Mercredi 4 février 2015
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -La réunion est ouverte à 10 h 05
Russie - Audition de Mme Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous avons l'honneur de recevoir Mme Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française, mais aussi universitaire et spécialiste de la Russie. Madame, vous pourrez nous faire part de vos analyses sur la situation géopolitique de ce pays, en élargissant le sujet notamment aux relations avec l'Iran et avec la Chine. Ce qui nous préoccupe surtout, c'est l'impasse dans laquelle nous nous trouvons au sujet de l'Ukraine. La conjoncture n'est pas favorable, avec l'annexion de la Crimée en mars 2014 au mépris du droit international, et la déstabilisation du Donbass avec le soutien plus ou moins avéré de Moscou. Comment concilier fermeté et dialogue avec ce grand partenaire de la France et de l'Europe qu'est la Russie, dont nous avons besoin par ailleurs, en particulier pour résoudre les crises au Moyen-Orient, en Syrie notamment ? La France a un rôle à jouer pour sortir de cette spirale inquiétante. L'histoire montre qu'elle a toujours entretenu avec la Russie une relation singulière. Alors que la crise économique ravive la tentation du nationalisme et de l'expansionnisme, l'équilibre du monde est fragile et notre belle et grande Europe bien faible. Quelle est votre vision de la relation franco-russe ? Comment exploiter l'histoire de cette relation pour sortir de l'impasse ?
Mme Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française. - L'histoire et la géographie sont largement ignorées par les décideurs du monde contemporain qui négligent souvent l'arrière-plan déterminant le déroulement des événements. C'est une évidence regrettable. Nous avions en France, la plus grande école de géographie du monde. C'est pourtant un savoir qui s'efface également chez nous.
La situation internationale est épouvantable. En Ukraine, sur le sol européen, la guerre civile menace de s'étendre et de dégénérer en guerre. L'Ukraine risque de disparaître et d'exploser - c'est d'ailleurs l'hypothèse la plus plausible. Nous sommes, nous, marqués par la conception gaullienne de la grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural. Cette Europe-là est en danger, car le rêve de la Pologne et de l'Ukraine est que l'Europe s'arrête à la frontière russe. Si on les suivait, la Russie exclue assumerait sa vocation asiatique. Dans ce monde centré sur l'Asie, l'Europe resterait à l'écart.
L'Europe n'est déjà plus celle d'il y a dix ans. Aujourd'hui, l'Allemagne est le chef de file d'une nouvelle Europe, tournée vers l'est, dans laquelle la France sera bientôt « à la marge » - c'était déjà la crainte de Victor Hugo. L'enjeu n'est donc pas seulement européen ; il y va de la survie de la France comme grande nation.
La Russie est un pays impérialiste qui entend reconstruire son empire. Telle est la doxa, largement influencée par les États-Unis, que véhiculent les médias - leur rôle est considérable. La Crimée avalée, c'est à présent la reconquête de l'Ukraine qui se profile. C'est ce que les Baltes, les Lituaniens, les Polonais dénoncent, avec un mot d'ordre : arrêter la Russie. Comment en est-on arrivé là ? Rappelons-nous les événements de 1991. Après les vaines tentatives de Gorbatchev pour sauver un empire qui n'existait plus, Eltsine a accepté d'en signer la fin, procédant avec les présidents ukrainien et biélorusse à la déposition de l'URSS. La question de la Crimée, alors, s'est posée. Eltsine a accepté, pour créer un espace fraternel avec les anciennes marches, de sacrifier la Crimée : il ne faut pas être mesquin, disait-il. Pour obtenir ce nouveau découpage, les Ukrainiens avaient, il est vrai, su exercer un chantage sur les Russes à propos de Sébastopol. Les déplacements de frontières méritent d'être examinés avec prudence. C'est par la volonté russe que la guerre froide s'est arrêtée et que l'empire est tombé. La vocation impérialiste de la Russie est une fiction.
Il a existé une volonté européenne de la Russie dans les dix premières années qui ont suivi la fin de la guerre froide. Puis elle s'est dégradée, pour aboutir aux crises de l'Ukraine et de la Géorgie. La Commission européenne porte une lourde responsabilité dans cette évolution, pour n'avoir rien compris. L'élargissement de l'Europe ne s'est pas bien passé. J'ai pu constater cette impuissance lorsque je siégeais à la commission des affaires étrangères du Parlement européen. Des pays comme la Pologne ou la Lituanie sont entrés dans l'Union avec leurs rancoeurs, faisant pression, auprès de l'Allemagne notamment, pour faire tomber un nouveau rideau de fer aux frontières avec la Russie. Les rapports avec ce pays se sont logiquement envenimés.
La crise ukrainienne couve depuis 1994, au vu et au su de tous. Chaque fois qu'il y a eu des tensions entre l'Ukraine et la Russie - en 1994, en 1998, et en 2004 lors de la Révolution orange - a resurgi l'affaire de Crimée. Personne ne pouvait l'ignorer. C'est pourtant ce que la Commission a choisi de faire, en évinçant la Russie du partenariat oriental élaboré entre 2006 et 2008. La coupure a été nette : l'Ukraine devait choisir entre l'Europe et la Russie. Par conséquent, la Crimée n'a pas été annexée par la Russie ; elle lui a été servie sur un plateau d'argent en février dernier par les Ukrainiens eux-mêmes, qui ont commis d'immenses maladresses.
