Jeudi 5 mars 2015
- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale
Mme Françoise Laborde, présidente. - Pour notre première audition, nous recevons M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale, actuellement expert associé au Centre international d'études pédagogiques. Docteur en mécanique des solides et en sciences de l'éducation, vous avez, monsieur Obin, après plusieurs années d'enseignement en lycée et à l'université, exercé diverses responsabilités au sein du ministère de l'éducation nationale, avant d'intégrer l'Inspection générale en 1990. Au cours de votre carrière, vous avez publié de nombreux travaux sur le système éducatif français et la pédagogie. Vous vous êtes notamment intéressé aux problématiques de formation des enseignants, d'éducation à la citoyenneté et d'intégration à l'école. En 2003, Luc Ferry, alors ministre de l'éducation nationale, vous a confié la conduite d'une étude sur les signes et les manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Vos mises en garde sur la montée des revendications religieuses et communautaires dans les écoles sont cependant restées plus ou moins lettre morte, comme vous le soulignez vous-même... Dix ans après, elles ont pourtant une acuité toute particulière. Quelle analyse portez-vous sur l'état actuel de la transmission et de l'application des valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, au sein des établissements scolaires ?
Je vous rappelle qu'une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Obin prête serment.
M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale. - L'idée d'une étude sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires est née en 2003, alors que Xavier Darcos était ministre délégué à l'enseignement scolaire et Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale. Alerté par la sécession d'une partie de la jeunesse scolaire tentée de se couper de la République et de la nation françaises, j'ai pris l'initiative d'en proposer le sujet au groupe « Études et vie scolaire » de l'Inspection générale. Dès 1991 - j'étais alors inspecteur général chargé de l'académie de Lyon - des chefs d'établissement m'ont fait part de la contestation violente suscitée par la première guerre du Golfe, chez certains jeunes Maghrébins, fiers d'afficher leur solidarité avec Saddam Hussein et leur opposition à l'intervention de la coalition internationale à laquelle la France était associée. En 1996, le principal du Collège Longchambon, dans le quartier des États-Unis, à Lyon, m'a alerté au sujet du départ des deux derniers élèves juifs de son établissement. Le harcèlement avait eu raison de la mixité sociale et ethnique des élèves, de sorte que les familles d'origine juive préféraient scolariser leurs enfants dans les établissements publics du centre-ville ou dans le privé catholique. J'ai reçu cette information comme un choc. Enfin, un certain nombre de publications, notamment Les Territoires perdus de la République, en 2000, m'ont convaincu de solliciter une enquête de terrain auprès de l'Inspection générale. En juin 2004, j'ai adressé le rapport de cette enquête à François Fillon qui avait succédé à Luc Ferry ; il l'a reçu sans commentaire et ne l'a pas publié, contrairement à ce qu'aurait voulu la règle.
Diverses raisons ont été invoquées. Il fallait éviter de mettre de l'huile sur le feu lors de la première rentrée où s'appliquerait la loi sur le voile. La rentrée se passe bien. Il fallait ensuite faire profil bas à un moment où des Français étaient otages à Bagdad, avec pour condition de leur libération l'abrogation de la loi sur le voile. Ils sont libérés en décembre 2004. Puis la loi Fillon sur l'éducation nationale en préparation devait être le seul sujet de communication. Finalement, des fuites dans la presse ou sur Internet ont rendu publics certains morceaux choisis du rapport, hélas sortis du contexte, pour être exploités par des sites de l'extrême-droite ou d'organisations sionistes ou féministes. En réaction, la Ligue de l'enseignement et le syndicat des enseignants UNSA ont chacun décidé de publier l'intégralité du rapport sur leurs sites Internet. Quelques jours plus tard, le rapport était également publié sur le site du ministère, sans commentaire.
Nous avions constaté des atteintes convergentes contre l'enseignement et les règles de vie scolaire dans les établissements, encouragées par des groupes et des organisations qui encadrent les élèves musulmans en faisant de la surenchère, comme l'a très bien montré le sociologue Gilles Kepel, dans son ouvrage Quatre-Vingt-Treize en 2012. Une partie de cette jeunesse commence à faire sécession en se coupant de la République et de la nation françaises. « Nous ne sommes pas français », « les Français et nous », « nous et eux » : c'est en ces termes que se traduit le sentiment de non-appartenance à la nation et l'hostilité de plus en plus ouverte envers les valeurs de la République. Un tel comportement exige en réponse une politique volontariste et ciblée d'intégration, dont l'école n'est que l'un des vecteurs, un pilotage ferme et constant, et le développement des compétences des enseignants, afin qu'ils soient en mesure de répondre à la contestation des élèves.
Le rapport n'a pas été diffusé, mais il a infusé. Il a donné lieu à un certain nombre d'initiatives locales. La Conférence des directeurs d'IUFM s'en est saisi et a émis des recommandations pour actualiser la formation des maîtres. L'Association des professeurs de géographie s'y est intéressée, ainsi que l'Inspection générale des sciences de la vie et de la terre qui a fait des propositions pour traiter les sujets problématiques comme la sexualité, le darwinisme ou la procréation. En 2007, avec Alain Seksig, qui était responsable de la cellule « laïcité » au Haut Conseil à l'intégration, depuis lors dissoute, nous avons proposé aux Temps modernes un article pour faire le point sur les réactions et les commentaires suscités par le rapport. Le comité de rédaction l'a refusé ; je l'ai mis en ligne sur mon site en 2008.
Après les événements de janvier dernier, les constats du rapport se sont révélés plus actuels que jamais, vous l'avez souligné, madame la présidente. Il y a eu une aggravation depuis dix ans ; la ghettoïsation des quartiers s'est renforcée. Les partisans d'un islam fondamentaliste s'opposent à une jeunesse de plus en plus sensible aux thèses du Front national. Une étude a montré qu'entre 18 et 24 ans, un jeune sur deux est désormais favorable au Front national. Ce n'était pas le cas auparavant. À cela s'ajoutent les évolutions géopolitiques, bien sûr.
