. On a des impressions qu'il y a des interactions ; mais il faudrait pouvoir les mesurer.
En ce qui concerne les corps techniques, comme les ingénieurs des ponts et chaussées, ils sont souvent recrutés par des entreprises de travaux publics, de concessions d'autoroutes. Certes, ils vont jouer un rôle d'entrepreneur, mais en même temps, ils construisent des routes, des aéroports, ils favorisent l'économie nationale. Cela ne me choque pas. Certes, ils ont des relations personnelles avec le ministère des transports. Je tiens seulement à rappeler que Michel Crozier indiquait qu'une société, pour ne pas être bloquée, a besoin de rouages entre l'État et l'économie. L'économie n'est ainsi jamais étrangère à l'État.
M. Jérôme Bascher. - Peut-être faudrait-il noter dans les fiches de carrières des fonctionnaires les entreprises et les secteurs d'activité dont ils ont eu à connaître. En effet, aujourd'hui, la commission de déontologie n'a pas connaissance de ces éléments sur le moyen terme.
M. Stéphane Piednoir. - Il faut mettre en place une traçabilité.
M. Jérôme Bascher. - En outre, vous avez dit que l'action de l'État passait par la prescription et la prestation. Or, j'ai l'impression qu'il y a de moins en moins de prescription et de prestation. L'action de l'État se réduit de plus en plus. Avec l'évolution de la société, quel serait le bon ordre public économique ? J'ai l'impression que nous acceptons un certain fatalisme, selon lequel l'État doit se désengager et se démembrer.
M. Pierre Delvolvé. - Votre question est malheureusement trop vaste pour y répondre dans le temps qui nous reste. L'ordre public économique qui est maintenu est celui de l'ordre public de la concurrence. L'injonction à ne pas procéder à une concentration est un pouvoir d'État très important.
Toutefois, je ne partage pas votre point de vue sur un recul de l'État du fait de la création des AAI. Ces dernières sont une nouvelle organisation de l'État. Certes, elles ont souvent une personnalité juridique différente de celui-ci mais elles participent aux fonctions de l'État et au maintien de l'ordre. De manière similaire, lorsqu'un préfet prend des mesures, il exerce une autorité au nom de l'État et à la place du ministre.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Toutefois, le préfet peut être écarté de ses fonctions si le ministre le souhaite !
M. Pierre Delvolvé. - Ces instances exercent l'autorité de l'État avec plus ou moins d'indépendance. La fonction fondamentale de l'État est d'assurer le lien social, pour assurer la paix. C'est la raison pour laquelle les prestations sont importantes pour garantir l'intérêt général.
Pour ma part, je ne suis pas en faveur du mélange des genres : les individus ne doivent pas détériorer la fonction qui est celle de l'État à laquelle ils sont attachés en tant que fonctionnaire.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Vous évoquez l'ordre public social. Une intervention de l'État est-elle possible sur la hauteur des rémunérations des dirigeants des entreprises ?
M. Pierre Delvolvé. - Ce que vous évoquez est le caractère monstrueux des rémunérations de certains dirigeants ; et je partage votre point de vue. Toutefois, je ne vois pas comment le législateur pourrait intervenir dans un marché mondialisé.
M. Pierre Cuypers. - D'ailleurs, on constate que certains sièges sociaux ont été délocalisés dans d'autres États pour des raisons fiscales.
M. Pierre Delvolvé. - La France est en concurrence avec d'autres pays. Il faut faire attention aux conséquences économiques, sociales et en termes d'emplois de toute volonté d'épuration.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les États-Unis ont trouvé la solution en imposant leurs nationaux travaillant à l'étranger. Il faut prendre en compte les effets délétères que de telles pratiques peuvent avoir sur la population. Je pense au populisme notamment. Si la première fonction de l'État est le lien social, dans le cas présent ce dernier est chamboulé. Ce n'est pas parce que la question est complexe qu'il faut l'écarter.
M. Pierre Delvolvé. - De nombreuses mesures ont déjà été prises. Je pense notamment à la loi du 20 avril 2016 de déontologie renforçant la transparence. Il faut faire attention à l'accumulation de textes. Les lois de septembre dernier de confiance dans la vie publique ont rajouté des mesures. Je pense que nous sommes actuellement plutôt dans une société de défiance à l'égard des hommes politiques, des hauts fonctionnaires. Je pense notamment aux mesures prises pour les lanceurs d'alerte. Il faut faire attention à ne pas transformer tous les Français en corbeau, car cela remettrait en cause le lien social.
Je ne crois pas à l'efficacité de mesures juridiques. Au-delà du droit, il y a le contexte moral et éthique. C'est une question fondamentale relevant de l'éthique des individus. On a multiplié les codes de déontologie. En réalité, ce qu'il faut c'est la confiance dans la morale de la personne.
M. Benoît Huré. - . - Les élus et les hauts fonctionnaires exercent, chacun à leur manière, l'action publique. Les règles que l'on exige des fonctionnaires sont-elles les mêmes que pour les élus ?
M. Pierre Delvolvé. - Elles se croisent. Je pense qu'elles devraient être les mêmes.
La réunion est close à 19h15.
Jeudi 17 mai 2018
- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition commune avec Mme Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef de Challenges, et MM. Vincent Jauvert, journaliste à l'Obs, auteur de Les Intouchables d'État, bienvenue en Macronie (Robert Laffont, 2018) et Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart
Mme Christine Lavarde, présidente. - Mes chers collègues, nous procédons aujourd'hui à l'audition commune de Mme Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef de Challenges, de M. Vincent Jauvert, journaliste à l'Obs, et de M. Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart.
Lors de nos premiers échanges dans le cadre de la commission d'enquête nous avons constaté que les défaillances du contrôle des liens entre l'intérêt public et les intérêts privés sont souvent mises en lumière d'abord par les journalistes et qu'il appartient au Parlement de se saisir de ce sujet.
L'ouvrage de M. Vincent Jauvert en est un exemple tout récent. Il a déjà été cité lors de nos auditions précédentes. Il s'inscrit dans la lignée de plusieurs enquêtes publiées au cours des quinze dernières années, notamment celle de Mme Ghislaine Ottenheimer sur l'inspection générale des finances, et il précède d'autres ouvrages, dont celui, je crois, de M. Laurent Mauduit.
