Mercredi 18 février 2015
- Présidence de M. Philippe Bas, président -La réunion est ouverte à 9 h 30
Organismes extraparlementaires - Désignations
M. Philippe Paul est désigné comme candidat titulaire proposé à la nomination du Sénat pour siéger au conseil d'administration du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres.
M. Christophe-André Frassa est désigné comme candidat titulaire proposé à la nomination du Sénat pour siéger au conservatoire de l'Agence française d'expertise technique internationale. M. Michel Delebarre est désigné comme candidat suppléant.
Questions diverses
M. Jean-Pierre Sueur. - Une récente dépêche de l'Agence France Presse (AFP) sur la lutte contre le terrorisme a prêté à la commission des lois une position qui est seulement celle de certains de ses membres. Je demande au président de solliciter une mise au point afin qu'il soit précisé que les propos cités n'engagent pas la commission.
M. Philippe Bas, président. - Je remercie le président Sueur de m'avoir alerté au sujet de cette dépêche dont je n'avais pas eu connaissance. Son auteur m'a assuré qu'une rectification serait faite.
M. Christophe Béchu. - J'ai été avisé d'une réflexion sur la réforme de l'organisation, du financement et de la répartition territoriale de la médecine légale. L'agence régionale de santé (ARS) projetterait de supprimer les astreintes de nuit et de week-end, de substituer des médecins de ville aux médecins des centres hospitaliers universitaires (CHU) pour les levées de corps et les examens médico-légaux, ce qui complexifierait la recherche de la vérité et l'établissement de la preuve dans un certain nombre de cas. Une note non signée du ministère de la justice - que je tiens à votre disposition - détaille les moyens, bien faibles, qui resteraient à chaque CHU. Les services de médecine légale commencent à se mobiliser. Je souhaiterais une initiative officielle de notre commission auprès du ministère avant que des annonces ne soient faites.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie de cette information et me tiens à votre disposition pour saisir le ministère.
Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits
La commission procède à l'audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, pour la présentation de son rapport.
M. Philippe Bas, président. - J'accueille avec joie et intérêt M. Jacques Toubon qui nous présente son premier rapport d'activité comme Défenseur des droits.
M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - En juillet dernier, vous avez approuvé la proposition du Président de la République de me nommer au poste de Défenseur des droits. Je me réjouis d'être à nouveau devant vous huit mois plus tard pour vous exposer mon bilan et mes projets. Avec votre commission comme avec celle de l'Assemblée nationale, je souhaite instaurer une tradition de rencontres bi-annuelles car l'établissement de liens entre le Parlement et le Défenseur des droits constitue une condition essentielle de la réussite de la mission de l'institution. Je suis accompagné de Patrick Gohet, adjoint en charge de la lutte contre les discriminations et pour la promotion des droits, Geneviève Avenard, Défenseure des enfants, Claudine Angeli-Troccaz, adjointe, vice-présidente du collège chargé de la déontologie dans le domaine de la sécurité.
Notre rapport d'activité pour 2014 a été précédé par le dépôt, le 20 novembre 2014, à l'occasion de la journée internationale des droits de l'enfant, d'un rapport spécial sur la mise en oeuvre de la convention internationale sur les droits de l'enfant. Je l'évoquerai brièvement. La France a enfin signé le troisième protocole additionnel de la convention qui donne aux enfants, à leurs familles et aux associations la possibilité de saisir le Comité des enfants de l'ONU. Je souhaite que ce droit devienne effectif rapidement grâce au vote d'un projet de loi de ratification. Une circulaire du Premier ministre de 2012 prévoit que l'étude d'impact sur chaque projet de loi examine la conformité de celui-ci au regard de la convention internationale des droits des handicapés et de la convention internationale des droits des femmes, mais non au regard de la convention internationale des droits de l'enfant. Cela constitue une erreur et une faute. Malgré les réserves françaises sur la conventionnalité en général, il est essentiel de prendre en compte les conséquences des textes sur les intérêts des enfants. Je déposerai dans quelques jours un rapport sur la mise en oeuvre de la convention dans notre pays car le Défenseur des droits est l'instance chargée en France de surveiller son application.
