Mercredi 2 juillet 2014

- Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Lutte contre le piratage commercial des oeuvres culturelles sur Internet - Audition de Mmes Marie-Françoise Marais, présidente de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) et Mireille Imbert-Quaretta, présidente de la commission de protection des droits de la Hadopi

La commission auditionne Mmes Marie-Françoise Marais, présidente de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) et Mireille Imbert-Quaretta, présidente de la commission de protection des droits de la Hadopi, chargée par la ministre de la culture et de la communication d'une mission sur les moyens de lutter contre le piratage commercial des oeuvres culturelles sur Internet.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Il y a près d'un an, en septembre dernier, notre commission de la culture, de l'éducation et de la communication examinait le projet de loi relatif à l'indépendance de l'audiovisuel public et réfléchissait, dans le cadre de ce débat, à l'opportunité d'une intégration de la Hadopi au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) telle qu'envisagée par la mission dite « Lescure ». À cette occasion, nous vous avions auditionnées, Mesdames, et, n'estimant pas, par ailleurs, l'heure de la fusion venue, avions renoncé à cette option.

Depuis lors, la Hadopi a poursuivi sa mission, dans un cadre budgétaire particulièrement contraint, comme nous l'avions regretté lors de la présentation de l'avis budgétaire de notre collègue Jacques Legendre relatif aux industries culturelles, et sans que les menaces pesant sur son avenir ne se soient définitivement éloignées.

En conséquence des incertitudes que je viens d'évoquer, nous avons souhaité vous entendre sur le bilan de cette année écoulée, sur les chantiers mis en oeuvre - notamment s'agissant de votre réflexion sur le système de rémunération proportionnelle du partage - et sur la façon dont vous envisagez l'avenir de votre institution.

Sur ce dernier point, outre les questions institutionnelles qui continuent à se poser sur le maintien, ou non, d'un organisme dédié à l'Internet, nous intéresse plus particulièrement votre opinion sur l'avenir de vos missions. En effet, à l'heure où le numérique devient le mode de consommation majoritaire des oeuvres culturelles, comment lutter efficacement contre le piratage massif et à vocation souvent commerciale de ces oeuvres et comment, par ailleurs, envisager de nouveaux modes de rémunération des créateurs ? Enfin, comment ouvrir un espace à une société de partage, de coopération, de coproduction et de fluidité de la culture ?

Je vous laisse la parole, mesdames, pour vous exprimer sur ces thèmes qui nous sont chers, avant de que notre rapporteur Jacques Legendre ne vous interroge. Enfin, le débat s'engagera avec les sénatrices et sénateurs de la commission qui souhaiteront vous poser des questions.

Mme Marie-Françoise Marais, présidente de la Hadopi. - Je veux avant tout remercier très sincèrement la commission d'avoir organisé cette audition. Le contrôle du Parlement représente le corollaire indispensable de notre indépendance ; les occasions de rendre compte de notre action devant la représentation nationale sont donc essentielles. Ce moment d'échange constitue également une opportunité de soumettre à votre examen les enseignements que nous tirons de notre expérience et les pistes d'évolution que nous explorons. Ce partage est précieux : il nous permet de prendre du recul sur les actions que nous conduisons quotidiennement.

Nous tirons deux enseignements majeurs de nos quatre années d'expérience : d'une part, la procédure de réponse graduée fonctionne et, d'autre part, la lutte contre le piratage passe aussi par le développement de l'offre légale. Le législateur a élaboré une loi d'équilibre qui repose sur ces deux piliers et l'expérience de terrain que nous avons acquise conforte cette analyse.

D'abord, la procédure de réponse graduée a un effet certain sur les usages. Selon les données dont nous disposons, sa mise en oeuvre s'est révélée dissuasive sur la fréquentation des services pair-à-pair : ils ont vu leur audience baisser d'un tiers environ entre l'automne 2010 et l'automne 2011 et demeurent sous contrôle depuis, à un niveau assez faible. Il semble également que cette diminution n'ait pas entrainé de report massif, comme certains voudraient le laisser entendre, vers les autres modes d'accès aux oeuvres comme le streaming et le téléchargement direct.