J'ai été stupéfait de constater comment, face à l'Internet, les esprits adolescents développent de véritables pathologies de l'entendement. La ministre nous disait récemment qu'un collégien sur quatre était sensible aux théories du complot, y compris au sujet des événements de janvier. La proportion est de 20 % chez les 18-24 ans. Certains témoignages que les journalistes ont recueillis auprès des lycéens nous désespèrent quant à la capacité de l'école à développer le jugement critique des élèves.
Lors de notre enquête de 2004, j'ai visité le collège Versailles à Marseille, où Bernard Ravet était principal. Enclavé entre l'autoroute et une bretelle de sortie, ce collège recrute ses élèves dans un quartier largement contrôlé par les organisations musulmanes. Au moins treize lieux de culte sont répertoriés, dont une importante mosquée du mouvement intégriste Tabligh. L'un de ses militants actifs est surveillant au collège, il organise de l'aide aux devoirs pour les élèves à la mosquée. Un ouvrage créationniste a circulé dans le collège, Le hasard impossible. La théorie de l'évolution des êtres vivants analysée par un croyant, publié par le mouvement Tabligh et dont l'auteur, Mohammad Kaskas, est un professeur agrégé de biologie, exerçant à l'IUFM d'Amiens ! J'ai averti le recteur d'Amiens et le directeur de l'IUFM, lequel n'a pas osé prendre de sanctions par crainte que l'affaire s'envenime. « C'est compliqué » et « il sait se défendre » sont les seules réponses que j'ai obtenues. À la rentrée 2005, trois professeurs femmes en jupe ont été agressées. L'équipe enseignante s'est mise en grève, une cellule de crise a été créée au rectorat, sans qu'aucune mesure décisive ne soit prise... sauf une surveillance policière pour permettre aux professeurs harcelés d'entrer et sortir du collège. Une nouvelle agression a eu lieu au cours de laquelle un jeune a été arrêté. Devant l'inertie du procureur, les enseignants ont menacé de reconduire leur grève. Le jeune a été placé en centre éducatif fermé à Toulon et les sorties de professeurs ont été à nouveau encadrées par une brigade de protection anticriminelle. Finalement, quatre jeunes barbus sont allés voir le principal, lui demandant de faire partir les policiers et promettant en échange qu'il n'y aurait plus d'agressions. La présence policière n'était pas bonne pour leur commerce, ont-ils expliqué ! Ces adeptes de Tabligh et petits trafiquants, interrogés sur leurs contradictions, ont répondu : « On ne vend qu'aux mécréants, on n'emboucane pas nos petits ». Toujours dans le même collège, en période de jeûne musulman, le principal a dû, par mesure de protection, imposer le statut d'externe à 27 élèves sur 150 qui ne pratiquaient pas la coutume religieuse. Ils ne pouvaient aller à la cantine sans subir des insultes ! Violences contre les femmes, contestations de la vie scolaire : de tels exemples montrent la complexité et les intrications des diverses entraves aux lois de la République.
Ce qui n'a pas changé depuis dix ans, c'est l'absence de formation des professeurs, toujours aussi démunis face à la contestation des élèves. Les mesures annoncées par la ministre vont dans le bon sens. Seront-elles assez fortes ? Y aura-t-il une constance dans l'action publique ? L'empilement des décrets et des circulaires pour favoriser le retour de l'autorité est un bel exemple d'inconstance. En 1985, un décret sur les établissements publics locaux d'enseignement détaillait le régime des sanctions, assorti peu de temps après d'un décret complémentaire relatif aux conseils de discipline. En juillet 2000, deux autres décrets ont été publiés, l'un sur le règlement intérieur, l'autre pour nationaliser le régime des sanctions. En février 2004, une nouvelle circulaire a précisé ce dernier décret, avant d'être abrogée en août 2011 par deux nouvelles circulaires qui ont introduit une mesure de responsabilité comme alternative à la sanction d'exclusion temporaire et définitive. Le 27 mai 2014, une nouvelle circulaire a abrogé celle de 2011, en remplaçant les termes « régime des sanctions » par « application de la règle » : il convient de favoriser une démarche éducative et d'éviter au maximum l'aspect répressif. Un nouveau virage a été pris au début de l'année, avec la volonté du Président de la République de rétablir l'autorité dans les classes. Cette avalanche de modifications illustre l'inconstance des politiques publiques. Les acteurs de terrain s'y perdent et finissent par s'en tenir à une représentation ancienne de ce qu'il convient de faire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Que de temps perdu ! Nous sommes tous responsables de la non-publication de tels rapports et de l'euphémisation des mots par peur de stigmatiser une partie de la population. Les choses et les mots doivent être dits. Vous avez dit que l'école n'était que l'un des vecteurs de la transmission des valeurs républicaines. Je continue à penser qu'elle joue un rôle particulier dans la construction sociale de nos enfants. Le principal-adjoint d'un collège de Lyon me disait récemment que sa principale refusait de faire remonter les problèmes au rectorat pour ne pas gâcher ses chances de promotion professionnelle. La responsabilité et le manque de courage des chefs d'établissements et des politiques sont certains. Il y a une différence entre respecter un régime de sanctions et se limiter à faire appliquer la règle.
Dix ans après la publication de votre rapport, comment évaluez-vous l'état de la transmission et de l'application des valeurs républicaines, notamment la laïcité, dans les établissements scolaires ? La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte des repères républicains ? Les enseignants sont-ils assez préparés pour répondre aux contestations du socle des valeurs républicaines ? Que pensez-vous des mesures annoncées dans le cadre de la « grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » ? La loi du 15 mars 2004 relative au port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires a apporté une réponse partielle à l'une des analyses de votre rapport. Faut-il selon vous revoir l'arsenal législatif en matière scolaire ? Enfin, partant du constat que l'école ne peut pas tout, jusqu'où peut s'étendre le rôle l'Éducation nationale dans un contexte socio-économique difficile ?