Nous déposerons également un rapport de suivi sur les droits des handicapés à l'occasion du dixième anniversaire de la signature de la convention internationale qui leur est consacrée et du vote de la loi du 11 février 2005. Alors que nous avons été contraints de reporter l'entrée en vigueur de l'obligation d'accessibilité et que les agendas d'accessibilité programmée (Ad'Ap) permettant de proroger le délai pour effectuer les travaux de mise en accessibilité des établissements recevant du public sont en cours d'élaboration, il me semble que la commission des affaires sociales du Sénat devrait s'intéresser à ce sujet majeur pour notre société.
Notre rapport d'activité a été publié plus tôt cette année : il est déjà en ligne et est complété par une brochure d'une trentaine de pages. L'année 2014 aura été une année particulière, marquée par la maladie de Dominique Baudis, et par la vacance de son poste pendant quatre mois après son décès. J'ai été nommé le 18 juillet dernier. Je travaille avec une équipe renouvelée, j'ai nommé un directeur à la tête des quatre cents délégués territoriaux et restructuré la direction de la promotion de l'égalité et de l'accès au droit, à la suite des observations de la Cour des comptes.
En 2014, le Défenseur des droits a enregistré un peu plus de 100 000 demandes ; 80 % d'entre elles, soit 73 500 dossiers, ont été confiés aux délégués territoriaux qui en ont traité 71 624. Parmi ces demandes, 80 % concernent la médiation avec un service public, 10 % les discriminations, 4 à 5 % les enfants et 1% la déontologie de la sécurité. Le nombre des dossiers de discriminations déposés chez nous a augmenté de 50 % sur l'année 2014 - ce qui contredit les prédictions des Cassandre sur les conséquences de la disparition de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE). Les demandes relatives aux droits des enfants ont doublé depuis 2010. Celles afférentes à la déontologie de la sécurité ont crû de 280 %, sur la même période ; cette croissance résulte en partie de la suppression du filtre parlementaire et de la possibilité d'une saisine directe mais traduit aussi une préoccupation nouvelle de nos concitoyens dans leurs relations avec les agents publics. Le Défenseur des droits s'est prononcé sur l'encadrement des contrôles d'identité et a souhaité concilier liberté de manifestation et nécessité du maintien de l'ordre public.
Nous renégocions actuellement une convention avec la Chancellerie sur l'accès au droit. Nous entretenons de très bonnes relations avec les tribunaux : l'an dernier, le Défenseur des droits a déposé des observations dans 90 procédures devant des juridictions aussi différentes que les tribunaux des affaires de sécurité sociale et la Cour européenne des droits de l'homme. Nos observations sont suivies dans plus de 70 % des cas. Très récemment nous avons obtenu gain de cause auprès de la formation de référé du Conseil d'État au sujet de l'absence de recours effectif contre les décisions d'expulsion des mineurs étrangers de Mayotte. La Cour de cassation a suivi l'avis que nous avions donné en faveur de l'application de la loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous à un ressortissant marocain nonobstant les stipulations de la convention franco-marocaine.
Je veux aborder avec vous l'utilisation des tests osseux destinés à déterminer l'âge des mineurs étrangers isolés. Après la Haute Autorité de santé (HAS), le Comité consultatif national d'éthique et l'Académie de médecine, le Défenseur des droits s'est prononcé contre ces tests. Ils sont inadaptés et inefficaces : les comparatifs utilisés sont issus de banques de données américaines des années cinquante au contenu contestable. Les tests ne devraient intervenir que lorsque l'examen de la situation sociale et documentaire des mineurs présumés n'a rien donné ; en pratique, on y a recours d'entrée de jeu, en violation de la circulaire de 2013. Enfin, ces tests me paraissent indignes, comme le sont les dispositions du projet de loi sur le droit d'asile qui visent à rendre obligatoire un examen annuel pour vérifier que les filles réfugiées n'ont pas été excisées - ce qui conduirait à supprimer la protection dont jouit la famille. Ce sont des traitements inacceptables. Le Sénat a manifesté dans le passé son attachement au respect de la dignité de la personne humaine ; il lui revient de l'affirmer de nouveau dans le cadre de l'examen des projets de loi sur la santé et sur le droit d'asile.