Ensuite, le développement d'une offre légale riche, diversifiée et accessible demeure la meilleure façon de limiter le piratage sur Internet. Cette analyse avait conduit le Sénat à confier à la Hadopi une mission d'encouragement au développement de l'offre légale. La pertinence de ce choix est confortée par l'observation et l'expérience. À cet égard, on constate une différence importante entre le secteur de la musique, d'une part, et celui de l'audiovisuel, d'autre part. L'un a trouvé son équilibre et répond assez bien aux attentes des utilisateurs tandis que l'autre, pour diverses raisons, peine encore à concurrencer efficacement l'offre illicite. Nous constatons également que, hormis quelques grandes plateformes, les offres culturelles légales sont assez mal connues du grand public. Dans de nombreux secteurs, un fossé sépare les usagers de la création et de la compréhension de ses rouages.

Pour essayer de contribuer à rapprocher les internautes de l'offre culturelle sur Internet, nous mettons en oeuvre, depuis décembre dernier, une nouvelle stratégie d'encouragement au développement de l'offre légale, qui consiste essentiellement dans le développement et la gestion du site offrelégale.fr. Ce site recense plus de 400 sites et services culturels en ligne et permet aux internautes de les sélectionner grâce à des filtres, par secteurs culturels, par type d'oeuvre, par mode d'accès, ou encore par régime juridique. Une plateforme collaborative permet également aux internautes de suggérer une nouvelle offre et de donner leur avis sur cette dernière. Récemment, nous avons enrichi ce site : une nouvelle fonctionnalité permet désormais aux internautes de signaler une oeuvre qu'ils ne parviennent pas à trouver parmi les offres légales. Ce signalement nous conduit à rechercher l'oeuvre et, le cas échéant, à explorer les raisons qui expliquent son indisponibilité. Cette démarche nous permet à la fois d'informer les internautes, par exemple sur les règles de la chronologie des médias, et de sensibiliser les titulaires de droits aux attentes des consommateurs. Cette initiative a recueilli un accueil très positif du public : en seulement trois mois, nous avons d'ores et déjà reçu plus de 400 signalements.

Notre nouvelle stratégie d'encouragement au développement de l'offre légale se concrétise également par le renforcement de nos actions d'information et de sensibilisation. Avec des partenaires de plus en plus nombreux, la Hadopi anime deux types d'ateliers : les premiers sont des ateliers de sensibilisation du jeune public à la création et aux ressources numériques, qui se déroulent de façon quasiment hebdomadaire à la demande des académies et des établissements scolaires, où les besoins d'information sur ces sujets sont immenses. Ils visent à initier les élèves des collèges et lycées à la création et au droit d'auteur. À rebours des discours anxiogènes sur les dangers d'Internet et des discours moralisateurs sur le piratage, il nous paraît plus opportun d'informer les élèves et de les sensibiliser aux outils numériques pour qu'ils puissent maîtriser leurs usages en ligne et décider eux-mêmes de leurs choix, de façon informée et responsable. Un second type d'ateliers s'adresse à l'entreprenariat culturel. Ils visent à informer et à accompagner ceux qui envisagent de créer une initiative de diffusion culturelle sur Internet, en les renseignant sur les contraintes mais aussi les opportunités qui existent dans ce domaine. À cet effet, les ateliers « Culture et entreprenariat » que nous organisons avec plusieurs partenaires, notamment des incubateurs de start up, consistent à réunir des acteurs de la création et de la diffusion pour un partage d'informations et d'expériences concrètes. Ils portent, par exemple, sur la recherche de financements publics et privés, sur le financement participatif ou sur des recommandations personnalisées.

L'ensemble de ces actions vise à encourager le développement d'une offre culturelle par le plus grand nombre et pour le plus grand nombre. Elles nous permettent de dresser deux constats, qui nous incitent à explorer de nouvelles voies pour nous adapter à l'évolution des usages et des technologies.