Vladimir Poutine s'est alors trouvé dans une situation étonnante où tout était à sa portée. Le nationalisme russe s'est nourri de l'amertume ressentie envers une politique dédaigneuse, celle de la Commission européenne. Je reste convaincue que M. Poutine n'a pas l'intention de dévorer l'Ukraine - cela ne l'arrangerait pas. Redonner à la Russie toute sa place en Europe, voilà ce qui le préoccupe. La négociation est possible. Encore faudrait-il pour cela faire cesser la guerre civile qui disloque l'Ukraine, cet État jeune, produit du régime soviétique, dont les frontières sont un héritage de 1945, et qui s'est construit sans unité nationale, ni culturelle. Il faut beaucoup de volonté pour faire tenir un tel ensemble...
En Ukraine orientale se répète le scénario de la Crimée. La négociation est possible, je le répète, mais elle ne saurait être menée ni par la Commission européenne, qui a démontré son incapacité en la matière, ni par les États-Unis, qui ont besoin de la Russie au Moyen-Orient mais veulent réduire sa place en Europe. Lors des pourparlers du chancelier Kohl avec James Baker sur la réunification de l'Allemagne, en 1989, il était entendu que l'Allemagne était géographiquement trop proche de la Russie pour pouvoir intégrer l'Otan, que les Russes ne pourraient l'accepter. On mesure quelle provocation il y a à proposer aujourd'hui d'y faire entrer l'Ukraine. Que faire de l'Ukraine orientale ? Quelles concessions les Ukrainiens sont-ils prêts à accorder ? Tels sont les enjeux de la négociation. Poutine ne peut pas être le seul à céder. Si le gouvernement ukrainien refuse le fédéralisme et persiste à vouloir intégrer l'Otan, ce sera l'impasse. Chacun doit faire un bout du chemin.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous vous remercions pour cet exposé dense, structuré et précis.
Mme Josette Durrieu. - Vous avez rappelé à juste titre que la Crimée a été donnée à l'Ukraine : le débat a eu lieu. C'est un épisode qui relève de l'histoire de la Russie. La stratégie de Poutine n'est donc pas sans cynisme. Il prétend ne pas vouloir déstabiliser l'ordre mondial. Or, il ne respecte ni les principes de l'ONU, ni le droit international, ni la non-ingérence, ni la défense de la souveraineté. Voyez ce qui s'est passé en Transnistrie, en Abkhazie ou en Ossétie. Quant aux Américains, comment expliquer la position de Barack Obama : faiblesse, indifférence, ou stratégie particulière envers une puissance qui est un allié essentiel en Syrie ou en Iran ? Enfin, que doit redouter M. Poutine au plan national : l'opposition intérieure, le risque d'une radicalisation islamique, ou la concurrence des oligarques qui sont mécontents des sanctions ?
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - Le respect des frontières est un principe du droit international, mais il entre en contradiction avec un autre principe, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes - tel que nous l'avons appliqué au Kosovo !
Pour résoudre la crise de Crimée, trois ministres des affaires étrangères se sont rendus à Kiev, en février dernier. Un traité a été signé, que les Ukrainiens se sont empressés de rompre, dès les émissaires repartis. Kissinger nous a pourtant appris que pour faire aboutir une médiation, il faut rester sur place. Les Ukrainiens ont transgressé le droit international, en prétendant imposer la langue ukrainienne partout : la Crimée a protesté, et c'est ainsi que la déstabilisation des frontières a commencé. Poutine a beau jeu de rappeler le précédent du Kosovo. Cela ne justifie pas de violer une nouvelle fois le droit international. Mais il invoque aisément le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
En 1989, les Républiques souveraines de l'Union soviétique ont proclamé leur souveraineté les unes après les autres. Cela a donné lieu à des tueries épouvantables entre Ossètes, Abkhazes et Géorgiens. Les Abkhazes ont proclamé une République autonome, les Ossètes une région autonome, tout en prenant soin de revenir dans le giron russe pour se mettre à l'abri du nationalisme exacerbé des Géorgiens. Il faut revenir à cette période extraordinaire où les peuples s'intéressaient à leur destin pour comprendre les conflits d'aujourd'hui. Après la guerre de 2008, la Russie a proclamé l'indépendance de l'Ossétie et de l'Abkhazie, alors que ces États étaient déjà autonomes et distincts de la Géorgie depuis 1989, quoi qu'en disent les Géorgiens.
L'affaire de Crimée a sonné le tocsin d'un État ukrainien unifié, et il faut donner un nouveau statut à l'Ukraine orientale. Un système fédéral serait la meilleure solution, mais le président ukrainien coupe court, refusant d'envisager le changement. Poutine se trouve dans une situation inconfortable. Le régime soviétique, mort il y a vingt-cinq ans, continue de marquer les esprits et une partie de la population russe est prête à voler au secours de ses « frères ». Les élites, les classes moyennes estiment assez largement que la Russie ne peut s'occuper de tout, elles rêvent de passer à autre chose et de faire de la Russie un État moderne. Mais le sentiment d'une humiliation infligée par la communauté internationale modifie dans une certaine mesure leur vision. Elles souffrent également de la crise provoquée par la baisse du prix du pétrole, d'autant plus lourde à porter que l'histoire se répète. En 1984, la manipulation à la baisse du prix du pétrole, orchestrée par les Américains, avait joué un rôle dans l'effondrement de l'empire soviétique, sous la présidence Reagan. La fin de la croissance et l'inflation galopante inquiètent les classes moyennes, semant les germes de l'opposition de demain.
