- Mercredi 30 mars 2016
- Audition de M. Amine Nejdi, vice-président du Rassemblement des Musulmans de France
- Audition de M. Chems-Eddine Hafiz, représentant de la Grande Mosquée de Paris
- Audition de M. Ahmet Ogras, président du Comité de coordination des Musulmans turcs de France
- Audition de M. Amar Lasfar, président de l'Union des organisations islamiques de France
- Jeudi 31 mars 2016
Mercredi 30 mars 2016
- Présidence de Mme Corinne Féret, présidente -La réunion est ouverte à 14 heures
Audition de M. Amine Nejdi, vice-président du Rassemblement des Musulmans de France
Mme Corinne Féret, présidente. - Mes chers collègues, nous entendons cet après-midi quatre grandes organisations représentatives des principaux courants du culte musulman en France. Il s'agit d'auditions à la fois importantes et complexes, car à ce stade des travaux de cette mission d'information, nous avons besoin d'une perception plus fine des multiples sensibilités qui forment l'Islam en France : quels sont leurs points communs mais aussi leurs différences, et peut-on imaginer qu'elles s'expriment d'une seule voix ? Nous devons aussi mieux cerner le fonctionnement des instances représentatives du culte, les modes de financement des lieux de culte, l'organisation du circuit de la viande halal, la formation des imams, etc.
Le Rassemblement des Musulmans de France a été créé en 2006, et s'est donné pour mission de « contribuer à l'émergence d'un Islam modéré, tolérant et respectueux des lois de la République, un Islam du juste milieu ». Votre association est connue pour ses liens avec le Royaume du Maroc. Je vous propose de nous faire part, durant environ 15 minutes, de votre sentiment général sur la place, l'organisation et le financement du culte musulman dans notre pays. En outre, à une période où la représentativité du CFCM semble susciter des interrogations chez beaucoup de musulmans, nous aimerions savoir comment votre organisation se positionne vis-à-vis des autres grandes institutions représentatives de l'Islam en France.
M. Amine Nejdi, vice-président du Rassemblement des Musulmans de France. - Je vous remercie Madame la Présidente. Je suis vice-président du Rassemblement des musulmans de France, président du Conseil régional du culte musulman (CRCM) de Lorraine, recteur-imam de la mosquée de Tomblaine qui se situe à proximité de Nancy, et également membre du conseil européen des oulémas (théologiens) marocains. Dans ce conseil, nommé par le Roi du Maroc, siègent 17 personnalités marocaines.
Le Rassemblement des musulmans de France est la plus grande fédération de rassemblement de mosquées en France. Il en rassemble ainsi 500. En 2008, lors de l'élection du Conseil français du culte musulman (CFCM), il a obtenu 40% des voix. Aujourd'hui, 12 conseils régionaux du conseil musulman sont dirigés par un président affilié au RMF.
Il existe en France plusieurs fédérations musulmanes regroupées, selon le cas, sur la base de sensibilités parfois idéologiques - c'est le cas de l'UOIF ou le Millî Görü° avec une idéologie proche des frères musulmans - ou, parfois, de sensibilité nationale, les membres de la fédération ayant le même pays d'origine. À ce titre, le RMF représente plutôt une sensibilité marocaine. À la différence des autres associations où cette sensibilité nationale est due à un mouvement du haut vers le bas - à l'exemple de la Grande Mosquée de Paris dirigée par l'Algérie -, au RMF, à la suite des premières élections du CFCM, on a constaté que la majorité des personnes qui siégeaient à son conseil d'administration n'appartenaient à aucune fédération, et comme par hasard, c'était des gens d'origine marocaine. Cela s'explique par le fait que les Algériens étaient regroupés autour de la Grande mosquée de Paris, le comité de coordination des musulmans turcs de France fédérait les Turcs, les musulmans africains étaient regroupés autour de la Fédération française des associations islamiques d'Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA). Il n'y avait ainsi que la sensibilité marocaine qui n'était pas regroupée, car la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) était une coquille vide. À partir de là, plusieurs cadres élus au sein du CFCM sur des listes indépendantes se sont retrouvés. Là a émergé l'idée de créer une fédération regroupant ces indépendants. Comme il s'agissait de personnes ayant pour pays d'origine le Maroc, un lien s'est créé avec ce pays, qui était intéressé pour aider ce nouveau groupe. Une collaboration est donc née entre le RMF et le ministère des Habous (des affaires religieuses) du Maroc. Cette collaboration porte sur les imams : ainsi une trentaine d'imams marocains officient en France, soit plus que les imams algériens ou turcs. En outre, plusieurs imams viennent du Maroc en France pendant la période du Ramadan afin d'encadrer les prières nocturnes. Enfin, des colloques sont organisés : 13 congrés régionaux ont ainsi lieu tous les ans avec des savants de différents pays. L'un des objectifs est de se rapprocher davantage des jeunes car, aujourd'hui, ils ne se sentent pas compris par des imams qui manquent de compétences linguistiques et parfois même théologiques.
Depuis 2006, date de création du RMF, deux de ses membres l'ont présidé : M. Moussaoui puis M. Kbibech qui est également aujourd'hui président du CFCM.
L'une des principales difficultés rencontrées par les musulmans en France est le manque d'imams disposant de compétences suffisantes en matière linguistiques en français et en arabe, théologiques, sociologiques et historiques. En effet, l'imam est appelé pour permettre la réconciliation entre musulmans, au sein d'un couple, et a parfois un rôle d'assistant social en accordant des audiences à des gens qui sont désemparés ou avec des problèmes. Or pour pouvoir jouer son rôle au sein de la société, l'imam doit connaître le contexte historique et politique français ainsi que les caractéristiques de la laïcité. Le fait que la France sous-traite la question des imams à certains pays musulmans ne résoudra pas les problèmes. Il faut faire émerger une classe d'imams « franco-français » qui ont étudié en France, connaissent les us et coutumes du pays dans lequel ils évoluent, et le contexte français, afin de permettre une proximité avec la jeunesse. Pour moi, c'est aux musulmans de France de gérer les imams, c'est une question interne à la France. Faute de pouvoir le faire, certains musulmans se tournent vers les pays d'origine, par nécessité, car ils n'ont pas les moyens financiers et humains pour gérer le culte en France par eux-mêmes. Or, les pays d'origine n'ont pas les mêmes préoccupations que la France et ne comprennent pas forcément les difficultés découlant de la loi de 1905. En outre, ils ne disposent pas forcément des moyens humains et financiers.
Concernant le CFCM, son action a en partie était paralysée au début par le tiraillement des différentes fédérations qui le composaient pour accéder à la présidence. Il y avait ainsi presque une guerre interne. Or, au-delà de la symbolique pour le pays d'origine, la présidence n'a aucun d'impact sur la vie quotidienne des musulmans de France. Que l'Etat ait voulu créer le CFCM, cela se comprend. Il fallait pousser à sa création. Toutefois, les acteurs du CFCM n'ont pas joué pleinement leurs rôles pour plusieurs raisons : manque de compétences, attitudes dictées par d'autres motivations, influences ultraméditéranéennes, déconnexions par rapport aux besoins de la population... Cependant, mes propos peuvent vous étonner venant d'une personne qui dirige une fédération. Cependant, je suis également imam et sur le terrain, j'encadre des jeunes et je vois que l'on n'est pas encore parvenu à une gestion apaisée de l'Islam de France. Ainsi, l'UOIF s'est retirée car il n'a pas pu avoir des présidences en région, ce qui a contribué à fragiliser le CFCM. Nous-mêmes, musulmans, avons fragilisé le CFCM alors qu'il représente une institution importante pour l'organisation de l'Islam de France. Cette instance est encore nouveau-né, il faut lui donner le temps afin qu'elle puisse acquérir une certaine légitimité. Il n'y a que par ce moyen que l'on pourra mettre tout le monde autour d'une table. On a attendu de lui beaucoup de réalisations, qu'il n'a pas pu toujours atteindre. Ainsi, il est l'interlocuteur des pouvoirs publics. En outre, certaines questions nécessitent une organisation nationale, comme la gestion de la fête de l'Aid el Kebir, la question de la représentativité auprès des médias nationaux et régionaux et la question des aumôniers. On ne peut pas jeter l'anathème sur cette organisation en disant qu'elle ne fait rien.
Depuis 2013, on constate toutefois un apaisement avec la mise en place d'une présidence tournante biennale entre les trois organisations arrivées en tête aux élections (Grande Mosquée de Paris, RMF, comité de coordination des musulmans turcs de France). Malheureusement, les autres organisations ne s'intéressent plus au CFCM ou s'en sont retirées. Cet apaisement est venu un peu tardivement, mais le nouveau président a la volonté de réunir tout le monde autour de la table. Ainsi, après la réunion fin 2015 qui s'est tenue à l'Institut du monde arabe regroupant tous les acteurs de l'Islam de France, l'UOIF a fait part de son intention de revenir au CFCM. Une lettre au président du CFCM a été écrite en ce sens. J'espère que cela va permettre de donner une certaine légitimité au CFCM, chose que tout le monde attend.
Une autre question se pose pour le CFCM : celle de sa légitimité auprès des jeunes. Le CFCM n'est que la représentation de la réalité des mosquées aujourd'hui. Or, les mosquées sont généralement dirigées par la classe ouvrière arrivée dans les années 1960 en France, c'est-à-dire des anciens. La moyenne d'âge est ainsi de 65 à 68 ans, et leurs intérêts divergent avec ceux de la jeunesse. Il n'y a pas non plus dans les mosquées une vraie démocratie et une vraie gestion qui permet de satisfaire tous les publics. Or, dans les quinze prochaines années, la cartographie de l'Islam en France va changer. La classe ouvrière vieillissante aujourd'hui ne sera plus là ; le relai devra donc être passé à la jeunesse. La question est de savoir à quelle jeunesse va-t-on donner la direction des mosquées. En effet, ce n'est pas forcément une jeunesse qui est formée et à laquelle on a ouvert la porte à la gestion des lieux de culte. Dans certaines régions, on trouve des mosquées qui font un travail extraordinaire auprès des jeunes. Les activités touchent alors à tous les domaines : ouverture à la société, aux pouvoirs publics, à la jeunesse, aux femmes, aux convertis. Malgré les résistances parmi les présidents ou les gestionnaires de mosquée, nous essayons de propager ce modèle, tant bien que mal d'ailleurs. Il faut préparer l'après « première génération » à la gestion des mosquées. Or, je ne pense pas que nous ayons une classe de jeunes suffisamment prête pour prendre en charge la gestion des lieux de culte, car elle manque notamment de discipline. La jeunesse a une vision utopique : la gestion du culte devrait se faire par des élections, avec une représentation émanant du bas vers le haut, ce qui est impossible. On ne peut pas faire voter cinq millions de musulmans pour la représentation du culte. On ne peut pas créer un État dans l'État. Je crains ainsi le passage générationnel, qui n'est pas assez préparé. Certains surfent sur ce problème, notamment le salafisme. La jeunesse est séduite par ce genre de discours car il se fait dans leur langue - le français - et vulgarise la compréhension de la théologie musulmane. Il y a, à cet égard, une responsabilité des fédérations et des mosquées qui n'ont pas joué pleinement leurs rôles. Toutefois, on ne peut pas leur en vouloir car elles manquent de moyens financiers et humains. Il est ainsi difficile de trouver des vrais cadres pour gérer un lieu de culte, ou un imam qui a les compétences nécessaires pour être un bon imam.
C'est la raison pour laquelle il est nécessaire de créer un institut de formation des imams. Certes, il existe aujourd'hui 3 instituts de formation des imams en France, dont deux qui appartiennent à l'UOIF, avec une tendance idéologique particulière. En outre, la majorité des personnes qui s'inscrivent dans ces instituts sont des jeunes qui n'ont aucune aspiration à devenir imams. Une grande partie sont des femmes. Ils souhaitent assouvir leur soif de connaître la culture et religion musulmane, en s'inscrivant à Château-Chinon ou en Ile-de-France, ou en suivant les cours par correspondance. Quatre de mes élèves sont inscrits dans ces institutions. Leur programme est très léger par rapport à ce que l'on exige d'un imam. Il est nécessaire à mes yeux de créer un véritable institut de formation d'imams et de trouver un financement car celui-ci ne peut pas être assuré par les seules mosquées. C'est pourquoi, on se tourne vers les pays d'origine - c'est ce que l'on essaye de faire en envoyant des imams se former à Rabat et revenir. Certains ne sont pas satisfaits de cette formation, car elle est en déphasage par rapport aux besoins en France, faute de bénéficier d'une pédagogie et d'un discours structuré répondant aux besoins de la France. Cela fait 26 ans que je suis sur le terrain, je vois le discours qui peut toucher notre jeunesse. Or la formation dispensée n'est pas vraiment adéquate aux besoins français.