M. Jean-Pierre Obin. - Je reste sceptique sur l'effet qu'auront un certain nombre de mesures annoncées par la ministre pour assurer la transmission des valeurs. Le constat est clair : les professeurs ne sont pas suffisamment formés. L'article L.111-1 du code de l'éducation assigne comme première mission à l'école, au-delà de la transmission des connaissances, de faire partager aux élèves les valeurs républicaines. Or cet article ne trouve de traduction concrète ni dans les missions qui sont attribuées aux professeurs, ni dans leur formation. En 2014, la réforme des concours a supprimé l'épreuve orale (notée 6 points sur 40, ce qui n'était pas négligeable) qui s'intitulait « Agir en fonctionnaire de l'État de manière éthique et responsable ». Désormais, dans les concours de recrutement, la transmission des valeurs de la République n'est qu'un point parmi d'autres (gestion de la classe, psychologie des adolescents, etc.) sur lequel les candidats peuvent être interrogés. Pour élaborer un manuel de préparation aux concours, j'ai consulté l'ensemble des rapports des jurys. Il n'y a guère que deux ou trois cas où l'on a effectivement interrogé les candidats sur ce point ! J'ai conseillé de rétablir une épreuve à coefficient ; hélas, la ministre a simplement annoncé qu'une partie de l'épreuve orale y serait consacrée, et elle a seulement adressé un courrier aux présidents de jury pour leur recommander d'être attentifs à la question. C'est décevant. Les jurys de l'année en tiendront compte, bien sûr, mais au fil des ans, on retombera dans l'ornière habituelle qui fait que les enseignants restent uniquement centrés sur leur discipline.
La perte d'autorité des enseignants est une réalité. Elle participe d'une crise plus générale de l'autorité. Les pouvoirs publics qui doivent trouver des solutions n'adoptent pas forcément la bonne méthode. Tantôt on préconise une autorité négociée dans la classe, ce qui ne veut rien dire car, comme l'écrit Hannah Arendt, l'autorité ne se négocie pas ; tantôt on prêche pour un retour de l'autorité, en considérant qu'aucune transgression ne doit rester sans réponse. Le balancier varie selon les ministres et leur idéologie, qu'ils soient de droite ou de gauche. L'institution n'apprend plus l'autorité et les enseignants-stagiaires, je le constate chaque jour auprès de mes étudiants, se forgent leur propre concept de l'autorité selon l'éducation qu'ils ont reçue, leur milieu familial, leur origine sociale et culturelle, leurs croyances et leurs convictions. L'institution, désorientée, n'est plus capable de fixer des orientations. Pour éviter les lois conjoncturelles ou les effets d'annonce, il faudrait rappeler aux politiques l'obligation de constance à laquelle ils sont tenus, quels que soient les alternances ou les changements gouvernementaux. Comment est-il possible qu'Alain Savary et Jean-Pierre Chevènement, deux ministres de gauche qui se sont succédé, aient mené des politiques diamétralement opposées ? Un meilleur contrôle des politiques publiques s'impose. C'est le rôle du Parlement, des médias et des citoyens.
Sur la question de savoir s'il faut revoir l'arsenal législatif, je prends le pari, et je l'ai écrit dans un article, que d'ici dix ans le Gouvernement devra étendre aux universités la loi de 2004 sur les signes ostentatoires religieux. Et encore, je vois large : ce sera peut-être dans dix mois. Les universités sont confrontées au même type de problèmes que dans l'enseignement secondaire. La pusillanimité de certains responsables face aux agressions, aux transgressions et aux interventions politico-religieuses qui ont cours sur les bancs de l'université laisse penser que les limites peuvent être repoussées. Or ces groupes testent les limites. Toute absence de réaction crée un droit acquis. Il faut souligner qu'une grande partie de l'enseignement supérieur est déjà soumise à la loi de 2004, qu'il s'agisse des classes préparatoires, des BTS ou des autres formations qui ont lieu dans les lycées (soit 20 % des étudiants). Contrairement à ce que dit Jean Baubérot, cette loi ne s'applique pas seulement aux élèves mineurs. Dans les universités, le règlement intérieur autorise à limiter l'expression des convictions religieuses. C'est rarement le cas. L'initiative ne pourra pas être laissée aux seuls établissements ; il faudra que le Parlement intervienne.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de légiférer contre les contestations des enseignements. L'arsenal législatif et réglementaire est là pour sanctionner la transgression des règles de la vie scolaire. Le code pénal réprime les violences, qu'elles visent les filles ou prennent la forme de propos homophobes ou antisémites. Il faudrait le rappeler dans une circulaire sans qu'il soit nécessaire de légiférer.
On ne doit pas surestimer le rôle - certes important - de l'école, ni lui confier des missions qui la dépassent. Pour résoudre la question de la jeunesse tentée de faire sécession, il faut une politique de mixité sociale transversale concernant l'école et l'habitat. Les inégalités et les discriminations ne sont qu'un élément du terreau sur lequel se développent les transgressions. La conjoncture géopolitique a une part de plus en plus grande. L'éducation nationale doit tenir son rôle de manière vigoureuse. Les annonces de la ministre auraient pu aller plus loin. J'ai le sentiment qu'on n'a pas voulu aller au bout du chemin. De nombreux rapports, dont le mien, mettent l'accent sur la nécessité de la formation continue pour des enseignants dont les compétences sont de moins en moins en rapport avec leurs missions réelles. Il y a dix ans, une enquête a montré qu'un fossé séparait la vision idéale que les enseignants se faisaient de leur métier et la réalité à laquelle ils étaient confrontés en classe. La puissance publique doit combler ce fossé. Formons les professeurs à leur métier réel plutôt que de les entretenir dans un mythe qui valait au XIXe siècle, lorsque les lycées scolarisaient 3 % de la population.