L'islam radical est prégnant en Russie. Depuis l'évacuation de l'Afghanistan, l'islam est aux portes des anciens États du bloc soviétique, où il s'était développé sous une forme modernisée. Les mouvements radicaux restent faibles, mais des piliers islamiques existent - le pays Tatar, par exemple - qui sont des facteurs de possible déstabilisation. La Russie regarde aussi avec épouvante ce qui se passe au Moyen-Orient. Elle n'est pour rien dans la situation explosive qu'a créée l'administration Bush en Irak, et les Français en Libye - car nous avons joué un rôle détestable, cause de la flambée islamiste. La Russie est un partenaire incontournable pour résoudre les crises, un interlocuteur possible pour l'Iran et la Syrie. Les États-Unis exploitent la situation en jouant un double jeu, qui consiste à solliciter la Russie tout en la mettant à genoux. Peut-être pour préparer les esprits à des négociations avec l'Iran, Obama veut montrer que la Russie est dominée en Europe.
M. Xavier Pintat. - « Ce pays enveloppé d'un mystère à l'intérieur d'une énigme », disait Churchill en parlant de l'URSS. Comment les pays de l'ex-URSS réagissent-ils à la politique que mène Poutine en Géorgie ? Le Kazakhstan et la Biélorussie ne sont-ils pas tentés de changer d'attitude vis-à-vis des Russes ? Hubert Védrine nous disait récemment qu'il serait contre-productif de mettre la Russie au ban des nations. L'exemple de Cuba ou celui de l'Iran ont montré la relative inefficacité des sanctions économiques. Plus grave, les pays d'Europe n'arrivent pas à parler d'une seule voix. Dans ce concert de divergences européennes, la France et l'Allemagne n'ont-elles pas un rôle majeur à tenir pour trouver une issue et renouer le dialogue avec la Russie ?
M. Gaëtan Gorce. - Je vous remercie d'avoir rappelé que l'Europe n'existe que si elle est toute l'Europe. Dans cette crise, nous sommes pris entre deux feux. Comment fermer les yeux sans sacrifier nos principes ? La Russie méconnaît ses engagements internationaux et les principes du droit international : pouvons-nous laisser faire sans être en contradiction avec nous-mêmes ? Pouvons-nous encore compter sur l'Union européenne, dont vous avez rappelé la persistance dans l'erreur - on sait comment a été traitée la question yougoslave, sous l'influence de l'Allemagne ? Tant qu'elle ne maîtrisera pas les éléments de sa sécurité, l'Europe ne pourra pas être un interlocuteur solide. À cela s'ajoute l'écart grandissant qui sépare les positions françaises de celles de l'Allemagne. L'Europe risque d'être définitivement affaiblie dans la gestion de ses propres affaires.
M. Claude Malhuret. - Je regrette d'être en désaccord avec la plupart de vos analyses. En revanche, il est parfaitement vrai qu'aucune décision ne devrait être prise sans référence aux données de l'histoire et de la géographie. Comment dire que la Russie n'est pas un empire ? Elle l'a toujours été, depuis les tsars jusqu'à l'empire soviétique qui a culminé sous Brejnev, dont je rappelle que Poutine a été un serviteur. Il en porte encore la nostalgie. Comment nier dans ces conditions ses ambitions impérialistes ? Dire que Gorbatchev a décidé de mettre un terme à la guerre froide n'est pas sérieux. L'URSS avait perdu cette guerre. Le seul mérite de Gorbatchev a été d'organiser la dissolution de l'empire de manière pacifique. On ne peut pas nier non plus que la Crimée ait été annexée. Certes, Eltsine a peut-être commis une erreur en donnant la Crimée à l'Ukraine, en 1994, mais des règlements et des traités internationaux ont été signés. Les Russes sont libres de revendiquer ce territoire, pas de l'annexer.
Des frontières récentes ? C'est un argument dangereux ! Les Ukrainiens se souviennent ce que les soviétiques leur ont fait en 1932... Si nous admettons que les frontières peuvent être déplacées au motif qu'elles ont été fixées seulement en 1945, attendons-nous à ce que la situation se répète dans de nombreux autres pays ! Vous nous dites qu'une partie de la population russe est prête à voler au secours de ses frères. S'agit-il de Russes ou de russophones ? L'argument linguistique était celui des Sudètes. Les pays baltes - Biélorussie, Lettonie, etc. - doivent-ils craindre que les Russes viennent à leur secours ? Enfin, le sentiment d'humiliation de la classe moyenne russe n'est pas forcément bien placé. Les Russes oublient-ils l'humiliation qu'ils ont fait subir à la Pologne, l'ex-Tchécoslovaquie ou l'Ukraine qui étaient dans l'orbite soviétique depuis 1945 ? Nous avons tous été humiliés à un moment ou à un autre de notre histoire. Les Russes n'ont pas de monopole en la matière.
M. Jeanny Lorgeoux. - J'ai le bonheur d'avoir été un de vos élèves, Madame, il y a longtemps. Si la Communauté européenne est disqualifiée, qui pourra intervenir pour que les deux parties acceptent de faire des concessions ?
