Jeudi 9 juillet 2015
- Présidence de M. Jean-Marie Bockel, président -Présentation du rapport d'information de MM. Philippe Dallier, Charles Guené et Jacques Mézard : « L'évolution des finances locales à l'horizon 2017 - Tome II »
M. Jean-Marie Bockel, président. - En novembre dernier, le premier tome de notre rapport d'information sur l'évolution des finances locales à l'horizon 2017 mettait en évidence l'impasse que la baisse des dotations de l'État risquait de constituer pour les collectivités. Ce travail a été jugé très utile par les acteurs de terrain qui s'en sont emparés. Le deuxième tome, que nous examinons ce matin, traite des conséquences concrètes de la baisse des dotations et de la manière dont les collectivités s'y adaptent. Ce travail s'appuie sur une consultation des élus locaux, dont les résultats nous ont été présentés par l'Institut français d'opinion publique (Ifop) le 25 juin dernier. À l'automne, un troisième tome présentera des propositions pour améliorer l'efficacité et l'équité de nos finances locales.
M. Charles Guené, rapporteur. - En effet, les projections que nous vous avons présentées en novembre mettaient en évidence qu'avec la baisse de 12,5 milliards de la DGF par rapport à 2013, jusqu'à deux tiers des collectivités territoriales seraient dans le rouge d'ici 2018, l'impasse financière devenant la norme. Les communes de plus de 10 000 habitants et les départements seront les plus touchés. Sans ajustement, les collectivités devraient diminuer leurs dépenses d'investissement de 30 % pour rétablir leur situation.
Nous avons souhaité consulter les élus locaux - maires, présidents d'EPCI, de conseils départementaux et régionaux - sur les mesures qu'ils envisageaient pour s'adapter aux évolutions du contexte financier. Les services du Sénat ont mis en ligne un questionnaire auquel ils étaient invités à répondre entre le 5 mai et le 1er juin. Sur plus de 5 000 connexions, 3 057 questionnaires ont été validés et traités par l'Ifop. Compte tenu du délai très court dont nous disposions, et des nombreuses sollicitations dont les élus ont fait l'objet ces derniers mois sur le sujet des finances locales, ces résultats sont un succès. Le taux de participation hebdomadaire est 2,5 fois plus élevé que celui observé sur la simplification des normes.
Les réponses des 2 859 communes, 132 EPCI, 54 départements et 12 régions ont validé les conclusions des simulations réalisées dans le tome I, et exprimé le désarroi des collectivités territoriales. Les témoignages parfois édifiants des associations d'élus locaux que nous avons entendues lors de la table ronde du 17 juin ont confirmé l'hypothèse d'un calendrier difficilement soutenable.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Notre troïka a tiré la sonnette d'alarme lors de la publication du tome I de notre rapport, et l'Association des maires de France (AMF) nous a entendus. Plusieurs missions et enquêtes sont venues confirmer ce que nous avions tous dit lors de la séance de questions cribles thématiques du 11 juin dernier : la DGF est injuste et doit être réformée. Mme Pires-Beaune l'a bien compris, puisque dans le cadre de la mission parlementaire que lui a confiée le Premier ministre, ainsi qu'à notre regretté collègue Jean Germain, elle donne la priorité à la réforme de la DGF pour le bloc communal. L'effet de ciseaux entre la baisse des recettes et la hausse des dépenses sociales place pourtant les départements dans une situation que risque encore d'aggraver la baisse de la contribution à la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), annoncée par Mme Lebranchu : la moitié de la CVAE ira au financement des régions, contre 23 % actuellement. Comment vont-ils faire pour s'en sortir ?
L'on nous dit que la réforme de la DGF se fera par étapes, sans préciser pourtant comment elle s'organisera, ce qui augmente la complexité de la tâche pour les élus locaux déjà très inquiets de ne pouvoir évaluer les conséquences de la baisse de leurs dotations ou le renforcement de la péréquation en pourcentage de fiscalité. Dans sa note de synthèse, l'Ifop indique : « La difficulté à se positionner de manière affirmée sur ces indicateurs les plus précis de l'enquête révèle un point de vigilance important à prendre en considération pour les décideurs, à savoir que les élus locaux font montre d'un certain «décrochage» face à un système complexe dont ils semblent avoir des difficultés à se saisir pleinement ».
