Jeudi 12 avril 2018
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Table ronde sur le parcours de sortie de la prostitution
Mme Annick Billon, présidente. - Bonjour mesdames et messieurs, mes chers collègues.
Bienvenue à tous. Je vous remercie pour votre présence ce matin.
Deux ans tout juste après l'adoption de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, il m'a paru souhaitable qu'une réunion de notre délégation manifeste l'importance que nous attachons à cet anniversaire. Le parcours de sortie de la prostitution constitue l'une des mesures phares parmi les thématiques traitées par la loi. Par conséquent, le sujet de notre table ronde de ce matin s'est rapidement imposé. Je précise que nous devons l'initiative de cette réunion à notre collègue Laurence Rossignol qui, comme chacun le sait, a beaucoup oeuvré pour permettre l'adoption de cette loi. Je tiens à saluer ici son engagement.
J'aimerais rappeler pour commencer quelques éléments de contexte. Le volet social de la loi du 13 avril 2016 prévoit un parcours de sortie de la prostitution et d'insertion sociale et professionnelle pour accompagner les personnes prostituées. Ainsi, toute personne victime de prostitution, de proxénétisme et d'exploitation sexuelle pourra bénéficier d'un accompagnement et d'une prise en charge globale ayant pour finalité l'accès à des alternatives à la prostitution. L'entrée dans ce parcours doit faire l'objet d'une autorisation du préfet. Elle ouvre droit à l'obtention d'un titre de séjour d'un minimum de six mois pour les personnes étrangères. Le parcours permet également aux personnes qui ne relèvent pas des minima sociaux d'accéder à l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle. Cette aide mensuelle, d'un montant de l'ordre de 330 euros pour une personne seule, s'avère évidemment indispensable pour pallier le manque de revenu lors de l'arrêt de la prostitution.
Par ailleurs, le parcours facilite l'accès à un hébergement, qu'il s'agisse d'un logement social ou d'un foyer, à des soins physiques ou psychologiques et à des actions d'insertion sociale. L'accompagnement est confié à des associations agréées par le préfet.
Enfin, les dossiers sont soumis à l'avis d'une commission départementale de lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, installée dans chaque département sous l'autorité du préfet. Le dispositif est majoritairement financé par l'action 15 « Prévention et lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains » du programme 137 « Égalité entre les femmes et les hommes » de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances ». Je rappelle que la loi de finances pour 2018 prévoit une baisse de 25 % des crédits de l'action 15, qui diminueront ainsi de 6,8 millions d'euros à 5 millions d'euros entre 2017 et 2018. Il s'agit d'un point de vigilance qui a été soulevé à plusieurs reprises au cours du débat budgétaire cet automne.
Pour nous parler de la mise en oeuvre du parcours de sortie de la prostitution sur le terrain, nous avons le plaisir d'accueillir les principales associations agréées :
- L'Amicale du Nid, représentée par Hélène de Rugy, sa déléguée générale ;
- le Mouvement du Nid, représenté par Stéphanie Caradec, sa directrice ;
- la Fédération des acteurs de la solidarité, représentée par Laura Slimani, chargée de mission Europe, prostitution et culture.
Merci d'être présentes avec nous ce matin. Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation vidéo.
De plus, nous avons le plaisir d'accueillir des auditeurs de la 3e promotion de l'Institut du Sénat, auxquels je souhaite la bienvenue.
Mesdames, nous souhaiterions que vous nous parliez de la mise en oeuvre du parcours de sortie de la prostitution depuis la publication du décret d'application. Deux ans après l'adoption de la loi, est-il d'ores et déjà possible de dresser un premier bilan de son efficacité ? Combien de personnes bénéficient aujourd'hui du parcours de sortie ? Quelles sont les prévisions pour l'année 2018 ? Quelles difficultés rencontrez-vous sur le terrain ? Constatez-vous des disparités importantes selon les territoires ? Enfin, la baisse des crédits entre 2017 et 2018 a-t-elle des conséquences concrètes sur la mise en oeuvre du parcours de sortie de la prostitution et sur votre financement ?
À l'issue de vos interventions, les membres de la délégation vous feront part de leurs réactions et vous poseront des questions.
Afin de bien situer votre rôle, je vous remercie de présenter rapidement votre association, son objectif, ses financements ainsi que son champ géographique.
Mme Hélène de Rugy, délégué générale de l'Amicale du Nid. - Merci beaucoup, madame la Sénatrice, pour cette introduction et pour cette opportunité de réaliser un point d'étape sur la mise en place de cette loi. Nous considérons que cette loi est essentielle, puisqu'elle apporte un changement de regard sur les personnes en situation de prostitution.
L'association Amicale du Nid existe depuis 1946, tout comme le Mouvement du Nid. Les deux structures sont aujourd'hui distinctes, mais elles partagent bien entendu une analyse politique commune et une conception identique de la question de la prostitution et du suivi des personnes en situation de prostitution. L'Amicale du Nid travaille pour sa part avec des professionnels de l'action sociale. Nous comptons 200 salariés et sommes présents dans onze départements à ce jour. Nous allons à la rencontre des personnes en situation de prostitution dans les villes et sur les routes, mais aussi de plus en plus sur Internet. Nous rencontrons entre 4 800 et 4 900 personnes par an.
Ensuite, nous les recevons dans nos différents dispositifs d'accueil, dont des centres d'hébergement et de réinsertion sociale. Chaque année, nous accueillons et accompagnons environ 5 300 personnes adultes. Je précise qu'il s'agit de personnes adultes, car de nombreux enfants sont également touchés par la prostitution, ce que l'on oublie souvent.
Nous menons en outre des actions de sensibilisation et de prévention auprès de 700 jeunes concernés. Nous intervenons aussi dans le domaine de la formation sur les questions posées par la prostitution, auprès de 1 500 professionnels chaque année.
S'agissant de notre financement, nous disposons d'un budget qui représente 13 millions d'euros par an, émanant principalement du budget opérationnel de programme (BOP) 177 au titre des crédits à la lutte pour l'insertion et contre la précarité. Les financements des droits des femmes que vous évoquiez sont importants pour nous, même s'ils ne représentent qu'une partie de nos crédits. Nous y reviendrons en conclusion.
Cette loi du 13 avril 2016 est historique à nos yeux. Notre association s'est engagée aux côtés des autres associations du Collectif Abolition 2012 dès son origine. Nous considérons par conséquent que ce point d'étape sur le parcours de sortie est crucial, puisqu'il en était la mesure phare. En outre, la loi porte sur quatre piliers que nous estimons absolument fondamentaux. Dans ce point d'étape, nous soulignons qu'un changement de regard de la part de la société est en cours. Une telle évolution s'avère essentielle pour les victimes de prostitution, de proxénétisme et de traite. Je parlais hier avec une femme qui a eu la chance de bénéficier du parcours de sortie. Cette reconnaissance comme victime d'un système, et non comme coupable, donne une toute autre dimension à son parcours. Comme elle le disait elle-même : « Je peux maintenant marcher la tête haute ». Il me semble capital de souligner cette évolution des mentalités.
Nous assistons aussi dans les départements à une prise de conscience globale de la réalité et de l'existence du phénomène, y compris dans des territoires où le phénomène n'était pas perçu. Nous avons ainsi été amenés à réaliser des interventions dans l'Aube, en Haute-Marne ou dans quelques départements de Nouvelle-Aquitaine où il n'y a aucune association spécialisée. Nous avons été accueillis par des déclarations affirmant que la prostitution n'y existait pas. Or un travail avec les acteurs de terrain permet de constater que la prostitution existe partout. Il suffit de regarder des annonces sur Internet pour s'en convaincre. Nous avons par conséquent effectué une quarantaine de conférences au sein de différents départements, ainsi que des diagnostics. Nous nous apercevons que cette loi fait évoluer le regard porté sur la prostitution. Par ailleurs, l'ensemble de ces actions soulève une question extrêmement préoccupante, à savoir l'ampleur de la prostitution des mineurs, aussi bien français qu'étrangers.
Sur le parcours de sortie plus précisément, le point d'étape que nous pouvons faire aujourd'hui survient très peu de temps après sa mise en place effective. En effet, les premières commissions ont eu lieu fin 2017. Il a fallu attendre que les décrets soient publiés et que les commissions s'organisent. En outre, les premières réunions des commissions visent souvent à construire une culture commune pour se familiariser avec la loi et bien identifier le phénomène. Nos associations ont été sollicitées dans ce cadre. En réalité, les premiers parcours de sortie se sont mis en place à partir d'octobre et novembre 2017.
Jusqu'à ce jour, nous avons porté trente demandes de parcours de sortie. Nous avons obtenu vingt-cinq accords des commissions puis vingt validations par le préfet. À l'heure actuelle, cinq demandes restent en attente. Cinq autres ont été refusées.
Concernant les éventuelles différences selon les territoires, nous affirmons qu'en effet de tels écarts existent de manière significative. Notre association est agréée dans quinze départements. Or cinq de ces quinze départements n'ont pas encore mis en place de commissions. Dans des départements aussi importants que le Rhône et les Bouches-du-Rhône, par exemple, ces commissions sont annoncées, sans qu'elles soient toutefois mises en place, ni même encore constituées.