Au-delà des cas particuliers et des affaires qui peuvent se retrouver devant la justice, nous souhaitons faire appel à vous pour discuter du système dans son ensemble. La confusion de l'intérêt public et des intérêts privés relève-t-il de quelques cas de dévoiement des principes de la haute fonction publique ou s'agit-il d'un problème plus large, voire d'un changement de conception de ce que doit être le rôle des hauts fonctionnaires ? À l'inverse, n'est-il pas légitime que des hauts fonctionnaires puissent avoir une expérience de l'activité privée, voire s'y reconvertissent ?
Voilà quelques-uns des débats qui nous intéressent.
Je vous propose de vous donner successivement brièvement la parole pour un propos liminaire, puis de passer la parole au rapporteur et aux autres commissaires afin qu'un dialogue puisse s'instaurer.
Je dois cependant préalablement vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Ghislaine Ottenheimer, MM. Vincent Jauvert et Laurent Mauduit prêtent serment.
M. Vincent Jauvert, journaliste à l'Obs. - Je vous remercie de votre invitation. Je vais essayer de vous raconter brièvement ce qu'il y a dans mon livre. Selon Emmanuel Macron lui-même, dans son ouvrage Révolution, « les hauts fonctionnaires forment une caste bénéficiant d'avantages hors du temps. » Il parlait, comme nous, je pense, essentiellement des grands corps d'État, qui viennent de l'ENA et de Polytechnique.
Pourquoi une caste ? Ils fonctionnent dans l'entre soi, se cooptent, se répartissent les postes les plus importants non seulement dans le public, mais aussi dans des grands groupes privés qui vivent souvent de la commande étatique ou interviennent dans des secteurs très régulés par l'État. Ayant le droit de revenir dans leur corps d'origine pendant 10 ans, ils bénéficient de fait d'un véritable parachute doré, payé par le contribuable.
La nouveauté, depuis quelques années, c'est qu'ils effectuent des allers-retours successifs entre public et privé. C'est très « macronien », me semble-t-il. Auparavant, le pantouflage était plus une récompense pour des fonctionnaires en fin de carrière. Le problème, c'est que, s'il existe une commission de déontologie pour surveiller les départs du public vers le privé, il n'en existe pas pour les mouvements inverses. La première, même si elle fonctionne très mal, a au moins le mérite d'exister.
Ces dernières années, nombre de conflits d'intérêts sont apparus, car ces hauts fonctionnaires ne choisissent pas n'importe quels postes dans le privé. Les transfuges de la haute fonction publique sont lobbyistes ou avocats d'affaires, bref, des postes où ils peuvent monnayer leur carnet d'adresses, mais, surtout, ce qu'ils savent des faiblesses de l'État, ce qui est encore plus gênant. Il en est ainsi des conseillers fiscaux qui viennent de Bercy. Michel Sapin considérait cela comme un scandale.
Il y a une autre nouveauté que j'étudie dans mon ouvrage. Cela me vaut d'être traité de misogyne, alors que tel n'est évidemment pas le cas. Il y a aujourd'hui des couples qui font carrière ensemble. La raison, en soi positive, c'est qu'il y a de plus en plus de femmes à l'ENA. Leurs enfants entrent aussi parfois dans le moule, ce qui fait que des familles entières font des carrières en parallèle dans le même domaine, mais simultanément dans le public et le privé. Cela commence à poser des problèmes, mais je n'ai aucune idée de la façon de les régler.
Le scandale, c'est qu'ils ne sont presque jamais sanctionnés lorsqu'il y a des abus, des fautes. Je cite un certain nombre d'exemples dans mon livre. Non seulement ils ne sont pas sanctionnés, mais ils sont souvent promus ailleurs. C'est le fonctionnement des corps qui veut cela, mais c'est absolument anormal.
Selon Mme Lebranchu, ces super hauts fonctionnaires jouissent souvent d'un pouvoir supérieur à celui des ministres. Il suffit d'écouter certains ministres se plaindre des pouvoirs du vice-président du Conseil d'État ou du Secrétariat général du Gouvernement. Ces personnes sont capables de s'opposer dans la pratique à la volonté politique.
Enfin, il y a le problème des rémunérations de ces fonctionnaires, qui sont, pour 600 d'entre eux, supérieures à celle du Président de la République. Je ne sais pas si c'est bien ou mal. En tout cas, le système manque totalement de transparence. On m'a donné ces éléments de manière confidentielle, ce qui, là encore, est totalement anormal.
Mme Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef de Challenges. - J'ai hésité à accepter cette invitation, parce que mon livre date de 2004. Pourtant, je me suis dit que, hélas, pas grand-chose n'avait changé depuis.
Je n'ai pas d'exemples aussi précis qu'en 2004, lorsque j'avais pu décrire minutieusement la façon dont M. Pinault avait racheté la FNAC, qui était très révélatrice de l'endogamie existant entre une petite élite administrative et les conseils d'administration.
Les choses n'ont pas beaucoup changé, même si, en surface, il y a des commissions de déontologie. Je dirai même que la situation a empiré à cause des allers-retours décrits par Vincent Jauvert. À chaque fois, on élargit un peu son carnet d'adresses et on grimpe aussi dans la hiérarchie.
Est-ce une dérive ou des cas isolés ? Un peu des deux. La dérive, c'est le constat que plus de 40 % de l'élite administrative, à savoir l'IGF, travaille dans le privé. Quel exemple donne-t-on à l'administration ? On m'a toujours appris que les chefs devaient donner l'exemple. Il faut peut-être se poser des questions sur la finalité de ce corps.
On me dit qu'il y a des grandes écoles partout. J'ai la chance de bien connaître Harvard. Dans la law school, qui regroupe l'élite du pays, il y a 1 800 élèves par an, donc on ne retrouve pas du tout la même promiscuité qu'en France, où quelques dizaines de personnes dirigent la banque et la finance. Autant dire que, lorsque se présente un problème, il est réglé très en amont et personne n'en entend parler.