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - Monsieur Malhuret, je n'ai jamais dit que la Russie n'était pas un empire, mais qu'elle l'avait liquidé elle-même en 1992. Sur le reste, nous pourrions discuter de manière approfondie, et certains faits historiques mériteraient d'être rappelés. Quant à la négociation, la France et l'Allemagne sont les seules à pouvoir la faire avancer. Jusqu'en 1990 deux systèmes d'alliance opposés coexistaient : le Pacte de Varsovie et l'Otan. Il ne reste que l'Otan, qui doit se trouver un ennemi pour continuer d'exister. Son élargissement pose problème. Gorbatchev a fini par céder en acceptant que l'Allemagne rejoigne l'Otan. Les pays baltes ont également intégré l'organisation sans que la Russie réagisse. La Géorgie a été le joyau des empires russe et soviétique. Cela rend difficile son intégration. Celle de l'Ukraine est encore plus problématique.
Les États-Unis, avec l'Otan, sont les protecteurs de l'Europe ; cependant, même en l'absence d'une défense européenne conséquente, ils ne sont pas les arbitres des problèmes européens. L'Europe n'est plus ce qu'elle a été ; le pilier franco-allemand s'est fragilisé, l'Allemagne est devenue le chef de file d'une autre Europe. Un espace allemand est en train de se construire dans l'ensemble européen. Or certains de nos partenaires ont encore des comptes à régler. L'Europe s'est construite sur la réconciliation franco-allemande. Tout pays qui intègre l'Union européenne ne devrait-il pas se faire un devoir d'oublier les rancoeurs de l'histoire ? Les massacres de Katyn ont été reconnus, les protocoles secrets de 1939 dévoilés par la Russie et communiqués à la Pologne. J'y insiste, l'Europe se construit sur l'oubli.
Les divergences de vues n'empêcheront pas la négociation d'avoir lieu entre la France, l'Allemagne, Vladimir Poutine et Petro Porochenko. Parce qu'elle n'est pas au coeur de la nouvelle Europe et qu'elle entretient une longue tradition diplomatique avec la Russie, la France est bien placée pour piloter cette négociation. L'étape de François Hollande à Moscou, de retour d'Astana, est un signe intéressant. Mais dans toute médiation, il faut de la continuité. Cette négociation sera aussi l'occasion de ressouder le pilier franco-allemand, car nos deux nations sont également opposées à l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan. La solution d'un statut fédéral n'a rien d'insolite. Elle sauverait l'Ukraine.
Ne soyons pas naïfs ! Des milices russes se battent sans insigne en Ukraine. La pratique n'est pas si rare. Les États ont pris l'habitude de se cacher derrière des sociétés de mercenaires pour défendre leurs intérêts sur les théâtres d'opérations. Ils l'ont fait à Maïdan comme ils l'ont fait en Irak avec Blackwater. En 2004, lors de la Révolution orange, des ONG américaines payaient des gens pour qu'ils continuent de manifester. Quant à envoyer des armes en Ukraine, les conséquences seraient épouvantables. Le cas de la Syrie est éloquent. Seule une intervention conjointe de la France et de l'Allemagne, dans un cadre européen, peut faire avancer les choses.
M. Jacques Gautier. - Nous sommes quelques-uns à siéger à l'Assemblée parlementaire de l'Otan, où nous avons dû contrer la ministre des affaires étrangères lituanienne qui voulait déclarer la guerre à la Russie et intégrer l'Ukraine dans l'Otan ! Poutine n'est-il pas allé un peu loin sur l'Ukraine orientale ? Une négociation aboutissant à la création d'un statut fédéral et garantissant la non-entrée de l'Ukraine dans l'Otan est effectivement une solution de long terme intéressante. L'engagement de troupes russes auprès des séparatistes ne risque-t-il pas de mettre cette perspective en péril ?
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - Poutine est au mieux dans les sondages, alors que le pouvoir s'use avec les années. C'est qu'il donne aux Russes une impression de force. Il subit une pression de la part de l'opinion publique tout en lui donnant des raisons de se sentir épanouie. Ses provocations ont aussi pour but de pousser la crise ukrainienne pour en tirer parti. Nous sommes dans un processus d'escalade qu'il faut arrêter. On ne le fera pas en livrant des armes, car rien ne garantit que Poutine gardera son calme.
M. Joël Guerriau. - Je partage votre avis : les lumières du passé éclairent les chemins de l'avenir. Il était judicieux de rappeler la position stratégique de la Russie par rapport à l'Asie. Le territoire russe couvre deux fuseaux horaires. Il est situé en Asie du nord pour 75 % de sa superficie, et pour 25 % en Europe. En 1991-1992, l'URSS a éclaté en quinze États. En 2009, la Russie a créé le groupe des Brics avec le Brésil, l'Afrique du Sud, mais surtout la Chine et l'Inde. Tous ensemble, ces pays représentaient 16 % des parts du marché mondial en 2011 et 25 % en 2012. Ils devraient atteindre 50 % en 2025. Quelles sont les conséquences de ce glissement de la Russie vers l'Asie, et de son rapprochement avec la Chine ?
