Mercredi 12 février 2014

- Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, présidente -

Décentralisation culturelle - Table ronde

Au cours d'une première séance tenue dans la matinée, la commission organise une table ronde sur la décentralisation culturelle. Sont entendus :

- MM. Jean-Michel Le Boulanger, vice-président chargé de la culture et des pratiques culturelles, et Thierry Le Nédic, directeur de la culture, au Conseil régional de Bretagne ;

- MM. Jean-François Burgos, vice-président, et Hervé Pérard, membre du bureau de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) ;

- Mme Marie-Laure Atger, présidente, et M. Didier Salzgeber, délégué général, du Comité de liaison des établissements publics de coopération culturelle ;

- Mme Claire Guillemain, déléguée générale, du Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique (PROFEDIM) ;

- Mme Madeleine Louarn, présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC).

Mme Marie-Christine Blandin, présidente- Merci d'être venus nombreux à cette table ronde, la présence de nombreux acteurs de la culture dans le public témoigne d'ailleurs de l'importance et de l'actualité du sujet. J'indique qu'au-delà des personnes invitées aujourd'hui, nous avons adressé un courrier à l'ensemble des organisations représentatives du secteur concerné, en leur proposant de nous faire part de leur analyse de la décentralisation, aussi bien que de leurs suggestions.

Depuis les années 1980, la logique de la décentralisation culturelle a été celle d'un exercice conjoint d'une compétence générale par chacun des niveaux de collectivités publiques, par opposition à la logique de transfert de blocs de compétences exclusives. Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 ont consacré la clause générale de compétence, considérée à la fois comme une forme d'expression du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales et comme la référence de la gouvernance des politiques publiques culturelles.

Cette organisation a permis aux collectivités territoriales d'affirmer progressivement leur poids et leur place incontournable, pour le financement - elles comptent pour 70 % des dépenses culturelles dans notre pays - mais également à travers l'exercice de compétences précisées dans un cadre partenarial avec l'État, je pense en particulier aux archives ou à la lecture publique.

La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales a constitué une nouvelle étape, notamment dans le domaine de la politique patrimoniale avec le transfert de propriété de 65 monuments historiques de l'État à des régions, départements et communes. Cette loi a également tenté de clarifier le rôle de chaque collectivité publique dans l'organisation des compétences en matière d'enseignements artistiques - sans y parvenir cependant. On doit aussi à notre ancien collègue Ivan Renar l'institution des établissements publics de coopération culturelle (EPCC), qui se sont multipliés, proposant un mode de coopération souple et original entre collectivités et, dans la majorité des cas, avec l'État.

La loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales a supprimé, à compter du 1er janvier 2015, la clause de compétence générale des départements et des régions - tout en instituant, grâce à des amendements vigoureusement défendus, une compétence partagée dans le domaine de la culture. Or, l'article 1er de la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite « MAPAM », a inséré dans le code général des collectivités territoriales un article disposant que « sauf lorsque sont en cause des intérêts nationaux, l'État peut déléguer par convention à une collectivité territoriale ou à un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre qui en fait la demande l'exercice de certaines de ses compétences. »

Dernier événement en date, le Président de la République a récemment annoncé la nécessité d'une clarification stricte des compétences entre collectivités. Un projet de loi est en cours de rédaction ; il pourrait être soumis au Parlement dès le mois de mai prochain.

Dans un tel contexte, il m'a paru nécessaire de prendre le temps de la réflexion pour que soit abordée en profondeur et hors de toute polémique la question de la décentralisation culturelle, dont les acteurs principaux n'ont pas été aux premières loges des débats jusqu'à maintenant. Je vous proposerai ainsi d'évoquer le bilan de la décentralisation culturelle depuis les années 1980, en mettant en évidence les réussites et les éventuels dysfonctionnements observés sur le terrain ; les débats suscités par l'article 1er de la loi « MAPAM », ainsi que par le « Pacte d'avenir pour la Bretagne », puisque nous accueillons aujourd'hui le vice-président du conseil régional de Bretagne en charge de la culture. Enfin, parce que la culture n'est pas une marchandise et parce que le Parlement ne confond pas intérêts sectoriels et intérêt général, au-delà de la question des compétences ou des perspectives d'évolution de l'offre artistique territoriale et des modalités de son financement, il nous faut préciser le sens et l'ambition que nous donnons à l'action publique pour favoriser le développement social et culturel de chacun sur le territoire, où qu'il soit et quel que soit son vécu propre.

Merci aux rédacteurs du « Manifeste pour les produits de haute nécessité » d'avoir cité, aux côtés du boire-survivre-manger - le prosaïque -, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lecture, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime - en un autre mot : le poétique.

De cela nous devons être garants.

Notre table ronde ne constitue que la première étape d'une réflexion globale que nous poursuivrons dans les prochains mois au sein de notre commission.

M. Jean-Michel Le Boulanger, vice-président de la région Bretagne, chargé de la culture et des pratiques culturelles. - En signant avec l'État un « Pacte d'avenir pour la Bretagne », nous nous inscrivons précisément dans la perspective que vous appelez de vos voeux, celle consistant à donner sens et ambition à l'action publique - au besoin par des délégations de compétences, dont les périmètres restent à définir.

