- Jeudi 9 avril 2015
- Audition de Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale, professeure des universités, membre de l'observatoire de la laïcité, co-auteur du rapport « Morale laïque - Pour un enseignement laïque de la morale » (avril 2013)
- Audition de M. Philippe Watrelot, président du Cercle de recherche et d'action pédagogique (CRAP) - Cahiers pédagogiques, professeur de sciences économiques, formateur en école supérieure du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ)
Jeudi 9 avril 2015
- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale, professeure des universités, membre de l'observatoire de la laïcité, co-auteur du rapport « Morale laïque - Pour un enseignement laïque de la morale » (avril 2013)
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale et membre de l'Observatoire de la laïcité.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Docteure en sciences de l'éducation, vous avez débuté votre carrière comme professeure de philosophie en lycée. Vous avez ensuite enseigné à l'École normale de Beauvais puis à l'IUFM d'Amiens. En 2011, vous êtes professeure en sciences de l'éducation à l'université Charles de Gaulle de Lille et responsable du master « sciences et métiers de l'éducation, de l'enseignement et de la formation ».
En 2012, le ministre de l'éducation nationale vous confie, avec Rémy Schwartz et Alain Bergounioux, une mission sur la morale laïque, dont le rapport définit les objectifs et les orientations de l'enseignement moral et civique.
En 2013, vous êtes nommée inspectrice générale de l'éducation nationale et membre de l'Observatoire de la laïcité.
La commission a souhaité vous entendre pour recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République.
Vous pourrez éclairer nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour permettre à l'école de mieux remplir sa mission d'éducation et d'intégration des jeunes qui sont les citoyens de demain, en particulier en ce qui concerne l'apprentissage de la citoyenneté et la formation des enseignants.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, Mme Laurence Loeffel prête serment.
Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale. - Je vous remercie de votre invitation. Mon point de vue sur les questions qui vous occupe est en même temps celui d'une inspectrice générale exerçant dans le groupe enseignement primaire et celui d'une professeure des universités dont les recherches ont porté sur la laïcité et l'éducation du citoyen en milieu scolaire. Mon regard est également construit par treize années consacrées à la formation des enseignants et des conseillers principaux d'éducation entre 1990 et 2003.
Mon propos s'inscrit dans un contexte particulier, celui de la grande mobilisation pour les valeurs de la République et des onze mesures décidées par Mme la ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, en février 2015, auxquelles s'ajoute la déclaration commune des ministres de l'éducation de l'Union européenne du 17 mars 2015 s'engageant en faveur de « la promotion de l'éducation à la citoyenneté et aux valeurs communes de liberté, de tolérance et de non discrimination ». L'école se recentre ainsi sur une des missions qui la fonde : faire partager les valeurs de la République. Cette mission n'est pas nouvelle, elle est inscrite dans le code de l'éducation, dont l'article L. 111-1 prévoit : « Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. » La mise en oeuvre de cet objectif passe par l'éducation du citoyen, qui se décline dans les contenus d'enseignement, mais aussi dans la vie scolaire au sens large, c'est à dire y compris dans le premier degré, bien que l'appellation soit réservée au second degré.
Depuis le milieu des années 1990, l'école n'a pas abandonné l'objectif d'éducation du citoyen, au contraire. Les programmes de l'école primaire se sont renforcés d'une instruction morale en 2008, et l'éducation du citoyen a été introduite au lycée en 2000 avec l'éducation civique, juridique et sociale. Parallèlement, les missions éducatives des conseillers principaux d'éducation se sont renforcées ; la participation démocratique a cherché à s'affirmer à travers les dispositifs attachés à la vie lycéenne - et aujourd'hui la vie collégienne, avec l'institution d'un conseil de la vie collégienne.
Cette dynamique s'est accompagnée d'une évolution des principes et des objectifs de l'éducation du citoyen en milieu scolaire qui, tout particulièrement pour l'école primaire, a cessé de se centrer sur le nationalisme civique et l'amour de la République, sur lesquels les instructions restaient centrées jusqu'en 1985, pour affirmer les cadres et les valeurs démocratiques de cette éducation plus en lien et en cohérence avec la construction des valeurs européennes communes.
Les repères traditionnels concernant les valeurs de la République ont donc évolué. Elles s'inscrivent, à l'école, dans le cadre plus large des démocraties à l'échelle de l'Europe. À partir du milieu des années 1990, on a cherché à promouvoir une citoyenneté plus participative et des méthodes pédagogiques susceptibles de favoriser cet apprentissage, comme le débat, qui a fait son entrée à l'école primaire dans les programmes de 1995 et qui a pris la forme, dans le programme d'éducation civique, juridique et sociale du lycée, du débat argumenté.
Ces évolutions ont reconfiguré le lien entre l'école et la République, redéfinissant le périmètre des valeurs républicaines, mais éloignant aussi les enseignants des repères habituels. Faire partager ces valeurs dépend de la capacité des enseignants eux-mêmes à les faire vivre et à les prendre au sérieux. Or, on a assisté, depuis une trentaine d'années, à une désaffection, voire à une désaffiliation des enseignants à l'égard des valeurs de la République, que l'école a pourtant toujours eu pour objectif de faire partager. Pour toute une frange d'enseignants, l'adhésion aux valeurs de la République ne va plus de soi. Cela ne fait plus partie de leur ADN, ainsi que l'ont souligné de nombreux observateurs, comme Benoît Falaize, agrégé d'histoire, actuellement chargé de mission à la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) ou plus récemment par Abdennour Bidar, chargé de mission sur la laïcité à la Dgesco, qui a beaucoup circulé dans les académies dans le cadre de la promotion de la charte de la laïcité, et a constaté cette désaffection - il en fait part dans un article de la revue Esprit paru en octobre 2013.
Le fait est que l'éducation aux valeurs de la République n'est plus une priorité depuis plus de vingt ans, et l'éducation du citoyen l'est de moins en moins. La hiérarchie des disciplines qui marque notre système scolaire ajoute à la difficulté, de même que le malentendu sur les enseignements fondamentaux, ou supposés tels, qui a conduit à négliger les « petites matières » comme l'instruction civique et morale.
