Mercredi 11 janvier 2017
- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de M. Jean-Pierre Masseret, pour la commission des affaires étrangères -La réunion est ouverte à 8 h 35.
Audition M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères
M. Jean Bizet, président. - En ce début d'année, je vous adresse mes meilleurs voeux. Monsieur le ministre, merci d'être venu ce matin devant notre groupe de suivi mis en place à la demande du président Larcher, présidé par Jean-Pierre Raffarin - représenté aujourd'hui par Jean-Pierre Masseret - et moi-même. Ce groupe est à la fois chargé de suivre la procédure de retrait du Royaume-Uni - ce qui prendra un certain temps - et de formuler des propositions pour la refondation de l'Union européenne, avec une feuille de route plus ramassée, afin de les présenter à l'occasion de la célébration des soixante ans du traité de Rome en mars 2017.
Nous sentons une certaine confusion se développer au Royaume-Uni sur le Brexit. Que pensez-vous de la situation actuelle ? Quelles sont les conséquences prévisibles de ce retrait, que nombre d'entre nous regrettent ? Quelle doit être la position de l'Union européenne dans la négociation qui s'annonce ? Quelques articles de presse annoncent que cette procédure pourrait ne pas aller à son terme en raison de son coût - 60 milliards de livres sterling - et de sa complexité, avec le détricotage des traités commerciaux et internationaux à prévoir. Vous avez fait paraître un ouvrage intitulé Sauver l'Europe - tout un programme ! - et appelez à une nouvelle conférence sur le modèle de celle de Messine en 1955. Nous entendrons avec un grand intérêt vos analyses sur les voies envisageables pour relancer le projet européen qui en a bien besoin.
M. Jean-Pierre Masseret, président. - Je vous adresse également tous mes voeux. Nous sommes très heureux de recevoir M. Védrine qui souligne souvent le décrochage des peuples du projet européen. Vous préconisez une conférence de Messine, un « message aux citoyens », une « pause » et une « refondation ». Qu'est-ce que cela signifie ? Comment l'articuler avec l'article 50 ? Faut-il évoquer la refondation de l'Union européenne sans attendre la fin des négociations du Brexit ?
M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. - Je vous remercie de votre invitation. Il y a deux façons d'analyser le Brexit. Soit on le considère comme une sorte d'aberration britannique, pays qui a toujours eu un pied dans l'Union et un pied en dehors, et dû à la grande prise de risques de David Cameron, puis à une campagne mal menée par les partisans du maintien, et par les arguments efficaces mais irresponsables des opposants. Soit, et c'est mon opinion, il est l'expression caricaturale d'un malaise des peuples en Europe.
Soyons prudents dans nos analyses : personne ne sait quelles seront les positions de la Commission européenne, de la Grande-Bretagne et de l'Union européenne dans six mois à deux ans. Il est impossible de prévoir les élections à trois mois, en raison d'une insurrection électorale générale. Theresa May n'a pas le choix, elle est contrainte par les résultats du référendum. L'article 50 sera déclenché à un moment donné. Qu'adviendra-t-il après ? Personne n'en sait rien. Un engrenage vers la sortie est peut-être irrémédiable, mais l'inverse n'est pas exclu : les Britanniques pourraient considérer dans quelques temps que le mandat du peuple pour une sortie est infaisable, et envisager une nouvelle ligne.
M. Jean Bizet, président. - Vous ne l'excluez pas ?
M. Hubert Védrine - Non, même si on ne peut rien prévoir. Les Britanniques pourraient prétexter que la situation a changé et que le Parlement est important... Mais ce ne serait qu'en 2018 plutôt qu'en 2017. De l'autre côté, certains Européens ont une position très dure voire punitive - les Français, les Allemands ou Michel Barnier et Guy Verhofstadt - mais ce ne sera peut-être plus la ligne dominante en Europe l'année prochaine, notamment après les élections allemandes, pour éviter de se priver de la Grande-Bretagne. Les cartes peuvent être redistribuées en 2018. Certains experts prétendent que Theresa May l'espère au fond d'elle-même... Il faut négocier les avantages que les Britanniques souhaitent garder, et savoir jusqu'où l'Europe est exigeante, car nous aurons a minima des relations de voisinage avec leur pays. Je n'étudie pas chaque jour à la loupe les déclarations de chacun, dues à leurs positions contraintes. Attendons les élections françaises et allemandes.
Le Brexit est le signe d'un malaise plus large car les peuples décrochent depuis longtemps du projet européen. Je l'avais déjà constaté comme secrétaire général de l'Élysée au moment du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992 : « l'Europe de la paix », cela ne fonctionnait déjà plus, non plus que de stigmatiser ceux qui s'y opposaient. Malgré l'engagement de très nombreux dirigeants, n'oublions pas que le référendum n'a été voté en France qu'à un point d'écart ; la tentation était déjà grande de choisir autre chose... Rappelez-vous aussi le rejet de la « Constitution » européenne en 2005 par la France et surtout par les Pays-Bas, habituellement europhiles. Selon Gerhard Schröder, un référendum en Allemagne à cette époque aurait été rejeté car les Länder ne supportaient plus le grignotage de leurs prérogatives par la Commission. Les élus étaient conscients de ce décrochage au moment du sommet de Laeken, dont je cite les conclusions et les préconisations à la fin de mon essai. Mais personne n'en a tenu compte.
Je distinguerai plusieurs types de décrocheurs : d'abord les vrais antieuropéens, qualifiés à tort d'« eurosceptiques » par la presse, dont font partie l'extrême gauche, Marine Le Pen ou les électeurs en faveur du Brexit, déterminés à couper les ponts, et qui sont plus ou moins nombreux selon les pays ; ensuite, les simples sceptiques qui ne s'y retrouvent plus ; puis les déçus de l'Europe ayant cru aux annonces enthousiastes d'une Europe des citoyens, d'une Europe sociale ou de la défense, qui ne se concrétise pas ; enfin, les allergiques à l'Europe. Jean-Claude Juncker a eu le courage d'avouer que l'Union a eu tort de réglementer à outrance depuis l'Acte unique. Cette bureaucratie a transformé des électeurs de centre-gauche et de centre-droit, théoriquement pro-européens, en allergiques à l'intégration européenne. Au total, les décrocheurs représentent une large majorité de la population, en témoignent les 60% d'abstention aux élections européennes.
Il y a deux ans, à l'ambassade d'Allemagne, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt rappelaient qu'ils avaient espéré, en 1979, que l'élection au suffrage universel du Parlement européen soit un choc créant un état d'esprit européen, et avouaient leur échec. Comment améliorer le contrôle démocratique de l'Union européenne ? Selon Valéry Giscard d'Estaing, en renforçant le rôle des parlements nationaux...
Ce péril interne est bien plus important que les relations avec Vladimir Poutine, l'accueil des réfugiés, la conjoncture économique ou l'élection de Donald Trump. Ne mélangeons pas tout. Si les peuples européens ne suivent plus, l'existence de l'Union est menacée, même si je ne crois pas à sa disparition - Jean-Louis Bourlanges affirmait en plaisantant que les Européens n'avaient même plus la force de se séparer. Mais le système peut tourner dans le vide.
Un rendez-vous entre les Britanniques et une Union européenne qui aurait accepté de se réformer en 2018 serait idéal, mais il est impossible, politiquement et démocratiquement, d'attendre une clarification du Brexit, dont les rebondissements peuvent être interminables...
N'étant plus en fonctions, je suis libre de mes dires, que j'exprime dans différents médias comme Le Monde, Le Figaro, L'Opinion, le Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans mon essai. Récupérer les antieuropéens est impossible, mais tous les autres décrocheurs peuvent être convaincus de nouveau, à condition d'envoyer un message clair aux peuples. Même Wolfgang Schäuble, Européen convaincu, dit qu'il est dangereux de ne jamais écouter les peuples. Faisons une pause, pédagogique et psychologique, pour écouter les peuples. Cette conférence refondatrice, comme celle de Messine, se déroulerait dans un premier temps sans les institutions européennes : les gouvernements déterminés reprendraient la main, et clarifieraient la situation en appliquant radicalement le principe de subsidiarité, invoqué par Jacques Delors et Jean-Claude Juncker - qui a arrêté plusieurs dizaines de textes en cours - afin d'arriver à un nouvel accord sur l'Europe de demain, supprimant l'usine à gaz s'occupant de tout en permanence, mais pas nécessairement en retirant des compétences. Une harmonisation par objectifs est préférable à une harmonisation ultra détaillée : définissons un objectif chiffré de réduction des produits dangereux dans les cinq ans plutôt que d'écrire 150 pages de directives dont dix sur les tondeuses à gazon - malgré la bureaucratie existante... Tel est mon plan : pause, conférence, subsidiarité et clarification. Je n'exclus pas ensuite un accord sur lequel tous les pays voteraient par référendum, mais ce serait absurde à l'heure actuelle. L'important, c'est le début du processus.
Les élites européistes doivent entendre les peuples qui demandent de conserver une certaine identité et une certaine souveraineté - idées selon eux affreuses, à rejeter absolument. Ayons le courage d'écouter pour répondre raisonnablement à ces demandes qui, sinon, prendront des formes extrêmes. Évitons de mépriser ces populations, et de croire que l'Europe dépassera les identités dans une sorte de magma général.
J'ai entendu plusieurs échos à mon livre - hormis les antieuropéens, qui n'ont pas eu de réaction. Les européistes fédéralistes n'apprécient pas du tout l'idée d'une pause, même si elle n'est pas globale - ayons un espace Schengen crédible et qui fonctionne bien, pour éviter le sentiment d'une Europe passoire. Ils continuent leurs promesses d'intégration en appelant de leurs voeux un ministre des finances de la zone euro. Ce n'est pas absurde technocratiquement, mais cela ne répond pas au décrochage politique et aux demandes populaires. De nombreuses personnalités politiques m'ont fait part de réactions intéressées, estimant que c'est risqué, mais qu'on ne peut pas continuer comme cela, à croire qu'Erasmus pour tous et autres projets irréalistes suffiront. C'est un enjeu démocratique : qui décide quoi, et à quel niveau ? C'est un débat au sein des pro-européens sur les modalités, le calendrier, les formules et le concept. J'ai répondu davantage sur l'avenir de l'Europe que sur le Brexit, faute d'avoir plus d'éléments que ceux dont vous disposez...
M. Jean Bizet, président. - Les deux questions sont intimement liées. Plus on pourra refonder l'Europe et séduire les peuples, plus la marche arrière britannique pourrait s'enclencher.
M. Hubert Védrine - Absolument.
M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur le ministre, c'est toujours un plaisir de se sentir un peu plus intelligent en vous écoutant sur ce sujet complexe ! Votre regard plus clair nous stimule. Il est nécessaire de reprendre cette affaire au niveau européen par rapport à une vision trop optimiste ou déconnectée de la réalité. Dans la future Europe, avec un retrait plus ou moins provisoire des Britanniques, nombreux sont ceux qui espèrent le retour du couple franco-allemand - avec tous les bémols qui s'imposent - et qui souhaitent que quelques grands États aient la force politique d'entraîner les autres dans une nouvelle démarche. Est-ce une chimère ? Nous en débattrons avec Wolfgang Schäuble lundi à Berlin. Certes, je ne suis pas objectif et je crois à l'importance de ce couple malgré les vicissitudes - c'est peut-être un acte de foi...
Mme Fabienne Keller. - J'aimais beaucoup écouter vos chroniques radiophoniques. Dommage que cela soit terminé. Pouvez-vous nous parler du contrôle des frontières et de la libre circulation, points durs des partisans du leave ? Comment gérer cette exigence du peuple britannique, que ce soit dans le cadre de la sortie ou du maintien dans l'Union en 2018 ? Le Parlement Britannique, opposé à la sortie, a été contraint d'appliquer le choix du peuple, même si l'on est dans la plus vieille démocratie parlementaire européenne. Le maintien n'est-il pas un rêve français ou des 27 États-membres plutôt qu'un souhait des Britanniques ? Strasbourgeoise, je rêve qu'à l'instar d'une refondation de Schengen, on refonde l'Europe dite de Strasbourg sur la sécurité, la paix, les droits de l'homme et plutôt que sur la technostructure. Je salue le coup d'arrêt de M. Juncker au délire réglementaire - qui a perturbé fonctionnaires et même parlementaires européens - afin de redonner du sens à l'Union européenne. La protection pourrait être un socle.
