Mercredi 28 mai 2014
- Présidence de M. Yves Daudigny, vice-président -La réunion est ouverte à 14 h 35.
Audition conjointe de MM. Jacky Fayolle, directeur du centre Etudes et prospective (groupe Alpha), Jean-François Poupard, directeur général et Jean-Paul Raillard, chargé d'étude (cabinet Syndex)
M. Yves Daudigny, président. - Nous accueillons les représentants de deux cabinets d'expertise et de conseil qui partageront avec nous leur expérience de terrain. M. Jacky Fayolle est directeur du centre Etudes et prospective, au sein du groupe Alpha, M. Jean-François Poupard est directeur général du Cabinet Syndex, M. Jean-Paul Raillard est chargé d'études auprès du comité de direction de ce cabinet. Vous pourrez nous éclairer sur la manière dont le dialogue social a pu s'engager dans les entreprises autour de l'utilisation des sommes dégagées par les allègements de cotisations et par le crédit d'impôt compétitivité emploi (Cice). Sur quel dispositif juridique ce dialogue peut-il s'appuyer ? L'Allemagne est souvent citée en exemple en matière de dialogue social. Comment nous orienter dans cette voie ?
M. Jean-François Poupard, directeur général du cabinet Syndex. - Syndex et Alpha sont les deux principaux cabinets d'expertise exerçant auprès des représentants du personnel. Nous leur apportons un éclairage sur la situation économique de l'entreprise et la stratégie qu'elle met en oeuvre. Nous les accompagnons dans le dialogue social de l'entreprise.
M. Jacky Fayolle, directeur du centre Etudes et prospective, du groupe Alpha. - Au sein du cabinet Alpha, la branche Secafi exerce le même métier que Syndex ; Sémaphores s'intéresse aux enjeux du développement territorial ; Sodie est en charge de l'accompagnement et du reclassement du personnel ; le groupe d'études que je dirige est une petite structure transversale.
Depuis vingt ans, l'évaluation de l'impact des cotisations sociales est un sujet controversé. Vous avez pu en prendre la mesure dans les auditions précédentes. Je partage le point de vue de Pierre Ferracci, président de notre groupe : nous sortons de deux décennies où les allègements de cotisations sociales n'ont cessé de se succéder dans un climat de schizophrénie collective. Ils ont favorisé l'émergence d'un modèle low cost de maintien d'un emploi peu qualifié. Pour améliorer leur compétitivité, les entreprises les plus exposées à la concurrence ont dû modifier leur structure de rémunérations, au risque de la subordonner à la compétitivité. Il est temps de sortir du dilemme.
La quatrième vague d'allègements des cotisations sociales a été engagée en 2012, sur décision du Gouvernement. Grâce à la mise en place du Cice et du pacte de responsabilité, les allègements ont été étalés sur une bonne partie de la masse salariale (2,5 Smic pour le Cice, 3,5 Smic pour le pacte de responsabilité). Dans le contexte européen, cette nouvelle vague d'allègements, plus offensive, apparaît comme une dévaluation socio-fiscale. Son but est pourtant de favoriser un développement des capacités humaines et productives au travers de la négociation des engagements des entreprises. La dynamisation impulsée par les accords sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (Gpec) devrait y contribuer.
Une vision trop linéaire déforme souvent la logique de l'articulation entre les allègements de cotisations sociales et la transformation du marché du travail. L'élasticité de la demande de travail, forte au niveau du Smic, décroissant en proportion de l'élévation du niveau de rémunération et de qualification des employés, les allègements devraient être concentrés sur les bas salaires. Les travaux du Haut Conseil de financement de la protection sociale, sous l'égide de Mireille Elbaum, ont montré les insuffisances d'une telle vision en reprenant le concept de la polarisation des emplois développé aux Etats-Unis, et selon lequel dans les sociétés développées, la déformation de la structure des emplois et des rémunérations s'opère aux dépens des emplois de qualification intermédiaire mais favorise les emplois très qualifiés et les emplois complémentaires comme les services à la personne. Si l'on considère le succès quantitatif des allègements de cotisations sociales et la difficulté qu'il y a à passer d'un emploi médiocre à un emploi de qualité, la trajectoire de l'économie française devient claire : une polarisation toujours plus importante du marché du travail la conduit à se spécialiser dans les services à faible valeur ajoutée. Le rapport de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, à Dublin, a montré que dans la dernière décennie, la France avait été l'un des pays les plus affectés par cette polarisation du travail.
La politique d'allègement des cotisations sociales y a contribué, en assimilant les emplois peu qualifiés aux emplois peu rémunérés. Elle n'a pas suffisamment favorisé l'élévation des qualifications et des compétences. Cette action devrait être au coeur des engagements pris par les entreprises pour bénéficier des nouveaux allègements.
M. Jean-Paul Raillard, chargé d'études auprès du comité de direction du cabinet Syndex. - Après avoir exercé les fonctions de M. Poupard, je dirige une cellule de recherche qui travaille sur des questions telles que les allègements de cotisations sociales, la loi sur la sécurisation de l'emploi, le Cice. Nous avons peu de recul pour analyser les conséquences que les allègements de cotisations et la mise en place du Cice ont pu avoir sur l'orientation stratégique des entreprises. Sur nos 1 500 clients, une dizaine d'entreprises seulement ont démarré cette consultation.