Le rapport de l'Inspection générale du groupe « enseignement primaire » sur la mise en oeuvre des programmes 2008, paru en juillet 2013, relève que les enseignants s'en tiennent bien souvent, dans le cadre de l'instruction civique et morale, à traiter des règles de vie dans la classe et des symboles de la République, deux thématiques qui sont traitées par ailleurs, et souligne le manque de formation et d'outils pour accompagner cet enseignement.
Dans le contexte actuel, je crois opportun de promouvoir une pédagogie des valeurs. C'est déjà ce que nous plaidions dans le rapport remis au ministre Vincent Peillon en avril 2013, intitulé Pour un enseignement laïc de la morale. C'est aussi ce que le groupe de travail qui a planché sur les futurs programmes d'enseignement moral et civique, dont j'ai fait partie, a cherché à promouvoir.
Jamais une pédagogie des valeurs n'a été mise en place à l'école de la République, sauf sous la IIIe République - les manuels d'éducation morale de l'époque en attestent - où était menée une véritable pédagogie des valeurs, au premier rang desquelles la dignité, enseignée dans les classes dès le plus jeune âge, au cours préparatoire.
Les enseignants, les équipes - en tout cas dans certains secteurs - vivent douloureusement non pas tant la contestation des valeurs de la République que celle des valeurs de l'école, au premier rang desquelles la laïcité, qui occupe une place particulière parce qu'elle fait partie, non seulement du contrat social, mais encore du contrat qui lie l'enseignant fonctionnaire aux usagers, ainsi que du contrat scolaire, éducatif et pédagogique, en particulier depuis la loi du 15 mars 2004.
Les enseignants sont, dans ce domaine de la laïcité, en demande de réponses pratiques à des difficultés qui touchent les mères accompagnatrices de sorties scolaires, les repas scolaires, le refus de participer à certaines activités scolaires comme la visite de lieux de culte ou aux séances d'éducation physique à la piscine. Des contenus d'enseignement sont également contestés, notamment en éducation musicale, au collège, lorsqu'il s'agit d'initier les élèves à la musique sacrée de culture occidentale et chrétienne - on en parle moins souvent. Je ne peux dénombrer ces difficultés, mais je sais, pour avoir circulé dans les académies, que ces questions se posent dans nombre d'entre elles, et pas seulement en Seine-Saint-Denis. Dans les formations à la laïcité, ce sont de telles questions qui leur posent des difficultés pratiques mais aussi des dilemmes moraux face auxquels ils se sentent démunis, et qui devraient être évoquées. Ces difficultés suscitent une forme d'incompréhension entre l'école et certains élèves, entre l'école et certaines familles, incompréhension qui s'est manifestée avec une acuité toute particulière au moment de l'expérimentation des ABCD de l'égalité, en 2013. Ce fut un traumatisme pour certains enseignants que de découvrir que certains parents ne leur faisaient pas confiance. Je renvoie au rapport de l'Inspection générale, remis en 2014, sur cette expérimentation.
Il faut considérer ces difficultés comme de nouveaux défis, que l'on ne résoudra pas avec des réponses du passé, ni en s'imaginant que l'on peut tout résoudre en légiférant. Une loi peut être nécessaire, mais dans le domaine éducatif, elle n'est jamais suffisante. La loi du 15 mars 2004 était certes nécessaire, mais aurait dû, dès 2004, s'accompagner d'une pédagogie de la laïcité, ce qui n'a pas été le cas. Je ne jette la pierre à personne, mais je constate qu'il a fallu près de dix ans pour que l'on se donne enfin l'objectif d'élaborer une pédagogie de la laïcité, avec la charte de la laïcité à l'école, fruit d'une volonté politique déterminée, mais qui est venue bien tard - même si, dans le domaine de l'éducation, on peut considérer qu'il n'est jamais trop tard. Abdennour Bidar qui, je le répète, a beaucoup circulé dans les établissements, vous le dira, pour une majorité de lycéens, et pour certains enseignants même, la loi du 15 mars 2004 est une loi liberticide. Il y a là un véritable malentendu, qui appelle à mener une véritable pédagogie.
On oublie parfois que l'école est un lieu d'éducation, où l'on a affaire à des enfants, dont la pensée, les opinions, les convictions ne sont pas construites. Leur parole, qui est parfois l'écho de celle de leur famille ou de leur entourage, peut certes être dérangeante, mais il ne faut jamais oublier que ce n'est pas une parole d'adulte.
Mener une pédagogie des valeurs me semble urgent et opportun - c'est en citoyenne que je m'exprime - alors qu'on a vu se créer en 2013 ce « collectif Racine », un collectif « d'enseignants patriotes » qui s'emploie à faire pénétrer ses idées à l'école, des idées qui commencent à se diffuser parmi un certain nombre d'enseignants qui voient là des solutions aux problèmes auxquels ils n'ont pas de réponse.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je vous remercie. Je veux également remercier tous les sénateurs et sénatrices qui participent à nos travaux et font, grâce à leurs questions, avancer la réflexion.
Vous avez dit que l'école éduque. Je ne suis pas sûr que cela soit son rôle premier. Elle ne peut éduquer, à mon sens, que si elle instruit ; on a souvent eu tendance à l'oublier.
Le diagnostic de la perte des repères républicains à l'école et d'une dégradation du climat scolaire vous parait-il justifié ? Vous avez rappelé l'exigence d'une pédagogie de la laïcité sans laquelle celle-ci pourrait être mise en cause - vous avez cité l'expression forte de laïcité liberticide. La laïcité vous semble-t-elle une valeur républicaine menacée ?
Le programme d'enseignement moral et civique présenté par le Conseil supérieur des programmes vous semble-t-il satisfaisant au regard des préconisations de votre rapport ? Quelles autres mesures vous semblent nécessaires pour améliorer l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ?
Dans votre rapport sur l'enseignement de la morale laïque, vous fixez comme objectif « l'appropriation libre et éclairée par les élèves des valeurs qui fondent la République ». On ne peut qu'y souscrire. Toutefois, les références à l'adhésion à la « nation » et à la « patrie » sont absentes de ce rapport. Ces termes sont-ils, pour vous, difficiles à mettre en avant ? Est-ce leur charge symbolique qui dérange ? On sait cependant qu'un apprentissage de la citoyenneté fondé sur des valeurs abstraites est voué à l'échec. Ne faut-il pas plutôt promouvoir l'appartenance à la nation - un objet concret - à l'instar de ce qui se fait à l'étranger, où l'on n'a pas peur de ces mots ?