M. Hubert Védrine - Monsieur Bockel, je ne partage pas l'idée répandue à Paris qu'une sortie des Britanniques nous autoriserait des avancées qu'ils nous empêchaient de faire précédemment. Lorsque l'Union européenne a vraiment voulu faire quelque chose, les Britanniques se sont mis en dehors du processus, comme pour Schengen ou la zone euro. Lorsque l'Union n'a pas fait une chose, ce n'est pas de la faute des Britanniques. S'ils sortent, on se retrouvera face à nos désaccords internes. Le blocage est dû aux peuples et non aux « méchants » Britanniques.
Il n'y a plus de couple franco-allemand depuis la réunification - c'est un état de fait. Depuis dix à quinze ans, le discours de la refondation du couple franco-allemand n'a jamais totalement disparu en France, alors qu'il n'était plus évoqué que par M. Schäuble en Allemagne, qui estime qu'on ne prendra la France au sérieux que lorsqu'elle aura fait des réformes sérieuses. Si je comprends la nostalgie, vous ne verrez plus jamais de couples - au sens sentimental du terme - De Gaulle-Adenauer, Valéry Giscard d'Estaing-Helmut Schmidt ou Mitterrand-Kohl, d'une autre époque. Évoquer le terme de moteur serait plus adéquat. Il n'y a pas de solution de remplacement. L'Allemagne est gênée par son poids actuel, qui n'est pas dû à Mme Merkel : le père de la réunification est Mikhaïl Gorbatchev, celui de la force économique allemande Gerhard Schröder. Les Allemands seraient contents de trouver des partenaires de très haut niveau, mais non un couple. Même après cinquante ans de religion d'État sur l'amitié franco-allemande, ils restent des peuples différents. Une entente peut se reconstituer sur certains sujets. Je crois à la nécessité d'une entraide franco-allemande pour des projets efficaces, mais ce n'est pas si évident. Si on ne se remet pas à niveau par les réformes qu'ont réalisées tous les pays développés, les Allemands ne nous prendront pas au sérieux. C'est un objectif raisonnable, intéressant et utile.
Madame Keller, si le Royaume-Uni sort complètement de l'Union européenne, ce sera un pays tiers avec lequel les négociations seront difficiles, et qui n'est plus soumis à la libre circulation dans l'espace Schengen. Or paradoxalement, le peuple britannique souhaite un contrôle radical mais surtout par rapport aux migrations internes à l'Union européenne, et non aux réfugiés. Si les Britanniques restent dans l'Union, la libre circulation dépendra d'un éventuel accord en 2018-2019, à condition que l'Union propose des conditions différentes.
Oui, il faut respecter les peuples, mais c'est le Parlement britannique qui s'estime incarner la légitimité démocratique depuis toujours. En 2018, peut-être qu'il estimera qu'en dépit de son mandat de négociation exercé durant un an, la situation est inextricable. Il pourra reprendre la main si l'opinion publique britannique est rassurée et si l'Union se refonde. Je n'exclus pas totalement cette hypothèse...
M. Jean Bizet, président. - Cela suppose que l'Union européenne ait commencé à se refonder. Plus elle bougera, plus il sera possible pour le Royaume-Uni de se repositionner.
M. Hubert Védrine - Certains Français préfèreraient un Brexit. Un environnement totalement nouveau est possible. Sur la surrèglementation, plusieurs anciens fédéralistes de l'époque de Jean Monnet m'ont indiqué que l'idée initiale était une commission extranationale, concentrée, politique, de très haut niveau, disant l'intérêt général, et non une commission supranationale qui sur-réglemente. Telle est la nuance entre les fédéralistes avant et après le marché unique...
Refonder l'Europe en matière de sécurité est une évidence. L'espace Schengen est une très bonne idée, mais il a été étendu à l'époque « Bisounours » de l'Europe, sans véritable contrôle des frontières extérieures, d'autant que de nouveaux élargissements étaient prévus. Nous n'avons pas harmonisé le droit d'asile ni établi de vraie cogestion des flux migratoires par quota de métiers, selon la situation économique en Europe. Il aurait fallu des gardes-frontières terrestres et maritimes. Certes, les ministres de l'intérieur ont réalisé d'énormes progrès depuis deux ans, insuffisants. L'Europe de la sécurité est une question sérieuse. Sur la protection, on voit l'échec des slogans européistes. François Mitterrand en avait débattu avec Jacques Pilhan lors de Maastricht : « une Europe forte nous protègera mieux » ; cette demande était déjà très puissante en 1992.
Je suis pour la paix mais attention : l'Europe n'a pas fait la paix, ce sont les Soviétiques à Stalingrad et les Américains en débarquant et en gagnant. Hitler était aussi européen que les autres.
M. Jean-Marie Bockel. - ... et un peu les Britanniques !
M. Hubert Védrine - Les vrais pères fondateurs sont Staline, par la menace, et Truman, par la réponse du plan Marshall, pour une coopération européenne.
Mme Fabienne Keller. - ... et Churchill.
M. Hubert Védrine - Ce fut un très grand homme d'État mais pas pour la construction de l'Europe. L'Europe s'est construite sur les champs de bataille. Ensuite, par l'intelligence de construire l'Europe, à partir d'une paix froide, sans risque de guerre, comme un morceau d'espace continental à vocation économique et non de défense, organique et nouveau. C'est pourquoi les idées françaises ont échoué. Les Européens n'avaient aucune envie d'abandonner l'Alliance atlantique. Les idées françaises étaient jugées dangereuses, faisant double emploi avec l'OTAN. Airbus leur convient mais pas une force européenne servant à défendre l'Europe. Au mieux, une force intervenant à l'extérieur à la demande du Conseil de sécurité serait acceptable. Ne créons pas de nouvelles désillusions, mais soyons concrets ! Les dépenses de l'OTAN sont à 70 % financées par les États-Unis.
M. Jean-Marie Bockel. - Avec Trump, ce sera 60-40...
M. Hubert Védrine - Nous sommes viscéralement attachés aux droits de l'homme, mais ce n'est pas notre mission de les imposer à l'extérieur. Doit-on être une puissance prosélyte ? L'Europe hésite entre considérer le monde tel qu'il est et à le convertir de force à nos « valeurs universelles ». Elle n'a pas cette capacité de les imposer aux autres. Voyez depuis la fin de l'URSS fin 1991 : nous avons souvent obtenu des effets contraires à ceux recherchés dans nos interventions extérieures. Soyons-y attentifs, même si le chapitre VII de la charte des Nations Unies nous autorise quelques interventions inévitables - j'en ai moi-même assumé quelques-unes.
Un objectif réconcilierait les élites européistes et les peuples : préserver le mode de vie à l'européenne. Il n'y a pas de différence insurmontable.
M. Didier Marie. - Au-delà des questions centrales du référendum, n'y a-t-il pas des différences d'appréciation insurmontables entre l'Union et la Grande-Bretagne sur la conception même de l'Europe ? L'Union a-t-elle vraiment intérêt à retenir la Grande-Bretagne ou à être ferme pour accélérer sa sortie ?
Je partage votre position sur le décrochage. Cela remonte à loin ; 1992 et 2005 en sont des exemples flagrants. Progressivement, les opinions publiques se détachent du projet européen. Comment marquer une pause rapidement ? Le calendrier s'étire avec des échéances électorales françaises, allemandes et peut-être italiennes. Le temps passe, le projet a du mal à se mettre en place.
M. Jean-Pierre Masseret, président. - Comment se fait-il que quelque chose qui marche à un moment donné ne marche plus ? Comment expliquer ce dérapage ? Même si ce n'est pas l'Union européenne qui a fait la paix en Europe, dans les années 1965-1970, lorsque j'étudiais en faculté de droit, on présentait le projet européen comme fondé sur les trois piliers de paix, de sécurité et de progrès. Pourquoi ne sont-ils plus assurés ?
Quels sont les éléments constitutifs d'une identité européenne venant à l'appui de l'Union européenne ? Quels sont les éléments de souveraineté européenne qui pourraient s'ajouter au concept de souveraineté nationale sans l'amoindrir ?
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaitais poser la même question sur l'identité européenne. Pouvez-vous développer votre vision sur la défense européenne ? Il ne faut pas faire miroiter certaines choses, sous peine de créer de la déception. Mais ces deux dernières années, cela a engendré certains comportements. Grâce au rapport que j'avais écrit avec M. Bockel sur la garde nationale et les réserves citoyennes, je rencontre régulièrement des lycéens. Ils se sentent français, certains ont bénéficié d'Erasmus et se sentent aussi citoyens européens. Face aux menaces, ils attendent quelque chose de l'Europe. Il faudrait une garde nationale européenne pour cette identité européenne.
Ne faut-il pas adopter une politique de cercles concentriques, et bâtir une Europe nouvelle à partir d'une réflexion plus moderne, non entachée par les concepts du passé, en partenariat avec l'OTAN, et qui prendrait des formes différenciées ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je sors d'une querelle de tweets car Emmanuel Macron parlait en anglais à Berlin...
M. Jean-Marie Bockel. - ... et un peu en allemand !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - C'est dommage. N'aurait-on pas intérêt à relancer la francophonie au sein d'une Europe post-Brexit ?
Les expatriés ont l'impression d'être pris en otages. Un article du Financial Times, avant Noël, évoquait le blocage des transferts d'avoirs financiers hors de Grande-Bretagne des expatriés, français ou italiens...
Dans les années 1960, le plan Fouchet prévoyait une Europe de la défense. Tous les pays se réarment, et l'Europe a aussi progressé grâce à l'Europe franco-britannique de la défense. Nous devrions pousser une Europe de la sécurité, pour répondre à l'attente des peuples. Nous en avons besoin, de même que de lutte contre le terrorisme ; selon Bruxelles, seuls cinq pays donnent 90 % des informations...
M. Jean Bizet, président. - Comment voyez-vous les rapports entre l'Union européenne et, respectivement, la Russie et la Turquie ?
Mme Fabienne Keller. - Deux excellentes et brèves questions !
M. Hubert Védrine - Il faut distinguer sécurité et défense. Refonder un espace Schengen crédible et fonctionnel, ce n'est pas hors de portée, tandis qu'une Europe de la défense serait plus complexe.
Monsieur Marie, il n'y a pas d'un côté, la Grande-Bretagne et, de l'autre, les autres pays européens : ces autres pays ne sont pas unanimement d'accord entre eux ! Sinon on n'aurait pas un tel désarroi des peuples. La Cour de Karlsruhe considère que l'Allemagne doit arrêter tout abandon de souveraineté, et que le Parlement européen n'est pas assez représentatif des Allemands - alors qu'à chaque réforme, les Allemands ont gagné du terrain : nombre de parlementaires, droits de vote au Conseil... Il n'y a pas de vision homogène.
Les Britanniques ne nous ont pas empêchés de progresser et sont un partenaire sérieux pour la politique étrangère et de défense. Je le dis d'autant plus que j'ai joué un rôle dans l'accord de Saint-Malo : il place les progrès en matière de défense européenne sous l'égide de l'Alliance atlantique et, en échange, Tony Blair reconnaissait que l'Union avait vocation à développer une capacité de défense. Cet accord a conduit à celui de Lancaster House, très utile et important. Nous avons intérêt à conserver ce lien et cet accord.
La pause n'est pas une mise à l'arrêt mais l'écoute des peuples, au lieu de continuer à avancer coûte que coûte. C'est un arrêt momentané pour plus de réflexion et pour casser le bulldozer européen qui n'a pas de marche arrière, afin de rétablir la confiance.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les Européens ont confié la défense à l'Alliance atlantique. Les Américains sont repartis après la guerre mais, devant la menace de Staline, l'Europe a paniqué. Ils ont essayé le bricolage de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), qui n'a rien donné, avant de demander le retour des Américains qui ont rétabli leur protection. Le Sénat américain ne voulait pas de l'Alliance atlantique avec son article 5 qui l'obligerait à aider un Etat attaqué, mais Truman a arbitré en faveur du traité de Washington. Les idées françaises étaient alors les plus ambitieuses. Le danger est réapparu avec la guerre de Corée, De Gaulle déclarant que l'armée rouge n'était qu'à deux étapes du Tour de France... L'Alliance ne reposant sur rien, la France a réclamé une organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Les États-Unis, échaudés par les deux guerres mondiales, ont accepté, à condition qu'ils contrôlent tout. L'OTAN a été créée avec un général en chef systématiquement américain.