M. Jacques Legendre. - Il me semble difficile de défendre les droits des Ukrainiens à conserver la Crimée contre la volonté de la majorité de la population. Je me suis rendu à Kiev, lors des élections au printemps dernier, comme observateur pour le Conseil de l'Europe. L'ambassadeur de France me disait que si les Ukrainiens avaient perdu la Crimée, les Russes avaient perdu l'Ukraine. Vous ne nous avez pas dit comment a évolué l'opinion publique dans la majorité de l'Ukraine ? C'est un territoire ambigu qui a été tenté par l'indépendance dès le XVIIe siècle ; et qui, après 1918, a eu un président, Simon Petlioura, finalement assassiné à Paris. Cette aspiration n'est pas moins légitime que celle des Kazakhs, ou d'autres peuples de l'ex-URSS. Il ne faut pas sous-estimer la volonté de ce pays d'exister comme nation européenne, sur le modèle de la Pologne voisine, dont le niveau de vie a considérablement augmenté depuis qu'elle a rejoint l'Union européenne. Il est normal que les Ukrainiens se demandent « pourquoi pas nous ? ». Cela n'impliquerait pas nécessairement de mauvais rapports avec la Russie... Les discours que j'ai entendus dans la bouche des délégués russes à l'Assemblée du Conseil de l'Europe il y a quelques jours nous renvoient quarante ans en arrière, à l'époque de la guerre froide. M. Poutine ne joue-t-il pas sa place au pouvoir, dans l'affaire de l'Ukraine ?
M. Alain Néri. - Le groupe de Minsk, l'OSCE, peuvent-ils débloquer les négociations aujourd'hui dans l'impasse ? La géographie aide à comprendre la situation, je suis bien d'accord avec vous. Il serait difficile pour les Russes d'accepter que leurs bases militaires en Crimée, et notamment celle de Sébastopol, soient fragilisées par l'appartenance de l'Ukraine à l'Union européenne ou, pire, à l'Otan - les accords de Budapest écartaient du reste cette dernière possibilité. M. Poutine ne veut pas annexer l'Ukraine, mais peut-être cherche-t-il à s'assurer une voie terrestre d'accès, et de ravitaillement, à la Crimée ?
M. André Trillard. - Il semble que M. Poutine regrette, sinon l'URSS, du moins son extension territoriale, voire même celle de l'Empire romain d'Orient... Quel rôle joue la religion orthodoxe ? Quelles sont les visées de M. Poutine sur les États comportant d'importantes minorités russophones, au premier rang desquels les pays baltes ?
M. Daniel Reiner. - Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer que la Russie a fait preuve d'une volonté européenne dans les années quatre-vingt-dix ?
M. Robert del Picchia. - Pourquoi ne pas envisager une neutralisation de l'Ukraine, sur le modèle de celle de l'Autriche en 1955 ? Cela exclurait à la fois l'Union européenne et l'Otan.
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - Il faut exclure l'Otan, pas l'Union européenne - à la condition que celle-ci n'exclue pas les Russes. Mais pour l'heure, M. Porochenko entend rejoindre l'Otan. On sait le rôle qu'a joué pendant la guerre froide la diaspora polonaise, qu'on désignait parfois comme le « polintern ». À présent, la diaspora ukrainienne - qui était déjà active alors - est puissante en Amérique du nord, influente auprès des intellectuels, des milieux universitaires ou des militaires américains. Or, elle souhaite l'adhésion à l'Otan, et l'Ukraine a manifesté ce désir très tôt.
La volonté européenne de la Russie dans les années quatre-vingt-dix a été claire lorsque, après M. Gorbatchev et la « maison commune », M. Eltsine a déclaré « nous sommes des Européens ». La Russie, qui venait de perdre un empire, n'a rien fait pour empêcher ses marches de glisser vers l'Europe. Lorsque les négociations de voisinage ont débuté au début des années 2000, les Russes n'ont pas non plus protesté. Les choses se sont gâtées à partir de 2006, avec l'ébauche du grand partenariat oriental, où il s'agissait pour la Commission européenne de dessiner une frontière qui s'arrêtait à la Russie. Alors, celle-ci a réagi. L'identité russe, qui était proche de l'Europe, tend depuis lors à basculer vers l'Asie et cela est inquiétant.
La Russie a-t-elle des visées sur les Etats baltes ? La doctrine de protection des minorités russes n'a pas toujours été celle que nous voyons à l'oeuvre en Ukraine orientale. En Asie centrale et dans le Caucase, durant la période récente, les minorités ont dû refluer, elles se sont vues octroyer un statut insatisfaisant. Certaines publications, en Russie, évoquaient les « frères abandonnés », comparaient leur sort à celui des pieds-noirs. Or le gouvernement russe n'a rien fait ! Cette fois, le sort de la minorité russe a fourni l'occasion de reprendre la perle de l'empire. M. Poutine ne serait pas allé la chercher, mais avec les mesures interdisant à ses habitants l'usage de leur langue, elle lui a été offerte sur un plateau d'argent !
Je suis allée à Sotchi pour l'inauguration des Jeux olympiques. Autrefois cette station balnéaire était si laide que seuls les membres les plus insignifiants de la nomenklatura y allaient en villégiature.
M. Alain Gournac. - Ainsi que Georges Marchais !
Mme Michelle Demessine. - Il n'était pas le seul !
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - Cette fois, je me suis crue en Crimée : c'est qu'une partie des fonds a servi à y reconstituer le paysage, l'atmosphère de Crimée, car les Russes n'avaient guère d'autre option sur la mer Noire, l'Abkhazie ne voulant pas d'eux. Auraient-ils dépensé tout cet argent s'ils avaient prévu de s'emparer de la Crimée quelques mois après ?