En octobre dernier, c'est-à-dire avant les événements dramatiques du mois de janvier, le Défenseur des droits a pris une initiative destinée à la création d'une plateforme pour l'égalité et contre le racisme. Lors de sa venue en septembre dernier, le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, M. Muiznieks, a constaté que les propos et comportements de rejet, d'exclusion, de haine se déchaînent en France. Je partage ce constat : des propos antisémites, xénophobes, contre les musulmans, les homosexuels, les femmes, qui jamais n'auraient été tenus il y a vingt ans sont aujourd'hui diffusés grâce aux nouvelles technologies. Nous assistons à un avachissement général. La société dérape. Nous devons essayer d'endiguer le phénomène. Pour ce faire, au-delà du plan gouvernemental contre le racisme, de l'action de certaines communes, telles Toulouse, Bordeaux, Lille, j'ai lancé l'idée d'une contre-offensive de la société civile en partenariat avec une quarantaine d'entreprises dont Google et Facebook. Il faut tout de même souligner que des actions également nombreuses sont entreprises pour redresser la situation. Au nombre de celles-ci, les initiatives en faveur de l'enseignement des principes de droit issus de nos valeurs me paraissent particulièrement importantes - la profanation du cimetière de Sarre-Union témoigne qu'ils sont aujourd'hui largement méconnus... Laïcité, liberté d'expression, respect : nous devons expliquer comment ces indicateurs moraux pour la société sont traduits dans la loi et la Constitution. J'ai évoqué ce sujet avec Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Éducation nationale. Le Défenseur des droits propose d'aider à la mise en place d'un tel enseignement. D'ores et déjà, à la suite d'une initiative de Dominique Versini, une expérimentation est conduite dans douze départements avec quarante volontaires du service civique : intitulée « les jeunes ambassadeurs des droits des enfants », elle a pour objet d'enseigner les droits des enfants dans les collèges et lycées. Ce dispositif devrait être étendu. Des articles du code pénal répriment le viol des sépultures - je les connais bien pour les avoir fait adopter lorsque j'étais président de la commission des lois - il faut les faire connaître et passer ainsi du terrain des valeurs et des concepts à celui de la pratique, c'est-à-dire du droit.
Les pages 153 à 163 du rapport exposent les propositions de réformes législatives faites par le Défenseur des droits en 2014 : seize sur vingt-trois ont été suivies. En 2015, nous serons amenés à travailler avec le Parlement sur le nouveau critère de discrimination selon le lieu de résidence, ajouté aux dix-neuf critères existants par la loi de février 2014 sur la politique de la ville. Nous sommes saisis de l'affaire des « bonnets d'âne » : des parents d'élèves se plaignent de ce que l'enseignement n'est pas assuré à Saint-Denis dans les mêmes conditions qu'à Paris, Rennes ou en Seine-et-Marne.
Les services publics de la santé, de l'éducation, de la sécurité peuvent être mis en cause dans les agglomérations comme dans les zones rurales. Il faut examiner le sujet.
Je terminerai avec quatre propositions et perspectives législatives sur lesquelles j'aimerais travailler en collaboration avec le Sénat. À la suite du rapport d'information de votre commission établi par Jean-René Lecerf et Esther Benbassa, une proposition de loi a été déposée au Sénat afin d'ouvrir la possibilité d'un recours collectif en matière de lutte contre les discriminations. Le Défenseur des droits a rendu un avis favorable le 31 octobre 2013. Une proposition du même type a été déposée à l'Assemblée nationale. Le ministère de la justice n'y est plus hostile et travaille sur la question. Elle mérite d'être examinée sans idéologie ni prévention. Nous ne cherchons pas à imiter le modèle américain.
La loi organique ayant institué le Défenseur des droits lui avait donné compétence pour connaître des faits de discrimination à l'exclusion des propos discriminatoires. Les injures racistes, elles, relèvent de la justice. Peut-être pourrait-on élargir le rôle du Défenseur aux injures racistes ?