M. Jean-Marie Bockel. - ... dans la maison de Pierre Schwed.
M. Hubert Védrine - Par la suite... À cette époque, Pierre Schwed était dans la maison d'Eisenhower. Désormais, on débat sur le partage le fardeau - à l'instar des déclarations agressives de Donald Trump. De Gaulle estimait qu'il fallait partager le fardeau mais aussi les décisions, ce que refusent les États-Unis. Ils financent à 70 % l'OTAN. À aucun moment, l'Union européenne n'a pris ses responsabilités pour augmenter son budget de défense et créer un pôle européen au sein de l'Alliance.
M. Jean-Marie Bockel. - Cela évolue un peu...
M. Hubert Védrine - Certes. Une ouverture était possible durant le premier mandat de Barack Obama, fenêtre que nous avons ratée. Désormais, les provocations lors du troisième mandat de Vladimir Poutine incitent les pays est-européens à demander une défense dure, sous l'égide de l'OTAN. La France, prise au sérieux peut-être par l'égoïsme de M. Trump, voudrait que le budget de la défense atteigne 2 % du budget pour tous les pays. Ensuite, que fait-on ? Soit la défense européenne est un morceau de l'Alliance atlantique avec des décisions prises par les États-Unis ou leur général en chef de l'OTAN, soit il faudrait choisir un général en chef européen, mais issu de quel pays ? Si on arrive à créer une véritable force européenne, ce serait surtout pour des interventions extérieures. Mais qui la commanderait ? Qui déciderait d'entrer en guerre ? Près de trente pays ont délégué leur souveraineté monétaire ou les négociations commerciales, mais aucun traité n'a prévu le transfert de souveraineté pour des déclarations de guerre. Il faut se poser ces questions et aller plus loin, malgré la défiance et les inquiétudes face à MM. Trump et Poutine. Les Allemands s'y sont toujours refusés. La seule voie raisonnable est de créer un pôle européen de l'OTAN, contre l'avis du Pentagone, grâce à un petit nombre de pays européens ayant un budget de défense important. Aujourd'hui, l'armée française est immensément respectée par les États-Unis, remplaçant l'armée britannique qui ne se remet pas de ses interventions en Afghanistan et en Irak.
Madame Jourda, Erasmus a touché 5 millions d'Européens sur 500, cela n'est pas rien mais pas totalement représentatif... Et qui commanderait la garde européenne ? Les questions sont les mêmes.
L'Union européenne est à plusieurs cercles depuis longtemps, avec Schengen ou la zone euro. Tous ceux qui ont proposé un noyau dur - comme MM. Schäuble ou Balladur - n'ont jamais précisé qui il concernerait : personne ne veut être dans l'écorce molle ! L'idée tourne en vain depuis 25 ans. Certes, sur certains sujets, trois ou quatre pays arrivent à s'entendre, comme sur la position vis-à-vis de l'Iran : les membres du Conseil de sécurité et l'Allemagne se sont accordés. Cela pourrait être le noyau.
M. Jean-Marie Bockel. - ... et forcément les Britanniques.
M. Hubert Védrine - Si l'on s'en tient aux pays fondateurs, sans l'Espagne ni la Pologne, cela posera problème. Personne n'a la solution hormis une réponse pragmatique de rattachement à l'Alliance de quelques-uns.
Revenons aux vraies attentes des peuples pour éviter le décrochage. Certes, les peuples avaient assimilé Europe et paix, car ils avaient oublié l'Alliance. Si tout le monde intègre l'Alliance atlantique, il n'y a plus de risque de guerre ; ce n'est pas la conscience européenne qui nous a défendus. Mais la désintégration de la Yougoslavie était tout autre chose. La réponse est sémantique : le projet européen est une conséquence de l'organisation occidentale et du plan Marshall. Les États s'en sont emparés et ont créé un marché commun. Mitterrand, Kohl et Delors avaient fait tant d'annonces que l'échec de nombre d'entre eux a été trouvé désespérant. Désormais, l'Europe doit payer ses annonces de lendemains meilleurs et de raser gratis. Elle a également une dimension intrusive avec la surrèglementation, dans les moindres détails. Ainsi, un châtelain de Bourgogne s'est vu refuser l'accueil de 300 réfugiés au motif que les prises électriques n'étaient pas aux normes... À Laeken, il y a quinze ans, « certains ressentent même cette attitude comme une menace pour leur identité. » Refaisons l'historique des espérances placées dans l'Union européenne et analysons les décrochages comme des frustrations ou de l'impuissance.
Il y a aussi le mépris des élites. Les gens se braquent lorsqu'ils entendent des abus de langage. On ridiculise les égoïsmes nationaux mais on ne s'offusque pas que le maire de Marseille ne s'occupe pas de Paris ! Certes, cela ne doit pas être irréconciliable. Le langage est truffé de choses comme cela. À un moment, les minorités se coalisent.
M. Jean-Pierre Masseret, président. - N'est-on pas capable de créer une identité européenne ou une souveraineté européenne qui s'ajouteraient aux identités et souverainetés nationales ?
M. Hubert Védrine - Ceux qui parlent d'abandon de souveraineté ont eu tort, il aurait fallu plutôt parler de délégation, de transfert - sous certaines conditions - de souveraineté ou d'exercice en commun de la souveraineté. Travaillons sur les mots, sans trop vouloir les définir - on avance en marchant.
Les sociétés européennes sont les meilleures dans l'histoire de l'humanité ; c'est évident à Brasilia, à Pékin et à Moscou. Nous devrions défendre notre attachement à un mode de vie commun, à l'européenne, qui doit être ressenti.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Ne faudrait-il pas plutôt parler de citoyenneté européenne ?
M. Hubert Védrine - Il n'est pas choquant que les gens veuillent conserver leurs identités, leur souveraineté et leur sécurité.
M. Jean-Marie Bockel. - Il y a aussi le défi de l'islam qui vient tout bousculer - même si ce n'est pas le sujet qui nous préoccupe aujourd'hui.
M. Hubert Védrine - Inspirons-nous du roi du Maroc et de penseurs musulmans qui n'ont pas peur d'être traités d'islamophobes.
Et il est important de relire le plan Fouchet...
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - ...le premier à évoquer une citoyenneté européenne !
M. Hubert Védrine - Mais surtout c'est un plan intergouvernemental, intelligent et moderne. Il y a quelques années, Mme Merkel avait prononcé un discours remarquable à Bruges voulant combiner les approches intergouvernementales et communautaires. Il avait été détesté par les européistes qui refusaient le compromis.
Depuis 25 ans, les Occidentaux ont été maladroits et ont accumulé erreurs et provocations envers la Russie. Nous n'échapperons pas à une remise à plat plus réaliste avec M. Poutine. La politique occidentale a échoué en Syrie.
Quant aux États-Unis, ce ne sont pas les discours de M. Trump qui sont les plus inquiétants, mais le silence des Européens. Si les États-Unis se retirent de l'accord sur le climat, l'Union doit continuer ; elle doit appliquer l'accord sur l'Iran ; elle doit avoir des rapports réalistes, tantôt dissuasifs, tantôt coopératifs, avec M. Poutine. Ce silence est préoccupant, y compris en ce qui concerne les relations commerciales entre la Chine et les États-Unis. Sinon nous serons des spectateurs.
M. Jean-Pierre Masseret, président. - Les quatre années 1916-1920 ont été la matrice du XXe siècle, avec l'entrée en guerre des Américains, la révolution d'octobre et le congrès de Tours. Est-ce que les années 2016-2020 auront, selon vous, le même impact sur le XXIe siècle ?
M. Hubert Védrine - Pour moi, la fin de la Guerre froide en 1991 est la véritable césure. Depuis 1992, nous sommes dans le monde global, avec des convulsions variées- les États-Unis dominent, les émergents et la Chine croissent mais insuffisamment... Il n'y a ni communauté internationale, ni de gouvernance globale. Notre monde est semi instable, sans mer calme ni cyclone généralisé : on est en mer agitée à force 5 ou 6. Les États-Unis montent en puissance, le monde musulman convulse, le Moyen-Orient se désagrège, l'Europe est en pleine incertitude... Même si l'élection de M. Trump est comme l'apparition d'un éléphant dans un jeu de quilles, lors du traité de Versailles, des décisions ont été prises par Wilson, Lloyd George et Clemenceau. Même si MM. Trump, Poutine et Xi Jinping s'entendaient, ils ne pourraient imposer leur loi dans un Moyen-Orient en cours de désagrégation. Il ne pourrait y avoir de mécanisme d'alliance automatique. Dans cette instabilité durable, compliquée à prévoir et impossible à gérer, les Européens peuvent essayer de mener leur barque.
M. Jean Bizet, président. - Et les relations avec la Turquie ?
M. Hubert Védrine - On ne peut pas grand-chose, et on comprend peu de choses. Il faudrait développer un rapport de force.
Mme Fabienne Keller. - Avec quels leviers ?
M. Hubert Védrine - Nous nous sommes accordés pour Schengen, mais cela ne passera pas sous les fourches caudines turques ; les États-Unis refuseront toute mise à l'écart de la Turquie de l'OTAN. Nous disposons de très peu de leviers. Il faut être moins vulnérable au chantage turc tout en rétablissant les meilleures relations de partenariat avec ce pays.
M. Jean Bizet, président. - Merci, monsieur le ministre, de vos analyses extrêmement précises et de votre vision de l'Europe. Le Sénat essaie de se projeter dans l'avenir de l'Union, sujet extrêmement important durant les prochaines années. Nous reviendrons peut-être vers vous dans les deux à trois prochains mois pour des compléments d'information.
La réunion est close à 9 heures 55.
- Co-Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 14 heures 40.
Audition de M. Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, et de Mme Pervenche Berès, député européenne
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Je remercie Mme Berès et M. Trichet de leur présence et de leur disponibilité.
Nous avons constitué ce groupe pour analyser les conséquences du Brexit et avons engagé une réflexion stratégique avec un grand nombre d'intervenants, qui sont venus nous présenter leurs réflexions. Nous avons effectué des déplacements pour mesurer toutes les conséquences de cette situation nouvelle et les perspectives à en tirer.
Plus nous approfondissons le sujet, plus les conséquences du Brexit nous inquiètent.
Dans les enceintes internationales, nous avons parfois l'impression que le Royaume-Uni affiche une attitude nouvelle, ne se sentant plus ni totalement européen ni complètement américain. Cette désorganisation et ce manque de perspectives nous fragilisent encore davantage face à un monde de plus en plus dangereux.
Nous voulons réfléchir avec vous au sujet de l'Union économique et monétaire. Nous échangerons sur ce sujet après vous avoir entendus.
L'Union économique et monétaire est depuis le traité de Maastricht le premier pilier de l'Union économique et monétaire. Certains ont pu regretter cette prééminence, et l'on voit bien qu'on cherche aujourd'hui à la consolider, ainsi que l'euro.
De nombreuses initiatives ont été prises, mais on manque de perspectives, d'ambitions politiques, et de l'éthique nécessaire pour adopter une stratégie commune.
Nous sommes aujourd'hui face à de nombreuses incertitudes, comme à propos du budget de la zone euro : s'agira-t-il d'un budget à part entière, d'un budget d'investissement, ou d'un budget davantage tourné vers des questions sociales, comme l'assurance chômage, etc. ?
Si nous avons souhaité vous entendre, c'est que vos deux parcours vous donnent toute la légitimité requise pour éclairer la réflexion du Sénat et répondre à cette question : comment renforcer la gouvernance de la zone euro et la légitimité de l'Union économique et monétaire, que certains cherchent à fragiliser ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Peut-on envisager un recentrage des activités financières vers les places situées dans la zone euro ? Peut-on imaginer demain un Trésor européen et un ministre européen des finances ? Quel peut être le rôle des parlements nationaux pour conserver une dominante et un contrôle démocratiques ?
Voilà les quelques questions que je souhaitais vous adresser avant de passer la parole à la Mme présidente de la commission des finances.
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Je remercie le groupe de suivi de son invitation.
Ne serait-il pas utile, dans le cadre des réunions de l'article 13, que nous tentions de construire un forum adéquat en la matière ? Il me semble qu'il s'agit d'une question politique importante.
À Bratislava, en octobre dernier, vous nous avez présenté le projet de rapport sur les capacités budgétaires de la zone euro, Il apparaît qu'il était possible de l'étudier à cette époque.
Mme Pervenche Berès, députée européenne. - Merci de cette invitation. C'est un honneur pour moi de « plancher » devant vous, à la droite de Jean-Claude Trichet, sur un sujet à propos duquel nous ne proposons pas toujours les mêmes solutions, même si nous partageons la conviction que la zone euro ne fonctionne pas de manière optimum, bien que ce soit notre premier capital au sein de l'Union européenne.