Comment former les professeurs à l'enseignement moral et civique ? On évoque souvent le rôle des enseignants, mais les chefs d'établissement et les corps intermédiaires de l'éducation nationale ne devraient-ils pas être également formés à ces enjeux ?
Mme Laurence Loeffel. - Je récuse l'opposition entre éducation et instruction. C'est une approche dont je constate la persistance, mais qui ne donne pas, à mon sens, les instruments intellectuels propres à penser les difficultés de l'école. Cette opposition s'est, au fil du temps, idéologisée, ce qui ne me semble pas le meilleur moyen de penser de manière objective les problèmes de l'école. Au demeurant, le clivage entre instruction et éducation est un faux clivage : l'école a toujours eu pour mission d'éduquer. Voyez l'école primaire de la IIIème République : tous les enseignements, y compris scientifiques, ont été construits comme des enseignements dont la finalité élective était une éducation aux valeurs de la raison, de la rationalité, du progrès. Cette charge éducative, puissante dans le primaire, se traduisait, pour le second degré, dans la culture humaniste, dont la finalité élective était l'éducation aux humanités. Il s'agissait bien, au travers de la pratique du latin et du grec et la fréquentation des auteurs anciens, de former la personne et d'éduquer le citoyen.
La dégradation du climat scolaire ? Elle est notable - mais j'avoue que j'ai quelque réticence à retenir ce mot de dégradation, qui supposerait d'en fournir la mesure, ce dont je n'ai pas les moyens, d'autant que j'estime que l'approche quantitative n'a, en l'espèce, pas de sens. Qu'un enseignant, fût-il seul dans son cas, puisse se sentir empêché dans sa mission n'est pas acceptable si l'on garde à l'esprit la promesse de l'école républicaine. Et il en est qui sont dans ce cas, je puis en témoigner pour en avoir rencontré.
Il est des facteurs qui aggravent le problème, comme le phénomène de la ghettoïsation, qui veut que de mêmes catégories de population soient scolarisées dans les mêmes lieux, dans les mêmes établissements. À ce que l'on appelle l'absence de mixité sociale, l'école ne peut rien ; l'école ne peut pas tout faire.
Que la laïcité soit perçue comme liberticide par certains adolescents n'a rien pour étonner. Quand la loi n'est pas accompagnée de pédagogie, elle est nécessairement perçue sous le seul angle de la contrainte qu'elle impose - donc la restriction de liberté - pour permettre la coexistence des individus. Ce n'est que par la pédagogie que l'on peut faire entendre que la loi ne se contente pas d'interdire, mais qu'elle protège aussi, qu'elle autorise, qu'elle permet. Les conseillers principaux d'éducation ont, en la matière, un rôle important à jouer. Les enseignants ont pour mission première d'enseigner leur discipline ; même ceux d'histoire-géographie ne sont pas nécessairement formés à cette pédagogie.
Quel visage peut prendre une pédagogie de la laïcité ? Il faut l'inscrire, à mon sens, dans le cadre plus général d'une pédagogie des valeurs. Elle doit entrer en cohérence avec les autres valeurs républicaines et démocratiques, qui sont celles de la France. La laïcité prendra plus de sens pour les élèves, voire pour les enseignants, si elle est ainsi considérée, dans son lien intrinsèque avec les valeurs qui sont les nôtres.
Le futur programme d'enseignement moral et civique est-il satisfaisant ? Doit-il être accompagné d'autres mesures ? Ce programme n'a pas d'autre ambition que de donner des objectifs et des contenus. Il cherche à favoriser, comme nous le préconisions dans notre rapport, une appropriation active des valeurs et des normes qui fondent la citoyenneté républicaine et, plus largement, démocratique. Il fait de la laïcité une condition de l'exercice du jugement critique. C'est un aspect qui me tient à coeur et dont on ne parle pas suffisamment. La laïcité n'est pas un pur cadre juridico-institutionnel, mais engage des valeurs : exercice du doute méthodique, liberté de pensée, recherche de la vérité, objectivité. Ces valeurs intellectuelles et morales font le fond du projet d'éducation morale et civique, qui ne vise pas à endoctriner, mais à former un jugement critique et éclairé, pour une adhésion éclairée aux valeurs de la démocratie. Si les valeurs restent considérées comme des abstractions, la transmission ne fonctionne pas, ainsi que vous l'avez relevé, monsieur le rapporteur. Elles semblent aux élèves abstraites et froides, c'est aussi comme ça que les perçoit toute une frange d'enseignants. Or une dimension affective est attachée aux valeurs : elles inspirent l'action, poussent à agir dans un sens plutôt que dans un autre.
Le problème de la formation des enseignants est le point noir de l'éducation du citoyen en milieu scolaire, quels que soient les programmes. Sans une formation conséquente en nombre d'heures et dotée d'outils adéquats, sans volonté des autorités politiques et pédagogiques, les enseignants n'enseigneront pas plus ce programme qu'ils n'ont enseigné l'instruction civique et morale telle qu'elle figurait dans le programme de 2008.
M. Michel Savin. - Vous avez évoqué une désaffection des valeurs de la République et pointé l'absence de formation en matière d'éducation à la citoyenneté. Vous semble-t-il possible de recréer un lien durable entre morale et éducation, et comment ?
Pourquoi considérez-vous, s'agissant de la réintroduction de la morale à l'école, que la greffe ne prend pas, en France ? Quels sont, à votre sens, les obstacles ? Dans une interview de 2013, vous évoquez une forme d'allergie à l'idée de la morale à l'école ; à quoi pensiez-vous ?
Vous évoquez, enfin, l'objectif d'engagement des élèves dans la communauté scolaire ; qu'entendez-vous par là ?