L'un des effets pervers des exonérations a été de favoriser au niveau du Smic la formation d'un plancher collant. En maximisant l'effet de l'allègement de charges, les entreprises ont créé des trappes à bas salaires. Le phénomène s'est beaucoup vu dans les centres d'appel ou les entreprises de services à la personne. Les réactions ont varié selon le type d'entreprise. Dans les TPE et les PME les exonérations ont pu modifier le dispositif de recrutement. L'effet des exonérations sur la création d'emplois est plus complexe à analyser dans les grandes sociétés car, qu'elles soient filiales de groupes ou entreprises intermédiaires, leur stratégie se développe à long terme. Les allègements ont davantage eu un effet d'aubaine et n'ont que peu modifié la politique de recrutement.
D'autres critères d'analyse interviennent : l'entreprise est-elle soumise ou non à la concurrence internationale ? Son activité est-elle délocalisable ? Quand ce n'est pas le cas, l'entreprise intègre les allègements comme une donnée économique. Par exemple, dans le secteur des aides à la personne, les exonérations auront un effet sur le coût des prestations, favorisant la position sur le marché de l'entreprise qui en bénéficie. Dans les transports, en diminuant ce coût, les aides renforcent la position de l'entreprise dans sa négociation avec le donneur d'ordre. Des syndicalistes venus d'une entreprise de protection sociale qui a touché 150 000 euros de Cice m'expliquaient ce matin que cette somme a compensé la hausse récente de la taxation des parcours de soins. D'une manière générale, en 2013, les entreprises n'ont pas mené de réflexion sur l'utilisation du Cice. Les arguments restent pauvres. L'Insee l'a constaté dans une note, au début de l'année. Un dernier exemple est celui d'un groupe de transports qui m'a dit avoir utilisé le Cice pour continuer les opérations en cours.
Manifestement, les effets que le Cice aurait pu avoir sur la compétitivité ou sur l'emploi n'ont pas été considérés. Si aucune politique industrielle n'est mise en place pour favoriser la transformation de l'économie française et le développement d'industries d'avenir, rien ne se fera. Si aucune consultation n'a lieu dans les entreprises sur l'utilisation du Cice, les exonérations n'auront aucun effet immédiat sur la politique de l'emploi au sein de l'entreprise.
M. Jean-François Poupard. - La loi de sécurisation de l'emploi de juin 2013 a créé deux nouvelles obligations de consultation des comités d'entreprise : l'une sur les orientations stratégiques de l'entreprise, grâce à la base de données économiques et stratégiques que les entreprises doivent mettre en place, l'autre sur l'utilisation du Cice. Les deux consultations sont liées.
Le Cice est une exonération de cotisation destinée à améliorer la santé financière de l'entreprise. Loin d'être mécanique, son effet sur l'emploi découle de la mise en place d'une stratégie propre - développement de la recherche, lancement de nouveaux produits, etc. Nous n'avons eu qu'un retour partiel sur les deux consultations, qui viennent de commencer. Nous ne sommes pas très optimistes, car elles interviennent a posteriori : elles auraient été plus efficaces si elles s'étaient tenues en amont.
Dans certaines entreprises, les échanges d'informations avec les représentants du personnel apparaissent comme une contrainte. On mesure la distance qui nous sépare du modèle allemand, où les représentants siègent à parité dans le conseil de surveillance des entreprises. Là où le dialogue social est de qualité, il le reste ; là, où il est défaillant, il n'y a guère d'évolution. Sans doute faudrait-il renforcer les mécanismes de consultation, les élargir au pacte de responsabilité. Il serait également nécessaire d'aider les organisations syndicales à se saisir de ces consultations. On éviterait ainsi d'en rester au statu quo et on encouragerait les entreprises à utiliser le Cice pour améliorer la situation de l'emploi.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les instances que vous conseillez se préoccupent-elles des effets sur l'emploi des allègements de cotisations ? De quels outils disposent les comités d'entreprise pour évaluer l'utilisation du Cice ? La mise en place du Cice a-t-elle été l'occasion de nouer un dialogue social plus prospectif ? Les comités d'entreprise ont-ils les moyens d'établir un vrai diagnostic sur les orientations stratégiques de l'entreprise ? Comment améliorer ces évaluations ? Les consultations sont-elles uniquement volontaires, ou font-elles l'objet d'un contrôle ? La constitution de la base de données économiques et sociales contribuera-t-elle à améliorer le dialogue social ? Les partenaires sociaux ont-ils les moyens d'exploiter cet outil ? Quel nouveau mécanisme pourrait-on mettre en place pour évaluer le pacte de responsabilité ? Comment impliquer les représentants des salariés dans la mise en oeuvre des contreparties, de manière réaliste et opérationnelle ? Est-il possible que les comités d'entreprise interviennent sur les objectifs des allègements ?
Un autre groupe de questions concerne le ciblage : ne serait-il pas plus efficace de cibler les objectifs suivant la taille des entreprises ou leur secteur d'activité ? Les règlements européens sont un obstacle. Les exonérations, malgré les sommes importantes qu'elles mobilisent - 370 milliards depuis 1993 ! - ont eu une efficacité limitée. Elles ont montré leurs effets pervers. Une réorientation vers de nouveaux secteurs pourrait-elle avoir des conséquences sur l'emploi ?
- Présidence de M. Charles Guené, président -
M. Jean-Paul Raillard. - Si nous manquons de recul, nous avons une certaine pratique des comités d'entreprise. Avant le Cice, les allègements de cotisations n'étaient pas un sujet de préoccupation pour les comités d'entreprise qui ne faisaient pas forcément le lien entre le versement des aides publiques et leur utilisation. Un des grands mérites du Cice et de la base de données économiques et sociales est d'avoir mis sur la table la question de l'utilisation des aides publiques.