Le fait que les élus se sentent aussi démunis et sous-estiment certainement l'ampleur du choc financier qui les attend ne peut que nous inquiéter. Les associations d'élus que nous avons auditionnées partagent ce constat. Il est du devoir de l'État de mieux communiquer et informer les collectivités territoriales, et nous demandons que les préfets envoient d'urgence à chacune d'entre elles le rappel des baisses de dotations qui les concerne et des indicateurs pour en évaluer l'impact financier, afin qu'elles puissent prendre toutes les mesures nécessaires. La situation, évidemment anxiogène, fait naître un sentiment de rejet chez les élus locaux, qui estiment les conséquences insurmontables. Si rien n'est fait pour les informer correctement dans les plus brefs délais, nous irons à coup sûr « droit dans le mur ».
M. Philippe Dallier, rapporteur. - Lors de l'annonce de la baisse des dotations, notre intuition d'élus locaux a immédiatement été qu'elle se répercuterait sur les dépenses d'investissement. Nous avions raison, puisque 44 % des élus consultés ont choisi en priorité de diminuer leurs investissements pour compenser la perte de recettes. Plus généralement, 62 % des collectivités ont joué de ce levier, dont un tiers ont voté une baisse d'au moins 10 %.
Ces chiffres se retrouvent dans l'exécution du budget 2014. Si le déficit public a été réduit à 1,6 milliard en 2014, la Cour des comptes pointe que les collectivités locales ont porté l'effort, en réduisant leurs dépenses d'investissement. Ce phénomène s'amplifiera, car lorsqu'ils se projettent à l'horizon 2017, les élus envisagent une baisse encore plus forte qu'entre 2014 et 2015, ce qui confirme les projections du cabinet Klopfer comme les études de La Banque Postale ou de l'AMF.
Les dépenses de fonctionnement constituent le deuxième levier prioritaire, pour 32 % des élus. Au total, 63 % d'entre eux les ont diminuées dans le cadre de leur budget pour 2015. Certes, certains n'ont fait que réduire la hausse de la dépense. La baisse devrait néanmoins s'accentuer d'ici 2017 pour 36 % des collectivités. Il serait faux de dire que les élus locaux dépensent trop. Certaines collectivités ont des marges de manoeuvre, quand d'autres n'en ont déjà plus. Celles qui dépensent le plus en fonctionnement sont celles qui bénéficient de la plus grosse recette fiscale. De manière générale, les élus sont sensibilisés à la nécessité de dépenser moins.
Si des facteurs exogènes comme le glissement vieillissement technicité (GVT) ou le taux de cotisation patronale contribuent à faire évoluer les dépenses de personnel, des marges de progression restent possibles, et il est du devoir des élus locaux de les envisager avec rigueur et détermination. Nous voudrions tirer la sonnette d'alarme, car le Gouvernement a évoqué une majoration du point d'indice, qui est bloqué depuis 2010. Cela ne concernera pas seulement les fonctionnaires ou le personnel des hôpitaux, mais aussi celui des collectivités...
M. Jean-Marie Bockel, président. - Fin juin, le maire de Mulhouse et moi-même avons signé un accord avec la quasi-totalité des syndicats, hormis la CGT qui s'est prononcée par une abstention positive, pour le passage aux 35 heures.
M. Philippe Dallier, rapporteur. - Effectives ?
M. Jean-Marie Bockel, président. - Oui. Nous ne sommes pas les seuls à le faire. Une partie des économies améliorera le pouvoir d'achat des plus modestes, tandis que le reste s'imputera sur les dépenses de fonctionnement.
M. Philippe Dallier, rapporteur. - Aucun élu n'est de mauvaise volonté. Il ne faut pas pour autant sous-estimer la difficulté. Toutes les mesures que prend l'État se répercutent sur les collectivités. Lorsqu'il donne un coup d'accélérateur au point d'indice, les collectivités doivent en assumer le coût ; quand on parle de mutualisation ou de fusion, c'est toujours sous le régime le plus favorable. Il est assez rare de constater des diminutions de dépenses.
Le troisième levier possible, celui de l'endettement, semble écarté des mesures de compensation. Heureusement, car l'endettement national atteint cette année 2 100 milliards d'euros. Même si la situation varie selon les communes, d'une manière générale, elles y ont peu recours. Si la hausse de la fiscalité n'est une priorité que pour une minorité de collectivités, il semble difficile qu'elles ne soient pas plus nombreuses dans les années à venir à accroître les taux pour compenser la baisse de leurs ressources.
Ces résultats sont en phase avec les intuitions que nous avions. Nous avions bien anticipé la réaction des élus locaux. Globalement, la situation sera difficile.