Mme Marie-Annick Duchêne. - Je vous remercie pour votre conviction et la sincérité qui perce sous vos propos. Vous avez évoqué les manuels d'autrefois, ceux du XIXe, dans lesquels il était question de valeurs morales comme le respect et la dignité. Puis est venue la loi de 1905, qui a conduit à porter l'accent sur la laïcité. Comment expliquer que de ces valeurs de respect, de dignité, cet apprentissage au vivre ensemble, vivaces au XIXe, il ne soit plus question ? La laïcité, dont on vient encore de beaucoup parler avec cette affaire d'affiche retirée par la RATP, prend figure de quatrième valeur du socle républicain. Mais il n'est pas sûr qu'au sein de l'école, on porte autant d'attention à cette quatrième valeur.
L'entrée des parents dans l'école ne remonte pas à loin. Dans les conseils d'école, on les voit plus souvent s'engager dans des affrontements que participer au projet éducatif.
Mme Françoise Laborde, présidente. - La fin de votre réponse au rapporteur sur le risque d'échec du programme d'éducation aux valeurs n'est pas très encourageant... Nous nous attachons précisément à rechercher ce que nous pourrions préconiser pour que l'éducation du citoyen ne reste pas lettre morte.
Mme Laurence Loeffel. - Lorsque l'on m'a confié une mission sur la morale à l'école, ceux qui comme moi s'intéressaient à l'éducation morale et cherchaient, à travers leurs écrits et leurs travaux de recherche, à faire valoir ses droits à l'école se comptaient sur les doigts d'une main. Lors des commémorations du centenaire de la loi de 1905, j'ai coorganisé, à Amiens, un colloque sur la morale laïque, qui a été l'unique en son genre et a donné lieu à une publication aux presses universitaires du Septentrion. Le champ de l'éducation morale n'intéressait personne. Peut-être faut-il y voir un effet secondaire du triomphe de la laïcité à l'école qui, en imposant le régime de neutralité, a évacué, avec le religieux, la morale. Sous la IIIe République, la morale traditionnelle du devoir, celle qui était enseignée à l'école de la République, avait, d'évidence, des affinités électives avec la morale chrétienne. Dès lors que le religieux a été évacué - car le triomphe de la laïcité scolaire, en France, ça a été le triomphe de l'éviction du religieux - la morale a été emportée avec lui. Au moment des Trente Glorieuses, l'éducation du citoyen n'était plus une priorité, l'éducation morale encore moins. Il y avait d'autres priorités pour l'école et l'on vivait une époque plus sereine. Si bien que l'on n'a jamais réinterrogé les conditions d'une éducation morale pour l'école - poser la question est même connoté comme ringard ou réactionnaire. J'estime, comme adulte et comme chercheuse, que c'est dommageable. C'est bien une singularité française que d'avoir évincé des contenus d'enseignement toute dimension morale ou éthique et tout enseignement du fait religieux.
Quand j'ai dit, monsieur le rapporteur, que la greffe n'avait pas pris, je ne visais pas l'éducation morale mais l'enseignement du fait religieux. Cela fait pourtant partie des onze mesures récemment jugées prioritaires par le ministère. La question reste posée des conditions pédagogiques et didactiques d'un enseignement du fait religieux à l'école.
Il existe d'autres modèles. En Belgique, dont la tradition est assez proche de la nôtre, un enseignement de morale non confessionnelle est dispensé depuis soixante ans, qui s'appuie désormais sur un arrière-plan didactique très perfectionné. Le séminaire des inspecteurs généraux ressource « culture humaniste » que nous avons organisé cette année sur l'enseignement moral et civique, centré sur les conditions théoriques et pédagogiques d'un enseignement moral, est celui qui a remporté, parmi tous ceux qui étaient organisés cette année, le plus vif succès. C'est le signe de l'intérêt que l'on peut susciter chez les inspecteurs du premier degré, dès lors qu'on leur apporte du contenu et qu'on leur montre que cela est faisable.
L'engagement des élèves ? C'est un peu l'Arlésienne. Tout le monde en parle depuis des années, tout le monde le recherche, les conseillers principaux d'éducation les premiers, mais le fait est que ce n'est pas notre tradition, à la différence d'autres pays, comme le Québec ou la Grande-Bretagne, où la pédagogie active est de coutume, et où les élèves sont mobilisés dans des actions, qui peuvent être caritatives, dirigées vers la société.
Il faut aussi garder présent à l'esprit que l'engagement de l'élève est limité par l'école elle-même, parce que ce n'est pas la « vraie vie ». Il n'en est pas moins possible de mobiliser les élèves autour de projets qui leur permettent de vivre des coopérations, mais aussi des désaccords, d'être en contact avec les conseillers principaux d'éducation et d'avoir d'autres relations avec les enseignants que celle de la classe, médiée par les seuls contenus d'enseignement - et il ne s'agit pas pour moi, disant cela, de contester l'exigence de transmission des connaissances. Les élèves adhèrent généralement à ce genre de projets, en particulier dans le primaire, qui sont aussi le moyen de les socialiser, de leur faire prendre leur place dans le groupe.
Les valeurs que véhiculaient les manuels de la IIIe République n'ont jamais disparu, en réalité, de l'univers scolaire. L'objectif d'apprendre à vivre ensemble est inscrit dans les programmes, au primaire, depuis le milieu des années 1990. Vous évoquez aussi respect et dignité. Il faut prendre en compte les évolutions de la société. L'école ne peut pas être un lieu où l'on va à contre-courant de ce qui s'y passe. Dans une société qui n'est plus structurée sur une morale du devoir, comment en faire un fondement à l'école ? La morale commune que l'on introduit à l'école doit être celle qui est vécue par les citoyens. On a cherché, depuis une dizaine d'années, à réintroduire la notion de respect, sans que cela ait vraiment pris. On parle de restaurer l'autorité de l'enseignant. Pour moi, la difficulté n'est pas là, elle est dans la discipline, ce qui est autre chose. En trente ou quarante ans, le regard sur l'enfant a changé, les droits de l'enfant ont pris une place centrale, le respect de l'enfant est devenu une valeur cardinale, si bien qu'il est devenu plus difficile pour les enseignants d'imposer, dans un geste éducatif coercitif. Il faut toujours rechercher l'accord de l'élève, qui doit comprendre le sens de ce qu'on lui demande. C'est une autre logique que d'exiger l'obéissance et d'amener l'enfant à comprendre, peu à peu, grâce à la qualité de la relation pédagogique. Tout au rebours, la vulgate est de faire construire les règles de vie de la classe par les élèves, avec l'idée qu'ils y adhèreront mieux. C'est un exercice qui a ses limites. Nous ne créons pas les normes juridiques. Derrière toute norme, y compris les normes scolaires, il y a la loi, qui s'impose à nous.