Je veux souligner, pour commencer, une singularité forte de la Bretagne : sa vitalité culturelle, tous domaines confondus, avec des pratiques culturelles très vivaces et très liées à la création - ces pratiques ne sont pas folklorisées et c'est pourquoi je ne parle jamais de « culture bretonne », tant l'imbrication est forte entre partitions anciennes et pratiques actuelles, entre amateurs et professionnels, entre culture savante et culture populaire. L'égale dignité des cultures est au fondement de notre politique culturelle - je le dis avec d'autant plus de force que nous sommes salle « Clemenceau », lui qui s'était battu pour l'égale dignité des civilisations, quand la colonisation de la fin du 19e siècle voulait se justifier par la hiérarchie entre les civilisations. La Bretagne, ensuite, est historiquement décentralisatrice. La décentralisation y a trouvé parmi ses plus grands défenseurs et initiateurs, en particulier René Pleven, dès les années 1960.

Or, la période de difficultés économiques et sociales que nous traversons, avec ses replis budgétaires généralisés, nous paraît propice à expérimenter une nouvelle gouvernance des politiques culturelles. Pourquoi ? D'abord parce que nous avons des atouts en Bretagne, nés des relations de travail étroites que nous entretenons depuis longtemps avec la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et avec les autres collectivités locales - en particulier une table-ronde régulière de la région et des quatre départements -, mais aussi avec les artistes eux-mêmes. C'est sur ce terreau déjà ancien de travail en commun, de co-construction de projets, que nous avons proposé, avec le Pacte d'avenir, qu'il y ait mieux d'État, non par le transfert, mais par la délégation de compétences, dans un cadre contractuel énonçant les grands objectifs des politiques publiques de l'État et de la région, en lien avec les autres collectivités locales. C'est le sens du Pacte d'avenir, signé le 13 décembre dernier, mais aussi la lecture que nous faisons de l'article 1er de la loi « MAPAM ».

Pour nous, la proximité n'est pas synonyme de vertu : ce n'est pas parce que le décideur est proche qu'il est équitable - mais la proximité n'est pas davantage synonyme de clientélisme, non plus que l'éloignement, de rectitude : la vertu est moins une question de distance que de conscience, d'esprit public et d'éthique. Ensuite, la décentralisation ne doit pas être la victoire de l'un sur l'autre, de l'État sur les collectivités, de la région sur les départements - mais la victoire de l'esprit public et de l'efficacité de la dépense publique, celle du mieux d'État.

Le Président de la République et le Premier ministre ont appelé à supprimer les doublons, partout où cela est possible. Nous en avons-nous-mêmes observés entre collectivités et avec l'État, alors même qu'en Bretagne nous construisons nos politiques publiques ensemble. C'est le cas, par exemple, pour notre politique du cinéma : l'État conduit une politique nationale avec le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Il dépense en Bretagne 150 000 euros par an et deux agents sont affectés à cette mission au sein de la DRAC ; de notre côté, nous dépensons 5 millions par an, avec trois postes et demi : n'y a-t-il pas là un doublon, la possibilité que l'État délègue l'exercice de cette compétence à la région ? Il garderait les grands axes, avec le CNC, et nous agirions pour son compte, sur le territoire régional : nous le proposons, après une concertation avec les agents concernés.

J'ajoute, pour finir, que nous sommes parvenus à maintenir le budget régional pour la culture à l'euro près, ceci après plusieurs années d'augmentation : ce n'était pas gagné, dans le contexte que nous savons.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je passe la parole aux représentants de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), qui représente des collectivités très mobilisées pour la culture dans sa plus grande diversité, et dont les responsables, je le dis pour avoir assisté à des réunions de cette fédération, connaissent très bien les ressorts et les modalités de l'action publique.

M. Jean-François Burgos, vice-président de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC). - Grâce à un débat approfondi en bureau de la Fédération, nous avons rédigé une contribution que nous tenons à votre disposition et qui considère les politiques culturelles comme des politiques pour les personnes, par les territoires. Dans cette contribution, nous invitons chacun à se repositionner, à réinvestir des notions passées dans le langage courant et qui ne vont pourtant pas de soi. Ainsi en est-il de la notion de « compétence » : le nom requiert une épithète, nous parlons bien de la « compétence culturelle » ; or, pour la FNCC, la culture ne doit pas être comprise comme une compétence particulière des politiques publiques, mais comme une responsabilité - une responsabilité partagée par les différents échelons des pouvoirs publics, pour l'État aussi bien que pour les collectivités locales. Car la culture associe un acte producteur à de la transmission, à l'expérience d'être auprès d'un autre, l'autre de quelqu'un d'autre - la culture nous place d'emblée dans un champ où l'homme ne peut se mesurer géométriquement à l'autre. C'est ce qui fait que la culture ne peut coïncider avec le périmètre d'une compétence, mais qu'elle est une responsabilité - humaine et c'est pourquoi la culture interroge non l'échelon territorial, mais la nature même de la collectivité qui en fait un objet de politique publique. Aussi préférons-nous parler de cofinancement plutôt que de financements croisés : car toute participation financière manifeste la volonté de participer à un projet, de s'y inscrire.

La décentralisation ne peut se réduire à la question des compétences, nous avons besoin d'une ouverture, d'un encouragement au dialogue entre les collectivités, pour que le fait culturel se développe, et avec lui son propre maillage. Les collectivités territoriales ont largement investi dans des équipements culturels, elles y ont acquis un savoir-faire largement reconnu ; il leur faut maintenant déployer le fait culturel, dans et hors les murs, par le maillage. Des outils existent pour cela, par exemple les schémas d'orientation de développement des lieux de musiques actuelles (SOLIMA), où des acteurs territoriaux de la culture se mettent autour de la table pour projeter et mettre en mouvement des territoires au-delà des seuls équipements et de leurs publics.