C'est la difficulté qui existe aujourd'hui : comment former des imams en France, dans un institut désintéressé, qui ne serait influencé par aucune idéologie, ni pays étranger et dans lequel on puisse assurer une vraie formation théologique pour répondre aux besoins de la communauté musulmane. Vu la loi de séparation de l'État et des églises de 1905, on ne peut pas demander à l'État de le prendre en charge. Il y a une piste avec l'Alsace-Moselle. Mais l'Islam n'étant pas reconnu dans le régime concordataire, cela soulève des difficultés.
Mme Corinne Féret, présidente. - Je vous remercie pour cette présentation.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Vous disiez votre foi dans le CFCM en relevant les défauts de ce « nouveau-né », même s'il a déjà douze ans. Quels obstacles existent, selon vous, à ce que le CFCM trouve enfin ses marques ? Peut-on imaginer une transformation afin qu'il devienne une émanation, non des mosquées, mais des musulmans ? Vous dites que l'élection directe de ses membres est impossible : pourquoi ? Lors de la récente réunion de l'instance de dialogue avec l'Islam de France, à laquelle la présidente, la rapporteure et moi-même étions conviés, j'avoue n'avoir pas compris son articulation avec le CFCM.
Que pouvez-vous nous dire du financement, notamment en provenance de l'étranger, du culte musulman en France ? La communauté musulmane française pourrait-elle, comme certains nous l'affirment, financer seule ses propres besoins ? Faut-il continuer à accepter les financements étrangers et ses éventuelles contreparties ? Faut-il réactiver, le cas échéant, la Fondation des oeuvres de l'Islam de France ?
M. Amine Nejdi. - Le CFCM a effectivement douze ans mais la comparaison d'âge avec une personne a cependant ses limites car il faut laisser les mentalités changer, ce qui est déjà le cas avec la nouvelle présidence. M. Boubakeur a achevé trois mandats et a fini épuisé ; il faut changer de génération avec le prochain président.
Chaque pays attend une contrepartie à son financement, même symbolique avec la présidence du CFCM par une personne ayant sa nationalité. Le CFCM assure la représentation du culte - suivi du halal, formation des imams, organisation des prières, etc. -mais n'a pas vocation à représenter les musulmans. Il existe d'ailleurs différents courants au sein de la communauté musulmane ainsi que des personnes de culture musulmane, qui sont agnostiques ou ne sont pas croyantes.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Combien d'athées ou d'agnostiques dans ce cas ?
M. Amine Nejdi. - Ils n'ont pas d'organisation pour les représenter et nous ne disposons pas de chiffres à ce sujet.
Pour organiser le culte, il faut d'abord gérer la gouvernance des mosquées, en incluant les jeunes dans les activités proposées. Le problème se résoudra de lui-même au niveau des CRCM puis du CFCM.
Pour moi, la création de l'instance de dialogue a été une erreur du Gouvernement français, en accréditant l'idée d'une absence de représentativité du CFCM. Le problème est encore plus dilué. Le discours du Premier ministre et du ministre puis les ateliers, organisés une fois l'an, ne résoudront pas les problèmes des musulmans. Le CFCM est fragile alors il faut le renforcer : si le moteur cale, il faut le réparer ! Or, l'instance de dialogue est plus décorative que représentative.
Pour avoir siégé dans les instances régionales puis le CFCM, je peux dire que la divergence porte sur la gouvernance et l'accès aux postes de responsabilité, et non sur la gestion du culte. Diversifier les intervenants n'enrichit en rien le CFCM. Les pays d'origine doivent être moins interventionnistes pour éviter les caprices et les luttes d'égo au sein du CFCM.
Pour les financements étrangers, tout dépend du pays d'où ils proviennent. S'ils viennent de pays qui veulent promouvoir une vision radicale, extrémiste ou inadaptée à la France, comme l'Arabie saoudite ou le Qatar, il faut faire attention. En revanche, le Maroc et l'Algérie promeuvent un Islam modéré par nature, qu'il convient encore de transposer et d'adapter en France. Il faudrait que les financements passent par la fondation, ce qui sans doute ferait décliner les fédérations. Après tout, ce serait tant mieux ! La seule fédération fondée sur un lien idéologique est l'UOIF car les mosquées choisissent de s'y rattacher. Pour les autres, le lien est uniquement financier. Si les financements se déplacent, les mosquées changeront de rattachement en conséquence. L'État fait du favoritisme en délivrant à seulement trois mosquées - Paris, Évry, Lyon - une habilitation pour désigner les sacrificateurs, et cela, au terme de négociations avec les pays d'origine. Or, il n'y a pas de redistribution des fonds collectés et encore moins de contrôle. Par exemple, nous avons des bénévoles qui contrôlent localement le circuit halal et ils constatent des relâchements. On voit des tampons laissés sur des comptoirs permettant à tout salarié de certifier halal la viande. À cet égard, la mosquée de Lyon est plus sérieuse alors que celle d'Évry et de Paris sont des catastrophes. Et on ne voit plus l'argent collecté.
L'habilitation devrait être délivrée aux CRCM qui ont plus de légitimité mais restent sans moyens financiers, sauf les maigres cotisations qu'ils perçoivent. Les adhésions au CRCM seraient ainsi encouragées et l'argent mieux distribué.
Une autre piste de financement porterait sur les quelques 25 000 pèlerins annuels du « grand pèlerinage », sans compter les « petits pèlerinages ». Dans notre mosquée, on organise le petit pèlerinage, cela permet d'obtenir 7 000 euros par organisation pour payer les charges de la mosquée. À une époque, seules les agences percevaient les bénéfices, grâce à des « rabatteurs » payés au noir. Sur un tel montant, même une contribution de 10 euros par pèlerin constituerait une nouvelle ressource financière.
Mme Colette Giudicelli. - Quel est le montant des aides reçues, y compris de la part de la France ?
M. Amine Nedji. - Il n'y aucune aide directe de la part de l'État qui ne prend en charge que la formation universitaire mais profane des imams. Soit les imams ne parlent pas le français et cette formation ne leur sert à rien ; soit on prêche déjà des convaincus. La manne financière pourrait servir ailleurs si le financement direct était possible. Comme, pour la déradicalisation, l'argent sort pour régler les problèmes et non les prévenir.
M. Michel Amiel. - J'aurai trois questions. De par son essence, l'Islam a-t-il vocation à être organisé ? Quelle relation existe entre l'Islam et l'autorité politique, dans un pays musulman ou non, laïque - comme le nôtre - ou non ? Faut-il un Islam en France ou un Islam de France ?
M. Amine Nedji. - Certes, il n'existe pas de clergé mais des besoins d'organisation se font sentir pour la formation des imams, le contrôle du halal, l'organisation du pèlerinage, des lieux de culte décents respectant la sécurité et la dignité des pratiquants et la grandeur de la France. Une mosquée ne peut résoudre seule les problèmes à son niveau. L'idée n'est pas de créer un clergé pour unifier la théologie mais d'assurer une organisation administrative. Cela permettrait aussi de lutter contre la radicalisation quand les jeunes se radicalisent sur internet qui relaie majoritairement des idées salafistes.
Lors des printemps arabes, on s'est tourné vers les religieux, non pour leur expérience mais dans l'espoir qu'ils étaient plus moraux et moins corrompus. En France, l'Islam n'a aucune prétention à accéder au pouvoir politique. Les Frères musulmans sont axés sur cette conquête du pouvoir mais je pense que l'UOIF a adapté sa doctrine. En tous cas, elle ne revendique pas publiquement cet objectif.
M. Michel Amiel. - Que représente l'UOIF en France ?
M. Amine Nejdi. - L'UOIF met en avant le congrès annuel qu'elle organise mais, grâce aux résultats des élections au CFCM, on sait qu'elle représente 82 mosquées sur les 2 500 existantes.
Mme Evelyne Yonnet. - Je vous remercie pour votre présentation franche. S'agissant de la jeunesse, qui va prendre la relève des anciens de la première génération d'immigration, je suis, en tant qu'élue du département de la Seine-Saint-Denis, inquiète comme vous : croyante ou non, c'est une jeunesse qui a du mal à s'insérer dans la société française.
S'agissant de la formation des imams, je crois qu'il est nécessaire que les personnes qui se destinent à ce parcours apprennent d'abord les valeurs de la République avant d'aller vers l'enseignement religieux ; cela leur permettrait peut-être aussi de choisir leur voie religieuse de façon plus éclairée.
S'agissant de la construction de lieux de culte, vous connaissez le problème de la mosquée d'Aubervilliers, dont le bail emphytéotique n'a pas été signé, faute de financements. Ne devrait-on pas avoir, même dans un pays laïc, un fond, géré par l'Etat, qui permette d'avoir des financements pour ce type de projets ? On parle notamment d'un financement par le halal.
M. Amine Nejdi. - Je crois en effet qu'un financement par le halal est possible, mais ce n'est pas à l'Etat de le gérer. Cela pourrait passer par la Fondation.
Certains estiment qu'il faudrait faire un moratoire de dix ans pendant lequel la loi de 1905 ne s'appliquerait pas, pour permettre au culte musulman de rattraper son retard : je ne crois pas à cette solution, qui serait perçue comme une provocation dont les musulmans seraient ensuite les premières victimes comme bouc-émissaires.
Il y a un retour indéniable du spirituel parmi la jeunesse. Ceux qui viennent à la mosquée apprécient l'imam que je suis mais me demandent pourquoi je fais partie du CRCM. J'explique pourquoi c'est une nécessité, pourquoi la discipline et l'organisation sont incontournables et font d'ailleurs partie de l'Islam, comme on le voit dans la prière.
On a beaucoup parlé de l'imam de Brest : d'une certaine manière, je ne lui reproche pas ce qu'il est, car c'est un jeune des quartiers qui a voulu se former tout seul ; c'est un autodidacte qui a énormément de lacunes. Il est devenu célèbre avant de mériter cette célébrité. En pratique, pour moi, ce n'est pas un imam radical, ce n'est tout simplement pas un imam du tout : son discours n'a rien à voir avec la théologie musulmane. Ce n'est pas un terroriste - à tel point d'ailleurs que le magazine de Daesh l'a qualifié d'« imam serpillère ». Pour moi, c'est l'une des victimes de l'absence d'institut de formation en France. J'ai quant à moi eu la chance de baigner dans cette culture, par mon père qui était lui-même un religieux. Mais on ne peut pas découvrir les textes, leurs interprétations à 20 ans seulement : il faut une formation structurée, et c'est aux musulmans de l'organiser. Je n'ai pas de solution, même s'il y a des pistes, comme le halal.
Mme Evelyne Yonnet. - Je parlais d'un fonds géré par l'Etat car je crains que sinon les musulmans ne seraient pas d'accord entre eux pour savoir qui en assurerait la gestion.
M. Amine Nejdi. - C'est pour ça que je crois qu'il faut que toutes les fédérations soient représentées dans cette Fondation, avec également un représentant de l'Etat. Il est temps de la ressusciter et de lui donner un élan réel cette fois, pour qu'elle puisse jouer son rôle.
Audition de M. Chems-Eddine Hafiz, représentant de la Grande Mosquée de Paris
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous poursuivons cette séance avec l'audition du représentant de la Grande Mosquée de Paris, qui occupe une place historique importante dans l'Islam français.
Le Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926 par le chef de l'État. Elle devait permettre de rendre hommage aux Musulmans morts pour la France pendant la Grande guerre. Depuis, la Grande Mosquée de Paris s'est imposée comme un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, selon une intensité variable en fonction des époques. Vous entretenez des liens soutenus avec l'Algérie.
Notre mission d'information s'est donné pour objectif de mieux comprendre les modalités selon lesquelles le culte musulman s'exerce dans notre pays. Nous essayons ainsi de mieux cerner le fonctionnement des instances représentatives du culte, les modes de financement des lieux de culte, ou encore la formation des imams. Sur l'organisation du circuit de la viande halal, la Grande Mosquée de Paris a aussi un éclairage utile à nous donner.
