Mercredi 7 mai 2014
- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -Audition, par visioconférence, de M. Giusto Sciacchitano, adjoint au procureur national anti-mafia, direction nationale anti-mafia - Rome, Italie
La réunion est ouverte à 14 h 35.
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Merci infiniment d'avoir accepté cette visioconférence. Vous nous aviez reçus, il y a bientôt un an, avec Chantal Jouanno, lors d'un déplacement de notre mission à Rome. Depuis lors, l'Assemblée nationale a adopté une proposition de loi concernant le système prostitutionnel. Celle-ci est actuellement examinée par le Sénat, qui a créé dans ce but une commission spéciale dont je suis le président. Elle est composée de 37 sénatrices et sénateurs issus de toutes les commissions permanentes.
Ce texte comporte notamment des mesures de lutte contre la traite ainsi que des dispositions améliorant l'accès aux droits des personnes prostituées et facilitant la sortie de la prostitution.
Concernant ce dernier volet, vous nous aviez fait part l'année dernière de l'expérience italienne en la matière, ce qui nous avait beaucoup intéressés. Nous souhaiterions conforter le texte de l'Assemblée nationale en nous inspirant de ce qui se passe dans votre pays. De quelle façon les choses se déroulent-elles en Italie ?
M. Giusto Sciacchitano. - Je suis ravi que l'on m'ait accordé la possibilité de m'entretenir avec vous car je crois énormément à la collaboration entre pays pour rendre la législation la plus homogène possible, dans ce domaine comme dans d'autres.
Le sujet d'aujourd'hui concerne non seulement le problème complexe de la sortie de la prostitution, mais également celui, plus ample, de la traite des êtres humains. La législation, en Italie, tend à tenir compte de ces deux aspects indissociables. En découlent les questions relatives à l'accompagnement, à la protection des victimes et à la lutte contre ceux qui exploitent les personnes prostituées.
On ne peut traiter de la protection des victimes sans également s'occuper de la lutte contre les trafiquants, et vice versa. Ces deux sujets sont très liés, car la protection des victimes vise également à faire en sorte que ces personnes aient confiance en l'Etat et puissent nous assister dans la lutte contre les trafiquants. Nous avons, pour ce faire, défini des bonnes pratiques qui nous ont permis de mener plusieurs enquêtes sur la base de ce modèle.
Le point essentiel que j'aimerais partager avec vous concerne le phénomène de la traite des êtres humains qui doit être prise en compte par tous les pays de l'Union européenne ayant une culture semblable. Nous aimerions d'ailleurs que d'autres pays en dehors de l'Europe partagent cette vision, comme une forme de crime organisé. Je vous rappelle que les protocoles « trafficking » et « smuggling », sont annexés à la convention des Nations unies contre le crime organisé, enjoignant les Etats parties à criminaliser le trafic des êtres humains.
De ce point de vue, l'expérience italienne peut être considérée comme intéressante. J'ai eu l'occasion, lorsque vous nous avez rendu visite à Rome, de vous expliquer que l'Italie a une législation anti-mafia très complexe, qui concerne beaucoup d'aspects liés au crime organisé.
Nous avons étendu au phénomène de la traite des êtres humains toute la législation relative à la lutte contre la mafia. Ceci signifie que nous avons autorité pour intervenir en utilisant tous les instruments des enquêtes spécifiques des opérations contre la mafia et le crime organisé. Ainsi, les enquêtes qui concernent la traite des êtres humains peuvent être beaucoup plus longues que des enquêtes ordinaires. Il est possible d'effectuer des écoutes téléphoniques bien plus facilement que dans les autres domaines. La protection des victimes est beaucoup plus précise et il est également possible de protéger des personnes qui collaborent avec la justice, certains trafiquants, pour une raison ou une autre, pouvant décider de coopérer. Ces derniers bénéficient des mêmes traitements que les repentis de la mafia. C'est pourquoi ces enquêtes ont enregistré de nombreux résultats plutôt positifs.