M. Hervé Pérard, membre du bureau de la FNCC. - La loi « MAPAM », aussi bien que la loi en préparation sur la décentralisation, nous font craindre pour l'équité territoriale, que l'État est censé garantir. Elles nous paraissent également augurer une « recentralisation territoriale » autour de la région chef de file, alors que le Conseil des collectivités territoriales pour le développement culturel (CCTDC), présidé par la ministre de la culture et ouvert à toutes les associations de collectivités, nous paraît l'outil pertinent pour débattre des politiques culturelles. La conférence territoriale de l'action publique, pilotée par la région, serait chargée de l'éducation artistique et culturelle, alors que les établissements d'enseignement relèvent généralement des intercommunalités ou des communes : le schéma qui se prépare n'est pas le plus pertinent.

Ensuite, nous voulons souligner que l'action publique culturelle doit être transversale, plutôt que découpée sectoriellement, car la culture concerne l'ensemble des secteurs d'intervention publique - le social, l'urbain, l'économique, l'environnement... Cette transversalité va dans le sens de la modernisation de l'action publique.

Enfin, nous réaffirmons que la commune est l'interlocuteur privilégié de l'action culturelle publique.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je passe la parole aux représentants du Comité de liaison des établissements publics de coopération culturelle, qui, sur le terrain, sont en prise directe avec la coopération culturelle entre collectivités et avec l'État.

Mme Marie-Laure Atger, présidente du Comité de liaison des établissements publics de coopération culturelle. - Effectivement, les EPCC sont, depuis une dizaine d'années, des laboratoires de la coopération culturelle entre collectivités - et notre comité de liaison en est l'observatoire.

Je crois qu'il est devenu nécessaire que les collectivités locales, d'une manière générale, énoncent plus clairement les raisons de leur engagement dans les EPCC. Car si la culture compte pour la notoriété des territoires, ce qui peut paraître un motif suffisant pour s'y engager - et un objet de compétition, du reste, entre collectivités -, les apports de la culture au développement territorial vont bien au-delà : ils concernent l'économie, l'emploi, l'aménagement et l'attractivité du territoire, autant d'objectifs qui importent davantage, pour la collectivité territoriale, que l'objet artistique même de l'EPCC. Une fois que les collectivités territoriales auront énoncé les raisons de leur soutien, les objectifs qu'elles fixeront aux EPCC seront plus clairs.

M. Didier Salzgeber, délégué général du Comité de liaison des établissements publics de coopération culturelle. - L'article 3 de la loi « MAPAM », qui range des compétences par collectivité « chef de file », ne mentionne pas la culture - mais l'aménagement et le développement durable du territoire, le développement économique, ou encore le soutien à l'enseignement supérieur et à la recherche. Que vise-t-on lorsqu'on parle de « compétence culture » ? Il y a des équipements et des services culturels, mais la culture coïncide-t-elle avec une compétence définie par la loi ? Ces questions sont anciennes et récurrentes. On se souvient de l'éclairage que leur ont donné René Rizzardo et Pierre Moulinier dès les années 1990 - en particulier ce fait que les compétences en matière culturelle résultent de circulaires plutôt qu'elles ne sont délimitées par la loi, exception faite de politiques particulières comme celle du patrimoine ou du cinéma.

Le périmètre de la culture se laisse d'autant moins circonscrire qu'il progresse constamment - et cela va continuer, si l'on en croit le rapport de prospective « Culture et Médias 2030 ». C'est pourquoi il paraîtra contradictoire de vouloir en figer le cadre de gouvernance avec des définitions « enfermantes ».

En fait, nous sommes au croisement de trois référentiels : l'historique, centré sur l'aide à la création professionnelle et visant l'excellence scientifique, artistique, culturelle, avec une préoccupation d'accès au plus grand nombre ; l'économique, centré sur l'importance de l'activité, de l'emploi, de la valeur créée, facteur d'attractivité des territoires ; enfin, un référentiel en émergence, centré sur le droit à chaque personne de voir reconnaître son identité culturelle. Chacun de ces référentiels importe mais ne peut constituer, à lui seul, la clé de voûte du système, d'où ses oscillations et les difficultés à définir des priorités. Travailler au développement des industries culturelles, ce n'est pas le même métier que gérer, dans un territoire, les aspirations et les tensions entre identités sociales, culturelles et ethniques.

Dès lors, trois questions me paraissent se poser. « La » culture est-elle un concept politique suffisant ? Le terme est pratique, mais il ne coïncide avec aucune compétence bien délimitée. L'organisation de la culture, ensuite, ne joue-t-elle pas contre les singularités qui s'expriment ? Il y a ici une tension, qu'on voudrait constructive, entre la norme organisationnelle et la réalité hybride, hétérogène. Enfin, comment construire une politique publique avec autant d'intervenants et de perspectives ? Il me semble indispensable de sortir de cette espèce de poker menteur où chacun fait comme s'il pouvait tout faire ; il y a des financements croisés, mais chacun entre dans la ronde pour des motifs bien différents. Et ce déficit de clarté empêche de définir non pas une organisation, mais un système de responsabilité publique pour la culture.

L'expérience montre, ensuite, que le multilatéral est préférable au bilatéral, eu égard à la complexité des enjeux liés à la culture. Le récent rapport d'inspection sur les politiques culturelles outre-mer est édifiant à cet égard, démontrant toutes les difficultés quand il n'y a plus qu'une seule collectivité territoriale compétente en matière culturelle.