Comment voulez-vous que les Français acceptent cela ? Maintenant, il y a aussi des cas isolés. Il y aura toujours des gens qui ne se comportent pas bien. Cependant, il faut les sanctionner, ce qui n'est pas toujours le cas. À mon sens, ce phénomène provoque une asphyxie de la vie politique.
J'ai rencontré Xavier Musca, qui se réjouissait du fait que la Ve République était comme une dictature romaine. Ce sont les sachants, qui dictent la politique sur les sujets importants. Songez qu'il y a trois inspecteurs des finances au cabinet de M. Darmanin, deux au cabinet de M. Le Maire et un chez Mme Buzyn. Il y en a à l'Élysée, à Matignon, bref, ils supervisent le respect de la doxa à tous les niveaux. Il y a aussi ceux que je nomme les sous-hommes, les inspecteurs du Trésor, qui sont des sous-inspecteurs des finances, mais qui ont le même corpus intellectuel. Ces gens-là n'ont absolument aucune dimension politique.
Quand M. Ruffin critique la réforme de la SNCF, qui ne parle ni d'écologie ni d'aménagement du territoire, il a raison.
Il y a aussi un impact sur la gestion du pays. Lors de la mise en oeuvre de la RGPP, M. Faugère, alors directeur de cabinet de M. François Fillon, Premier ministre, m'avait dit qu'il avait rencontré nombre de fonctionnaires extrêmement compétents et dévoués au service public qui n'avaient aucune possibilité de monter, bloqués qu'ils étaient par de jeunes énarques qui prenaient les postes un an ou deux, donc pas assez longtemps pour acquérir une véritable expertise et bien connaître leur administration. On passe donc à côté de véritables talents.
Enfin, il y a un impact sur la nature de notre capitalisme. En Allemagne, les chefs d'entreprise connaissent leur coeur de métier et savent développer leur entreprise. Les inspecteurs des finances ne savent faire que de l'acquisition externe pour doper le chiffre d'affaires, donc ils amplifient les dérives du capitalisme financier.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
M. Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart. - Cela fait 40 ans que je chronique la vie du ministère des finances. J'ai le sentiment que nous vivons une période grave. Il y a eu des périodes dans l'histoire de notre République, où des grands républicains ont soulevé cette question : la République a-t-elle les hauts fonctionnaires qui correspondent à ses valeurs ? C'est le combat que mène en 1848 Hippolyte Carnot, qui posera la question de l'égalité d'accès aux carrières publiques. Le radical Jean Zay posera la même question sous le Front populaire. Dans ses notes écrites en prison à Riom, il aura un regard très sévère sur le comportement de la haute fonction publique dans ces années-là. C'est aussi le débat qui a cours à la Libération. Lors de la création de l'ENA, il fut question de la suppression de l'inspection générale des finances. Si cette idée, à l'époque, chemine, c'est parce qu'il y a toujours cette même méfiance à l'égard de la haute fonction publique.
Vous connaissez la fameuse formule de Marc Bloch dans L'Étrange défaite : « À une monarchie, il faut un personnel monarchique. La démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires ne la servent qu'à contrecoeur ».
J'ai le sentiment que nous sommes dans cette situation. Notre haute fonction publique ne correspond plus aux valeurs de la République. Pourquoi dis-je cela ? Mes confrères ont pointé toute une série d'évolutions sur lesquelles je ne reviendrai pas, ou alors rapidement. Dans les années 80 et 90, c'est la vague des pantouflages, mais pas seulement. Je vous fais observer qu'une partie des hauts fonctionnaires, à la faveur des privatisations, se sont formidablement enrichis. Rappelons-nous les mots de Benjamin Constant : « Servons la cause et servons-nous ! »
Prenez le secteur bancaire actuel résultant des privatisations des années 80-90 : il est dirigé uniquement par des inspecteurs des finances, qui se cooptent depuis 30 ans. On a connu une sorte de hold-up de l'oligarchie de Bercy sur le coeur du CAC40. Il y a en France, à côté du capitalisme familial, un capitalisme oligarchique qui vient de Bercy, et qui révèle cette porosité entre le public et le privé.
Ensuite, il y a eu le mouvement inverse : après les pantouflages, les rétropantouflages. Tous les conflits d'intérêts sont possibles, car aucune commission de déontologie n'intervient dans ce cas.
Le cas le plus emblématique est certainement Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l'Élysée, sur qui Mediapart a longuement enquêté. Le plus grave est sans doute l'impact sur les politiques publiques. Quelle que soit la qualité des hommes, quand le gouverneur de la Banque de France vient de BNP-Paribas, quand le directeur général de la CDC vient de Generali, pensez-vous que cela n'a aucun impact sur la gestion publique ? BNP-Paribas ayant mené un combat contre la déréglementation du livret A, le gouverneur de la Banque de France peut-il défendre une autre position, c'est-à-dire mettre en avant les missions d'intérêt général du livret A liées au financement du logement social ?
Quand le conseiller financement de l'économie du cabinet de Matignon sous l'ancien quinquennat vient de BPCE, avant d'y retourner une fois sa mission terminée, pensez-vous honnêtement qu'il aura proposé au Premier ministre une partition hardie des banques pour coller au programme socialiste ? Il ne va pas s'amuser à démembrer son possible futur employeur.
Quand le haut fonctionnaire chargé de défendre la taxe Tobin à Bruxelles est ensuite embauché par la Fédération bancaire française, pensez-vous qu'il s'est véritablement battu pour instaurer ladite taxe ?
Jacques Chirac, en 1995, a fait campagne contre la pensée unique, s'en prenant à Jean-Claude Trichet, alors gouverneur de la Banque de France. On l'a traité de démagogue ; je pense pour ma part qu'il était très lucide.