L'Assemblée nationale a adopté un amendement au projet de loi vieillissement afin d'introduire un nouveau critère de discrimination à raison de la perte d'autonomie. La commission des affaires sociales du Sénat a émis des doutes sur l'efficacité et la qualité juridique de cette disposition. Une alternative excellente serait à mon sens d'amender la loi du 27 mai 2008 sur les discriminations en visant « toute forme de maltraitance liée à l'un des motifs visés au premier alinéa », ce qui donnerait au Défenseur des droits la possibilité de s'intéresser aux personnes enfermées dans leur maladie, ou physiquement, dans des établissements spécialisés. J'ai visité récemment un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) à Hasnon près de Saint-Amand-les-Eaux, qui comprend une section spéciale pour les handicapés âgés et les malades d'Alzheimer. Beaucoup de résidents sont sous tutelle. Il y a incontestablement de vrais problèmes. Vous feriez oeuvre utile en améliorant le texte de l'Assemblée et en élargissant la compétence du Défenseur des droits.
Il conviendrait de remédier à certaines insuffisances de la loi organique relative au Défenseur des droits. Tout d'abord, il faudrait prévoir une protection contre les représailles pour toute personne qui saisit le Défenseur des droits d'une réclamation. Une immunité devrait également être envisagée pour l'ordonnateur et le comptable qui mettent en oeuvre une recommandation en équité du Défenseur des droits. Ensuite, il serait bon de lever l'ambiguïté actuelle sur les possibilités d'intervention du Défenseur en cas de saisine parallèle du juge. Enfin, comme je l'ai déjà évoqué, il conviendrait d'élargir la compétence du Défenseur des droits en matière d'injures racistes et xénophobes.
Pour faire face à l'ensemble de nos missions actuelles et aux missions nouvelles que je viens d'envisager devant vous, nos moyens sont insuffisants. Notre budget est de 30 millions d'euros. Nous disposons de 220 agents à Paris et 400 délégués territoriaux, chiffres en baisse année après année. Le Parlement et le Gouvernement doivent donner au Défenseur des droits des moyens supplémentaires.
M. Philippe Bas, président. - La commission apprécie votre combativité au service de la défense des droits. Nous sommes sensibles au fait que vous n'envisagez pas votre mission comme l'addition de compétences autrefois dévolues à des institutions distinctes. Vous en avez une conception globale et vous êtes conscient de la responsabilité du Défenseur des droits face à une évolution de la société qui vous préoccupe. Avez-vous le sentiment d'une meilleure prise en compte par les services publics des droits des citoyens ? Le Défenseur des droits et le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ont signé une convention en 2011. Votre travail commun progresse-t-il utilement ? Êtes-vous souvent sollicité par le parquet pour émettre un avis dans le cadre de contentieux pour discrimination ? Nous avons plaidé pour un renforcement de l'effectif de vos délégués territoriaux. Est-il prévu que vous recrutiez ?
M. Christophe Béchu. - Je vous remercie de vous être prêté à l'exercice de l'audition avec enthousiasme. Je me félicite de votre position sur les tests osseux, dégradants et contraires à nos traditions. Et ils ne sont pas fiables, dites-vous... Mais par quoi les remplacer ? De nombreux droits découlent de la situation de minorité. Il est donc crucial de pouvoir déterminer si une personne est majeure ou non. L'effort d'accueil des mineurs étrangers isolés n'est pas équitablement réparti entre les départements, ce qui nuit à l'effectivité du droit. Sur le terrain, cela ne fonctionne pas.
Je ne crois pas que l'enseignement du droit aurait pu empêcher la profanation récente du cimetière de Sarre-Union. Nous avons surtout besoin d'autorité. Énoncer des droits de manière compassionnelle sans rappeler les devoirs qui les accompagnent est insuffisant et affaiblit le pacte républicain. Le rappel des règles communes par une personne investie de l'autorité doit être au coeur du projet éducatif.
L'anonymat généralisé sur internet favorise le déferlement des propos et insultes racistes. La violence des commentaires sur des sujets anodins interpelle. La méchanceté se déchaîne et elle est très douloureuse pour nos concitoyens qui sont visés. Il y a là un vrai sujet de société. Je vous souhaite beaucoup de courage dans votre lutte et dans le rappel au devoir de fraternité. Je suis toutefois en désaccord avec l'élargissement de la compétence du Défenseur des droits aux injures racistes. À mon sens, il serait contre-productif de les soustraire à la justice.