Le second volet concerne la protection des victimes. Nous vous l'avions présenté lors de votre visite à Rome. Il s'agit de l'article 18 du texte unique sur les étrangers. Cet article de notre législation sur les étrangers va plus loin que ne l'exige la directive européenne puisque la victime qui souhaite sortir du réseau de proxénétisme peut être secourue, même si elle ne collabore pas avec la justice. La directive européenne ne prévoit en effet de mesures de protection que dans le cas où les victimes acceptent de collaborer avec la justice. Nous avons la possibilité d'octroyer un permis de séjour temporaire qui, par la suite, peut être prorogé à des fins sociales. Il ne s'agit donc pas uniquement de faire sortir les personnes du système prostitutionnel mais également de leur assurer un accompagnement social.
Au fil des dernières années, le nombre de demandes émanant des victimes qui souhaitent utiliser cet instrument a cependant baissé. En effet, celles qui désiraient auparavant recourir à ce système n'ont maintenant plus intérêt à le faire, et ce pour deux raisons. En premier lieu, les personnes issues de pays comme la Roumanie, la Bulgarie ou autres, sont à présent des citoyens européens et n'ont pas besoin d'un visa temporaire pour séjourner en Europe. En second lieu, ces personnes peuvent aujourd'hui se déplacer à l'intérieur de l'Union européenne sans visa de séjour.
Nous avons tout à gagner à aider ces victimes : leur donner la possibilité de coopérer avec la justice afin d'écrouer les trafiquants présente des avantages, ces personnes pouvant ensuite séjourner dans le pays beaucoup plus facilement.
D'autres sujets pourraient évidemment être débattus, comme les problèmes inhérents aux rapports avec les pays d'origine de ces victimes.
Un autre aspect me semble devoir être abordé : dans une législation contre la traite des êtres humains, il faut identifier avec la plus grande précision les différentes modalités par lesquelles commence la traite des êtres humains. Nous savons tous que, pour traiter ce phénomène, celui-ci doit être considéré en dehors de chacun de nos pays. Les victimes peuvent très facilement passer d'un pays à l'autre : elles arrivent en France, puis passent en Italie, via Turin, ou en Grande-Bretagne.
C'est pourquoi il est nécessaire de s'appuyer sur une législation homogène, fondée sur une culture, une tradition et des règles de défense des droits humains partagées. Une telle harmonisation faciliterait la coopération entre systèmes judiciaires. Le juge a besoin de savoir si la collaboration est possible avec la victime et avec le pays considéré.
Nous savons également que le problème est bien plus étendu lorsque l'on considère les pays extérieurs à l'Union européenne. J'aimerais aborder ce sujet au moment où l'on parlera de la manière de faire face à ce phénomène. Les pays de transit et d'origine doivent être pris en considération lorsqu'on essaie de lutter contre les réseaux prostitutionnels.
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - J'ai le sentiment que l'Italie a davantage basé son action sur la lutte contre la traite des êtres humains que sur la lutte contre le proxénétisme...
M. Giusto Sciacchitano. - En effet, nous avons une législation spécifique concernant la traite des êtres humains, et une législation ad hoc contre le proxénétisme. En Italie, la personne prostituée ne commet aucun crime. Le crime est commis uniquement par le proxénète. Mais il existe sur ce point un débat très vif, et je suis de ceux qui considèrent aujourd'hui que la réalité de la prostitution n'est plus celle de la loi Merlin adoptée en 1958, qui n'abordait pas la question du proxénétisme sous l'angle de la lutte contre le crime organisé.
La loi Merlin visait à permettre aux personnes prostituées d'exercer leur activité de façon protégée, sans être soumises à l'influence d'un proxénète ou contraintes de travailler dans une maison close. À l'époque, le crime organisé avait une place bien moindre. De nos jours, nous devons faire face à un problème différent et nouveau : la traite des êtres humains, en provenance du Nigeria en particulier.
La réalité est aujourd'hui différente, et c'est pourquoi ma première remarque concernait la traite des êtres humains, qui doit être vue comme un pilier central de la lutte contre la prostitution. Celle-ci n'est pas toujours vue comme une forme de traite véritable : la femme nigériane opère dans la rue ; à l'inverse, la femme roumaine n'est pas sur la voie publique, mais exerce dans des clubs ou des structures plus sophistiquées, destinés à des clients d'un niveau social différent.
