- Jeudi 16 avril 2015
- Audition de M. Iannis Roder, professeur agrégé d'histoire et géographie, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école (août 2008)
- Audition de Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova
- Audition de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l'éducation
Jeudi 16 avril 2015
- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de M. Iannis Roder, professeur agrégé d'histoire et géographie, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école (août 2008)
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous débutons notre matinée d'auditions en accueillant M. Iannis Roder, professeur d'histoire-géographie et auteur d'un ouvrage paru en 2008, Tableau noir, la défaite de l'école : un titre évocateur, ou provocateur ? Vous nous le direz !
Agrégé d'histoire-géographie, vous enseignez depuis 1998 en collège et depuis quinze ans à Saint-Denis. De votre expérience, vous avez tiré plusieurs réflexions relatées dans le livre que je viens de citer, mais vous aviez déjà participé, en 2002, à l'ouvrage collectif Les territoires perdus de la République.
Dans Tableau noir, la défaite de l'école, vous narrez votre expérience au sein d'un établissement en zone d'éducation prioritaire. Vous y regrettez notamment l'indigence du vocabulaire des élèves, qui les empêche de développer leur propre réflexion. Vous notez par exemple que plusieurs élèves ne connaissent pas le mot « démocratie ».
Vous décrivez aussi le règne de la force entre les élèves et le rejet des « victimes », de même que la fascination de beaucoup de jeunes pour l'argent facile et la consommation.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous puissiez nous faire part de cette réalité que vous avez côtoyée.
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Iannis Roder prête serment.
M. Iannis Roder, professeur agrégé d'histoire et géographie, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école. - Je vous remercie de m'accueillir et me réjouis que vous citiez des extraits de mon livre. Cela me change de la critique très négative qu'en a livrée un journaliste du Monde, sans l'avoir lu. J'enseigne depuis quinze ans, comme vous l'avez rappelé, en Seine-Saint-Denis, dans un collège classé en zone sensible et qui va passer prochainement, selon la nouvelle nomenclature, en réseau d'éducation prioritaire. C'est un choix personnel.
Le constat que je dressais en 2008 n'a pas changé d'un iota. Si l'on veut construire un avenir commun, il faut d'abord accepter de nommer les choses, de voir, comme disait Péguy, ce que l'on voit. Ce que je vois, c'est que si la plupart des élèves scolarisés ne manifestent pas de haine ni de préjugés à l'encontre de l'école de la République, une part d'entre eux, pourtant, ne se reconnaît pas, dans la nation. On parle beaucoup de la République, mais comme historien, je reste très attaché à l'idée de nation, bien absente des débats sur l'école. Je l'entends au sens de Renan, comme la volonté de construire quelque chose ensemble. Cela se marque, à mon sens, dans les classes, par l'absence d'identification à une identité commune. Cela ne va pas, parfois, sans une contestation de ce qui fait le socle de nos valeurs républicaines, mais cela peut aussi s'accompagner d'un ressentiment qui s'exprime quelquefois, chez les élèves, par un déni de leur nationalité. La plupart d'entre eux sont Français de nationalité et pourtant, ils se définissent plutôt par la nationalité de leurs parents ou de leurs grands-parents. C'est un constat que j'ai fait dès mon arrivée en Seine-Saint-Denis, il y a seize ans. Quand on leur rappelle que leur carte d'identité, leur passeport sont français, ils répliquent que ce ne sont que des papiers. Ces élèves, dans leur majorité, ne contestent pas les valeurs de la République, mais ils ne se reconnaissent pas comme Français. L'appartenance à la nation n'est pas une évidence, et ne peut donc être un projet. Cela doit interroger, à mon sens, la représentation nationale. C'est l'identité particulière qui est mise en avant ; c'est elle qui donne à ces élèves un cadre d'identification et permet à certain de donner du sens à leur existence.
L'intitulé de votre commission d'enquête mentionne les difficultés rencontrées par les enseignants. C'est ce sur quoi je souhaite m'attarder. Je suis agrégé d'histoire et j'enseigne depuis dix-sept ans en zone sensible ; un an au collège Karl-Marx de Villejuif, dans le Val-de-Marne, puis seize ans à Saint-Denis. Les difficultés rencontrées par les enseignants tiennent, à mon sens, à plusieurs facteurs.
On nous a demandé, tout d'abord, sans toujours y mettre les moyens, d'intégrer le numérique, ce qui a bouleversé nos habitudes de travail. Tous les cours se font sur support numérique ; ils sont construits à partir de vidéos - extraits de films, de reportages, d'archives INA -, de photos, de sites tels que celui de la bibliothèque en ligne EduThèque ou de l'Institut géographique national... Cela exige un travail préparatoire énorme, sans commune mesure avec ce qu'exigeait un cours classique. L'accès au numérique est une bonne chose, mais a considérablement alourdi notre charge de travail. Les enseignants s'efforcent aussi de s'adapter aux pédagogies innovantes, comme le travail de groupe ou la pédagogie inversée, qui se mettent peu à peu en place dans les établissements. Cela demande également un temps important de formation et de préparation des cours.
Viennent ensuite les difficultés face aux élèves. La France a fait le choix du collège unique. Il ne s'agit pas ici pour moi d'en juger l'opportunité, mais j'observe que trente ans durant, on n'a pas pris la mesure de l'enjeu : on a continué à dispenser le même type d'enseignement qu'auparavant. Ce n'est que depuis quelques années que l'on commence à s'ouvrir à des pédagogies différenciées, innovantes. Si l'on doit conserver le collège unique, il faut abandonner l'enseignement traditionnel tel que nous l'avons connu.
Les élèves, issus pour beaucoup de classes populaires et souvent en difficulté, n'arrivent pas, dans leur grande majorité, à suivre un cours classique, que je ne qualifierai pas de magistral, car il est interactif, mais de frontal. Ils peinent, pour une grande part, à rester concentrés plus de deux minutes. Disant cela, je ne dénigre pas, je ne fais que dresser un constat. Un constat atterrant. Ces élèves dorment très peu, ils passent leur temps connectés sur des écrans, jour et nuit. Ils tirent leurs informations non plus de la télévision mais des réseaux sociaux.
À quoi s'ajoutent, bien souvent, des conditions familiales difficiles, avec des mères isolées, qui ont du mal à les canaliser. Ils souffrent d'un déficit criant de vocabulaire et ont du mal à conceptualiser. Quand le professeur d'histoire étudie un texte, en 4e ou en 3e, il doit, en quelque sorte, le traduire du français dans leur français. Certaines notions, comme celle de droit naturel, que l'on trouve dans un texte comme la déclaration d'indépendance américaine, demandent un lourd travail d'explicitation, ce qui n'est pas le cas en général dans les collèges de centre-ville. Cette inégalité dans le langage est un frein considérable, non seulement à leur scolarité, mais plus globalement à leur compréhension du monde, donc à leur insertion sociale et civique. Ils ne comprennent pas ce qui se joue, politiquement, au quotidien, dans leur ville, dans leur pays, dans le monde. Si bien qu'ils se réfugient dans des schémas simplistes, ce qui explique le succès du complotisme, qui donne du sens facile à ce qu'ils ne comprennent pas.
Les enseignants, enfin, sont en difficulté face à l'institution de l'éducation nationale. Quiconque a séjourné dans une salle des profs peut témoigner que les enseignants ont le sentiment de n'être pas entendus. Ils se sentent seuls face à leurs difficultés. Il est vrai que, parfois, lorsque les médias viennent pour relayer leur voix, certains refusent de parler, comme je l'ai lu hier dans la presse. Reste qu'ils se sentent peu écoutés, et parfois montrés du doigt. Après l'affaire Charlie, on a immédiatement pointé la responsabilité de l'école. Pour moi, ce qui s'y passe n'est qu'un symptôme.
Le malaise que je viens de décrire est assez répandu parmi les enseignants. Je suis toujours frappé de voir mes jeunes collègues ne vivre que dans l'attente des vacances scolaires. Le métier d'enseignant est pourtant un métier extraordinaire, où l'on peut, tous les jours, prendre plaisir à enseigner des choses compliquées à des enfants compliqués. Mais j'observe que de jeunes enseignants, après seulement quelques années de métier, sont déjà épuisés, nerveusement, intellectuellement, et ne rêvent que d'une chose, c'est d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. L'idée de rester dans ces établissements leur est étrangère, ce que l'on peut comprendre, parce que cela est extrêmement difficile et demande une énergie folle. Qui devient professeur a souvent été bon élève. Or il y a un tel décalage entre ce que savent ces enseignants, ce qu'ils sont capables de transmettre à des élèves et ces élèves qui ne sont là que physiquement, qui sont absents, qui n'investissent pas leur scolarité, que ces enseignants sont en souffrance. Ce n'est pas l'idée qu'ils se faisaient de leur métier.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie de ces éclairages, qui nous alertent. Certains élèves, dites-vous, peinent à se concentrer et sont dans l'impossibilité de recevoir. Nous sommes conscients que les années du collège sont très importantes, mais aussi que l'école ne peut pas tout. Cette commission d'enquête fait suite aux événements qui ont récemment secoué l'institution scolaire, mais elle ne s'est pas focalisée sur les incidents qui ont accompagné la minute de silence, parce ce n'est là qu'un phénomène, voire un épiphénomène, qui a mis en lumière des difficultés qui lui préexistaient, et qui persisteront si l'on ne fait rien. C'est pourquoi nous souhaitons vous poser quelques questions très concrètes. Nous sommes à mi-parcours dans nos travaux et si, sur le constat, nous sommes plus au clair, notre commission se pose en revanche bien des questions sur les réponses à apporter.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - On a souvent tendance à oublier, lorsque l'on parle de l'école, que les enfants ont changé, que le monde a changé. Mais ce que l'on constate aussi, lorsque l'on se rend dans les établissements, c'est que les enseignants ne le disent pas toujours, peut-être parce qu'ils ne veulent pas stigmatiser l'école. Cependant, à taire ces réalités, on en arrive à des situations telles que celles que l'on a connues en 2004.
Vous évoquiez tout à l'heure l'idée de nation : oui, c'est un terme que l'on a oublié, de même que celui de patrie, que l'on n'hésite pourtant pas, dans d'autres systèmes scolaires, à revendiquer, et qui donnent une respiration, inspirent d'autres types de sentiments. Je regrette que l'on n'ait pas le courage de les mettre en avant. Que le Président de la République entreprenne de rassembler autour de l'idée d'un « renforcement de l'appartenance républicaine » montre bien qu'il y a un souci. Il est bon que l'on s'accorde enfin là-dessus.