La contribution de notre comité de liaison soulignera donc la complexité du sujet, les risques qu'à vouloir faire coïncider la culture avec une compétence, on la fasse sinon disparaître, du moins conduire à la fragmenter, alors qu'il serait bien plus utile d'articuler les politiques culturelles. Faut-il expérimenter de nouveaux modes d'action publique, comme le fait la Bretagne ? C'est possible, mais à condition que l'expérimentation contribue à mieux expliciter, à clarifier les objectifs portés par la puissance publique.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Vous rejoignez ici la Société française d'évaluation, qui préconise que toute action publique explicite ses objectifs.

Je passe la parole à Claire Guillemain, déléguée générale du Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique (PROFEDIM), un syndicat très engagé dans ce débat puisque lors de l'examen du projet de loi « MAPAM », il nous proposait de supprimer tout un pan de l'article 2 - au risque de priver les collectivités locales de compétences qui sont pourtant indispensables, par exemple en matière de transports ferroviaires... Puis je passerai la parole à Madeleine Louarn, présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelle (SYNDEAC), qui avait une position moins radicale sur la loi « MAPAM ».

Mme Claire Guillemain, déléguée générale du Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique (PROFEDIM). - Cette proposition n'émanait pas seulement du PROFEDIM, mais de vingt-cinq organisations professionnelles, effectivement très mobilisées contre la perspective de délégation des compétences en matière culturelle.

Le syndicat PROFEDIM réunit près de 80 entreprises dans le champ des musiques savantes - musique contemporaine, ancienne ou classique -, tels que des centres nationaux de création musicale, des centres de recherche musicale, des compagnies lyriques, des ensembles musicaux, des festivals et des lieux de production musicale. Ce champ musical est d'une grande vitalité, il s'exporte - 20 % des concerts des ensembles musicaux ont lieu à l'étranger - et il est la source même de la diversité de l'offre artistique présente sur notre territoire. Les entreprises que nous représentons réalisent près de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel, constitué de recettes propres à plus de 58 %, dont 8 % de mécénat, tandis que les subventions d'État représentent 18 % et celles des collectivités locales, 23 %.

La décentralisation du domaine musical a été pensée dans les années 1960, l'époque du Plan Landowski, qui a équipé notre pays de son réseau d'opéras, d'orchestres symphoniques, écoles de musique et de conservatoires. Ce grand mouvement d'équipement n'a pas intégré les nouveaux acteurs que sont les festivals, les centres de création et de recherche musicale, les ensembles instrumentaux et vocaux. C'est la raison pour laquelle la création musicale ne dispose pas aujourd'hui d'un réseau d'équipement dans la danse ou l'art dramatique et que les festivals assurent la majeure partie de la production musicale.

Cependant, l'implantation territoriale de la création musicale a souvent été impulsée par l'État, c'est le cas par exemple des ensembles d'Ars Nova à Poitiers, des Arts florissants en Basse-Normandie ou encore du festival Musica à Strasbourg. Les festivals ont trouvé toute leur place dans la décentralisation, surtout depuis que l'État s'est désengagé du secteur, en 2006.

Si les équipements comme les centres de création musicale ou les salles de concert sont plutôt bien intégrés aux politiques culturelles dans les territoires, la situation est plus difficile pour les équipes artistiques, qui ont parfois du mal à concilier un ancrage territorial et une activité internationale. On peut s'étonner, du reste, que les collectivités encouragent l'ancrage local sans reconnaître l'activité internationale des artistes, alors qu'elles soutiennent l'exportation d'une manière générale, en particulier celle des entreprises...

Autre difficulté importante : la relation contractuelle entre l'ensemble des partenaires. Les EPCC sont certainement un bon outil, mais pas toujours adapté aux festivals ni aux équipes artistiques, qui ont besoin de structures plus légères et plus souples. Il faut rechercher une nouvelle forme de conventionnement, qui accueillerait chacun autour de la table pour réaliser une partie du projet d'ensemble - avec des enveloppes financières conformes au droit communautaire des aides d'État.

La décentralisation, ensuite, ne peut pas se faire sans l'État. La loi « MAPAM » inquiète les professionnels - et les propos de la ministre de la culture, du Premier ministre aussi bien que ceux du Président de la République ne nous ont pas rassurés. On pourrait penser que la culture sera exclue des délégations de compétences puisque, comme le texte le prévoit, les compétences d'intérêt national ne sont pas concernées. Mais la réalité est plus ambiguë et l'on comprend mal les mécanismes de délégation. Dans les faits, comment l'État pourra-t-il refuser la délégation à une collectivité volontaire, sachant que les économies budgétaires poussent à diminuer les effectifs des DRAC, quand ce n'est pas à les supprimer ? On l'a vu avec le « Pacte d'avenir pour la Bretagne », où le ministère de la culture ne paraît pas avoir été consulté. Lorsque M. Le Boulanger évoque des doublons, parle-t-il de l'action, ou bien des personnels ? Comment, lorsque la « compétence culture » aura été déléguée, l'État tiendra-t-il son engagement de ne supprimer aucune DRAC, comme on nous l'affirme aujourd'hui ? Maintiendra-t-on des agents sans mission ? Avouez qu'il y a là un paradoxe, qui explique l'inquiétude sur le terrain - y compris dans les collectivités locales, où l'on mesure très bien l'utilité des conseillers de la DRAC pour monter les projets et aller chercher des financements, notamment à l'échelon européen.

Le projet de loi annoncé pour avril inquiète tout autant : la suppression de la clause de compétence générale serait une catastrophe pour la culture, qui saperait jusqu'aux fondements juridiques des EPCC. L'instauration d'une compétence obligatoire serait également catastrophique. Les services du Premier ministre assurent aux professionnels que la culture relèvera d'une compétence partagée, ce que nous avions obtenu dans la loi de 2010 : nous demandons que la compétence soit partagée, mais qu'en est-il exactement ? Il faut que les associations d'élus se prononcent, comme l'a déjà fait l'Association des régions de France, il faut que les parlementaires se saisissent de cette question - nous comptons sur les commissions de la culture du Parlement !