D'abord, le développement des atteintes au droit d'auteur sur les sites de streaming et de développement direct constitue une réalité, même s'ils n'entrent pas dans le périmètre de la procédure de réponse graduée. C'est la raison pour laquelle, dès 2012, j'ai demandé à Mireille Imbert-Quaretta de réfléchir aux moyens de lutte contre le streaming et le téléchargement direct illicite. Dans le prolongement de ce travail achevé en février 2013, Mireille Imbert-Quaretta a récemment remis à la ministre de la culture et de la communication un second rapport sur « la prévention et la lutte contre la contrefaçon commerciale en ligne », dont je lui laisserai le soin de présenter les conclusions. Ces travaux ont été réalisés avec le soutien de nos services. Ils pourraient faire l'objet d'une mise en oeuvre à court ou moyen terme. Il me semble d'ailleurs que la ministre de la culture et de la communication a exprimé récemment sa volonté de réorienter l'action de la Hadopi vers la lutte contre la contrefaçon commerciale.

Ensuite, la gratuité des usages culturels en ligne s'est imposée massivement. Selon plusieurs études, notamment celle réalisée par l'Institut français d'opinion publique (IFOP) pour la Hadopi que nous avons publiée en juin dernier, environ 80 % des internautes accèdent à des oeuvres culturelles de façon exclusivement ou le plus souvent gratuite. 70 % d'entre eux indiquent qu'ils ne sont pas prêts à payer. Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, c'est un fait avéré, vérifié, mesuré, qui ne peut désormais être occulté.

C'est pour cette raison que la Hadopi a engagé, en juin 2013, l'analyse d'un système de rémunération proportionnelle du partage, dans le cadre de sa mission d'identification des modalités techniques permettant l'usage illicite des oeuvres protégées par un droit d'auteur sur Internet et de proposition, le cas échéant, des solutions visant à y remédier. Cette analyse à la fois mathématique et juridique est pilotée par le secrétaire général de la Hadopi, Éric Walter, qui vous présentera les contours et l'état d'avancement de ses travaux.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. - La prévention de la contrefaçon sur Internet comporte quatre composantes : trois sont bien connues, tandis que la quatrième demeure en cours de renforcement. Il s'agit du développement d'une offre légale accessible et financièrement attractive, mission qui incombe directement à la Hadopi, de la répression pénale des acteurs responsables d'actes de contrefaçon graves et répétés qui relève de l'action publique, d'une action pédagogique visant à informer l'ensemble des internautes de la nécessité de respecter le droit d'auteur - cette composante implique la mise en oeuvre d'une réponse graduée -, enfin, de la nécessité d'impliquer les intermédiaires, qui ne sont pas eux-mêmes des acteurs de la contrefaçon mais qui, par le biais de financements, assurent l'existence de sites contrefaisants au regard du droit d'auteur.

Je développerai ces deux derniers points. S'agissant d'abord de la réponse graduée, la Hadopi a adressé trois millions de premiers avertissements aux internautes dont l'accès a été utilisé à des fins de contrefaçon dans le cadre du pair-à-pair, mais seulement trois cent mille recommandations en cas de récidive, ce qui implique que près de 90 % des destinataires d'un premier avertissement ont cessé leurs pratiques illicites. Elle a, enfin, constitué quelque 1 500 dossiers, au titre de la troisième étape de la réponse graduée, parmi lesquels une centaine seulement a été transmise au Parquet.

La Hadopi est certes techniquement capable de traiter les saisines des ayants droit, sans lesquels la procédure ne peut être enclenchée. Mais, elle n'est pas en mesure, financièrement, de gérer l'intégralité des demandes. Notre influence auprès des titulaires d'abonnement Internet est cependant réelle comme en témoignent les contacts avec les destinataires des avertissements que nous émettons. Moins de 1 % de ces internautes conteste la mise en garde adressée.

S'agissant du renforcement des moyens de sensibilisation des intermédiaires, qui fournit le thème d'une mission qui m'a été confiée par la ministre de la culture, quatre orientations ont été suivies : la formulation d'outils pédagogiques simples d'usage, la confirmation du rôle déclencheur des ayants droit, la distinction des sites contrefaisants d'avec les sites légaux dans la procédure, la promotion de la régulation ou de l'autorégulation plutôt que de la sanction.

Quatre outils ont également été définis : la création de chartes destinées à diffuser les bonnes pratiques auprès des intermédiaires financiers et publicitaires, la publication, par une autorité publique, des sites massivement contrefaisants, la possibilité de prononcer une injonction prolongée en cas de notification de retrait des oeuvres par les ayants droit non suivie d'effets, l'amélioration de l'application des décisions de justice pour contrecarrer la mise en ligne de « sites miroirs ».