Mme Françoise Gatel. - Je félicite les rapporteurs de la qualité de leur vision. Des études commandées par l'AMF confirment leurs résultats. Les élus locaux sont souvent ramenés au rang de sous-traitants, chargés en bout de chaîne d'exécuter les décisions de l'État et de faire face à l'alourdissement des charges. Même si nous cherchons à réduire nos dépenses, il nous reste toujours à gérer les dépenses obligatoires, en intégrant au budget par exemple le milliard d'euros que coûte la réforme des rythmes scolaires. L'État supprimera, le 1er juin, l'instruction gratuite du droit des sols dont bénéficiaient la plupart des intercommunalités. Cette remarquable marque de confiance ne coûtera pas moins de 175 000 € par an à mon intercommunalité. Il faut mettre fin au principe de strangulation qui consiste à diminuer les dotations tout en augmentant les charges. Selon l'AMF, les investissements devraient baisser de 25 % d'ici 2017. Un terrain de foot en moins, cela peut paraître négligeable, mais cela se traduit par des emplois en moins. La réduction de 13 % de l'investissement du bloc local constatée en 2014, c'est 4,3 milliards d'euros qui n'ont pas été injectés dans les entreprises. Malgré toute notre bonne volonté, l'équation n'est pas tenable.
M. Michel Le Scouarnec. - Pourquoi demander tant d'efforts aux collectivités locales qui ne représentent que 9 % de l'endettement de notre pays ? Je ne crois pas à l'effet positif des baisses de dotation. On créera moins de postes, on mutualisera. L'effet sur l'investissement n'en sera pas moins dramatique. Je ne cesse de le répéter.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Même si le constat est accablant, on ne peut pas en rester au « On nous tue, on nous assassine ! ». Ce n'est pas caresser dans le sens du poil le centralisme parisien que de reconnaître que nous devons faire des efforts et que la structure de notre territoire a besoin d'être réformée. L'opinion publique, aussi schizophrène et versatile soit-elle, ne s'y trompe pas. Je prêche des convaincus.
M. Dominique de Legge. - Le pire est là ; peut-être n'avons-nous pas encore vu le pire du pire. L'éventuelle réforme de la DGF n'aidera pas à clarifier la situation. En engageant une réforme sans moyens, on achève de nous ôter toute marge de manoeuvre. Les difficultés ne manqueront pas de s'accumuler, dans un manque de visibilité total. Sur le terrain, les gens continuent à croire que nous sommes riches et qu'il y a trop de communes. Pourtant, il y aura toujours autant d'élèves à scolariser et de routes à entretenir. Malgré toutes les mutualisations, les économies resteront à la marge.
M. Philippe Dallier, rapporteur. - On a vu ce que donnait la baisse des dotations de 3,6 milliards d'euros. Si on réforme en plus la DGF, comme je l'appelle de mes voeux, l'incertitude sera complète. D'où, l'importance pour les préfets d'expliquer aux élus ce à quoi ils doivent s'attendre dans les deux ans à venir.
M. Charles Guené, rapporteur. - M. Le Scouarnec a raison, les collectivités ne sont pas responsables, mais diminuer leurs dotations est terriblement efficace ! La réduction du déficit de notre pays est essentiellement due aux efforts des collectivités, qui sont obligées d'engager des réformes structurelles, dès qu'on les prive de moyens. Il n'est que plus dommage que l'État puisse recycler nos efforts dans une sorte de laxisme débridé.
M. Philippe Dallier, rapporteur. - L'État annonce déjà 3,5 milliards d'euros de dotations en moins. Il faut s'attendre aux mêmes résultats en 2015. L'État décide ; on s'exécute.
M. Charles Guené, rapporteur. - Réduire l'investissement aura des effets différés, qui obligeront à corriger la trajectoire. Quant à la mutualisation que, comme M. Jourdain, nous pratiquions spontanément, nous n'en voyons les effets qu'à long terme.
Mme Françoise Gatel. - Les incitations financières pour encourager les communes nouvelles ne sont pas très judicieuses. L'heure n'est pas à la carotte. Pour en donner plus aux uns, on diminue la part des autres, alors que l'on baisse aussi la DGF. Cela devient pervers dès que la bonification ne va pas aux plus vertueux. La prime à l'innovation n'a pas sa place en période de grande frugalité.
M. Philippe Dallier, rapporteur. - La deuxième loi Chevènement partait du même principe : « Faites de l'intercommunalité, et vous aurez des dotations ! ». Le mouvement de fusion des communes n'aurait sans doute pas été aussi net sans les bonifications. Dans les Hauts- de-Seine, un collègue souhaitait même créer une commune nouvelle allant de Boulogne à Issy-les-Moulineaux, pour réduire de 40 millions d'euros la baisse des dotations. Le gouvernement a su le freiner. Tout cela n'est pas cohérent. Ce type de dispositif nuit à l'équité.