Quelle est la meilleure enceinte pour que l'État et les collectivités territoriales débattent de la culture ? Le Haut conseil des territoires étant supprimé et le CCTDC n'ayant pas été décliné régionalement, la Conférence territoriale de l'action publique est-elle le bon lieu pour concevoir et orienter les politiques culturelles sur les territoires ? Nous ne le croyons pas, au moins parce que l'État n'y est pas toujours partie prenante... Ensuite, comment une telle conférence prendrait-elle en compte la dimension exportatrice de la culture ?

Nos inquiétudes ont de quoi se nourrir, enfin, lorsqu'on voit le peu de place que les contrats de plan font à la culture : pourquoi la culture est-elle à ce point absente du débat sur le développement local et de la négociation sur le renouvellement des contrats de projets État-région (CPER) ? Le constat est le même dans les programmes opérationnels négociés par chaque région dans le cadre de la gestion du Fonds européen de développement régional (FEDER). Les préfets ont pris toute leur place dans la modernisation de l'action publique, avec les responsables des budgets opérationnels de programmes ; nous craignons que la culture perde aussi beaucoup dans cette nouvelle architecture.

Mme Madeleine Louarn, présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelle (SYNDEAC). - Notre débat d'aujourd'hui est essentiel et je ne doute pas qu'il va nous occuper pour quelque temps, avec les remous budgétaires que nous connaissons mais aussi notre actualité sociale, en particulier la question du régime d'assurance chômage des intermittents du spectacle. Le SYNDEAC représente l'ensemble des institutions et lieux de création de notre pays, les scènes nationales, les centres d'art. Ils ont été aux premières loges de la décentralisation : les théâtres nationaux, par exemple, ont été parmi les premiers à s'implanter en province, au nom de la décentralisation culturelle et pour rapprocher du public les oeuvres et la création. Les années 1980 ont vu se multiplier les actions, les lieux culturels et s'affirmer la présence des artistes sur l'ensemble du territoire. Ce vaste mouvement s'accompagnait alors du doublement du budget de la culture et traduisait un engouement généralisé pour les arts et la culture.

C'est bien dans cette perspective que nous devons nous placer : l'art n'a jamais été aussi présent dans la société, partout sur le territoire, jamais la culture n'a été aussi attractive, mais l'investissement public est en repli. C'est pourquoi les lois dont nous débattons questionnent le sens même de l'action publique : quelle continuité non seulement de l'État, mais aussi de la culture sur l'ensemble de notre territoire ? Comment construire un pays avec une telle diversité d'expressions, sans une action forte et continue de la puissance publique ?

Je vous parle aussi depuis ma position de terrain, celle d'un metteur en scène implanté à Morlaix et dont la compagnie est soutenue par toutes les collectivités locales - région, département, agglomération, commune - aussi bien que par l'État. Si les cartes sont redistribuées comme on peut le craindre, si vous mettez fin aux financements croisés, la moitié des artistes professionnels devront arrêter leur activité, changer de métier, et vous compromettrez l'ensemble de l'éducation artistique dans notre pays. Nous disposons d'un maillage sans pareil, tissé patiemment par la coopération entre artistes et enseignants, entre professionnels et amateurs, entre public et privé, local et national : ce maillage est fragile et il est beaucoup plus facile à défaire, qu'à faire - soyez certains qu'une fois défait, il ne se refera pas !

Je voudrais également mentionner les difficultés que nous rencontrons pour construire un enseignement artistique avec l'éducation nationale, alors que l'enseignement artistique est essentiel pour la présence des artistes sur l'ensemble du territoire. L'éducation artistique manque de continuité, parfois d'intelligence ; trop souvent, les projets sont des coquilles vides. Pourquoi faire des projets artistiques à l'école ? Il est grand temps de le dire ! Qu'est devenu le « pacte territorial pour la culture » évoqué par le gouvernement lors du débat sur la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République ? Quelle sera l'enceinte du débat et d'orientation des politiques culturelles ? Nous sommes dans le plus grand flou.

Je crois qu'en matière de culture, nous avons besoin d'une organisation qui nous oblige à nous entendre alors que pour se disputer, nous n'avons besoin de personne ... Il nous faut des procédures de débat et de construction des politiques publiques qui dépassent les questions de personnes, sur le modèle de ce qui existe au Parlement même, où le débat est de droit, pluraliste et organisé - et où la question du sens de l'action peut elle-même être débattue.

Le temps est venu d'inverser la tendance, l'enjeu est moins de préserver ce qui existe, que de réinvestir véritablement nos politiques culturelles qui sont mises à mal, depuis plusieurs années, par un retrait de l'État et des collectivités territoriales. Le débat ne doit pas se focaliser sur les équipements ; nous ne pensons pas que des EPCC soient nécessaires partout. Ce qui compte bien davantage, c'est que les différents échelons de la puissance publique coopèrent en matière de culture, c'est dans l'intérêt de l'art mais aussi de nos enfants et du pays tout entier. En outre, la culture n'est pas si coûteuse, quand on regarde tout ce qu'elle apporte. Il faut donc tourner la crise en une chance pour un nouvel élan des politiques culturelles, et non y voir la mort inéluctable des outils forgés patiemment depuis des décennies. Le manque de visibilité politique, vous l'aurez compris, est donc mortel en la matière.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Après ce tour de table de nos invités, qui ont assurément lancé le débat, je propose que les élus que nous sommes donnent aussi leur sentiment, à commencer par Maryvonne Blondin, rapporteur pour avis du budget de la culture pour le spectacle vivant, et Françoise Laborde, qui préside le groupe d'étude sénatorial sur les arts de la scène, les arts de la rue et les festivals en régions.