M. Éric Walter, secrétaire général. - S'agit-il de partage ou de piratage des oeuvres : cette question est au coeur de nos travaux. Au terme de ses trois ans et demi d'expérience, la Hadopi a pu constater l'existence d'une économie du partage des oeuvres culturelles sur Internet, que 80 % des internautes consomment, exclusivement ou majoritairement, gratuitement. Cette économie provoque l'enrichissement d'un grand nombre d'intermédiaires, qu'ils soient de taille considérable comme Youtube, avec 12 à 16 milliards de dollars de chiffre d'affaires, ou Facebook, ou de moindre importance, qui permettent aux internautes d'échanger et de partager des oeuvres culturelles. Deux victimes de cet enrichissement déséquilibré sont à déplorer : les titulaires de droits, d'une part, dont les oeuvres sont utilisées sans le moindre bénéfice ou qui sont lésés lorsqu'une procédure contractuelle existe avec les grandes plateformes - peut ici être citée la négociation en cours entre Youtube et les labels de musique indépendants - et les utilisateurs dont les données personnelles et les pratiques sont monétisées, et ce sous couvert de gratuité. Dans cette sphère massivement marchande, on peut toutefois identifier une économie, de taille minime il est vrai, absolument non marchande et reposant sur la technologie experte, dite du pair-à-pair totalement décentralisé, qui ne concerne cependant qu'une infime minorité des internautes - estimée à 2 %. Cette technologie, dont la généralisation pour le partage des oeuvres est survenue avec l'arrivée de Napster en 1999, a certes enregistré un nombre grandissant d'utilisateurs mais n'a pas, dans le même temps, bénéficié de l'augmentation globale du nombre des internautes, qui restent motivés par l'usage d'autres technologies présentant un accès plus aisé. De fait, les 40 à 45 millions d'internautes français ne peuvent guère être tous qualifiés d'experts en informatique.

Le collège de la Hadopi, de façon prospective, a choisi de travailler sur un système de rémunération compensatoire visant les acteurs qui s'enrichissent au détriment des titulaires de droits et des utilisateurs. Celui-ci impliquerait la légalisation conditionnelle des usages de partage, dès lors que le site ou l'intermédiaire concerné s'acquitterait de sa rémunération compensatoire auprès des titulaires de droits. Il s'agirait ici d'une compensation d'un préjudice reconnu, dans la filiation de la copie privée et de la licence légale, et nullement d'une taxe. Ce système serait à la fois neutre technologiquement, en s'adressant à l'ensemble des technologies et non plus au seul pair-à-pair, et pérenne à moyen terme.

Ce nouveau dispositif comporterait également des sanctions, qui concerneraient les « passagers clandestins » des réseaux Internet, c'est-à-dire les acteurs qui ne respectent pas la réglementation. En ce sens, il serait complémentaire du système envisagé par les travaux menés par Mireille Imbert-Quaretta. La rémunération compensatoire serait enfin proportionnelle aux revenus générés, pour l'opérateur, par le partage des oeuvres culturelles et assurerait ainsi la continuité de la légalisation de cette pratique.

La Hadopi travaille depuis un an sur ces sujets et a passé un partenariat de recherche avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) pour élaborer une modélisation économétrique des conséquences, notamment financières, de la mise en oeuvre de ce dispositif, qui doit être économiquement viable - à mon sens, un rendement proche de celui généré par la copie privée, soit 200 millions d'euros, le rendrait peu attractif - et envisager l'ensemble de ses externalités sur le marché. Une légalisation du principe de partage qui annihilerait le marché commercial n'aurait, en effet, aucun sens. Nous nous apprêtons désormais à injecter des données du marché dans ce modèle, dont la matrice vient d'être achevée, et devrions obtenir très prochainement des premiers résultats. Parallèlement, la Hadopi a demandé au laboratoire de recherche en droit privé de l'Université de Nantes d'explorer la compatibilité de ce dispositif avec le droit national et européen.

À l'instar de tout système qui viserait à légaliser le partage de données sur Internet, ce nouveau dispositif demeure d'une grande complexité, ne serait-ce que pour en évaluer les effets ou en assurer l'inscription juridique. Nous ne savons pas, à ce stade, si sa mise en oeuvre sera possible, mais sommes prêts à alimenter le débat public des résultats de nos travaux.