Par ailleurs, l'application de la loi et des décrets varie dans l'examen des dossiers de demande de parcours de sortie. Ainsi, les cinq refus que nous avons reçus se basent sur le fait que les cinq femmes en question ne présentent pas leurs documents d'identité du pays d'origine. Or il s'agit d'une évidence dans le cas de victimes de traite des êtres humains. Les réseaux les font venir en France avec de faux documents. Pour cette raison, ces femmes doivent être protégées à double titre : comme victimes de la traite des êtres humains et comme victimes de la prostitution. Pourtant, ce fait précis a été avancé comme raison pour refuser le parcours de sortie. La même question s'est posée dans d'autres départements, où les demandes ont été acceptées. L'autorisation provisoire de séjour, selon les départements, a été accordée sous X ou repoussée jusqu'à ce que la personne parvienne à obtenir ses papiers du pays d'origine. Il s'agit d'un processus long et difficile. La commission a statué en décembre, puis nous avons reçu la réponse négative début avril. Vous imaginez la situation de ces femmes à qui nous avons dit que la France pourrait les reconnaître comme victimes, et qui se trouvent maintenant en attente d'une décision, voire déboutées. Elles en ressentent une blessure importante.
En revanche, nous commençons à percevoir les effets auprès des femmes qui ont reçu leur accord. Je parlais hier avec l'établissement de Montpellier. Une de ces jeunes femmes a pu obtenir son parcours de sortie en début d'année. Elle a déjà trouvé un travail. Ces victimes font preuve d'une énergie formidable ! La loi leur apporte un soutien considérable.
Nous rencontrons cependant des difficultés sur le terrain. Cette loi à laquelle nous sommes attachés offre un appui considérable à toutes les personnes que nous voyons. Toutefois, les obstacles à son application tiennent aux problèmes d'interprétation des différentes commissions. Pour parler franchement, un point particulièrement difficile réside dans le conflit avec la politique migratoire.
Par ailleurs, certaines commissions ont tendance à conditionner le parcours de sortie au fait que la victime porte plainte. Cette pratique s'oppose à l'esprit de la loi puisque les victimes de proxénétisme et de traite qui portent plainte ou qui témoignent contre leurs exploiteurs peuvent d'ores et déjà bénéficier, quand elles sont étrangères, de l'article 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Le parcours de sortie prévu par la loi du 13 avril 2016 a justement été conçu pour les personnes qui ne peuvent pas, ne veulent pas encore ou ne souhaitent pas porter plainte, car elles sont soumises à des chantages terribles. En outre, nous avons également remarqué que certaines commissions demandent des preuves d'insertion des demandeurs. Comment une victime de prostitution, de traite ou de proxénétisme, souvent sans papier, pourrait-elle être en mesure de fournir de telles preuves ?
Il nous paraît donc nécessaire que l'application de cette loi soit travaillée et qu'une culture commune se bâtisse.
Nous avons de plus identifié un obstacle supplémentaire. En effet, il reste encore certains textes à adopter ou à modifier. Par exemple, l'inscription à Pôle Emploi n'est théoriquement pas possible pour les détenteurs d'une autorisation provisoire de séjour de six mois. Le service des droits des femmes nous a assuré qu'une instruction paraîtrait prochainement et qu'un décret était en cours de rédaction afin que cette autorisation provisoire de séjour soit ajoutée aux documents qui donnent droit à une inscription à Pôle Emploi. La loi précise bien que cette autorisation provisoire de séjour donne droit à un travail. De surcroît, le texte doit aussi intégrer une disposition sur l'accès aux logements adaptés tels que les résidences sociales et les pensions de famille. Là encore, ces structures ne sont en théorie pas ouvertes aux détenteurs d'autorisation provisoire de séjour de six mois. Nous espérons par conséquent que ces adaptations seront bientôt effectives.
Le dernier point que je souhaite aborder concerne la question des financements. Les crédits de l'action 15 du programme 137 « Égalité entre les femmes et les hommes » ont en effet été réduits à cinq millions d'euros, soit un montant très faible. L'Amicale du Nid est financée au titre du BOP 177, ce qui signifie que nous pouvons accueillir et accompagner dans le parcours de sortie de la prostitution les personnes que nous suivons au titre des Centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Toutefois, nos travailleurs sociaux ne peuvent traiter l'ensemble des demandes. En 2017, nous n'avons pas pu répondre favorablement à environ 300 personnes qui nous demandaient un accompagnement au sens large, devant aboutir à un parcours de sortie. Nous considérons que ce problème est d'autant plus grave que le nombre de demandes augmente significativement à mesure que le dispositif du parcours de sortie de la prostitution se fait connaître. En outre, le manque de crédits alloués, notamment aux droits des femmes, est criant. Nous sommes agréés dans quinze départements mais nous n'avons aucune réponse sur nos demandes de crédits pour y débuter notre action dans quatre départements de Bretagne, par exemple. Nous nous trouvons donc parfois dans une situation ubuesque où nous sommes agréés, mais où nous ne disposons d'aucun moyen d'agir. La question des financements s'avère essentielle.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces propos. Je passe la parole à la directrice du Mouvement du Nid, Stéphanie Caradec.
Mme Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid. - Bonjour à toutes et à tous. Je remercie madame la présidente pour cette invitation.
Le Nid a été créé en 1946. Dans les années 1970, il a évolué en deux structures. D'un côté, la partie regroupant les centres d'hébergement et les travailleurs sociaux est devenue l'Amicale du Nid. De l'autre, les militants et les bénévoles ont formé le Mouvement du Nid. Il s'agit donc principalement d'une association qui repose sur l'activité de 400 bénévoles et dix-sept salariés, dont cinq au siège national. Nous sommes implantés dans vingt-six départements. Les salariés qui travaillent au sein des délégations départementales coordonnent et appuient l'action des bénévoles. Nous sommes en outre agréés dans quinze départements pour mettre en place et accompagner les parcours de sortie de la prostitution. Ces chiffres montrent bien que l'accompagnement des personnes prostituées en France repose largement à l'heure actuelle sur une activité bénévole. Le financement de l'action 15, estampillée « Parcours de sortie de la prostitution », ne recouvre que l'aide financière à l'insertion des personnes prostituées. Ce champ d'action sociale se trouve donc largement sous-doté par rapport à la mesure de l'enjeu.
Dans l'ensemble des vingt-six départements, nous allons chaque année à la rencontre d'environ 5 000 personnes sur les lieux de prostitution et nous accompagnons entre 700 et 1 200 personnes en accompagnement régulier et global.
Il me semble intéressant de vous expliquer de quelle manière fonctionnent les associations agréées comme la nôtre et comment nous procédons pour l'accompagnement des personnes. Comme je l'ai précisé, nous ne sommes pas des travailleurs sociaux. Les bénévoles ont une fonction de mouvement relais. Notre objectif consiste à tisser une relation de confiance avec les personnes que nous rencontrons et que nous accompagnons sur un très long terme. En tant qu'association de bénévoles, nous avons en effet la capacité d'accompagner plus longuement que d'autres structures ces personnes qui ne remplissent pas les critères habituels de l'accompagnement social. Nous oeuvrons sur un temps long et tissons une relation de confiance afin de devenir leurs référents et de leur ouvrir au mieux les portes du droit commun. Il nous faut en outre fréquemment lutter contre les stéréotypes qui existent autour de la prostitution dans l'ensemble de la société et donc aussi dans le domaine de l'action sociale ou des forces de l'ordre. En effet, la prostitution demeure une des violences faites aux femmes, fortement empreinte de représentations faussées. Pour cette raison, nous proposons des formations aux acteurs sociaux. Ce point nous semble particulièrement fondamental dans le cadre de la loi du 13 avril 2016. Nous effectuons également de la prévention.
Notre budget s'élève à 1,4 million d'euros et repose à plus de 50 % sur les crédits de l'action 15 pour nos délégations. À la différence de l'Amicale du Nid, nous ne disposons pas de centres d'hébergement. Notre action repose par conséquent en majorité sur les budgets de l'égalité entre les femmes et les hommes de l'action 15 « Lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains ». Lorsque ces crédits sont diminués, notre budget se trouve réduit d'autant.
Concernant les effets des parcours de sortie deux ans après l'adoption de la loi, je rejoins ma collègue Hélène de Rugy sur le fait que la période d'application réelle s'avère bien plus courte que cela. En tenant compte des décrets d'application, de la période électorale qui ouvrait une période de réserve de la part des préfets ainsi que de la période estivale, nous comptons en réalité seulement cinq mois d'application, les premières commissions ayant examiné des dossiers pour les parcours de sortie ne se sont tenues qu'à partir du mois d'octobre 2017. D'après nos chiffres, qui connaissent une augmentation constante, nous dénombrons cinquante-cinq personnes qui ont accédé au parcours de sortie en France à la fin mars. Ce chiffre nous semble honorable.