Qu'elles soient ukrainiennes, russes ou autres, ces femmes ne sont jamais venues spontanément en Italie. Elles affirment toutes que quelqu'un les a obligées, en leur promettant une vie meilleure. Cette réalité est totalement différente de l'époque où existaient les premières législations contre la prostitution. C'est pourquoi nous devons adopter une méthode adaptée à cette réalité.
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Je partage l'essentiel de vos propos. Nous avions d'ailleurs eu l'occasion d'en faire état lors de notre rencontre.
Vous avez évoqué le permis de séjour temporaire, même s'il est moins utilisé. Il l'est peut-être encore pour les personnes originaires du Nigeria ou d'autres pays d'Afrique subsaharienne. Un certain nombre de nos collègues craignent que ce permis de séjour n'amène un flux de personnes désirant régulariser leur situation. Avez-vous des informations à ce sujet ? Par ailleurs, qui délivre ce permis de séjour temporaire ?
M. Giusto Sciacchitano. - Les autorités du gouvernement égyptien ont eu à peu près la même réaction que la vôtre lors d'un entretien que nous avons eu récemment. Le Président de la cour d'appel du Caire nous a fait remarquer que la législation italienne était trop permissive et m'a dit que si nous continuions d'accueillir les mineurs de la façon dont nous le faisons, les mères égyptiennes risquaient de vouloir envoyer leurs filles en Italie en pensant qu'elles seront bien mieux traitées que dans leur pays d'origine. Ceci m'a fait réfléchir. En Europe, nous sommes soumis à deux exigences contradictoires auxquelles nous devons donner une réponse en nous appuyant sur nos principes, notre déontologie et le droit international. Beaucoup de pays en voie de développement ne sont pas confrontés à une telle situation.
Nous pensons qu'il faut aider ces mineurs à grandir. Il existe une politique européenne - et non pas simplement italienne - visant à porter assistance aux personnes qui arrivent chez nous. Vous avez suivi ce qui se passe au large de la Sicile en ce moment : il ne faut toutefois pas en rajouter ! Ces bateaux n'arrivent pas directement en Sicile mais ont bien compris que la meilleure façon d'arriver à leurs fins consiste à appeler les autorités en demandant de l'aide, affirmant que leur bateau est en train de couler. Les traités internationaux contraignent l'Italie à porter secours à ces bateaux, le droit maritime prévoyant la protection des personnes en péril... Il faut donc les assister.
Comment tout ceci est-il appréhendé par les pays du sud de la Méditerranée ? Mes interlocuteurs égyptiens m'ont dit qu'ils pensaient que les immigrés sont bien mieux traités que lorsqu'ils restent en Egypte. C'est bien évidemment une exagération, mais ceci montre le dilemme auquel nous devons faire face. Nous apportons de l'aide, et ceci encourage d'autres à venir dans notre pays. Si nous décidons de ne pas aider ces personnes, que va-t-il se passer ? Elles couleront probablement. Beaucoup de pays n'ont pas de réponse !
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Après avoir accordé un permis temporaire, quel résultat les structures d'accueil obtiennent-elles ? Qui les finance ? Lorsque nous nous sommes rendus à Rome avec Chantal Jouanno, nous avions visité un centre d'accueil fort intéressant. Est-ce le procureur qui accorde le permis de séjour en Italie ?
M. Giusto Sciacchitano. - Il s'agit là d'aspects différents. La victime de la traite à laquelle on donne ce permis de séjour n'est pas la même personne que celle que l'on reçoit dans ces centres d'accueil. Le premier cas correspond au phénomène de la traite des êtres humains, le second concerne les clandestins. Il s'agit de deux sujets qu'il ne faut pas confondre car, du point de vue de la législation, ils ne sont pas soumis aux mêmes lois.
Ces centres d'accueil s'adressent aux clandestins qui arrivent de leur propre chef ; ce sont en grande partie des personnes en provenance de pays en guerre, qui demandent le droit d'asile, ce qui est très différent du phénomène du « smuggling », c'est-à-dire de la contrebande. Pour l'instant, l'Italie est le pays d'arrivée de tous les gens en provenance de la corne de l'Afrique, de la Libye, de la Syrie, pays touchés par de graves problèmes. Les centres d'accueil cherchent à savoir si ces personnes ont les documents nécessaires pour bénéficier de ces permis.