Force est de constater au travers de cet exemple que la nature des travaux conduits et la complexité technologique de l'Internet rendent nécessaire l'existence d'une instance spécialisée qui soit à même de s'y consacrer à plein temps et en mesure de proposer des solutions durables aux problèmes soulevés.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je vous remercie pour vos présentations structurées et les perspectives qu'elles offrent à notre réflexion. Nombre de sénatrices et de sénateurs ici présents ont connu les débats sur la régulation de l'Internet et se souviennent de la présentation, inspirée de lobbies variés, des amendements d'une grande complexité technique déposés et examinés à l'occasion des différents textes de loi, qu'il s'agisse de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information ou encore des textes ultérieurs instituant votre Haute autorité. En ce sens, disposer d'une instance publique, capable d'une expertise indépendante à l'échelle nationale et européenne, est essentiel à l'information du Gouvernement, mais aussi du Parlement, appelé à se prononcer sur les prochains textes relatifs à la création, à la société numérique et à l'économie sociale et solidaire.

M. Jacques Legendre, rapporteur pour les industries culturelles. - La commission est pleinement dans son rôle aujourd'hui puisqu'elle examine les activités d'une Haute autorité qu'elle a largement contribué à instituer. Les chiffres relatifs à son activité, qui nous ont été rappelés, témoignent de l'utilité de notre action qui privilégiait, à la stricte sanction, la dissuasion et la sensibilisation des utilisateurs de biens culturels.

J'aurai trois questions. S'agissant, d'abord, de la portée des préconisations du rapport de la mission présidée par Pierre Lescure, qui proposait de transférer l'intégralité de vos missions au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et a pu créer, en conséquence, certaines tensions, quels sont aujourd'hui vos rapports avec cette instance et votre tutelle ? Peut-on désormais les qualifier d'apaisés ? Ensuite, la Hadopi, bien que maintenue, a dû faire face à une diminution conséquente de ses crédits de fonctionnement, limités à 6 millions d'euros pour 2014. Quelles économies avez-vous dû réaliser, quel est l'état de votre fonds de roulement et comment envisagez-vous votre future dotation budgétaire, à l'heure où sera prochainement examiné le projet de loi de finances pour 2015 ? Enfin, vous nous avez indiqué, madame la présidente, que le ministère de la culture et de la communication entendait désormais lutter contre la contrefaçon commerciale, à mon sens paradoxale, compte tenu du constat selon lequel le consentement à payer des oeuvres culturelles sur Internet demeure réduit, quitte à reléguer au second rang de ses préoccupations la contrefaçon individuelle des biens culturels. Un tel positionnement ne rend-il pas nécessaire l'évolution des missions de la Hadopi que vous avez d'ailleurs évoquée, monsieur le secrétaire général, dans une tribune publiée le 7 mai dernier dans le quotidien Libération ?

M. David Assouline, rapporteur pour l'audiovisuel. - L'état des lieux que vous venez de dresser nous offre une vision objective de l'activité de la Hadopi et permet ainsi d'argumenter le débat institutionnel, juridique et économique relatif au piratage. Celui-ci a longtemps opposé les créateurs aux consommateurs de culture et il était important de sortir de cette impasse. S'y combattaient deux conceptions politiques, l'une répressive et l'autre davantage permissive, qui allait jusqu'à dénoncer l'inadaptation de la conception française des droits d'auteur à l'Internet. Notre commission a, dans ce cadre, défendu les droits d'auteur et la juste rémunération des créateurs. Par ailleurs, l'industrie musicale, qui a tardé à aborder le tournant technologique d'Internet et les nouvelles habitudes de consommation basée sur la gratuité, notamment chez les jeunes, a demandé un soutien législatif : ce fut la création de la Hadopi. L'offre commerciale musicale a évolué depuis lors et ce sont les industries audiovisuelles qui sont désormais concernées par une indispensable adaptation. Aujourd'hui, un certain type de pillage demeure pourtant légal : celui des grandes plateformes, qui échappent à l'impôt bien que leurs activités se déroulent sur le territoire national. Ce contournement fiscal frappe également les créateurs en raison du manque à gagner dû au piratage.