Il faut en effet mesurer que le 13 avril 2016, quelque chose d'incroyable s'est passé sur la prostitution : nous avons transformé considérablement la perception de ce sujet en France. Jusqu'alors, les personnes prostituées étaient perçues comme des délinquantes en raison du délit de racolage. Elles n'étaient pas reconnues comme des femmes victimes de violences, et donc des femmes à protéger, à l'exception peut-être des personnes victimes de la traite des êtres humains qui bénéficient d'une législation spécifique. Mais le nombre de condamnations prononcées sur ce fondement demeure faible. Quand en 2016 on opère ce changement, c'est l'ensemble de la société qui doit changer avec la loi, et au premier rang des acteurs, l'État. Puisqu'on reconnaît avec cette loi que l'État est responsable de la protection de ces victimes et de leur prise en charge, y compris quand elles ne suivent pas un parcours de sortie de la prostitution. Le code de l'action sociale et des familles précise désormais que toutes les victimes de la prostitution, du proxénétisme et de la traite des êtres humains doivent bénéficier de la protection de l'État.
Pour cela, les commissions départementales réunissent tous les acteurs dont les parlementaires ont jugé qu'ils avaient un poids dans la prévention ou l'accompagnement des victimes. Toutefois, une majorité de ces acteurs au niveau local n'avaient jamais pris la mesure de ce sujet, étant donné qu'ils n'avaient pas l'obligation légale de le faire. Les commissions départementales sont fondamentales. Elles font donc office d'accélérateurs de changement social à cet égard. Elles permettront de changer la compréhension de la prostitution sur les territoires, car chaque année, ce sujet devra ainsi être mis à l'ordre du jour. Ces commissions départementales valident les parcours de sortie de la prostitution ou émettent un avis pour que le préfet puisse les valider. Mais si elles sont composées en majorité de personnes qui découvrent le sujet, la compréhension et la mise en oeuvre de la loi dépendront de la sensibilité locale, a fortiori en l'absence de mobilisation nationale ou gouvernementale pour faire comprendre le sujet.
Aucune directive claire n'existe aujourd'hui sur les territoires à l'adresse des préfectures sur ce qui doit être mis en place. La circulaire d'application, pour sa part, peut être concurrencée par d'autres politiques publiques qui sont jugées prioritaires. La question de l'immigration illégale, par exemple, vient biaiser le dispositif de parcours de sortie, qui peut être considéré dans certaines préfectures comme un outil alternatif pour des personnes étrangères, lorsque les autres moyens de recours au séjour ont échoué.
Nous rencontrons d'autres cas dans lesquels le parcours de sortie de la prostitution se réduit aux droits ouverts, à savoir l'autorisation provisoire de séjour et l'aide financière à l'insertion sociale. Cette pratique exclut toute une partie de la population qui a besoin d'un accompagnement global renforcé et d'une commission pluridisciplinaire qui leur ouvre des portes, lorsque le parcours d'intégration ou de réinsertion de ces personnes a été mis à mal pendant des années.
Nous avons également reçu de la part du préfet des réponses d'ajournement de l'entrée dans le parcours de sortie de la prostitution mentionnant la nécessité d'informations complémentaires, sans toutefois toujours préciser lesquelles. Les associations les connaissent parce qu'elles sont présentes lors des échanges en commissions départementales. Dans certains cas, l'administration exige la réponse de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) suite à une demande d'asile. Or il nous semble incroyable que des demandes de parcours de sortie de la prostitution se voient opposer un refus sous prétexte que les personnes ont demandé l'asile. Toute personne a le droit d'accéder à un parcours de sortie de la prostitution, y compris en cas d'obligation de quitter le territoire français, en cas de demande d'asile si on est Français, que l'on n'a pas besoin de titre de séjour et que l'on rencontre des difficultés à trouver un logement pérenne par exemple. Ces situations s'inscrivent dans le parcours de sortie de la prostitution. Parce que la prostitution laisse des traces et renforce les difficultés de l'insertion professionnelle et sociale.
Le fait qu'il s'agisse d'une nouvelle loi implique qu'elle soit accompagnée dans sa mise en oeuvre. Nous devons faire comprendre les réalités de la prostitution à celles et ceux qui sont responsables de son application sur l'ensemble du territoire. Il convient d'expliquer l'origine de la loi et les attentes que nous avons vis-à-vis d'elle. Autrement, nous risquons de constater une hétérogénéité territoriale dans la mise en oeuvre du parcours de sortie, à la fois pour son déploiement et pour sa compréhension. Nous voulons éviter que les dossiers déposés dans un département ou un autre n'obtiennent pas de réponse identique.
Trente-quatre commissions départementales se sont déjà tenues ; nous espérons que ces commissions continueront à se mettre en place. Il existe aujourd'hui tout un pan du territoire où la mise en oeuvre ne progressera pas si aucune motivation n'est impulsée par l'État. Le dispositif repose en grande partie sur la volonté du préfet ou sur le poids local de la déléguée départementale aux droits des femmes.
Mme Laurence Rossignol. - Il repose également sur les procureurs.
Mme Stéphanie Caradec. - En effet, concernant le volet pénal.
Pour ces cinquante-cinq femmes qui sont aujourd'hui dans un parcours de sortie, je rejoins Hélène de Rugy. Leur vie s'en trouve radicalement changée. Elles obtiennent d'abord un titre de séjour. Les plus chanceuses ont accès à un logement, ce qui constitue encore un enjeu problématique. En effet, disposer d'un titre de séjour et d'un logement leur permet de s'installer. Un tel ancrage s'avère fondamental. Elles ont en outre le droit de travailler.
Nous entendons des histoires incroyables. Certaines jeunes femmes, même si elles étaient sorties de l'emprise du réseau, continuaient à se prostituer pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Maintenant qu'elles sont dans le parcours de sortie, elles nous racontent combien leur vie a changé. Elles sont prêtes à se lever à cinq heures du matin pour faire de l'empaquetage ou des ménages plutôt que de retourner en forêt pour subir la violence extrême de la prostitution. Certes, pour l'instant ces emplois ne sont pas qualifiés. Cette situation risque de perdurer si ces femmes ne peuvent accéder à des formations longues. Le titre de séjour de six mois bloque en effet l'accès aux formations de neuf mois. Nous souhaiterions par conséquent obtenir des dérogations à ce sujet-là afin qu'elles puissent accéder à des formations qualifiantes, généralement plus longues.
Par ailleurs, l'hétérogénéité de la mise en oeuvre du parcours de sortie dans les territoires repose sur le type de structures agréées localement. Certaines structures agréées aujourd'hui ne faisaient pas d'accompagnement des personnes prostituées auparavant. Il s'agit par exemple de CHRS qui accompagnent des femmes victimes de violence. Nous participons à leur formation sur ce sujet spécifique, même si le sujet de la prostitution est connexe avec celui des violences faites aux femmes. Nous souhaitons bien entendu qu'un nombre croissant d'associations soit agréé. Toutefois, la maîtrise de ce nouveau champ demande du temps pour se familiariser avec de nouveaux sujets, entrer en contact avec les personnes prostituées. Lorsque ces associations n'accompagnaient pas jusque-là de personnes prostituées, elles n'ont pas toujours, de suite, de dossiers de parcours de sortie à présenter. Ces éléments contribuent à expliquer que le nombre de parcours de sortie reste aujourd'hui réduit.
Les associations agréées sont en effet différentes. Elles possèdent des cultures différentes et doivent apprendre à se faire connaître des personnes prostituées pour qu'elles soient des points de contact, être identifiées par les autres structures. La réussite de ce dispositif repose par ailleurs sur le choix que fait l'État de soutenir financièrement cette politique publique et de la faire vivre sur le territoire.
Pour vous donner un exemple concret, notre délégation parisienne compte une travailleuse sociale et plusieurs bénévoles. Ils accompagnent régulièrement quatre-vingt-dix personnes. Pour le moment, ils n'ont pu présenter que trois parcours de sortie de la prostitution. Nous estimons pourtant que la moitié des personnes accompagnées à Paris pourraient entrer dans le parcours. Or ce parcours de sortie implique un accompagnement rapproché dans un temps court. La personne dispose en effet de six mois pour remplir un certain nombre d'objectifs en fonction de sa situation. Le système implique donc un suivi extrêmement important. Nos associations de bénévoles ne sont malheureusement pas en capacité de présenter toutes les personnes qui devraient accéder au parcours de sortie. Elles le sont d'autant moins que les crédits du programme 137 sur l'action 15 ont été annulés en cours d'exercice, en août 2017, au motif que les parcours de sortie n'avaient pas commencé. Cette décision, qui réduit l'activité des associations, néglige tout le travail que nous effectuons en amont pour rencontrer et accompagner ces personnes ainsi que pour former et prévenir les autres acteurs sur ces questions. Même si on nous a expliqué que cette décision avait été une erreur, certaines déléguées départementales aux droits des femmes nous refusent encore aujourd'hui des financements pour l'accompagnement des personnes sous prétexte que nous n'avons pas présenté suffisamment de dossiers de sortie de la prostitution.