L'autre phénomène concerne les victimes de la traite des êtres humains qui souhaitent sortir des réseaux prostitutionnels. Dans le cas du « smuggling », lorsque la victime arrive en Italie, elle n'a plus de rapport avec le trafiquant, car le clandestin souhaite arriver en Italie ou du moins en Europe. L'Italie constitue le premier pays par où passer pour se rendre en France, en Angleterre, en Suisse ou ailleurs. Cette personne n'utilise donc plus les moyens du trafiquant. Dans les cas de traite des êtres humains, la victime est contrainte de quitter son pays pour connaître une vie meilleure à l'étranger, mais doit subir l'exploitation du proxénète.
D'une manière générale, la victime qui veut sortir du réseau prostitutionnel peut bénéficier d'un permis de séjour temporaire, ainsi que je l'ai déjà dit. Lorsque la victime demande à pouvoir bénéficier de ce permis de séjour temporaire pour sortir d'une organisation dont elle est victime, le ministère de l'intérieur lance une procédure destinée à délivrer un document. Bien évidemment, des enquêtes sont menées et, lorsque les dires de la personne sont démontrés, un titre de séjour de six mois est délivré. Il peut être renouvelé. Pendant ce laps de temps, la victime est aidée par l'État d'un point de vue financier.
Comme je l'ai dit, ce système s'est révélé être très utile, car nous savons que chaque victime, qu'il s'agisse de la traite ou du « smuggling », en arrivant en Italie, ne fait pas confiance aux autorités. J'ai moi-même pu le constater. Au début, la victime ne sait pas qu'il existe une différence entre un policier italien et un policier nigérian et peut penser que le policier italien est corrompu comme son homologue du Nigeria. Elle assimile donc le policier au trafiquant.
Notre système de sortie des réseaux de traite a permis d'établir une relation de confiance entre la victime et les pouvoirs publics italiens, notamment les forces de police, qui peuvent maintenant facilement faire comprendre aux victimes qu'elles peuvent avoir confiance dans une structure étatique mise en place pour elles. Bien souvent, ces collaborations nous permettent d'identifier les trafiquants et de les poursuivre en justice.
Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez évoqué la volonté des victimes de sortir de ce système : comment font-elles pour approcher vos services ? En France, c'est quelque peu compliqué. Par ailleurs, vous avez précisé que c'est l'État qui finance l'accueil, l'accompagnement, l'hébergement et la formation des victimes. Faites-vous appel à des associations ? De façon générale, combien de temps ces victimes restent-elles dans vos centres d'accueil ou d'hébergement ? Enfin, existe-t-il en Italie des prostituées indépendantes ? Ont-elles le droit d'exercer ?
M. Giusto Sciacchitano. - Les prostituées indépendantes existent en Italie et elles peuvent exercer. Comme je l'ai dit, la personne prostituée ne commet aucun crime. La prostitution indépendante constitue cependant un phénomène très marginal.
Comment la rencontre entre la victime et le centre d'hébergement se passe-t-elle ? Nous avons tenté de créer de bonnes pratiques. Le département de l'égalité des chances, avec lequel le sénateur Godefroy a pu échanger, a quelques projets et finance donc les activités d'organisations non gouvernementales (ONG) qui, d'une manière ou d'une autre, se sont spécialisées dans ce domaine. Il s'agit d'organismes qui essaient d'approcher des victimes sur la voie publique ou dans les lieux où elles exercent. Nous ne parlons pas là de prostitution indépendante ou volontaire, mais de prostitution forcée. C'est la méthode principalement utilisée pour établir un premier contact.
Les ONG disent elles-mêmes que le parcours est très long car la confiance n'est pas immédiate. Mais si cette collaboration se passe bien, la victime commence à comprendre qu'elle peut évoluer dans un cadre judiciaire différent de celui de son pays d'origine. Les ONG essayent d'inciter les victimes à se rapprocher de la justice italienne, afin de fournir le nom des trafiquants.