Pourriez-vous, en outre, nous préciser l'articulation entre la Grande Mosquée et deux organismes qui y sont adossés : l'Institut musulman de la Mosquée de Paris et la Société des Habous des lieux saints de l'Islam ? Enfin, nous aimerions savoir comment votre organisation se positionne vis-à-vis des autres grandes institutions représentatives de l'Islam en France.
M. Chems-Edine Hafiz, vice-président de la Grande Mosquée de Paris. - Je vous remercie de votre invitation. Avocat de profession, je parlerai ici en tant que vice-président du CFCM pour la Grande Mosquée de Paris.
Le CFCM est le résultat de plusieurs tentatives de créations d'une instance représentative du culte musulman qui ont eu lieu dans les années 1990. Sous le ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement a été lancée l'istichara ou « consultation » qui a eu le mérite de réunir pour la première fois l'ensemble des dirigeants d'associations gérant des lieux de culte. C'est sur la base de cette impulsion qu'a été créée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, le CFCM, comme association loi de 1901 qui a permis aux grandes fédérations de se retrouver dans une instance commune.
Je ne connais pas les critères qui permettent à une association cultuelle d'être considérée comme une grande fédération. Toujours est-il que la Grande Mosquée de Paris en est une ; elle est, vrai ou faux, très proche de l'Algérie, tandis que le Rassemblement des musulmans de France était proche du Maroc. Il y avait également une fédération africaine ainsi que, à l'origine, un service de l'ambassade de Turquie ; il n'y avait pas, à l'époque, d'association de musulmans turcs.
M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, a été nommé président de ce CFCM, non par élection, mais par un consensus entre les fédérations et les pouvoirs publics. Il a été considéré comme l'homme fédérateur pouvant assurer la représentation du culte musulman.
Le problème est qu'on a voulu faire du CFCM à la fois un équivalent du consistoire chargé de gérer les questions religieuses et un équivalent du conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), regroupant et représentant les musulmans. Cela était aberrant et nous l'avons signalé à plusieurs reprises. La confusion a été entretenue par les pouvoirs publics et le CFCM a toujours refusé de jouer ce rôle de représentation des musulmans qu'on a voulu lui faire jouer. Par exemple, lors d'une prise d'otage par des islamistes en Irak, l'État a incité le CFCM à y envoyer une délégation. Exemple plus récent : lors de l'opération « Plomb durci » de l'armée israélienne, le CFCM a été invité à des réunions avec le ministère de l'Intérieur et le CRIF pour gérer les manifestations qui avaient lieu. Cela a été le cas aussi en 2005 au moment des manifestations - le CFCM a alors refusé, et c'est l'UOIF qui a joué ce rôle pour établir une « fatwa », ce que je trouve personnellement étonnant en droit français.
Dans un pays laïc, est-il normal qu'une organisation chargée de l'organisation du culte ait un rôle de représentation de la communauté religieuse auprès des pouvoirs publics ? Cela mène au communautarisme et cela me semble d'autant moins opportun que je ne crois pas qu'il existe en France une « communauté musulmane ».
La Grande Mosquée de Paris a été créée en 1926, avec comme toile de fond le sang versé par les musulmans au cours de la Première guerre mondiale. L'Assemblée nationale a voté à cette occasion une subvention de 500 000 francs et le don d'un terrain sur lequel est construite la Grande moquée. Les statuts de cet établissement ont été déposés au tribunal d'Alger, dans l'un des trois départements français d'Algérie de l'époque, afin de bénéficier de financement et de permettre aux ministres du culte y officiant d'être rémunérés, car la loi de 1905 ne s'y appliquait pas. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris était, depuis cette date, l'aumônier national.
À la fin des années 1980, de nouvelles institutions, en particulier l'UOIF et le RMF, se sont développées et ont contesté à la Grande Mosquée de Paris son leadership historique au sein de la communauté cultuelle musulmane.
L'institut musulman de la Grande Mosquée de Paris a été créé, de façon un peu fictive, pour permettre à l'État de subventionner un institut. La société des Habous - c'est-à-dire des biens affectés au domaine cultuel - était une association loi 1901 qui avait pour mission première d'organiser le pèlerinage à La Mecque des populations musulmanes des colonies, en y possédant des hôtels, etc. La société des Habous est la propriétaire légale de la Grande Mosquée de Paris, et c'est la seule structure qui existe juridiquement ; la Grande Mosquée de Paris est simplement une appellation d'usage.
Tous les recteurs ont été d'origine algérienne. Le premier recteur, M. Ben Ghabrit, avait été proposé par le maréchal Lyautey et avait été chef de protocole du roi du Maroc. Après un flottement en 1956 à la mort de celui-ci, c'est le père de l'actuel recteur, Hamza Boubakeur, qui a pris la tête de la Grande Mosquée, jusqu'à sa mort en 1982. Ensuite, ce sont des algériens qui ont été nommés directement : d'abord Cheikh Abbas jusqu'en 1989, puis un recteur médecin de formation jusqu'en 1992, et depuis cette date l'actuel recteur Dalil Boubakeur.
La Grande Mosquée est à la fois un lieu de culte, avec des salles de prière et des imams mis à disposition des fidèles, et un institut de formation chargé de former les ministres du culte. Il y a également une école d'apprentissage de la langue arabe pour les enfants, car il est souhaitable de prendre connaissance du Coran en arabe, un verset du Coran précisant que ce dernier a été révélé en arabe.
Comme celles d'Évry et de Lyon, la Grande Mosquée de Paris peut, en vertu d'un arrêté ministériel, désigner des sacrificateurs, jouant ainsi un rôle important dans la pratique du halal. Elle donne dans ce cadre son agrément à des sociétés habilitées à faire le sacrifice selon le rite musulman.
L'institut Al-Ghazali, indépendant de l'institut musulman, dispense quant à lui des cours pour la formation des imams et des aumôniers. Il a conclu depuis 2015 un accord avec l'Université de Paris pour un diplôme universitaire.
En effet, sur la formation des imams, la principale difficulté à laquelle nous sommes confrontés - tout comme l'institut européen de sciences humaines de Château-Chinon sous l'obédience de l'UOIF - est que, même si elle s'adresse à des bacheliers pour une formation de quatre années, l'inscription ne donne pas droit au statut d'étudiant, et ne permet donc pas d'accéder à un certain nombre de droits et avantages aux élèves en formation. Nous avons essayé de faire en sorte que les matières profanes, notamment le droit et les libertés publiques, soient enseignées à l'université. Cela permettrait aux personnes qui suivent cette formation d'avoir le statut d'étudiant, un diplôme universitaire, mais aussi une approche de citoyen en plus de leur approche théologique. Les imams de la Grande Mosquée de Paris font beaucoup d'effort pour que la formation corresponde aux attentes des jeunes. Avec le diplôme universitaire, ils peuvent désormais avoir le statut d'étudiant, accéder à l'université et s'acquitter ainsi au mieux de leur mission.
La Mosquée de Paris bénéficie de dotations de l'État algérien. Chaque année, un volet de la loi de finances prévoit, dans le budget du ministère des affaires religieuses, une subvention à la Grande Mosquée de Paris pour le salaire des imams envoyés en France.
En effet, un accord a été signé entre le ministre des affaires religieuses algérien et la Grande Mosquée de Paris afin que 125 imams formés en Algérie soient envoyés en France pour une durée de quatre ans et rattachés à la Grande Mosquée. Les étudiants intéressés doivent faire preuve d'aptitudes en français. Des responsables du ministère de l'intérieur français examinent les candidatures des futurs imams. Ceux qui sont retenus sont ensuite répartis sur l'ensemble du territoire national. Ils bénéficient du statut de fonctionnaires algériens et sont sous l'autorité du recteur de la Grande Mosquée de Paris. Outre l'Algérie, le Maroc et la Turquie ont signé un accord similaire avec la France.
Aujourd'hui, on constate un déficit de formation de nos imams. On n'a pas assez de ministre du culte au sein de la communauté musulmane. Cette question mérite réflexion.
Certains de ces imams formés en Algérie s'installent durablement en France. On n'a jamais constaté de défection, ni d'incident avec des discours hostiles à la Nation ou à une autre communauté, ni même d'ingérence dans la politique nationale ou internationale de la France. Ces imams sont uniquement chargés des prêches religieux. Pour les questions de société, il revient à Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, de définir la doctrine.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Je vous remercie pour cette intervention très claire. Vous nous avez indiqué qu'il n'existait pas de communauté musulmane de France ; dans ce cas, peut-on créer un Islam de France ? En d'autres termes, peut-on fédérer l'ensemble des communautés autour de valeurs d'un Islam modéré ? Quels en seraient les prérequis indispensables ?
Ma deuxième question porte sur la formation des imams. Il est fondamental d'avoir des imams qui prêchent les valeurs d'un Islam modéré. Vous avez présenté deux types de formation des imams : ceux formés en France et ceux formés à l'étranger. Quel type de formation préférez-vous ?
Dans la mesure où ceux formés à l'étranger bénéficient d'un statut de fonctionnaire, ils peuvent à ce titre recevoir des instructions de modération dans leurs prêches. N'est-ce pas la solution ? Il semblerait qu'il existe un décalage entre la formation des imams à l'étranger et les attentes de la jeunesse musulmane de France. Ce déphasage peut-il expliquer l'Islam que certains souhaiteraient pratiquer en France ?
Mme Fabienne Keller. - Combien de lieux de culte sont rattachés à la Grande Mosquée de Paris ?
Quelles sont, selon vous, les conséquences des actes de terrorisme, en particulier le regard que nous pouvons avoir sur les pratiquants du culte musulman ?
M. Chems-Eddine Hafiz. - Il n'existe pas une communauté musulmane en France mais une communauté de foi. On refuse tout communautarisme, d'où notre refus de participer à des instances purement musulmanes. Certains hommes politiques ont tenté de créer des instances musulmanes sur le modèle du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Ces tentatives avaient souvent des visées électorales. Nous nous y sommes toujours refusés. Si quelqu'un veut s'engager dans la politique, il peut le faire en tant que citoyen français, non en tant que musulman. Parler de communauté musulmane en tant que communauté de foi ne pose pas de difficulté, le Conseil français du culte musulman a d'ailleurs pour mission d'organiser les rites religieux de l'Islam.
Pour répondre à Mme Keller, je suis incapable de vous indiquer le nombre total de lieux de culte musulman ; certains d'entre eux sont situés dans des lieux privés, sous forme d'associations qui ne se reconnaissent pas dans le Conseil français du culte musulman.
Je suis pour un Islam de France, mais ce que j'entends par là, c'est simplement un Islam dont les imams seraient formés en France. Pour le reste, à l'instar des autres religions monothéistes, l'Islam est universel, c'est une religion qui ne connaît pas de frontière. Aujourd'hui, nous vivons une situation difficile. Un amalgame est opéré entre musulman et Daech ; j'ai été moi-même traité de Daech... Être musulman en France est compliqué et le deviendra encore plus à l'avenir. Il nous faut un « plan Marshall » pour remédier à cette situation. On ne peut pas accepter une formation d'imams à l'étranger. L'Algérie a besoin d'imams alors même que 125 d'entre eux partent en France après avoir terminé leur formation religieuse.
La formation des imams est capitale si on veut prévenir les dérives, comme celles qu'on peut craindre avec certains aumôniers des prisons. Pour la Grande Mosquée de Paris, c'est en France que doit être organisée la formation de nos imams. Le Président de l'Université de Paris qui, à la différence de l'UOIF, se tient loin des idéologies et pratique un Islam malékite, était d'ailleurs intéressé pour contracter avec la Grande Mosquée de Paris sur cette question, mais les syndicats s'y sont opposés au nom de la laïcité.
Le Conseil français du culte musulman existe et nous devons le préserver. Il représente l'ensemble des associations du culte musulman, y compris celles reconnues par des pays étrangers, car c'est une réalité héritée de l'histoire. Nous organisons chaque année le pèlerinage de 25 000 fidèles à La Mecque qui se passe dans d'excellentes conditions, bien mieux que pour les fidèles musulmans d'autres pays.
Doit-on créer une hiérarchie au sein de l'Islam sunnite sur le modèle du gallicanisme ? Je ne le crois pas. En revanche, il faut conserver une spécificité du culte musulman en créant un institut théologique rattaché au Conseil français du culte musulman. Un tel institut permettrait de répondre aux questions que se posent de nombreux musulmans, et de prévenir certaines revendications excessives, pour répondre par exemple à ceux qui critiquent l'organisation d'examens universitaires pendant le ramadan ou refusent que des femmes soient auscultées dans les hôpitaux par des médecins hommes.