Vous décrivez, dans votre ouvrage, la perte, chez certains élèves, du sentiment d'appartenance à la communauté nationale : ils ne sentent pas Français. Que peut-on faire pour lutter contre ce sentiment de rejet ?
Comme professeur d'histoire-géographie, avez-vous assisté à des remises en cause du contenu des enseignements ? Quelle réponse y apporter ?
Les enseignants, avez-vous dit, ont parfois le sentiment de ne pas être soutenus. Est-ce à dire que l'information qu'ils relaient auprès de leur administration ne fait pas, d'après vous, l'objet d'une prise en compte et d'un traitement adéquats ? Si tel est le cas, quelles solutions préconisez-vous pour y remédier ?
M. Iannis Roder. - Il ne faut pas oublier que les élèves, au collège, sont des adolescents, avec la posture de révolte qui s'attache à cet âge de la vie. Cela étant, on peut se demander pourquoi cette révolte prend parfois la forme d'un rejet du sentiment d'appartenance à la nation française. Car ces élèves sont totalement Français, dans leur façon d'être, de penser, de vivre. Le rejet est de l'ordre du discours, pas des faits.
Je suis de ceux qui pensent que l'intégration fonctionne pour la majorité, et ne dysfonctionne que pour une minorité. Dans ma salle des professeurs, j'ai vu arriver des enseignants issus des dernières couches de l'immigration, qui ont passé les concours de la fonction publique et intègrent peu à peu les corps de la fonction publique. C'est bien un signe que l'intégration fonctionne, et y compris, je crois, dans le privé. Or, on ne le met pas en avant et l'on a tendance à ne retenir que les dysfonctionnements. Il faut donner des images positives aux élèves, qui intègrent très vite les discours négatifs et ont en outre tendance à se dénigrer eux-mêmes en permanence. Une anecdote en fournira l'illustration. Après le 7 janvier, les journalistes se sont penchés sur l'école et j'ai été interviewé dans différents médias. Mes élèves m'ont vu à la télévision, un média qu'ils associent au succès, et m'ont aussitôt demandé pourquoi, alors que je passais à la télé, je restais avec eux. Sous-entendu : nous ne vous méritons pas. Ils intègrent en partie un discours négatif sur eux-mêmes ; c'est terrible. Ils peuvent aussi en jouer, en se targuant d'être « du 9-3 »... Tenir un discours public positif aiderait ces élèves à s'inscrire dans l'idée qu'ils appartiennent à ce pays.
Je plaide aussi pour un renforcement de l'enseignement de l'histoire qui est, à mon sens, un autre levier. Je sais bien que ce n'est pas de mode, et que l'on préfère parler d'enseignement moral et civique, mais comment cet enseignement ne passerait-il pas par l'histoire ? C'est à travers son prisme qu'il faut faire passer, par exemple, la question de la laïcité. Les élèves ignorent totalement - et cela vaut aussi pour l'opinion publique - que notre modèle laïc s'est construit dans la douleur ; que de la Révolution française jusqu'au XIXe siècle compris, notre pays a connu de grands moments de violence, que l'on a brûlé des églises, que l'on a tué des prêtres. Cette histoire est totalement passée sous silence. On aborde, en 4e, la loi de 1905 de séparation des églises et de l'État, on peut éventuellement aborder la question religieuse à travers la Révolution française, et c'est tout. L'histoire de la séparation du politique et du religieux n'est pas traitée autant qu'elle devrait l'être. Car il est important de replacer la laïcité dans l'histoire longue, pour se donner les moyens d'expliquer qu'elle ne vise pas à stigmatiser une population dans ses pratiques mais bien plutôt à aller dans le sens d'un vécu commun.
Ai-je assisté à des remises en cause des contenus d'enseignement ? Clairement, oui. Pas tant des refus que des contestations. Quelles réponses y apporter ? Je prendrai un exemple sur lequel j'ai beaucoup travaillé, l'histoire de la Shoah. J'ai, dès mon arrivée dans l'enseignement secondaire, entendu des remarques de nature antisémite, souvent liées à ce chapitre de l'Histoire. J'y ai beaucoup réfléchi, et je pense que la manière dont le politique et la société ont fait de cet enseignement de l'Histoire de la Shoah une sorte de religion civile et du devoir de mémoire une injonction morale pose problème. Jusqu'il y a quelques années, c'est par les victimes que l'on abordait cette période, en la teintant d'une morale du « plus jamais ça » qui n'a, à mon sens, ni d'intérêt pédagogique, ni d'intérêt civique et politique. Depuis quelques années, j'ai mis en place des formations en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, qui visent à partir des bourreaux. Qui étaient les nazis ? Comment pensaient-ils le monde ? Et de là, qu'ont-ils fait ? En élargissant la vue sur ce qu'a été le nazisme, on comprend mieux ce qui s'est passé à partir du 1er septembre 1939. Les nazis ont fait ce qu'ils ont dit qu'ils feraient. Voilà qui nous invite à prendre au sérieux les discours qui nous paraissent les plus fous. Car les gens qui les tiennent, nous en avons quelques exemples récents, ne sont pas fous. Les catégories intellectuelles du discours nazi se retrouvent exactement aujourd'hui dans d'autres discours. Je fais étudier, en classe, une interview qu'a donnée Oussama ben Laden, en octobre 2011, à la chaîne Al Jazeera. Je demande aux élèves d'identifier des éléments de langage qu'ils ont déjà rencontrés dans le cours d'Histoire. Ils identifient la vision complotiste, une vision d'assiégés ; ils identifient la vision eschatologique, dans une logique du « eux ou nous » de fin du monde ; ils identifient, enfin, l'antisémitisme. Et lorsque je leur demande où ils ont déjà vu cela, ils me répondent dans le nazisme. Le nazisme, dont nous connaissons le résultat : il a fait entre 50 et 60 millions de morts. Je veux dire par là que c'est à partir de l'histoire que l'enseignant peut faire un vrai travail de déconstruction des discours.
Les programmes d'histoire vont changer, je ne sais précisément ce qu'il en ressortira, ils viennent de paraître. Mais jusqu'à présent, le nazisme était enseigné deux heures en classe de 3e. Ceux qui iront au lycée général y reviendront quatre heures, dont une heure seulement sur l'idéologie nazie. Quant à ceux qui iront au lycée professionnel, ils n'en entendront plus parler. Que voulez-vous qu'ils comprennent, par exemple, au discours tenu par Dieudonné ?
M. Gérard Longuet. - Dans vos fonctions d'enseignant, avez-vous eu le sentiment, soit au moment de votre formation, soit dans l'exercice de votre mission, d'être orienté vers des méthodes pédagogiques ou de recevoir des indications pressantes sur l'attitude à tenir vis-à-vis des élèves ?
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez peu évoqué la formation. Faut-il, à votre sens, la renforcer et, si tel est le cas, dans quel sens ?
Mme Marie-Annick Duchêne. - Vous avez parlé, au sujet de l'école, de symptôme. Faut-il penser que la société, voire la République, est atteinte ?
M. Guy-Dominique Kennel. - Je vous remercie de votre présentation, très pédagogique, ainsi que de votre diagnostic sur les difficultés des enseignants, dont vous dites qu'ils sont épuisés. Ce n'est pas la première fois que nous entendons ce constat.
Vous imputez une partie du problème au fait que les enseignants, recrutés à très haut niveau, se retrouvent en décalage quand ils font face à la classe. Ne faudrait-il pas creuser le diagnostic sur cette question du recrutement ? Comment s'opère-t-il ? La fonction d'enseignant n'est-elle pas idéalisée, au risque d'une déception face à la réalité ? La formation, ensuite, prépare-t-elle les futurs enseignants à ce qu'ils vont rencontrer ? Ne faudrait-il pas leur livrer des méthodes concrètes ?
M. Iannis Roder. - Monsieur Longuet, il n'y a pas d'injonction de l'éducation nationale quant à l'attitude à tenir face aux élèves. Mais on nous dit, néanmoins, que l'enseignant doit être « bienveillant ». Il y a quinze ans, l'enseignant avait clairement à évaluer un travail ; aujourd'hui, il doit être bienveillant. Ce n'est pas une injonction, mais cela commence à y ressembler.
Dans les méthodes pédagogiques, il n'y a pas non plus d'injonction, mais seulement des conseils, qui s'apparentent parfois, cependant, à des recommandations. Je pense au travail par îlots, c'est-à-dire en groupes, que l'on tente de mettre en place depuis quelques années, et qui ne fonctionne pas trop mal : on encourage les enseignants à aller dans ce sens. Le travail de groupe, soit dit en passant, permet d'éviter le frontal, qui ne convient pas face à ces élèves. Et cela donne aussi une bouffée d'oxygène au professeur : quand on est en groupe, on discute ; plus besoin de faire la police.
Pas de prescription, donc, à ceci près que l'on nous dit qu'en cas de travail non rendu, on ne peut pas mettre zéro.
M. Gérard Longuet. - Que mettez-vous donc à la place ?
M. Iannis Roder. - « non rendu ».
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Cela n'entre donc pas dans la moyenne...
M. Iannis Roder. - Le travail n'est pas fait, mais ce n'est pas sanctionné. Mais je dois aussi dire qu'en 3e ou en 4e, j'ai des élèves que je ne note plus, parce que ce n'est pas possible, ils auraient un de moyenne. Je ne les évalue plus que sur quelques compétences. À côté de cela, j'ai des élèves brillants. Il faut tenir compte, aussi, de cette réalité-là. L'évaluation n'est pas une sanction, il faut être bienveillant, voilà ce que l'on nous répète en permanence.