Le premier contact ne s'établit donc pas directement entre la victime et le procureur : les ONG jouent un rôle d'intermédiaire. Des organisations comme « Save the children » sont présentes sur le territoire national ; d'autres interviennent également au niveau local. Certains projets sont par exemple financés par les régions. Différentes structures tentent d'intervenir dans ce domaine. Nous sommes actuellement en train de traverser une crise mais les résultats sont, je dois le dire, plutôt positifs !
M. Alain Gournac. - En France, il n'y a presque plus de prostituées françaises. Combien de prostituées italiennes offrent-elles encore leurs « charmes » dans votre pays ?
M. Giusto Sciacchitano. - Je n'en ai aucune idée. Je n'ai pas de données concernant les prostituées indépendantes. Nous menons des enquêtes contre le crime organisé. Je ne puis donc vous indiquer que le nombre de victimes de la traite des êtres humains.
Ceci étant, il est indéniable que les prostituées italiennes qui exercent de façon indépendante sont fort peu nombreuses. Je ne pense pas qu'il y ait énormément de différences entre l'Italie et la France. Aucune enquête, dans le domaine du proxénétisme, en dehors de la traite des êtres humains, ne semble indiquer un nombre très élevé.
M. Alain Gournac. - Combien faites-vous tomber de réseaux par an ? Il existe également en France, comme en Italie, beaucoup de réseaux nigérians, mais nombre de réseaux des pays de l'Est se sont également implantés dans notre pays.
M. Giusto Sciacchitano. - Tous les pays européens sont touchés par le crime organisé endogène - comme la Camorra, la Ndrangheta, ou la Mafia, en Italie - mais nous sommes de plus en plus la cible de mafias étrangères ou de crimes organisés étrangers.
Dans le trafic des êtres humains, les trafiquants sont issus de réseaux exclusivement étrangers. Toutes les enquêtes que nous menons en Italie sont claires à ce sujet : il s'agit de mafias étrangères, nigérianes, ou de mafias criminelles d'Europe centrale et orientale, de Baltique. Même les organisations criminelles chinoises sont très présentes. Leur objectif est de faire parvenir leurs membres en Europe et l'Italie est souvent le premier pays par lequel transitent ces personnes.
Ceci engendre évidemment d'énormes problèmes. L'Italie, comme la France ou la Grande-Bretagne, pays avec lesquels je suis en contact permanent grâce à la collaboration entre nos forces de l'ordre, se rendent compte qu'elles ne peuvent faire face qu'au dernier maillon de la chaîne, le moins important. Il s'agit des personnes qui, sur place, sont en contact avec celles qui gèrent ce trafic depuis l'étranger, contrôlent les victimes et décident de leurs mouvements.
L'Union européenne ne peut guère agir vis-à-vis des pays de transit ou d'origine, où résident les vrais trafiquants. Nous n'avons aucune possibilité concrète d'intervention à leur encontre. Je suis d'ailleurs en train de mener une campagne à ce sujet. J'essaye d'en parler à l'échelon international, mais avec très peu de résultat, hélas ! En France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, nous n'avons pas eu de réponse convaincante de la part des autorités judiciaires de pays comme le Nigeria. Les pays du Maghreb, la Libye, l'Egypte ne nous ont donné aucune réponse.
De nouveaux trafics en provenance de Chine, d'Afghanistan ou d'Irak concernent des personnes qui veulent quitter leur pays pour arriver en Europe. Ces trafics reposent sur des bases de transit solidement établies en Turquie et en Grèce. Malheureusement, nous n'avons aucune forme de collaboration avec ces pays. Si l'on veut traiter ces problèmes, il faut élargir notre champ de vision. Je le dis et le répète lorsque je m'adresse à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), aux Nations unies ou à l'Union européenne : il faudrait que l'Europe se dote d'une législation complète et homogène en la matière. Nous devons mettre en oeuvre des directives européennes, mais aucun organisme international, pas même l'Union européenne, ne peut vérifier si ces pays ont bien transposé les normes prévues par les conventions, les traités et les actes internationaux...