Le CFCM est une association dont le siège est loué par la mairie de Paris, pour un euro symbolique, dans le 15ème arrondissement. C'est un beau local qui convient à nos activités. Mis à part cela, nous n'avons aucune ressource.
Je voudrais parler de la fondation pour les oeuvres de l'Islam de France. Devons-nous avoir une vraie fondation, pour permettre à la fois la construction et l'entretien des mosquées, mais surtout le financement de la formation des imams et des aumôniers ? La formation des ministres du culte est le coeur du problème. Il faut savoir quelle formation l'on donne à ces derniers, car aujourd'hui, même au sein du CFCM, le message de l'Islam est parfois dévié.
Quand un homme politique veut obliger les prêches en français, je me demande de quoi il se mêle ! Cela exacerbe les tensions et donne l'impression que l'on ne peut pas être à la fois français et musulman. Pourrait-on dire au culte catholique qu'il devrait parler dans telle ou telle langue ? Nous constatons dans les partis politiques l'absence de personnel se revendiquant musulman.
Au départ, la Fédération de la Grande Mosquée de Paris procède de la mosquée située dans le 5ème arrondissement de Paris. Comme on lui a octroyé la représentation de l'Islam algérien, elle compte aujourd'hui environ 260 lieux de culte qui se reconnaissent sous son obédience. Certains imams sont recrutés localement, et les 125 imams envoyés par l'Algérie sont répartis sur le territoire. Il y a une vraie crise pour le recrutement des imams aujourd'hui.
M. Michel Amiel. - La laïcité est une exception française, à laquelle la plupart des hommes politiques sont très attachés. Considérez-vous que la loi de 1905 n'est pas ou plus adaptée à l'Islam en France et en particulier aux besoins de financement de la formation des imams ?
M. Chems-Edine Hafiz. - En mon nom propre et au nom de la Grande Mosquée de Paris, je peux affirmer que toucher à la loi de 1905 ne serait pas une bonne chose. Avoir mis en place un diplôme universitaire est un élément important : c'est un exemple du fait que l'on peut trouver, non pas des astuces, mais des modalités juridiques. Toucher à la laïcité, c'est toucher au sacré d'une certaine manière ! Une des modalités juridiques pourrait être la fondation qui, elle, financerait la formation voire directement la rémunération des aumôniers ou des ministres du culte en général, une tâche aujourd'hui difficile pour laquelle la plupart sont bénévoles. La fondation n'a pas fonctionné car elle a été constituée des mêmes membres que le CFCM.
M. Michel Amiel. - Cela signifierait qu'il faudrait que l'État finance la fondation !
M. Chems-Edine Hafiz. - La fondation n'est pas en panne à cause de l'État : elle aurait pu continuer à lever des fonds, comme elle l'avait fait avec la donation de Serge Dassault.
La Grande Mosquée de Paris bénéficie d'une subvention de l'Algérie : à partir du moment où ce financement est légal et transparent, il n'y a selon moi d'autant moins de problème que c'est un mal nécessaire : l'Islam est une religion pauvre en France, et la plupart des lieux de culte sont financés par les dons des fidèles.
Mme Fabienne Keller. - Il nous serait utile de disposer des tableaux de financement de votre fédération, pour pouvoir comparer et consolider ces chiffres.
M. Chems-Edine Hafiz - Nous vous les enverrons.
Mme Corinne Féret, présidente. - Je vous remercie de votre présence et de vos informations éclairantes.
Audition de M. Ahmet Ogras, président du Comité de coordination des Musulmans turcs de France
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous poursuivons nos auditions en accueillant le président du Comité de coordination des Musulmans turcs de France (CCMTF). Monsieur le Président, votre organisation fédère la plupart des lieux de culte fréquentés par les musulmans d'origine turque en France. Vous souhaiterez sans doute nous dire quelques mots sur l'organisation cultuelle de la communauté turque et sur les associations qui la représentent, points sur lesquels votre ambassadeur, que nous avons reçu la semaine passée, nous a déjà donné de précieuses indications.
Notre mission d'information souhaite mieux comprendre les modalités selon lesquelles le culte musulman s'exerce dans notre pays. Nous essayons ainsi de cerner le fonctionnement des instances représentatives du culte, les modes de financement des lieux de culte, l'organisation du circuit de la viande halal, la formation des imams, etc.
Je vous propose de nous faire part de votre sentiment général sur la place, l'organisation et le financement du culte musulman dans notre pays.
En outre, à une période où la représentativité du Conseil français du culte musulman (CFCM) suscite des interrogations chez beaucoup de musulmans, nous aimerions savoir comment votre Comité se positionne vis-à-vis des autres grandes institutions représentatives de l'Islam en France.
M. Ahmet Ogras, président du Comité de coordination des musulmans turcs de France. - Je vous remercie de m'avoir invité. Que ce soit ici ou dans l'instance de dialogue initiée par le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, ces moments d'échange entre les élus de la Nation et les divers représentants du deuxième culte en France et du premier culte dans le monde sont précieux.
Un peu d'histoire sur la rencontre de l'Islam et de la République. L'Islam, dans un premier temps, a été la religion des colonisés et des administrés dans le continent africain et dans les DOM-TOM. Dans un deuxième temps, elle a été la religion des harkis. Ensuite elle a été la religion des immigrés, dernière étape du statut de religion de l'étranger. Depuis les années 2000, elle est devenue tout simplement la religion des concitoyens français - petits-enfants immigrés et convertis.
Une reconnaissance de cette religion est apparue dans la sphère sociale et, sous l'impulsion de différents responsables politiques, une instance de représentation du culte musulman a été créée : le CFCM. L'Islam a alors définitivement acquis le statut de religion permanente. Je tiens à remercier tous nos aïeux, tous nos représentants et les élus des efforts réciproques effectués pendant cette transition de reconnaissance officielle. Aujourd'hui, malheureusement, certains mauvais penseurs veulent transformer cette religion de paix en une religion de terreur et sont encouragés par des chroniqueurs et par une minorité d'élus. Nous devons être justes vis à vis de nos compatriotes et respecter leurs croyances.
Les musulmans français et européen doivent participer activement à tous les défis de la Nation et prendre part à la construction de notre avenir commun car nos destins sont liés.
Pour en venir à l'objet même de votre commission, l'État doit être un facilitateur et un accélérateur dans la mise en pratique des circulaires et des lois et surtout ne pas s'ingérer dans la vie spirituelle de ces citoyens. Aujourd'hui, les associations culturelles, les scouts musulmans, les associations gestionnaires des lieux de culte, les aumôneries, les établissements scolaires, les associations des consommateurs des musulmans, les associations défendant les droits des musulmans, les fédérations et enfin le CFCM contribuent tous à l'organisation du culte musulman dans notre pays. Je veux rendre hommage au travail de tous ces bénévoles.
Le CCMTF compte plus de 270 associations membres. Nos 270 lieux de cultes sont tous gérés par des bénévoles et le DITIB (Union pour les affaires religieuses) met à la disposition de ces associations 151 imams. Nous sommes en déficit de 120 postes et, malheureusement, nous sommes bloqués par un quota. Le fonctionnement des associations et la gestion des lieux de cultes ne sont pas financés par l'étranger. Les membres des associations cotisent tous dans leur association et ils contribuent à leur bon fonctionnement. L'entraide et la générosité sont les seules sources de financements connues dans nos lieux de cultes.
Actuellement, plus d'une centaine de jeunes française et français participent au programme de formation théologique dans les différentes universités en Turquie en partenariat avec la direction des affaires religieuses de la République de Turquie. À Strasbourg, nous voulons ouvrir une faculté de théologie pour former nos futurs représentants, cadres et imams. Nous avons également de nombreux projets d'ouverture de collège et de lycée pour répondre aux attentes de la jeunesse française.
Pour que l'Islam ne soit plus la religion de l'étranger et surtout pas une religion de passage, nous devons vivre notre vie paisiblement en France, de la naissance à la mort. Nous devons pouvoir enterrer nos aïeux en France tous en respectant leurs convictions et pouvoir accueillir nos ainées dans des maisons de retraite compatibles avec leur croyance.
Depuis une bonne dizaine d'années, la plupart de nos fidèles pratiquent le sacrifice lors de l'aïd par procuration dans les pays n'ayant pas accès régulièrement à la viande. Pour la pratique du pèlerinage, nos concitoyens profitent de l'expérience de notre association et de son savoir-faire. La communauté franco-turque passe très peu par des agences de voyage.
Désormais, il est nécessaire de se doter des moyens pour que la France ne soit pas privée de cette religion de paix : c'est maintenant ou jamais. Les Français ont besoin de messages et surtout d'actes forts comme au début du XXème siècle avec le projet de la grande mosquée de Paris. Cela ne posa aucun problème à l'un des grands parlementaires de la IIIème République : voici ce que disait Édouard Herriot en 1920 lors du débat sur son financement : « Il n'y a aucun inconvénient à donner aux musulmans une mosquée, puisque très légitimement nous donnons aux catholiques des églises, aux protestants des temples et aux israélites des synagogues ». La première pierre de la mosquée de Paris fut posée le 19 octobre 1922. Le Maréchal Lyautey, qui inaugura les travaux, s'exprimait ainsi : « Quand s'érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l'Ile-de-France qu'une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses ». Enfin, le Préfet de la Seine prit la parole : « Les Musulmans sentiront que la France et Paris les accueillent non comme des étrangers, mais comme des frères ».
Le musulman est fidèle à son pays, la France, et respectueux de ses valeurs républicaines : le musulman est fier d'être français et européen, on ne le dit pas assez.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Quelles sont vos relations avec les autres communautés musulmanes au côté desquelles vous siégez au sein du CFCM ?
Le CFCM connait quelques problèmes de représentativité : la jeunesse ne se reconnait pas dans cette institution. Récemment, le ministre de l'intérieur a créé une instance de dialogue avec le monde musulman. Quelles doivent être les relations entre ces deux organes ? L'instance de dialogue doit-elle se substituer, à terme, au CFCM, ou le compléter ? Le CFCM n'a pas de compétence théologique : l'instance de dialogue doit-elle s'en saisir ? Mme Féret, Mme Goulet et moi-même avons participé lundi dernier comme observateurs aux travaux de cette instance et nous nous interrogeons sur son devenir.
La Turquie envoie des imams détachés en France, mais vous souhaitez qu'une formation des imams soit délivrée en France, notamment à Strasbourg. Une première tentative a échoué, compte tenu de l'absence de reconnaissance par le système universitaire français des diplômes concernés.
La communauté musulmane a-t-elle besoin de financements extérieurs pour fonctionner ? Le financement halal ne pourrait-il prendre en charge le coût des formations ?
Que penseriez-vous d'élections directes pour représenter, par-delà les courants, la communauté musulmane de France ?
M. Ahmet Ogras. - Notre ambassadeur vous a déjà bien expliqué le fonctionnement de la communauté franco-turque en France, une communauté discrète et disciplinée.
Au sein du CFCM, nos relations sont cordiales. Un nouveau président a été nommé et l'actualité nous oblige à bouger. Néanmoins, beaucoup de progrès restent à accomplir. En revanche, nous manquons de ressources humaines et financières. La question du financement est prégnante. La Fondation pour les oeuvres de l'Islam n'est toujours pas en activité car un ou deux représentants d'une fédération n'en veulent pas ainsi que certains administrateurs.
Nous sommes une communauté réservée, qui parle peu mais qui travaille beaucoup. Les élus reconnaissent nos points forts et nous remercient pour nos efforts.
Le 1er juillet 2017, je deviendrai président du CFCM, à la suite de M. Anouar Kbibech. C'est une opportunité pour montrer ce que les franco-turcs font pour la France. Nous serons plus dans le champ visuel de l'Islam de France.
Il y a trois ans, quand je suis entré au CFCM, trois personnes qui n'étaient pas membre du bureau participaient à toutes nos réunions : il s'agissait d'agents du bureau central des cultes du ministère de l'intérieur. C'est toujours le cas et c'est, pour le moins, surprenant.
Aujourd'hui, nous ouvrons les portes du CFCM aux jeunes et aux femmes : tous les deux mois, des jeunes nous exposent leurs problèmes et leurs projets.
L'instance de dialogue n'est pas une alternative au CFCM. M. Cazeneuve nous a rassurés sur ses intentions : cette instance est un atelier pour échanger sur des sujets précis. Dès la deuxième réunion, nous avons traité de la déradicalisation. Lors de la prochaine réunion, nous proposerons des solutions.