Les enseignants, du moins une grande partie d'entre eux, ont du mal prendre les valeurs au sérieux. Je le formule ainsi pour éviter de dire qu'il faut y croire, même si je pense très sincèrement que l'adhésion aux valeurs républicaines et démocratiques relève d'une forme de croyance, raisonnée, éclairée, d'un attachement fort, qui nous lie et nous affilie. J'ai souvent entendu, pourtant, et cela depuis mes débuts à l'IUFM, de jeunes enseignants stagiaires dire que ce ne sont que des mots, des idées sans substance. Mais c'est un scepticisme qui peut, parfois, prendre la forme du regret, de l'amertume et quand on parle de les enseigner, et qu'on leur en donne les moyens, ils adhèrent.
Vous m'interrogez sur la laïcité à l'école. Je l'ai dit, on aurait dû accompagner la loi du 15 mars 2004 d'une pédagogie de la laïcité. Ce travail ne peut être partout le même. Sur la charte de la laïcité, par exemple, il faut travailler, notamment au primaire, de façon différenciée. Mais je tiens à deux points essentiels. Il est impératif, en premier lieu, de revitaliser l'éthique enseignante. Claude Nicolet, dans La laïcité en France, a forgé la notion de laïcité intérieure. Je la fais mienne. C'est une manière de lutter contre ses propres démons, contre ses préjugés et la tentation du dogmatisme. Le recteur Pollet appelle, quant à lui, à un enseignement laïc de la laïcité. Cela est très pertinent, à mon sens, car dès lors que nous cherchons à lutter contre toutes les formes de prosélytisme, de propagande, d'endoctrinement, nous devons nous prévenir nous-mêmes contre ces tentations. Il convient, en second lieu, d'envisager la laïcité comme méthode, prenant appui sur le jugement critique et condition du jugement critique. Les enseignants doivent exercer une vigilance constante, dans tous les enseignements.
Mme Marie-Annick Duchêne. - Je me suis mal exprimée tout à l'heure. Je pensais au socle des valeurs de la République. Il me semble que l'on parle davantage de laïcité que de liberté, d'égalité et de fraternité. À force de mettre en avant la laïcité, ne finit-on pas par oublier ces trois valeurs fondamentales de la République ?
Mme Laurence Loeffel. - Valentine Zuber, dans un article récent paru dans Libération, écrit que la laïcité devient le quatrième terme de la devise républicaine. Il faut être attentif, en effet, à ne pas se focaliser sur la laïcité, comme si elle était susceptible de régler tous les problèmes et récapitulait toutes les valeurs. Ce serait contre-productif.
Audition de M. Philippe Watrelot, président du Cercle de recherche et d'action pédagogique (CRAP) - Cahiers pédagogiques, professeur de sciences économiques, formateur en école supérieure du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ)
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous allons entendre maintenant M. Philippe Watrelot, qui, après un long parcours d'enseignant en France ainsi qu'au lycée français de New York, est depuis 2002 professeur agrégé de sciences économiques et sociales au lycée Jean-Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge, et depuis 2006 formateur à l'ÉSPÉ de Paris. Il préside depuis 2008 le Cercle de recherche et d'action pédagogique (CRAP), l'association qui édite depuis 1945 les Cahiers pédagogiques et dont la devise est : « Changer la société pour changer l'école, changer l'école pour changer la société ». Le CRAP se définit lui-même comme un mouvement militant, dont l'objectif est de « contribuer à l'évolution de l'enseignement et de la formation pour une société démocratique ». M. Watrelot est également membre du Conseil national de l'innovation et de la réussite éducative depuis sa création en 2013.
Monsieur Watrelot, la commission a souhaité recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les solutions à mettre en oeuvre afin que l'école remplisse mieux sa mission d'éducation et d'intégration des jeunes qui sont les citoyens de demain, notamment en ce qui concerne la formation des enseignants.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Watrelot prête serment.
M. Philippe Watrelot, président du CRAP. - J'enseigne en effet au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny-sur-Orge. Ce très beau et très gros lycée de banlieue recrute sur cinq ou six communes, dont Grigny, et qui est caractérisé par une réelle mixité sociale. Je ne suis pas un « professeur hors-sol » ! J'exerce dans le lycée où j'ai été élève, dans la ville où je suis né et où j'habite.
L'intitulé de votre commission d'enquête m'a interpelé et fait hésiter. À tort ou à raison, j'y ai vu beaucoup de présupposés, que cette audition va peut-être dissiper. Si je suis gêné par votre énoncé, l'enseignant que je suis a aussi appris que l'on pouvait discuter les termes du sujet et même les reformuler ! C'est ce que je me propose de faire.
Je crois utile de discuter de la réalité ou de l'importance d'une éventuelle « perte de repères républicains », tout comme il convient d'analyser la nature des difficultés rencontrées par les enseignants. Parce que j'ai l'optimisme de l'action, je proposerai une expression plus optimiste de notre problématique : comment peut-on répondre, dans les établissements scolaires, aux nouveaux défis pour l'école de la République, et comment peut-on surmonter les difficultés rencontrées par les enseignants, en s'appuyant sur ce qui marche ?
Si l'expression clé est pour vous la « perte des valeurs républicaines », plusieurs de mes collègues ont compris que la commission s'intéressait aux difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession. J'ai reçu des contributions spontanées de personnes souhaitant évoquer cette question qui mériterait de faire elle aussi l'objet d'une réflexion de nos institutions.
Les incidents survenus lors de la minute de silence et des commémorations dans les classes, auxquels l'on pense en parlant de « perte de repères républicains », ont été amplifiés par la presse : il y a eu un effet lampadaire. Il me semble qu'il faut nuancer et relativiser. Dans l'établissement où j'enseigne, pourtant concerné à plus d'un titre (Amedy Coulibaly était originaire de Grigny), il n'y a eu quasiment aucun incident : tout juste quelques tags et des objections dans les discussions. Les remontées n'ont fait apparaître aucune vague d'actes antirépublicains.