Les pays baltes sont membres de l'Otan. M. Poutine n'est pas fou, il n'attaque qu'en dehors de l'alliance. Ceux-ci ne risquent donc rien et le savent parfaitement - c'est peut-être ce qui les rend si vindicatifs.
Certainement, le souci d'ouvrir un accès terrestre à la Crimée intervient. Construire un pont serait absurde. Les combats autour de Marioupol s'expliquent sans doute ainsi, mais si nous parvenons à arrêter ces affrontements, cette hypothèse ne se réalisera pas... Pour l'heure, les Ukrainiens refusent la négociation puisque M. Porochenko ne veut rien céder, n'acceptant pas la fédéralisation et persistant à vouloir l'adhésion à l'Otan.
Lors de la décomposition de l'Union soviétique, l'OSCE aurait dû jouer un rôle dans la réorganisation du continent. La guerre froide ne s'est pas achevée par une défaite des Russes - l'Union soviétique était à genoux, mais elle aurait pu tenir encore des années. Ils y ont prêté la main. La conférence d'Helsinki a résulté d'une initiative des Russes pour consolider les conquêtes soviétiques, même si elle a ensuite tourné à leur confusion avec la « troisième corbeille » et la question des droits de l'homme, qui a accéléré la fin du système. Ce qu'on appelait alors la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), qui était un instrument formidable, conçu pour organiser la sécurité en Europe, a failli à son rôle : c'est un échec européen. Pour autant, les négociations doivent se poursuivre selon le format de Minsk, le bon selon moi.
M. Poutine a-t-il perdu l'Ukraine ? Oui et non. Entre l'Ukraine et la Russie, il existe une inséparable familiarité - mise à part l'Ukraine occidentale, qui avant 1945 appartenait à l'espace austro-hongrois, et encore auparavant était soumise à l'empire polono-lituanien. Dans chaque famille ukrainienne il y a un Russe et dans chaque famille russe, un parent ukrainien : c'est bien la substance de la tragédie actuelle.
N'oublions pas que les Polonais et les Lituaniens, aujourd'hui si véhéments à l'encontre de la Russie, ont été en leur temps des peuples impérialistes, dont la domination n'avait rien de particulièrement doux. C'est contre l'empire polono-lituanien que les Ukrainiens ont pris leur indépendance, en se tournant vers les Russes, au XVIIe siècle. La Pologne est une grande puissance et se considère comme l'équivalent de la France dans cette partie de l'Europe. Le président Kwasniewski, ancien communiste, m'avait un jour affirmé : « pas question pour les Polonais de jouer un rôle de trait d'union entre l'Europe et la Russie, ce que nous voulons, c'est attirer l'Ukraine dans l'Union européenne puis tirer le rideau ». À cet égard, c'est dès le début des années 2000, lorsqu'il a été envisagé d'en faire un élément d'une Europe anti-russe, que l'Ukraine a été perdue pour la Russie - en partie seulement, tout le problème est là ! L'héritage de l'histoire est profond et l'Ukraine reste divisée. Nous verrons ce que l'avenir nous réserve.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il faut conclure, hélas...
Mme Hélène Carrère d'Encausse. - L'histoire de la Russie, c'est celle d'une marche vers l'Europe, coupée par l'invasion mongole et interrompue jusqu'au XVIe siècle, puis, une seconde fois, par la soviétisation. La Russie s'est précipitée vers l'Europe dès la fin de la guerre froide. Même si l'essentiel du territoire est en Asie, la population est, et se sent, européenne. Mais après le bombardement de la Serbie, qui n'avait été précédé d'aucune réunion du Conseil de sécurité, comme si les Russes n'existaient pas, la Russie - d'abord M. Eltsine, puis M. Poutine - a commencé à jouer sa carte asiatique, à titre d'alternative. Elle est désormais co-pilote du groupe de Shanghai ! La tentation actuelle est certainement d'assumer pleinement cette identité asiatique, ce qui serait contraire à la fois à l'identité russe et à nos intérêts. Il ne faudrait pas encourager cette évolution, qui isolerait l'Europe.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci. Le sommet des Brics aura lieu en Russie au mois de mai : ceux qui parient sur l'isolement de ce pays en seront pour leurs frais !
- Présidence de M. Jacques Gautier, vice-président -
Etat d'avancement du projet « KANT » de rapprochement entre Nexter et Krauss-Maffei Wegmann - Communication
La commission entend une communication de M. Daniel Reiner sur l'état d'avancement du projet « KANT » de rapprochement entre Nexter et Krauss-Maffei Wegmann (KMW).
M. Jacques Gautier, président. - M. Reiner a représenté notre commission à l'Assemblée nationale il y a quelques jours, lors d'une réunion de la commission de la défense nationale de suivi du rapprochement entre deux grands constructeurs de blindés européens, le français Nexter et l'allemand KMW.
M. Daniel Reiner. - Nous aurons à connaître de ce dossier dans le cadre de l'examen du projet de loi pour la croissance et l'activité dite « loi Macron », dont plusieurs articles concernent le rapprochement entre ces deux entreprises. Nous suivons d'ailleurs ce dossier depuis l'été dernier : M. Gautier et moi-même avions alors reçu M. Philippe Burtin, président-directeur général de Nexter. Celui-ci était présent il y a quelques jours à la réunion organisée à l'Assemblée nationale, où se trouvait aussi M. Frank Haun, président-directeur général de Krauss-Maffei Wegmann. L'opération, engagée le 1er juillet, devait aboutir en neuf mois ; nous sommes donc à deux mois du terme !