Tous les pays européens partagent ce problème, mais aucun n'a développé de politique visant à l'affronter ensemble. J'ai suggéré quelques idées qui pourraient être mises en place avec un pays comme le Nigeria, s'il fallait n'en identifier qu'un seul. Il faudrait faire en sorte que la politique étrangère européenne dialogue avec au moins l'un des pays les plus touchés par ce phénomène. Aucun gouvernement n'y est jusqu'à présent parvenu !
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Je partage tout à fait votre sentiment ! C'est d'ailleurs une question que l'on doit se poser. Bien souvent, les législations concernant la prostitution sont différentes dans chaque pays européen, voire contradictoires. C'est donc effectivement par le biais de la lutte contre la traite des êtres humains qu'il faut aborder le problème. Ce que vous préconisez est la bonne formule. Je ne sais si le texte qui nous occupe pourra intégrer cette dimension, mais je crois qu'il faut mobiliser les gouvernements européens pour aller en ce sens.
M. Giusto Sciacchitano. - La France a-t-elle prévu une législation spécifique concernant la lutte contre le crime organisé ? De là découlent beaucoup de choses...
La France connaît bien ce sujet pour avoir participé aux travaux de la convention de Palerme, qui prévoit la reconnaissance du crime organisé par les Etats. Il faudrait en effet créer un lien entre la traite des êtres humains et le crime organisé. C'est le point de départ du raisonnement. Il faut mettre en oeuvre la convention de Palerme et intégrer ce nouveau crime spécifique.
La France a suivi avec attention le développement d'un système d'enquête qui s'est inspiré de notre propre système dans le cadre du crime organisé. Nous disposons de bureaux faisant partie du ministère public qui sont chargés de toutes les enquêtes contre le crime organisé et la traite des êtres humains.
En France, vous avez créé des juridictions spécialisées. J'ai eu l'occasion de rencontrer un certain nombre de mes homologues. Je discute souvent de ce sujet avec la magistrate de liaison française ; je suis ravi de la création de ces structures !
Le rapprochement avec le système italien constitue une étape importante. Si vous définissez, comme vous devez le faire, le crime organisé selon le principe de l'article 2 de la convention de Palerme, nous pourrons avoir une législation plus homogène et développer une communication plus efficace, plus opérationnelle et plus immédiate vis-à-vis des pays d'origine et de transit.
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Je ne pense pas que nous ayons transcrit intégralement dans la loi française cette notion de crime organisé. Certaines dispositions particulières concernent cependant la traite des êtres humains.
Ce débat va être pour nous l'occasion d'interroger le Gouvernement et de pousser en ce sens. Nous en avions parlé, lorsque je suis venu vous rendre visite, à Rome. Nous avons je pense un certain retard en la matière ; vous nous le faites remarquer fort élégamment, mais c'est tout à fait vrai ! Je crois, toute comme vous, que ceci nous permettra de lutter efficacement contre la traite des êtres humains et l'esclavage moderne.
M. Giusto Sciacchitano. - J'en serais ravi ! J'aimerais que cette rencontre nous aide à démarrer un projet ensemble. Nous avons un problème identique dans nos deux pays, mais il faut y faire face concrètement en uniformisant nos législations. Je souhaite que l'on puisse y parvenir.
M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous ferons tout notre possible pour aller en ce sens. Il me reste à vous remercier infiniment d'avoir accepté cette rencontre. Ce fut un très grand plaisir de vous retrouver par le biais de cette visioconférence. J'espère que nous aurons d'autres rencontres et que je pourrai, dans un avenir très proche, apporter des réponses concrètes aux questions que vous venez de formuler.
M. Giusto Sciacchitano. - Je vous remercie également de cet échange. Le dialogue concret représente la véritable source de collaboration entre deux pays qui souhaitent réellement atteindre les mêmes objectifs. J'ai été sensible à votre disponibilité et à l'intérêt que vous avez porté à notre expérience. Nous sommes les premiers à reconnaître que notre pays est touché par différentes sortes de crimes organisés. Nous sommes en train de faire face à ces problèmes du point de vue de la législation et du point de vue opérationnel. J'aimerais qu'à partir de maintenant, il puisse y avoir une plus grande collaboration entre nos deux pays.
La réunion est levée à 15 h 40.