Si, en parlant de perte de repères républicains, on veut faire porter le débat sur une supposée opposition entre républicains et pédagogues, on ne me trouvera pas sur ce terrain. Ce débat est non seulement vain mais dépassé. Quoique classé parmi les « pédagos » vilipendés par quelques polémistes (vous avez reçu certains d'entre eux), je refuse d'entrer dans ces polémiques creuses. Je me sens tout aussi républicain (même si je me sens surtout démocrate) que mes adversaires. Tous ceux qui sont en situation d'enseignement sont forcément pédagogues, même s'ils s'en défendent ou veulent l'ignorer. La pédagogie repose d'abord sur des valeurs en action et même l'enseignement le plus instructionniste est évidemment porteur de valeurs.
Revenons aux valeurs qui sont inscrites aux frontons des mairies et des écoles : Liberté, Égalité, Fraternité. Il ne s'agit pas seulement de les énoncer mais de se demander si l'école les fait vivre suffisamment.
Liberté ? Les établissements scolaires, les salles de classe sont-ils des lieux de libre choix et d'apprentissage de l'autonomie et de la démocratie ? La réponse est, pour ainsi dire, contenue dans la question...
Égalité ? On le sait, et les enquêtes internationales tout comme les études des sociologues ne font que nous le confirmer depuis de nombreuses années : notre système éducatif est profondément inégalitaire. Il détient le triste record du pays où l'origine sociale joue le plus dans la réussite scolaire. Un enfant d'ouvrier a en France sept fois moins de chances d'obtenir le bac qu'un enfant de cadre ou d'enseignant. Comment, dans ces conditions, tenir la promesse républicaine fondée sur la méritocratie ? N'y a-t-il pas ici une réelle et bien plus grave perte de repères républicains ?
Fraternité ? Le mot semble suranné et peut être transposé en solidarité. Qu'en est-il lorsque les élèves ne trouvent pas de stages parce qu'ils habitent dans tel ou tel quartier ? C'est le cas de nombre de jeunes de la commune où je travaille. Qu'en est-il lorsque le séparatisme social, urbain et donc scolaire est devenu la règle ? Comment croire à des valeurs de fraternité, de solidarité et même à l'intégration ?
Plutôt que de déplorer la perte de repères républicains, je préfère me demander comment ne pas se contenter d'énoncer des valeurs, et surtout comment les faire vivre. « Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, mais d'en faire », disait Gambetta. Magnifique définition !
Si, loin de l'incantation, l'on veut faire adhérer aux valeurs de la démocratie - la citoyenneté critique, la libre adhésion, la liberté de penser, la coopération et la solidarité, le débat argumenté sur des idées... -, il faut les faire vivre au quotidien dans ses pratiques, dans sa classe, dans son établissement. Il ne s'agit pas uniquement de faire comprendre la laïcité et de transmettre la connaissance des religions, il faut aussi que cela passe par des dispositifs adaptés. Voilà la condition pour que ces savoirs n'apparaissent pas comme descendants, déconnectés, et par conséquent peu recevables. La nécessité de faire émerger les représentations, le débat permettant la confrontation et la co-construction des savoirs, les méthodes actives sont des éléments tout aussi importants que les savoirs eux-mêmes. La laïcité et les valeurs de la République sont également affaire de pédagogie
Cette question éducative concerne tous les enseignants et les autres adultes des établissements scolaires, ainsi que les parents dans leur rôle d'éducateurs. Travailler sur l'altérité, la connaissance de l'autre, l'interculturel, la relation avec les parents, le sentiment d'appartenance à une collectivité que serait l'établissement scolaire, me semblent des directions dont doivent s'emparer tous les membres de la communauté éducative.
« On a démocratisé l'accès à l'école sans démocratiser la réussite dans l'école », nous rappelait Philippe Meirieu dans un entretien au Monde du 24 janvier 2015. Notre ami souhaitait une école qui « tienne ses promesses » car, disait-il, « la fracture scolaire s'accroît jusqu'à ruiner la crédibilité de tout discours sur l'égalité républicaine ». Je l'ai déjà écrit, il a manqué un slogan à la refondation. On n'a pas assez insisté sur la nécessité de lutter contre les inégalités et de combler le fossé qui nous sépare des élèves des milieux populaires les plus en difficulté. Il n'y a pas eu de « choc PISA » à la fin de l'année 2013 - peut-être aurons-nous un « choc Charlie »... À force de maintenir une école injuste, qui ne remplit plus sa promesse démocratique, on crée le risque de nouvelles crises, d'émeutes, voire de radicalisations.
La principale difficulté de ma profession est de constater, tout en faisant mon travail de mon mieux, que le système éducatif dont je suis l'un des rouages contribue à créer de l'échec et ne parvient pas à réduire les inégalités. Il faut agir sur tous les leviers pour créer une école plus juste, plus efficace.
L'on a beaucoup évoqué l'esprit du 11 janvier. Deux mois après, on en semble bien loin. La surestimation des quelques manifestations de refus des commémorations a entraîné une double surenchère : un effet pervers encourageant des comportements similaires et une réponse autoritaire démesurée. Un climat révélant un rapport à la jeunesse, et en particulier celle des banlieues, fait de méfiance, d'intolérance et de refus de l'altérité. L'école, après Charlie, devrait être au contraire une école plus inclusive, luttant vraiment contre les inégalités et travaillant à recréer du vivre et du faire ensemble, à faire partager les valeurs de la République.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - J'ai l'impression que nous ne vivons pas tout à fait dans le même monde et que l'école a bien changé. Nous avons eu bien plus de remontées que vous au sujet des refus de la minute de silence. Jean-Pierre Obin écrivait dans son rapport de 2004 « Ils plaisantaient, et dix ans après ils sont partis au djihad ». La commission d'enquête sur le djihadisme a montré que 3 000 personnes y étaient parties. Si nous restons dans le déni de ce qui se passe dans les écoles, la société connaîtra bientôt de graves problèmes.
Vous dites qu'on a démocratisé l'accès à l'école sans démocratiser la réussite dans l'école. À être trop pédagogue, n'a-t-on pas oublié ses aspects fondamentaux : l'instruction, la transmission des grandes oeuvres et des connaissances grâce auxquelles un élève peut sortir de sa condition ? Une école trop bienveillante en est incapable.