La consultation obligatoire est rarement organisée de manière systématique dans les entreprises, de sorte qu'il est difficile d'avoir une traçabilité de l'utilisation du Cice. Il faudrait travailler sur la partie comptable et sur le type d'informations à fournir pour mettre en place une politique de l'entreprise sur l'emploi et la compétitivité. Les DRH ont besoin d'un temps d'adaptation. La nouvelle législation apparaît encore comme une contrainte. La base de données sera prête le 14 juin. Un cap reste à passer pour faire évoluer les mentalités. C'est un saut culturel pour les entreprises. La loi n'oblige pas à négocier la base de données, son contenu ou ses modalités d'accès. Sur 1 500 clients, une quinzaine d'accords sont en cours de négociation à ce sujet. C'est peu.
La base de données est un outil d'amélioration du dialogue social, mais le dialogue social ne préside pas à sa mise en place. Ce paradoxe en dit long sur les lenteurs du système. En Champagne-Ardennes, une entreprise d'éléctro-ménager voulait délocaliser en Pologne. L'écart de coût était seulement de 10 euros sur un produit vendu 400 euros, pour un coût d'usine de 290 euros. Nous pensons qu'il est possible de gagner 5 % sur le prix d'un produit autrement qu'en économisant sur le coût du travail. La base de données pourrait changer les choses si chacun s'en saisissait.
Mme Michelle Demessine, rapporteur. - Sur 1 500 clients, 15 ont intégré le dispositif. De quels secteurs s'agit-il ?
M. Jean-Paul Raillard. - C'est variable : les services, la protection sociale... Un acteur industriel à capitaux américains, sans être un adepte forcené du dialogue social, souhaite ainsi unifier ses procédures. Même dans les entreprises où le dialogue social est de qualité, la mise en place de la base de données ne donne pas forcément lieu à négociation.
M. Jean-François Poupard. - Les partenaires sociaux ont du mal à se saisir de cet outil. Ils attendent que la direction présente une base de données avant de discuter les modalités d'élaboration. C'est un combat culturel, surtout dans les entreprises où l'on est réticent à transmettre les informations. Des effets d'entraînement restent possibles, d'une entreprise à l'autre, au sein d'un secteur. La consultation sur l'utilisation du Cice se heurte aux mêmes difficultés. L'employeur y voit une contrainte ; les employés manquent d'expérience pour exploiter ce nouvel outil. Un retour d'expérience pourrait faire connaître les bonnes pratiques.
M. Jacky Fayolle. - Les experts de Secafi ont la même perception que ceux de Syndex, celle d'un attentisme de la part des entreprises et des acteurs sociaux qui tardent à se saisir du Cice. Une enquête menée par l'Insee en début d'année sur un panel de 8 000 entreprises a fait apparaître que la majorité d'entre elles souhaitait utiliser le Cice pour embaucher et investir. Des contraintes conjoncturelles ou de trésorerie les ont empêchées d'aller de l'avant. Peut-être faudrait-il s'interroger sur le dispositif du Cice ? Il propose un allègement uniforme jusqu'à 2,5 Smic, tout en étant alambiqué en termes de crédit d'impôt, car il oblige les entreprises à anticiper, ce qui a rarement été réalisé. Il faudrait inciter les entreprises à le faire davantage. Cela vaut également dans le cadre du pacte de responsabilité. La consultation n'est pas une corvée supplémentaire, mais un moyen pour l'entreprise d'être plus active dans l'anticipation de l'utilisation du Cice.
Il serait dommage que la base de données économiques et sociales finisse comme les bilans sociaux qui sont stockés au ministère du travail, malgré tout l'intérêt qu'on pourrait y trouver. Ce serait du gâchis. Nous devons consentir des efforts collectifs de méthode, de méthodologie et de pédagogie pour rendre cette base de données utile. Dans les années 1960, la politique des revenus, malgré toutes les discussions dont elle a fait l'objet, n'a jamais pu être solidement instrumentée. Evitons de tomber dans le mêmes travers, aidons plutôt les entreprises à se constituer des outils pour bien utiliser les aides publiques.
M. Aymeri de Montesquiou. - Toutes ces mesures ne sont-elles pas liées au fait que les charges sont trop élevées ? Elles ont un caractère statique ou dynamique. Elles sont statiques, car l'emploi doit être préservé à tout prix. Elles sont dynamiques, parce qu'elles supposent une stratégie. Celle-ci ne doit-elle pas être nationale ? Un choix s'offre à nous : attaquer le marché avec des produits de basse ou moyenne qualité, comme le font la Chine ou l'Inde, ou nous positionner sur un marché à très forte valeur ajoutée, avec une main d'oeuvre capable de répondre à cette demande. Toutes les mesures qui ont été prises favorisent des salaires qui ne correspondent pas à un marché de haute qualité.
N'est-il pas indispensable que l'Etat définisse sa politique industrielle, avant de se lancer dans un appui direct ou indirect aux entreprises ? Vous avez insisté, monsieur Fayolle, sur les emplois délocalisables ou non. Ce classement est nécessaire. En France, la part de l'industrie se contracte. En fixant comme objectif la haute qualité, nous relancerions notre industrie : des secteurs comme la technologie de pointe avec EADS ou le haut luxe ne souffrent pas de la crise. Le dialogue social, auquel je suis favorable, doit s'inscrire dans une politique nationale déterminant le type d'industrie que nous voulons développer.