M. Charles Guené, rapporteur. - S'il n'a pas d'impact sur les petites communes de 1 000 à 10 000 habitants, l'effet d'aubaine existe bel et bien. Sans dénoncer personne, il est clair que certains profitent du système. Nous serions bien inspirés d'y remédier
M. Philippe Dallier, rapporteur. - J'ai entendu parler d'une fusion de communes en Maine-et-Loire, qui regrouperait 100 000 habitants.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Il y a toujours eu des effets d'aubaine dans l'histoire des fusions de communes. Il suffit de rappeler la fusion des communes de Lomme et Lille : une commune de 20 000 habitants a soudain été intégrée à un ensemble de 160 000 habitants. Quels qu'en aient été les motifs, l'opération s'est révélée plutôt positive à long terme. Les communes nouvelles évitent l'émiettement des petites communes. En Alsace, Kaysersberg et les communes alentours ont décidé de fusionner. Ils ont bénéficié du système alors que ce ne sont pas les plus pauvres. Tant mieux pour eux.
M. Dominique de Legge. - Ce système tourne tout de même à l'absurde. Pour atteindre les économies que dégage la fusion, voilà que l'on donne des bonifications aux communes qui s'y engagent. Cela ne tient pas debout.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Messieurs les rapporteurs, nous vous remercions pour ce travail d'orfèvre. Si vous souhaitez de nouvelles études pour mener vos travaux sur le tome III, il nous faudra saisir la questure pour qu'elle dégage les moyens nécessaires.
M. Charles Guené, rapporteur. - Il serait effectivement intéressant de disposer de projections actualisées et de zoomer sur certains points.
Mme Françoise Gatel. - Vous intéresserez-vous au Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC) sur lequel nous manquons cruellement de visibilité ?
M. Philippe Dallier, rapporteur. - Une marche reste à franchir, mais l'horizon devrait bientôt se dégager. Reste à savoir si l'on remet tout à plat : FPIC, dotation de solidarité urbaine (DSU), dotation de solidarité rurale (DSR)... La tâche est d'autant plus difficile que les délais sont serrés. Nous ne pourrons pas voter la réforme sans en avoir des simulations détaillées, commune par commune.
M. Charles Guené, rapporteur. - On attend à l'automne un rapport du gouvernement sur le FPIC, dont le Comité des finances locales revoit les critères.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je vous remercie pour ce rapport d'une grande valeur.
Présentation du rapport d'information de MM. Jean-Marie Bockel et Michel Le Scouarnec : « Les aires d'accueil des gens du voyage »
M. Jean-Marie Bockel, co-rapporteur. - Mes chers collègues, vous connaissez les difficultés d'ordres divers suscitées par la présence des « gens du voyage » qui sont des citoyens français, sur le territoire national. Ainsi, un édit royal datant de 1529 frappe de bannissement le fait d'être « bohémien ». Cette discrimination persistera jusque dans les années 1960, sous des formes qui iront en s'adoucissant. C'est avec la loi du 3 janvier 1969 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe, que sont instaurées des obligations mutuelles entre les communes et les gens du voyage : quelle que soit leur taille, les communes doivent rendre possibles le passage et l'accueil des gens du voyage sur leur territoire. Ceux-ci doivent se rattacher obligatoirement à une commune pour exercer leurs droits civiques et sociaux. Puis, la loi du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage, qui constitue le socle des modalités actuellement en vigueur pour cet accueil, a été rédigée sous l'impulsion de M. Louis Besson, alors secrétaire d'État au logement.
La loi de 1969 et la « loi Besson » de 2000 constituent aujourd'hui le fondement des obligations mutuelles entre les collectivités territoriales et les gens du voyage, mais les schémas départementaux d'accueil que prescrivait la « loi Besson » ne sont pas entièrement appliqués.
Les contraintes financières, foncières et sécuritaires toujours plus fortes pesant sur les communes, rendent nécessaires une évolution des pratiques aux niveaux local et étatique : répartition des compétences entre collectivités territoriales, entre celles-ci et l'État, entre les divers ministères compétents, prise en compte des terrains d'accueil existants et à venir dans les documents d'urbanisme, notamment. Lors de l'arrivée, parfois brutale, de grandes communautés, les collectivités territoriales doivent être appuyées par l'État.
Notre délégation, sur la suggestion de notre collègue Michel Le Scouarnec et de moi-même, a décidé d'élaborer un rapport faisant le point sur la situation actuelle des relations entre gens du voyage et collectivités territoriales, ainsi que sur les dispositifs de nature à les améliorer. Cette étude ne traite donc pas de l'aspect social (aides financières aux personnes, situation sanitaire, scolarisation des enfants) de la situation des gens du voyage.