Les industries de défense terrestre ont longtemps été considérées comme des industries de souveraineté. Ce n'est plus le cas : la France, comme d'autres, est prête à acheter « sur étagère ». Bien sûr, le groupement des industriels de l'armée de terre (GIAT) n'est pas favorable à cette évolution... Compte tenu de la baisse des budgets, les marchés domestiques se contractent, sauf en Russie, en Asie et en Amérique du Sud. En Amérique du Nord et dans l'Europe « ancienne », les baisses sont drastiques. Seuls quelques pays de l'Europe « nouvelle », pour reprendre un terme utilisé par notre invitée de ce matin, voient leur marché s'agrandir un peu.
L'industrie européenne de défense terrestre est très fragmentée et la concurrence est forte. Les deux leaders mondiaux sont américains : il s'agit de General Dynamics et de BAE. En moyenne, les acteurs européens importants réalisent chacun un chiffre d'affaires d'un milliard d'euros - l'allemand Rheinmetall est au-dessus, Nexter et Krauss-Maffei Wegmann sont en-dessous. Depuis longtemps, des regroupements sont envisagés.
Nexter, issue de Giat Industries, qui fut totalement restructuré en 1971 et en 1990, a regroupé l'essentiel de notre industrie d'armement terrestre, à l'exception de Renault Trucks et de Panhard. Son chiffre d'affaires de 900 millions d'euros se répartit à peu près équitablement entre marché domestique et exportations. Son carnet de commande est convenablement rempli, essentiellement grâce au marché domestique et à l'opération Scorpion : 1,2 milliard d'euros en 2014, mais sans grande visibilité à moyen terme. En 25 ans, l'État a injecté plus de 4 milliards d'euros dans cette entreprise, qui est passée de 18 000 à 3 000 emplois. Elle est actuellement profitable et consacre à peu près 20 % de son chiffre d'affaires à la recherche et développement. C'est donc une entreprise en bonne santé, dotée de belles perspectives.
Toutefois, elle cherche à s'allier depuis longtemps. Ayant d'abord pensé à une alliance française, elle a approché Renault Trucks - qui appartient, en fait, à Volvo - sans grand succès. Une intégration dans un grand groupe industriel, comme Thales, lui aurait apporté un réseau et des moyens financiers, mais n'aurait pas présenté d'intérêt pour les produits. Nexter a donc recherché un partenaire européen.
S'est présentée l'entreprise familiale Krauss-Maffei Wegmann, fondée en 1830 pour construire des locomotives, et dont les produits sont aujourd'hui concurrents ou complémentaires de ceux de Nexter. L'entreprise est gérée par une famille d'industriels, les Bode-Wegmann. Le chiffre d'affaires de KMW a beaucoup baissé ces dernières années, passant de 1,5 milliard d'euros à 700 millions. Deux usines, à Munich et à Kassel, emploient 3 000 personnes. Leur carnet de commandes est mieux rempli que celui de Nexter, les Allemands étant plus performants que nous dans leurs exportations : le char Leopard s'est mieux vendu que le Leclerc, le Boxer mieux que le VBCI...
Un rapprochement a donc été décidé entre cette entreprise familiale et Nexter, qui est entièrement détenue par l'État puisque c'est une filiale de Giat Industries. Une société commune va être créée, à laquelle chacune apportera 100 % de son capital. Dénommée provisoirement « NewCo », elle pourrait aussi bien s'appeler « KANT », d'après l'acronyme qui désigne le projet. Pour réaliser cette alliance entre égaux, il reste à établir la valorisation de chaque entreprise. Les choses avancent convenablement, malgré quelques tentatives de sabordement, notamment en Allemagne où l'entreprise Rheinmetall a déclaré que c'est elle qui aurait dû s'allier avec Krauss-Maffei Wegmann en premier ; le même argumentaire a été développé en France, où certains préfèreraient que Nexter s'allie d'abord avec une autre entreprise française. Les syndicats seraient plutôt favorables à une opération française. Quant à nous, qui nous sommes battus pour que la reconfiguration de cette industrie n'aboutisse pas à 17 entités différentes, nous saluons et soutenons le rapprochement en cours.
Nexter compte encore quelques ouvriers sous décret. Naturellement, il n'est pas question de léser leurs intérêts. La loi comprendra donc une disposition prévoyant le maintien de leur statut. L'association à égalité empêche de donner à Nexter la majorité : il faudra donc privatiser cette entreprise. A cet effet, la loi devra la faire entrer dans la liste des entreprises publiques privatisables. La discussion est en cours entre l'agence des participations de l'État (APE) et la famille Bode-Wegmann sur la valorisation : le chiffre d'affaires de Nexter est supérieur à celui de Krauss-Maffei Wegmann mais le carnet de commandes de cette dernière est mieux rempli... L'objectif est d'aboutir à une valorisation égale des deux sociétés.
Cette entreprise nouvelle deviendra le leader européen du secteur, et le troisième acteur mondial, puisque son chiffre d'affaires sera à peu près de 1,6 milliard d'euros.