Vous évoquez la question du Brexit, qui est absolument majeure et qui bouleverse la donne. En tant que parlementaire et élue française, j'estime que notre vision de l'Union économique et monétaire - pour parler comme à Bruxelles - risque de peser sur le débat qui va animer la scène politique nationale dans les mois qui viennent.
Je ne voudrais pas que nous éludions le débat, au moment de ce grand rendez-vous démocratique que constituent les présidentielles et les législatives.
Un mot du Brexit. Je pense qu'il faut s'arrêter un instant sur son caractère révélateur. Il est assez paradoxal de constater que c'est un pays qui ne faisait pas partie de la zone euro, qui a accepté la mondialisation comme un avenir radieux, qui se retrouve dans cette situation. Vous avez décrit l'ampleur des questions qui se posent. Elles sont en premier lieu dramatiquement pour les Britanniques eux-mêmes, qui se sont réveillés très « sonnés » et qui, sept mois après le référendum, ne savent toujours pas à quoi cela va ressembler.
Les députés européens, deux jours après le référendum, ont adopté une résolution indiquant que le document négocié par le Conseil avec le Royaume-Uni concernant le droit de regard de celui-ci sur l'évolution de l'Union économique et monétaire était devenu nul et non avenu. Il est important de le répéter.
En effet, après la question de l'article 50 viendra celle des nouvelles relations, même si on peut imaginer une phase transitoire entre ces deux événements. Si on se préoccupe de l'Union économique et monétaire, il me semble que nous devons en tirer trois conséquences.
En premier lieu, l'ambiguïté dans laquelle nous avons vécu depuis le traité de Maastricht en dissociant la question du fonctionnement de l'Union économique et monétaire de celle des marchés financiers qui soutiennent l'euro ne peut subsister. Ceci nous oblige à une certaine clarification.
En deuxième lieu, se pose la question de la place de l'Union économique et monétaire au sein de l'Union européenne elle-même. Le fait que la principale économie hors zone euro quitte l'Union européenne repose-t-il la question des conditions d'adhésion à l'euro ? Cela nous oblige-t-il à recentrer le débat sur l'appartenance à la zone euro ?
Il faut effectuer un court retour en arrière. Lorsque les pays dits d'Europe de l'Est nous ont rejoints, ils n'ont pas osé poser la question des conditions d'adhésion à la zone euro. On n'a donc pas touché aux critères de Maastricht. Ils n'ont pas souhaité décourager les investisseurs et ont voulu paraître très allants. Ils aspiraient tant à rejoindre l'Union européenne qu'ils ne souhaitaient pas alourdir une tâche déjà très compliquée.
De notre côté, nous n'avons pas voulu toucher à l'ensemble de l'édifice. La question n'a donc pas été posée.
Les conditions dans lesquelles l'euro s'est fait au départ n'ont pas été définies avec les pays qui nous ont rejoints depuis le passage à la monnaie unique. Or, je pense qu'il faut que nous profitions du débat sur le Brexit pour organiser cette clarification.
En troisième lieu, il faut savoir dans quelles conditions tout cela s'organise pour la suite - mais c'est l'objet même de l'audition que vous nous proposez.
S'agissant du fonctionnement de l'Union économique et monétaire, beaucoup a été fait, mais il faut sortir de ce débat stérile sur la vertu du pacte de stabilité et sur l'antagonisme qui nous mène dans une impasse. On ne peut rester dans la caricature et expliquer que rien ne va parce que les règles ne sont pas respectées, tout en poussant à s'en débarrasser. Nous devons sortir de ce dialogue de sourds. Il ne nous permet pas de progresser. Or, le dispositif actuel n'était pas satisfaisant du point de vue de la maîtrise de la politique économique et du soutien apporté aux États membres.
Du point de vue de la maîtrise des politiques économiques, on a inventé jour après jour de nouveaux mécanismes, et on a complexifié le dispositif au point que les ministres des finances et les parlementaires, nationaux ou européens, ne savent plus très bien quel est le fil conducteur.
Quant aux mécanismes de solidarité, on s'est aperçu qu'on n'était pas équipé. Face à la crise, on a dû inventer des dispositifs pour faire face au pic de la crise, mais qui doivent être aujourd'hui pensés dans une approche plus globale.
Le rapport des cinq présidents qui est sur la table traçait des perspectives trop longues, déjà dépassées en termes de calendrier. La Commission doit en principe mettre sur la table une révision des traités, mais ce que l'on pouvait faire sans révision des traités n'a pas été à ma connaissance exploité comme on aurait pu le faire.
Que signifierait une réforme de l'Union économique et monétaire et que représentent les différents chantiers que cela suppose?
En matière de politique monétaire, nous n'avons rien à dire, et je ne propose pas de changer le statut de la banque centrale, qui est parfaitement adapté à la souplesse et à l'intelligence de l'action, comme on a pu le voir tout au long de la crise.
J'invite simplement les Français à sortir d'une contradiction qui consiste à mettre l'indépendance de la banque centrale en cause d'un côté et, de l'autre, à lui demander de résoudre tous les problèmes. Après le président Trichet, qui l'avait dit à sa manière, le président Draghi ne cesse de dire que toute une partie ne peut dépendre de la politique monétaire, mais relève des ministres des finances et de leur capacité à se mobiliser.
Je fais partie de ceux qui ont beaucoup plaidé, au-delà de la position de chaque État membre pris individuellement, pour que nous nous comportions comme un espace économique intégré, ce que nous sommes en principe si nous partageons une même monnaie et que nous tirions les conséquences de ce débat en adoptant une position budgétaire agrégée.
Ce débat progresse. Il est utile si l'on souhaite une politique économique active, ce qui n'absout pas les efforts que chaque État membre doit réaliser individuellement, mais permet de prendre en compte la dynamique de la zone euro - ce dont je me réjouis.
Le Brexit aura un impact considérable dans ce domaine, et nous devons en tenir compte. Cela signifie-t-il que toutes les activités financières qui se développent aujourd'hui à Londres seront rapatriées à Paris ? Je ne le pense pas. Je crois qu'une partie pourra l'être, mais nous ne sommes pas la seule place financière d'Europe ou de la zone euro, et je propose donc de partager les fruits de la redistribution.
S'agissant des marchés financiers, je pense que la question de l'achèvement de l'union bancaire et des conditions dans lesquelles nous revisitons l'union des marchés des capitaux est absolument critique. C'est ce qui permettra à l'économie européenne de bénéficier de bases de relance, indépendamment de la construction d'outils budgétaires spécifiques. Nous ne disposons pas d'un marché bancaire optimum pour le fonctionnement de la zone euro. Il y a donc des progrès à réaliser en ce sens.
Quant à l'union des marchés des capitaux, je l'ai déjà dit une quinzaine de fois, il s'agit d'un chantier indispensable, mais il a été taillé sur mesure par le président Juncker pour séduire les Britanniques.
Les Britanniques n'étant plus là ou ayant vocation à nous quitter, il nous faut recentrer les choses et poser les questions de supervision des marchés des capitaux, de fiscalité, et d'intérêt spécifique de la zone euro.
Tout cela nous oblige à penser la création d'un dispositif particulier macroéconomique pour la zone euro, avec un budget spécifique. C'est le travail que j'accomplis avec Reiner Böge, dans le cadre d'une entente franco-allemande au nom de l'ensemble des députés, qui me semble constituer la bonne approche. Mon corapporteur fait preuve d'un très grand courage politique. Ce budget spécifique aurait pour fonction d'accompagner la convergence entre les États membres, qui demeure un objectif indispensable pour la soutenabilité de la zone euro, d'amortir le choc asymétrique, d'où l'idée d'aller vers ce que le FMI appelle un « fonds pour les jours de pluie », un « rainy day fund », c'est-à-dire une indemnité chômage minimum - mais nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d'accord sur ce point - et enfin l'amortissement des chocs symétriques.
Je n'ai pas ici le temps d'entrer dans les détails, mais je le ferai volontiers en répondant à vos questions.
Il faut enfin mentionner la question de l'achèvement de l'Union économique et monétaire, ainsi que les progrès à réaliser en matière d'harmonisation fiscale et de définition de minima sociaux.
Je conclus d'un mot au sujet de la question démocratique : rien de tout cela ne peut se passer sans approfondissement démocratique, ce qui suppose une clarification constitutionnelle, d'où l'idée que je soutiens d'un ministre des finances de la zone euro attaché à une commission, dont le mandat serait bien défini, qui travaillent main dans la main avec un contrôle démocratique de la zone euro exercé par le Parlement européen et une appropriation de la question par les parlements nationaux.
C'est la raison pour laquelle, avec Reiner Böge, nous proposons la mise en place d'un code de convergence qui permettrait de fixer des objectifs aux États membres sur une période de cinq ans, avec une plus grande liberté d'appropriation des moyens pour atteindre le résultat voulu.
La raison pour laquelle nous nous sommes approprié cette proposition - qui avait déjà été soumise par les sherpas du Parlement européen durant de précédents exercices - réside dans le souhait de retrouver ce que nous avons identifié comme la vertu des critères de Maastricht : les États membres étaient volontaires pour faire partie de l'euro, et le processus d'appropriation de la réforme était du coup bien plus vertueux que le dispositif actuel.
Je n'ai pas le temps de développer ce sujet plus avant. J'ai conscience d'avoir évoqué beaucoup d'éléments, mais j'espère avoir néanmoins bien identifié les points clés de ce débat. Je me réjouis de l'échange qui va suivre ces propos.
M. Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne. - C'est un grand honneur et un plaisir d'être invité par le Sénat, et surtout de me retrouver entre le Premier ministre Raffarin et Pervenche Berès, avec qui j'ai coopéré depuis le début. Elle a toujours été un pilier du Parlement européen.
Le sujet que vous nous avez demandé de commenter est immense. Il va au-delà du Brexit et inclut l'avenir de l'Union économique et monétaire.
L'Europe est en crise, tout le monde le dit et tout le monde le répète. On recense en effet nombre de stigmates d'une crise politique, mais je suis frappé de voir à quel point nous sommes, en termes de communication, sous la dépendance d'un environnement international extraordinairement sceptique.
Venant des États-Unis, venant d'Angleterre, bien avant le Brexit, nous avons assisté à une critique permanente, l'échec dramatique des Européens et la crise financière et monétaire européenne revenant comme le leitmotiv d'une communication mondiale hostile à l'Europe.
Bien entendu, les relais nationaux ont été nombreux. Il existe des sensibilités antieuropéennes dans chaque pays de l'Union, qui trouvent grand intérêt à reprendre ces slogans - et c'est légitime dans une démocratie. Il faut toutefois être conscient du fait que si nous étions dans un environnement positif à l'égard de l'Europe avant la chute de l'Union soviétique, celle-ci a changé assez largement la donne, et nous sommes à présent dans un environnement très hostile.
J'ai eu moi-même en permanence - et c'est encore le cas aujourd'hui - énormément de peine à convaincre mes amis américains de toutes sensibilités que nous allions tenir, tant ils étaient totalement convaincus que cette construction extrêmement fragile ne pouvait qu'exploser en vol, dès la création de l'euro, et plus encore avec la crise financière et la crise des risques souverains que nous avons traversées.
Huit ans après le début de la crise financière, nous sommes toujours dans la zone euro, l'euro est toujours là, l'ensemble des marchés et des épargnants du monde entier, les investisseurs, lui témoignent toujours un niveau de confiance important. Les quinze pays, dont la Grèce, qui étaient dans la zone euro au moment de l'explosion de la chute de Lehman Brothers, sont toujours là et quatre nouveaux pays sont entrés dans la zone euro après le début de la crise financière américaine.
Je le répète à tous mes interlocuteurs, mais personne d'autre ne le dit ! Or, la zone euro a prouvé, dans la pire crise financière depuis la Seconde Guerre mondiale, un niveau de résistance et de résilience absolument remarquable et imprévu du point de vue des États-Unis, de l'Angleterre et du reste du monde. L'influence de l'Europe continentale en termes de communication mondiale est extrêmement faible. La communication mondiale est réalisée par les grands médias anglophones. C'est un fait, même si c'est très difficile à comprendre.
Quelles sont les causes de la crise ? Je ne vous étonnerai pas, en tant qu'ancien banquier central, en vous disant que le non-respect du pacte de stabilité et de croissance en est une raison essentielle. La crise des risques souverains est née dans trois petits pays, la Grèce, l'Irlande et le Portugal. Dans deux d'entre eux, l'absence de respect du pacte de stabilité et de croissance a été tragique.