En 1965, Valéry Giscard d'Estaing, alors ministre des finances, crée la direction de la prévision, un instrument d'éclairage pour les politiques. Parmi les hauts fonctionnaires, il y a des gens de droite, des socialistes et des communistes. Ils créent le premier logiciel de prévision macroéconomique, le modèle zogol, qui est la contraction de Herzog et de Olive, deux communistes. À l'époque, quand des hauts fonctionnaires sont sollicités par le ministre pour faire une note pour l'éclairer, ils ne sont pas toujours d'accord et présentent alors au ministre plusieurs options. Cela contribue à éclairer et à réhabiliter le politique, qui a le choix entre différentes solutions techniques possibles et peut arbitrer. Maintenant, qu'elle soit de droite ou de gauche, toute la haute fonction publique pense pareil. Il n'y a aucun débat. Thomas Piketty a été découvert grâce à la direction de la prévision. Cela ne serait plus possible, d'autant que la direction de la prévision a été avalée par la direction du Trésor. La finance a mangé la macroéconomie. La direction du Trésor ne sait pas parler d'échéances au-delà de 6 mois. Certains considèrent même que la direction du Trésor est un danger pour notre démocratie.
Je reprends pour ma part l'expression de tyrannie de la pensée unique de Bercy, qui s'emboîte avec la doxa de Bruxelles.
Enfin, cette prise de pouvoir de la haute fonction publique répond à la crise du politique. Pardon de vous le dire, mais j'ai le sentiment que, plus les politiques sont devenus faibles, plus leurs visions du monde se sont rapprochées, plus la haute fonction publique a pris de la force. L'élection de Macron en est la parfaite illustration. C'est comme si les fermiers généraux ont considéré que le roi était tellement nul qu'il fallait prendre sa place. Nous avons vécu l'émergence d'une oligarchie extrêmement puissante, qui se nourrit de l'extinction de la vision du monde politique, de la crise de la droite et de la gauche.
Je pense que cet état des lieux devrait amener à un grand débat public sur la pertinence de la formation des hauts fonctionnaires.
J'ai beaucoup travaillé sur l'inspiration intellectuelle qui a conduit à la création de l'ENA. J'ai appris énormément de choses, et je pense que le grand combat des républicains pour garantir l'égalité d'accès à la fonction publique a été détourné par la création de l'ENA. Je pourrai vous expliquer pourquoi j'ai ce jugement si sévère sur les effets très pernicieux de cette institution.
M. Vincent Delahaye, président. - Je vous remercie. La parole est à M. le rapporteur, Pierre-Yves Collombat, à l'origine de la demande de création de cette commission d'enquête.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je vous remercie de votre présence. Si nous sommes là, c'est que chacun d'entre vous a précédemment contribué à secouer le grelot. Au-delà de ce qui est visible, quelles sont les lignes de force ? Qu'est-ce que cela signifie en profondeur ?
Lorsque l'on s'inquiète de l'inflation du phénomène, on nous rétorque que c'est marginal ou que ce n'est pas nouveau. Bref, le sujet n'est pas pris au sérieux. Regardez le rapport de l'Assemblée nationale sur les problèmes déontologiques où l'on met sur le même plan l'instituteur qui ouvre une pizzeria et M.Villeroy de Galhau.
Peut-on dire que le phénomène actuel a des caractéristiques qui le distinguent du traditionnel pantouflage ? Que peut-on dire de cette amplification ? Est-ce que l'on se trompe ?
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Quand on a identifié une maladie, qu'on ne la soigne pas et qu'elle devient chronique, c'est problématique. Le pantouflage en soi n'est pas un problème, mais, autrefois, les différences de salaires n'étaient pas aussi énormes qu'actuellement. Aujourd'hui, on cumule les avantages du public et du privé, autrement dit les privilèges de l'ancien monde et ceux du nouveau monde.
Je suis d'accord avec Laurent Mauduit, il y a un problème de respiration. Comment voulez-vous qu'une démocratie fonctionne quand ce sont les mêmes qui décident, qui alertent, qui sanctionnent et qui conseillent ? Je le répète, il y a une trop forte endogamie. Une démocratie doit avancer grâce à la confrontation de pensées diverses.
Je suis d'accord pour dire que tous les organismes placés auprès du Gouvernement pour le conseiller obéissent aux mêmes schémas. Le conseil d'analyse économique créé par Jospin était, lui, un peu plus divers, avec des profils économiques variés.
Pour revenir à Harvard, les étudiants qui arrivent ont déjà choisi leur métier dans la fonction publique et ils suivent les cours correspondant à la spécialité choisie (urbanisme, diplomatie, économie). Cela fait d'eux des fonctionnaires tout à fait compétents. À l'ENA, c'est un peu le hasard qui détermine les affectations. En plus, les fonctionnaires ne restent pas en poste assez longtemps pour acquérir une véritable expertise. La première chose qu'a faite Édouard Philippe en arrivant au Conseil d'État, c'est de se demander où il pourrait atterrir politiquement. Cela n'est pas sain.
La formation de nos hauts fonctionnaires est à revoir, en mettant l'accent sur le choix des métiers, sur la formation permanente et sur la diversité des formateurs.
M. Vincent Delahaye, président. - Pensez-vous qu'il y a une accélération du phénomène ? Les pantouflages sont-ils plus précoces, avec plus d'allers-retours ?
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Oui, on part beaucoup plus tôt. Les entreprises ont besoin de jeunes rompus aux nouvelles technologies de l'information.
M. Vincent Jauvert. - Le phénomène, en quantité, n'est pas marginal, notamment à l'inspection générale des finances, mais, aujourd'hui, je crois que le problème se pose plus pour le Conseil d'État, où les fonctionnaires font fréquemment des allers-retours. Il y a aussi le corps des mines, qui est très touché.
Mais l'exemple le plus flagrant vient d'en haut, avec le Président de la République et son Premier ministre. C'est la première fois dans l'histoire de la Ve République que le Président de la République vient de la haute fonction publique et a fait un séjour dans une banque d'affaires, où l'on atterrit le plus souvent pour monnayer son carnet d'adresses. Idem pour le Premier ministre, conseiller d'État qui a été avocat d'affaires puis lobbyiste.
M. Laurent Mauduit. - Les statistiques sont sur la table. L'historienne de Bercy, Nathalie Carré de Malberg, a fait un travail formidable sur le sujet.
Ce qui m'apparaît très nouveau, c'est l'effacement presque total de la frontière public-privé, avec l'inflation des rétropantouflages.