J'en viens à la formation des enseignants. La formation initiale doit être repensée à l'aune des préoccupations qui sont les nôtres. Les jeunes enseignants ne sont pas préparés à ce qui les attend, ni à répondre à des questions qui peuvent être extrêmement déstabilisantes. Je suis en train de réfléchir à des modules qui devraient, à mon sens, être mis en place au sein des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), et qui partent de mises en situation, de jeux de rôle sur des problématiques préalablement identifiées. Un élève vous dit que la Seconde Guerre mondiale, c'est la faute des juifs, que répondez-vous ? « La laïcité, m'sieur, c'est la haine de l'islam » : que répondez-vous ? Quand je suis arrivé en Seine-Saint-Denis, j'ai pris ces questions en pleine figure. Je ne m'y attendais pas. Je sais y répondre, à présent. La semaine dernière, un élève m'expliquait, selon la bonne vieille théorie du complot, que le 11 septembre, c'était un coup des Américains et consorts. « J'en fais donc partie, moi aussi ? » lui disais-je. « Non, m'sieur, vous, vous êtes manipulé. » Je sais, là-dessus, mener la discussion et ne pas me mettre dans une posture de conflit, qui n'aboutit à rien. Il faut être dans l'écoute, considérer ce qu'ils ont à dire, parce qu'il est important que la discussion ait lieu, non seulement pour l'élève, mais pour tous les autres, qui écoutent. Je préconise donc une formation mieux axée sur la réalité du terrain, et qui passe par de véritables jeux de rôles. De jeunes enseignants qui sortent de la Sorbonne ou de Sciences Po n'y sont pas préparés.
Cela étant, je ne pense pas que le métier soit idéalisé. On parle beaucoup, publiquement, des difficultés du métier d'enseignant, et les jeunes qui préparent les concours savent qu'ils vont passer au moins sept ou huit ans avec des classes difficiles. Ils savent aussi ce que sont les salaires, sans commune mesure avec ce qu'ils peuvent être ailleurs en Europe.
M. Guy-Dominique Kennel. - Les meilleurs choisissent-ils l'enseignement ?
M. Iannis Roder. - Cela fait quelques années déjà que ce n'est plus le cas. Dès lors que les enseignants sont considérés et payés comme ils le sont, il ne faut pas s'étonner qu'un étudiant qui a un bac + 5 en mathématiques choisisse une autre orientation.
Quant à la formation continue, elle doit être accentuée. Il faut donner aux enseignants non des recettes, parce qu'ils savent faire, mais des contenus. Comme pour la formation initiale, il faut aborder certaines questions. Qu'est-ce que la laïcité, par exemple. Dans mon établissement, la minute de silence a été émaillée d'incidents. Je ne sais pas de quoi on parle quand on fournit le chiffre officiel de 200 incidents au niveau national, mais si l'approbation de ce qui s'est passé le 7 janvier est considérée comme un incident, on doit être, dans mon seul établissement, à 40 ou 50. Il faut dire que sur les trente-cinq enseignants qui étaient présents ce jour-là, huit seulement avaient parlé à leur classe la veille. Pourquoi les autres ne l'avaient-ils pas fait ? Tout simplement parce qu'ils ne se sentaient pas armés. Cela n'est pas difficile pour un professeur d'histoire-géographie de parler de laïcité, mais les autres ne s'en sentent pas capables, et ils ont peur de se mettre en danger face à la classe.
Quand je parle de symptôme à propos de l'école, je veux dire que les élèves ne laissent pas leur vécu au vestiaire. L'incapacité qu'ont certains à se concentrer, à lire convenablement, à avoir un vocabulaire et un niveau de langue adaptés relève de problèmes psychosociologiques qui ne sont pas traités, et dont le collège n'est pas responsable. J'ai animé l'an dernier une réunion de bassin de professeurs du premier degré et des collèges. J'ai découvert que mes collègues du premier degré sont totalement désemparés, face à des classes qu'ils n'arrivent plus, physiquement, à gérer. Ils ont face à eux des gamins dans un syndrome que l'on appelle en psychiatrie de toute puissance, incapables de se maîtriser, d'écouter, d'accepter ce que dit un adulte. Ces enfants ne peuvent pas se mettre en situation d'apprentissage. Cela relève de troubles socio-psychologiques, que l'école ne traite pas, ni les services sociaux - il faut un an, dans les structures publiques, pour obtenir un rendez-vous chez un psychologue.
Les problèmes arrivent à l'école avec les élèves. Que peut faire l'école face à cela ? L'un de mes élèves qui est passé devant le conseil de discipline est un gamin qui, à quatorze ans, est incapable de tenir dix secondes en place. Vous n'imaginez pas ce que cela peut être. L'une de mes collègues me le décrivait comme « celui qui est toujours en colère ». Ce sont des enfants dont on peut imaginer que leur psychisme est extrêmement fragile. Qu'il y en ait deux ou trois dans une classe, et l'on ne peut plus rien faire. D'autant que l'on nous recommande de ne pas mettre les élèves turbulents à la porte, mais de les garder en classe.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci de votre intervention, qui confirme ce que nous avons ressenti dans certains des établissements qui nous ont accueillis.
Audition de Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous poursuivons nos auditions en recevant Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova.
Vous connaissez bien la communauté éducative pour avoir vous-même enseigné les mathématiques de 1993 à 2009 dans différents établissements de centre-ville ou de zone d'éducation prioritaire. Reçue au concours de personnel de direction, vous exercez depuis 2011 les fonctions de principale adjointe d'un collège. Vous avez également publié dans la revue des Cahiers pédagogiques et participé à la concertation dans le cadre du projet de loi relatif à la refondation de l'école.
Au-delà de votre expérience personnelle, la commission d'enquête souhaiterait aussi que lui fassiez part des analyses de la fondation Terra Nova, que vous avez rejointe en septembre 2011 et dont vous dirigez le pôle éducation depuis janvier 2013.
Créée en 2008, Terra Nova se présente comme une « fondation progressiste indépendante », ayant pour but « de produire et diffuser des solutions politiques innovantes ». Elle s'intéresse, parmi bien d'autres sujets de société, aux questions d'éducation sur lesquelles elle publie des notes : la dernière en date, publiée en septembre 2014, s'intitule Démocratiser l'école : vers une nouvelle organisation des classes et des établissements.
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maya Akkari prête serment.
Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova. - Je vous remercie de l'occasion offerte à Terra Nova de s'exprimer sur le sujet. Mon intervention se fera en quatre temps. Je commencerai en interrogeant la pertinence des valeurs de la République, puis celle de la perte des repères républicains. Mon intervention portera ensuite sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession, et enfin les préconisations de Terra Nova pour y remédier.
En ce qui concerne les valeurs de la République, qui sont issues de la Révolution française, anciennes et d'essence humaniste, nous pouvons légitimement nous interroger sur leur pertinence à notre époque. Sont-elles encore adaptées ? Or, ces valeurs sont non seulement pertinentes au niveau social, mais également en matière de performance scolaire et économique.
C'est le cas de l'égalité, dont nous sentons tous la valeur sociale. Les enquêtes PISA mettent en évidence que la justice d'un système scolaire constitue la condition de sa performance. Plus un système est inégalitaire, moins il est performant, que ce soit en termes d'effectif de l'élite ou de traitement de la difficulté scolaire. Par ailleurs, le 9 décembre dernier, l'OCDE a publié une étude économique d'envergure mettant en évidence deux corrélations fortes : entre les performances économiques d'un pays et la lutte contre les inégalités économiques d'une part, et, d'autre part, entre la lutte contre les inégalités scolaires et les inégalités économiques. Lorsqu'un pays met en oeuvre une politique active de réduction des inégalités scolaires, cette politique a des conséquences directes sur les inégalités économiques et, partant, sur les performances économiques globales.
En ce qui concerne la fraternité, on observe que les pays les plus performants sont ceux qui pratiquent les pédagogies coopératives. À l'inverse, je reçois de nombreux témoignages de dirigeants d'entreprise qui déplorent que les étudiants qu'ils reçoivent, quoique brillants et issus de grandes écoles, ne sachent pas échanger et travailler en équipe. La question de la fraternité, entendue comme la capacité à vivre et travailler avec les autres, a aussi une véritable pertinence économique et sociale.
Pour ce qui est de la perte des repères républicains, je ne saurais juger de leur évolution au cours de l'histoire. Je relève que dans l'histoire récente, ces repères ont connu un certain étiolement, notamment sous l'Occupation ou à l'occasion de la guerre d'Algérie. En revanche, la question des besoins de repères se pose.
En matière de liberté, Nathalie Mons évoquait il y a peu devant vous la question de la démocratie scolaire. Nous avons en France beaucoup de dispositifs formels mais nous avons une vraie difficulté à les faire vivre. Il y a une vraie difficulté dans la représentation ainsi que dans la capacité à débattre et à s'exprimer au sein des établissements. Ainsi, les délégués des élèves sont souvent les bons élèves ; les représentants des parents d'élèves, les parents de ces derniers ou les plus avertis. En outre, un élève jugé perturbateur ne pourra pas être délégué. Nous devons réfléchir à des instances où l'expression libre des élèves, bien qu'encadrée, puisse se faire. Enfin, il y a un vrai problème dans la représentation des familles qui sont les plus éloignées de l'école et qui ne possèdent pas les codes langagiers et sociaux.
La France est le pays où la corrélation entre l'origine sociale et la réussite scolaire est la plus forte au sein des pays de l'OCDE. Si la France a réussi sa massification scolaire, il demeure une forte inégalité d'accès à la réussite scolaire, qui dépend encore notamment de l'origine sociale, géographique, voire ethnique des élèves. Ceux-ci sont également parfois confrontés au décalage du niveau entre des établissements différents. Quand un enfant sort d'un collège des quartiers Nord de Marseille avec une moyenne de 16 sur 20 pour aller dans un lycée de centre-ville, il sera très probablement amené à subir une forte baisse de ses résultats scolaires.
De plus, l'Institut social et coopératif de recherche appliquée (ISCRA) a mis en évidence que, toutes choses égales par ailleurs, l'orientation est différenciée selon l'origine sociale ou ethnico-raciale des élèves. Agnès Van Zanten et Jean-Pierre Obin ont mené un travail très intéressant sur la carte scolaire et la composition des classes. On va ainsi affecter dans les bonnes classes des filles plutôt que des garçons, des enfants de milieu favorisé plutôt que de milieu défavorisé, des blancs plutôt que des noirs. Il s'agit là d'un fait qui est perçu et verbalisé par l'ensemble des familles ; les inégalités scolaires sont fortement ressenties et vécues dans les territoires.