Je crois que le Gouvernement fait le mauvais choix en privilégiant la formation initiale plutôt que la formation continue. En 1981, Alain Savary avait fait le choix inverse, en osant donner la priorité à la formation continue, au profit de 800 000 personnes, plutôt que la formation initiale, 20 000 autres. À la fin des années quatre-vingt, chaque enseignant bénéficiait de cinq jours de formation continue par an ; nous n'en sommes plus qu'à deux, car l'on a préféré réserver 20 000 emplois nouveaux à la formation initiale des enseignants. Dans l'académie de Toulouse, un responsable de la formation continue des enseignants évaluait son budget à 250 euros par personne, dont 225 étaient mobilisés pour couvrir les frais de déplacement des stagiaires. Nous sommes dans une « déshérence » de la formation continue, pour reprendre un mot du Président de la République. Il n'y aura pas d'objectif ambitieux en matière de citoyenneté et de valeurs sans un puissant effort, notamment budgétaire, pour développer la formation continue. Sans cela, on risque même de susciter l'hostilité des enseignants. La réforme de la formation initiale plombe durablement cette possibilité. C'est un mauvais choix, selon moi.
M. Jacques-Bernard Magner. - Je suis en désaccord avec vos conclusions négatives sur les mesures du Gouvernement actuel. Il a voulu bien faire avec la refondation de l'école. Après la masterisation, réintroduire une formation à la pédagogie était indispensable pour renforcer l'attrait du métier. On compte 20 à 30 % d'élèves en plus dans les nouveaux ÉSPÉ.
La formation continue est une vieille lune. Il faut tout de même rappeler que dans les années quatre-vingt, le renforcement de la formation continue avait pour but de résorber le large corps des remplaçants : ceux-ci sont devenus titulaires en recevant une formation. Peut-être a-t-on perdu dix ans, mais je ne suis pas certain que la réponse soit dans la formation continue. L'école est dans la société, et la société change. Il faut donc que l'école change, car elle n'est pas un îlot qui échappe à la mondialisation ou à l'internet.
C'est dans les années quatre-vingt que l'on a commencé à parler du problème du voile dans les écoles après qu'un principal de collège a tenu des propos tonitruants à ce sujet dans la presse.
M. Gérard Longuet. - Il est depuis devenu député de l'Oise.
M. Jacques-Bernard Magner. - J'enseignais, à l'époque, et j'avais dans ma classe des élèves qui venaient voilées, sans que cela pose problème. La médiatisation a créé un problème national, voire international. Il y avait beaucoup d'élèves turques, à l'époque, dans les ZEP. Certaines portaient le voile, d'autres pas. Le port du voile n'était pas ressenti comme une agression contre l'école, la République ou la laïcité. Les parents étaient prêts à entendre nos arguments, et une discussion était possible. Les médias ont envenimé la situation et une force politique en a fait son miel. Les partis démocratiques ont intérêt à ne pas donner trop de publicité à ce genre de problèmes. Faut-il penser que « tout est perdu » ? Certes, vous décrivez des situations qui existent. Il y a aussi tous les collèges et les lycées où les choses se passent bien, et j'en connais dans le milieu rural et périurbain que je représente. Dans la majorité des cas, les préoccupations des professeurs sont ailleurs. Mettre en avant en permanence les situations de tension sur la place publique favorise un effet d'emballement. On met en cause le ministère de l'éducation nationale et « les enseignants qui manquent d'autorité ». L'autorité ne se décrète pas, mais on peut apprendre à diriger une classe. Croyez-vous que la situation ait empiré depuis la publication de votre rapport ? Les élèves sont-ils plus difficiles qu'il y a vingt ans ? À Clermont-Ferrand, j'ai pu constater que certains quartiers se ghettoïsaient. Je crains qu'en donnant trop d'écho à ces problèmes avec cette commission d'enquête, on contribue à crisper davantage la situation.
Mme Marie-Christine Blandin. - Votre témoignage est alarmant. Savez-vous dans quels endroits le problème est le plus grave ? Mais nous devons relativiser. Les anciens enseignants, parmi nous, ont connu des cohortes d'adolescents soucieux d'indisposer l'autorité, s'injectant par exemple de l'encre sous la peau pour y dessiner des croix gammées, sans bien savoir de quoi il s'agissait. Ce comportement relève d'un réflexe de turbulence, pas d'un engouement pour une cause.
Vous évoquez la théorie du complot, à laquelle les jeunes seraient particulièrement sensibles parce qu'ils passent beaucoup de temps sur Internet. Vous oubliez les publicités qui affirment que tel shampoing fait repousser les cheveux, telle crème rajeunit la peau de vingt ans... Cela ne contribue pas à fortifier la rationalité de nos concitoyens ! Ne faudrait-il pas renforcer la culture scientifique pour lutter contre ces dérives ? Je souligne aussi que les organismes formant à l'usage des médias, comme le Clemi (Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information), n'ont jamais eu si peu de moyens. Après les événements tragiques de janvier, les grands journaux ne pourraient-ils s'unir et créer une fondation à cette fin ?
Vous avez cité le cas d'un formateur inquiétant encore en poste...
M. Jean-Pierre Obin. - Je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui.
Mme Marie-Christine Blandin. - En tous cas, vous jugez qu'il n'a pas été inquiété assez rapidement.
Mme Marie-Christine Blandin. - Cela n'arrive pas seulement à l'école : il a fallu un an à EDF pour déplacer le directeur de la centrale de Gravelines après qu'on a découvert qu'il était membre d'une secte mondialement connue...
M. Jean-Pierre Obin. - Vous me rassurez !
Mme Marie-Christine Blandin. - J'ai interpellé le ministre sur le cas de l'ouvrage créationniste que vous avez évoqué. M. Darcos a répondu efficacement en organisant un colloque de formation, impliquant les membres du Muséum, sur Darwin, la diversité génétique et l'évolution. La réticence à faire remonter les problèmes, que vous avez évoquée, devrait être affaiblie grâce à la nouvelle loi de refondation de l'école, qui ne met plus les établissements en compétition.
M. Finkielkraut, lui, ne parle pas de former à un métier réel mais uniquement de transmettre des savoirs. Je suis heureuse de vous entendre parler de pédagogie ! Ne faudrait-il pas une gouvernance de la formation continue ? Lorsque les heures étaient plus nombreuses, elles n'étaient pas toujours fléchées sur les bons sujets !
Enfin, je n'ai pas apprécié l'expression d'élèves juifs : il n'y a que des citoyens, éventuellement de confession juive.