M. Jacques Gautier, président. - Nexter et KMW resteront d'abord concurrentes sur certains produits, mais elles pourront mutualiser leurs frais de promotion et préparer des projets communs.
M. Jean-Paul Emorine. - Je me réjouis de ce projet européen. J'avais suivi la privatisation de GDF-Suez : il suffisait que l'État représente 35 % pour qu'il dispose d'une golden share.
M. Daniel Reiner. - Il en aura une.
M. Jean-Paul Emorine. - Les nouveaux employés auront, j'imagine, un statut de droit commun ?
M. Daniel Reiner. - Oui.
M. Jean-Paul Emorine. - Quelle sera la part de marché de ce nouvel acteur, qui devrait occuper le troisième rang mondial, nous avez-vous dit ?
M. Joël Guerriau. - Merci pour cette présentation très claire. Il reste deux inconnues : la valorisation et la privatisation. Toutes deux impliquent des négociations sur la gouvernance de ce projet. La France saura-t-elle tirer les marrons du feu ? Nous avons l'armée la plus puissante...
Mme Michelle Demessine. - Je ne pousserai pas, comme vous, un « cocorico » ! Beaucoup de questions demeurent et suscitent l'inquiétude du personnel. Certains produits resteront en concurrence, et nous savons que les Allemands sont mieux armés que nous pour exporter. Le siège social de la future société sera en Hollande...
M. Daniel Reiner. - Oui, à La Haye.
Mme Michelle Demessine. - Pourquoi ?
M. Jacques Gautier, président. - Sans doute pour des raisons fiscales...
Mme Michelle Demessine. - En pleine lutte contre l'évasion fiscale, ce n'est pas glorieux ! Les rapporteurs devront entendre les organisations syndicales.
M. Daniel Reiner. - Nous le ferons le moment venu.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci pour votre pédagogie. Je suis élue de la Haute-Vienne, où Renault Trucks a une implantation importante, près de Limoges. Nous aurions donc vu d'un bon oeil un rapprochement avec Renault Trucks. Je me félicite néanmoins de l'avènement de ce leader européen. Mais comment s'effectuera le lissage entre ces deux entreprises concurrentes ? Comment les statuts et les droits sociaux des personnels seront-ils harmonisés ? Ne risquons-nous pas d'être lésés sur certains marchés ?
M. Daniel Reiner. - La privatisation ne pose pas de problème : elle est simplement imposée par le rapprochement à égalité et il ne s'agit pas d'une industrie de souveraineté. Il y aura bien une action spécifique pour l'Etat, essentiellement pour les munitions, qui relèvent, elles, de la souveraineté. Notre commission ne sera pas saisie pour avis du projet de loi « Macron », puisqu'il y a une commission spéciale, où notre collègue Jean-Pierre Masseret nous représentera et suivra les articles relatifs à ce projet « KANT », en entendant si besoin les parties prenantes. J'ajoute, Madame Demessine, que nous avons rencontré les syndicats à l'Assemblée nationale et qu'ils savent fort bien communiquer avec nous.
M. Jacques Gautier, président. - Mon premier amendement à la loi de programmation militaire avait été de rendre privatisable, notamment, Nexter, pour dégager des marges. Si les négociations n'aboutissent pas, il n'y aura pas de privatisation. Il faudra suivre aussi les débats sur l'article additionnel introduit par le Gouvernement avant l'article 50 du projet de loi « Macron », sur les sociétés de projet, chères au ministre de la défense, qui entend financer ainsi les 2,2 milliards d'euros de ressources exceptionnelles, prévues pour 2015, qui ne pourront pas provenir des cessions de fréquences hertziennes.
M. Daniel Reiner. - Pourquoi un siège à La Haye ? Les Allemands ne voulaient pas qu'il soit en France et réciproquement. Bien sûr, on a choisi un pays à fiscalité intéressante, comme l'ont fait Airbus, Air France et bien d'autres. Mais il ne s'agit que de la fiscalité des dividendes : les usines, établissements, bureaux d'études resteront là où ils sont et ils paieront leurs impôts sur place.
Pour répondre à M. Emorine, avec 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires, la nouvelle entreprise demeurera un acteur assez faible sur le marché européen. Mais General Dynamics ou BAE n'atteignent pas plus de 5 milliards d'euros : historiquement, cette industrie est fragmentée.
La gouvernance est déjà prévue. Il y aura un conseil de surveillance de sept membres, dont deux seront choisis par Krauss-Maffei Wegmann, deux par l'État français et trois seront indépendants. Le président sera l'un des trois membres indépendants. Le directoire sera bicéphale et MM. Haun et Burtin seront les directeurs jusqu'à l'élaboration d'une compagnie unique. L'objectif sera de mettre en place des programmes communs pour réaliser des économies d'échelle.
A l'attention de Mme Perol-Dumont : Renault Trucks appartient à Volvo, qui ne veut pas fabriquer des armes ! Lorsque le conseil d'administration se réunit à Stockholm, on passe sous silence les armements qui équipent certains véhicules fabriqués en France...
Les nouveaux employés auront un statut de droit commun ; mais, dans l'immédiat, les deux entreprises continueront à fonctionner avec leurs effectifs actuels.
M. Jacques Gautier, président. - Merci. Il s'agit d'un dossier majeur, pour les mois et les années à venir, en matière de matériels militaires.
La réunion est levée à 11 h 55.