Sur la question de la fraternité, outre les études sur la carte scolaire, une étude de 1998 de François Dubet et Marie Duru-Bellat indiquait que trois quarts des classes des collèges en France sont « à profil », grâce aux jeux d'option et de classes à projet, ce qui favorise plutôt le regroupement social au niveau statistique. Or, on connaît l'incidence sur la réussite de l'élève de la composition des classes et de fait d'être dans une « bonne » ou une « mauvaise » classe en termes de niveau scolaire. La fondation Terra Nova préconise, dans l'intérêt de la nation, la mise en place d'une plus grande hétérogénéité des classes et des établissements. Tout collectif a intérêt à la mixité scolaire et sociale à tous les niveaux : plus la mixité est forte, plus le système scolaire est performant. Sur le terrain, on constate que des familles trouvent des parades à cette mixité.
S'agissant des difficultés des enseignants, je relève que l'intitulé de la commission d'enquête se réfère à la profession d'enseignant et non au métier d'enseignant. Si j'en crois les sociologues du travail, une des raisons de la tension chez les enseignants porte sur la tension entre la vision métier et la vision professionnelle. Le métier renvoie au sacerdoce, aux « hussards de la République », à l'instituteur, souvent élu local, qui habite au-dessus de son école. La vision sous l'angle de la profession suppose un regard plus distancié par rapport à l'exercice du métier. La question du salaire et du défaut de la reconnaissance des heures passées revient souvent parmi les enseignants.
Les politiques ont décrété la massification sans donner les outils nécessaires aux enseignants, comme des tutorats ou des accompagnements individualisés, pour gérer l'hétérogénéité scolaire. Que faire des élèves en difficulté ? Sur ce sujet, la marge de progrès est importante.
Vous avez abordé, dans le cadre de vos travaux, la différence culturelle à l'école, notamment à la suite des évènements de janvier. Je voudrais vous faire part d'une anecdote personnelle parlante. L'identité physique et patronymique de mes enfants pourrait laisser entendre qu'ils sont musulmans. Or, s'ils ont été élevés dans la culture musulmane, ils ne sont pas musulmans. À l'école, chaque année, j'adressais d'ailleurs un mot indiquant qu'ils mangent du porc. Pourtant, durant leur scolarité à l'école maternelle et primaire, mes enfants revenaient en me disant qu'à la cantine, on leur avait proposé un substitut alimentaire comme l'omelette, alors que mon fils préfère le saucisson ! J'étais donc obligé d'adresser un courrier pour mettre fin à cette situation. Cet exemple prouve que tous les acteurs doivent être formés, y compris les agents des collectivités territoriales et les animateurs qui travaillent dans les établissements scolaires.
J'ai vécu une expérience similaire : au début de ma carrière, enseignante naïve et peu formée, j'avais proposé à une jeune fille noire de préparer, pour une fête de fin d'année, un gâteau de « son »pays. Elle m'avait répondu qu'elle ne savait faire que des gâteaux au chocolat. Le message qu'elle m'avait adressé est : « je suis française mais vous me renvoyez à mon pays ». Autre exemple, celui de professeurs d'art plastique, pétris de bonnes intentions, demandant à des élèves de leur dessiner « leur » pays...
Ces exemples vécus montrent la place de l'inconscient à l'oeuvre, notamment la place des origines sociales et ethnico-raciales dans l'orientation des élèves. Un enfant de chômeur avec 10,5 de moyenne, vivant en province même blanc, sera jugé fragile pour aller dans une filière générale.
Ensuite, la nation ne pourra pas être crédible auprès des enfants de milieu populaire, notamment ceux ayant des origines dans d'anciens pays colonisés, si l'école n'est pas irréprochable en matière d'égalité. Il faut des mesures draconiennes pour rétablir l'égalité dans tous les territoires. Je prends l'exemple d'un établissement en réseau d'éducation prioritaire dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où je suis adjoint au maire d'arrondissement en charge de la politique de la ville, et dans lequel un tiers des enseignants est contractuel. Il en est de même à Bondy-Nord pour les enseignants de mathématiques. Cette situation n'existe pas dans les établissements de centre-ville. Pourquoi les jeunes chefs d'établissement et les jeunes inspecteurs commencent-ils par l'académie de Créteil ou de Versailles ? L'expérience permet de mieux gérer les conflits et les tensions.
Rétablir l'égalité est urgent ! Qu'un élève qui sort du collège Jean-Zay à Bondy avec 16 de moyenne retrouve la même moyenne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Sinon comment reprocher aux parents d'organiser la fuite scolaire, en pensant à l'intérêt de leurs enfants ?
Il faut également revoir la maquette des concours car elle façonne les enseignants. Ces derniers pensent au quotidien que ce n'est pas leur métier de traiter des questions d'égalité ou de différence des élèves en classe. À cet égard, nous regrettons la suppression de l'épreuve « Agir en fonctionnaire responsable » du concours. Les « hussards de la République » avaient une mission sociale qu'il faut retrouver.
Il faut travailler, enfin, sur la pédagogie collaborative et revivifier les instances de la démocratie scolaire pour apprendre aux élèves à prendre la parole et leur donner la parole.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je ne suis pas sûr que le collège unique ait mieux fonctionné car mélanger les élèves qui réussissent et ceux qui ont des difficultés ne permet pas à ces derniers de progresser. Il faut aider les enfants en difficulté par des politiques d'accompagnement.
Vous avez travaillé, dans le cadre de la fondation Terra Nova, avec M. Jean-Pierre Obin qui a dressé en 2004 un état des lieux toujours d'actualité dix ans plus tard, malgré les dénis. Il existe des difficultés dans certains établissements, voire dans une certaine partie de la population scolaire pour laquelle la loi sacrée est plus importante que la loi de la République.
Les valeurs républicaines ne sont pas toujours une évidence pour les élèves. Connaissez-vous de bonnes pratiques pour les transmettre ? Le Président de la République a d'ailleurs demandé aux deux présidents des assemblées parlementaires de réfléchir à ces valeurs.
Au regard des témoignages des enseignants sur les incidents, pensez-vous que les corps intermédiaires relaient suffisamment ces incidents ? La crainte de stigmatiser ne les freine-t-elle pas ?
Mme Maya Akkari - Sur la question du collège unique, nous ne partageons pas, chez Terra Nova, la même position. Nous estimons que le collège n'a jamais été unique en France, et c'est la raison pour laquelle il a échoué. Le collège unique implique de réunir les élèves, quels que soient leur niveau scolaire et leur origine sociale. Or, ce n'est pas le cas aujourd'hui, comme l'atteste la littérature très fournie dans ce domaine. Le jeu de la carte scolaire et les comportements d'évitement de certaines familles dans les quartiers populaires ont participé au développement de phénomènes de « ghettoïsation ».
Par ailleurs, au sein des collèges, les classes n'ont jamais été hétérogènes. Nathalie Mons parle à ce sujet de « filières cachées », induites par le jeu des options et des classes projet. Certes, la situation est différente de celle des années 50, où les classes étaient établies sur la base du niveau scolaire des élèves. La situation est beaucoup plus subtile aujourd'hui, François Dubet parle sur ce point de « classes à profils ». Or, l'OCDE l'affirme, la mixité scolaire est une condition nécessaire de la performance globale d'une nation.
Malheureusement, les valeurs de la République ne sont pas toujours une évidence pour les élèves, les familles et l'institution. La Cour des comptes a montré, en termes de répartition de ressources, un investissement plus important dans les lycées de centre-ville, où la masse salariale est plus importante, plus expérimentée, et où les options sont plus nombreuses. La balance penche plus vers le financement des options, qui bénéficient généralement aux plus favorisés, que vers le soutien aux élèves en difficulté. Si l'on regarde la pyramide de la hiérarchie scolaire, on observe que plus on monte dans la hiérarchie scolaire, plus la nation investit.
S'agissant des remontées d'incidents, je n'ai pas, en tant que représentante de Terra Nova, d'indications sur ce point.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur - Et dans votre établissement ?
Mme Maya Akkari - Dans mon établissement, la minute de silence s'est très bien déroulée. Je peux vous répondre en tant qu'élue de la Mairie du 18e arrondissement. Nous avons observé des tensions dans deux établissements sur onze, mais il s'agissait dans les deux cas de collèges confrontés à des difficultés scolaires et sociales, depuis plusieurs mois déjà.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Il est vrai que la minute de silence a été en réalité plus un catalyseur, un révélateur de tensions déjà existantes auparavant. Nous devons à présent trouver les moyens de répondre à ces difficultés.
Mme Françoise Férat. - Au cours d'une précédente audition, nous avons entendu qu'il était recommandé aux enseignants d'être bienveillants vis-à-vis de leurs élèves. Je comprends que l'on ne veuille pas stigmatiser, mais le fait de laisser filer les situations depuis de nombreuses années ressemble, pardonnez-moi l'expression, à une sorte de bénédiction, de validation de ce qui se passe. On se retrouve aujourd'hui devant une situation qu'il parait difficile de redresser.
Comme l'a très bien dit notre présidente, nous sommes à la recherche de solutions. Avez-vous quelques préconisations à nous suggérer ?
Mme Françoise Laborde, présidente. - J'ajouterai une remarque. On a l'impression aujourd'hui que certains enseignants attendent des contenus, mais d'autres attendent également des recettes.
M. Jean-Claude Carle. - Vous nous avez rappelé l'importance de faire partager les valeurs républicaines aux enfants. Une des difficultés majeures ne réside-t-elle pas dans l'insuffisance de maîtrise des fondamentaux par les jeunes ? Moins les enfants ont de vocabulaire, plus ils tendent à agir avec violence.
Vous avez également parlé de l'orientation différenciée en fonction de l'origine sociale, qui est malheureusement une réalité. Que peut-on faire pour qu'un jeune sortant d'un établissement difficile puisse entrer à l'université ou préparer une grande école ?
Mme Maya Akkari. - Sur votre dernière question, monsieur Carle, la réponse réside dans la formation des enseignants et des chefs d'établissement. Il s'agit d'une forme d'inconscient collectif, auquel il est nécessaire de répondre par de l'information sur ce qui se fait ou ne se fait pas.
S'agissant de la maîtrise des fondamentaux, les neurologues le démontrent : la partie défensive et agressive du cerveau s'active lorsque l'on manque de mots. L'école éprouve des difficultés à transmettre les savoirs, notamment dans les quartiers populaires, car elle a perdu de sa légitimité. En d'autres termes, le cerveau des enfants se ferme, par manque de confiance dans les enseignants. La sociolinguiste Élisabeth Gauthier estime qu'il y a trop d'implicite dans les programmes scolaires et appelle à leur révision.