Si des améliorations techniques sont nécessaires - et permettraient de faciliter la coexistence des populations nomades et sédentaires -, elles ne suffiront pas, par elles-mêmes, à aplanir les divers malentendus inhérents à des modes de vie différents. Nos travaux nous ont montré, comme de nombreux rapports publiés à l'occasion de ses dix ans d'application, que la loi de 2000, fondement des droits et devoirs mutuels des collectivités territoriales et des gens du voyage, a été diversement appliquée sur l'ensemble du territoire.
Il n'existe pas une seule catégorie d'aires destinée au séjour prolongé des résidences mobiles. Leur capacité varie suivant leur utilisation, qui répond elle-même aux mobiles de l'itinérance. La circulaire interministérielle du 5 juillet 2001 relative à l'application de la loi du 5 juillet 2000 distingue, à cet égard, cinq catégories de structures :
- une aire dite « d'accueil » est prévue pour le séjour de résidences mobiles pendant une période qui peut durer plus de trois mois ; elle peut comprendre une vingtaine d'emplacements, soit quarante places de caravanes ;
- une aire dite « de grand passage » a vocation à accueillir, temporairement, des groupes importants pouvant représenter jusqu'à 200 caravanes voyageant ensemble vers des lieux de grands rassemblements traditionnels ou occasionnels ;
- les communes peuvent aussi réaliser des aires de petit passage disposant de faible capacité d'accueil, ayant vocation à permettre des haltes de courte durée pour des familles isolées, ou pour quelques caravanes voyageant en groupe. La réalisation de ces aires n'est pas obligatoire mais conseillée, car elles peuvent permettre de délester les autres aires de séjour ;
- les terrains pour les haltes correspondent au devoir jurisprudentiel d'accueil des gens du voyage par les communes de moins de 5 000 habitants. Ils ne sont pas inscrits au schéma départemental d'accueil, et permettent aux communes de respecter la liberté constitutionnelle d'aller et venir des Tsiganes ;
- enfin, les terrains pour les grands rassemblements religieux ou traditionnels des gens du voyage, prévus pour l'accueil, pendant une semaine ou deux, de plusieurs milliers de caravanes, dont l'ampleur justifie la compétence de l'État.
L'objectif premier de la loi du 5 juillet 2000 est de définir un équilibre satisfaisant entre, d'une part, la liberté constitutionnelle d'aller et venir, et l'aspiration des gens du voyage à pouvoir stationner dans des conditions décentes, et, d'autre part, le souci des élus locaux d'éviter des installations illicites qui occasionnent des difficultés de coexistence avec leurs administrés.
Cet équilibre est fondé sur le respect, par chacun, de ses droits et de ses devoirs : les collectivités locales auxquelles la loi confère la responsabilité de l'accueil des gens du voyage ; les gens du voyage eux-mêmes s'engageant, dans leur comportement, à être respectueux des règles collectives ; l'État, qui doit être le garant de cet équilibre et affirmer la solidarité nationale.
Certaines collectivités territoriales sont plus allantes que d'autres : par exemple, l'agglomération de Mulhouse finance un médiateur pour prévenir les conflits éventuels.
La loi du 5 juillet 2000 prévoit l'élaboration de schémas d'accueil départementaux par le préfet et le président du conseil général, fixant l'emplacement d'aires d'accueil permanentes, d'aires de passage pour les rassemblements ponctuels et de terrains familiaux loués aux personnes sédentarisées. Cette obligation légale s'adresse aux communes de plus de 5 000 habitants « qui figurent obligatoirement au schéma départemental » selon l'article premier de la loi. La contrepartie de cette obligation réside dans la possibilité donnée au maire d'interdire par arrêté le stationnement, sur le territoire de la commune, des résidences mobiles en dehors des aires d'accueil. En cas de non-respect de l'arrêté, le maire, comme le propriétaire du terrain occupé, peut demander au préfet la mise en demeure des occupants abusifs de quitter les lieux, si leur stationnement porte atteinte à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques. La durée maximale entre la mise en demeure et son exécution est de 96 heures, du fait des délais de recours.
Je cède maintenant la parole à notre collègue Michel Le Scouarnec, qui va détailler les principales difficultés rencontrées par les collectivités territoriales dans leurs rapports avec les gens du voyage.
M. Michel Le Scouarnec, co-rapporteur. - Mes chers collègues, notre président Jean-Marie Bockel vient de nous présenter les raisons qui ont amené la délégation à nous confier un rapport sur ce sujet délicat que constituent les rapports entre les collectivités territoriales et les gens du voyage. En tant que maire d'Auray de 1995 à 2011, j'ai été confronté à ce problème, accentué par la loi « littoral ». En effet, celle-ci implique de fortes contraintes en matière d'urbanisme, alors que la bande littorale est très appréciée par les gens du voyage. Les maires ne sont pas toujours préparés à ces difficultés.