Or ce parcours ne fonctionne pas comme un dispositif guichet de type RSA (Revenu de solidarité active). Il nécessite un accompagnement préalable, une rencontre avec ces personnes qui se trouvent la plupart du temps sous l'emprise de réseaux et qui fuient les associations sous la menace de leurs proxénètes. Les associations doivent pouvoir approcher ces personnes, que ce soit à l'OFPRA, dans les rues ou sur Internet. Ensuite, il faut que nous puissions travailler avec elles en dépit de leurs appréhensions. Nous établissons une relation de confiance qui s'inscrit dans le long terme. Après quelque temps, ce travail aboutira peut-être à un parcours de sortie de la prostitution. Mais il n'y aura plus de parcours de sortie si nous ne pouvons pas faire ce travail préalable.
Le parcours de sortie de la prostitution ne doit pas être l'entrée de compréhension de cette loi, ce n'en est qu'un outil. Nous considérons par conséquent que cette loi comporte de bons outils et qu'elle adopte un point de vue global et transversal. Toutefois, pour que son application s'avère efficace, pour qu'un changement d'échelle et une réduction du nombre de victimes surviennent, nous avons besoin de directives interministérielles de compréhension du sujet, d'une animation sur le territoire et d'un soutien des structures qui accompagnent ces personnes. Le parcours de sortie de la prostitution ne doit pas être perçu uniquement comme une aide financière à l'insertion sociale.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces propos très complets. Nous allons maintenant écouter Laura Slimani, chargée de mission de la Fédération des acteurs de la solidarité, plus particulièrement sur les sujets Europe, prostitution et culture.
Mme Laura Slimani, chargée de mission Europe, prostitution, culture, de la Fédération des acteurs de la solidarité. - La Fédération des acteurs de la solidarité est un mouvement différent des deux associations qui viennent d'être présentées. Nous sommes en effet un réseau généraliste qui fédère des associations de lutte contre l'exclusion. Nous regroupons une très grande partie du parc d'hébergement en France, dont le parc CHRS, des centres d'hébergements d'urgence, des centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA), de nombreuses structures d'insertion par l'activité économique et un certain nombre d'associations spécialisées dans l'accompagnement des personnes en situation ou en risque de prostitution, victimes ou non de la traite des êtres humains. L'Amicale du Nid fait partie de notre fédération, ainsi que des associations plus petites dont l'action se situe à une échelle plus locale. Je me concentrerai aujourd'hui sur ces associations qui sont agréées dans les territoires, sans toutefois être spécialisées sur la prostitution, ou qui développent une activité sur la prostitution en ce moment même. Elles font souvent partie du dispositif Ac.Sé (dispositif d'accueil sécurisant des victimes de la traite des êtres humains). À ce titre, elles ont fréquemment été formées à la problématique de la traite, qui se trouve très liée à celle de la prostitution. Notre fédération regroupe également de grands réseaux et de grandes associations de lutte contre l'exclusion, telles que la Fondation Abbé Pierre, le Secours catholique ou Emmaüs.
Nous avons une vingtaine d'agréments. Toutefois, nous manquons de visibilité sur la manière dont se déroulent les actions sur les territoires et dont les associations sont agréées. Nous disposons en réalité de peu de moyens pour suivre les politiques d'application des différents programmes. Nous identifions donc un défi en matière de communication et de transparence de la part de l'État sur la mise en oeuvre de cette loi en particulier.
Concernant la prostitution, notre fédération avait fait le choix de ne pas prendre position sur la pénalisation des clients lors de la loi de 2016, en raison de débats compliqués en interne. Nous nous sommes donc focalisés sur le volet social de la loi, relatif à l'insertion sociale. Avec d'autres associations, nous avons notamment été à l'origine d'amendements qui visaient à intégrer l'insertion sociale dans le parcours de sortie de la prostitution. En effet, la loi indique bien que le parcours ne constitue pas qu'une porte de sortie. Il permet en effet d'ouvrir la voie à des alternatives à la prostitution. Ce principe doit générer une action d'accompagnement social de qualité. Ce point fait écho aux constats soulevés par mes collègues.
Nous estimons que le parcours de sortie constitue un bon outil, qui donne accès à deux éléments fondamentaux : le titre de séjour et l'allocation financière. Ces deux aides constituent le socle du parcours d'accompagnement social. En outre, le parcours de sortie permet une mise en réseau des acteurs, ce qui nous semble fondamental afin d'atténuer la solitude que ressentent certaines associations qui portent ces questions. Elles peuvent ainsi être formées et sensibilisées. Ce processus entraîne une mobilisation institutionnelle importante.
Nous formulons toutefois la crainte que le volet social de la loi soit mis en danger dans les territoires. Certes, nous nous trouvons au début de l'application. Mais nous pouvons d'ores et déjà alerter sur les deux points cruciaux que sont l'insuffisance de la mobilisation financière de l'État et le manque évident de volonté politique des décideurs actuels. Nous estimons qu'il est indispensable de vous faire part de ces inquiétudes. En effet, ce sujet nous paraît trop souvent laissé à la marge des politiques publiques, tout comme les personnes qu'il concerne.
Les moyens insuffisants et le manque de volonté politique donnent lieu à une mise en oeuvre disparate sur les territoires. Mes collègues ont déjà évoqué ce problème. La question de la temporalité dépend à ce jour de la bonne volonté des préfets et de l'influence auprès de ce dernier des déléguées départementales aux droits des femmes. Par conséquent, certains départements progressent rapidement sur le sujet alors que rien n'avance dans d'autres territoires. Nous pouvons comprendre que certains départements ruraux rencontrent des difficultés à mettre en place le dispositif, à identifier les associations ou à former les travailleurs sociaux. En revanche, nous nous inquiétons de l'immobilisme de villes comme Lyon, Marseille ou Lille, où la situation stagne. Cette hétérogénéité montre bien que les préfets ne se sentent pas obligés de mettre cette loi en place. Or leur rôle est de faire appliquer la loi sur leur territoire.
Par ailleurs, nos financements diffèrent selon les territoires et la coordination des acteurs locaux. Par exemple, le BOP 177 finance certaines associations qui offrent des hébergements. Toutefois, ces CHRS ne disposent pas de moyens financiers supplémentaires au-delà des places déjà disponibles. La question de l'ouverture de places dédiées se pose ainsi clairement. Dans certains départements, nos associations parviennent à avancer avec la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et la déléguée départementale aux droits des femmes, de manière à créer quelques places pour permettre d'accompagner ces personnes, y compris en amont du parcours de sortie. En effet, il s'avère impossible d'exiger un arrêt de la prostitution tant que les personnes ne disposent pas d'hébergement. Pourtant cet hébergement n'est pas prévu explicitement par la loi ni surtout par ses décrets d'application. Par conséquent, la situation varie fortement, selon le contexte, au niveau local.
La question de l'accès au titre de séjour, pour sa part, se trouve tributaire de l'application du droit des étrangers sur les différents territoires. Nous rencontrons ainsi des situations compliquées, notamment à Nice et dans les Alpes-Maritimes. Plusieurs personnes se sont vu refuser l'entrée dans le parcours de sortie de la prostitution au prétexte qu'elles faisaient l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). La loi ne prévoit pourtant pas qu'il s'agisse d'un motif d'exclusion du parcours. Cependant, dans ces deux territoires, toutes les personnes en situation irrégulière, dont les femmes nigérianes, sont sous OQTF. Du fait de cette restriction, l'application de la loi se trouve entravée. La fédération que je représente, qui travaille aussi sur les questions du droit des étrangers, des migrants et des demandeurs d'asile, est d'avis que le contexte global n'est pas favorable à leur accueil.
En outre, je tiens à souligner l'absence de prise en compte du coût de l'accompagnement induit pour les associations. Celles-ci doivent en effet accompagner des personnes vers un nouveau dispositif. Or nous ne pouvons pas réaliser ces missions sans moyens financiers. Le risque d'épuisement des associations est élevé. Le dispositif risque alors de péricliter rapidement. Nous insistons sur la nécessité d'une volonté politique forte et d'une augmentation des moyens financiers qui puissent traduire une amplification du volet social de la loi.
Je reviens d'ailleurs sur la question de la volonté politique et du suivi de la loi au niveau administratif. Nous avons l'impression de manquer d'outils et d'instances afin de faire des remontées de terrain vers l'État des pratiques constatées. Un comité de suivi de la loi de 2016 existe, mais il ne s'est réuni qu'une seule fois. Or l'application de la loi se déroule actuellement : le moment est donc opportun pour rassembler les acteurs et dialoguer. Nous aimerions ainsi échanger avec les services de l'État au niveau central ainsi qu'avec la secrétaire d'État Marlène Schiappa. Malgré nos demandes, cette dernière n'a pas encore reçu les associations de manière collective. Nous regrettons qu'aucun temps de travail commun sur le sujet n'ait été organisé.