La formation et le financement des imams détachés : il s'agit de la seule aide financière que nous percevons de la Turquie.
Le projet d'une faculté de théologie musulmane en France est souhaité par le ministère de l'intérieur et par les représentants des affaires religieuses de la Turquie mais le faux problème de la reconnaissance mutuelle des diplômes bloque le processus. La France doit accepter de faire une exception. Cette faculté est destinée à tous les Français et pas seulement à ceux d'origine turque. Nous avons besoin de votre appui politique pour travailler ensemble.
À l'avenir, mais sans doute pas en 2019, le CFCM sera élu par des électeurs. Toutes les associations du CCMTF sont gérées par des présidents élus par leurs membres à jour de leurs cotisations. À l'exception de notre Comité, très peu de musulmans pratiquants participent à la vie associative. Pour être véritablement représentatif, le CFCM devra être élu.
Mme Evelyne Yonnet. - Pouvez-vous nous en dire plus sur la question du diplôme de la faculté de Strasbourg ? Quatre années de théologie me semblent suffisantes pour former les imams.
Quid des élections que vous envisagez pour le CFCM ?
M. Ahmet Ogras. - Aujourd'hui, le CFCM est élu par de grands électeurs déconnectés de la réalité. Son point faible est de ne pas représenter la base. Les musulmans qui adhèrent à des associations ont un droit de regard sur la nomination de leurs présidents. Ceux-ci pourraient élire les membres du CFCM. Ce serait un premier pas. Encore faut-il que nos partenaires soient aussi prêts que nous. Dans un second temps, on pourrait envisager des élections ouvertes à tous.
Mme Evelyne Yonnet. - Avez-vous beaucoup de divergences avec les autres musulmans ?
M. Ahmet Ogras. - Sur le fond, aucune. Seules nos méthodes de travail diffèrent.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Vos relations sont-elles bonnes avec vos collègues des autres communautés ?
M. Ahmet Ogras. - Nous n'avons aucun souci.
Vous m'avez interrogé sur le diplôme de la faculté de Strasbourg. La Turquie veut qu'il soit reconnu par la France avant de le reconnaître sur son propre territoire. La France estime qu'elle ne peut reconnaître ce diplôme au nom de la laïcité. Une solution est néanmoins possible, d'autant que la Turquie a fait de gros efforts financiers. À mon sens, c'est maintenant ou jamais.
Mme Evelyne Yonnet. - Ces diplômes ne sont pas ceux de l'université. Comment demander à la France de les reconnaître ? Prenez le cas, par exemple, des diplômes de médecine : un médecin du Congo ne sera pas reconnu à ce titre en France. Le problème va plus loin que la seule théologie.
M. Ahmet Ogras. - C'est la reconnaissance qui importe : il faut trouver une solution au niveau politique. La Turquie demande que ce diplôme soit reconnu, mais pas nécessairement comme diplôme théologique. Pour le détail, c'est l'équipe de Strasbourg qui gère le dossier. Je ne peux vous en dire plus.
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous sommes tous d'accord pour dire que les imams doivent être formés en France, tout en respectant les principes de la laïcité.
Dans quelques semaines, nous irons à Strasbourg, mais je crains que nous ne parvenions pas à trouver une réponse immédiate.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Vous nous avez dit que le problème le plus important était celui du financement. Vous avez également dit que des administrateurs bloquaient le processus. De qui s'agit-il ?
Le financement peut venir de l'étranger. Ainsi en est-il du salaire des imams envoyés par la Turquie. Il peut également venir par des flux plus ou moins opaques qui financent les mosquées. Or, celui qui a une mosquée dispose de sièges supplémentaires au CFCM. Le financement pourrait également venir du halal : qu'en pensez-vous ? Seules trois mosquées sont habilitées : on nous dit que les choses sont loin d'être claires.
L'autre source de financement vient des fidèles eux-mêmes. Certains représentants de la communauté nous ont dit qu'ils disposaient de beaucoup d'argent car les fidèles étaient très généreux. On nous a dit qu'au moment du ramadan, certaines mosquées d'Île-de-France perçoivent plus d'un million de dons. On nous a cité des chiffres de l'ordre de 3 millions, dont 1,5 million durant les trois derniers jours du ramadan. Chrétien pratiquant, je vois les billets dans la corbeille : ils sont rares... Éclairez-moi, d'autant que vous nous avez dit que votre problème principal était celui du financement.
M. Philippe Bonnecarrère. - Votre présupposé est d'être fidèle à la France et vous avez fait référence à plusieurs reprises à un Islam de France. Je ne conteste pas votre intégrité intellectuelle.
Vous êtes fidèles à la France mais en même temps, vous vous exprimez au nom de 270 mosquées franco-turques. Peut-on parler d'un Islam de France alors que des mosquées sont rattachées à un pays ? J'ai suivi le discours du président Erdogan à Strasbourg : il a demandé à son auditoire de respecter les règles du pays dans lequel il vit mais de ne jamais oublier son origine turque. Comment parler d'Islam de France alors que la présence des origines est aussi forte ?
Comment fonctionne la mise à disposition des 150 imams envoyés en France par la Turquie ? Le salaire est-il intégralement payé par ce pays ? Les associations locales règlent-elles les charges sociales et le loyer ? Dans quelle langue s'expriment ces imams à l'occasion des prêches ? D'après de rapides calculs, j'estime que la mise à disposition de ces imams représente une aide de 7,5 millions de la Turquie.
M. Ahmet Ogras. - Sur le marché du halal, seul le CCMT en est écarté. Les mosquées de Paris et de Lyon, à savoir la composante algérienne, sont représentées, ainsi que la mosquée d'Evry, à savoir la composante marocaine. En revanche, pas un centime pour la composante turque. Pourtant, nous sommes une très grande fédération et nous investissons beaucoup. Depuis trois ans que je suis au CFCM et que j'interroge les uns et les autres sur cette incongruité, le ministère de l'intérieur et le CFCM se renvoient la balle.
Nous n'avons pas non plus d'aumônier national ni régional. Nous n'avons donc aucun avantage de siéger au CFCM.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Parlez-vous des aumôniers des prisons ?
M. Ahmet Ogras. - L'aumônier des prisons vient du Rassemblement des musulmans de France (RMF), celui des hôpitaux vient de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et l'aumônier militaire est algérien. Pour que notre communauté s'investisse dans le CFCM, nous devons lui en montrer l'intérêt qui, pour le moment, n'est pas évident. Les Français d'origine turque doivent donc avoir une réelle place au sein du CFCM.
La fondation est bloquée par un ou deux présidents. La présidence tournante revenant à l'UOIF, les pouvoirs publics de l'époque se satisfaisaient de ce blocage. C'est bien dommage car la fondation disposait d'un million d'euros qui sont, depuis sa création, bloqués.
Je ne crois pas aux chiffres que vous avez cités, monsieur le rapporteur : il faudrait que 1 000 personnes donnent chacune 1 000 euros par jour pour arriver aux 3 millions. Ce montant a peut-être été mobilisé sur un projet donné, mais pas pour le fonctionnement courant.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - On nous a parlé de 4 000 fidèles.
M. Ahmet Ogras. - Cela représente quand même 1 000 euros par personne, cela ne me paraît pas crédible.
L'argent en tant que tel n'est pas le problème principal, mais qui va récupérer cet argent et comment va-t-il être géré ? Des fondations sont indispensables, par exemple pour créer des maisons de retraite, pour entretenir les cimetières, pour bâtir des écoles, pour accompagner les élèves et les enseignements. Les fidèles cotisent dans les mosquées car le lieu existe, le lieu est bien visible, cela donne confiance. Mais aujourd'hui, on n'a plus besoin de nouvelles mosquées, on a besoin d'enseignement, d'espaces culturels, de psychologues pour aider les couples en difficulté. Le CFCM devra créer à l'avenir des fondations pour accompagner les musulmans dans leur vie quotidienne.
Le salaire versé par la Turquie aux imams envoyés en France peut s'analyser comme une coopération entre deux États. Il s'agit d'une mise à disposition. Les imams doivent être logés dignement. La plupart des associations ne payent rien. Au maximum, elles déboursent 500 euros par mois. Les prêches et les prières se font en arabe, tandis que les explications se font le plus souvent en turc, et très peu en français. Aujourd'hui, le plus grand imam qui s'exprime en français, c'est Google, mais il ne raconte pas l'Islam. Les radicalisés l'ont été par des prêches en français. La langue française est donc un faux problème et si nous avions des imams parlant français, la question ne se poserait pas.
Pour le franco-turc, le pays, la discipline, l'État, le policier sont respectés. Tous nos prêches rendent grâce à l'État. Cette double appartenance nous est naturelle, et c'est pourquoi je comprends que vous ne compreniez pas le discours du président Erdogan. Pour nous, quelqu'un qui n'a pas d'État n'a pas d'avenir : c'est ce qui se passe en Syrie. On ne peut demander aux franco-turques d'oublier leur pays d'origine. Quelqu'un qui ne respecte pas son État ne peut pas respecter l'État d'un autre pays.
Un mot sur l'Islam de France : j'aimerais que l'on arrête de faire référence à cette notion. Les valeurs de l'Islam sont universelles et, que je sois en France, en Belgique ou aux États-Unis, l'Islam est le même. Certes, les cultures diffèrent - et l'Islam les respecte - mais il reste identique. Ne créons pas des problèmes là où il n'y en a pas.
Mme Corinne Féret, présidente. - Merci pour votre intervention et pour les précisions que vous nous avez apportées.
Audition de M. Amar Lasfar, président de l'Union des organisations islamiques de France
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous achevons nos travaux avec l'audition de M. Amar Lasfar, président de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). L'UOIF est la fédération associative musulmane la plus importante en France, avec de nombreuses implantations au sein de grandes villes telles que Lille, Bordeaux ou Nantes. L'UOIF est connue comme étant idéologiquement proche des Frères musulmans.
Monsieur le président, notre mission d'information souhaite mieux comprendre les modalités d'exercice du culte musulman et cerner le fonctionnement de ses instances représentatives, les modes de financement des lieux de culte, ou l'organisation du circuit de la viande halal. Nous souhaitons également des éclaircissements sur la formation des imams.
À une période où la représentativité du Conseil français du culte musulman (CFCM) semble susciter des interrogations chez beaucoup de musulmans, nous aimerions savoir comment votre Union se positionne vis-à-vis des autres grandes institutions représentatives de l'Islam en France.
M. Amar Lasfar, président de l'Union des organisations islamiques de France. - Merci de votre invitation. L'UOIF appartient au paysage confessionnel musulman de notre pays depuis sa création en 1983 à l'initiative de neuf mosquées - qui étaient plutôt des salles de prière. Nous avions vu la situation qui existerait trente ans plus tard, regroupant des mosquées et des écoles pour un Islam de France. À l'époque, l'Islam était pratiqué par les immigrés. L'Islam franco-français n'était pas connu.
Nos buts étaient de faciliter la pratique du culte, d'aider à l'intégration et à la sédentarisation, et d'organiser un culte conçu et pratiqué en France. On ne parlait pas encore d'Islam de France, mais d'Islam en France.
À l'heure actuelle, nous regroupons 285 associations cultuelles, dont des mosquées cathédrales créées dans les années 2000.
Notre premier fondement est l'indépendance, qu'elle soit politique, vis-à-vis des pays d'origine, ou religieuse, quant aux conceptions, à la lecture, à la compréhension. Nous nous inspirons de ce qui se passe dans le monde. L'Islam est différent au Moyen-Orient, au Maghreb, dans le Sud-Est asiatique. Il porte l'empreinte culturelle de chaque pays. Pourquoi la France ne le marquerait-elle pas de son empreinte ?
Notre deuxième fondement est la lecture contextualisée, sur laquelle a travaillé M. Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. Il s'agit d'avoir un oeil sur le texte, un oeil sur le contexte. L'interpellation des textes a été initiée par l'UOIF. S'il n'existe qu'un seul Islam dans ses fondements, il y en a une grande variété dans la pratique. Nous mettons l'accent sur les finalités du texte. Nous sommes dans l'évaluation de ce qui peut être réformé. Des instituts ont été créés dans les années 1990 pour outiller cette recherche intellectuelle. Notre rencontre annuelle du Bourget, en 2005, portait sur la question : « Islam de France, de quelle lecture s'agit-il ? » Le texte est divin mais l'interprétation est humaine. Charge à l'homme d'en faire une lecture en harmonie avec le pays où il vit.