L'examen des modifications de la loi organique est une bonne chose. La question des EHPAD constitue un vrai sujet, mais où devons-nous la traiter ? Je voudrais finir sur une note d'espérance. J'ai visité récemment un EHPAD dans lequel les pensionnaires étaient libres de leurs horaires. Plus de repas ou de coucher à heures fixes ! Leur état s'en était amélioré.
Mme Catherine Tasca. - Lors de l'audition qui a précédé votre nomination, vous paraissiez favorable à une fusion entre Défenseur des droits et Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Où en est-on ? Je rappelle que le Sénat s'est prononcé, par deux fois, contre la fusion entre Défenseur et Contrôleur.
Dans les EHPAD, le problème n'est pas la défense des droits mais les moyens : les effectifs sont notoirement inférieurs aux besoins. Une extension de vos compétences aurait-elle une utilité en ce domaine ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Vos délégués, dans la région Centre Val de Loire, ne sont pas tous logés à la même enseigne : leurs conditions de travail sont meilleures dans les préfectures et sous-préfectures que dans les maisons regroupant diverses associations, où ils sont contraints de payer les timbres sur leur indemnité !
La saisine de la CNDS se faisait naguère par notre intermédiaire. À présent que le filtre des parlementaires a été supprimé, la nature des recours a-t-elle changé ?
M. Pierre-Yves Collombat. - Quelle différence faites-vous entre lutte contre les discriminations et lutte pour l'égalité ?
M. Jacques Toubon. - Ce sont les deux côtés de la médaille.
M. Pierre-Yves Collombat. - La HALDE a, dans le passé, donné raison à un particulier qui contestait un refus de permis de construire. L'autorité a estimé que son mode de vie l'autorisait à construire dans ces lieux, inconstructibles pour toute autre personne... Il est des cas où la lutte contre les discriminations contredit la promotion de l'égalité ! C'est un sujet de fond. On parle de plus en plus de discriminations, de moins en moins d'égalité, notion qui figure pourtant dans notre devise républicaine.
M. Jean-René Lecerf. - Les statistiques portant sur la couleur de peau ou la religion sont interdites, or un rapport de l'Assemblée nationale indique que 60 % des détenus, en France, sont de culture musulmane. Je suis perplexe. Comment ce chiffre a-t-il été élaboré ? Il risque de renforcer les a priori dans notre société.
Vous savez que je travaille sur le sujet comme rapporteur pour avis du budget de l'administration pénitentiaire depuis dix ans. J'ai eu la surprise en visitant des prisons de retrouver à des postes éminents des agents dont la CNDS avait dénoncé le comportement. Tout le monde se moquait des avis rendus par cette instance ! Votre compétence va-t-elle plus loin ? Les chiffres de saisine du Défenseur, au titre de la déontologie de la sécurité, sont encourageants.
M. Jean-Jacques Hyest. - Je me suis réjoui de la nomination de M. Toubon comme Défenseur des droits. Je note qu'à l'époque, certains prédisaient que le regroupement des compétences allait avoir un effet catastrophique : il n'en est rien. La HALDE - et d'autres - payaient un loyer très élevé. Le regroupement des équipes sur un site unique est-il envisagé ? Il engendrerait des économies de structure.
Corriger la loi organique, oui, mais je suis hostile au transfert de la sanction des injures racistes au Défenseur qui s'occupe, lui, des discriminations. Il deviendrait un pseudo-juge ! Ne mélangeons pas tout, l'efficacité en souffrirait.
J'ai présidé un EHPAD pendant vingt-cinq ans ; j'ai assisté à des évolutions formidables. Bien sûr, il y faut des moyens. Quoi qu'il en soit, si l'on se met à considérer que tout établissement accueillant des personnes dépendantes est un lieu d'enfermement, où allons-nous ! Soyons prudents.
M. René Vandierendonck. - Je suis favorable à un approfondissement, non une extension, de vos compétences. Ce que le rapport du commissaire européen dénonce, concernant la France, ce sont les modalités concrètes de mise en oeuvre de nos principes : l'État et les parquets, par exemple, ont complètement abandonné des questions comme la scolarisation des enfants Rom - qui pourraient être suivis par l'enfance en danger. Même chose pour la prostitution.
Ce sont les mêmes quartiers qui comptent le plus grand nombre de logements sociaux, reçoivent en masse les primo-arrivants de l'immigration, et accueillent les Roms. Cette accumulation, une vraie discrimination, devrait mobiliser prioritairement le Défenseur des droits.