En outre, une évaluation de la loi par l'administration est en cours. Nous avons proposé d'y participer afin d'améliorer l'application de la loi. Mais nos propositions ne reçoivent pas de réponses. Or il s'agit d'un sujet éminemment politique, qui suscite de vifs débats dans la société, y compris dans le milieu associatif. Si ce volet social n'est pas mis en oeuvre de manière forte, nous risquons que les opposants à la loi se saisissent de cette faiblesse pour la dénoncer dans sa totalité. Pour nous, le volet social apporte au contraire une valeur ajoutée intéressante à la loi. Nous souhaitons donc une réaffirmation au plus haut niveau de l'État que cette politique doit être mise en oeuvre au niveau interministériel et portée par le Président de la République, le Premier ministre et les ministères. En l'absence d'une telle volonté politique, les rapports de force sur les territoires s'en trouveront déséquilibrés entre le ministère des Droits des femmes et le ministère de l'Intérieur, au détriment des droits des femmes.
Je souhaite porter un dernier point à votre attention sur la question des arrêtés anti-prostitution. Certaines communes continuent en effet à infliger des amendes aux personnes en situation de prostitution. Ces arrêtés, mis en oeuvre à la suite de la loi sur le délit de racolage passif, visent à chasser ces personnes des villes et des lieux dans lesquels elles exercent aujourd'hui la prostitution. Une association de la Drôme m'a expliqué hier que des personnes continuaient à être verbalisées en vertu d'arrêtés municipaux. En outre, une femme qui est aujourd'hui entrée dans le parcours de sortie de la prostitution avait reçu une amende pour racolage passif. Lorsqu'elle est allée déposer une plainte contre sa proxénète, pour vol de ses papiers d'identité, les agents ont enregistré sa plainte mais lui ont envoyé cette amende qui datait de l'année précédente ! Cette anecdote nous montre que nous devons travailler sur cette question avec les municipalités. De telles situations freinent en réalité l'insertion sociale.
Mme Laurence Rossignol. - Où s'est déroulé cet épisode ?
Mme Laura Slimani. - Près de Valence, dans la Drôme.
Nous identifions en conclusion deux risques fondamentaux. Le premier concerne l'épuisement des associations dû à une tension budgétaire forte. Nous avons noté que le Sénat nous a soutenus lors des débats sur le budget 2018. Nous avons ainsi sauvé quelques milliers d'euros lors de l'examen du projet de loi de finances. Toutefois, l'État réduit fortement le financement de l'hébergement social. Les associations ne peuvent monter de nouveaux dossiers si elles savent que leurs budgets seront coupés. Ces inquiétudes concernent les associations de ma fédération, mais aussi toutes les structures qui dépendent du BOP 137.
Le second risque que nous relevons est celui, encore plus grave, de tromper les personnes en situation de prostitution que cette loi vise à protéger. La loi suscite des espoirs. Nous ne voulons pas que cet espoir soit déçu. Une telle évolution serait particulièrement regrettable vis-à-vis d'un public en grande précarité sociale et administrative. La mobilisation du Gouvernement et de la majorité actuelle autour de ce public précaire et de la précarité en général pose question. Notre fédération travaille sur les enjeux de précarité de manière globale. La prostitution représente une forme de grande précarité et de violence. Il nous paraît donc important d'amplifier la mobilisation si nous souhaitons sauver ce dispositif et lui donner une réalité qui corresponde à l'ambition initiale de la loi du 13 avril 2016.
Mme Annick Billon, présidente. - Avant de passer la parole à Laurence Rossignol, ancienne ministre, qui s'est fortement impliquée dans l'élaboration de la loi d'avril 2016, je voudrais toutes vous remercier pour vos témoignages. L'Institut du Sénat est présent avec nous et s'aperçoit ainsi qu'une loi votée en 2016 est en application depuis cinq mois seulement. Nous constatons bien que le vote d'une loi ne constitue que la première partie de son histoire et que sa mise en application dans l'ensemble de nos territoires ne se déroule pas sans encombre.
Vous avez manifesté une satisfaction réelle à propos de cette loi, promulguée en 2016 après un long travail d'élaboration. Toutefois, votre satisfaction est mitigée en raison de son application très variable selon les territoires. Nous le réalisons quand vous expliquez que trente commissions se sont mises en place sur cent départements. Les inégalités demeurent fortes sur tout le territoire français.
Vous avez souligné le manque de volonté politique sur ce sujet, y compris au plus haut niveau de l'État. Nous pouvons y ajouter une mauvaise interprétation ainsi qu'une méconnaissance des textes. La diffusion locale de ces derniers semble en effet disparate.
Enfin, les moyens financiers sont nécessaires. Nous mettons en place des lois, des systèmes et des contraintes. Or sans moyens financiers, les associations ne pourront pas oeuvrer efficacement pour les appliquer. L'accompagnement nécessite en effet du personnel bien formé. Nous l'avions constaté lors d'une précédente audition de la délégation aux droits des femmes : lorsque la parole s'est libérée sur les violences faites aux femmes, les standards téléphoniques de certaines associations n'ont pas pu faire face à l'afflux des témoignages.
La parole de la France est écoutée dans le monde. Toutefois, lors d'un déplacement que j'ai effectué à l'ONU, j'ai entendu une alerte : si la France ne consacre pas les moyens financiers nécessaires à la mise en oeuvre de sa parole, elle ne sera plus écoutée. Nous avons donc bien entendu votre message ; nous le relaierons avec la délégation aux droits des femmes.
Je passe maintenant la parole à Laurence Rossignol, ainsi qu'à mes collègues qui souhaiteront s'exprimer ensuite.
Mme Laurence Rossignol. - Bonjour à toutes. Bonjour aux représentantes des associations que je suis heureuse de retrouver ce matin pour parler effectivement d'une loi importante.
Celles et ceux qui l'ont portée et accompagnée lors du travail parlementaire savent que cette loi m'a beaucoup tenu à coeur. Je tiens à rappeler que les conditions de son adoption n'ont pas été faciles. Cette loi représentait une évidence pour un certain nombre d'entre nous, notamment sur la nécessité de changer de regard sur la prostitution, et en particulier sur l'achat de services sexuels. Avant d'être une loi sur la prostitution, cette loi pénalise en effet l'achat de services sexuels. Elle pose une règle relativement simple : tant que le corps des femmes pourra être acheté, loué ou vendu, et même si nous savons que 15 % des personnes en situation de prostitution sont des hommes, l'égalité entre les femmes et les hommes ne sera pas atteinte.
Cette loi s'articule par conséquent dans une ambition plus globale de l'égalité entre les femmes et les hommes. J'entends aujourd'hui une prise de conscience sur la dimension systémique des discriminations et des inégalités entre les femmes et les hommes. Cette dimension systémique passe également par l'achat de services sexuels. De mon point de vue, cette loi est également fondamentale contre les violences de rue faites aux femmes. Je suis d'ailleurs étonnée que le nouveau projet de loi, qui vise à sanctionner les violences de rue par l'outrage sexiste, ne soit pas rattaché à la loi contre l'achat de services sexuels. Il en est selon moi partie intégrante.
En outre, nous avons assisté à une offensive très forte lorsque nous avons débattu de la loi du 13 avril 2016. Cette offensive rassemble des individus, que je ne soupçonne pas tous de représenter le lobby des clients de la prostitution. Certains en faisaient cependant partie et s'exprimaient au nom des clients de la prostitution. Nous les avons entendus, y compris dans notre hémicycle au moment du vote de la loi. J'en prends toute ma responsabilité puisqu'ils étaient, à l'époque, dans nos propres rangs. Ils ne sont plus à nos côtés aujourd'hui étant donné qu'ils ont rejoint La République En Marche. Je ne peux m'empêcher de rappeler qu'ils étaient des nôtres à cette époque. Je ne me permettrais toutefois pas de suggérer l'existence d'un lien entre leur évolution politique et leurs convictions de l'époque sur le sujet. Je me contente de l'observer.
Cette loi a aggloméré contre elle à la fois le lobby des clients et celui des proxénètes. Il faut savoir que ce lobby existe. Il s'exprime comme tout autre lobby à Bruxelles ou sur la scène internationale. Ses représentants se dissimulent sous des appellations et des instituts variés et très organisés. Ils étaient partie prenante de cette loi, de la même manière que les producteurs de tabac se manifestent lorsqu'une loi vise à réduire la consommation de tabac. Ce n'est pas différent. Je rappelle l'ampleur du trafic prostitutionnel et du proxénétisme sur la planète : il s'agit de l'un des trois principaux business illégaux à l'échelle mondiale, avec le trafic de drogue et celui des armes - les trois étant d'ailleurs interconnectés.
Un autre groupe de pression contre la loi réunissait des associations dont je me désolais de constater la position, et qui s'expriment encore aujourd'hui contre la loi et contre le parcours de sortie. Ces associations comprennent le Planning familial ou Médecins du monde. Elles affirment que la loi fragilise les personnes prostituées. Elles cherchent en outre à dissocier le volet social du volet pénal alors que nous les considérons comme complémentaires.
De surcroît, un courant de pensée se répand actuellement sur divers autres sujets, de manière cohérente, autour de l'idée que les femmes, puisqu'elles peuvent disposer librement de leur corps, peuvent aussi bien porter tous les signes extérieurs de soumission que se prostituer. Il s'agit là d'un courant qui se présente comme profondément libéral : ceux qui remettraient en cause ces soi-disant nouvelles libertés sont considérés comme des liberticides à l'égard des libertés des femmes.