Sans revenir sur les débats qui ont accompagné la création de la Hadopi, je m'inscris dans la continuité des positions du Sénat contre la multiplication des autorités administratives indépendantes. Puisque vos préoccupations ne se limitent plus au piratage individuel, qui avait en son temps légitimé la possibilité d'interrompre, peu judicieusement à mon sens, l'accès à Internet, je considère regrettable que d'autres structures publiques travaillent sur ces mêmes questions et plaide en faveur de la rationalisation de ce dispositif. Il en va de l'efficacité des pouvoirs publics dans la lutte contre le pillage fiscal dûment constaté à l'échelle nationale et européenne.

J'aurai enfin une question au sujet des chiffres que vous nous avez exposés : sur la centaine de dossiers transmis au Parquet, combien de condamnations ont-elles été prononcées ?

Mme Marie-Françoise Marais. - À l'occasion de notre audition par le sénateur Assouline en septembre dernier, Mireille Imbert-Quaretta et moi-même avions fait part de certaines réserves quant à la fusion envisagée avec le CSA. Ces inquiétudes tenaient essentiellement aux conditions dans lesquelles le transfert des missions et, surtout, des agents de la Hadopi avait été envisagé, dans le sens où les garanties apportées n'étaient pas suffisantes. Il nous semblait également dommage d'envisager un changement institutionnel que je qualifierai de « cosmétique » avant d'avoir mené une réflexion de fond sur l'évolution de nos missions et de nos outils : la « réforme » n'apparaissait pas, à cet égard, à la hauteur des enjeux. Cela étant, nous n'avons aucune objection de principe à toute forme d'évolution institutionnelle que pourrait décider le législateur, tant par respect des prérogatives du Parlement qu'en accord avec notre conviction selon laquelle seules les missions ont une véritable importance. Il n'y a donc pas à nos yeux de « danger » de fusion, celui d'une réforme précipitée étant désormais écarté.

Concernant nos relations avec le ministère de la culture et de la communication, elles sont, je l'avoue, minimalistes. Nous avons longtemps déploré le peu de diligence de notre tutelle à renouveler, pour le compléter, notre collège. Mais un décret en date du 1er juillet vient de mettre un terme à notre attente. Nous espérons désormais que les discussions budgétaires en préparation du projet de loi de finances pour 2015 permettront de définir un budget suffisant pour accomplir nos missions. Concernant nos relations avec le CSA, elles sont aujourd'hui excellentes, contrairement à ce que la presse a parfois insinué. Nous avons plusieurs sujets d'intérêt commun, notamment dans le domaine des études prospectives que nous conduisons et entretenons, à cet égard, un dialogue régulier.

Par ailleurs, nous poursuivons la mise en oeuvre des mesures drastiques de réduction budgétaire que nous avons instaurées dès le début de l'année 2012 sur l'ensemble des postes de dépenses en investissement et en fonctionnement. Ces efforts ne mettent pas en péril la conduite de nos missions et la qualité du service rendu au public. Toutefois, nous atteignons désormais la limite des réductions budgétaires que nous pouvons consentir sans risquer de dégrader la qualité de mise en oeuvre de nos missions.

Grâce à ces mesures budgétaires, les crédits ouverts pour l'exercice 2014 s'élèvent à 9 millions d'euros. Cela représente une diminution de près de 14 % par rapport aux crédits ouverts en 2013 (10,5 millions d'euros) et de 33 % par rapport aux crédits ouverts en 2012 (13,5 millions d'euros). L'écart entre ce montant de 9 millions d'euros et la subvention de 6 millions d'euros inscrite en loi de finances est progressivement couvert par un prélèvement sur notre fonds de roulement. À ce stade, le montant prévisionnel de ce fonds est estimé à environ 3 millions d'euros fin 2014, soit un niveau tout juste équivalent au seuil prudentiel de trésorerie que nous devons maintenir pour assurer nos engagements financiers en toute circonstance. À l'avenir, nous ne pourrons donc plus recourir à ce fonds pour compléter la subvention du ministère. Pour nous permettre d'accomplir nos missions, son montant devra donc être sensiblement supérieur en 2015.