Pour retrouver de la légitimité, il est essentiel que l'école soit exemplaire, notamment sur la question de l'égalité. Je suis à titre personnel très attachée à la laïcité, et je crois qu'il ne peut y avoir de laïcité sans égalité.
Il est vrai que nous avons laissé filer des situations, par peur, par manque d'expérience et par manque de formation. J'ai moi-même été formatrice de jeunes enseignants, et j'ai passé des séances entières à les désangoisser. Les jeunes professeurs, qui sont statistiquement de plus en plus issus de milieux favorisés, vivent un choc social et culturel en arrivant dans les quartiers populaires. Ils ont peur et ne sont pas en mesure de tenir leurs classes. On paie aujourd'hui le prix de plusieurs années d'une politique d'affectation des jeunes titulaires dans les établissements en secteur difficile.
Une autre difficulté réside enfin dans le manque d'encadrement, les inspecteurs d'éducation étant débordés. Il est nécessaire d'augmenter le taux d'encadrement. Nous avons 850 000 enseignants et 14 000 personnels des corps dits intermédiaires, c'est-à-dire un encadrant pour 150 enseignants. Un tel sous-encadrement serait inimaginable dans le privé.
Mme Marie-Annick Duchêne. - Je souhaitais revenir sur la question de l'hétérogénéité du niveau des élèves dans les classes. J'ai enseigné dans un établissement où les classes étaient hétérogènes, mais où les enseignants estimaient qu'une plus grande homogénéité aurait été bénéfique tant pour les bons élèves que pour les élèves rencontrant des difficultés.
S'agissant de la question des options, je vis dans une ville privilégiée, aussi bien pour la qualité des enseignements que pour celle de ses établissements, professionnels comme généraux. Pourtant, on constate depuis quelques années une diminution du nombre des options, car les effectifs minima ne sont plus atteints. Il me semble donc que les stratégies qui ont pu être mises en place par les parents consistant à jouer sur les options proposées par les différents établissements scolaires ne peuvent plus autant être mises en oeuvre.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Au cours de nos auditions, l'accent a souvent été mis sur l'importance du collège. Pour autant, comme vous l'avez rappelé, l'école primaire joue aussi un rôle fondamental. Vous avez évoqué la question de l'origine sociale des professeurs des écoles, qui seraient de plus en plus issus de milieux favorisés. Or, vous avez laissé entendre que ces enseignants, contrairement aux instituteurs d'autrefois, ne contribueraient plus à la promotion sociale des élèves. Pourriez-vous expliciter ce point ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Vous avez orienté votre intervention sur la question de l'égalité. Or, nous constatons, en tant que parents, que la distinction entre l'égalité et la justice est très prégnante chez les enfants. Il me semble que le principe d'égalité ne doit pas s'opposer à la reconnaissance de la réussite. Pourtant, j'ai le sentiment qu'au nom de ce principe d'égalité on assiste à une baisse du niveau et à une remise en cause de l'excellence. Cette situation ne pose pas de difficultés aux enfants issus de milieux sociaux favorisés mais pour les autres il me semble que cela est de nature à remettre en cause « l'ascenseur social ». Les questions autour du maintien du grec, du latin, des humanités en général sont symptomatiques de cet état d'esprit.
Mme Maya Akkari. - Sur la question de Mme Duchêne concernant les options, le constat est partagé, tant à droite qu'à gauche, que les options coûtent cher. Dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons actuellement, le choix a été fait de réduire le nombre d'options. Terra Nova partage ce constat. C'est pourquoi notre think tank a soutenu, d'une part, la réforme du lycée mise en place par un gouvernement de droite visant à diminuer le nombre d'options au profit d'un accompagnement personnalisé, d'un tutorat - même si, dans les faits, ces mesures sont rarement mises en place - et, d'autre part, celle mise en oeuvre par le présent gouvernement visant à rééquilibrer les moyens au profit du premier degré. Par ailleurs, en tant que chef d'établissement, je mesure quotidiennement le niveau de contrainte que représente la construction d'emplois du temps devant prendre en compte les différentes options. Des journées de 7h00 à 19h00 sans pause méridienne seraient nécessaires pour prendre en compte toutes les options.
Sur la question de l'hétérogénéité, si certains enseignants préféreraient avoir des classes plus homogènes, c'est parce qu'ils ne sont pas « outillés » pour enseigner à des élèves dont les niveaux sont extrêmement différents. Le budget de la formation continue est actuellement quasi nul. Cela n'est pas le cas dans d'autres pays, où la formation initiale est plus importante et où il existe une formation continue. L'accompagnement personnalisé mis en place au lycée, les mesures similaires envisagées pour le collège, le dispositif « plus de maîtres que de classes » sont autant de dispositifs qui permettront de mieux prendre en compte l'hétérogénéité des élèves. Ces dispositifs doivent s'accompagner de formations de qualité.
S'agissant de la question de Mme Laborde concernant la sociologie des professeurs des écoles, il me semble important de rappeler que nombre d'entre eux se retrouvent dans une situation où la culture des élèves est très éloignée de la leur. Ainsi, dans certaines familles, on ne distingue pas la différence entre une casquette, un bonnet ou un képi ! Dans un article que j'ai écrit pour les Cahiers pédagogiques, je prenais l'exemple d'un exercice de mathématiques sur les pourcentages concernant des tulipes et des roses. Si la plupart des élèves sont en mesure de résoudre le problème arithmétique, certains d'entre eux sont en revanche incapables de faire la distinction entre une tulipe et une rose. Le professeur de mathématiques se trouve donc dans une situation où il lui faut travailler sur le langage pour éviter tout blocage.
Par ailleurs, je partage le point de vue de M. Grosperrin sur la distinction entre l'égalité et la justice. J'ai utilisé le terme d'égalité car cette notion fait partie du triptyque républicain. Pour autant, à tous les niveaux sociaux, la demande de justice est beaucoup plus importante que celle d'égalité. L'étude de l'OCDE que je citais tout à l'heure montre que, d'un point de vue économique, il est préférable que l'ensemble de la société progresse, même si le niveau atteint globalement est plus faible que celui qui aurait été atteint avec des inégalités plus fortes.
Je regrette que les élus, aussi bien de gauche que de droite, ne s'inquiètent pas davantage de la réduction du nombre des élites. On constate ainsi une augmentation du nombre de places vacantes dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Cette situation n'est pas liée à une trop grande hétérogénéité des classes mais au fait que l'on ne « pousse » pas suffisamment les élèves.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je suis en parfait accord avec votre propos final. Je partage aussi votre opinion lorsque vous évoquez le besoin de formation, initiale comme continue. En effet, je m'inscris en faux contre l'idée qui a prévalu, il y a quatre ou cinq ans, selon laquelle le fait de disposer d'un diplôme de master serait suffisant pour enseigner. Or, l'enseignement est un vrai métier.
Par ailleurs, si vous distinguez les notions d'égalité et de justice, je pense que la question est plutôt celle de l'équité, c'est-à-dire faire en sorte que chacun puisse atteindre son plus haut niveau de compétence. Je partage votre analyse selon laquelle l'hétérogénéité des classes, dès lors que la formation et l'encadrement sont suffisants, peut être un facteur d'équité, dans la mesure où elle peut « tirer vers le haut » certains élèves.
Audition de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l'éducation
Mme Françoise Laborde, présidente. - Notre dernière audition ce matin sera celle de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie et professeur émérite en sciences de l'éducation.
Votre carrière au sein du système d'enseignement vous a conduit à exercer successivement comme instituteur, puis comme professeur de philosophie et de français en lycée professionnel, avant d'enseigner les sciences de l'éducation à l'Université. Vous êtes particulièrement connu pour vos prises de position en matière de pédagogie scolaire et, à ce titre, vous avez publié plus d'une vingtaine d'ouvrages parmi lesquels je citerai - sans être exhaustive - L'École et les parents : la grande explication... (2001), Faire l'école, faire la classe (2004), ou encore Lettre aux grandes personnes sur les enfants d'aujourd'hui (2009).
Vous avez participé ou conduit plusieurs missions de réflexion pour réformer l'éducation nationale : dès 1988, comme membre du groupe de travail chargé de réfléchir aux contenus de l'enseignement, puis de 1990 à 1993 au titre du Conseil national des programmes. Vous avez également dirigé l'Institut national de la recherche pédagogique (INRP) de 1998 à 2000 puis l'IUFM de l'académie de Lyon de 2001 à 2006.
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Meirieu prête serment.
M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l'éducation. - Je vous remercie de m'avoir sollicité dans le cadre de vos travaux.
Votre commission d'enquête porte sur une question qui me préoccupe particulièrement. Je partage votre conviction que notre École ne va pas très bien ; il est même devenu banal de dire qu'elle est « en crise ». En effet, l'École ne parvient pas à combler les inégalités sociales, l'enquête PISA montre même qu'elle a plutôt tendance à les creuser. L'école est en crise aussi en ce qu'elle n'inspire plus confiance à l'ensemble des parents. Elle voit se déployer, à sa périphérie, une multitude de dispositifs, ce qui montre qu'elle ne parvient pas à s'imposer comme une institution de la République qui se suffirait à elle-même et parviendrait à remplir seule ses missions. J'ai récemment travaillé sur le processus d'externalisation de l'aide aux élèves, extrêmement important aujourd'hui, puisque deux collégiens sur trois, au sein de l'échantillon étudié, bénéficient d'au moins deux dispositifs externes de soutien (qu'ils soient gratuits ou payants, reposent sur l'initiative familiale ou scolaire, s'effectuent dans un cadre associatif ou commercial). L'École est en crise aussi - les enseignants le disent et j'en avais fait le titre d'un de mes ouvrages rappelé par Mme la présidente tout à l'heure - parce qu'« il faut refaire l'École pour pouvoir faire la classe ». Dans le passé, l'École était un cadre institutionnel stabilisé dans lequel on pouvait venir et faire classe sans avoir à reconstruire l'institution. Ce n'est plus le cas. Il faut aujourd'hui refaire l'École pour pouvoir faire la classe. Chaque fois qu'un enseignant arrive dans sa classe, les codes scolaires et les principes qui régissent l'École sont à réaffirmer et à reconstruire.