Mais la loi a défini le trafic et l'activité prostitutionnelle comme une violence à l'encontre des femmes. Depuis le temps que je travaille sur ce sujet, je n'ai encore jamais rencontré de prostituées heureuses. Ces dernières n'existent que dans les romans du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe. La prostitution heureuse n'est qu'un mythe de la domination masculine pour justifier l'activité des prédateurs. J'ai rencontré de nombreuses prostituées. Aucune ne m'a jamais dit : « Je souhaite que mon enfant fasse la même chose que moi » ! Or lorsque je rencontre des médecins, des magistrats, des commerçants, ils se montrent fiers quand leurs enfants choisissent le même métier qu'eux. La prostitution n'est pas un métier qui rend heureux !
D'ailleurs, l'espérance de vie des personnes prostituées s'avère similaire à celle des personnes à la rue ou des poly-toxicomanes. La prostitution est une activité tellement dure qu'elle nécessite souvent de recourir à des substances psychoactives pour supporter vingt, trente ou quarante passes par jour. La réalité de la prostitution d'aujourd'hui n'a rien à voir avec les demi-mondaines des histoires que certains racontent.
À l'heure actuelle, je crois qu'il n'existe pas de volonté politique d'appliquer cette loi, comme vous l'avez souligné vous-mêmes. J'ignore si ce manque de volonté a un lien avec le fait que le Premier ministre et le ministre de l'Économie ont voté contre la loi à l'époque. S'ils admettent s'être trompés, nous ne leur en tiendrons pas rigueur. Mais comme vous le constatez, il n'est nul besoin d'abroger une loi pour la faire disparaître. Il suffit en réalité de l'ignorer, de ne pas l'appliquer, de ne pas donner consigne aux préfets de la mettre en oeuvre et de couper les crédits à destination de son application.
Nous nous trouvons donc aujourd'hui dans une interrogation : quelle est la volonté du Gouvernement d'appliquer la loi dans son volet pénal et dans le parcours de sortie ? Je dois d'ailleurs rendre hommage à toute une partie du corps de la gendarmerie, de la police, de la magistrature et à certaines administrations préfectorales qui ont décidé d'appliquer la loi. Ils en utilisent tous les atouts pour lutter contre le proxénétisme et l'achat de services sexuels ainsi que pour réinsérer les personnes prostituées.
Nous devons par conséquent nous attendre à traverser une période difficile. Comme la loi n'est pas portée par une volonté politique forte dans sa mise en oeuvre, les détracteurs pourront remettre en cause son efficacité. Or il est aisé de ne rien faire pour appliquer une loi et d'affirmer ensuite qu'elle ne fonctionne pas. Nous faisons face à une évaluation sur l'efficacité de la loi qui est exceptionnelle dans l'approche du droit pénal. Je vous assure qu'aucun autre champ de la politique pénale n'est soumis à la même exigence d'efficacité, à mesurer à l'aulne de la volonté de la voir appliquée.
Notre arsenal législatif en matière de lutte contre les stupéfiants est un échec de politique pénale, mais personne ne s'en émeut et propose d'y renoncer ! Pour la prostitution, il y a une exigence d'efficacité qui n'existe pas à l'égard des stupéfiants.
J'ignore si nous devrons en venir à des actions en justice contre l'État. Toutefois, lorsque les lois ne sont pas appliquées, il existe des tribunaux devant lesquels demander qu'elles le soient. Nous devrons peut-être l'envisager. Pour l'heure, je ne désespère pas. J'attends de la part du Gouvernement un message fort d'adhésion à cette loi, à son esprit, à son ambition et à son volet social. J'attends ensuite que ce message fort se traduise par l'attribution de moyens nécessaires pour que les associations puissent agir sur le terrain. Nous savons bien que vous ne demandez pas des financements pour justifier votre existence : vous les demandez afin de mettre en oeuvre les missions dont vous êtes chargés. Nous soutenons donc l'émergence de tout moyen supplémentaire, y compris par des procédures plus modernes d'appel à des nouveaux acteurs.
Mme Laurence Cohen. - Merci à toutes.
Je souhaite tout d'abord formuler quelques remarques. L'adoption de cette loi en 2016 a couronné un parcours de longue haleine mené par le Gouvernement, et plus particulièrement par Laurence Rossignol et Pascale Boistard. À titre personnel, je suis fière d'avoir contribué à faire voter cette loi, qui marque une nette rupture avec la culture du patriarcat selon laquelle la prostitution est le plus vieux métier du monde. Toutefois, deux ans après ce vote, nous devons admettre que les changements ne sont pas encore passés dans les mentalités de notre pays. Certaines associations le démontrent à travers des propos parfois violents qui visent à prouver que la loi met les prostituées en danger au lieu de les protéger et qu'elle contribue à faire en sorte que ces personnes se dissimulent. J'estime par conséquent qu'il importe de mieux faire connaître la situation des personnes prostituées.
En outre, il nous incombe de réfléchir au rôle que peut jouer notre délégation. De quelle manière pouvons-nous contribuer à mettre en lumière les témoignages que vous avez partagés avec nous ce matin ? Quelles autres initiatives sembleraient pertinentes afin d'améliorer la compréhension de la loi ?
Un combat fort a eu lieu dans l'hémicycle lors du vote de la loi en 2016. Toutefois, j'aimerais souligner un phénomène intéressant. Au moment du vote du budget 2018, la mobilisation a dépassé les clivages politiques afin que les crédits pour la mise en place de cette loi ne soient pas retirés. Cet acquis constitue un point d'appui pour vos différentes structures.
Le système prostitutionnel s'inscrit en réalité dans un continuum de violences au sein duquel les femmes restent considérées comme des êtres mineurs. Il convient de mentionner à ce propos le besoin d'une éducation à l'égalité entre les femmes et les hommes dès le plus jeune âge. En effet, les mentalités restent pour l'heure imprégnées d'un esprit patriarcal.
Par ailleurs, lorsqu'il s'agit de travailler contre les violences faites aux femmes ou d'engager des mesures portant sur l'égalité, le système repose en grande partie sur du bénévolat. Au niveau de la délégation, nous pourrions recueillir les chiffres émanant des associations et dénoncer l'absence de structures publiques pour accompagner les personnes victimes de la prostitution et pour mettre en oeuvre les politiques publiques sur l'égalité.
Il me vient une question. Vous avez mentionné plus tôt des difficultés d'interprétation du texte de loi. Vous avez notamment évoqué cinq refus opposés à des demandes de parcours de sortie de la prostitution. Par conséquent, je m'interroge sur les recours existants. Existerait-il par exemple des précédents que nous pourrions utiliser à cet égard ?
Je me demande enfin de quelle manière nous pourrions intervenir plus efficacement en tant que sénatrices et sénateurs. Je pense par exemple aux liens qui existent entre les associations et les préfectures. À la suite de cette audition, je vais demander à rencontrer le préfet de mon département afin d'échanger sur cette question particulière. Nous pouvons leur montrer que nous serons vigilants sur l'application de cette loi.
Mme Maryvonne Blondin. - Je souhaite remercier notre présidente pour l'organisation de cette table ronde. Pour ma part, je rejoins les différents propos qui ont été formulés. En effet, il nous a fallu du temps, presque trois années, pour adopter la loi. Nous avons dû faire preuve d'une forte conviction et d'un effort de mobilisation. Aujourd'hui, nous marquons le deuxième anniversaire de son adoption. Si une année supplémentaire s'avère nécessaire pour la mettre concrètement en application, les partenaires associatifs risquent de s'essouffler. Nous nous engageons toutefois à rester mobilisés. En effet, nous sommes convaincus de la nécessité d'apporter des réponses sur un tel sujet.
Une fois qu'une loi est votée, la phase réglementaire arrive. Elle prend parfois beaucoup plus de temps que l'adoption même de la loi. Il arrive en outre que les textes réglementaires ne soient pas publiés. Nous, parlementaires, ne maîtrisons malheureusement pas cet aspect. En conséquence, il me paraît important de réaliser ce point d'étape. Nous avons lu aujourd'hui dans la presse des articles sur l'inefficacité de cette loi. Nos concitoyens reçoivent une information partielle sur le sujet. Ils se demandent pour quelle raison nous nous sommes tant battus contre le système prostitutionnel. Il nous incombe maintenant de continuer à communiquer et à informer les acteurs sociaux comme le grand public afin d'assurer la mise en oeuvre de cette loi.
J'aimerais également saluer le travail que réalisent des associations comme Agora Justice et le CIDFF, qui sont très impliquées auprès des procureurs dans la lutte contre les violences faites aux femmes, dont la prostitution fait partie. En outre, dans mon département, les forces de police et de gendarmerie sont fortement investies sur ce sujet.
Il est vrai que le sujet des migrations est venu compliquer la situation pour les personnes en situation de prostitution. De nombreuses femmes migrantes se retrouvent victimes de proxénétisme durant leur parcours de migration. Elles constituent un vivier de victimes potentielles de la prostitution et vivent dans des conditions absolument atroces. Nos préfets sont absorbés par les problèmes migratoires, ils reçoivent des demandes de places d'hébergement à un rythme soutenu. Par conséquent, la mise en place des commissions pour le parcours de sortie de la prostitution s'en trouve fréquemment retardée.