La Grèce a connu un déficit budgétaire de 15 % du PIB au moment où la crise des risques souverains a éclaté. Elle a été pionnière dans ce domaine : c'est elle qui a connu les premiers problèmes.
Je ne dis pas que le non-respect du pacte de stabilité et de croissance est une cause unique - j'en vois au moins quatre autres - mais c'est une cause très importante, et je considère comme absolument désolant qu'on l'oublie à présent complètement dans notre pays, alors que celui-ci se trouve dans une situation très grave sur le plan budgétaire. Les dépenses publiques - retenez ce chiffre accablant - sont de 13 % supérieurs à celles de l'Allemagne, ce qui signifie beaucoup plus de différences en proportion entre les dépenses publiques et les dépenses privées. En effet, les dépenses privées de l'Allemagne s'élèvent à 56 %, alors qu'en France, celles-ci atteignent environ 43,5 %.
Le paradoxe, c'est que l'Allemagne est extrêmement attachée au pacte de stabilité et de croissance, alors qu'elle n'a aucun problème parce qu'elle s'est montrée responsable. Nous, nous voulons l'oublier, sans comprendre que nous nous sommes enfermés dans un piège dont il va bien falloir sortir à un moment où à un autre, sous peine de voir notre influence diminuer à l'avenir de façon extrême.
Le suivi des évolutions de compétitivité-coût a été amélioré. Je ne suis pas sûr que la Commission soit suffisamment attentive au respect des règles de suivi des grands déséquilibres macroéconomiques. L'augmentation des traitements et salaires dans la fonction publique en Grèce, depuis la création de l'euro jusqu'au début de la crise fin 2009, a représenté plus 117 %. La moyenne de la zone euro se situe à plus 36 %, la France étant à 36 %, et l'Allemagne à 20 %. Par extension, on trouve à peu près les mêmes évolutions dans le secteur privé.
La grande différence entre les pays résulte de la qualité de leur gestion. L'Allemagne, avec un consensus très large des syndicats, s'est mise dans la position de redevenir compétitive. Elle l'est objectivement. Il n'existe pas de chômage de masse en Allemagne, mais ceci a demandé des efforts, qui ont été compris dans les entreprises et les Länder.
Nous avions des différences. C'est particulièrement vrai pour la Grèce, mais aussi pour l'Irlande, l'Espagne et, dans une assez large mesure, le Portugal, qui avait considérablement perdu de sa compétitivité.
Nous n'avions pas d'union bancaire, ni de mécanisme de lutte contre une crise financière quelconque. Il a fallu créer par traité un Mécanisme européen de stabilité. Quand on est dans un espace à monnaie unique, on a besoin d'avoir des adaptations aussi souples que possible. L'achèvement du marché unique d'une part et la mise en oeuvre des réformes structurelles d'autre part sont des moyens de compléter le bon fonctionnement du marché unique européen. Le problème français est de ne pas le comprendre.
Or, au sein même du marché unique, un certain nombre d'éléments étaient inachevés.
Ce qu'il faut à présent, c'est appliquer les règles. Nous avons en effet énormément renforcé le bâti de la gouvernance économique et monétaire de la zone euro.
Pervenche Berès a raison de le mentionner : nous avons maintenant un pacte de stabilité et de croissance renforcé, si renforcé qu'il devient complexe à articuler dans les différentes instances qui ont des décisions à prendre, même dans les parlements nationaux.
Ce sont des décisions qui ont été prises pendant la crise, et l'absence de lucidité en la matière me rappelle ce que j'ai vécu avant. La négligence était alors la même, en particulier dans le cadre des disciplines budgétaires.
Si un pays recommence à faire ce qu'a fait la Grèce, il est certain qu'il aura des problèmes tragiques à un moment ou un autre. Il perdra sa compétitivité et verra son chômage de masse augmenter indéfiniment.
De la même manière, il ne faut pas laisser un pays renforcer en permanence sa compétitivité-coût en pratiquant une modération générale au-delà du raisonnable, à partir du moment où ce pays bénéficie du plein-emploi et d'un niveau de compétitivité considérable, souligné par ses excédents de balance des paiements courants. La Commission doit donc être selon moi impitoyablement symétrique.
Il faut aussi comprendre que si la différence de nos coûts par rapport à l'Allemagne s'accentue, notre chômage deviendra encore plus important. Le moral national deviendra alors très mauvais, car nous n'arriverons pas à résorber le chômage de masse. Des problèmes considérables s'ensuivront avec les jeunes. Leur niveau de chômage est absolument inadmissible, et nous en sommes entièrement responsables !
Il faut également appliquer aussi bien que possible le mécanisme de stabilité que nous avons créé lors de la crise, et bien comprendre que ce mécanisme est l'embryon du Trésor de la zone euro, que j'appelle personnellement de mes voeux, comme Pervenche Berès.
Appliquer la gouvernance actuelle, compléter l'Union bancaire et s'engager résolument avec le Brexit dans l'union des marchés des capitaux sont des opérations qu'il faut immédiatement réaliser. On n'a pas besoin de traités pour cela ni de changements monumentaux ou de nouveaux deals politiques.
À terme - je rejoins totalement Pervenche Berès - il faut renforcer l'exécutif et le législatif de l'Union économique et monétaire. Pour ce qui est de l'exécutif, je crois avoir été l'un des premiers à lancer l'idée d'un ministre des finances de la zone euro, en 2011, à Aix-la-Chapelle, à l'occasion du prix Charlemagne. Je considère que c'est plus nécessaire que jamais. Il faut probablement en faire un vice-président de la Commission. Il aurait à appliquer tout ce qui ne l'est pas convenablement, comme le pacte de stabilité et de croissance.
La gouvernance économique, budgétaire et financière de la zone euro demande à être appliquée par un homme ou une femme qui fasse la synthèse, et qui ne soit pas en même temps le ou la ministre des finances d'un pays particulier.
Il y a un mélange des genres inévitable. Il doit être entièrement responsable de la zone euro et non de l'Union européenne dans son ensemble. Il doit bien entendu représenter la zone euro dans les institutions internationales. Le moment venu, il devra être le ministre du budget de la zone euro, cela va de soi.
Si un pays ne veut pas appliquer la gouvernance économique, budgétaire et financière de la zone euro, je considère qu'on devra confier le dernier mot au Parlement européen, en liaison avec les parlements nationaux concernés. Si l'on avait à l'avenir des problèmes avec un pays comme la Grèce, on demanderait au Parlement européen d'arbitrer et de dire ce qu'il en est, de telle sorte que les élus au suffrage universel de la zone euro puissent dire le droit. Il s'agit d'appliquer une sorte de fédération politique à des cas exceptionnels. Le seul que je connaisse a été celui de l'ajustement grec et des épisodes que nous avons connus avec Syriza.
Nous n'avions aucun moyen de régler les problèmes. Deux légitimités démocratiques s'opposaient, celle des institutions européennes d'un côté et celle de Syriza de l'autre, fort de son élection.
Il faut que nous ayons un moyen de régler des problèmes de ce genre, ce qui devrait à mes yeux renforcer la légitimité démocratique de la gouvernance européenne, légitimée par l'élection au suffrage universel.
Je sais que ce n'est pas très populaire. Le Parlement européen n'est pas considéré comme ayant cette responsabilité. On peut imaginer d'autres formules, en associant des parlementaires européens et nationaux. Au stade de légitimité démocratique de l'Union économique et monétaire où nous en sommes, on peut y réfléchir.
Comme je l'ai dit, le Parlement européen pourrait assumer, le moment venu, la gestion budgétaire - mais cela suppose des décisions politiques très importantes. Je rejoins assez volontiers Pervenche Berès au sujet de la caractérisation des fonctions budgétaires que nous pourrions avoir. Il faut rester modeste : nous ne sommes pas aux États-Unis et n'aurons pas de budget général significatif. Il ne faut pas oublier non plus que les dépenses publiques représentent en France 57,6 % du PIB selon l'OCDE, contre 44,5 % du PIB en Allemagne, ce qui se reportera à l'identique, en France et en Allemagne, sur les impôts et contributions sociales diverses.
On ne va pas obliger ceux qui dépensent peu à accumuler des excédents budgétaires colossaux, et l'on ne peut obliger la France, du jour au lendemain, à passer de 57,5 % à 45,5 %.
On sait qu'il est possible de diminuer les dépenses publiques de dix points entiers. La Suède l'a fait, mais il y a peu d'exemples de ce type. Cela demande des efforts assez importants, qui ne peuvent être immédiats.
J'insiste sur ce point : certains peuvent avoir le sentiment qu'il est très simple de tout harmoniser, mais c'est bien plus compliqué. On ne peut - et on ne devrait pas - empêcher des pays membres de l'Union européenne d'avoir des sentiments différents sur l'arbitrage entre services publics et privés. Qu'il existe des différences rémanentes, cela me paraît être dans l'esprit même de l'Union européenne, mais ne considérons pas que ces problèmes sont simples à régler. Ils sont au contraire extraordinairement difficiles.
Cela étant, dans le cas de notre pays, le diagnostic est facile : il faut évidemment réduire la dépense publique et se donner les moyens, ce faisant, de respecter les règles de gouvernance que nous avons, tout en diminuant les impôts, si cela est possible, une fois qu'on a respecté les règles - j'insiste.
J'ai vécu moi-même une période très difficile, qui n'aurait pas existé si l'on avait fait respecter les règles par les pays qui ont eu des difficultés majeures.
Dans d'autres domaines, comme la sécurité interne et externe, le contrôle aux frontières, nous devons absolument avancer. Il y a là un assez large consensus pour le moment. Cela n'a pas grand sens de continuer à avoir une sécurité interne et externe et une défense uniquement nationale.
J'insiste sur ce point, car les avancées spectaculaires sur l'Union économique et monétaire restent difficiles. En revanche, il me semble qu'on peut faire progresser l'Europe dans des domaines incontestables, qui ne posent pas de problèmes tragiques sur le plan sociopolitique à la plupart de nos pays, pas même à l'Angleterre.
Les Anglais étaient en effet majoritairement pour une défense européenne unique dans les enquêtes d'opinion réalisées par la Commission via Eurobaromètre.
Le Brexit est pour moi un retour à la case départ. C'est un fait : l'Angleterre n'a jamais été profondément européenne. Elle l'a été lorsqu'elle a jugé que les avantages l'emportaient de loin sur les inconvénients. C'était à vrai dire le seul argument évoqué dans les débats au moment où l'Angleterre a rejoint l'Europe.
C'est à nouveau le seul argument qui a été réellement évoqué à l'occasion de ce qui vient de se passer. Il n'y avait pas d'arguments sur l'importance géostratégique de l'entreprise historique que les Européens avaient lancée avec le discours de Robert Schumann, inspirée par Jean Monnet ni de référence au fait que nous sommes en train de réaliser une transformation politico-structurelle en Europe sans aucun équivalent.
La seule mention qui ait été utilisée concernait le fait que les Britanniques avaient intérêt à rester plutôt qu'à partir. Le peuple britannique n'en a pas jugé ainsi - hélas pour eux au premier chef, et hélas pour nous ! On verra comment gérer tout cela.
Les antieuropéens y verront toujours le premier signe de la désagrégation de l'Europe. Faites un recensement des articles qui nous viennent du reste du monde, évidemment inspirés par ce biais défavorable à l'Europe : c'est ce que vous y trouverez. Il faut en être conscient et s'en défendre.
Il faut admettre que l'Angleterre vient de décider. C'est dommage, car il ne s'agit pas d'une bonne décision - c'est en tout cas ce que pensait le Premier ministre britannique qui a organisé le référendum et beaucoup de ceux qui se sont engagés dans ce combat - mais cela ne veut pas dire que c'est le premier acte du démantèlement de l'Europe. Il faut refuser ce paradigme qui est puissant. Je me trouve très souvent à l'étranger : je puis vous dire que ceci est considéré comme le premier signe de la déconstruction.
Nous savons que nous avons été au coeur de la construction, que l'Angleterre a hésité avant de nous rejoindre, et qu'elle n'a jamais vraiment agi avec grande allégresse. On se rappelle de la négociation entre Margaret Thatcher et François Mitterrand et de toutes les négociations successives qui ont eu lieu à l'époque. Nous étions en présence d'un pays qui n'adhérait pas profondément à l'ambition historique.