Le commissaire européen - il est toujours utile d'écouter les avis extérieurs - s'interroge sur le grand nombre de Français du Nord-Pas-de-Calais dans les établissements belges pour personnes âgées ou handicapées. Nous savons pourquoi : moins cher, moins de normes... Il y a là quelque chose à faire.
Un mot de l'aide sociale à l'enfance. L'intérêt concret des enfants, c'est que les professionnels les plus expérimentés soient affectés là où les besoins sont les plus criants, où des familles entières attendent en vain des réponses. Or c'est le contraire qui se passe. Avant de prendre de nouvelles compétences, je suggère que vous vous saisissiez de ces questions.
M. Jean-Yves Leconte. - Comment appréhendez-vous les nouvelles dispositions légales touchant l'apologie du terrorisme ? Pensez-vous, comme moi, que la frontière de compétences entre le Défenseur des droits et le Contrôleur des lieux de privation de liberté doit être précisée ? Ne vous estimez-vous pas bloqué par le processus budgétaire et la réserve de précaution, qui vous imposent de mendier des fonds au Premier ministre ? La décision de la Cour de cassation relative au mariage pour tous, qui a été prise à un moment où l'application de la convention franco-marocaine était suspendue, vous semble-t-elle solide juridiquement ? Comment imposer vos décisions aux ministères ? Les prises de position, même fermes, ne servent pas toujours à grand-chose... enfin, le dispositif des délégués territoriaux sera-t-il développé ?
M. Jacques Toubon. - Je veux d'abord souligner deux évolutions favorables concernant la médiation avec les services publics. D'une culture de médiation factuelle, on est passé à une mise en oeuvre des droits fondamentaux dans les relations entre les usagers et les services publics. J'installerai à la fin du mois un comité de liaison des usagers du service public sur le modèle des huit comités qui existent déjà et concernent les représentants LGBT, les femmes, les handicapés... Rien de nouveau, cependant, puisque Hector Rolland, dit Spartacus, s'est intéressé aux usagers dès 1974. Aujourd'hui, lorsqu'un service est prévu par la loi, l'usager a des droits. Dans les grands services publics, chez EDF, GDF, aux finances, des services de médiation ont été créés ; un médiateur de l'énergie a été instauré, d'autres également. Voilà aussi pourquoi le nombre de saisines au Défenseur des droits n'augmente plus guère.
En revanche, nous travaillons avec le ministre Thierry Mandon sur la simplification. Nous participons au comité de pilotage. Cela me semble important : le RSA, par exemple, est issu en droite ligne de Kafka ! Autre souci : que la lutte contre la fraude ne soit pas dévoyée, car trop de personnes sont poursuivies alors qu'elles ont seulement demandé leurs droits. C'est une forme de déni.
Il avait été prévu, lorsqu'a été créé le Défenseur des droits, que le Contrôleur lui serait intégré à l'issue du mandat de M. Delarue. Cela ne s'est pas fait, le Parlement a au contraire voté la loi Tasca qui donne au Contrôleur plus de pouvoirs : fort bien. Les relations entre les deux institutions sont normales. La seule difficulté est pour l'usager, contraint de s'adresser aux deux. Un détenu des Baumettes envoie un courrier à Adeline Hazan et formule aussi sa réclamation auprès de notre délégué qui se rend sur place chaque semaine. Nous avons fait progresser les choses en matière de déontologie de la sécurité. Il serait judicieux d'inscrire dans la loi le droit pour un détenu à voir la vidéo utilisée à l'appui d'une procédure disciplinaire à son encontre ; c'est un minimum.
Qu'est-ce qu'un lieu d'enfermement ? Il faudrait y réfléchir collectivement. Un EHPAD n'en est certainement pas un ! Enfermement organique dans la maladie, enfermement juridique par la tutelle, n'impliquent pas l'enfermement physique. L'expérience de liberté des horaires que vous citez me semble très intéressante. Nous nous penchons sur le système des tutelles, comparant le nôtre et celui mis en oeuvre chez nos voisins - les différences compliquent la situation des Français qui vivent dans des établissements belges - et nous avons rédigé une proposition d'amendement pour le projet de loi sur la santé. Lutter contre les discriminations passe aussi par une lutte contre la maltraitance - je salue les dispositions proposées par Alain Milon et votre commission des affaires sociales. L'insuffisance de moyens matériels et humains accroît bien sûr le risque de maltraitance.