M. Jean-François Raillard. - Les mesures telles qu'elles sont prises ont un effet d'opportunité ; à court terme, elles sauvent des emplois ; cependant elles manqueront d'efficacité à long terme tant qu'elles ne s'inscriront pas dans une stratégie claire au niveau de l'entreprise comme à celui du pays. Nous avons l'exemple de la filière de l'éolien offshore remonté avec des PME françaises.
M. Aymeri de Montesquiou. - Je suis du Gers !
M. Jean-François Raillard. - Supprimer des aides aurait des effets immédiats redoutables : des emplois disparaîtraient tout de suite.
M. Jean-François Poupard. - Les organisations syndicales ne réclament pas des contreparties seulement en termes d'emploi ou de salaire, mais aussi, comme la CFDT Métallurgie, en termes de formation et de qualification, ce qui se traduira ensuite par une augmentation du niveau de salaire. Elles demandent aussi aux employeurs de développer l'innovation et la recherche, d'améliorer les conditions de travail.
M. Jacky Fayolle. - La France est confrontée au renouvellement du système productif, que ce soit dans les industries ou les services - il est vrai qu'ils sont bien souvent indissociables. Cela concerne les équipements, mais aussi la capacité des personnes à s'adapter. Le système d'incitation publique n'est pas au point ; les allégements étant statiques, ils aident l'économie telle qu'elle existe à un moment donné, sans pousser les acteurs à s'interroger sur l'évolution des emplois. Il n'est dès lors pas illégitime d'interroger ces politiques.
La France détient au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le double record de la part la plus importante des cotisations dans le coût du travail et des exonérations les plus fortes. Les scénarios de progressivité plus marquée développés par le Haut Conseil du financement de la protection sociale peuvent être très intéressants à cet égard.
M. Charles Guené, président. - Le comité d'entreprise est-il la bonne enceinte pour évaluer le pacte de responsabilité ? Pouvez-vous être force de proposition sur ce sujet ?
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Quelle réorientation proposez-vous ? Notre mission commune d'information doit aller plus loin que le diagnostic. La mesure de l'efficacité de cette politique au regard de son coût conduit à s'interroger, par exemple, sur sa suppression dans certains domaines. D'après des auditions antérieures, il est dommage que cette politique, essentiellement faite d'allégements de charges, ne s'attaque pas aux problèmes de la compétitivité hors coût alors que notre économie a besoin de l'élever, qu'elle cible les bas salaires sans pour autant régler le problème du chômage des non qualifiés. Un effort massif sur la formation serait-il préférable ? L'échec de l'apprentissage nous interpelle. Serait-ce à cause d'un manque de financement ?
La conditionnalité et le contrôle sont essentiels pour améliorer l'efficacité de la mesure. Le point de vue patronal est bien sûr opposé à cela, mais bien des dispositifs non contraignants ont été inefficaces. On attend beaucoup des salariés ; or le rapport de forces est loin d'être égal. Enfin, n'a-t-on pas tort de se focaliser sur le coût du travail et de négliger celui du capital ?
M. Jean-Paul Raillard. - Les allègements sont en effet trop étalés ; il serait préférable pour obtenir un effet de levier de les cibler sur les secteurs soumis à la concurrence internationale ou délocalisables. Il faudrait avoir en tête une vision de ce que sera notre économie dans trente ans pour renforcer notre système de formation initiale et de formation professionnelle.
Un rapport sur la question de la conditionnalité des aides a été adopté à l'unanimité par un conseil économique, social et environnement régional de ma région. Le Cice prévoit une consultation du comité d'entreprise, mais sans qu'un couperet tombe si l'entreprise ne le fait pas ; un rapport d'alerte peut seulement être transmis à l'inspection du travail et au conseil d'administration, lequel a obligation de répondre, ou au comité de suivi régional du Cice, dont aucun, à ma connaissance, n'a encore été installé.
M. Jean-Paul Raillard. - Nos propositions sont les suivantes : les dispositifs de gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences (Gpec) liés à la loi de sécurisation de l'emploi et le Cice doivent être articulés. Des bilans doivent être réalisés pour partager les diagnostics deux ans après la mise en place de la loi sur la sécurisation de l'emploi. Les patrons que nous rencontrons traînent parfois les pieds devant ces contraintes supplémentaires, oubliant que les organisations syndicales les ont signées. Le Medef pourrait avoir un rôle incitatif dans ce domaine.
M. Jacky Fayolle. - Qu'attendre des comités d'entreprises dans l'activation du pacte de responsabilité ? Nous touchons là à un paradoxe qui n'est pas propre à la France : la priorité donnée en Europe à la négociation d'entreprise devient le levier des politiques publiques. C'est intéressant mais problématique : en effet, elle reste très ritualisée et n'échappe pas à des jeux de rôles établis. Une mise en oeuvre sérieuse nécessiterait de sortir de ces rituels. Il faut pour cela décloisonner les négociations ; il y a beaucoup d'obligations de négocier : sur les seniors, sur le contrat de génération, sur la Gpec... Les patrons s'en plaignent. Il serait donc préférable de discuter globalement.
Il serait aussi nécessaire d'objectiver le mieux possible la discussion sur la stratégie, la formation et l'usage des gains de productivité de l'entreprise. Nous retrouvons ici la question du coût du capital, à travers son efficacité par l'utilisation des équipements matériels et immatériels - et il y a beaucoup à dire sur les déficiences dans l'organisation des entreprises - et sa rémunération, qui peut être excessive si elle augmente plus vite que les ressources mises à disposition en contrepartie.