Notre troisième fondement, pratique, porte sur les ministres du culte et les fatwa, c'est-à-dire les avis religieux. Les imams sont formés en langue française, à la culture, à la laïcité. En 1992, l'Institut européen des sciences humaines a été créé à Château-Chinon, avant d'ouvrir une antenne à Paris, près de dix ans plus tard. On ne peut pas continuer à importer des imams. La langue des musulmans de France est le français. L'arabe est la langue de la religion. Pour moi qui suis originaire du Maroc, l'arabe est déjà une deuxième langue. On ne peut pas non plus répondre aux croyants par des avis religieux venus de l'étranger. L'avis d'un savant n'est pas sacré. Il faut avoir l'esprit critique. On n'est pas tenu de suivre à la lettre les quatre écoles jurisprudentielles du monde musulman. Elles doivent nous inspirer : pourquoi ne pas créer une cinquième école de France et d'Europe ? En 1994, le Conseil européen de la fatwa a été créé pour réunir des spécialistes, en majorité des imams qui opèrent en Europe, ainsi que des membres issus du monde musulman.
C'est à la pratique musulmane de s'adapter à la société et non l'inverse. L'Islam ne doit pas la brusquer ni remettre en cause les équilibres qui existaient auparavant. La loi de 1905 a été qualifiée de « compromis fragile ». M. Chevènement nous avait demandé si nous étions favorables à sa remise en cause. Nous avons répondu négativement. C'est une loi généreuse et libérale qui permet à la religion d'être pratiquée, de se développer.
En 2015, sur 127 communiqués de l'UOIF, 75 allaient dans le sens de la dénonciation de la barbarie. Nous ne sommes pas outillés pour la déradicalisation. Il faut des spécialistes, psychologues, policiers, juristes. En revanche, seuls les imams et les responsables associatifs peuvent assurer la prévention. Leur travail dans les mosquées doit être salué. Les jeunes suivent l'orthodoxie et refusent la radicalisation. Celle-ci émane des mosquées sur internet - ce sont les fatwa transcontinentales.
La laïcité est mon cadre, qui me permet de m'épanouir et de pratiquer ma religion. Les musulmans sont d'abord des citoyens. Une année, pour la fête de l'Aïd-el-Kébir, nous avions reçu la ministre de la solidarité entre les générations, Mme Codaccioni. Elle avait lu notre slogan « citoyen d'abord, musulman ensuite » et nous avait salués en disant que nous avions résumé toute la philosophie de notre présence dans ce pays. Mes prêches vont dans le sens de la citoyenneté, d'un contrat entre les musulmans et la société. Je dis : « Vous appartenez à votre pays avant de partager votre culte avec d'autres ». La spiritualité de l'UOIF apaise, responsabilise et apprend aux fidèles le vivre ensemble. Ce sera le thème du prochain rassemblement au Bourget.
L'organisation du culte musulman a commencé en 1986, selon une première version imaginée par M. Pasqua, ministre de l'intérieur. Son idée de consistoire n'a pas fonctionné en raison des spécificités de l'Islam. En 1989, six personnalités - j'en faisais partie - ont été réunies par M. Joxe au sein du Conseil de réflexion sur l'Islam de France (Corif), jusqu'en 1993 En 1994, M. Debré a élaboré une charte musulmane, bourrée de versets, à laquelle nous nous sommes opposés car elle était incompatible avec nos principes. Nous disons qu'il n'existe qu'un document de référence, la Constitution. En 1999, M. Chevènement a rassemblé des personnalités issues de six mosquées, avant qu'en 2003, M. Sarkozy donne naissance au CFCM. Celui-ci est le représentant légal des musulmans de France, mais il n'a pas encore la crédibilité nécessaire. Son président, M. Kbibech, met en avant ce qui lui faisait défaut : la jeunesse, les femmes, la majorité des mosquées. Le dernier scrutin du CFCM n'a concerné que 950 mosquées, sur 2 500. C'est trop peu, d'autant qu'il existe en France une mosquée pour 3 000 personnes, contre une pour 2 000 en Allemagne et une pour 1 250 en Grande-Bretagne. Pour cela, il faut des financements. Hormis une vingtaine de mosquées financées par des organisations ou des États étrangers, l'immense majorité est financée par la communauté musulmane. Elle est généreuse, mais il faut l'impliquer - il y a cinq à six millions de musulmans, ce qui représente un fort financement.
Il faut prendre des précautions avec le financement. Le CFCM travaille sur d'autres pistes, telles que le pèlerinage. Il existe aussi de petites passerelles vers l'argent public, de façon légale.
Mme Corinne Féret, présidente. - Merci.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci de cette audition pleine d'entrain, qui contraste avec les opinions généralement prêtées à votre organisation. Quand on parle du Bourget, du discours de votre organisation, ce n'est pas en termes compatibles avec la République. Quand vous invitez M. Tariq Ramadan - c'est votre droit le plus strict -, les rangs des élus, moi la première, sont déserts.
Comment expliquer cette différence ? Pourquoi une si mauvaise réputation, très éloignée du discours que vous tenez ? Je suis franchement interpellée.
M. Amar Lasfar. - M. Elkabbach m'a posé les mêmes questions lundi matin sur Europe 1. On parle de nous plutôt que de parler avec nous. Pour dire qu'il existe une dichotomie, il faut nous rencontrer. Je n'ai pas bougé, de mes 19 ans à maintenant - j'ai 55 ans. La dualité des discours est impossible. C'est très fatigant ! Le discours que je vous tiens est le même que dans les mosquées. Vous avez mille façons de le vérifier. Nous respectons notre public du Bourget. On ne lui apprend rien ; on crée les conditions du débat. Nous avançons les frais de deux millions d'euros, nous invitons des intervenants. Va-t-on les censurer ? Certains viennent même distribuer des tracts insultants. Nous ne nous retrouvons pas dans tous les propos de M. Tariq Ramadan. Par exemple, il est contre l'enseignement privé, qu'il accuse de communautarisme, ce qui est faux. Il interpelle les musulmans, mais il nous dit aussi qu'ils doivent agir comme des citoyens. Quand il sort de ce que nous avons tracé, nous disons que nous ne sommes pas d'accord. Mais nous n'inviterons pas uniquement ceux qui sont d'accord avec nous.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Faut-il une instance représentative de l'Islam en France ? Nous n'avons pour l'instant qu'une instance de dialogue.
M. Amar Lasfar. - En 1992, au Bourget, nous avons posé la question : « Qui représente les musulmans ? » La représentation officielle est notre cheval de bataille. Nous répondons toujours présents à l'invitation des autorités. Les musulmans de ce pays ont une demande de légitimité. Nous sommes favorables au modèle intégrationniste français. Les musulmans font tout pour mettre en place une organisation représentant leur culte. Nous en sommes plus que demandeurs. L'UOIF n'a pas participé au dernier scrutin du CFCM, il y a deux ans et demi, car il souhaitait des réformes. Nombre de structures sont laissées sur le bord de la route. Nous n'avons pas été écoutés. Actuellement, nous discutons pour réintégrer le CFCM. Nous y sommes mal représentés, mais tout de même représentés. Nous voulons une structure, et c'est la seule. L'instance de dialogue de l'État a réuni 130 personnes en juin, dont une trentaine de l'UOIF. Lors de sa tournée à Poitiers, Bordeaux, Strasbourg et Marseille, le ministre de l'intérieur a été reçu par des membres de l'UOIF. M. Valls lui-même déclare que le CFCM n'est pas représentatif.
Nous sommes outillés pour la prévention, pour parler aux jeunes. Le vendredi, le prêcheur parle pendant trente à quarante-cinq minutes sans être interrompu. Les écoles coraniques du week-end accueillent des dizaines de milliers de jeunes. L'enseignement privé musulman compte 5 000 élèves. Nous avons immunisé une bonne partie de nos coreligionnaires et concitoyens.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Merci. Vous êtes une école de pensée avant d'être une association loi 1901. Quelle école ? Française ou internationale ? Vos relations avec les Frères musulmans sont connues.
La radicalisation est galopante. Vous intervenez depuis plus de trente ans, mais le résultat de votre prévention n'est pas à la hauteur de nos attentes. Le recensement des jeunes en voie de radicalisation que nous avons mené avec Mme Nathalie Goulet en février 2015 donnait le chiffre de 1 400. En novembre, ce chiffre s'élevait à 9 800. Votre école de pensée, si elle est indispensable, ne se traduit pas dans les faits.
Quelles sont vos relations avec le CFCM ? Vous dites qu'une structure représentant le culte musulman est souhaitable. Le CFCM représente les mosquées. Celles-ci sont-elles assimilables au culte musulman ? Le CFCM ne s'occupe pas de théologie, or la pratique d'un culte en implique une lecture claire. Votre appartenance chaotique au CFCM ne procède-t-elle pas de votre volonté de trouver une autre réponse, par exemple avec un conseil théologique ?
Nous ne sommes pas habitués à un discours comme le vôtre. Rassurez-nous.
M. Philippe Bonnecarrère. - Bravo pour votre présentation brillante. À vous écouter, tout est contextualisé, les éléments matériels fonctionnent. Mais à ce « tout va bien », la réalité répond par la négative. Quelle est l'organisation que vous proposez pour le CFCM ? Cela fait trente-trois ans que vous réfléchissez à cette question, et vous y participez depuis ses débuts. Quel est votre plan de réforme ?
Combien de personnes ont-elles été formées à l'institut de Château-Chinon depuis sa création ? Et par an ? Combien d'entre elles sont en responsabilité dans les mosquées françaises ?
L'Islam français a-t-il toujours besoin de financements étrangers, et si oui comment en assurer la transparence ? S'il n'en a pas besoin, comment la collecte financière peut-elle être organisée ? L'État n'a pas vocation à intervenir dans la vie religieuse, mais je ne serais pas choqué par une certification, une publication des mouvements financiers. Et vous ?
M. Amar Lasfar. - Nous sommes une école de pensée. Aucune ne s'est bâtie en autarcie. Les écoles réformatrices ne sont pas nombreuses. Les Frères musulmans ont inspiré le Maghreb, le Moyen-Orient, l'Extrême-Orient. On achète du tissu pour faire du sur-mesure. Il n'est pas possible de s'autoproclamer « penseur » en partant de zéro. Mais suis-je une vitrine des Frères musulmans ? J'ai déjà fait la révolution en 1789, je n'ai pas besoin d'en refaire une. Nous sommes proches des mouvements réformateurs, et j'espère du Prophète. Je me sens proche des Frères musulmans sur plusieurs points : la réforme de l'homme, de la société, du pouvoir. Nous ne parlons pas de pouvoir politique, mais religieux. Si je veux faire de la politique, j'enlève ma casquette religieuse et je vais voter. La politique est interdite à l'UOIF. Pourquoi ne pas poser la question inverse, celle des Frères musulmans s'inspirant de la France ? Nous avons de quoi exporter nos enseignements dans des pays qui pataugent.
Nous sommes une association franco-française qui suit les lois de 1901 et 1905. Onze voyous ont sombré dans le terrorisme. Loin de moi l'idée de relativiser, mais il faut voir la moitié pleine du verre. Si j'étais le seul à agir sur ces jeunes, j'accepterais la critique. Mais ils consomment d'autres discours, notamment sur internet, qui représente notre concurrent déloyal. Nous sommes démunis.
M. Philippe Bonnecarrère. - Il est difficile pour nous d'entendre que la radicalisation se fait intrinsèquement hors des mosquées. C'est excessif.
M. Amar Lasfar. - Quelques mosquées ont une part de responsabilité, mais il n'est pas possible d'expliquer la radicalisation par un seul facteur. Nous n'avons pas de détecteur de radicalisme à la mosquée. Mais si ces personnes s'y rendent, elles écoutent nos discours. Je peux rendre compte des intervenants. Je concède qu'il existe des prêcheurs de haine. Appliquons la loi.
On ne peut pas dire qu'environ 9 800 personnes sont radicalisées. Quels sont les signes ? Certains rapports évoquent simplement la barbe, moustache rasée, le foulard, le choix alimentaire. Il faut établir le bon diagnostic, sans quoi on crée un mauvais climat.
Mme Dounia Bouzar fait un bon travail de déradicalisation. Je ne peux pas prendre son rôle. En revanche, je dis à un enfant de s'accrocher pour trouver un emploi plus tard, même si c'est difficile quand on s'appelle Mohammed. J'ai franchi des obstacles et créé ma situation. À l'inverse, on entend parler de raccourcis pour le paradis et les vierges.