Vous connaissez les obstacles récurrents que rencontrent les départements à faire réaliser les aires inscrites dans leur schéma, et celles des communes et des intercommunalités à les gérer.
Ces difficultés sont différentes en fonction de la nature des aires. Les aires permanentes d'accueil, comptant de 15 à 40 places - à mon sens, le nombre idéal est de 20 places - sont « destinées aux gens du voyage itinérants dont les durées de séjour dans un même lieu sont variables, et peuvent aller jusqu'à plusieurs mois ». (« loi Besson »)
La circulaire d'application de la loi précise que ces aires doivent être accessibles toute l'année - à l'exception des périodes nécessaires à leur maintenance, qui doivent être prévues à l'avance -, pour permettre un séjour de longue durée, de trois mois renouvelable au plus trois fois ; cette durée maximale de neuf mois a été prévue pour faciliter la scolarisation des enfants.
Ces aires doivent être situées dans des zones urbaines, et facilement accessibles aux caravanes, dont chaque emplacement doit être connecté à l'eau, l'électricité et au réseau d'assainissement. Chaque aire doit comporter au moins un bloc sanitaire pour cinq places, avec une douche et deux toilettes.
Plusieurs intervenants ont souligné devant nous que la principale difficulté pratique tenait moins au choix d'un terrain, qui reste cependant souvent difficile pour les élus locaux, qu'à celui d'un gestionnaire fiable et à l'installation des services qui doivent y être fournis : accès à l'eau, à l'électricité et à la gestion des déchets.
Il a été rappelé que la « réussite» d'une aire d'accueil est liée à un accompagnement social adapté, dont la responsabilité repose, en priorité, sur l'agent d'accueil, dont le rôle est primordial.
L'entretien et la gestion des aires d'accueil peuvent être réalisés par la commune, selon trois modalités :
- en régie : on estime qu'environ 25 % des communes ont choisi cette option, elles l'exercent le plus souvent en contractant avec une société de gestion ;
- en déléguant cette gestion à des sociétés spécialisées, dont les principales sont Hacienda (environ 4 000 aires), ADOMA (environ 1 500), et Vago (plus de 1 000). Compte tenu de son poids dans la gestion des aires, la gestion déléguée est un secteur d'activités en plein développement. La concurrence sur ce marché s'est intensifiée au cours des cinq dernières années ;
- en délégation de service public (DSP).
Un intervenant a estimé, devant nous, que cette modalité de gestion semblait inadaptée à ce secteur, car elle impose que la société gestionnaire se rémunère sur les tarifs pratiqués, ce qui poussent ceux-ci à la hausse. En effet, selon l'article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales, « la rémunération du délégataire est substantiellement liée au résultat de l'exploitation du service ».
Les conventions de gestion sont très diverses selon les sociétés, ce qui suscite l'incompréhension des gens du voyage, qui peuvent considérer comme arbitraires des clauses qui leur sont imposées dans certaines communes et pas dans d'autres.
Pour faciliter les relations mutuelles, la responsabilité d'accueil des communes serait grandement facilitée par l'annexion d'une convention-type au schéma départemental.
Les tarifs devraient également être définis, au niveau départemental, selon les services offerts, comme c'est le cas dans le Morbihan. Cette mesure serait également de nature à faciliter les relations entre les communes et les gens du voyage et permettrait une mise en concurrence des aires, dont certaines sont surchargées et d'autres quasi vides du fait des tarifs.
Nous proposons donc que des conventions-type comme les tarifs soient annexées au schéma départemental.
Pour les aires de grand passage (AGP), la « loi Besson » dispose, dans son article 4, qu'elles « sont destinées à répondre aux besoins de déplacement des gens du voyage en grands groupes à l'occasion des rassemblements traditionnels ou occasionnels, avant et après ces rassemblements ». Or, si de telles aires sont inscrites dans 48 schémas départementaux, pour 350 aires, leur taux de réalisation est encore plus décevant que celui des aires permanentes d'accueil : ces dernières le sont à 52 %, alors que les aires de grand passage le sont à 29,4 %, avec 103 aires.
Ces aires doivent être conçues pour accueillir de 150 à 200 caravanes, sur une surface d'au moins quatre hectares (circulaire d'application de la loi), avec l'obligation de garantir le seul accès à l'eau, et non à l'électricité. Un dispositif de ramassage des ordures doit être fourni lors de leur occupation.