La laïcité vous semble-t-elle une valeur républicaine menacée ? Les mesures annoncées dans le cadre de la grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République vous semblent-elles satisfaisantes ? Quelles autres mesures vous paraissent nécessaires pour rendre plus efficaces l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ? N'attend-on pas trop de l'école ? Dans le cadre des futurs programmes, ne faut-il pas envisager un retour à la maîtrise de la langue française, des connaissances scientifiques et d'une histoire qui serait un récit national et fédérateur ?
M. Philippe Watrelot. - Loin de vivre hors de la réalité, j'enseigne dans un lycée difficile, et j'habite la banlieue où j'exerce : je ne suis pas de ceux qui tiennent un discours sur l'école, une fois rentrés chez eux, bien loin d'où ils enseignent. Si je relativise l'importance donnée par la presse aux événements récents, c'est en m'appuyant sur ce que je vis. Non, je ne suis pas dans le déni.
L'avantage d'un gros lycée comme le mien est sa mixité sociale. Nos élèves viennent de quinze collèges différents. Les effets de clivage communautaire y sont moins vifs qu'ailleurs. Cet établissement travaille depuis de nombreuses années sur le vivre ensemble, sans quoi nous n'aurions pas évité les tensions les plus vives.
Jean-Pierre Obin, dont je respecte le travail, nous alerte depuis dix ans sur les effets pervers du séparatisme social et géographique. L'une des réponses les plus pertinentes à long terme consiste à retravailler la carte scolaire afin de lutter contre les ferments de communautarisme. Au-delà des dimensions ethnique et religieuse persiste la division entre classes sociales, qui se reflète dans la dimension inégalitaire de l'école.
Les pédagogues ne sont pas des amuseurs qui oublient l'instruction. Ils la prennent bien plus au sérieux que leurs critiques, parce qu'ils se préoccupent d'un apprentissage qui soit durable et efficace. Il ne s'agit pas d'inviter les élèves à découvrir les savoirs par eux-mêmes, mais de faire en sorte que ceux-ci ne soient pas oubliés dès le lendemain de l'interrogation. Un apprentissage durable suppose une appropriation active. Le par-coeur n'est qu'un dispositif parmi d'autres, seule la diversité des méthodes peut répondre à la diversité des élèves.
Professeur de sciences économiques et sociales, je m'abstiendrai de toute préconisation sur l'enseignement des religions et le développement d'un récit national. La laïcité bien comprise passe par la connaissance des différences et l'apprentissage de la tolérance dans l'espace préservé de l'école. Les dérives récentes ont été provoquées par des prises de positions ressenties autour de moi comme intolérantes.
Le sociologue Pierre Merle a parlé, dans l'un de ses derniers ouvrages, de démocratisation ségrégative de l'école. Si nous sommes passés, en une trentaine d'années, de moins de 30 % à 67 % d'une classe d'âge au baccalauréat, cela s'est fait par un processus de massification plutôt que de démocratisation : cette croissance est le résultat du développement des baccalauréats techniques et professionnels, tandis que l'accès aux baccalauréats généraux reste limité à 30 % des élèves. Les écarts entre catégories socio-professionnelles se sont accrus, l'ascenseur social ayant cessé de fonctionner depuis vingt ans. C'est bien ce que fait apparaître le rapport PISA.
M. Guy-Dominique Kennel. - Après un début exempt de tout jargon, vous en êtes revenu au langage commun sur l'école inégalitaire, tout en regrettant qu'il n'y ait pas eu chez nous d'effet PISA. N'est-ce pas contradictoire ? Rendre l'école égalitaire, cela signifie souvent un nivellement par le bas...
Comment formez-vous les enseignants qui arrivent en ÉSPÉ ? Les valeurs de la République ne font plus partie de leur ADN. Cela ne provient-il pas d'une lacune dans leur recrutement et leur formation ? Relève-t-elle du politique ou de la hiérarchie de l'éducation nationale, gagnée par la cogestion ? Quel remède prescrivez-vous concrètement ? Ayant été inspecteur dans votre discipline, j'aimerais des réponses pratico-pratiques et non langagières.
M. Michel Savin. - L'école n'est-elle pas simplement le reflet d'une société en perte de repères, de valeurs et de sens commun ? À vous entendre, j'ai l'impression que la mixité et l'intégration sont incompatibles avec le respect, la morale et le lien social dans certains établissements. Il semble qu'il faille choisir entre une politique consensuelle et la préservation de ces valeurs. Les enseignants sont-ils formés pour ce type de travail auprès des élèves ?
M. Jacques Legendre. - J'ai eu la très mauvaise surprise, après une intervention récente sur l'enseignement des secondes langues lors d'une audition de cette commission d'enquête, de voir mes propos déformés sur un certain nombre de sites Internet tendancieux. On m'a prêté l'idée que, dans certains cas, l'arabe devait être substitué au français, ce qui est un comble pour moi qui suis depuis longtemps un défenseur de la francophonie. J'en viens à ma question, en espérant que la malhonnêteté intellectuelle ne se manifestera pas, une fois de plus, par le découpage de mes propos.
Je vous remercie, monsieur, d'avoir surmonté les réticences que vous inspirait l'intitulé de notre commission. Changer l'école pour changer la société, c'est un objectif politique - au sens noble du terme, certes.
M. Philippe Watrelot. - Tout à fait !
M. Jacques Legendre. - Mais comment le concilier, alors, avec la conception sous-jacente de la laïcité, qui exclut tout prosélytisme ? L'école doit dispenser une éducation de qualité à tous les élèves sans chercher à changer la société républicaine et démocratique à laquelle nous sommes attachés.
J'ai consacré beaucoup de temps, il y a quelques années, à un rapport sur le baccalauréat. Si vous avez raison de dire que nous avons massifié, et non seulement démocratisé, cela a tout de même eu pour effet que le niveau moyen d'instruction de notre pays s'est trouvé fortement augmenté. À notre époque, la détention du baccalauréat ouvrait droit à des fonctions de responsabilité ; à partir du moment où tout le monde accède à ce niveau, la compétition se voit remonter au niveau supérieur. Cela est douloureusement ressenti par les jeunes dont les familles n'avaient pas, avant eux, accédé à l'éducation. Leur déception n'en est que plus grande.