M. Gérard Longuet. - Hélas, ce n'est pas vrai...
Mme Marie-Christine Blandin. - Nous devons corriger notre vocabulaire.
M. Jean-Claude Carle. - Merci d'avoir ainsi rappelé les grandes lignes de votre rapport. Je regrette que nous n'ayons pas eu le courage de le publier en son temps, car cela nous aurait fait gagner quelques années pour remédier à l'inconstance de l'autorité. Celle-ci résulte de la posture consistant à opposer éducation et sanction, alors qu'il faut les conjuguer, comme je le disais dans mon rapport, intitulé La République en quête de respect.
Plus que d'un manque de moyens, ne souffrons-nous pas d'un défaut de cohérence entre la politique de la famille, celle de la ville et l'éducation nationale ? Il s'agit de cercles concentriques de défaillances autour des jeunes. Peut-être faudrait-il donner cette responsabilité transversale à un super-ministre ?
M. Michel Savin. - Merci pour cette présentation qui peut sembler alarmiste, mais est sans doute réaliste. Ne devient-il pas difficile à certains enseignants d'avoir de l'autorité sur les jeunes d'origine étrangère, surtout quand ceux-ci se réclament de l'islam ? Par peur d'être taxés d'islamophobie, ils ont tendance à renoncer. Relancer la formation continue des enseignants suffira-t-il à enrayer cette démission de l'autorité ?
M. Jean-Pierre Obin. - Supprimer la formation initiale à l'enseignement, dans le cadre de ce qu'on a appelé la mastérisation, a été catastrophique. La situation des jeunes enseignants affectés, en premier poste, dans des zones difficiles, a été dramatique. Les chiffres officieux de l'académie de Créteil qui m'ont été communiqués hier révèlent un taux de démission dans les cinq années après la titularisation de l'ordre de 25 % chez les professeurs des écoles. Le rétablissement de cette formation initiale était plus urgent encore que celui de la formation continue. Mais les choix budgétaires effectués pour y procéder sont contestables - et le Gouvernement a hésité.
Nous avons enquêté aussi bien dans des départements ruraux que dans des zones urbaines. Nous avons eu la surprise de constater que les mêmes problèmes se posent dans les petits bourgs ruraux et dans les grandes villes. Ainsi, la principale du collège de Bourg-Saint-Andéol m'a confié qu'elle avait deux élèves juifs, mais qu'elle était la seule à le savoir, sans quoi ceux-ci ne pourraient pas rester dans l'établissement. Et, à Aubenas, le principal m'a indiqué que les minutes de silence consécutives aux attentats de New York et de Madrid avaient été gravement perturbées, y compris depuis l'extérieur de l'établissement. On m'a même signalé des chants à la gloire de Ben Laden dans un car de ramassage scolaire. Mais à l'époque, on ne nous a pas crus ! On nous répondait que ces jeunes s'amusaient, plaisantaient... Et dix ans plus tard, ils sont partis se faire tuer en Syrie. Ce qui était à l'époque un chahut confus est désormais une transgression ouvertement assumée. Lors d'une émission récente, un enseignant d'un lycée de Suresnes déclarait avoir vu ses élèves regarder les vidéos des assassinats du 7 janvier en applaudissant. Ces jeunes désormais assument leur opposition. En ce sens, on peut dire que la situation s'est aggravée.
Certes, la culture scientifique doit endiguer ce reflux de la rationalité. Quant à l'éducation aux médias, elle me semble être à double tranchant. Je suis membre du conseil d'administration de l'association Projet Aladin, créée par la Fondation pour la mémoire de la Shoah pour traduire les grandes oeuvres se rapportant à la Shoah - écrits d'Anne Franck, de Primo Levi... - dans les langues des pays arabo-musulmans, c'est-à-dire essentiellement le turc, le persan et l'arabe. Cette association se tourne désormais aussi vers la France. Elle a mené récemment une action de formation des professeurs d'histoire-géographie à l'histoire des relations judéo-musulmanes, sous la forme d'une journée de conférences à Toulouse, qui a rencontré un grand succès. Devons-nous chercher à mieux éduquer les élèves aux médias pour réduire leur croyance aux théories de la conspiration ? Demander à des journalistes de leur montrer comment une information peut être manipulée risque de les renforcer dans leur méfiance généralisée...
M. Gérard Longuet. - Exactement !
M. Jean-Pierre Obin. - Ils sont tous persuadés qu'on leur ment, que les médias leur cachent la vérité...
Mon rapport intitulé Enseigner, un métier pour demain avait été remis à Jack Lang à une époque où l'on pensait que la moitié du corps enseignant allait se renouveler en une décennie. Comme la formation continue est toujours le parent pauvre, j'y proposais d'en confier la charge à une agence, indépendante du ministère, qui pourrait pérenniser un budget et en assurer une gouvernance moins opaque. Cela existe dans les fonctions publiques hospitalière et territoriale, même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'agences. Même si cette idée n'a jamais été sérieusement reprise, je continue à la promouvoir.
Je maintiens l'expression d'élèves juifs : l'antisémitisme les vise en tant que juifs, même s'ils ne sont pas pratiquants. Je connais un David Cohen qui a publié dans son établissement une lettre ouverte indiquant qu'il n'était pas juif, pour arrêter le harcèlement dont il était l'objet !
Faut-il un super-ministre ? Il y a déjà le Premier ministre...
M. Gérard Longuet. - Absolument !
M. Jean-Pierre Obin. - Et le vaste ministère de l'éducation nationale est déjà difficile à gouverner.
J'observe chez les jeunes enseignants une vraie difficulté à comprendre ce qu'est l'autorité éducative, et donc à l'exercer. Une formation pratique serait le meilleur remède - quelques heures dans les classes de ceux qui y parviennent très bien seraient très utiles. Je travaille beaucoup sur des études de cas. Il arrive souvent qu'un professeur, par conviction ou parce qu'il n'y arrive pas, n'exerce pas d'autorité. Au conseil de classe, il découvre que ses collègues n'ont aucun problème avec la même classe, et se sent alors dévalorisé, voire culpabilisé. Le film Les Héritiers montre bien que certains enseignants savent encore exercer l'autorité.