Regardez la situation aujourd'hui : le Chef de l'État ; son secrétaire général, j'y insiste, qui a siégé pour le compte de l'État dans une entreprise publique sans dire qu'il était par ailleurs lié familialement au principal client de cette entreprise ; le directeur de cabinet et le directeur adjoint de cabinet du ministère des finances.
Cette porosité a deux effets ravageurs, me semble-t-il : le désespoir des fonctionnaires en place qui constatent que le salut ne peut venir que d'un séjour dans le privé ; un mélange des genres et des conflits d'intérêts très nuisibles.
Qu'est-ce que le service public s'il n'y a pas une distinction ou une singularité à servir l'intérêt général ? Si vous posez la question à des hauts fonctionnaires aujourd'hui, vous sentirez poindre chez eux un certain trouble.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Un problème lié est celui du traitement. On nous parle de déontologie, mais n'est-ce pas surtout un problème structurel ? L'État prescripteur est devenu régulateur, ce qui a ouvert une zone intermédiaire assez trouble. La confusion des rôles qui s'ensuit est telle qu'on ne sait plus qui fait quoi, ni quel maître on sert ; quant aux AAI, on ne sait pas trop à quel genre elles appartiennent... C'est une des raisons du foisonnement de tels cabinets. Sur le cas de la Banque de France, j'avais posé une question au Gouvernement, et l'on m'a répondu que l'intéressé se déporterait de toute question liée à BNP Paribas. Mais le problème est plus large, me semble-t-il.
M. Laurent Mauduit. - Vous avez raison, et vous pointez un vrai manque dans notre législation : il n'y a pas de déontologie pour le rétro-pantouflage. En 2000, lorsque le ministre des Finances Laurent Fabius prend comme directeur de cabinet Bruno Crémel, un inspecteur des finances qui travaillait à la Fnac, il diffuse une note de service demandant à ce qu'aucune note relative à la grande distribution ne lui soit communiquée. Michel Sapin fit de même pour Thierry Aulagnon, qui venait de la Société générale, alors même que celle-ci était en contentieux fiscal. Pour Alexis Kohler, aucune circulaire de ce type n'a été diffusée. Pis, il a siégé au conseil de STX ! Il n'y a aucune règle : c'est gravissime.
M. André Vallini. - On parle beaucoup de l'IGF et moins du Conseil d'État. Je vous renvoie sur ce point à un texte du blog de Paul Cassia, que j'ai lu ce matin. Je partage vos constats, à la fois désespérants et exaspérants. Que faire ? Pensez-vous qu'on puisse aller jusqu'à interdire totalement les départs dans le privé depuis les grands corps ? Le Conseil constitutionnel ne s'y opposerait-il pas pour protéger la liberté individuelle ? Pour éviter les tentations, ne faudrait-il pas accroître massivement les traitements des hauts fonctionnaires ? La commission de déontologie fonctionne, mais ne pourrait-on envisager une commission examinant les cas de retour dans le public ? Quels pourraient être les critères pour interdire de tels retours ?
M. Vincent Jauvert. - Il me semble difficile d'interdire les départs dans le privé. Il serait plus simple de supprimer les grands corps. Supprimez le classement de sortie de l'ENA, et vous aurez résolu une grande partie du problème ! M. Sarkozy l'avait d'ailleurs compris, et avait pris un décret, mais le Conseil constitutionnel s'était autosaisi - chose rare - pour le retoquer.
M. André Vallini. - Marylise Lebranchu a essayé aussi...
M. Vincent Jauvert. - Pour se heurter à une incroyable mobilisation - au moment même des attentats du 13 novembre... Bien sûr, il ne faut pas supprimer les fonctions, mais nous devons cesser de faire de leurs titulaires des princes de la République, ce qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde. Quant aux salaires, ceux qui doivent gagner beaucoup d'argent dans le privé sont déjà partis. Et ceux qui sont restés ne sont pas si mal payés... Dans leur esprit, ceux qui sont dans le privé continuent à servir l'intérêt général, d'ailleurs - tout en se goinfrant au passage. Il est vrai qu'on leur a appris qu'ils étaient les dépositaires de l'esprit public... Sur la déontologie, il faudrait reprendre les propositions du Sénat et créer une haute autorité, dirigée par des magistrats dotés de réels pouvoirs d'investigation, pour contrôler les départs et les retours.
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Il faut aussi des règles très strictes pour qu'après un certain temps dans le privé, on doive démissionner de la fonction publique.
Mme Christine Lavarde. - De telles règles existent : la limite est de dix ans.
Mme Ghislaine Ottenheimer. - C'est trop. Ils ont déjà le temps d'avoir fait fortune ! Un an suffirait. Puis, il faut prendre le mal à la racine en réhabilitant la notion de compétence et de métier. Actuellement, notre super-élite prétend savoir tout faire : vendre des livres, de la moutarde, des avions... Mais comme ils ne comprennent pas ce qui se passe en-dessous, beaucoup leur passe au-dessus de la tête. La formation, à l'ENA, doit être moins généraliste : la préfectorale, la diplomatie, l'inspection des finances sont des métiers bien différents. Et notre pays est très en retard en matière de formation continue des fonctionnaires et de passage de la territoriale à la fonction publique d'État.
Mme Maryvonne Blondin. - La définition de l'intérêt général renvoie à celle de la formation. La démocratie ne peut pas respirer, avez-vous dit. C'est juste : il suffit de voir l'omniprésence de la promotion Voltaire.
M. Jérôme Bascher. - Elle est à la retraite !
Mme Maryvonne Blondin. - De la promotion Senghor, alors. Deux membres du cabinet du ministre de l'Éducation nationale, qui étaient en charge du numérique, sont partis chez Google, alors qu'il y a un dossier fiscal en cours. C'est révoltant.
M. Jérôme Bascher. - Les personnes en question étaient contractuelles. La précision a son importance.
Mme Maryvonne Blondin. - Ils imposaient des règles aux établissements scolaires ! J'ai du mal à comprendre.
M. Laurent Mauduit. - Les moyens de la commission de déontologie sont très faibles, et elle n'a aucun pouvoir d'investigation : elle doit croire ce qu'on lui dit. Si un haut fonctionnaire omet de lui signaler certains intérêts familiaux, elle n'a aucun moyen de les découvrir. La dernière loi, en 2016, a légèrement renforcé ses pouvoirs : elle peut désormais demander un document à l'administration d'origine. Pour le reste, elle doit faire confiance. Je connais des fonctionnaires, d'ailleurs, qui ont passé outre son refus.