M. Jean-Paul Raillard. - L'enjeu dans l'information et la consultation du comité d'entreprise est de discuter des bons sujets au bon moment. Espérons que la discussion sur les instances représentatives du personnel à l'automne sera l'occasion de déterminer la manière d'écrire l'agenda social. Nous avions cosigné l'an dernier un article dans le Monde sur ce sujet. Le coût du travail est un paramètre, à côté de ceux du capital, et de la désorganisation du travail, sujets relevant du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou du comité d'entreprise.
M. Charles Guené, président. - Le dialogue doit être adapté à la spécificité des entreprises et des branches.
M. Yves Daudigny. - Pourriez-vous expliquer pourquoi les constructeurs automobiles français doivent délocaliser leur production bas de gamme, comme la C3 en Slovaquie, alors que Toyota produit ses voitures à Valenciennes et Mercedes la Smart en Moselle ?
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - S'il est possible de réorienter, où la dépense serait-elle la plus utile ? Quelle serait la conséquence d'une réorientation pour les secteurs qui ne bénéficieraient plus de cette aide ?
M. Jean-François Poupard. - C'est une question éminemment politique. Les exonérations sont des drogues à accoutumance. Elles donnent lieu dans certains secteurs à des effets d'aubaine ou d'opportunité. Les actionnaires, qu'elles aident à mieux rémunérer, seront-ils prêts à y renoncer ou reconstitueront-ils des marges en rognant sur l'emploi ou les salaires ? Un autre danger tiendrait à un ajustement par les prix, avec une répercussion sur le client final. Une réorientation devrait de toute manière être progressive, avec un dosage dépendant des objectifs poursuivis.
M. Charles Guené, président. - Il y a donc un impact, qui se répercute sur l'emploi.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Et si nous réorientons ?
M. Jean-François Poupard. - Les contreparties ne doivent pas être fixées uniformément, mais secteur par secteur.
M. Jean-Paul Raillard. - En France, le secteur automobile a été pris dans une folie de la délocalisation. Quand un mouliste est parti en Roumanie, tous les autres l'ont suivi, sans véritable justification. Les décisions de Toyota et de Peugeot sont plus rationnelles : Peugeot en Slovaquie n'a plus les mêmes coûts. Toyota trouve dans une région sinistrée des aides publiques, une usine neuve et une main d'oeuvre jeune ; quand les aides disparaissent, la pyramide des âges reste, avec une masse salariale moins jeune et plus chère.
M. Jean-François Poupard. - On entend souvent que l'Allemagne produit elle-même ses modèles bas de gamme, à la différence de la France : en fait, elle ne fait qu'assembler des pièces détachées produites en Pologne, avec le bénéfice de la proximité et des zones franches. Notre bureau à Varsovie a clairement identifié ce phénomène.
M. Jean-Paul Raillard. - Il y a de quoi être outré de voir que le Cice bénéficie au secteur bancaire français, qui porte à 12 % la rentabilité de ses fonds propres tout en en réduisant le niveau au détriment de la sécurité.
M. Charles Guené, président. - Je vous remercie infiniment.
Audition de MM. Jean-Luc Tavernier et Eric Dubois (Insee)
M. Charles Guené, président. - Je souhaite la bienvenue à MM. Jean-Luc Tavernier, directeur général, et Eric Dubois, directeur des statistiques et synthèses économiques de l'Insee. Après les observations de la Cour des comptes en 2007, puis en 2009, sur la nécessité d'évaluer une politique dont l'impact budgétaire était devenu plus que significatif, l'Insee, la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et la Direction générale du trésor ont été sollicitées.
Il nous semble que l'Insee a réalisé une étude qui n'a pas été publiée. Un membre du Gouvernement imputait récemment au surcoût du capital une grande partie du déficit d'investissement de nos entreprises. Qu'en est-il ?
M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee. - Je n'avais pas prévu de parler du coût du capital, question assez différente de celle des exonérations. Au début des années 1990, les Français ont pris conscience des faits stylisés suivants : un coût du travail élevé au niveau du salaire minimum en comparaison avec les autres pays industrialisés mais aussi en comparaison avec le salaire médian, et un chômage concentré sur les moins qualifiés. Dans une situation de marché, l'excès d'offre de travail fait que les salaires s'ajustent ; mais cela ne peut avoir lieu en présence de rigidités comme un salaire minimum - celui-ci n'est d'ailleurs pas mauvais en soi pour l'emploi : il n'est ainsi pas préjudiciable de l'augmenter quand il est bas, mais, élevé, il constitue une barrière à l'emploi des moins qualifiés.
Il en est sorti un consensus ayant survécu aux alternances autour de l'allègement de cotisations spécifiquement sur les bas salaires. Le salaire minimal est en effet apparu comme un instrument insuffisant, voire contreproductif, de lutte contre la pauvreté au travail, celle-ci étant causée par des horaires de travail très faibles. D'où la nécessité d'y adjoindre un impôt négatif - prime pour l'emploi (PPE) ou revenu de solidarité active (RSA).