Le CFCM n'est pas à la hauteur de ce que je veux, mais je ne conditionne pas notre réintégration. Nous le réformerons et rattraperons le retard. Ce n'est pas une structure religieuse. Elle gère les affaires du culte, sans théologiens.
Avec le recteur de la mosquée de Paris, M. Dalil Boubakeur, et le président du CFCM, M. Anouar Kbibech, nous avons discuté d'un conseil spécial de théologie musulmane. J'apporte ma contribution au CFCM, dont il faut respecter les équilibres.
Une centaine d'imams d'Europe ont été formés au sein de l'institut de Château-Chinon, qui en accueille entre dix et vingt par an. Mais ils ont ensuite du mal à être recrutés. Les infrastructures des mosquées ne sont pas à la hauteur de ces personnes diplômées à bac plus quatre ou cinq. Le marché du travail est difficile pour les imams.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Est-ce le marché ou un effet de préférence nationale ? Les imams formés en France qui prêchent en français, que j'appelle de mes voeux, ne se heurtent-ils pas aux imams des pays d'origine ?
M. Amar Lasfar. - C'est vrai. Je serais tenté de dire que l'Islam de France a un concurrent : l'Islam en France. Une bonne partie de mes coreligionnaires de la première génération ont une loyauté normale vis-à-vis de leur pays d'origine. On nous demande de réaliser rapidement ce que les autres religions ont mis plusieurs siècles à faire. Les mosquées sont entre les mains de la première génération qui voit le prêche en français d'un mauvais oeil. Nous, nous préparons l'avenir. Des imams partent encore en formation à l'étranger. Je n'y suis pas opposé s'ils vont dans une université.
Je ne dis pas que je refuse l'argent de l'étranger. Nous sommes mondialisés. En revanche, je dénonce l'argent soumis à condition. Notre premier principe est l'indépendance. L'argent étranger est le bienvenu s'il est transparent, comme pour la mosquée de Lyon.
Il est risqué de dépendre d'une source irrégulière ou aléatoire. Nous cherchons des sources de financement pérennes en France.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quel est le budget de l'UOIF ?
M. Amar Lasfar. - Son budget de fonctionnement est de 350 000 euros, avec trois salariés. Ce n'est rien du tout.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Vous parliez de davantage pour le Bourget.
M. Amar Lasfar. - La foire commerciale représente dix millions d'euros, payés par les exposants. L'entrée pour la journée coûte dix euros aux visiteurs ; c'est vingt euros pour quatre jours. Ce n'est pas le budget de fonctionnement.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Les fidèles peuvent-ils assurer le financement ?
M. Amar Lasfar. - Les musulmans paient. La source principale est la communauté, qui réunit cinq à six millions de personnes.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Et le halal ?
M. Amar Lasfar. - C'est un domaine extrêmement compliqué.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous parlez de cinq à six millions de musulmans. On entend aussi le chiffre d'un million.
M. Amar Lasfar. - Il est interdit de les recenser.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Avez-vous une idée ?
M. Amar Lasfar. - Je ne veux pas qu'on les compte. Ce serait source de polémiques.
Mme Corinne Féret, présidente. - Merci. Notre mission nous amènera à de nombreux autres échanges.
M. Amar Lasfar. - Parlez-nous !
Jeudi 31 mars 2016
- Présidence de Mme Corinne Féret, présidente -La réunion est ouverte à 13 h 30
Audition de M. Dominique Urvoy, professeur de pensée et civilisation arabes à l'université de Toulouse-Jean Jaurès (ex Toulouse-II), et de Mme Marie-Thérèse Urvoy, professeur d'islamologie, d'histoire médiévale de l'Islam, d'arabe classique et de philosophie arabe à l'Institut catholique de Toulouse
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous entendons deux universitaires et chercheurs spécialisés sur l'Islam et le monde musulman, dont l'audition nous a été suggérée par M. Reichardt : Mme Marie-Thérèse Urvoy, professeur d'islamologie, d'histoire médiévale de l'Islam, d'arabe classique et de philosophie arabe à l'Institut catholique de Toulouse et M. Dominique Urvoy, professeur de pensée et civilisation arabes à l'université de Toulouse-Jean Jaurès. Vous avez l'un comme l'autre beaucoup travaillé et écrit sur la pensée arabe et la philosophie islamique. Nous souhaiterions recueillir vos réflexions sur les lignes de force qui structurent la pensée islamique contemporaine et, surtout, sur la manière dont celles-ci influent sur la pratique de l'Islam en France et y induisent des évolutions ou, le cas échéant, des reculs ou des difficultés pour la communauté musulmane.
Mme Marie-Thérèse Urvoy, professeur d'islamologie, d'histoire médiévale de l'Islam, d'arabe classique et de philosophie arabe à l'Institut catholique de Toulouse. - Au préalable, il convient de rectifier l'expression : on parlera non d'intégration de l'Islam mais d'intégration de musulmans - ceux qui le veulent, du moins -, car l'Islam se caractérise par une polysémie, entretenue et exploitée par les musulmans. L'Islam se veut et se réalise en tant qu'Islam-religion, Islam-civilisation, Islam-communauté et Islam-culture, tous étant utilisés à décharge du premier. Cet amalgame typiquement islamique s'avère d'une efficacité redoutable, au point que « pas-d'amalgame » et « c'est-pas-ça-l'Islam » sont devenus de quasi-néologismes. Ainsi, Feiza Ben Mohamed, représentante de la Fédération des musulmans du Sud, trouve la preuve que le terrorisme est sans relation avec l'Islam dans le fait que les terroristes sont issus du grand banditisme et de la délinquance ordinaire ! Autre exemple, plus subtil : l'émission religieuse du dimanche sur l'Islam, où se mêlent une apologie valorisante de sujets profanes et des leçons exégétiques des piliers de la foi. En face, un contrepoids très minoritaire élève la voix, tels Boualem Sansal et Kamel Daoud en Algérie, Mohamed Sifaoui ou Zineb El Rhazoui en France.
Que sont les musulmans ? L'histoire de l'Islam nous enseigne que le groupe appelé umma dans le Coran est une communauté qui prend son origine dans une attitude de lutte défensive : après avoir été persécutée dans la Mecque païenne, elle se constitue en un groupe agressif, victorieux de ses ennemis que sont infidèles, associateurs, chrétiens et juifs. Cette communauté combative est animée d'un puissant sentiment de fraternité dans une même foi, seul authentique lien intra-communautaire. Dès le Coran, Allah accorde aux musulmans, les seuls « croyants », dignité, privilèges et droits propres. Cette umma est missionnée par Allah pour promouvoir et défendre les droits de Dieu et de Ses serviteurs que sont les musulmans. Jalouse de ses droits, se croyant toujours menacée, elle s'abrite dans la lutte par la polémique ou par les armes. Cet état d'esprit collectif explique l'assurance déconcertante du musulman, défenseur des droits d'Allah, et son complexe de supériorité vis-à-vis des non-croyants. C'est même un dogme essentiel : la charia interdit aux musulmans d'être sous l'autorité d'un pouvoir non islamique, de subir un État de droit de non croyants. C'est une humiliation, une tyrannie (baghî) intolérable pour le croyant qu'Allah a pourtant déclaré comme étant « le dernier détenteur de la terre » (X, 14 et XXXV, 39). Pour le plus illettré comme pour le plus instruit, faire régner l'Islam sur le monde ne sera que l'exécution de l'ordre divin et l'objectif de tout musulman, du plus modéré au plus violent ; seuls varieront les moyens pour l'atteindre.
Face à cette indéfectible structure mentale d'une communauté farouchement solidaire, l'univers mental des chrétiens est diamétralement opposé, nourri de valeurs judéo-chrétiennes forgées sur fond de crises historiques (protestantisme, Révolution, laïcisme, etc.) -que l'Islam n'a pas connu au cours de son histoire. Le grand schisme qu'est le chiisme avait une origine politique : la lutte pour le pouvoir. La théorisation doctrinale s'est faite au fil de l'histoire.
Dès ses origines, l'Islam a réparti le monde en « territoire de l'Islam », une théocratie avec un chef, où les lois sont dictées par Allah et où il incombe aux musulmans de les porter et les faire respecter dans le territoire des non-croyants, dit « territoire de la guerre » (dâr al-harb). À l'époque moderne, les modérés ont ajouté une troisième notion, celle de « territoire de la trêve » (dâr al-muwada?a) - sachant qu'une trêve, si longue soit-elle, est temporaire et que ce territoire doit tôt ou tard revenir au domaine de l'Islam.
Musulman accepté par l'Occident laïc et chrétien, Recep Tayyip Erdogan déclare, agacé : « il n'y a pas un Islam modéré et un Islam violent. L'Islam c'est l'Islam ». En effet, un Islam modéré est concevable, mais il sera toujours le fait de l'individu, non du groupe. Seul, sans la pression de sa communauté, le musulman peut vivre sa religion en la ramenant à la sphère privée et à la pratique intérieure, sans revendication communautariste ni marqueurs sociétaux. L'Islam étant la religion de la masse, c'est en groupe que les musulmans revendiqueront d'exercer leurs droits et leurs obligations cultuelles. L'importance de ces dernières sera proportionnelle à l'importance du groupe. L'Islam religion de la foule plutôt que de l'individu fait que, comme le dit Yadh Ben Achour, « derrière chaque musulman il y a un autre musulman, plus musulman encore ».
Dans le dialogue islamo-chrétien officiel, les parts sont nettes : aux chrétiens l'affectif ou l'idéologique, aux musulmans le Coran et ses contraintes. Pour les premiers, toutes les concessions sont bonnes, jusqu'au déni de soi ; pour les musulmans, il s'agit d'avancer en félicitant les chrétiens pour leur démarche, sans céder un iota. Un marché de dupes a submergé un espace dialogique de type sectaire nommé « l'islamo-chrétien » - je vous renvoie à notre ouvrage, La Mésentente. Des valeurs fondamentales de l'Islam-religion sont inconciliables avec le christianisme, telles la conception de Dieu et Son unicité, la relation entre Dieu et l'homme. Des valeurs fondamentales de l'Islam-civilisation sont inconciliables avec l'Occident laïc, telles le but ultime de faire triompher la Loi islamique, le statut inégalitaire entre croyant et non-croyant, entre homme et femme.
On ne saurait envisager de dialogue qu'avec des musulmans qui auront renoncé à leur statut sociopolitique islamique. Ils existent mais n'ont pas voix au chapitre, lorsqu'ils ne sont pas exécutés en terre d'Islam. Quant au soufisme, c'est un cheval de Troie de l'islamisme qui donne à voir un Islam spirituel et tolérant, présentable, mais seulement sous forme de moratoire. Beaucoup de soufis, dans l'histoire, ont été des djihadistes efficaces.
M. Dominique Urvoy, professeur de pensée et civilisation arabes à l'université de Toulouse-Jean Jaurès. - Il y a d'abord un problème de présentation de l'Islam, qui recouvre un vaste ensemble de domaines : religieux, historique, civilisationnel, historique, intellectuel, artistique... Cela laisse une certaine latitude à la manipulation idéologique : on met ainsi au crédit de l'Islam religion ce qui relève de l'Islam civilisation. Pourtant, pour citer Renan, l'Islam religion n'a pas plus de titre à revendiquer Averroès que le catholicisme à revendiquer Galilée.
Toutes les manifestations pour faire connaître la civilisation islamique sont à encourager : ses apports artistiques, culturels, philosophiques ont été remarquables. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et les musulmans se font du mal en ressassant leur gloire passée sans se donner la peine de retrouver ce niveau.
Je vous ferai part de trois expériences. La première concerne une visite à l'« Institut européen pour les sciences humaine » de Saint-Léger-de-Fougeret qui forme des imams appelés à exercer en Europe et en Amérique du Nord. J'ai eu la surprise de voir que la bibliothèque de cet Institut, officiellement indépendant, était wahabite, la documentation étant fournie par l'Arabie saoudite. La question cruciale, pour l'équipe dirigeante, était de réussir à intégrer l'enseignement des sciences islamiques à l'université publique. En répondant que j'y enseignais l'islamologie, j'étais en porte-à-faux : mes interlocuteurs souhaitaient en réalité transposer dans l'université d'État française tout un cursus, avec des diplômes, des certificats « étude du Coran »... « Les sciences islamiques sont une science humaine comme les autres », m'ont-ils affirmé !