Le plus difficile est parfois de disposer d'un terrain aussi vaste. J'avais trouvé à Auray une aire de trois hectares bien située. Il me semblerait opportun d'introduire, si nécessaire, un peu de souplesse sur la surface requise.
Prévues pour un séjour plus court que les aires d'accueil (quelques jours à quelques semaines), elles peuvent être situées en périphérie des agglomérations. La durée de séjour plus courte que sur les aires d'accueil entraîne de moindres contraintes en matière de localisation et de services.
Pour faciliter leur création, la loi de finances pour 2008 prévoit que l'État peut en assurer la maîtrise d'ouvrage. Cependant, leur nombre reste très inférieur aux besoins. Cette difficulté a été à plusieurs reprises soulignée par les parlementaires, notamment dans la question écrite du 14 novembre 2013 de notre collègue François Grosdidier, et dans la question orale sans débat du 12 juin 2014 du Président Jean-Marie Bockel, que vous trouverez, avec les réponses du Gouvernement, en annexe de notre rapport.
De nombreux conseils départementaux rémunèrent, à l'année ou seulement durant les mois de mai à septembre, un médiateur auquel les pasteurs qui organisent ces déplacements communiquent leur trajet et leur calendrier. En région Bretagne, une responsable spécifique est chargée, à l'année de gérer ces problèmes.
Cette préparation conjointe laisse subsister plusieurs difficultés notables, tant du point de vue des collectivités territoriales que de celui des gens du voyage :
- les populations des communes riveraines des terrains réquisitionnés sont généralement hostiles à la présence, en grand nombre, de gens du voyage. Les intercommunalités, auxquelles a été transférée la compétence de l'accueil des gens du voyage, doivent assurer la fourniture de l'eau, de l'électricité, et la gestion des déchets ménagers, financées par des redevances versées par les gens du voyage. Ces services sont inclus dans l'arrêté de réquisition, mais peu d'intercommunalités mettent en place un système efficace de collecte de ces redevances, qui ne couvrent pas, de toute façon, les frais réels ;
- les gens du voyage ne respectent pas toujours le calendrier prévisionnel de leur arrivée, ce qui entraîne des difficultés en chaîne. Ils l'expliquent par la saturation des aires de grand passage existantes, qui les contraint à modifier le trajet et la durée de leurs migrations. On nous a ainsi cité le cas d'un groupe expulsé d'un terrain près de Châteauroux par la force publique, à cause de cette saturation, et arrivé de ce fait à Poitiers à une date plus précoce que celle programmée, ce qui l'a conduit à un stationnement illicite.
Les gens du voyage font également valoir que les motifs de conflit récurrents en matière d'aires de grand passage tiennent à leur surface, souvent sous-dimensionnée, de leur point de vue, au regard des besoins.
La création d'aires de grand passage, ainsi que la qualité de leur gestion, sont très diverses selon les départements. Cette diversité a de multiples facteurs : volontarisme plus ou moins grand des services préfectoraux et départementaux, forte densité de population qui laisse peu de terrains disponibles, tolérance variable à l'égard des gens du voyage, comportements inappropriés de certains d'entre eux...
Le caractère récurrent de leur venue, une fois par an durant l'été, et l'importance des groupes - composés parfois de centaines de caravanes - semble entraîner une cohabitation plus difficile que dans le cas d'aires permanentes d'accueil.
Ces éléments concourent sans doute au faible taux de création des aires de grand passage dans certains départements.
Ce manque d'aires engendre le ressentiment des gens du voyage, et légitime, pour certains d'entre eux, les stationnements illégaux, faute d'autre solution.
Ce cercle vicieux est difficile à enrayer. Il serait sans doute souhaitable que le schéma des aires de grand passage soit établi au niveau régional plutôt que départemental, en liaison avec les départements et les intercommunalités. Les futures grandes régions disposeront d'un espace beaucoup plus vaste, et donc plus pertinent, pour suivre les grands passages et aménager les terrains d'accueil en conséquence. Il existe aussi une coordination entre les quatre départements de la région Bretagne.
Nous avons recueilli le point de vue d'une association représentative des gens du voyage, la Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les tsiganes et les gens du voyage (FNASAT). Elle considère que la « loi Besson » a marqué un progrès notable dans l'accueil des gens du voyage par les communes, mais souligne le caractère incomplet et inégal de son application, et estime que cette loi présente quelques éléments négatifs.
Ses représentants estiment que, sur les 42 000 places en aires d'accueil et de grand passage inscrites dans les schémas départementaux, seules environ 50 % ont été réalisées. Ces chiffres sont confirmés par le rapport thématique que la Cour des Comptes a consacré à l'accueil des gens du voyage en 2012.