Ce que nous observons empiriquement correspond aux raisonnements théoriques. Le grief adressé par la Cour des comptes est injuste : nous ne manquons pas d'études, pour autant que l'évaluation d'une telle politique soit possible. La difficulté provient de l'absence de contrefactuel à comparer avec la situation présente et de l'impossibilité de démêler les conséquences de la réduction du temps de travail et des exonérations qui ont été mises en place en même temps. Un consensus s'est établi sur l'idée d'extrapoler à partir de la première vague de 1993-1997, ce qui aboutit à l'idée que la dépense annuelle de 20 milliards stabilisée depuis les trente-cinq heures correspond à 800 000 emplois créés ou sauvegardés. C'est ce que dit un rapport du Conseil d'orientation de l'emploi - dont j'ai été le vice-président en étant directeur de la prévision. Supprimer ces 20 milliards mettrait en péril 800 000 emplois. Cet ordre de grandeur constitue le centre de gravité des études sur le sujet. Auditionner les trois auteurs du rapport de la Cour des comptes n'avait pas modifié le jugement du Conseil d'orientation de l'emploi...
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - La messe est dite...
M. Jean-Luc Tavernier. - Cela n'interdit pas le débat, mais ce rapport ne m'a pas du tout convaincu. La trappe à bas salaires est difficile à identifier : les cotisations, progressives, constituent une désincitation à faire progresser les salaires ; mais les travaux concluent qu'il n'y a pas d'effet majeur, même si cela ne signifie pas qu'il n'apparaîtrait pas avec le temps.
Les travaux de 2006 sur des allègements des années 1990 commencent à être anciens. De tels allègements auraient-ils le même effet maintenant ? L'on pense intuitivement à un rendement décroissant : si le premier milliard est très efficace, plus on en ajoute, et moins ils ont d'effet. Il y a une vingtaine d'années, le coût minimal du travail en France était hors de proportion avec celui des autres pays de l'OCDE ; il est désormais dans la fourchette haute, mais pas hors du peloton. Les allègements de charges ont corrigé l'anomalie constatée il y a vingt ans.
La qualification de la population s'est améliorée. La proportion des jeunes sans diplôme ou avec le seul brevet est passée de 27 % à 19 % pendant les années 1990, mais elle est restée depuis lors à cet étiage. Mécaniquement, la proportion des non qualifiés dans la population active baisse, mais avec inertie. En 2012, 36 % des actifs n'ont aucun diplôme, sinon le certificat d'études ou le brevet. Nous ne pouvons pas dire que nous avons réglé le problème de l'offre de travail par le haut.
Le Smic mord-il sur la distribution des salaires ? Au 1er janvier 2013, 12 % des salariés étaient concernés par le relèvement du Smic. Ils étaient 16 % en 2005 et 10 % en 2010.
Le taux de chômage des jeunes sortis sans diplôme, ou seulement avec le brevet, du système de formation initiale depuis un à quatre ans est de 45 %, contre 22 % pour les titulaires d'un CAP, d'un BEP ou d'un bac, et 10 % pour les diplômés de l'enseignement supérieur. Le chômage continue de se concentrer sur les peu qualifiés.
Beaucoup se sont cassé les dents sur les études quantitatives de la réduction du temps de travail et des allègements de charge. En revanche, des études récentes sur la mesure du plan de relance consistant à réduire à zéro les charges des entreprises de moins de vingt salariés montrent une élasticité assez forte... qu'il ne faut pas extrapoler. Une strate supplémentaire d'allègements sur les bas salaires aurait une efficacité moindre, mais sans doute proche, de celle des dispositifs déjà mis en oeuvre. La structure de la qualification de la population active et celle du coût du travail ne donnent pas à penser que le coût minimal du travail ne soit plus une barrière et qu'il n'y aurait pas de gains d'emplois en l'abaissant encore.
Ce qui importe en micro-économie, c'est le bas du compte de l'entreprise qui détermine la décision d'embauche, non l'optimisation financière. Toutefois, pour les grandes entreprises qui localisent leurs activités en fonction des conditions d'exploitation des différents pays, un crédit d'impôt a des conséquences bien différentes. Cela nous a conduits à évaluer l'effet Cice à environ 15 000 emplois par trimestre, soit moitié moins qu'un allègement de cotisations patronales.
Une discontinuité est produite par le seuil de 2,5 Smic : le franchir fait perdre la totalité du Cice. Cela se traduira certainement par une accumulation des salaires autour de ce montant.
Si c'est l'effet d'emploi qui est recherché, il faut continuer à mettre l'accent sur les bas salaires. Pour autant, abaisser le coût du travail n'est pas la panacée : on ne peut pas demander à une politique générale d'allègement de cotisations patronales de réparer les insuffisances de la formation initiale. On atteint en outre des niveaux où l'on doit faire porter les allègements sur des risques pour lesquels un financement purement contributif serait préférable (vieillesse, accidents du travail). Enfin, les coûts du travail sont plus comparables d'un pays à l'autre que ne le sont les salaires nets : ceux-ci sont plus bas en France qu'au Royaume-Uni, parce que le salarié britannique finance sur son salaire net ses assurances vieillesse et maladie, dans des proportions bien plus importantes que celles de ce qui reste à la charge du salarié français. Les forces de rappel du marché homogénéisent le coût du travail, tandis que des structures de financement différentes pèsent sur les salaires nets.
Une très nette divergence des évolutions des coûts du travail est apparue depuis quinze ans entre l'Allemagne et d'autres pays européens, dont la France, parce que l'Allemagne a baissé ses prélèvements sociaux et surtout parce qu'elle a connu, depuis son entrée dans la zone euro, une longue période de baisse de ses salaires réels. L'optimum pour combler cette différence serait une inflation salariale en Allemagne ; en attendant, nous plaidons pour un allègement qui ne soit pas restreint aux plus bas salaires.