Les propos alarmistes relatifs à la hausse du piratage relèvent en réalité davantage de l'inquiétude et d'une « perception » que d'une mesure rigoureuse des volumes d'audience sur les réseaux pair-à-pair. À notre connaissance, aucune donnée fiable ne vient corroborer ce discours. Comme je l'ai évoqué précédemment, il apparaît plutôt qu'après avoir diminué de façon significative au moment de la création de la Hadopi, le volume des audiences sur les réseaux pair-à-pair s'est stabilisé à un niveau assez faible, sans évolution notable depuis, ni report significatif vers d'autres pratiques de piratage.

Enfin, concernant une éventuelle évolution de nos missions, je tiens à rappeler que celle-ci incombe au législateur. Le pilotage des travaux de recherche relatifs à la faisabilité d'un système de rémunération proportionnelle du partage initié par notre secrétaire général est soutenu par le collège de la Hadopi. Ils visent à contribuer au débat public et à apporter un éclairage au Parlement en vue d'éventuelles évolutions législatives.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. - Nous regrettons de ne pas avoir de contacts plus réguliers avec le législateur car, en tant qu'Autorité administrative indépendante (AAI), il est nécessaire que nous lui rendions compte de la manière dont nous assumons la mission qu'il nous a confiée. La Hadopi se tient à la disposition du Parlement pour l'informer des modalités concrètes de son action dans le domaine en constante mutation qui est le sien.

Les contenus culturels sur Internet ne se limitent pas à la musique et à l'audiovisuel. D'ailleurs, l'instauration de la Hadopi, autorité spécifiquement compétente pour la création sur Internet, constitue un précédent qui a notamment inspiré les États-Unis, qui viennent d'instituer une réponse graduée, et le Royaume-Uni. Mais il serait judicieux que le législateur réorientât le fonctionnement de notre Haute autorité, à l'instar des autres autorités administratives indépendantes dont les compétences ont été modifiées au gré des évolutions de leur environnement.

La Hadopi s'interdit de communiquer sur les saisines des ayants droit, sur le catalogue des oeuvres concernées ou sur la proportion des abonnés par fournisseurs d'accès comme sur les éventuelles décisions de justice. Nous disposons cependant de quelques chiffres : sur vingt-et-une décisions de justice, treize ont entraîné une condamnation. Toute transmission par nos soins d'un dossier au Parquet entraîne une enquête de police. Un délai de dix à douze mois s'écoule avant que nous soyons avisés de la décision de justice et d'une éventuelle comparution. Notre démarche a toujours abouti à une réponse judiciaire sous la forme soit d'une alternative aux poursuites autorisée par le Parquet soit de condamnation à des amendes de cinquième classe, qui peuvent atteindre jusqu'à 1 500 euros. La peine maximale prononcée à l'encontre d'un bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA) ne peut toutefois dépasser 600 euros. Un sursis peut également être accordé par le juge en fonction de la nature de la sanction.

Son système d'identification des comportements sujets à avertissement s'affinant, la Hadopi devrait être en mesure de connaître plus précisément les modalités du partage des oeuvres culturelles, afin d'adapter au mieux les sanctions à l'égard des internautes ayant fait l'objet d'avertissements et de notification réitérés.

M. Pierre Laurent. - Je souhaite revenir sur la rémunération proportionnelle du partage que vous nous avez présentée. S'agissant d'abord des échanges non marchands décentralisés, qui concernent actuellement une minorité d'internautes et se caractérisent par leur complexité technologique, pensez-vous qu'ils puissent, à l'avenir, se développer ? Ensuite, votre proposition de rémunération proportionnelle du partage prend acte de l'enrichissement très déséquilibré auquel la consommation de biens culturels sur Internet donne lieu. Ne pourrait-on lutter contre ce phénomène en privilégiant des intermédiaires assumant une mission de service public ? Un pays comme le nôtre, qui dispose d'ores et déjà d'opérateurs publics performants, ne pourrait-il pas être innovant en la matière afin de rééquilibrer les rapports de force entre créateurs et consommateurs ?