M. Jacques-Bernard Magner. - C'est une alchimie...
M. Jean-Pierre Obin. - Cela s'apprend et, surtout, l'éducation nationale doit le favoriser, notamment dans les ÉSPÉ, dont les enseignants ont des conceptions très diverses de l'autorité. C'est normal, mais le ministère devrait avoir une position claire sur l'éthique éducative.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci.
Audition de M. Alain Boissinot, ancien président du Conseil supérieur des programmes
Mme Françoise Laborde, présidente. - Cette audition sera captée et diffusée sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Monsieur Alain Boissinot, vous êtes inspecteur général de l'éducation nationale et avez présidé le Conseil supérieur des programmes (CSP). Agrégé de lettres et docteur en littérature française, vous avez enseigné dans le secondaire pendant une vingtaine d'années, avant d'occuper diverses responsabilités au ministère de l'éducation nationale, parmi lesquelles les fonctions de directeur des lycées et des collèges et de directeur de l'enseignement. Vous avez été nommé recteur de l'académie de Bordeaux en 2001, puis de l'académie de Versailles en 2004, après avoir assuré la direction du cabinet du ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. En octobre 2013, vous avez pris la tête du CSP nouvellement créé et vous en avez démissionné en juin 2014.
C'est à tous ces titres que la commission a souhaité vous entendre, pour connaître votre analyse sur l'état de la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires. Éclairé par votre expérience au sein du CSP comme par vos fonctions antérieures, vous pourrez sans doute mieux décrire les difficultés rencontrées sur le terrain et les réponses que l'école peut y apporter.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Boissinot prête serment.
M. Alain Boissinot, ancien président du Conseil supérieur des programmes. - Merci de votre accueil. Je sais que d'autres auditions sont prévues, notamment de Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire, ou de M. Jean Baubérot sur la laïcité.
J'ai rencontré de nombreux enseignants et chefs d'établissements en janvier : ils estiment un peu rapide, lorsqu'une crise qui concerne la société tout entière, d'interpeller l'école, sur laquelle la société projette ses doutes et ses angoisses, au nom d'un passé idéalisé. Certes, l'école connaît des difficultés réelles. Elle accueille désormais la totalité d'une génération - et c'est en classe de quatrième et de troisième que les problèmes sont les plus vifs. En septembre 2001, j'étais recteur de l'académie de Bordeaux, où déjà des réticences s'étaient manifestées après les attentats. En fait, c'est plutôt le contraire qui serait surprenant ! Les valeurs qui nous paraissent évidentes ne le sont pas encore à leur âge.
La pratique d'un rituel comme la minute de silence, naturel dans certaines instances, me semble inadaptée au monde scolaire. Ce rituel a un sens au sein d'une communauté qui partage déjà certaines valeurs. Pour des adolescents, chez qui les valeurs sont encore à construire, une heure de parole conviendrait mieux. N'allions-nous pas au-devant d'incidents inévitables ?
Les jeunes passent désormais plus de temps devant leurs écrans qu'à l'école. Avant d'interpeller celle-ci, songeons qu'ils sont exposés quotidiennement à une vision de notre société bien peu conforme aux valeurs républicaines que nous prônons. Ils ont le sentiment d'un fort décalage entre le discours qui leur est tenu et la réalité qu'ils constatent.
Les valeurs républicaines auxquelles nous nous référons ne vont pas de soi - y compris pour les adultes ! Donnons-nous tous le même sens à des mots comme laïcité, intégration, égalité, et même fraternité ? Le vivre-ensemble, qui est apparu dans la terminologie européenne, est également une notion ambiguë. Le philosophe Abdennour Bidar, qui réfléchit sur l'islam et la société contemporaine, aime à citer Paul Valéry, qui écrivait en 1938 à propos de la liberté qu'elle est « l'un de ces (...) mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne parlent ; qui demandent plus qu'ils ne répondent ». N'en va-t-il pas de même des valeurs auxquelles nous nous référons ? Nous devrions travailler à leur donner un sens : depuis deux siècles, les valeurs républicaines sont plus à construire qu'à constater. Et nos enseignants ont besoin d'une réassurance quant à ces valeurs qu'on leur demande de porter. Celle-ci ne peut leur venir que de la société.
Avons-nous tous la même conception de la laïcité ? Sommes-nous tous capables de distinguer le fait religieux des dérives sectaires ? Comment articuler les principes de rationalité et de libre examen avec la croyance religieuse ? La tradition chrétienne a mis des siècles à clarifier les enjeux en ce domaine, et pour l'islam le débat se poursuit. Les enseignants sont dans le brouillard... Lorsque, auprès de Luc Ferry, je participais à l'élaboration de la loi de 2004 sur les signes religieux, j'avais constaté le flou qui régnait parmi les professeurs sur ces notions. Un effort de clarification doit partir de la société et, par la formation, toucher les enseignants.
Le débat entre éducation et instruction est un autre point de blocage. Il existe une tradition en France, qui se réclame - à tort - de Condorcet, pour considérer que le rôle de l'école est uniquement de transmettre des connaissances, codifiées en disciplines, tandis que l'éducation relèverait exclusivement des familles. Certes, l'école doit être respectueuse du rôle des familles dans l'éducation. Mais elle a une légitimité éducative, et son repli sur l'instruction, motivé par la peur, est dangereux : les enseignants doivent réinvestir les enjeux éducatifs, et nous devons les y aider. Ils doivent bien montrer aux élèves qu'en les instruisant on les éduque et on les forme à une vision du monde qu'incarne l'école républicaine.
Par exemple, comme l'a dit Florence Robine, en enseignant les sciences, on transmet, au-delà des techniques et des connaissances, une certaine conception des procédures qui permettent de viser la vérité : comment discerner entre plusieurs opinions ? Quel processus de raisonnement est le plus sûr, le plus consensuel, pour parvenir à des vérités supérieures aux simples croyances ? Voilà des enjeux épistémologiques. Et cela vaut aussi pour les sciences humaines : il y a des manières de dialoguer préférables à l'injure, aux techniques de persuasion ou à la propagande. Les programmes, depuis quelques années, ont déserté ce terrain. Il faut le réinvestir.