Quant à la réforme des collèges, vaut-il mieux améliorer l'enseignement de chaque discipline, ou recourir à des enseignements interdisciplinaires ?
Mme Catherine Troendlé. - Il n'y a eu que peu d'incidents dans votre établissement, grâce aux actions qui y avaient été préalablement menées. Pouvez-vous nous en dire plus ? Il n'y a pas eu, dites-vous, de choc PISA en France ? Nous avons pourtant beaucoup parlé des résultats de cette enquête, notamment avec la mise en oeuvre des nouveaux rythmes scolaires.
J'ai été heurtée par vos propos pessimistes sur le développement des filières professionnelles. Je suis persuadée qu'elles sont gages d'emploi, et que plus elles auront d'élèves, plus nous aurons de concitoyens bien insérés, quel que soit leur milieu social.
M. Claude Kern. - J'avais moi aussi compris que, pour vous, la démocratisation de l'école passait uniquement par l'enseignement général, alors que la réflexion de nombreux jeunes et de leurs parents s'oriente en priorité vers l'emploi, partant vers l'enseignement professionnel et technologique. La réforme de ces baccalauréats, il y a trois ans - j'enseignais alors dans ces filières - est très mal perçue par les élèves, les enseignants et le monde professionnel. Alors que les bacs technologiques ouvraient auparavant la possibilité d'études courtes, les jeunes qui en sont issus n'ont plus désormais le niveau nécessaire pour passer un BTS en deux ans. Je crains que la réforme en cours du BTS conduise à un niveau bac + 2 bien inférieur à ce que l'on pourrait attendre.
Vous parliez de la diversité des outils de la pédagogie - on oublie trop qu'elle est d'abord l'art de la répétition.
Mme Gisèle Jourda. - Vous n'avez pas évoqué les difficultés des enseignants. Étant issue de l'enseignement, je suis très attachée aux valeurs de l'école. Nous avons tous le souvenir de professeurs qui ont formé notre esprit critique et nous ont donné le registre des valeurs. Que vouliez-vous dire en déclarant que vous vous sentiez plus démocrate que républicain ? Appartenant à un collectif laïc de mon département, j'aimerais, enfin, en savoir davantage sur votre conception de la laïcité.
M. Philippe Watrelot. - Oui, la devise du CRAP est un slogan politique : rien de plus politique que la pédagogie et l'éducation. Ce sont des valeurs mises en action. Vous savez parfaitement ce que cela veut dire : votre action quotidienne, en tant qu'élus, consiste précisément à mettre des valeurs en action. Il ne s'agit bien évidemment pas pour moi d'adopter une démarche partisane. Quand nous disons, depuis plus de quarante ans, que nous voulons changer la société, c'est parce que nous ne nous accommodons pas du fait que 20 % d'une classe d'âge continue à quitter le système scolaire sans aucune qualification. Nous ne sommes pas dans l'attente du grand soir, mais dans les petits matins où, allant chaque jour à l'école, nous nous efforçons de changer la société ici et maintenant, en nous tenant au service des enfants qui nous sont confiés. C'est en ce sens que je suis plus démocrate que républicain : proclamer l'égalité de tous est vain, si l'on ne se donne pas les moyens de la faire advenir. Quel plus beau moyen que l'école ? Si la promesse républicaine est compromise, c'est par le sentiment, exprimé dans certaines manifestations récentes, qu'il y a « eux et nous ». Il s'agit de lutter au quotidien contre ce sentiment d'exclusion.
Mon parcours plaide pour moi : mon père était tôlier-chaudronnier, ma mère dactylo. L'école m'a beaucoup apporté et certains membres de ma famille sont passés par l'enseignement professionnel. Je me suis très mal exprimé si je vous ai donné un sentiment de condescendance à ce sujet.
La réforme du collège ne nie pas les disciplines. L'interdisciplinarité n'y représente que 15 % du temps. Il s'agit de mettre la maîtrise parfaite que les enseignants ont chacun de leur matière au service de la création de compétences, afin de renforcer la cohérence de l'enseignement et de créer du sens. Les élèves ne perçoivent pas suffisamment les rapports entre les disciplines. L'enjeu est que les élèves apprennent mieux, ce qui est une manière de lutter contre les inégalités.
Rien ne s'oppose, à mes yeux, à l'enseignement de la morale. Plusieurs numéros des Cahiers y ont été consacrés. Gardons-nous simplement de tomber dans un discours uniquement descendant. Comme le disait Laurence Loeffel, il s'agit de mettre en place des dispositifs (discussion à visée philosophie, débat argumenté...) qui amènent les élèves à s'approprier cet enseignement.
L'on ne forme pas assez les enseignants aux valeurs de la République. Concrètement, cela ne représente qu'une petite partie d'un quart de la formation : en M1 on se prépare au concours ; en M2, on alterne stages et formation ; celle-ci est aux trois quarts disciplinaire ; le quart restant porte sur la culture commune, dont font partie les valeurs républicaines que nous avons en partage, aux côtés de la prise en compte du handicap, de la différenciation ou encore de l'éducation prioritaire.
Bien que les situations puissent varier très fortement d'une ÉSPÉ à l'autre, l'enseignement, très frontal, se déroule en amphithéâtre. Mieux vaudrait échanger au sein de petits groupes. Peut-être conviendrait-il aussi également d'améliorer le concours qui consacre seulement une question à ce sujet, l'ancienne épreuve « Agir en fonctionnaire de l'État de manière éthique et responsable » étant, à tort, souvent perçue comme une épreuve d'obéissance.
Tout cela résulte peut-être de ce que le concours a été placé entre M1 et M2. Comme M. Grosperrin, j'aurais préféré que le concours se situe en fin de licence, de manière à avoir une formation plus collective, dans laquelle les enseignants auraient pu réfléchir sur des valeurs communes.
En Belgique, au terme de leurs études, les enseignants prêtent le serment de Socrate : ils s'engagent à faire réussir tous les élèves. Nous devons en effet lutter contre l'échec, cette maladie nosocomiale de l'école. Pourquoi s'en étonner ? Les inégalités sociales sont une réalité à l'école : c'est en les combattant que l'on fera vivre les valeurs de la République.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.
La réunion est levée à 11 heures.