Je crois qu'il existe plus de raisons que jamais pour les Européens de s'unir sur le plan purement économique. Quand nous avons créé le marché commun, puis le marché unique, seuls les États-Unis d'Amérique étaient en quelque sorte notre modèle. Nous entendions profiter des mêmes économies d'échelle et d'une influence se rapprochant de celle des États-Unis. Or, il existe maintenant l'Inde, la Chine, le Brésil, le Mexique. Demain nous aurons les autres pays d'Asie. L'Indonésie est déjà un géant. Ce sont des marchés uniques à monnaie unique. Il n'y en a pas qu'un, mais deux, trois, quatre, cinq, six. Le rattrapage se fait à une allure vertigineuse. Démanteler l'Europe dans cet environnement n'a évidemment pas de sens. Il faut en être conscient.
Je suis de ce point de vue satisfait de voir que nos amis allemands considèrent que le marché unique représente quatre libertés, dont celle de circuler, et qu'ils s'y tiennent.
La Chancelière le dit, le SPD aussi, tout comme les entreprises allemandes. On a là un bloc qui entend préserver cette situation, à juste titre selon moi - et c'est la même chose en France. C'est très important, car la négociation va s'ouvrir et on sera toujours tenté par des concessions qui, sur le marché unique, n'ont pas lieu d'être.
Après l'explosion de l'Union soviétique, nous avons cru que nous étions dans un environnement pacifié et calme sur le plan géostratégique. Il y a beaucoup plus de menaces géostratégiques aujourd'hui qu'à ce moment-là, ne serait-ce que parce que la Russie elle-même est une puissance nucléaire qui entend s'affirmer avec beaucoup de force sur le plan stratégique.
Le Proche-Orient, l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne, tout notre environnement est devenu bien plus menaçant qu'autrefois. Le reste du monde, en Asie, est bien plus mobile qu'auparavant. Ce qui s'est passé dernièrement aux Philippines est d'une importance extrême sur le plan stratégique.
Le retrait des États-Unis d'Amérique en tant que garants de la Pax Americana dans le monde va se poursuivre. Nous sommes en présence d'une phase historique, pour des raisons parfaitement compréhensibles, qui va probablement s'accompagner d'une bien plus grande mobilité géostratégique de certaines des parties du monde. C'est une raison supplémentaire pour que l'Europe poursuive son chemin sur le plan de l'union et de l'unité renforcée, même si ce n'est pas facile.
Mme Fabienne Keller. - Merci pour cette présentation et votre engagement. J'ai eu le sentiment que tous deux étiez favorables à un Parlement de la zone euro et à un budget de la zone euro, ainsi qu'à un ministre des finances de la zone euro. Je vous propose donc d'essayer d'aller plus loin.
S'agissant du Parlement de la zone euro, monsieur le président, n'est-ce pas le moment de faire la liaison avec les parlements nationaux par l'intermédiaire de délégations, en y associant peut-être des délégations du Parlement européen - commission des finances ou commission économique -de manière à faire la liaison de fait dans les modes de délibération ? Quel pourra être le statut de cette structure ?
Le lieu d'accueil existe déjà, loin des technostructures bruxelloises : il est à Strasbourg ! Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Cela fait un moment qu'on en parle. Il est à présent intéressant de « mettre les mains dans le cambouis ». La présidente Michèle André a rappelé nos rencontres interparlementaires dans le cadre de l'article 13, à l'issue desquelles on n'arrive même pas à adopter des résolutions communes, le Parlement européen estimant que ce n'est pas aux parlements nationaux de fixer les règles, que la Commission exerce aussi sa vigilance. Cela pourrait pourtant constituer un levier important.
On a peu parlé des budgets de la zone euro, mais ils font l'objet de votre rapport, madame Berès. Pouvez-vous nous indiquer quelques pistes ? Comment faire ?
Vous avez par ailleurs évoqué l'harmonisation fiscale et les minima sociaux. Le travail du Parlement de la zone euro pourrait-il porter sur ces sujets ? S'agissant de l'harmonisation sociale, est-on dans la dimension économique ou bien au-delà - même si on a tous conscience que la concurrence à l'intérieur de l'Europe entre États membres s'appuie aussi sur les écarts de protection sociale ?
Enfin, un cri du coeur : oui, c'est une incroyable inversion de l'histoire ! Après une décennie d'élargissements, on assiste pour la première fois à une inversion de cette dynamique. C'est un grand pays qui sort : vous avez raison de rappeler que, du point de vue du reste du monde, il s'agit d'un événement redoutable.
Notre charge pour prouver que cet ensemble peut néanmoins continuer à progresser et même se construire un nouveau destin en s'appuyant sur de nouvelles bases est immense !
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je ne peux que souscrire au voeu de Fabienne Keller de voir le Parlement de la zone euro s'établir à Strasbourg, souhait que la commission des affaires européennes du Sénat exprime depuis déjà deux ans maintenant lorsqu'elle se rend là-bas !
M. Richard Yung. - M. Trichet a beaucoup insisté sur le non-respect du pacte de stabilité. Sa dénomination complète est « pacte de stabilité et de croissance ». Un certain nombre de personnes - dont je fais partie - estiment que si l'accent a été mis sur la stabilité il l'a été assez peu sur la croissance, contrairement à la politique américaine, à partir de 2008.
Ceci n'exempte pas les États de réaliser des efforts. La France a essayé d'en faire. Peut-être était-ce insuffisant, mais elle en a fait et devra continuer.
Comment la convergence des politiques économiques entre les deux grands partenaires que sont l'Allemagne et la France peut-elle se faire ? Tout le monde se réfère à l'amitié franco-allemande - et nous sommes les premiers à y croire - mais la convergence a du mal à se mettre en place. Que doit-on faire de ce point de vue, et où en est le débat ?
La France entre dans une période électorale où tout peut arriver, on le sait bien. Les promesses vont voler. Les Allemands ont fait des efforts en matière salariale, et l'écart a relativement diminué, puisque nous sommes maintenant à parité, à peu de chose près, si je m'en réfère aux chiffres que j'ai lus.
Il en va de même en termes d'investissements publics et de dépenses.
Comment faire pour que les excédents allemands ne demeurent pas ce qu'ils sont ? Il est difficile de dire à un pays qu'il gagne trop d'argent et qu'il est trop vertueux. Faut-il qu'ils augmentent les importations françaises ou y a-t-il d'autres solutions ?
Par ailleurs, le mécanisme de stabilité européen constitue un outil extraordinaire. On parle de 700 milliards d'euros. En réalité, seuls 60 milliards d'euros ou 70 milliards d'euros ont été employés à ce jour. On a là un outil formidable, mais peu utilisé. Que peut-on imaginer pour que le mécanisme de stabilité européen constitue un outil essentiel dans la politique budgétaire de l'Union européenne ?
Enfin, le budget de la zone euro, que plusieurs d'entre vous ont appelé de leurs voeux, fait-il partie du budget de l'Union européenne ? Est-il géré comme une partie de celui-ci ou est-il à part et géré par un ministre et une partie du Parlement spécifique à la zone euro ? Auprès de qui ce ministre des finances si puissant prendra-t-il ses ordres ?
Mme Éliane Giraud. - Merci pour la qualité et l'intérêt de vos présentations. Je crois qu'il faut recréer une envie d'Europe, celle-ci ayant tendance à disparaître. Or, on ne pourra le faire si on n'a pas des propositions qui dépassent les simples réalités économiques chiffrées sur la stabilité.
On doit pour ce faire se fixer des caps en matière de politique industrielle, concrète, comme par exemple dans le domaine des semi-conducteurs.
On ne peut pas non plus exonérer les Anglais du choix qu'ils ont fait, d'autant que tout ceci s'est fait dans une impréparation assez impressionnante et étonnante. Ils sont certes dans les difficultés mais représentent aussi un cheval de Troie dans lequel d'autres peuvent s'engouffrer pour venir perturber l'Europe.
Je suis profondément européenne et je pense que l'Europe est une source de stabilité, mais cette idée est aujourd'hui de plus en plus contestée.
Les agriculteurs aimeraient une certaine stabilisation de la politique européenne. Or, l'agriculture est un des domaines qui va être le plus touché par la décision anglaise.
Il faut élaborer une stratégie pour résister au vent du désespoir.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci pour vos exposés. J'ai été frappée par le pessimisme de M. Trichet au sujet de la comparaison qu'il a établie entre la situation d'avant la crise et l'absence de lucidité que l'on retrouve aujourd'hui : mêmes causes, mêmes effets !
Mme Giraud parle d'envie d'Europe. Pour susciter cette envie, il faut que l'Europe soit attractive. Or, ce n'est pas le cas. Elle ne le redeviendra que si nous arrivons à réduire les questions économiques, les questions de déficit public. Vous l'avez dit, c'est de la responsabilité des États. Vous avez souligné les efforts de l'Allemagne, qui a réussi à réduire ses déficits de 10 %, tout comme la Suède.
Qu'attendons-nous ? Comme pouvons-nous faire ? Il faut bien évidemment que nos États réduisent leur déficit public, mais l'Union européenne doit également faire preuve d'exemplarité dans ses structures.
Je connais bien la Grande-Bretagne, où je vis depuis très longtemps. Si les Britanniques ont voté en faveur du Brexit, c'est que l'impact de la presse au sujet d'épiphénomènes, comme les salaires des hauts fonctionnaires européens, etc., a été très négatif.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - On pourrait dire que votre approche de l'Union économique et monétaire repose davantage sur l'approfondissement que sur l'élargissement.
Il s'agit là d'une vision qui n'est guère à la mode, des dirigeants comme Trump ou Poutine prônant pour leur part le bilatéralisme et choisissant des partenaires qui vont dans le sens de leurs intérêts.
Les chances d'avancer ensemble n'existant que si l'on partage la même vision et la même éthique, ne faudrait-il pas harmoniser les politiques franco-allemandes ? En est-on capable ?
M. Jean-Claude Trichet. - J'ai toujours pensé que le Parlement européen devait acquérir davantage de responsabilités pour être plus respecté. Les parlements nationaux ont tendance à considérer le Parlement européen comme lointain et peu important. Je crois que c'est une erreur.
Le Parlement européen ne gagnera que si ses pouvoirs et son influence augmentent. Ce que je propose est relativement ténu, puisque cela ne s'applique qu'en cas de conflit exceptionnel.
En ce qui concerne l'inversion de la dynamique, la Grande-Bretagne a toujours affirmé être le leader en matière d'opt-out. Or, des pays comme la Suède ou autres n'ont aucun opt-out. La Grande-Bretagne est en fait très isolée dans ce domaine.
Je n'oublie pas que le pacte de stabilité comporte également une partie liée à la croissance, mais allez donc le dire à ceux qui, respectant le pacte et pratiquant la modération des coûts dans leurs économies, qui sont arrivés au plein-emploi et à plus de croissance que nous !
Nous avons une difficulté énorme à comprendre que la clé de tout repose sur l'emploi alors que, paradoxalement, la période de désinflation compétitive a duré dix-sept ans en France et a permis de gagner en compétitivité et de lutter contre le chômage.
Nous avons abandonné cette doctrine après être passés à l'euro en pensant que tout allait fonctionner. Nous avions alors, en 1999-2000, un excédent de balance des paiements courants par rapport aux Allemands, qui étaient en déficit. Leur taux de chômage était énorme par rapport au nôtre. Les dérivés étaient meilleurs pour nous que pour les Allemands sur le plan du commerce extérieur et du chômage.
Depuis, les Allemands ont arbitré contre le chômage, contrairement à nous, qui avons décidé - et c'est la démocratie - qu'il était plus important d'augmenter nos salaires et nos coûts. Les Allemands ont fait un autre arbitrage. Ceci a aujourd'hui une incidence culturelle considérable.
M. Yung a évoqué la convergence des politiques entre Français et Allemands. Je crois que le mécanisme de surveillance des grands déséquilibres macroéconomiques doit nous permettre de la renforcer dans le cadre de la gouvernance actuelle.
Vous rejoignez le Premier ministre Raffarin sur la question de savoir ce que Français et Allemands pourraient faire pour donner le sentiment qu'ils prennent les choses en main. Le couple franco-allemand demeure décisif en Europe. Il ne comporte pas de substitut, quoi qu'on fasse. Tous les progrès que nous avons accomplis dans le passé ont été profondément souhaités par les opinions publiques et les exécutifs français et allemands.
On pourrait imaginer des avancées symboliques très puissantes dans le domaine de la sécurité, de la défense, du contrôle des frontières, etc. en cas de volonté forte.