M. Charles Guené, président. - Vous avez fait apparaître un système facial très chargé ; puisque les allègements nous ramènent à la moyenne, ne pourrait-on pas cesser de faire peser toute la protection sociale sur les entreprises ? Recourir à des éléments contributifs nous dispenserait de faire tourner cette usine à gaz.
M. Jean-Luc Tavernier. - Il faut bien distinguer les risques lorsque l'on parle de protection sociale : vieillesse, chômage, et accidents du travail méritent un financement contributif. Ces cotisations ne constituent pas proprement des charges, mais du salaire différé, soustrait en quelque sorte au salaire net pour un coût du travail équivalent. La compétitivité de la France n'est pas grevée par le fait que la vieillesse ou/et le chômage y sont davantage financés par des cotisations que dans d'autres pays. La théorie comme les études empiriques montrent que ce financement mutualisé est compensé par des salaires nets inférieurs. La question du financement par l'impôt se pose en revanche pour les allocations familiales et pour l'assurance maladie. Il reste que le travail constitue deux tiers de la valeur ajoutée et qu'on ne peut taxer ad libitum le capital ; il y a aussi des limites à la taxation des assiettes mobiles : les prélèvements obligatoires élevés finiront toujours par être payés sur la part travail de la valeur ajoutée.
Quant au positionnement du Smic dans la gamme des salaires, il n'y a que très peu de pays où le salaire minimum est aussi proche du salaire médian qu'en France : il en représente environ de 60 % ou 65 %, ce qui est historiquement élevé. Sauf à imaginer que nous ayons accompli le miracle d'élever la qualification minimale de tous...
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Cette gamme de salaires reflète la structure de notre économie et la place importante qu'y tiennent les services.
M. Jean-Luc Tavernier. - Elle prévaut dans toutes les économies comparables à la nôtre, mais ces pays comportent beaucoup de métiers de service faiblement rémunérés. Pour l'industrie automobile, le coût du travail est à peu près le même en France et en Allemagne ; ce qui rend celle-ci plus compétitive, c'est que les entreprises, y compris industrielles, payent les services beaucoup moins cher...
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Et les Pays d'Europe Centrale et Orientale (Peco) ?
M. Jean-Luc Tavernier. - ... au prix, il est vrai, de la multiplication des salariés pauvres, y compris à temps plein.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Cela va changer avec le salaire minimum ; l'Allemagne avait d'ailleurs un problème de demande intérieure à cause de ces salaires très bas.
M. Jean-Luc Tavernier. - Ils n'ont pas l'air de se presser pour y remédier ; il faudra d'ailleurs vérifier que ce salaire minimum soit bien étendu à tout le monde, y compris aux travailleurs détachés. D'un côté, l'Allemagne n'est pas un optimum, de l'autre le niveau élevé du Smic justifie des allègements de cotisations.
M. Charles Guené, président. - Autrement dit, la nécessité d'une charge faciale pour les entreprises, quitte à leur rendre d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre.
M. Jean-Luc Tavernier. - La question de la barémisation des allègements est plus sociologique et politique que véritablement économique.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les autres pays utilisent très peu les exonérations sociales, de manière ponctuelle et y renoncent parfois après en avoir mesuré l'efficacité.
Les évaluations de l'effet emploi des allègements de cotisations sont convergentes pour la première période, mais on peut craindre que leur rendement décroisse avec le temps, une fois que les entreprises auront touché les allègements et que l'effet d'incitation à l'emploi aura faibli. Même si l'on juge que 800 000 emplois ont été créés ou sauvegardés grâce à ce dispositif, l'argent public ne pourrait-il être employé plus efficacement ?
Pour les évaluations qui prennent en compte le bouclage macro-économique, l'impact sur les finances publiques est décisif. Reposant largement sur la TVA, le financement des allègements ne vient-il pas reprendre aux salariés cette part de revenu ?
Quel lien établiriez-vous entre les allègements de cotisation et l'évolution de la productivité ? Dispose-t-on des éléments sur les allègements sur les bas salaires et sur le bénéfice aux personnes faiblement qualifiées ? Est-il possible de vérifier si les allègements incitent réellement à l'embauche des personnes non qualifiées, alors que les entreprises embauchent de plus en plus de personnes qualifiées sur des postes non qualifiées ?
Les allègements vont à toutes les entreprises sans distinction de taille ou de secteur d'activité. Ne serait-il pas plus efficace de cibler cette mesure en la mettant au service, par exemple, de la politique de réindustrialisation, ou encore des TPE et des PME pour lesquelles elle est vitale ?
Est-il possible de déterminer si depuis vingt ans les allègements sont allés aux embauches, aux bénéfices, aux investissements ? Les secteurs les plus affectés par la réduction des marges ne sont peut-être pas ceux qui bénéficient le plus des allègements. L'augmentation des revenus financiers et des dividendes n'est-elle pas liée à la difficulté des entreprises à investir ? Une étude non publiée de l'Insee démentirait l'idée d'un déplacement des salaires vers le capital.
M. Jean-Luc Tavernier. - Beaucoup de pays n'ont pas recours à cet outil d'exonération sociale, ils n'ont pas non plus à traiter le problème du coût minimal du travail : aux Etats-Unis, le salaire minimum représente environ 35 % du salaire médian.
Le législateur français a usé et abusé des allègements spécifiques, notamment à telle ou telle zone géographique : ils ont eu pour effet principal de déplacer de l'emploi sans en créer. On a également eu une exonération « premier emploi », supprimée dans les années 1990 parce qu'elle se résumait à un effet d'aubaine.