À Strasbourg, l'idée est née chez certains membres de la faculté de théologie protestante de créer une faculté de théologie islamique. Pourquoi pas, puisque le système du concordat le permettait ? J'ai été consulté, avec un confrère, sur la maquette et le programme proposés. Nous avons été effarés : ce cursus avait été imaginé par des gens qui voyaient l'Islam de loin, sans se poser la moindre question sur la façon d'aborder les disciplines, de les intégrer à l'esprit de l'enseignement de l'université française, pas plus que sur le recrutement des enseignants... Ce fut un échec, mais révélateur d'une certaine naïveté.
À l'université de Toulouse, où j'enseignais, la direction du département d'arabe avait été confiée à un collègue marocain qui souhaitait encourager la présentation de l'Islam par des musulmans eux-mêmes, et y consacrer pas moins de 450 heures d'enseignement. Il fit venir trois enseignants pour l'accompagner dans cette démarche, qui constituèrent une association culturelle. Jusque-là, rien à redire. Cette association avait pour nom Sabil - le chemin - qui évoque irrésistiblement la formule « al-jihad fi sabil Allah ». Elle s'est révélée être une association de propagande islamiste ; il a fallu que les renseignements généraux s'en mêlent pour mettre fin à ses activités. Preuve que l'espoir de faire parler les acteurs eux-mêmes peut entraîner des déviations caractérisées...
L'État veut encourager la connaissance de l'Islam et a décidé d'ouvrir dix postes en islamologie à l'université. Je m'en félicite, car il y a des personnes compétentes pour les occuper. Mais comment ces postes seront-ils pourvus, selon quels critères ? J'observe des tendances lourdes, des universités où les sections d'arabe sont accaparées par les Marocains. Est-ce admissible ?
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je comprends que vous ayez séduit M. Reichardt ! L'objectif de notre mission est de mieux connaitre l'Islam, son fonctionnement, son financement, son organisation. L'État doit-il intervenir ou non ? On est parfois au bord de la schizophrénie. Si je comprends bien, pour vous, l'Islam n'est pas du tout compatible avec la République ?
M. Dominique Urvoy. - Tel quel, non.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Faut-il une organisation du culte musulman, de la communauté musulmane ? Quel est votre avis sur le CFCM ? Les personnes que nous entendons - je ne parle pas de gens comme Hassen Chalghoumi, que je ne porte pas en haute estime - jouent donc un rôle, avec un but final inavoué ? Il n'y a pas d'Islam modéré, dites-vous. C'est une vision très pessimiste, alors que 10 % de la population française serait de confession musulmane. Serions-nous tous victimes d'une illusion d'optique devant ces gens qui nous semblent intégrés dans la société ? Vos propos globaux sont inquiétants...
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Je récuse le terme de « globaux ». J'ai précisé qu'un musulman pris à part, individuellement, n'est pas le même que quand il est membre de l'umma. Je sors le particulier du général.
M. Dominique Urvoy. - Il est sans doute fort utile pour l'État d'avoir un interlocuteur unique : c'est tout l'intérêt du Conseil français du culte musulman. Mais je vois mal l'intérêt pour les musulmans eux-mêmes - il suffit de voir les polémiques entre les représentants des différentes nationalités ! Il est très difficile d'intervenir dans l'organisation du culte. Reste l'aspect civilisationnel : on emmène les enfants visiter les mosquées, mimer les gestes de la prière... Cela n'a pas grande signification, au-delà de l'aspect folklorique.
Dès lors qu'on ne considère pas que la foi se résume à la façon de vivre sa relation personnelle à Dieu et à la morale, il y a incompatibilité. Fazlur Rahman, grand nom du réformisme moderne, menacé pour cela au Pakistan, estimait pourtant qu'il ne fallait pas renoncer à la législation islamique si l'on voulait éviter que l'Islam ne se dilue dans le moralisme universel. Nous, nous ne verrions peut-être que des avantages à une telle dilution ! Mais de fait, la grande majorité des musulmans s'y refusent, car ils sont attachés à cette étiquette. Au point que certains musulmans donnent l'impression d'adorer l'Islam plutôt que Dieu, dit Francis Robinson.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - C'est bien de savoir ce que veut l'État, la République, mais qui posera la question de savoir ce que veulent les musulmans ? Du plus modéré au plus violent, tous disent vouloir la même chose : vivre leur Islam, c'est-à-dire imposer les droits de Dieu, qu'il défend en personne - comme Allah l'a dit dans le Coran, et faire respecter sa vie religieuse en tant que telle.
Le CFCM, c'est avant tout une erreur de casting. Bien sûr, il faut des représentants de la communauté musulmane, mais la composition retenue par les pouvoirs publics s'est traduite par des tensions, des guerres intestines entre les différents courants. Mes étudiants qui ne sont « que » musulmans ne se reconnaissent pas en Tariq Ramadan, qui représente l'UOIF, en Tareq Oubrou, qui représente les Marocains, en Dalil Boubakeur, qui représente l'Algérie...
Mme Josette Durrieu. - Merci. Comme Mme Goulet, je trouve votre attitude très prudentielle, voire fermée. L'Islam est une grande civilisation, dites-vous. Ne mérite-t-elle pas d'être enseignée, au titre des sciences humaines, y compris à l'université publique ?
Une question, enfin : le Coran prône-t-il la guerre sainte ? Si oui, où ? Le risque est-il celui d'un expansionnisme déterminé et violent ?
M. Dominique Urvoy. - Que l'Islam soit une grande civilisation qu'il faille enseigner à l'université publique, c'est ce que j'ai fait pendant un quart de siècle ! Mais les grandeurs passées de cette civilisation - qui méritent bien sûr d'être connues, au même titre que la littérature classique latine ou grecque - ne doivent pas servir d'alibi : ce ne sont plus Averroès ou des Ibn Khaldoun que nous avons en face de nous.
Le Coran prône-t-il le djihad ? Bien sûr : je vous renvoie à la sourate 9, qui passe pour la dernière révélée : lisez-la, c'est clairement une sourate de combat.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Abdelali Mamoun, imam itinérant très présent à la télévision, a affirmé sur le plateau de C'est dans l'air que la sourate 9 était descendue - car la révélation coranique est une descente matérielle - pour prescrire aux musulmans croyants de se battre contre leurs ennemis.
M. Dominique Urvoy. - En l'occurrence, contre l'oppression byzantine - ce qui est historiquement faux.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Il n'y a pas un attentat, pas une action de Daesh qui ne soit revendiquée en citant des versets entiers du Coran. Le nier, c'est mentir : c'est la taqîya ordinaire, la dissimulation légale autorisée à tout musulman en terre non islamique pour protéger sa foi et sa personne.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - J'ai entendu M. et Mme Urvoy lors d'une présentation devant M. Rouquet, président de la délégation française au Conseil de l'Europe, qui m'a ébranlé : je n'avais jamais entendu ce type de discours auparavant.
L'Islam de France est fait de communautés qui, jusqu'ici, sont bien intégrées. Est-il compatible avec les valeurs de la République ? Peut-être faudrait-il, pour cela, insister sur la séparation entre l'individu et l'umma ? Ces communautés sont très hétérogènes, puisqu'elles sont issues de pays différents. Malgré le pessimisme de votre exposé, je connais dans ces communautés bien des personnes de bonne composition qui sont autant de signes d'espoir.
Comment sortir, dans la formation des jeunes par les imams et les aumôniers, de la prééminence accordée à la sourate 9 ? Nous avons besoin d'imams formés chez nous et dont l'enseignement soit compatible avec les lois de la République, pour un Islam respectueux des non-croyants. Il faudra du temps, car la situation actuelle résulte de décennies de dégénérescence...
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - La majorité des personnes auditionnées par notre mission d'information souhaitent un Islam de France, respectueux de la laïcité, qui lise le texte dans son contexte. Ils appellent à sortir du lien avec les pays d'origine et assurent que les capacités de financement nationales suffisent. Est-ce vrai ?
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Oui, il y a des musulmans modérés : ce sont ceux qui renoncent à l'esprit communautaire, qui est pourtant inhérent à l'Islam.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Les étudiants qui ne se reconnaissent pas dans le CFCM sont-ils du nombre ?
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Pas vraiment. Quand je les ai formés, je fais en sorte qu'ils rentrent chez eux.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Dans leur pays ?
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Oui. D'autres professeurs ne le font pas, surtout s'il s'agit d'Arabes ou de Maghrébins.
Tant qu'il s'agissait d'immigration économique, il n'y avait aucun problème d'intégration.
Dans un colloque universitaire où il s'est installé avec des jeunes filles voilées et de jeunes barbus, M. Tareq Oubrou a dit qu'en cas d'incompatibilité entre les lois de la République et la loi chariatique, il prononcerait une fatwa qui équivaudrait à un moratoire. C'est ce qu'a voulu dire aussi M. Tariq Ramadan lorsqu'il a répondu à Nicolas Sarkozy sur la lapidation d'une femme adultère. C'est le point de vue musulman. Nous cherchons une compatibilité, mais les musulmans y sont-ils prêts ?
Sur la diversité d'origine des musulmans, nous avons fait trop longtemps des erreurs, et il est sans doute trop tard. Mais c'est aux musulmans de trouver une solution aux guerres intestines pour le pouvoir au CFCM. Sinon, elles n'auront pas de fin. D'ailleurs, il faut changer le groupe qui dirige le CFCM pour donner la parole à d'autres communautés.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Croyez-vous qu'il soit possible d'organiser des élections directes, et non mosquée par mosquée ?
M. Dominique Urvoy. - La religion ne peut pas figurer sur la carte d'identité.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Je suis entièrement favorable à l'amélioration de la formation des imams. C'est-à-dire qu'il faut leur inculquer les règles universitaires de la connaissance et de l'apprentissage. Toutes les universités ont refusé de s'en charger, sauf l'Institut catholique de Paris, celui de Toulouse et celui de Lyon. Mais qui va y dispenser cet enseignement ? À Toulouse, c'est le CFCM qui a choisi les enseignants. Ces formations doivent être mieux contrôlées.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons auditionné le directeur de l'Institut catholique de Paris : le programme en question est surtout une formation à nos institutions, et son titre est trompeur.
L'idée de constituer des listes électorales au CFCM, comme pour le Consistoire ou comme des pays où nous avons créé de toutes pièces un système démocratique, afin qu'il représente davantage des individus que des groupes, vous paraît-elle fantaisiste ? Le mode de scrutin actuel n'est pas représentatif : à quoi riment des élections par mètre carré ?
Au point où nous en sommes, il faut prendre les choses comme elles sont. La laïcité nous interdit de formuler des préconisations, mais nous aimerions bien protéger les 99,99 % de musulmans qui n'ont jamais traversé en dehors des clous...
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Les programmes dont nous parlons n'ont jamais prétendu former à l'Islam mais à la laïcité. Ils sont destinés aux travailleurs sociaux. En pratique, les trente inscrits à Toulouse sont trente imams... Qui y enseigne ? C'est la question.
M. Dominique Urvoy. - Quelle autorité auraient les élections que vous évoquez ? Elles ne changeraient rien pour les croyants. Le judaïsme a développé, avant même l'action de Napoléon, une branche libérale, et compte des synagogues orthodoxes et des synagogues libérales. Il n'en va pas de même de l'Islam, sauf peut-être en Amérique, où un Islam libéral se développe, sans toutefois déboucher sur de nouvelles institutions. Quoi qu'il en soit, chaque individu est libre d'en revenir à une forme plus radicale de sa religion. Mais ceux qui sont prêts à prendre leurs distances avec le fondamentalisme doivent se faire entendre. Cela dit, si de nombreux juifs sont prêts à ne pas considérer la Torah comme le livre de Moïse, vous ne trouverez aucun musulman qui considère le Coran autrement que comme le recueil des paroles mêmes d'Allah.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - C'est incompressible. M. Ghaleb Bencheikh, qui passe pour très modéré, a publié après les attentats de janvier un article dans lequel il appelle à refonder les préceptes de la théologie islamique. En cinq pages, écrites en un français impeccable, il ne cite pas une seule fois le Coran, ni la sourate 9.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - De quels textes parle-t-il ?
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Des traditions, de la biographie du prophète, qu'il appelle à contextualiser, de sémiotique, de sémantique... Pour être efficace, il faut connaître son sujet.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - D'où notre mission d'information.
Mme Marie-Thérèse Urvoy. - Ne vous laissez pas tromper par ces princes de l'Église comme M. Tareq Oubrou.
La réunion est levée à 14 h 40