Nous devons néanmoins nous mobiliser sur la question des personnes verbalisées pour racolage passif. Votre témoignage à ce sujet me paraît incroyable. L'intention de la loi visait à pénaliser le client. Nous ne pouvons pas tolérer que des femmes soient encore aujourd'hui verbalisées sur le territoire. Nous avons la capacité d'agir sur ce point.
S'agissant de la volonté politique actuelle à ce sujet, je dois dire que les priorités gouvernementales sont si nombreuses qu'il est impossible de les discerner réellement. Je souhaite cependant que le projet de loi sur le harcèlement de rue n'efface pas tout le travail effectué par Najat Vallaud-Belkacem, Pascale Boistard et Laurence Rossignol. Il convient d'utiliser ce socle. Nous espérons une mobilisation commune lors des débats à venir.
Je souhaite enfin vous rassurer sur le fait que cette délégation compte aussi des hommes. Les problèmes de transports nous privent de la présence de certains de nos collègues.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je laisse les intervenantes réagir sur les propos que vous avez développés.
Mme Hélène de Rugy. - Merci pour vos réactions.
Pour répondre à la question de Laurence Cohen sur les refus de parcours de sortie de la prostitution que nous avons rencontrés, j'aimerais préciser que nous avons justement rendez-vous à la préfecture pour en discuter. Ces cinq refus ont effectivement eu lieu dans le même département. Nous nous battrons au moins pour quatre d'entre eux, si les personnes le désirent. Je vous invite à insister auprès des préfets sur ces questions. Nous sommes en outre disponibles pour former un maximum d'associations généralistes. Nos structures se soutiennent et s'entraident. Nous avons un réel intérêt à multiplier le nombre d'associations qui connaissent ces problématiques, d'autant plus que, lors de la réunion de la commission, l'association qui a présenté le dossier faisant l'objet de la discussion n'est pas habilitée à assister à son examen par ladite commission. Il est donc important que les autres associations présentes puissent être en mesure de le défendre s'il y a lieu.
Par ailleurs, la pénalisation des clients constitue un volet essentiel de la loi. Il s'agit d'une conséquence logique de la reconnaissance de la prostitution comme une violence faite aux femmes, en premier lieu par les acheteurs de prostitution.
Nous participons ainsi à des stages de responsabilisation organisés en Seine-et-Marne. Ils durent deux jours et s'adressent à des hommes qui ont été verbalisés comme clients de prostituées. Nous leur expliquons la loi et nous tâchons de les faire réfléchir aux situations dans lesquelles se trouvent les êtres humains qui se prostituent. Au cours de ces discussions, nous voyons apparaître clairement une vision basique des relations entre les hommes et les femmes. D'un côté, il est dit que les hommes ont des besoins sexuels importants ; de l'autre, que la sexualité des femmes se cantonne à la reproduction. Ces stages fonctionnent, notamment pour les plus jeunes clients. Ils comprennent qu'il ne s'agit pas seulement de « tirer un coup » et qu'au contraire, en achetant des services sexuels, ils participent à une violence grave envers les femmes ou les hommes.
Vous avez raison de souligner la question de la politique migratoire. La France ne respecte pas ses engagements internationaux en matière de protection des victimes de la traite des êtres humains. Elle ne dispose à l'heure actuelle d'aucun plan contre la traite des êtres humains, le dernier s'étant achevé en 2016, ni d'aucun dispositif pour assurer la protection des victimes. Nous craignons notamment les effets de la nouvelle loi, actuellement en discussion, sur l'asile et l'immigration. Toutes les politiques restrictives aident à notre avis le développement du trafic des êtres humains. Ainsi, en application du Règlement Dublin III, des victimes de traite, « dressées » et exploitées en Italie, y sont renvoyées et y vivent en situation irrégulière, sans hébergement, abandonnées aux mains des trafiquants qui les exploitent encore plus gravement. Nous devons donc leur procurer des hébergements sécurisés. En raison du peu de places d'hébergement dont nous disposons (325) et en fonction de la situation des personnes, nous sommes parfois obligés d'utiliser des hôtels. Or cette solution ne met pas fin à la vulnérabilité des personnes. Certaines femmes sont ainsi enlevées dans leur chambre d'hôtel par les réseaux. La question des enfants mineurs se pose également, nous ne sommes pas agréés pour les héberger.
Mme Laurence Rossignol. - L'Aide sociale à l'enfance (ASE) est normalement en charge sur ce point.
Mme Hélène de Rugy. - Concrètement, même si leurs papiers sont faux et qu'elles sont en réalité mineures, l'ASE refuse de prendre en charge ces personnes. Nous faisons face à des situations humainement dramatiques. Étant donné que nos financements ne nous permettent pas d'héberger des personnes mineures, nous sommes contraints de les loger à l'hôtel, ce qui est la pire des solutions. De plus, comme ces jeunes personnes n'ont pas toujours leurs papiers, nous avons du mal à déterminer si elles sont majeures ou mineures.
Mme Stéphanie Caradec. - J'insiste pour ma part sur l'impact de la politique de lutte contre l'immigration sur les victimes de la prostitution. Je prendrai l'exemple d'une femme nigériane qui a dénoncé son réseau et déposé une demande de parcours de sortie dont le dossier a été ajourné en l'attente d'informations complémentaires, et cette information complémentaire consiste à savoir si la procédure Dublin peut s'appliquer à son cas pour qu'elle soit renvoyé en Italie. C'est une femme qui de l'Italie n'a connu que le réseau de proxénétisme, qui est allé la chercher dans le camp de réfugié où elle transitait, qui l'a prostituée dans des conditions horribles. Ce qu'elle connaît de l'Italie, c'est la prostitution et le traumatisme que représente pour elle cette expérience. Si la France la renvoie vers l'Italie, c'est la renvoyer à la mort. Les femmes victimes de violences doivent d'abord être considérées comme des femmes victimes de violences que l'État doit protéger en respectant ses engagements internationaux, dont la Convention de Varsovie. Le raccourcissement des délais de traitement de la demande d'asile par l'OFPRA, prévu par le projet de loi « asile et immigration », nous semble extrêmement préjudiciable parce qu'il nous laisse moins de temps pour approcher des femmes qui parfois ne savent même pas ce qu'elles font à l'OFPRA, elles sont envoyées par leur réseau pour déposer des demandes d'asile qui n'aboutiront pas parce ce sont de fausses demandes qui laissent le temps aux réseaux de gagner de l'argent sur leur dos le temps de la demande d'examen. Et ensuite elles sont déboutées. Or les réseaux de trafiquants risquent de bénéficier de ces nouvelles mesures. Je le redis, lorsqu'elles sont à l'OFPRA, nous avons besoin de temps pour approcher les personnes vulnérables, pour lever l'emprise de leur réseau et reconstituer avec elles le parcours qui leur donne droit au statut de réfugié. Mais nous rencontrons des difficultés à nous faire entendre sur ce projet de loi « asile et immigration ».
Concernant la mise en oeuvre de la loi, je tiens à rappeler que nous avons attendu sept ans avant que la loi soit votée. Nous devrons sans doute attendre sept nouvelles années pour voir les premiers effets de la mise en oeuvre. J'ai échangé avec des partenaires suédois, qui m'ont expliqué que la Suède procède des évaluations à vingt ans. En effet, pour mesurer l'évolution d'une société qui a pendant des millénaires considéré que c'était le fait des femmes qui souhaitaient « travailler » pour assouvir les « besoins sexuels irrépressibles des hommes », deux ans dont une année de publication des textes réglementaires de mises en oeuvre et un an d'application paraît ridicule.
Les adversaires de cette loi font vraiment preuve de mauvaise foi de vouloir sortir des chiffres sur l'effet de cette loi, alors qu'elle commence tout juste à être mise en oeuvre. Dans sept ans, peut-être pourrons-nous en voir les effets, encore faut-il qu'elle soit mise en oeuvre. Les débats sur le projet de loi finances pour 2018 ont d'ailleurs bien illustré la considération apportée à ce sujet par les différents acteurs. Les sénateurs et les sénatrices ont obtenu de rétablir des financements tels qu'ils étaient prévus en 2017. Mais l'Assemblée nationale les a finalement supprimés. L'argument qui nous a été opposé était que nous ne serions pas en mesure, à moyens constants, de compter plus de 600 parcours de sortie. L'aide à l'insertion sociale des personnes prostituées a ainsi été ramenée de 1 000 parcours de sortie à 600. La réduction de ces financements s'est appuyée sur le principe de réalité. Pour rappel, les associations estiment que 9 000 personnes seraient en mesure de bénéficier du parcours de sortie. J'estime donc pour ma part que cette décision de la part de l'État français ne démontre pas de volonté de changer d'échelle et témoigne d'une volonté de demeurer à moyens constants.
En outre, dans le cadre de la libération de la parole sur les violences faites aux femmes, nous devons garder en tête que les violences subies par les femmes en situation de prostitution s'étendent bien au-delà de l'acte sexuel tarifé. Ces femmes subissent en effet des violences démultipliées par rapport à la population féminine en général.