La contribution de l'école aux valeurs républicaines doit donc être de réinvestir, dans les programmes, le message républicain, dans une démarche éducative qui renoue avec l'esprit des fondateurs de l'école républicaine, y compris Condorcet.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Votre expérience de haut fonctionnaire nous est précieuse. Des épisodes comme la minute de silence ne sont pas nouveaux, mais n'ont jamais été aussi conspués. Qu'y a-t-il derrière ces manifestations ? La transmission des valeurs républicaines bute-t-elle, au sein des établissements scolaires, sur des difficultés identifiées ? Le socle de connaissances, de compétences et de culture, sur le point d'être refondu, inscrit cette transmission parmi les missions de l'école. Dans la pratique, les valeurs républicaines vous paraissent-elles suffisamment inculquées à l'école ? La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer cette perte des repères républicains ? Les enseignants, les personnels de vie scolaire et les chefs d'établissement sont-ils assez préparés et formés pour répondre aux interrogations, même dans le cadre de la « grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » ? Le système de promotion des chefs d'établissement n'a-t-il pas pour effet de limiter la remontée d'information sur les difficultés observées sur le terrain ?
M. Alain Boissinot. - Le flou dans la définition des valeurs républicaines, que j'ai évoqué, est un obstacle à leur transmission. Même entre adultes, nous voyons que nos conceptions divergent : nous devons avoir ce débat. N'étant plus sûrs de ce qu'ils doivent transmettre, les enseignants ont tendance à se retrancher derrière une conception erronée de la tolérance. Il y a une tolérance souhaitable et une tolérance de résignation, et ces deux conceptions ne se valent pas. C'est dangereux : la version molle de la tolérance conduit à faire des concessions excessives à des idées fausses. Par exemple, la théorie du dessein intelligent et le darwinisme ne se valent pas. On peut en discuter mais, au plan scientifique, cela n'a pas la même valeur. On ne saurait accepter pareillement les deux, ce serait de la tolérance dévoyée.
L'école doit défendre l'idée selon laquelle ce qui prévaut, dans une société républicaine, c'est le débat rationnel tendu vers la recherche de la vérité utile au bien public, et non la croyance en une vérité révélée. Les enseignants doivent donc être clairs sur les mécanismes de l'argumentation et de la démonstration, y compris en sciences humaines : c'était le rôle, autrefois, de la rhétorique. Nous ne devons pas relâcher notre exigence intellectuelle. L'échange, le dialogue argumenté, tel que nous l'a enseigné la Grèce classique, est une meilleure façon de régler les différends que la violence. Nous devons donc faire une part plus importante à l'entraînement à l'échange oral, au débat, des exercices qu'on ne pratique plus guère dans nos écoles.
Ce qui renforcerait l'autorité de nos enseignants, c'est de pouvoir s'adosser à une mission clairement définie. La société doit les aider à être plus sûrs de ce qu'ils ont à faire afin qu'ils se sentent parfaitement légitimes. La formation des enseignants doit être améliorée, leurs missions mieux définies, et leur place plus marquée au sein de la communauté éducative : sortons de l'idée que l'enseignement se joue dans le tête-à-tête entre le professeur et sa classe. À cet égard, le soutien de toute la communauté éducative, en particulier du chef d'établissement, est essentiel.
M. Jacques Legendre. - Avoir demandé aux élèves d'observer une minute de silence après les attentats de janvier m'a laissé perplexe. Ce moment de recueillement correspond, pour moi, à une manifestation de solidarité à l'égard d'une douleur, partagée et ressentie, lors de la survenue d'un événement grave. Et nous l'avons exigé d'élèves qui ne se sentent pas solidaires des victimes, voire même agressés par les valeurs qu'elles incarnaient.
Le refus de certains de s'y plier signifie-t-il une hostilité à l'égard de la France ? De la même façon il est arrivé que notre équipe nationale de football soit conspuée, l'équipe algérienne applaudie : ces jeunes supporters se sentaient imaginairement plus proches d'un pays qu'ils ne connaissent même pas. Nous nous souvenons tous comment un Président de la République choisit, un jour, de quitter la tribune après que la Marseillaise avait été sifflée. Pourquoi faudrait-il imposer des manifestations de solidarité à des jeunes qui ne se sentent pas solidaires ? Les valeurs républicaines, pour être bien comprises et partagées, supposent la maîtrise de leur sens, donc la maîtrise de la langue. Or le vocabulaire de certains élèves est extrêmement limité : quelques centaines de mots, tout au plus. Enfin, comment ces enfants peuvent-ils intérioriser ces valeurs quand leurs familles demeurent plongées dans des antagonismes hérités de l'époque coloniale ?
La solution, à mon sens, ne passe pas par l'apprentissage et la récitation d'un catéchisme républicain, malgré tout l'attachement que j'ai pour lui. Les élèves se sentiront solidaires et intégrés dans notre société française si nous favorisons leur succès à l'école. Pardonnez-moi de jeter quelque peu brutalement ce pavé dans la mare de notre débat...
Mme Marie-Christine Blandin. - Je ne changerai pas une virgule aux propos de M. Legendre, l'ancien président de notre commission de la culture.
J'approuve, monsieur Boissinot, vos commentaires sur la formation des enseignants. Hélas, l'actualité risque de nous rattraper avant qu'une nouvelle classe d'âge de professeurs entre dans nos écoles ! Pourquoi l'Etat ne fournirait-il pas des guides de savoirs et d'arguments sur les sujets sensibles ? Pour avoir été très engagée contre le créationnisme, j'ai vu des pédagogues désemparés, en mal de véritables savoirs sur ces questions.