Dans le domaine des politiques économiques, on peut avoir des mesures symboliques, mais le problème principal vient de notre propre gestion interne. Elles donneraient des marges de manoeuvre et nous permettraient d'être plus alertes dans la convergence franco-allemande, mais notre déficit de la balance des paiements courants demeure substantiel, en dépit du relativement faible coût de l'énergie. Nous devons être à - 1,5 %, voire - 2 % alors que les Allemands sont à 8,5 %. Il existe donc une différence colossale entre nous de ce point de vue.
On ne peut se reposer entièrement sur les Allemands - même s'ils voient en ce moment diminuer leurs comptes externes. Cela passe essentiellement par des augmentations de coût légitimes compte tenu de la surcompétitivité, et notamment par des augmentations des traitements et des salaires.
Nous devons convaincre que, pour endiguer le chômage, il ne faut surtout pas s'engager dans la voie de l'augmentation des coûts. Je sais que ce n'est guère facile à dire pour les hommes politiques, mais il faut bien reconnaître que la modération des coûts est essentielle si l'on veut y parvenir.
Pour les Allemands, qui sont au plein-emploi, c'est tout à fait différent. Quand ils augmentent leurs salaires, les Français demandent immédiate la parité, alors que celle-ci n'existe absolument pas concernant le chômage - et c'est un problème absolument majeur.
Quant au mécanisme de stabilité, il s'agit essentiellement d'un mécanisme de dissuasion. Si on avait disposé de mille milliards d'euros au moment où nous avons eu nos problèmes, peut-être aurait-on réussi à bloquer la Grèce et qu'on n'aurait pas eu d'autres problèmes. On serait alors apparu comme crédible, comme les Américains.
Spéculer contre l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et même l'Italie serait peut-être apparu comme peu raisonnable aux yeux des investisseurs et des épargnants.
Auprès de qui le ministre des finances de la zone euro prend-il ses ordres ? Il les prend bien entendu auprès de l'Eurogroupe, le cas échéant de la réunion des chefs d'État et de gouvernement si les ministres des finances ont eux-mêmes une difficulté majeure, tout cela dans le cadre des relations avec le Parlement européen.
Il a avec lui des collaborateurs éminents et la partie de la Commission s'occupant particulièrement de la zone euro. Tout cela lui permet d'avoir son propre brain trust. Il présente ses solutions à ses mandants, qui sont les ministres des finances de la zone euro et éventuellement aux chefs d'État et de gouvernement, et les exécute en ayant en tête l'intérêt supérieur de la zone euro - et c'est essentiel.
Beaucoup de mesures importantes ne font probablement pas l'objet d'une communication suffisante. Le plan Juncker est un plan qui va pourtant dans la bonne direction, alors que l'opération est relativement ambitieuse.
Je rejoins volontiers Mme Garriaud-Maylam : on a eu tort de laisser l'Angleterre s'attaquer en permanence à l'Europe. Beaucoup d'arguments permettaient de réfuter tout cela. On n'y a pas prêté assez d'attention. À vrai dire, le gouvernement anglais lui-même n'a pas prêté attention aux effets pervers de toute cette communication, lui-même y ayant participé.
Si la France pouvait parvenir à éliminer le chômage de masse, on ne mettrait plus tout sur le compte de l'Europe. Il est injuste de rendre l'Europe responsable d'un arbitrage que nous avons réalisé en faveur de ceux qui disposaient d'un emploi contre ceux qui n'en avaient pas.
Le paradoxe allemand vient du fait qu'ils ont arbitré pour ceux qui n'avaient pas d'emploi contre ceux qui en avaient un, mais tout le monde est content, car même si les rémunérations ont été substantiellement inférieures depuis le début de l'euro, ils ont accumulé de la compétitivité-coût supplémentaire.
La plupart des Allemands sont satisfaits parce qu'il n'existe pas de chômage de masse et qu'ils n'ont pas le souci de voir leurs enfants privés de travail. Nous ne nous rendons pas compte à quel point ce chômage de masse - et surtout celui des jeunes - pollue notre compréhension de ce qui se passe en Europe.
J'ai répondu en partie à votre question, monsieur le président, à propos de la relation franco-allemande. Elle reste une relation clé. Croire qu'on peut avoir un système triangulaire, comme Tony Blair ou d'autres le pensaient pour leur pays, ne me paraît pas correspondre à ce qu'est réellement l'Europe d'aujourd'hui. On a absolument besoin d'un accord franco-allemand. Quelles que soient les dimensions ou les directions choisies, il a de bonnes chances de l'emporter, à partir du moment où il apparaîtra comme étant au service de la construction européenne. Durant la crise, nous avons connu deux nouveaux traités qui apparaissaient alors ex ante comme impossibles.
Bien entendu, il s'agit d'accords intergouvernementaux, mais ils prouvent que l'on peut avancer sur une base assez large, à vingt-six ou vingt-cinq. Il ne faut surtout pas se priver de réfléchir à l'avenir au motif qu'on ne disposera pas d'un consensus politique pour signer un nouveau traité. Je crois que c'est complètement erroné.
Mme Pervenche Berès. - Madame Keller, je ne vais sans doute pas vous surprendre, car mes positions sont bien connues : je ne suis pas favorable à un mélange de la carpe et du lapin.
Ce pays a beaucoup contribué à la création de la conférence de l'article 13. C'est un instrument et un forum utile mais, en tant que parlementaire, j'estime que la participation à des forums provoque de la frustration.
En termes de pouvoir délibératif, je ne connais pas de régime parlementaire ou démocratique où l'on mélange, dans une assemblée délibérante, avec des pouvoirs législatifs, des structures totalement différentes. Ce n'est pas pour rien que le bicaméralisme existe. D'une certaine façon, à l'échelle européenne, nous devons réfléchir de la même manière lorsqu'il s'agit du contrôle parlementaire lui-même. Il y a des choses qui doivent être contrôlées au niveau européen, d'autres au niveau national. Je ne démords pas de cette approche.
En revanche, l'évolution de la gouvernance économique que je propose, notamment avec la mise en place d'un code de convergence, doit réarmer les parlements nationaux dans la gouvernance économique de chaque État membre, même dans la façon dont les ministres des finances interviennent dans le débat européen.
On a connu des délégations de parlements nationaux qui, avec un pouvoir délibératif, s'occupaient de la scène européenne : c'était avant l'élection au suffrage universel du Parlement européen. Lorsqu'il y a eu une montée en puissance de la délibération européenne, on s'est rendu compte qu'on ne pouvait demander à des parlementaires nationaux de remplir les deux tâches.
Je crois en revanche qu'il faut un espace de débat - et c'est ce que j'avais commencé à mettre en oeuvre dès 2004 lorsque j'ai pris la responsabilité de présider la commission économique et monétaire du Parlement européen. J'avais initié, en février, avant le débat sur les grandes orientations politiques économiques, un échange pour que parlementaires nationaux et européens principalement concernés par ces questions aient une analyse de la situation et regardent où aller.
Toutefois, pour ce qui est d'exercer le contrôle réel, de légiférer, je ne sais comment mélanger les deux légitimités. Nous l'avons fait pour les conventions. J'ai eu le privilège d'appartenir aux deux conventions européennes qui ont existé, l'une sur la rédaction de la charte, l'autre sur un projet de Constitution.
Nous étions là dans une équation très particulière, avec un objet particulier, mais non dans l'ordre démocratique quotidien. Pour moi, ce mix est une fausse piste.
En revanche, je suis d'accord avec vous : si nous parvenons, à l'occasion du Brexit, à savoir qui est in et qui out par rapport à la zone euro, le Parlement européen deviendra le Parlement de la zone euro. Un budget de la zone euro légitimerait totalement le fait que seuls ses membres aient vocation à se prononcer, contrôler, et voter ce budget.
À l'inverse, sur le plan des parlements nationaux, je crois qu'il faut développer l'appropriation de l'agenda, du cadre, etc. Le code de convergence devrait y contribuer.
Vouloir faire de la conférence de l'article 13 un organe de délibérations constitue une fausse piste. C'est un forum de rencontres parlementaires.
Lorsque j'étais membre de la seconde convention, j'étais d'accord avec le président Giscard d'Estaing pour un congrès, mais celui qu'il proposait n'était pas un organe délibératif. Il se réunissait trois ou quatre fois par an, avec un débat d'orientation générale. Ce n'est pas là qu'on aurait voté le budget de la zone euro.
Comment organise-t-on le budget de la zone euro lui-même ? On a devant soi une feuille quasiment blanche. Cela dépend des conclusions qu'on tirera du départ de Britanniques et de la refondation de l'Union européenne.
Si demain les pays membres de la zone euro sont membres de l'Union européenne et que tous ceux qui ne le sont pas ont un calendrier - ce que nous n'avons jamais défini - pour rejoindre la zone euro, les choses finiront par fusionner.
En attendant, je crois que les outils relatifs au budget de la zone euro peuvent évoluer. Le rapport Delors disait que les fonds structurels avaient vocation à évoluer avec le passage à l'euro. C'est une réforme qui n'a jamais été menée, pour des raisons d'ambiguïté du périmètre au moment où nous avons créé l'euro, mais si nous avons de tels problèmes de divergence aujourd'hui, c'est aussi peut-être que nous n'avons pas réadapté ces fonds structurels aux dynamiques divergentes créées par l'euro. Il y a peut-être là quelque chose à étudier, non dans une logique de sanction, mais dans une logique d'incitation et d'accompagnement.
La seconde source de financement peut provenir du Mécanisme européen de stabilité. J'ai eu l'impression que le président Trichet, dans son propos liminaire, l'évoquait comme un embryon du Trésor, le considérant ensuite comme un outil de dissuasion par rapport à un choc conjoncturel.
Je préfère la première solution. En effet, si on le considère comme un embryon de budget pour le choc asymétrique, cela signifie que l'on conserve au Mécanisme européen de stabilité sa fonction actuelle, qui est de répondre aux chocs asymétriques, et de disposer du matelas pour développer des véritables outils de construction qui manquent à l'échelle de la zone euro, que sont les stabilisateurs automatiques. Ils existent dans chacun de nos États membres et sont aujourd'hui en partie neutralisés par le pacte de stabilité, sans qu'on ait, à l'échelle de la zone, reconstruit des outils équivalents. C'est la raison du débat très important sur l'idée d'une indemnité chômage minimum. Je suis à peu près convaincue que si l'euro doit survivre, nous finirons par y parvenir - même si le chemin est encore long.
Je veux revenir aux propos de Richard Yung sur la question du respect du pacte de stabilité et de croissance. Nous savons dans quelles conditions le second terme a été ajouté. Jean-Claude Juncker dit que c'est lui qui l'a inventé. Je crois que Lionel Jospin en revendique aussi la paternité - mais ce n'est pas ce qui nous intéresse aujourd'hui.
En réalité tout ceci constituait un jeu de mots qui ne s'est pas traduit par un objectif de croissance pour la zone euro. Nous n'avions pas mis en place d'outils d'analyse de ce qu'est une position agrégée de la zone euro. On a seulement ouvert le débat avec la communication, en fin d'année dernière, de la Commission à ce sujet. On commence à se poser la question du niveau d'investissement à l'échelle de la zone.
Dans ce débat, un pays comme l'Allemagne s'interroge. La situation telle qu'elle est aujourd'hui n'est pas soutenable.
Nulle part on ne pose la question du niveau d'investissement, indépendant de la capacité des États membres de financer leur stratégie au regard du respect des règles du pacte. Tout le monde a fini par admettre qu'il existait un problème d'investissement au niveau de la zone - et même de l'Union européenne dans son ensemble, ce qui a conduit au plan Juncker. Ce plan Juncker, il n'est pas là pour rien. Il dit quelque chose sur notre absence de lisibilité, dans une stratégie agrégée qui est indispensable.
Je veux revenir sur la question de l'Allemagne évoquée par le président Trichet. La réforme de compétitivité-coût de l'Allemagne a commencé sous la responsabilité de Gerhard Schröder, mais le principal moteur a été la réunification. Il se trouve que cela a coïncidé avec le passage à l'euro, nous-même ayant lié les deux.
Je le rappelle pour revenir à la vertu de la réforme. Le président Hollande avait expliqué, au début de son mandat, que nous menions la réforme parce que c'était notre intérêt et non parce que Bruxelles nous le demandait. C'est ce que l'on doit retrouver : un pays se réforme non parce qu'il y est contraint, mais parce qu'il y croit. M. Raffarin approuve, et je m'en réjouis !