Mme Maryvonne Blondin. - Ce débat est essentiel, passionnant, et je voudrais rappeler d'abord quelques éléments du contexte dans lequel le « Pacte d'avenir pour la Bretagne » a été signé en décembre dernier. Nous avons rédigé ce pacte alors que la Bretagne vit une crise économique et sociale d'une très forte intensité, qui se double d'une forte identité locale, régionale - comme en atteste notre action pour la ratification de la charte européenne des langues régionales et minoritaires, sur laquelle l'Assemblée nationale s'est prononcée il y a quelques jours. C'est cette crise, qui a produit le mouvement des « bonnets rouges », véritable agrégation de toutes les protestations forgées sur le territoire breton.

La question de la délégation de compétence est encore en négociation, rien n'est tranché en la matière et nous allons débattre de la meilleure façon de la mettre en place. Cependant, nous ne partons pas de rien, les contrats de territoires donnent des indications, contiennent des pistes de travail. En effet, les départements et les agglomérations, avec la région, y ont identifié des enjeux, défini des objectifs pour les politiques publiques, et déjà choisi les outils qu'ils entendaient utiliser. Je crois que nous devons être particulièrement pragmatiques en matière de politique culturelle, privilégier toujours la coopération, mutualiser nos ressources et nos équipements, sans perdre de vue que le secteur culturel est un vecteur de croissance bénéfique pour tous.

Nous devons donc discuter, nous rencontrer souvent entre collectivités, examiner ce que nous faisons déjà, définir nos objectifs communs, dire qui sera le chef de file pour tel ou tel projet, préciser les périmètres des délégations.

Nous sommes tous attachés à la culture et conscients de son importance pour le développement de nos territoires. La seule question, sur cette base, est donc celle-ci : comment met-on en oeuvre cet objectif commun ? Je suis bien consciente que je ne fais que poser une question, en réponse à celles qui me sont posées...

Mme Françoise Laborde. - Mais ce jeu de miroirs entre des questions fait précisément partie du sujet, il tient à ce que la culture ne se laisse pas enfermer dans un périmètre d'action publique et qu'il est donc très difficile de trancher entre des priorités différentes et toutes aussi importantes. Vous nous appelez à travailler sur les points d'accord plutôt que sur ce qui nous sépare : je partage tout à fait votre perspective, d'autant que j'ai pu mesurer, lors de déplacements que nous faisons avec le groupe d'études que je préside, combien des différends de personnes, sur le terrain, peuvent contrarier les meilleurs objectifs... Ce qui ne doit pas pour autant nous conduire à occulter les débats - je pense par exemple aux avantages et aux inconvénients des EPCC, comme nous avons pu le constater hier encore avec une délégation du groupe d'études.

Mme Françoise Cartron. - Cette table ronde a le mérite de nous forcer à réfléchir, si ce n'était pas déjà le cas. Je ne sais pas si c'est parce que nous sommes en avance en Aquitaine, mais la culture est partie intégrante du contrat de plan : le Fonds régional d'art contemporain (FRAC) a été reconstruit lors du précédent CPER et la négociation sur le prochain contrat porte aussi sur la culture.

Je crois, ensuite, qu'il ne faut pas se laisser abuser sur les financements croisés et que les collectivités territoriales savent bien pourquoi elles participent aux différents projets culturels. Ma commune accueille un centre de développement chorégraphique : la région y participe et ce faisant, elle demande qu'on réserve des places aux artistes régionaux. Il en va de même pour le département, qui assortit sa participation de demandes précises en direction des publics défavorisés ou handicapés, ou encore pour la commune, qui attend un retour pour l'éducation artistique des élèves de primaire ou de maternelle.

Toutes ces actions justifient le financement croisé. Par ailleurs, je n'aime guère cette expression, qui fait penser qu'on se prend les pieds dans le tapis, et je préfèrerais parler de financements « conjugués », car il faut être au moins deux pour se conjuguer...

Quant à ce que vous dites de l'équité territoriale, je partage tout à fait votre point de vue : l'État n'en n'est plus le garant.

M. Jacques Legendre. - Lors de ce débat, j'ai eu l'impression étrange que personne ne tenait compte de l'actualité de notre pays : le Président de la République vient d'annoncer 50 milliards d'euros d'économies, il serait extraordinaire que la culture échappe à cet effort général ! Nous voulons tous, cependant, que nos territoires continuent d'être irrigués par la culture, d'où cette question centrale : comment faire, avec moins de moyens - donc en étant plus efficace -, pour que l'activité culturelle soit présente sur tout le territoire ?

Les réflexions sur la clause de compétence générale, ensuite, ne datent pas d'aujourd'hui. L'inconvénient de cette organisation, ne l'oublions pas, c'est de démultiplier les interlocuteurs, donc le temps passé pour obtenir du soutien ; alors qu'on peut penser qu'une collectivité chef de file, étant plus investie, consacrera plus de moyens à la tâche qui lui sera confiée, avec l'avantage pour les artistes d'avoir un seul interlocuteur plutôt que quatre ou cinq à qui il faut répéter les mêmes choses et dont il faut parfois coordonner le travail. L'enjeu est donc bien, aussi, d'instaurer une nouvelle façon de travailler, plus efficace.