Chacun s'accorde à vouloir renforcer l'enseignement du fait religieux. Fort bien, mais c'est de la dynamite ! Si l'enseignant n'est pas un tant soit peu solide, cela créera de fortes secousses, ouvrira des failles béantes dans lesquelles s'engouffreront ceux qui le voudront. Ne pourrions-nous pas constituer un guide pour les enseignants ? Demander aux représentants des religions d'y participer en parvenant à une présentation commune de chaque religion ?
Mme Gisèle Jourda. - Monsieur l'inspecteur général, j'apprécie votre façon de souligner les difficultés de nos enseignants et de la transmission des valeurs républicaines. Pour que l'enseignant transmette ces valeurs, il doit les partager, connaître leurs racines et ne pas méconnaître que leur contenu change, évolue.
Les parents ne figurent pas dans le tableau que vous avez dressé. Leur irruption dans l'école est pourtant un phénomène constant ces dernières années, ils vont jusqu'à mettre en question les enseignements prodigués. Qu'il s'agisse d'éducation ou d'instruction, peut-être faudrait-il mieux préserver nos enseignants de ces intrusions si nous voulons qu'ils puissent exercer leur autorité sereinement.
M. Alain Boissinot. - Madame Blandin, les guides relèvent de ce que j'ai appelé la réassurance des enseignants. Oui, les outiller, leur donner une culture scientifique et générale qu'ils n'ont peut-être pas acquise au cours de la formation initiale et continue est un enjeu majeur. Lorsque j'étais auprès de Luc Ferry, nous avions connu les mêmes difficultés après le 11 septembre 2001. Le ministre avait alors souhaité la publication d'un guide, « L'idée républicaine aujourd'hui ». Ce très bel ouvrage rassemblait des textes littéraires, philosophiques et scientifiques. C'est une démarche à faire prospérer.
L'enseignement du fait religieux, question essentielle et difficile ! Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, on ne règle pas le problème en expliquant qu'un prophète est apparu en Judée au début de notre ère, puis un autre sept siècles après entre La Mecque et Médine avant que ne sortent de terre les cathédrales gothiques au XIIe siècle. Si c'est utile d'un point de vue historique, cela ne dit rien, non pas des religions, mais de la religiosité. Ce sur quoi bute l'enseignement, c'est la relation entre la rationalité héritée des Lumières et les croyances religieuses. Personne ne demandera évidemment aux enseignants de porter le fer sur le terrain religieux ; en revanche, ils doivent en savoir suffisamment pour dialoguer. Je m'excuse de le citer encore, mon ami Luc Ferry a donné un exemple de cet indispensable dialogue entre pensée philosophique et pensée religieuse dans ses conversations avec l'évêque Gianfranco Ravasi, publiées dans Le philosophe et le cardinal. Le philosophe Abdennour Bidar y participe s'agissant de l'islam.
Des enseignants mieux outillés pourront justement plus facilement faire face et s'expliquer avec les parents, non pas seuls, mais au sein de leur communauté éducative.
M. Gérard Longuet. - La France a une expérience de l'enseignement religieux. Dans les trois départements concordataires que sont le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, il est théoriquement obligatoire mais au libre choix et dispensé à l'extérieur de l'école. La formule me semble bonne. Je suis assez hostile à un enseignement des religions ; il serait source de conflits permanents.
Dans un autre siècle, j'ai présidé le Parti républicain... C'est dire combien je suis profondément républicain ! Pour autant, l'histoire de France ne commence pas en 1789, elle est le fruit d'une longue construction avec un héritage celte, romain, judéo-chrétien. Notre histoire est riche, nous pouvons puiser dans cette richesse toute la matière pour parler du catholicisme, du protestantisme, du judaïsme ; un peu moins de l'islam, il est vrai - quoique, Napoléon III et le « royaume arabe » ou encore le « comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu sont l'occasion de l'aborder.
J'ai été autrefois aux commandes d'une administration qui a le sens de l'autorité. Dans l'armée, l'autorité repose sur une discipline, formelle, et une sanction, réelle, qui est celle du danger partagé. J'ai, du reste, constaté le même phénomène dans les mines de charbon : la discipline s'impose par la nécessité d'être soudés en cas d'accident. La difficulté de certains enseignants à exercer l'autorité ne procède-t-elle pas de leur impossibilité de recourir à la sanction ? Voyez la formule gravée dans le bronze des canons des Invalides : ultima ratio regum, le dernier argument des rois. Je défie quiconque d'exercer une autorité s'il est privé de l'arme de la sanction. Cela explique ces comportements de copinage, voire de séduction, de la part de certains enseignants ; craignant d'être désavoués par leurs autorités s'ils sanctionnent l'élève, ils ne voient pas d'autre moyen d'obtenir la paix dans les classes.
Pardonnez-moi de me citer encore : j'ai également été, au siècle dernier, le ministre d'une grande administration : La Poste. J'en ai retiré la conviction que court-circuiter la hiérarchie ne fonctionnait jamais.
M. Alain Boissinot. - L'identité française est la résultante d'une histoire longue, d'une construction ; nous en sommes tous d'accord. Je vois cependant qu'elle a aussi un avenir, qu'elle est appelée à se transformer encore. Nous sommes dans un processus évolutif, qui n'est nullement figé. Tout est dit dans la grande conférence que l'historienne Mona Ozouf a donnée à Berlin en 2010 à l'époque du débat national sur l'identité française.
Je n'ai aucune pudibonderie à parler de sanctions, elles sont parfois nécessaires. Toutefois, la véritable autorité dans le monde de l'éducation est celle qui provient, non du chef, mais du prestige, de la légitimité attachés au savoir. L'élève fait crédit à un enseignant dont il sait qu'il a beaucoup à lui apprendre. Certes, les heures de colle n'existent plus et, passez-moi cette parenthèse, dans d'autres enceintes, l'on interdira bientôt la fessée... Pour autant, les enseignants disposent d'un mécanisme de sanction redoutable et reconnu comme tel par les élèves : l'orientation.
M. Gérard Longuet. - C'est exact.
M. Alain Boissinot. - Pour autant, il faut bien se garder de dévoyer la fonction d'orientation...
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci d'avoir accepté notre invitation et d'avoir répondu si précisément à nos questions.
La réunion est levée à 11h20.