Le parcours intellectuel qui a conduit à la création de l'ENA n'est pas, comme on croit, la volonté de démocratiser le recrutement des grands corps : l'inspirateur de Michel Debré fut un professeur de droit, Joseph Barthélemy, qui, dans Le peuple et l'expert, explique que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il finira, d'ailleurs, Garde des Sceaux sous Vichy...
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Même remarque pour Sciences-Po.
M. Laurent Mauduit. - En effet. La rétraction de la pensée qu'on observe à Bercy est préoccupante, alors qu'on aurait besoin de fonctionnaires divers et originaux. Pourquoi un agrégé de lettres ne serait-il pas compétent ? Et pourquoi sélectionner les élites publiques à vingt ans, sur une seule formation ? M. Bayrou, en 2007, proposait de calquer le modèle de l'École de guerre en créant un établissement qui sélectionnerait les meilleurs éléments une fois la trentaine venue, après qu'ils ont fait leurs preuves. Nous voulons des fonctionnaires capables de dire non - d'ailleurs, François Bloch-Lainé explique qu'il faut savoir parfois tenir tête à son ministre ! Pour cela, il ne faut pas des petits hommes gris tous semblables, mais une fonction publique diverse, c'est-à-dire l'inverse de ce que nous connaissons aujourd'hui.
Mme Ghislaine Ottenheimer. - À la Kennedy School d'Harvard, les étudiants ont la trentaine...
M. Jérôme Bascher. - Comme à l'Insead en France.
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Non, ce n'est pas un MBA. Le problème est justement qu'en France on fait l'ENA pour gagner de l'argent. La Kennedy School propose toutes une palette de cours, de la statistique au leadership en passant par la stratégie géopolitique, et les étudiants y assistent parce qu'ils ont une vraie vocation. À l'inverse, au séminaire de questions sociales de l'ENA auquel j'avais assisté, conduit par le DRH de Renault, on présente une boîte noire comportant tout ce qu'il faut avoir lu sur la question, et le meilleur est celui qui a tout surligné et tout appris par coeur, et non le plus apte à résoudre des cas donnés. Résultat : une formation monolithique et non pertinente.
M. Vincent Jauvert. - Vous connaissez tous l'Institut national des études territoriales (INET), qui pourrait remplacer l'ENA. Il forme des personnes formidables, qui n'ont pas d'emploi à vie, et gèrent tout de même des collectivités employant dix ou quinze mille salariés. Or ces personnes ne deviennent jamais directeurs d'administration centrale ! On se demande bien pourquoi. La formation à l'INET repose justement sur des études de cas et sur des stages, et donne d'excellents résultats. Inversement, d'anciens élèves de l'ENA ont compris qu'il y avait des postes intéressants en région, qu'ils commencent à venir occuper - ce qui est plus facile pour eux. Les administrateurs territoriaux n'apparaissent guère dans la sphère publique alors qu'avec la décentralisation, ils font l'essentiel du travail...
Mme Christine Lavarde. - Je ne partage pas votre analyse, qui me semble focalisée sur l'ENA et les trois grands corps que sont l'IGF, le Conseil d'État et la Cour des comptes. Vous oubliez que dans ces trois institutions travaillent aussi des hauts fonctionnaires issus d'autres corps, qui ne sont pas passés par l'ENA et apportent des compétences techniques en même temps qu'une certaine diversité. Avant d'entrer dans ces corps techniques, autrefois, les fonctionnaires passaient une année en entreprise. Une réforme de la scolarité a supprimé ce stage. N'est-ce pas une régression ?
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Je n'aime pas les généralités. Un profil, cela se construit. Pour s'occuper de fiscalité, il peut être utile de passer six mois dans les services financiers d'une entreprise. Mais pour s'occuper d'éducation ? Vous parliez de diversité : formidable ! Mais ce ne sont pas ces fonctionnaires qui sont intégrés à la petite oligarchie où tous se connaissent et s'entre-aident. C'est ainsi que le gouverneur de la Banque de France en arrive à défendre une banque qui a fauté pour maintenir la position française sur la place européenne. Croyant incarner l'intérêt général, il oublie qu'il a un rôle de contrôleur.
M. Victorin Lurel. - J'ai fait l'INET ; la moitié de la scolarité se passe à l'ENA, dont la culture domine d'ailleurs. Il y a une asymétrie, que j'avais tenté en vain de corriger : un fonctionnaire d'État peut facilement passer dans la fonction publique territoriale, mais l'inverse n'est pas vrai. Pour un administrateur territorial, il faut un décret en Conseil des ministres. Les administrateurs territoriaux luttent pour que l'INET ne soit pas absorbé par l'ENA. La grille de rémunération n'est pas respectée dans les AAI ou les opérateurs. La financiarisation a fait bondir les rémunérations privées. Nous-mêmes, parlementaires, sommes adossés à la grille de la fonction publique.
M. Jérôme Bascher. - Sans les primes !
M. Victorin Lurel. - Celles-ci sont un maquis, un continent inexploré... Et la presse a davantage de moyens d'investigation que le Parlement. Je m'occupe du compte d'affectation spéciale pour les privatisations : il est difficile d'obtenir toutes les informations. Pour la privatisation de la Française des Jeux, par exemple, le conseil est un ancien du Trésor... Partout, l'entre-soi et l'endogamie. Cela a peut-être toujours été ainsi depuis Louis XIV, mais c'est une petite élite qui s'autorégule...
M. Vincent Delahaye, président. - Quelle est votre question ?
M. Victorin Lurel. - Ne pourrait-on pas limiter les rémunérations ? François Hollande l'a fait, et députés et ministres ont vu leurs indemnités baisser. On pourrait fixer un écart maximal : de un à vingt, par exemple. Quant au délai de dix ans, peut-on le réduire ? Des astuces permettent de le prolonger, de surcroît.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous avons déjà abordé ce sujet.