Devons-nous refuser toute spécialisation aux collectivités locales ? Et ne peut-on imaginer qu'elles déterminent, entre elles, l'organisation qui leur paraît la meilleure ? Je crois que nous devons être pragmatiques, sans interdire aux collectivités d'intervenir ; mais je crois aussi que le chef de filât est un changement de méthode bienvenu dans la crise actuelle : il faut tenir compte du contexte économique et social, ou bien nous connaîtrons de bien sérieux déboires. Les temps heureux où le budget de la culture progressait chaque année sont derrière nous et ce qui prime, c'est de maintenir notre exigence culturelle, tout en tenant compte des réalités : nous sommes, en fait, en réunion de crise, où il s'agit de trouver des moyens pour que la culture ne soit pas la victime de la crise financière grave que nous traversons.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. - Il faut affirmer que la culture n'est pas un supplément d'âme mais bien le fondement du vivre-ensemble, de notre participation au monde. Je me demande si nous n'avons pas mis la charrue avant les boeufs : nous allons changer l'organisation territoriale des politiques culturelles, avant d'avoir redéfini leurs objectifs et leurs moyens. La question à se poser d'abord, c'est de savoir de quelle démocratie culturelle nous voulons, et la bonne porte pour y entrer, c'est celle du réinvestissement des politiques culturelles, de l'éducation et de la formation artistique et culturelle -- au lieu de quoi nous laissons la place à cette rationalité financière brutale qui dicte des réductions budgétaires chaotiques, à ces méthodes qui ont cours depuis de trop nombreuses années alors que la crise nous pousse à inventer de nouvelles solutions ! Il faut se rencontrer, dialoguer, identifier ensemble des économies qui ne soient pas aveugles ; nous n'opposons pas le national et la proximité : la difficulté est précisément de bien les articuler, plutôt que choisir l'un contre l'autre - nous avons eu ce débat pour la loi sur la refondation de l'école.

Il y a une envie de plus de proximité, pour mieux répondre aux défis vécus localement, mais il ne faut pas sacrifier à cette perspective locale, l'égalité d'accès au droit. Comment garantir l'égal accès au droit - et non ce détestable principe d'équité, qui est le vrai nom de l'inégalité -, comment assurer que tous les citoyens puissent accéder à la culture, à une culture présente sur l'ensemble du territoire, tout en confiant plus de pouvoir aux collectivités locales ? Quelles articulations entre les différents échelons, entre les personnes publiques elles-mêmes ? Toutes ces questions sont devant nous.

M. Michel Le Scouarnec. - Nous assistons partout à un véritable engouement pour la culture, nous voulons qu'elle soit présente sur tout le territoire, pour que tous nos concitoyens y accèdent, mais les dotations sont partout en repli, comme à Auray où elles ont reculé de 6 % l'an passé. La culture ne doit donc pas continuer à perdre des moyens - nous devons plutôt trouver de l'argent ailleurs, ou bien l'hyper-austérité nous tuera ! L'avenir, c'est la culture, portée par les institutions nationales et territoriales : il faut stopper l'hémorragie des dotations, ou bien les collectivités territoriales ne pourront plus rien faire.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Ce tour de table est très intéressant, je remercie chacun d'avoir exprimé avec clarté les messages forts que vous vouliez faire passer aux parlementaires. Vous aurez entendu le consensus dans leurs propos : nous refusons que la culture soit une variable d'ajustement des budgets. Personne, ensuite, n'a dit du mal de la décentralisation, bien au contraire, ni proposé qu'elle soit un jeu entre un État penseur et des collectivités à qui l'on ne demanderait rien d'autre que de payer.

Je remercie Françoise Cartron d'avoir rappelé que l'État est parfois injuste et qu'il peut se tromper ; c'est aussi pourquoi la décentralisation présente de l'intérêt - dans ma région, c'est grâce à elle que nous avons désamianté les établissements scolaires que l'État nous transmettait tels quels.

Chacun d'entre vous, ensuite, a demandé que soit énoncé le sens que chaque institution donne aux politiques culturelles qu'elle engage ; c'est un message fort, qui nous est commun : il serait bon qu'il se traduise en actes.

Certains voient dans la période actuelle de restriction budgétaire une possibilité d'inventer de nouvelles méthodes d'action, quand d'autres s'alarment des risques de ce saut dans le vide, surtout quand la perspective de délégation coïncide avec un retrait généralisé de l'État. Comme l'a dit Jacques Legendre, comment rester efficace et juste ? Chacun, me semble-t-il, se retrouve dans l'idée de responsabilité partagée entre l'État et les différents niveaux de collectivités, ainsi que sur l'utilité des financements « conjugués », selon l'heureuse formule de Françoise Cartron.

Brigitte Gonthier-Maurin fustige le fait qu'on veuille organiser avant de penser. Elle a raison dans le fond, mais il faut rappeler comment les choses se sont passées : nous attendons la loi sur la création depuis deux ans, et mais l'acte II de la décentralisation, puis la loi « MAPAM » lui sont passés devant, avec des dispositions concernant directement la culture - des articles de loi qui organisent la culture sans l'avoir pensée au préalable, avec, il faut bien le dire, nos collègues de la commission des lois en charge de leur examen. On nous annonce même, maintenant, qu'un acte III de la décentralisation précèderait la loi sur la création, qu'on nous promet encore pour l'automne. Puisque c'est dans cet ordre que le calendrier nous est imposé, nous devrons mettre du sens dans la loi de décentralisation...