En réalité, je crois que les enseignants vivent aujourd'hui dans la difficulté, voire dans la dépression. Ils ont le sentiment d'être davantage contrôlés que soutenus par leur hiérarchie. Et si, de toute évidence, il y a dans mes propos une part d'exagération, il n'en demeure pas moins que l'institution enseignante est remise en cause et qu'elle subit de plein fouet les conséquences de la désidéalisation du travail intellectuel et de la culture gratuite. Marcel Gauchet dit très justement que, pendant des millénaires, les hommes ont souffert par le corps et se sont élevés par l'esprit et par la culture. Aujourd'hui, la machinerie publicitaire et médiatique susurre en permanence à nos enfants que le plaisir vient d'abord par le corps quand le travail de l'intelligence, de la réflexion et de la culture est, lui, générateur de difficultés, voire de souffrances. Nos élèves traduisent cela par des phrases aussi triviales que : « Pourquoi se prendre la tête dans une société qui nous invite systématiquement à prendre notre pied ? »
Et puis, plus globalement, notre École souffre d'un déficit de projet politique au sens noble du terme. C'est lié au fait que l'École est écartelée entre ses missions propres, d'une part, et, de l'autre, les valeurs ou contre-valeurs que la société distille, à petite ou à haute dose, avec plus ou moins de contrepoison familial, à nos enfants. C'était déjà vrai à l'époque de Jules Ferry, mais l'École assumait alors pleinement sa mission thermostatique, c'est-à-dire en compensant ce qu'elle considérait comme les défauts d'une société au profit de ce qu'elle estimait souhaitable de promouvoir.
Je vois dix indicateurs pour illustrer ce hiatus entre ce qui est demandé à l'École et ce qui est dominant dans notre société :
- l'École se veut un lieu de pensée, de réflexion et de temps long, alors que la société promeut l'immédiateté et la satisfaction sans délai de la pulsion.
- elle est le lieu de la construction de l'attention alors que nos enfants vivent dans une société qui pratique la surenchère de la sidération ;
- elle enseigne la justification raisonnée quand les effets spectaculaires font autorité ;
- l'École se veut le lieu de l'appropriation et du transfert alors que nos enfants vivent dans un monde où la répétition mimétique et la création de réflexes conditionnés font la loi à travers la publicité et toutes les formes de propagande ;
- l'École promeut le respect de la compétence quand beaucoup de médias font triompher la dérision ;
- elle valorise la parole tenue alors que les élèves font l'expérience au quotidien de la désinvolture généralisée ;
- elle se veut le lieu de la culture désintéressée alors que, partout, règne l'utilitarisme immédiat ;
- elle enseigne la richesse et la prééminence de la langue écrite structurée quand l'onomatopée et la « période sans scansion ni fin » alternent au quotidien, dynamitant l'unité sémantique de la phrase ;
- l'école se veut le lieu de l'égalité des droits - et, en particulier, du droit de toutes et tous à accéder aux fondamentaux de la citoyenneté -alors que la société ne propose qu'une trompeuse égalité des chances ;
- enfin, elle est le lieu de la construction possible du collectif dans une société minée par l'individualisme forcené.
Face à cela, il n'est pas étonnant que les enseignants se sentent acculés à des tâches qu'ils jugent impossibles, et pensent même parfois qu'on leur demande de « vider l'océan avec une petite cuillère » ! Ainsi, pour sortir de cette véritable schizophrénie, je développerai devant vous trois idées fortes à partir desquelles je ferai quelques propositions simples.
Premièrement, nous devons assumer sans le moindre scrupule la « fonction thermostatique » de l'École, qui ne doit pas courir derrière la société, ni se mettre en concurrence avec l'univers médiatique et commercial. L'école doit assumer d'être le lieu et le moment de la décélération, où le détour par la culture permet de nourrir la pensée. Il ne s'agit pas d'une chose simple à réaliser au quotidien, car cela exige de repenser la structure même du temps scolaire, de revoir l'organisation du temps du point de vue de l'enfant - ce temps qui doit lui être donné à l'École pour réfléchir et pour apprendre.
Deuxièmement, face à cette schizophrénie entre ce qui domine dans la société et ce que l'École cherche à faire, nous devons réaffirmer le devoir d'exemplarité des adultes, et en particulier de celui des éducateurs. Une première piste est celle de l'aide à la parentalité, dont les dispositifs sont, aujourd'hui en France, erratiques et peu soutenus. Au-delà des seuls parents en grande détresse, l'aide à la parentalité devrait concerner tous les parents qui sont dépassés par le comportement de leurs enfants et qui ne savent pas comment réagir. Ces parents-là sont, le plus souvent, complètement démunis et abandonnés à leur solitude. Au regard de certains phénomènes nouveaux, il me semble particulièrement important de réfléchir à une forme d'accompagnement, qui ne soit pas d'ordre médical, mais plutôt de l'ordre du pédagogique, fondée sur l'entraide et l'échange avec d'autres parents. L'aide à la parentalité doit être intégrée dans les établissements scolaires et mérite un soutien fort des pouvoirs publics.
Dans le même ordre d'idée, on ne peut manquer d'évoquer, non plus, la nécessaire exemplarité des enseignants. Ceux-ci devraient pouvoir se référer à un code de déontologie des éducateurs et cadres éducatifs. Mon collègue Erick Prairat a beaucoup travaillé ce sujet, en étudiant ce qui se passe dans les pays étrangers et nous devrions nous inspirer, entre autres, de son travail. Je crois que cela devrait être un prochain chantier du législateur.
Rappelons aussi, pour mémoire, que la jeunesse a du mal à s'appuyer sur l'exemplarité des hommes et des femmes publics, dans la mesure où les médias persistent à braquer leurs projecteurs sur la - trop grande - minorité d'élus ayant enfreint la loi et ne permettent pas toujours de faire comprendre l'importance essentielle du travail de ceux et celles qui agissent pour le bien commun.
Plus généralement, l'exemplarité devrait venir de toute la société des adultes... mais nous persistons pourtant à exposer la jeunesse à la démagogie publicitaire, à la violence systématique de certaines productions cinématographiques, voire à la perversité de nombreuses émissions dont la diffusion n'est dictée que par la règle de l'audimat... et en rien par leur caractère éducatif pour notre jeunesse. Nous avons là un devoir, non pas de censure, mais de vigilance collective et de protection des enfants qui, certes, sont des « êtres complets », mais qui, parce qu'ils ne sont pas des « êtres achevés » devraient faire l'objet d'une protection réelle de tout ce qui peut contribuer à détruire ou à abîmer le psychisme enfantin. C'est, d'ailleurs, un devoir que nous impose la Convention internationale des droits de l'enfant dont nous sommes signataires. Peut-être pourrions-nous, d'ailleurs, instaurer pour cela un « Haut conseil des droits de l'enfant » qui disposerait d'une totale indépendance, d'un droit d'auto-saisine et de la possibilité d'interpeller le parlement et le gouvernement sur ces questions essentielles ? Ce serait, à mes yeux, un grand progrès.
Un mot sur les médias et leur importance : l'utilisation non régulée des écrans amenuise - tout le monde en convient aujourd'hui - les capacités de concentration des enfants, et ceux-ci se retrouvent en classe, une télécommande greffée au cerveau, à la recherche de cette surenchère des effets qui les fait passer de la sur-attention à l'inattention, de l'excitation à l'asthénie. C'est un point fondamental où l'École doit assumer sa fonction thermostatique en « instituant » des espaces-temps propices à l'observation réfléchie, à la documentation approfondie, au développement de la pensée.
Je voudrais en venir maintenant à ce qui me paraît, face à cette situation, pouvoir nous guider : je crois qu'il nous faudrait, non pas dupliquer pieusement les méthodes d'un autre siècle, mais nous ressaisir de ce qui, à l'origine de notre École, a permis sa « fondation ». Et il me semble que, de François Guizot à Jules Ferry, de Ferdinand Buisson à Jean Zay, on pourrait reprendre, pour identifier nos principes fondateurs, la formule d'Olivier Reboul, quand il s'interroge sur « ce qui vaut la peine d'être enseigné » et qu'il répond par deux verbes « ce qui unit » et « ce qui libère ». Ce qui « unit » et correspond à nos racines républicaines ; « ce qui libère » et correspond à notre projet démocratique.
« Ce qui unit » : nous pouvons unir, d'abord, en permettant à la jeunesse d'accéder à la maîtrise de la langue, en particulier de la langue écrite, qui doit constituer une priorité absolue à mes yeux. Dans les petites classes, notamment, ce que l'on pense être des difficultés en mathématiques ne sont souvent que des problèmes de compréhension de la langue. Pourquoi ne pas stimuler nos enfants en les invitant à rédiger des lettres d'amour... ou des lettres d'insultes ? Je dis souvent aux parents désolés de ne plus pouvoir parler à leurs enfants : « Écrivez-leur, ils vous liront et, peut-être même, vous répondront-ils ! » Et je cite régulièrement cette réplique d'un de mes premiers élèves de sixième, à l'écriture catastrophique, à qui j'avais demandé : « Mais on ne t'a jamais fait écrire à l'école primaire ? » et qui m'a répondu du tac au tac : « Oh ! Si ! On m'a beaucoup fait écrire. On m'a toujours corrigé, mais on ne m'a jamais répondu ! ».
Nous pouvons unir aussi en insistant sur l'histoire, en tant que discipline, bien entendu, mais aussi en tant qu'elle permet d'accéder à l'élaboration des savoirs eux-mêmes, à la compréhension, essentielle, de la manière dont ils sont apparus dans l'histoire des humains et ont contribué à leur émancipation : les vies de Copernic, de Newton ou d'Einstein peuvent être traitées, tout à la fois, sous des angles scientifique, philosophique ou sur celui de l'histoire des idées. L'Histoire est ce qui permet d'enseigner à nos élèves les savoirs scolaires, non comme des « épreuves scolaires » élaborées pour les sélectionner, mais comme de véritables aventures pour les libérer des préjugés et des stéréotypes de toutes sortes.
Je suis aussi partisan de renforcer l'enseignement des humanités et de la littérature : selon Martha Nussbaum, dont je partage les analyses, la littérature favorise fortement la cohésion et le sentiment d'appartenir à une commune humanité, dans la mesure où elle développe l'empathie en permettant une meilleure compréhension de l'autre.