M. Jean-Pierre Leleux. - J'ai toujours été un vigoureux défenseur de la Hadopi. Force est de constater que la pédagogie, en matière de protection des droits d'auteur et de défense de la propriété intellectuelle, notamment auprès des plus jeunes, a fonctionné et que la Haute autorité, grâce à la réponse graduée, a atteint les objectifs fixés par le législateur. Les sanctions pénales sont rarissimes et peu sévères, notamment depuis l'abandon de la coupure d'accès à Internet : il faudrait, en réalité, inventer une sanction intermédiaire, peut-être administrative, et, en tout état de cause, plus rapide, afin que la loi soit mieux respectée. À votre avis, quel pourcentage représente vos quelque trois millions d'avertissements sur l'ensemble des piratages perpétrés sur Internet ? Par ailleurs, la polémique qu'a enclenchée la mission conduite par Pierre Lescure, qui envisageait votre intégration au CSA, a-t-elle suscité un accroissement des téléchargements illégaux ? Enfin un indicateur portant sur les oeuvres légalement enregistrées, destiné à suivre leur circulation sur Internet et permettant d'identifier les contrefaçons, existe-t-il ?

M. Éric Walter. - Sur Internet, le consentement à payer est constaté pour l'utilisation d'un service, même pirate, mais nullement pour le téléchargement des oeuvres, ce qui rend difficile le développement d'une offre légale payante.

Par ailleurs, le pillage évoqué s'apparente en réalité à un transfert de valeurs des ayants droit aux opérateurs. À cet égard, la Hadopi conduit des négociations avec les plateformes internationales et participe à la réflexion en cours au niveau européen pour assujettir ces acteurs à une imposition fiscale qui soit juste.

Loin de se limiter aux seules oeuvres audiovisuelles, les missions de la Hadopi portent également sur la musique, le livre numérique et le jeu vidéo, secteur dans lequel la perspective de mettre en oeuvre une réponse graduée semble se dessiner.

À défaut d'une fusion, les institutions peuvent se coordonner et les travaux que nous conduisons en partenariat avec le CSA fournissent les prémices d'une coopération ultérieure. J'estime, à cet égard, que notre taille modeste constitue le gage de notre réactivité et de notre efficacité.

La sphère non marchande décentralisée, que j'évoquais dans mon propos liminaire, demeure fortement minoritaire. Son développement impliquerait l'arrivée de nouveaux internautes et, corollairement, celle d'autres acteurs marchands qui l'entraînerait vers une logique commerciale. Cette hypothèse demeure discutable mais plausible. La création d'un intermédiaire public dans le partage pair-à-pair n'a pas été envisagée, mais le recul dont nous disposons en matière de portail public laisse à penser que sa mise en oeuvre risquerait de ne pas susciter l'engouement du public. En outre, la Hadopi, à la différence des services compétents du ministère de la culture et de la communication, ne dispose pas des moyens nécessaires pour en étudier la faisabilité.

Un indicateur placé sur les oeuvres et véhiculant des métadonnées est tout à fait réalisable, à la condition que les titulaires de droits y consentent, ce qui est loin d'être acquis. Pour autant, un tel indicateur ne saurait arrêter la circulation des oeuvres sur Internet.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. - Le dispositif mis en oeuvre par la Hadopi vise les 22,5 millions de titulaires d'abonnements, qui sont par définition des adultes, et, parmi eux, les quelque 8 millions d'utilisateurs des connexions pair-à-pair. Les trois millions d'avertissements délivrés par la Hadopi représentent une proportion non négligeable de ces utilisateurs. En outre, les retombées des préconisations du rapport Lescure ont pu effectivement inciter certains titulaires d'abonnement à reprendre le téléchargement illégal.

Enfin, pour compléter les propos de notre secrétaire général, l'empreinte constitue un mode possible de reconnaissance d'une oeuvre sur Internet, d'ailleurs préconisée par le rapport Lescure et utilisée par des opérateurs comme Youtube pour monétiser l'usage des oeuvres. En revanche, elle ne permet pas d'en interrompre la circulation.

Mme Marie-Françoise Marais. - Les échanges que nous pouvons avoir avec le législateur sont essentiels pour notre Haute autorité et nous demeurons à votre entière disposition pour vous fournir toutes les informations que vous jugerez utiles.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Merci pour vos interventions qui ont mobilisé fortement notre auditoire.

La réunion est levée à 11 h 30.