On peut battre sa coulpe et dire qu'on a été très mauvais et que l'Allemagne a été exemplaire, mais l'Allemagne avait d'autres raisons d'accepter la réforme, et il est vrai que cela l'a mise en situation de gagner des parts de compétitivité, alors que chez nous, le Gouvernement d'alors a dissous l'Assemblée nationale, pensant ne pas parvenir à remplir les conditions pour passer à l'euro. Je suis d'accord sur le fait que le relâchement est intervenu après.
La question du retour des marges de compétitivité de la France est quasiment un sujet de consensus dans notre pays.
S'agissant de l'envie d'Europe, l'Europe va mal parce que ses États vont mal, et réciproquement. Cela renvoie à ce que disait Jean-Claude Trichet sur les autres marchés intérieurs dotés d'une monnaie unique.
Avec la crise, l'Europe a appris qu'elle n'était plus le centre du monde. Cela déstabilise tous ceux qui ont cru aux grandes vertus du libéralisme, comme les Britanniques, mais cela a aussi déstabilisé ceux qui étaient dans l'entre-deux en matière de construction européenne.
Je ne sais s'il faut arbitrer entre bilatéralisme et multilatéralisme, mais je suis sûre qu'on ne peut arbitrer entre le retour de la confiance nationale et le retour de la confiance européenne. Les deux vont de pair. C'est cet optimisme et cette confiance que nous devons retrouver sur les deux terrains.
Par ailleurs, je partage l'idée selon laquelle la question de la défense devient centrale. C'est une des clés d'un dialogue bien structuré avec l'Allemagne qui, à plusieurs reprises, a reconnu qu'il fallait saluer la contribution française - même si ce débat ne fait toujours pas consensus en Allemagne.
Pour le SPD, la question du financement de la défense reste un tabou. Si des conclusions en ce sens ont pu être émises lors du dernier Conseil européen, c'est parce que Mme Merkel a forcé la main à sa grande coalition. C'est un sujet qui reste donc ouvert.
Je n'accepte pas que nous nous en réjouissions pour passer sous silence le thème principal de notre rencontre, car c'est trop dangereux. L'Union économique et monétaire n'est pas soutenable dans l'état où elle est. Jouer l'avenir européen à partir de la question de la défense, en espérant ne pas avoir besoin de s'occuper de ce qui dérange serait faire fausse route. Pour Mme Merkel, c'est un risque de division de l'Europe à vingt-sept. Nous pouvons ainsi mourir « par la racine », cette racine qui, pour moi, est l'euro.
Chacun prêche pour sa paroisse, mais j'en ai l'intime conviction. Le départ des Britanniques est catastrophique, mais cela ne détruira pas le marché intérieur. Le jour où il n'y aura plus d'euro, il n'y aura plus de marché intérieur.
Un mot sur les Britanniques. Je vous invite tous à corriger un travers français qui consiste à parler de l'Angleterre ou des Anglais : il s'agit de Britanniques. C'est une question d'actualité, compte des éléments du débat sur le Brexit.
Je partage l'idée qu'ils n'ont jamais vraiment été dans l'Europe. Écoutez David Cameron : il ne parle jamais de l'Union européenne, mais toujours du « marché intérieur ».
Mme Giraud a dit qu'on n'allait pas exonérer les Britanniques. Je suis entièrement d'accord. Je plaide coupable : nous voulons tellement que les Britanniques restent que nous étions prêts à tout leur donner. Nous n'avons cessé d'aller vers cet accord, que j'ai beaucoup critiqué. S'agissant de la question de la zone euro, on leur donnait un droit de regard sur notre avenir, ce qui est hallucinant. C'est pourquoi je considère que ce texte est mort et enterré. Nous n'avons même pas demandé à M. Cameron ce qu'il ferait si le oui l'emportait !
On est donc totalement dépourvu, et on attend que Mme May décide de fendre l'armure et d'abandonner les quatre libertés du marché intérieur, au risque de frapper les intérêts de la City. Il est très important que, du côté allemand ou du côté français, on réaffirme la question non seulement des quatre libertés, mais aussi - et c'est très important pour les intérêts de la place de Londres - la compétence de la Cour de justice. Cela va de pair. Il n'y a pas de garant des quatre libertés sans compétences de la Cour de justice.
Je conclus au sujet de la question multilatérale. Au Parlement européen, dans la délégation française, beaucoup pensent qu'il faut créer un rapport de force avec l'Allemagne afin qu'elle entende ce qu'elle doit entendre. Cependant, il faut convaincre l'Allemagne de bouger avec nous. On peut créer tous les rapports de force, il ne faut pas perdre de vue l'idée qu'on ne peut faire bouger les choses qu'à deux.
Nous ne sommes plus dans l'Europe des six. Il faut emmener derrière nous bien plus de pays que la France et l'Allemagne, mais il faut évidemment être crédible par rapport à l'Allemagne. Je partage avec le président Trichet l'idée que nous commettrions une erreur en nous interdisant de penser à un nouveau traité. Après tout, le traité de Lisbonne a bien été réformé, alors qu'on avait dit qu'il était irréformable pour les dix ans à venir.
Une révision des traités interviendra de toute façon à l'occasion de la conclusion de la négociation sur le Brexit, qui nous oblige à poser la question de l'Union économique et monétaire en parallèle. Ne laissons pas croire qu'on peut s'occuper du Brexit et s'occuper ensuite de l'Union économique et monétaire. Cela présente un risque.
La tâche est immense, et toutes les expertises vont être mobilisées par la question de la négociation de l'article 50, puis de la future relation avec le Royaume-Uni, mais la soutenabilité de la zone euro en sera très fragilisée. Or, c'est notre principal bien commun, et je suggère que l'on n'attende pas pour s'en occuper.
M. Jean-Claude Trichet. - Je ne suis pas partisan d'obliger l'ensemble des pays qui ne font pas partie de la zone euro à choisir. Les obliger à choisir serait faire le jeu des Britanniques ou de ceux qui, à l'étranger, disent que c'est le début du démantèlement. J'aurais donc tendance à dire qu'ils sont bienvenus dans notre maison commune, et qu'ils nous rejoindront le moment venu. Certains ont encore des efforts à faire. D'autres méditent encore. Ils sont sous l'influence de tous ceux qui, aux États-Unis et à Londres, leur disent que cela ne peut bien fonctionner. C'est pourquoi je rejoins Pervenche Berès au sujet du renforcement de l'Union économique et monétaire.
Je suis d'accord avec le fait de dire que le Trésor est le Trésor, et que le Budget est le Budget, mais je maintiens qu'il vaut mieux avoir une dissuasion parfaitement visible, connue de New York et de Londres.
Mme Pervenche Berès. - Êtes-vous d'accord pour qu'on ait un stabilisateur automatique ?
M. Jean-Claude Trichet. - Je suis d'accord pour que l'on ait le meilleur stabilisateur automatique possible, mais s'il est appelé à être réellement dépensé et non uniquement consacré à la dissuasion. Je vous rejoins en effet sur ce plan.
Enfin, la France et l'Allemagne sont très complémentaires, mais aussi très différentes. En Allemagne, il n'est pas nécessaire d'avoir un mot d'ordre venant d'en haut imposant la modération des coûts. Tout le monde le comprend, dans toutes les entreprises. La culture dominante est celle des entreprises exportatrices. Être compétitif signifie voir son travail maintenu et en avoir un pour ses enfants. Cela ne se discute pas.
Chez nous, la culture dominante n'est pas celle des entreprises exportatrices, mais celle d'entreprises non exportatrices de grande utilité du secteur public - EDF, Gaz de France, etc. Chez nous, il faut que cela vienne d'en haut. C'est pour cela que la désinflation compétitive a fonctionné. Si on laisse le pays sans mot d'ordre concernant sa compétitivité, la culture dominante fera qu'on arbitrera probablement plus souvent en faveur de ceux qui ont un travail qu'en faveur de ceux qui n'en ont pas.
Il est très difficile d'expliquer à ceux qui ne sont pas dans la compétition internationale que des augmentations substantielles sont très mauvaises, car elles condamneront à terme ceux qui n'ont pas de travail.
Tout le monde est sincère, en France comme en Allemagne. Le problème vient de la culture dominante. C'est pourquoi, en France, il faut que les gouvernants soient conscients du fait qu'il leur faut aller un peu à l'encontre de la culture dominante tant qu'on n'est pas parvenu au plein-emploi.
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - La commission des finances est intéressée par la capacité budgétaire de la zone euro. Nous l'avions déjà évoquée. C'est ambitieux. J'aurais aimé connaître les étapes intermédiaires - mais on n'en a pas le temps. Parle-t-on d'une visée longue, à dix ou quinze ans ?
Je voudrais faire une suggestion sur la manière d'organiser les travaux autour de l'article 13. Pervenche Berès évoque un forum : nous sommes revenus très frustrés de Bratislava. On ne peut assister à des séries de conférences d'universitaires venus prêcher la bonne parole sans laisser le temps à l'échange entre parlementaires européens et nationaux.
Je l'ai suggéré à la présidence maltaise, avec ma collègue députée Danielle Auroi. Nous avons besoin de véritables échanges. Si le Parlement européen voulait aller dans ce sens, nous gagnerons à ne faire qu'une conférence de lancement et deux heures de débat. La dernière fois, la délégation allemande était pratiquement absente et n'a pas pris la parole.
Nous n'avons que cet outil en commun. Il ne règle pas tout, mais il s'agit d'un espace utile. S'il conserve cette forme, les présidents des commissions des finances du Parlement français ne se dérangeront plus. On enverra un collègue. C'est peut-être le moment de faire vivre réellement cet échange.
S'agissant des travailleurs détachés, si nous avions eu du temps, nous aurions eu avec les délégations un débat fort utile. Pervenche Berès pourrait se charger d'une mise en place plus pragmatique et opérationnelle. Ce serait une bonne chose.
Mme Pervenche Berès. - Je suis d'accord. Le seul problème vient du fait que les présidences veulent rendre cet événement attractif et y convient de grands noms, alors que ce doit être un temps de délibérations entre parlementaires.
Quand le vrai débat arrive à se nouer, ce qui est parfois le cas, c'est formidable. Chacun en ressort renforcé. J'ai souvenir d'un des premiers exercices de ce type que j'avais organisé, où votre homologue était Didier Migaud. C'était en 2004 ou 2005. Le président Trichet était là. On avait parlé des questions de supervision des marchés financiers, alors que le sujet était à peine évoqué dans les parlements nationaux. On avait pu mener un débat mutuellement enrichissant.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je pense m'exprimer au nom de chacune et de chacun d'entre vous pour dire que nous sommes particulièrement satisfaits de l'éclairage que chacun de vous nous a apporté.
Vous avez, au travers de vos analyses, fournit une base au corpus de propositions que nous produirons pour le soixantième anniversaire du traité de Rome, que nous essaierons de partager avec un certain nombre d'autres parlements.
Je retiens quatre ou cinq points parmi vos nombreuses suggestions.
Il est vrai que l'Union européenne va mal, tout simplement parce que les États membres vont mal. Elle n'a pas été spécialement construite pour supporter un certain nombre d'événements qui sont survenus ces derniers temps.
Pour reprendre les propos de Jean-Claude Trichet, il faut prendre de plus en plus garde au différentiel entre les investissements publics et privés des deux côtés du Rhin et aux dépenses publiques, au moment où les taux d'intérêt commencent à remonter. Cela va devenir, pour la France, pratiquement insoutenable.
La réforme est donc indispensable, pour reprendre les propos de Pervenche Berès, dont on connaît l'honnêteté intellectuelle et la compétence.
Je souhaite rester raisonnablement optimiste. Deux points ont été soulignés par Jean-Claude Trichet avec, en premier lieu, la notion de culture dominante qui, au fil du temps, crée une ambiance. L'ambiance en France est totalement différente de celle qui existe en Allemagne. Il va falloir du temps pour l'inverser dans notre pays - et cela conditionne des générations.
Vous avez par ailleurs fait référence au Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS). Je fus parmi ceux qui se montrèrent plutôt attentistes en la matière. J'avoue que cela fonctionne, et même bien, surtout en France. On a connu le FEIS de première génération. J'en appelle à une deuxième ou à une troisième génération. L'argent privé existe, et il existe de moins en moins d'argent public.
Il faut qu'on ait le réflexe de ne pas solliciter l'argent public. Si l'on peut favoriser l'imbrication entre les fonds structurels et le FEIS, de façon à moins endetter les collectivités locales, je pense qu'on ne sera pas loin d'avoir trouvé la bonne formule.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Merci à tous.
La réunion est close à 16 heures 40.