Un bilan quantitatif réaliste suppose de distinguer les aires :
- inscrites au schéma départemental ;
- réalisées par les collectivités territoriales ;
- ouvertes ;
- conventionnées, c'est-à-dire en état de fonctionner.
Nous avons constaté que ces éléments chiffrés étaient disponibles dans les préfectures, mais qu'aucune structure n'était chargée de leur compilation au niveau national, ce qui prive la « loi Besson » d'indicateurs concrets d'application.
Plus largement, la FNASAT déplore à juste titre l'absence de structure nationale chargée des gens du voyage, et réclame l'instauration d'un observatoire national, seul à même de recenser les aires existantes, d'identifier les besoins non satisfaits et d'impulser à partir de ce bilan une politique volontariste requise.
Le décret du 20 mai 2015 relatif à la Commission nationale consultative des gens du voyage, qui réorganise cette commission, créée en 1992, et en confie le secrétariat au délégué interministériel pour l'hébergement et l'accès au logement (DIHAL) pourrait permettre de remédier à cette carence.
Je conclurai en évoquant les principales observations que je tire d'un déplacement dans le département de l'Essonne le mercredi 25 juin 2015. Ce département de la couronne parisienne accueille, sur des terrains très divers, un grand nombre de gens du voyage. La principale constatation faite à cette occasion est la très grande diversité des terrains occupés :
- terrains privés possédés en pleine propriété par des gens du voyage qui occupent une maison d'habitation, ont un métier salarié (certains travaillent à l'aéroport d'Orly) ou une entreprise privée de travaux (menuiserie, élagage,...), mais possèdent une caravane dont ils se servent occasionnellement ;
- terrains loués à la commune ou à des bailleurs sociaux, caractérisés par un aménagement identique ;
- terrains occupés sans droit ni titre par une population précarisée résidant dans des abris de fortune ayant formulé des demandes de logement social, mais tolérée par les riverains et les communes du fait de l'ancienneté de leur implantation (beaucoup s'y sont installés après la Seconde Guerre mondiale), et de leur mode de vie généralement paisible ;
- aires permanentes d'accueil aménagées selon les besoins des gens du voyage, avec des emplacements bien délimités, des blocs sanitaires, une aire de jeux, et un tarif de stationnement assez bas (4 € par jour et par caravane), auquel il faut ajouter les coûts de l'eau et de l'électricité.
En dépit de ces conditions favorables, il m'a été précisé que de telles aires pouvaient être sous-occupées durant une partie de l'année, lorsque s'ouvrent les aires de grand passage, rendant leur équilibre financier très fragile.
Enfin, une aire de grand passage, au taux d'occupation élevé depuis son ouverture au mois d'avril dernier, est caractérisée par un faible taux de rotation, car elle permet à différents groupes de gens du voyage de se retrouver aux beaux jours, alors que la taille réduite des aires d'accueil ne le permet pas. De ce fait, cette aire ne joue donc pas entièrement son rôle de « grand passage ».
Je laisse maintenant le Président Bockel vous présenter nos recommandations.
M. Jean-Marie Bockel, co-rapporteur. - Voici les propositions formulées dans le rapport :
1) Établir un schéma régional des aires de grand passage en adéquation avec les besoins exprimés par les départements et les intercommunalités ;
2) Adapter le seuil de 5 000 habitants institué par la « loi Besson » pour l'inscription d'une commune au schéma départemental des aires permanentes d'accueil en se basant sur la notion de « bassin de vie » utilisée par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) ;
3) Intégrer dans les plans locaux d'urbanisme intercommunal (PLUI) un zonage spécifique consacré aux aires permanentes d'accueil et aux terrains familiaux des gens du voyage ;
4) Inscrire dans les schémas départementaux les termes d'une convention-type posant les règles de base des conventions de gestion conclues entre les intercommunalités et les sociétés gestionnaires d'aires permanentes d'accueil ;
5) Faire de même pour les tarifs pratiqués par ces sociétés, modulés en fonction des services proposés, dans un but d'harmonisation et d'équité ;
6) Faciliter l'accession à la propriété pour les gens du voyage ayant des capacités d'investissement, et la location des terrains auprès de bailleurs sociaux pour ceux qui n'ont pas ces capacités ;
7) Créer un observatoire national des gens du voyage chargé de collecter les données fournies annuellement par les conseils départementaux et les préfectures sur les taux d'occupation des aires permanentes d'accueil et des aires de grand passage, de recenser les difficultés rencontrées dans les rapports entre gens du voyage et collectivités territoriales, et de proposer les évolutions de nature à les aplanir aux ministères compétents (Intérieur et Logement, à titre principal).
Le rapport est adopté.