A côté de ces éléments ayant trait aux contenus, il me semble que la fonction d'« unification » des élèves passe par un travail inlassable de construction de véritables « collectifs » scolaires. Afin d'éviter que les établissements d'enseignement ne soient de simples lieux de passage apparentés à des halls de gare, il faut encourager la mise en place, en leur sein de structures intermédiaires, où pourraient être construits des projets collectifs transversaux porteurs de cohésion et d'identité. Pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, ces espaces et ces moments de liberté, de responsabilité et d'entraide constitueraient de puissants facteurs de cohésion et d'identité. J'en veux pour preuve l'état d'esprit régnant dans les milieux du scoutisme ou de l'éducation populaire.
L'entraide entre élèves pourrait être fortement développée dans ce cadre. Elle a été, pendant longtemps - dans les lycées notamment - un élément fondamental de la réussite du système scolaire français. Je rappelle qu'à l'origine du lycée, les élèves n'avaient qu'une heure et demie de cours par jour, le reste de leur journée était consacré à l'étude et à l'entraide. L'entraide entre élèves est, en outre, particulièrement importante, notamment au collège où se construit la « socialisation secondaire » que l'École peut aider à se structurer autour des valeurs de collaboration, de coopération et de solidarité.
Il serait ainsi envisageable de jumeler des classes au sein de « mini-collèges » ou de « mini-lycées », en associant des niveaux différents (une sixième, une cinquième, une quatrième, une troisième, ou bien deux sixièmes et deux cinquièmes), de leur affecter cinq ou six professeurs organisant ainsi la scolarité d'une centaine d'élèves, avec une relative liberté de gestion du temps et des groupes. Cette équipe d'enseignants incarnerait véritablement l'institution, ce qui me semble manquer, notamment lors de l'entrée en sixième.
« Ce qui libère » : il me semble indispensable de consacrer plus de temps à l'apprentissage de la pensée. Cela peut prendre la forme d'ateliers de philosophie ou de discussions à visée philosophique dans toutes les classes. À cet égard, je trouve scandaleux que les élèves de lycée professionnel n'aient pas de cours de philosophie. Cela laisse à penser que leur formation ne leur permettrait pas de s'intéresser aux questions relatives à la vie, à la mort, à l'avenir de la planète, etc. Cette situation me semble infamante et contribue à dévaluer des métiers que l'on continue de qualifier, à tort, de manuels alors qu'ils sont de plus en plus nécessaires à notre avenir pour reconstruire ce lien social qui nous fait tant défaut.
Mais, bien sûr, la « libération », la formation du sujet à « penser par lui-même » - qui est au coeur de la laïcité - doit s'attacher à la désintrication systématique du « savoir » et du « croire » : c'est la fonction centrale de l'enseignement. Dans sa lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry rappelle ainsi que, si le savoir réunit, la croyance doit, quant à elle, demeurer individuelle. Les croyances ne doivent pas être érigées en savoirs... mais cela suppose de se garder d'enseigner les savoirs comme des croyances. La leçon de choses, exaltée par Ferdinand Buisson, n'avait pas pour vocation d'« amuser » les élèves, mais elle visait à permettre à l'élève de voir, d'expérimenter et de juger par lui-même. Le savoir ne doit pas être une croyance que le maître impose, mais quelque chose que l'élève peut toucher, voir et découvrir. Ferdinand Buisson développait trois méthodes, qui pourraient, d'ailleurs, davantage être mises en oeuvre à l'heure actuelle dans toutes les disciplines :
- la méthode expérimentale, que l'on retrouve, par exemple, dans le dispositif de « La main à la pâte » ;
- la méthode documentaire, qui me semble devoir être « dépoussiérée » et retravaillée avec un souci de formation à l'usage rigoureux d'Internet (le moteur de recherche ne donne pas accès à ce qui est vrai, mais seulement à ce qui est le plus attractif) ;
- la formation logique, qui s'acquiert notamment par la maîtrise de la langue et un travail extrêmement précis et rigoureux sur elle.
En conclusion et après ces quelques remarques, je dirais que l'École me semble confrontée à quatre urgences solidaires :
- une urgence politique, tout d'abord, consistant à valoriser le métier d'enseignant. Les enseignants ont parfois le sentiment de porter un fardeau et que les demandes pesant sur leurs épaules sont en contradiction complète avec le fonctionnement de la société ;
- une urgence institutionnelle, ensuite, qui réside dans la mise en place d'une véritable formation continue. En effet, si la formation initiale a fait l'objet d'une reconstruction partielle, quoiqu'insuffisante, la formation continue demeure, quant à elle, sinistrée. Les objectifs que je viens d'esquisser - travailler sur « ce qui unit » et « ce qui libère » - me semblent devoir faire l'objet, aujourd'hui, d'une formation tout au long de la carrière ;
- par ailleurs, il me semble indispensable de mettre en place des unités pédagogiques à taille humaine. Il n'est pas possible de maintenir des unités pédagogiques aussi importantes, qui ne permettent ni l'exercice de la responsabilité, ni l'instauration de rituels structurants ;
- enfin, il me semble important de proposer aux jeunes un modèle de société plus capable de les mobiliser. Je souhaiterais, à cet égard, citer le manifeste de Pontigny. À l'été 1937, Jean Zay avait convié à Pontigny des représentants de l'ensemble des forces politiques et sociales françaises et européennes. Dans ce manifeste, les participants concluaient qu'« il ne s'agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s'agit de former des hommes capables d'esprit critique. Avoir l'esprit critique, c'est vouloir comprendre avant d'accepter, pouvoir juger pour choisir » ; ils poursuivaient en affirmant que « persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l'évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu'il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l'on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d'y bien vivre. Sinon l'équipe gouvernante changera peut-être, mais l'oppression et l'injustice renaîtront d'elles-mêmes... Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l'exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l'aveuglement, ou même une déification sommaire du sport ou encore l'affairisme financier ». Notre responsabilité est toujours là : dans notre capacité d'offrir aux jeunes l'idéal d'une société plus juste, solidaire et conviviale, une société plus unie dans la République et plus dynamique dans la démocratie.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Vous avez été presque aussi disert que Vincent Peillon... Il me semble que le Philippe Meirieu d'aujourd'hui est différent de celui que j'ai connu dans le passé et dont les thèses, que l'on a pu qualifier de « pédagogistes », ont suscité de l'incompréhension chez certains enseignants. Je suis heureux de vous entendre dire que les savoirs peuvent être porteurs de vertus émancipatrices. Nombre d'entre nous n'ont retenu de votre discours que la « révolution copernicienne » que vous prôniez consistant à placer l'élève au centre du système. Or, il me semble que le rôle de l'enseignant consiste plutôt à transmettre des savoirs. L'élève doit, quant à lui, apprendre et avoir le goût de l'effort. Vous avez raison de dire qu'il faut un code déontologique. De ce point de vue, on peut regretter la disparition de l'épreuve « agir en fonctionnaire de l'État et de façon éthique et responsable » des concours de l'enseignement.
Il me semble, en outre, que les notions de nation et de patrie sont trop souvent ignorées alors qu'elles peuvent, au contraire, nous rassembler.
Je souhaiterais vous poser deux questions. Si les valeurs républicaines ont pu apparaître comme une évidence, les auditions et les déplacements que nous avons réalisés nous montrent, au contraire, la difficulté rencontrée par les enseignants pour les transmettre. Quels outils, quelles formations, quelle évaluation doivent être mis en oeuvre pour faire en sorte que la loi du sacré ne prime pas sur la loi sociale ?
Par ailleurs, la parole des enseignants n'a-t-elle pas été dévaluée au sein de la société ? Pris entre les valeurs familiales, ou d'autres comme celles véhiculées par les médias et celles transmises à l'école, les élèves ne vont-ils pas privilégier celles de l'entourage ?
M. Philippe Meirieu. - La nation est évidemment une réalité essentielle. Valmy - où des Français ont crié pour la première fois : Vive la Nation ! » - a joué un rôle essentiel dans l'émancipation d'un peuple contre l'arbitraire. Je pense que c'est cette idée de la nation, porteuse des droits de l'homme et du citoyen et capable de faire vivre la solidarité, qu'il convient de transmettre, et non l'image d'une nation repliée sur elle-même.
Sur la question du rapport entre la pensée religieuse et les savoirs transmis à l'École, il me semble évident que l'École est le lieu où il est nécessaire de « justifier ». Ce n'est pas le lieu où celui qui crie le plus fort, qui est le plus séducteur doit l'emporter, mais le lieu où celui qui justifie le mieux et qui démontre le mieux doit avoir raison : le maître est là pour garantir cela. L'exigence de précision, de justesse et de vérité doit primer sur la loi du plus fort. Il s'agit du fondement même de l'enseignement. Cela a de nombreuses implications en termes pédagogiques : le travail sur la démonstration, le travail sur l'expérimentation, le travail sur la documentation.
Reste la question difficile du « rapport aux origines » : l'École est le lieu où chacun doit avoir cette capacité à se dégager de ce qu'il a acquis sans le trahir mais en le relativisant. Je travaille actuellement sur la réédition du « Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire » de Ferdinand Buisson. L'article sur la laïcité est très clair. Il n'y affirme pas qu'il est nécessaire d'expurger les élèves de leurs croyances, mais il estime que ces croyances n'ont pas leur place à l'École. Pour Buisson, la laïcité scolaire se situe dans le prolongement de la distinction entre l'ordre civil et l'ordre religieux. Il faut que seuls les savoirs, qui relèvent de l'état stabilisé des connaissances et de ce qui « fait commun », soient enseignés. Ces savoirs ne peuvent « faire commun » que s'ils ne sont pas enseignés comme des croyances.
Or, encore aujourd'hui, une partie des savoirs scolaires sont enseignés comme des croyances. Je pense qu'une réflexion doit être menée dans le cadre de la formation des enseignants, initiale comme continue, afin de travailler sur une pédagogie qui montre, démontre, explique et permette aux élèves de comprendre, d'apprendre et de faire la différence entre ce qu'ils comprennent et ce qu'ils croient.