M. Vincent Jauvert. - En matière de rémunération, il importe de vérifier les montants alloués aux numéros deux, trois, et même jusqu'à quatorze ou quinze ! À la SNCF, Mme Parly gagnait 56 000 euros par mois, soit bien plus que le PDG. La loi ne s'applique qu'aux présidents ! Aux échelons immédiatement inférieurs, les payes sont considérablement plus hautes. Et ces informations sont publiques - mais pas pour les administrations.
Jusqu'en 2007, lorsqu'un fonctionnaire partait en détachement, sa rémunération globale ne devait pas augmenter de plus de 15 %. Ce plafond a été supprimé par la RGPP !
M. Jérôme Bascher. - Il n'a jamais existé.
Mme Christine Lavarde. - C'était une règle tacite.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous vérifierons.
M. Vincent Jauvert. - Désormais, les salaires peuvent doubler... Mme Girardin avait voulu limiter à zéro le temps de disponibilité : ce fut comme si elle avait voulu transformer le pays en régime communiste.
M. Philippe Pemezec. - Je suis sous le choc après la lecture de votre ouvrage. On a envie d'aller voir le juge et d'invoquer l'article 40 pour qu'il s'autosaisisse. Élu local, j'ai géré une mairie pendant des années et je vois bien comment la démocratie est remise en cause par la concentration des pouvoirs au niveau central. L'arrogance de la technostructure, qui veut exercer une véritable dictature, n'est pas saine pour notre pays. L'affaire Fillon a montré que Mediapart pouvait être un auxiliaire de la Justice. On s'étonne que les procureurs ne se soient pas emparés de vos révélations. Il faut aller plus loin encore pour réhabiliter le politique.
M. Laurent Mauduit. - On a parfois l'impression de donner des informations importantes, qui restent sans aucun effet. Ainsi, de nos révélations sur Alexis Kohler, qui a caché à la commission de déontologie ses intérêts familiaux. Mais ce n'est pas à nous de qualifier les faits...
Mme Josiane Costes. - Un récent rapport sénatorial a fait quelques préconisations sur la commission de déontologie : d'abord, la saisir des cas de rétro-pantouflage ; puis, la fusionner avec la HATVP ; enfin, publier ses décisions en les anonymisant - les refus sont, de toutes manières, peu nombreux. Verriez-vous d'autres pistes de réforme ? Pour l'instant, ce rapport est resté sans suite.
M. Laurent Mauduit. - Il nous est très difficile de vérifier les déclarations à la commission de déontologie. Le seul moyen est de consulter son rapport annuel ; encore n'y figure-t-il qu'un résumé, qui ne mentionne pas d'éventuelles conditions restrictives. Nous en sommes parfois à devoir saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA)... La transparence manque cruellement.
Et la commission de déontologie doit se voir attribuer des moyens d'investigation, puisqu'elle se prononce sur le fondement des faits qu'elle connaît, sans pouvoir tenir compte de ses doutes.
M. Vincent Jauvert. - J'ajoute que cette commission est présidée par un membre des grands corps... Pour ma part, je ne vois pas pourquoi il faudrait anonymiser les décisions. Les réserves, surtout, doivent être publiques. Enfin, il faut prévoir des sanctions. Avez-vous auditionné les membres de la commission ?
Mme Josiane Costes. - Oui.
M. Vincent Jauvert. - Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale présidée par Olivier Marleix dit la même chose que vous.
M. Laurent Mauduit. - Dans le rapport annuel de la commission de déontologie de la fonction publique, les avis sont anonymisés, pourtant il suffit de saisir la CADA pour obtenir les noms car il s'agit de documents d'intérêt public. Tous les avis devraient donc être publics.
Mme Sophie Taillé-Polian. - On a l'impression que la fonction publique a subi de plein fouet l'évolution du secteur privé. Tout d'abord, l'explosion des rémunérations dans le privé rend le pantouflage très attractif. Ensuite, de même que dans le privé la progression en interne est devenue rare, l'INET forme des administrateurs territoriaux qui, dès leur sortie de l'école, sont amenés à exercer immédiatement des fonctions de management dans des collectivités territoriales, encadrant des agents, qui disposent d'une ancienneté et d'une bonne expérience de terrain. Les administrateurs, nommés pour trois ans et sachant qu'ils vont partir, se sentent souvent obligés à leur arrivée de lancer une réforme et ne s'intéressent pas forcément aux personnes qu'ils dirigent. Ne serait-il pas judicieux de s'interroger sur le recrutement en développant fortement le 3e concours, qui est ouvert à des personnes disposant déjà d'une expérience professionnelle, afin d'éviter que la formation initiale ne serve à perpétuer un moule et permette à des personnes aux parcours divers d'accéder à des postes de responsabilité ?
Mme Ghislaine Ottenheimer. - En dépit des tentatives de réforme de l'ENA, on sent bien que cela bloque ! Jamais on ne s'est attaqué au coeur du problème qui est celui de la diversité du recrutement et de la formation, essentiels pour garantir la respiration de la fonction publique. Jean-Pierre Jouyet qualifie l'ENA de Spoutnik : il suffit d'y entrer pour être immédiatement propulsé aux plus hauts postes...
Plus que de grandes réformes, je crois que ce pays a plutôt besoin d'une bonne gestion. Par exemple, certaines collectivités territoriales font appel à des chasseurs de têtes pour recruter de bons directeurs des ressources humaines ou des finances dans le privé. Les résultats sont là. Voyez le redressement de la ville du Havre, obtenu sans remettre en cause les droits des fonctionnaires. On peut toujours faire des réformes symboliques, supprimer le statut des cheminots, mais si l'on ne change pas le mode de gestion, peu de choses évolueront ! Enfin, il est aussi essentiel de recruter des personnes motivées. Lorsque 40 % de l'élite de la haute fonction publique part dans le privé, c'est qu'il y a un problème...
M. Laurent Mauduit. - Je crois au contraire qu'une réforme est nécessaire, même si je partage le constat au fond. L'ENA est une spécificité française. Le général De Gaulle expliquait en 1959 que l'ENA devait former des hauts fonctionnaires pour accompagner la mise en place des nouvelles institutions qu'il souhaitait. L'ENA forme donc une fonction publique destinée à travailler dans le cadre de la Ve République, dans un régime autoritaire, centralisé. Le regard que l'on porte sur la formation des fonctionnaires est donc lié au regard que l'on porte sur la démocratie.