L'éternelle question du ciblage est assez vaine : sauf à quitter l'Union européenne et l'Organisation mondiale du commerce (OMC), il est juridiquement impossible de cibler les secteurs exposés. Il s'agit plutôt de répondre à un phénomène qui s'impose à toutes les entreprises : l'existence du Smic. Si la création d'emplois est le but recherché et si une grande entreprise profitable est susceptible de créer beaucoup d'emplois non qualifiés pourvu que le Smic soit plus bas, il n'y a, n'en déplaise à la Cour des comptes, pas de raison économique pour qu'une TPE soit privilégiée par la politique d'allègements.
Pour retirer les allègements sans nuire à l'emploi, il faudrait que notre système de formation initiale produise moins de jeunes insuffisamment qualifiés ; il est en outre difficile d'imaginer, dans certains secteurs, des gains de productivité ou de compétences suffisants pour que l'on puisse se passer des allègements sans mettre l'emploi en péril. La TVA ne reprend pas d'une main ce qu'on donne de l'autre, pour cette bonne raison que le salaire minimum est indexé sur l'évolution des prix.
L'Insee et le Conseil national de l'information statistique ont été interpellés par la CGT demandant un groupe de travail sur le coût du capital : rétroagit-il sur le partage de la valeur ajoutée ? En tant que producteurs de statistiques, nous n'avions pas été très pédagogues ; j'étais donc favorable à l'organisation de ce groupe, dont la présidence a été confiée à Olivier Garnier, bon connaisseur de ces sujets. Son rapport sera publié d'ici l'été.
M. Eric Dubois, directeur des statistiques et synthèses économiques de l'Insee. - Mesurer l'effet des allègements de charges sur l'emploi est compliqué, et cela l'est encore plus pour les taux de marge. Nos simulations donnent néanmoins à penser qu'ils profitent à la fois à l'emploi, aux investissements et aux marges des entreprises. Quand nous avons interrogé les entreprises de l'industrie et des services sur ce qu'elles comptaient faire du Cice, 50 % d'entre elles ont dit vouloir l'affecter aux investissements, 40 % à l'emploi (30 % dans l'industrie), et 25 % à l'augmentation des salaires.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - C'est essentiellement déclaratif.
M. Jean-Luc Tavernier. - Beaucoup d'entreprises ont dû découvrir le montant du Cice en faisant leur déclaration d'IS.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - L'objectif du Cice était de les inciter à se projeter dans l'avenir - on n'en est pas encore là...
M. Eric Dubois. - Certes, et leurs réponses sont déclaratives ; mais dans le passé elles ont bien été corrélées avec les variables d'activité que nous suivons. Nous avons d'ailleurs refait l'enquête trois mois plus tard, après l'arrivée des chèques du Cice, et les résultats sont étonnamment stables : une certaine projection dans l'avenir avait bien été opérée en amont.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les entreprises ne mettent pas beaucoup d'entrain à consulter les comités d'entreprise.
M. Gérard Longuet. - Y a-t-il des études sur l'évolution de l'intensité capitalistique par emploi en France ? On a supprimé en 1968 les tranches régionales du Smig. A-t-on jamais mesuré si cette modification avait changé le taux d'activité dans les régions françaises ? Enfin, l'on oublie souvent que les deux tiers de nos échanges se font avec des pays européens dont les conditions sociales sont assez proches des nôtres. Ce salarié extérieur avec lequel nous sommes en compétition a une réalité à pondérer par l'ampleur des échanges. Existe-t-il une appréhension statistique de son coût ?
M. Eric Dubois. - L'intensité capitalistique par travailleur croît sur longue période, parce que le capital augmente avec la production et qu'il y a des gains de productivité.
M. Gérard Longuet. - Voilà qui confirme la théorie marxiste du rendement décroissant du capital...
M. Jean-Luc Tavernier. - Des études étrangères intéressantes exploitent les variations entre Etats américains par exemple. Qu'en a-t-il été des régions françaises ? Je l'ignore. Le niveau est fondamental : jusqu'à une certaine hauteur, une hausse de Smic est profitable ; au-dessus elle est préjudiciable. L'Allemagne, en tous cas, va être une expérience intéressante.
Quant à la pondération du coût salarial par les échanges, on peut être en compétition avec un pays avec lequel on n'échange pas, s'il fournit les mêmes marchés tiers. Pour répondre à votre question, on ne peut s'arrêter à la comparaison entre niveaux de salaires sans étudier celle des niveaux de productivité.
M. Gérard Longuet. - Il s'agit d'étudier la situation salariale des pays avec lesquels nous commerçons beaucoup.
M. Jean-Luc Tavernier. - Des monographies d'entreprise répondraient mieux que les statistiques publiques.
M. Eric Dubois. - D'autant que nous ne connaissons pas toutes les statistiques de l'ensemble des pays de la planète.
M. Gérard Longuet. - La différence des niveaux salariaux selon les régions est une réalité objective et un facteur positif d'aménagement du territoire. Elle s'explique parce que le coût de la vie n'est pas le même d'un endroit à l'autre.
M. Jean-Luc Tavernier. - Le coût du logement est le principal facteur de variation. La revalorisation annuelle du Smic dans les différentes régions est étudiée par la Dares.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Je remercie nos invités de nous avoir apporté ces précieux éléments d'information.
La réunion est levée à 17 h 30.