J'ai moi-même été, en 1998, à l'origine des Travaux personnels encadrés (TPE) dans les lycées, mis en place comme un outil pour former les jeunes à la recherche documentaire interdisciplinaire. Les résultats, de l'avis de tous, ont été très intéressants. Nous avions engagé là un mouvement vers des « élèves-chercheurs », capables de se dégager de leur identité d'« élèves-croyants » ; c'était un mouvement vers une authentique laïcité.
Je souhaiterais terminer en relevant un point. Si on a pu me traiter de « pédagogiste », je ne crois pas avoir jamais négligé l'importance des disciplines et de la transmission. Je crois même avoir insisté sur l'importance de la culture - sens le plus fort du terme - au sein des disciplines scolaires. J'ai mené très tôt des expériences pour apprendre aux élèves à apprendre à lire l'Iliade et l'Odyssée d'Homère. Lorsque j'étais enseignant en lycée professionnel, j'ai travaillé sur la Théogonie d'Hésiode. Ce sont ces textes, forts par leur densité anthropologique et par ce qu'ils interpellent chez l'élève, qui sont en mesure, tout à la fois, de leur faire découvrir la richesse de la langue, de les arracher à certains de leurs préjugés et de les faire accéder à des questions anthropologiques essentielles qui les relient, au-delà de leurs différences et construisent authentiquement du « commun ».
Mme Françoise Laborde, présidente. - M. Gérard Longuet a dû s'absenter car il doit intervenir en séance publique, mais il m'a prié de vous dire qu'après vous avoir entendu, il revenait sur son a priori sur le pédagogisme : votre propos l'a convaincu !
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Pour ma part, mon a priori était plutôt favorable. Beaucoup de vos analyses retentissent agréablement à nos oreilles, notamment l'idée de la pensée longue.
À travers tout ce que vous avez décliné, ne pensez-vous pas que la loi d'orientation Jospin, qui fixait trois missions - former l'homme, former le citoyen et préparer à l'insertion dans la société - a été fondamentale ?
Vous m'avez intéressée et surprise sur un point, à savoir introduire une sorte de mini-collège au sein du collège. Je trouve cette idée très séduisante, mais je vois mal comment la mettre en oeuvre en pratique. Comment notamment la décliner dans la formation, pour apprendre d'autres manières de travailler ? Comment l'intégrer également dans les processus administratifs ?
Mme Marie-Christine Blandin. - En ce qui concerne les talents requis pour ce que vous appelez de vos voeux, à savoir l'exigence de la méthode d'acquisition des savoirs et la capacité de forger du collectif, ne pensez-vous pas que l'État a une part plus importante à jouer dans la définition des maquettes des ÉSPÉ, assurée actuellement par les universités, lesquelles se servent parfois des ÉSPÉ comme une variable d'ajustement de leurs ressources humaines ?
M. Claude Kern. - J'ai totalement adhéré à votre exposé, dont je vous remercie. Je voudrais revenir sur l'idée du code de déontologie. Autrefois, la déontologie était enseignée aux futurs enseignants à l'école normale ; elle ne l'est plus dans le nouveau système de formation. La définition de ce code de déontologie doit-elle selon vous venir du politique ou de l'éducation nationale ? À titre personnel, je pense, connaissant le monde enseignant, qu'une initiative politique pourrait froisser plus qu'autre chose.
M. Éric Jeansannetas. - Je remercie M. Meirieu pour la qualité de son exposé. Vous nous avez alertés sur la gravité de la situation, sur une école qui dérive, et présenté quatre urgences. Nos ministres qui se succèdent n'ont malheureusement pas le temps. La refondation de l'école ne peut se faire en quelques jours ni en quelques heures. Il est également nécessaire de prendre le temps de faire adhérer les enseignants à la réforme.
J'ai moi aussi été très intéressé par l'idée d'unités pédagogiques à taille humaine, notamment au collège, qui constitue un âge charnière pour nos jeunes. Je crois effectivement que les élèves, comme les enseignants, sont isolés et seuls.
Ma question est simple : combien de temps doit-on donner à un ministre, à un Parlement ou à un gouvernement, pour trouver un consensus ?
M. Guy-Dominique Kennel. - Vous nous avez donné une bonne vision d'ensemble, dont la mise en place nécessite un certain délai. Si vous étiez à la place d'un ministre ou d'un législateur, estimeriez-vous imaginable de fixer un délai minimal entre deux réformes, pour laisser le temps de l'évaluation ? Par ailleurs, quelles mesures pourraient être prises immédiatement, pour être efficaces le plus rapidement possible ?
M. Philippe Meirieu. - La loi de 1989 fait partie des grands textes de l'histoire de l'Éducation nationale, comme ceux de Jules Ferry et Ferdinand Buisson, de Jean Zay, de Joseph Fontanet, d'Alain Savary... C'est un texte fondamental, malheureusement pas toujours mis en oeuvre comme nous l'aurions espéré.
Sur la question de la construction du collectif, je comprends les difficultés des éducateurs... Mais on pourrait peut-être avancer en précisant les choses : on parle beaucoup de « vivre ensemble », mais il s'agit d'une formule que j'utilise peu, car l'on peut vivre ensemble lobotomisés sous l'emprise d'un gourou fanatique. En tant qu'héritier des mouvements d'éducation populaire, je préfère, de loin, la notion de « faire ensemble ». Je suis convaincu que lorsque des élèves font ensemble et que chacun a une responsabilité dans l'action collective, ils éprouvent vraiment ce qu'est l'autorité dans une démocratie. Pour moi, l'autorité est liée à la responsabilité. C'est un point tout à fait essentiel. Si on ne le fait pas comprendre aux enfants, si on ne leur donne pas de l'autorité en fonction de responsabilités qu'ils assument, je pense qu'ils ne peuvent pas vraiment intégrer la légitimité de l'autorité, qu'ils vivent alors comme une forme d'arbitraire et les invite à la transgression systématique.
Concernant les « micro-collèges » et « micro-lycées », je milite depuis longtemps en faveur des « classes verticales ». J'étais avant-hier à La Ciotat, dans le collège Jean-Jaurès, où il existe une classe verticale « Freinet » d'une centaine d'élèves, comprenant une sixième, une cinquième, une quatrième et une troisième, prise en charge par une équipe de professeurs permanents et de professeurs à temps partiel. Chaque semaine, ces élèves sont réunis par l'ensemble de leurs éducateurs. À cette occasion, on leur transmet des consignes, on organise des activités communes, on programme des cours et des groupes de besoin, on met en place l'entraide entre élèves : c'est une dynamique pédagogique formidable. Je ne vois d'ailleurs pas d'inconvénient à s'appuyer sur la bivalence des enseignants pour parvenir à cela, dès lors qu'elle se fonde sur le volontariat et qu'une formation est dispensée aux volontaires.
Évidemment, il me parait difficile d'imposer cela partout, mais on pourrait commencer sur la base du volontariat, nombre d'enseignants étant tout à fait disposés à faire avancer les choses. J'ai moi-même eu l'occasion de proposer ce dispositif dans d'autres pays, où il a pu être mis en oeuvre dans des conditions extrêmement intéressantes. Comme je l'ai déjà évoqué, les adolescents traversent une période dite de « socialisation secondaire » qui les pousse à se regrouper. Nous devons leur proposer, au sein des établissements, des cadres éducatifs leur permettant de vivre ensemble des projets collectifs - que ce soit un journal télévisé ou la réalisation d'une maquette de ville romaine, peu importe - faute de quoi ces regroupements se feront spontanément sous la houlette d'individus risquant de les orienter vers la transgression destructrice ou le radicalisme ravageur.
Pour répondre à Mme Blandin, je dirais que les ÉSPÉ ne correspondent pas encore aujourd'hui à mes attentes, car elles ne sont pas passées de la logique de l'enseignement à la logique de la formation : elles multiplient et juxtaposent les heures d'enseignement sans véritablement s'attacher à la formation réelle des personnes. Si on formait les ingénieurs comme cela, ce serait une vraie catastrophe ! Les ÉSPÉ devraient pouvoir bénéficier d'un cahier des charges plus opérationnel et d'un accompagnement professionnel plus rigoureux.
À M. Kennel, qui m'interroge sur les mesures à prendre en priorité, je répondrai en mentionnant à nouveau l'établissement d'un code de déontologie destiné aux enseignants et aux personnels d'encadrement. À l'instar de ce qui a été fait dans de nombreux pays, ce code devrait être élaboré, en premier lieu par les personnes concernées, puis soumis ensuite à la validation du législateur. Comme je vous l'ai déjà indiqué, la seconde mesure pourrait être la création, au sein des établissements, de structures intermédiaires de trois ou quatre classes regroupées autour d'un projet canalisant les énergies et cristallisant les identités, notamment par la mise en oeuvre de rituels structurants. La troisième mesure serait de faire de la maîtrise de l'écrit, en particulier de l'écrit long et réflexif, une véritable cause nationale.
Je souhaitais conclure en mettant en avant le fait que, selon moi, l'éducation nationale devrait avoir une posture plus jacobine quant à l'affirmation des principes fondamentaux qui la structurent et plus girondine quant à leur mise en oeuvre par les équipes de terrain. Or, c'est malheureusement souvent l'inverse qui se produit. Je voudrais un cahier des charges national, qui fixerait les chapitres obligés du projet d'établissement validés par le législateur, qui s'imposerait à des établissements, libres, par ailleurs, de mettre en oeuvre leurs projets de la façon dont ils l'entendent, avec leurs ressources et leur imagination propres, et l'accompagnement bienveillant, bien sûr, de la « hiérarchie ».
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous vous remercions pour cette présentation qui montre, entre autres choses, de quelle façon vous envisagez la conjugaison entre obligation et responsabilisation.
Nous avons en tête des exemples de projets collectifs nous ayant été présentés lors de la visite d'un collège de Toulouse, qui organise périodiquement des semaines thématiques consacrées, par exemple, à l'intégration ou à la presse.
M. Philippe Meirieu. - Si vous me permettez encore un mot, je voudrais vous rapporter que, sollicité pour formuler des propositions susceptibles d'améliorer la pratique des langues étrangères, j'avais suggéré à trois ministres successifs de prendre exemple sur les Pays-Bas, qui ont choisi de diffuser de nombreuses émissions télévisée en version originale sous-titrée, ce qui a aussi pour effet d'encourager la pratique de la lecture : à ce jour, je n'ai eu aucun retour.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.
La réunion est levée à 12 h 12.