Mme Ghislaine Ottenheimer. - Je suis d'accord !
M. Laurent Mauduit. - L'ambition qui accompagnait la création de l'ENA en 1945 a été dévoyée. Lors des débats parlementaires en 1945, certains réclamaient déjà la suppression de l'Inspection générale des finances. Quelle est son utilité en effet pour l'État, sinon de produire des rapports destinés à alimenter les archives de Bercy...En revanche elle sert de vivier de recrutement aux entreprises du CAC 40. Pour l'État c'est un corps conservateur, au sens étymologique du terme.
M. Jérôme Bascher. - La commission de déontologie de la fonction publique devrait être informée des rémunérations perçues par les fonctionnaires qui partent dans le privé dans leur nouveau poste. Dans les cas de retours dans le public, elle devrait aussi connaître les fonctions et les sujets qu'ils ont eu à traiter dans le privé.
J'aime beaucoup le modèle de l'École de guerre. L'ENA devrait s'en inspirer. Plutôt qu'être une école de formation initiale, dans laquelle on entre à 23 ans sans expérience, elle devrait plutôt sélectionner et former les meilleurs fonctionnaires disposant déjà d'une expérience pour qu'ils intègrent les grands corps et ou exercent les plus hauts postes. Cela aurait aussi l'avantage de contraindre les lauréats à signer un nouvel engagement contractuel de dix ans au service de l'État. L'enjeu n'est donc peut-être pas de supprimer les grands corps mais de modifier les conditions d'accès. On peut être colonel de gendarmerie en sortant de l'École de Guerre, ou sans avoir fait l'École de Guerre mais la carrière n'est pas la même.
Enfin comment assurer la diversité des avis adressés aux ministres pour les éclairer en évitant la pensée unique si le recrutement est endogame ? Le problème a été accru avec la fusion de directions qui avaient chacune leur spécificité au sein d'une grande Direction du Trésor : celle de la prévision et de l'analyse économique, celle du Trésor et celle des relations économiques extérieures.
M. Vincent Delahaye, président. - Quelles sont à vos yeux, en conclusion, les principales mesures que vous préconiseriez pour limiter les effets pervers des allers-retours entre le public et le privé ?
Mme Ghislaine Ottenheimer. - L'ENA devrait être une école d'application et non plus de formation initiale. Il s'agit d'éviter qu'elle ne soumette des élèves, sans recul, au même moule. Il faudrait aussi élargir le recrutement à l'entrée en favorisant des personnes disposant déjà d'une expérience professionnelle. La question du classement de sortie doit aussi être posée. Est-il normal que quelqu'un qui a envie de travailler dans la diplomatie ne puisse le faire à cause de son classement ? Je souscris aux propositions qui ont été faites sur la commission de déontologie. Celle-ci doit voir ses prérogatives et ses moyens étendus, sa composition diversifiée. Enfin, point marginal sans doute - mais ne dit-on pas que c'est par la tête que le poisson pourri ? -, est-il normal que l'on rejoigne l'IGF pour devenir dirigeant du CAC 40 ?
M. Vincent Jauvert. - Vous avez évoqué la mise en disponibilité. La question du détachement devrait aussi être posée. Mme Parly était détachée à la SNCF et elle gagnait 450 000 euros par an, plus que son président ...
M. Jérôme Bascher. - La SNCF est un établissement public et commercial.
M. Vincent Jauvert. - Je partage toutes les pistes évoquées pour la commission de déontologie. Elle doit pouvoir aussi se prononcer sur les retours du privé vers le public. Enfin, à l'heure où l'on se plaint de la dérive monarchique de notre république, il conviendrait de supprimer le classement de sortie qui aboutit à créer une noblesse d'État. Nicolas Sarkozy avait voulu le faire mais s'était heurté à une forte résistance. Toutefois, je doute fort que le Président de la République actuel fasse bouger les choses...
M. Laurent Mauduit. - L'enjeu est que notre République se dote d'une haute fonction publique qui incarne ses valeurs. La consanguinité entre les élites publiques et privées est une déviation grave. Il importe de sortir de ce système pour retrouver une ambition publique, réaffirmer la noblesse qu'il y a à servir l'intérêt général, à faire carrière à son service. Le problème n'est pas à mon sens celui de la rémunération. Le directeur du trésor gagne 18 000 euros nets par mois, ce n'est pas négligeable, même si dans le privé on peut gagner encore davantage...
M. André Vallini. - Le précédent directeur du Trésor a rejoint un fonds d'investissement chinois !
M. Victorin Lurel. - Et la commission de déontologie n'y a rien trouvé à redire !
M. Laurent Mauduit. - Il faut renforcer les pouvoirs de la commission de déontologie et éviter les conflits d'intérêts en cas de retour dans le public. Il est aussi urgent de refonder l'ENA et le recrutement des hauts fonctionnaires pour garantir la diversité des profils. Charles Péguy disait qu'il fallait sans cesse penser contre soi-même, en étant toujours attentif au risque de se tromper. Cela devrait être la devise de la haute fonction publique. Celle-ci est devenue une oligarchie qui a fait sécession par rapport à la République. Elle doit redevenir diverse, multiple, à l'image de la société.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nul n'a évoqué l'Europe et son droit de la concurrence qui brouille les notions entre le public et le privé à travers le développement des cet entre-deux lié à l'extension de l'État régulateur. L'évolution de la jurisprudence du Conseil d'État sur la définition du service public est éclairante à cet égard...
M. Vincent Delahaye, président. - C'est un vaste sujet. Nous n'avons plus guère de temps pour l'évoquer en fin d'audition. Nous n'avons pas parlé non plus du numérique. Le cas de ces contractuels, qui après avoir travaillé pour l'Éducation nationale, partent chez Google est aussi choquant. Leur contrat aurait dû prévoir des clauses d'exclusivité. Nous devrons examiner ce sujet de près. Il n'y a pas que la question des grands corps. Je vous remercie.
La réunion est close à 17h15.