Lutter contre les discriminations, promouvoir l'égalité : pour moi, il n'y a pas de différence. J'ai du reste renforcé un département intitulé « promotion de l'égalité et de l'accès aux droits ». Il y a trente ans, on se préoccupait d'égalité devant la loi ; aujourd'hui, d'égalité par la loi. Ainsi la promotion de l'égalité entre hommes et femmes passe par des dispositions contre la discrimination. La situation des femmes en zone rurale s'assimilait à un déni de droit, il fallait le prendre en compte. Je souhaite du reste que les délégués soient renforcés, quantitativement et qualitativement. Il y va de l'accès au droit. Ils seront 500 dès l'an prochain, mieux formés et recrutés dans des milieux professionnels plus divers.
La circulaire Taubira de 2013 sur les mineurs isolés étrangers a eu des effets concrets parce que dans le même temps, un fonds était doté de 10 millions d'euros. Cependant le Conseil d'État a partiellement annulé la circulaire. Le Gouvernement compte à présent revoir les critères de répartition, le Premier ministre l'a dit, et cela se fera par la voie législative : vous aurez l'occasion d'en débattre, Monsieur Béchu. Si les 10 millions d'euros sont reconduits, le travail accompli pendant un an et demi pourra reprendre, et M. Bartolone n'aura plus à décider comme en 2011 une grève de l'accueil des mineurs étrangers. Le cloisonnement, d'un département à l'autre, est la conséquence de la décentralisation, mais rien ne justifie un traitement différencié. J'approuve la proposition de loi de Mmes Meunier et Dini créant un pilotage national de l'aide sociale à l'enfance.
Enseigner le droit, c'est enseigner les droits et les obligations, la notion de contrat, de responsabilité, y compris pénale. Oui, j'appelle de mes voeux une culture juridique de base. Le numérique, l'internet, posent effectivement problème pour la protection des droits fondamentaux. Le Conseil d'État a mené une étude, descriptive ; il faut aller plus loin, nous y travaillons. Le profilage informatique, qui ouvre la possibilité de messages publicitaires ciblés, devrait faire l'objet d'un encadrement législatif.
Le maintien de l'ordre n'est pas assuré chez nous par l'armée, comme c'est le cas aux États-Unis. J'organiserai prochainement une réunion avec mes homologues européens pour réfléchir à la doctrine en la matière. Déjà, je me suis prononcé en faveur d'un meilleur encadrement des contrôles d'identité. Il serait bon de dépasser le cadre de l'article 141 du code de l'organisation judiciaire, qui vise les recours pour mauvais fonctionnement de la justice, pour créer une catégorie de recours distincte.
M. Lecerf a raison de souhaiter un suivi des sanctions disciplinaires... Vous seriez parfaitement dans votre fonction de contrôle, dans les prisons, si vous interveniez après nous : je puis vous transmettre toutes les recommandations disciplinaires que nous formulons, afin que vous vérifiiez leur respect. Ce serait une collaboration utile.
M. Philippe Bas, président. - Excellente.
M. Jacques Toubon. - Nos équipes sont aujourd'hui réparties entre la rue Saint-Georges et la rue Saint-Florentin : cent personnes sur chaque site. Elles doivent, avec celles de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), être réunies en septembre 2016 sur 3 000 mètres carrés à Ségur-Fontenoy. Notre fonctionnement sera plus simple. Je ne saurais trop vous recommander de veiller au bon déroulement du projet.
Nous rencontrons des difficultés pour faire appliquer nos décisions. J'ai demandé il y a un an à M. Vidalies et Mme Touraine que les parents divorcés reçoivent deux cartes famille nombreuse SNCF, pour faciliter les trajets des enfants. Cela ne pose aucune difficulté, or rien n'a été fait ! Si vous pouvez m'aider en faisant passer le bon message, je vous en remercie d'avance.
M. Philippe Bas, président. - Merci à vous.
La réunion est levée à 11 h 10