Mme Laurence Rossignol. - D'ailleurs, le viol des personnes prostituées ne fait l'objet d'aucune reconnaissance.
Mme Stéphanie Caradec. - Il relève des circonstances aggravantes depuis la loi du 13 avril 2016, justement pour lever le sentiment d'impunité des agresseurs qui considèrent le corps de la femme prostituée comme un corps disponible.
Dans le contexte du mouvement #MeToo et compte tenu des priorités affichées du quinquennat, nous ne comprendrions pas que la loi de lutte contre le système prostitutionnel ne soit pas mise en place. Toutes les grilles de lecture convergent en effet vers l'application de cette loi, indispensable contre le continuum des violences faites aux femmes.
Nous dénonçons par ailleurs le recours aux arrêtés anti-prostitution. Certaines personnes arrêtées par ce biais sont ensuite envoyées en centres de rétention. J'en appelle aux préfets afin qu'ils appliquent le principe de légalité lorsqu'ils valident ce type d'arrêtés. Nous pourrions envisager une volonté nationale de demander aux préfets de porter une attention particulière à ce type d'arrêtés pour les annuler et, si besoin, les inverser, dans la logique de pénalisation des clients.
Vous trouverez un dossier de point d'étape de la loi du 13 avril 2016 dans notre revue Prostitution et société, qui est disponible en ligne. Nous estimons qu'à ce stade, nous en sommes à l'évaluation de la mise en oeuvre de cette loi et non de ses effets.
Mme Laurence Cohen. - En effet, votre dossier de presse présente des chiffres clés.
Mme Laura Slimani. - Je souhaite intervenir rapidement pour appuyer mes collègues sur le projet de loi Asile et immigration. Notre fédération coordonne en effet le plaidoyer inter-associatif sur ce projet de loi. Son impact sera important sur celles et ceux qui sont les plus vulnérables, à savoir les victimes de la traite ou les personnes LGBT. Il convient de réfléchir en urgence à ce que le Sénat pourrait apporter sur ces sujets. Nous sommes disponibles pour en discuter avec vous.
En outre, le recours devant la Cour nationale du droit d'Asile (CNDA) en cas de rejet d'une demande d'asile ne sera plus suspensif. La demande de réexamen ne justifiera donc pas que les personnes restent sur le sol français. Cette disposition nous paraît particulièrement négative, étant donné que les migrantes victimes de prostitution ou de traite formulent souvent des faux récits. Elles ne seront plus en mesure de se défendre directement. Par conséquent, nous ferons face à une urgence sociale majeure, alors même que la traite des êtres humains continue à augmenter. En outre, le dispositif Ac.Sé se trouve largement sous-doté. Il constitue un autre chantier important à nos yeux et la MIPROF n'a pas les moyens de mener à bien sa mission.
En termes de stratégie, les associations qui composent la fédération ne sont pas toutes abolitionnistes, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler. Toutefois, elles font toutes preuve d'une grande vigilance sur la question de la précarité sociale. Il me paraîtrait donc pertinent d'aborder la question de la prostitution sous l'angle social, afin de contrer les interlocuteurs qui souhaitent caricaturer le débat et la loi. Il nous faut insister sur le fait que l'immense majorité des personnes qui pourront bénéficier de cette loi ont exercé la prostitution contre leur volonté, sont étrangères, avec un statut administratif précaire, et dépendent de réseaux.
Mme Laurence Rossignol. - En effet, 80 % des personnes en situation de prostitution sont des étrangers en situation irrégulière.
Mme Hélène de Rugy. - Ce chiffre atteint 95 % parmi les personnes que nous rencontrons. Sur la question de la loi Asile et immigration, les amendements qui seront apportés devraient selon moi faire mention des victimes de la traite et porteuses de faux papiers. Autrement, ces personnes risquent d'être pénalisées.
Mme Laura Slimani. - Par ailleurs, une révision est en cours sur le Règlement Dublin III (Dublin IV) à l'échelle européenne. Nous devons rester vigilants, car les propositions de la Commission européenne s'orientent vers un règlement plus répressif qui compliquera la possibilité de requalifier la procédure « Dublin » en procédure normale. Or les États doivent avoir la possibilité de protéger les victimes de la traite. Et nous savons bien que les conditions d'accueil sont actuellement déplorables en Italie, par exemple, en raison du manque de moyens financiers. Ce contexte favorise en réalité l'emprise des réseaux.
Mme Dominique Vérien. - Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais vos constats m'interrogent. J'aimerais savoir de quelles manières il est possible de repérer la prostitution sur Internet par exemple. En outre, remarquez-vous des phénomènes similaires dans les zones rurales ? Je rencontre justement le préfet de mon département de l'Yonne cet après-midi.
Mme Hélène de Rugy. - Je peux vous apporter quelques éléments sur la prostitution sur Internet. Il convient en fait de savoir décrypter les annonces. Quand nous approfondissons nos recherches avec la police et la gendarmerie, nous remarquons des numéros de téléphone identiques ou des duplications de profil. Ces éléments indiquent en général des réseaux de proxénétisme et de traite. Il s'agit bien souvent de femmes étrangères. Ce type d'annonces fait même appel à des fantasmes sexuels parfois racistes et colonialistes.
Dans les zones rurales, nous avons observé par exemple l'essor de sex-tours promus sur Internet. Cette forme de prostitution semble moins visible en effet. Elle existe pourtant : un réseau chinois a par exemple été démantelé à Saint-Malo récemment.
Enfin, nous remarquons des croisements fréquents entre la prostitution et d'autres violences faites aux femmes, telles que les violences conjugales.
Mme Stéphanie Caradec. - Internet favorise par ailleurs une explosion, visible, de la traite des mineures françaises. Internet facilite le travail de démantèlement des réseaux puisque tout y est disponible (adresses IP, etc.). Toutefois, les sites qui publient ces annonces et en tirent profit ne sont pas inquiétés par la justice. Internet agit donc comme un outil facilitant le développement du proxénétisme et de la traite, notamment pour des réseaux de moindre ampleur. Ce trafic est considéré comme moins risqué et moins coûteux en investissement. De jeunes femmes en errance se retrouvent piégées dans des chambres d'hôtel après avoir été séduites par des proxénètes. Leurs photos sont ensuite mises en ligne. L'intervention du Raid est parfois nécessaire pour les libérer.
La prostitution sur Internet ne constitue pas un fait anecdotique, loin de là. Le ministère de l'Intérieur indique en effet que 62 % de la prostitution passe par une prise de contact sur Internet. Cette explosion corrobore les effets de la pornographie et de l'hypersexualisation. Elle témoigne également de la banalisation d'actes que les plus jeunes ne perçoivent pas toujours comme prostitutionnels.
Mme Laurence Rossignol. - Les chiffres de la Brigade de protection des mineurs (BPM) ont eux aussi explosé. Elle compte ainsi quatre-vingt-dix affaires de prostitution des mineurs en 2017 contre vingt-cinq en 2014. Cette évolution est analysée comme un « syndrome Zahia ». Ces jeunes femmes affirment qu'elles sont libres, or il se trouve toujours un proxénète dans leur entourage. La loi de 2016 permet d'ailleurs également de pénaliser les clients des prostituées mineures : elle prévoit en effet une infraction spécifique à l'achat de services sexuels de personnes mineures.
Mme Laura Slimani. - J'aimerais ajouter un dernier point sur la prostitution des jeunes. Dans le cadre de la concertation autour de la stratégie sur la pauvreté, qui a été menée par le Gouvernement, nous avons réussi à inclure au dernier moment un paragraphe sur la prostitution des jeunes et des mineurs. Cette problématique n'avait pas été traitée durant cette concertation. J'insiste sur la question de la précarité, notamment chez les jeunes et les mineurs, puisqu'il n'est pas possible d'obtenir le RSA avant l'âge de 25 ans. Cette restriction a un impact sur les jeunes sortants de l'ASE, au-delà de la vulnérabilité à laquelle ils et elles sont particulièrement confronté-e-s. Nous pourrions donc nous appuyer sur cette concertation avant que le président de la République ne procède à des annonces, afin que le sujet ne disparaisse pas de la stratégie finale sur la pauvreté.
Mme Annick Billon, présidente. - Nous avons abordé ce matin un sujet important. Une loi est à notre disposition. Grâce à vos interventions, nous pouvons envisager plusieurs pistes d'action et de réflexion à défendre pour le suivi de l'application de cette loi. L'égalité entre les femmes et les hommes, grande cause du quinquennat, passe forcément par la lutte contre les violences faites aux femmes dont fait partie la prostitution. Le sujet de la prostitution est un sujet grave, qui concerne à la fois des populations étrangères et françaises.
Nous avons également évoqué la prostitution des mineurs. Il me semble que la représentation de la femme constitue un élément de réponse, comme vous l'avez dit. Nous savons en outre que l'âge moyen d'accès à la pornographie des jeunes diminue significativement et que les contenus sont de plus en plus violents. Notre travail ne s'arrête donc pas aujourd'hui ! Soyez assurés de notre mobilisation dans les années à venir.