Mme Madeleine Louarn. - Les dotations diminuent et l'édifice s'effrite déjà : la menace n'est pas pour demain, elle a déjà produit bien des effets. Je ne crois pas qu'on puisse faire mieux, avec moins de moyens - et ce que je sais d'expérience, c'est que ce sont toujours les plus fragiles qui paient en premier le manque de moyens et ce sont d'abord les artistes qui vont devoir changer de métier. Encore une fois, ne pensez pas qu'on refera ce qui aura été cassé : il est toujours plus long de construire, que de défaire.

Les bonnes volontés ne peuvent plus suffire, nous avons besoin d'une structuration qui assure aux projets culturels d'être partagés. C'est une condition de la réussite, qu'on voit déjà opérer dans les EPCC : les établissements qui ne fonctionnent pas sont ceux où le projet n'est pas suffisamment partagé, où il y a un équipement, mais pas les équipes.

La décentralisation n'est donc pas achevée, il nous manque cette capacité de définir les politiques en commun, aux différents échelons. C'est la condition pour sécuriser la création dans notre pays, pour qu'elle se développe - et c'est bien là notre véritable exception culturelle.

Je crois, enfin, que la pluralité d'interlocuteurs est une des clés de la liberté de la création. C'est parce qu'un artiste a plusieurs employeurs qu'il est entendu de plusieurs façons et qu'à travers elles, aussi, il affirme son projet. C'est le cas aujourd'hui, cette multiplicité d'interlocuteurs est un atout. L'artiste le perdrait s'il n'avait plus demain qu'un seul élu à qui s'adresser.

Mme Claire Guillemain. - Le mot essentiel est celui de responsabilité. Comment le dialogue sera-t-il organisé ? C'est bien la clé, pour que se forgent des projets partagés. Il faut, ensuite, accompagner suffisamment les projets dans le temps, pour connaître leurs suites. En pratique, il est toutefois très difficile de signer des conventions pluripartites et c'est parce qu'on ne met pas suffisamment de partenaires autour de la table, dans la durée, qu'on réduit trop de projets à leur aspect budgétaire. Nous avons besoin de dialogue et de conventions pluripartites.

M. Didier Salzgeber. - Je confirme que les budgets de la culture baissent partout. Au-delà, une forme de violence s'installe, dans une sorte de jeu consistant à trouver le « fautif » des dépenses publiques. Bien souvent le directeur de l'EPCC, renouvelable tous les trois ans, est tout désigné comme la cible prioritaire. Il faut faire des économies, le Président de la République fixe le cap de 50 milliards d'euros, mais ce qu'il faut avant tout, c'est changer de modèle d'action, définir la responsabilité comme principe de nos politiques publiques - ce qui impose d'en énoncer les choix stratégiques et politiques. Les perspectives changent, voyez comment des jeunes s'organisent par eux-mêmes, ne comptant plus sur les institutions, d'où des revendications d'une autre nature.

Il faut donc énoncer des choix de stratégie, qui articulent les échelons local, régional, national et européen, alors même que le « saut dans le vide » crée des tensions et avive la tentation de repli sur soi ; c'est bien pourquoi nous devons traduire, décrypter les aspirations et repenser notre organisation, en particulier l'articulation entre ses composantes.

Les EPCC sont certes des laboratoires de la coopération, mais ils ne sont pas la panacée - et les exemples de dérives sont aussi nombreux, sinon davantage, que les réussites. Cependant, ils présentent le grand avantage de manifester un engagement public dans un projet. Et l'on assiste à un progressif dévoiement du modèle statutaire des établissements, de la coopération elle-même, pour aller vers un modèle prescriptif plutôt que processuel, vers un système décisionnaire s'inspirant davantage de l'actionnariat, que de la coopération et de la responsabilité.

Enfin, l'association du public et du privé va devenir possible, avec les sociétés d'économie mixte à opération unique, dites « SEM contrat », qui s'inscrivent dans la logique de la circulaire et permettront d'éviter le recours aux délégations de service public.

M. Hervé Pérard. - Il est bien regrettable de devoir travailler à ces réformes dans l'urgence, car c'est par la concertation qu'on trouvera des solutions adaptées aux territoires, lesquels ne sont pas tous, loin s'en faut, impliqués dans les mêmes champs culturels. En fait, les collectivités n'interviennent jamais sur tous les champs culturels, c'est bien pourquoi la délégation inquiète. La Franche-Comté, par exemple, a supprimé sa ligne de crédit au cinéma, par mesure d'économie : si demain la région dispose de la « compétence culture », quelle sera la politique du cinéma francomtoise ? Il faut au moins en débattre. En Ile-de-France même, qui conduit des politiques culturelles remarquables, la région n'intervient pas dans les cultures classiques - par exemple, la région n'accompagne pas la scène nationale implantée dans ma commune.

Nous avons besoin de temps pour réorganiser, co-construire les politiques culturelles : c'est une condition de réussite.

M. Jean-François Burgos. - Je souhaite revenir sur la question de la Bretagne, à laquelle on peut souhaiter d'échapper à tout phénomène chaotique, puisque la théorie des systèmes qualifie ainsi la singularité.

Nous sommes confrontés à des difficultés sémantiques et de définition. À mon sens, la notion de « niveau » de collectivité territoriale a un effet catastrophique car elle a pour effet de retirer une part de sa souveraineté à chacun de ces niveaux et constitue un frein au dialogue entre les collectivités. En tant que représentant de la FNCC, je me dois d'insister sur ce point. J'en appelle à une substitution de la notion de « niveau » par celle de « nature » de collectivité. Aujourd'hui les décisions relatives aux territoires s'inscrivent dans la logique de l'attractivité. Cette notion d'attractivité revient-elle à mettre en compétition les Grottes de Lascaux avec la Tour Eiffel ?

Il faut reposer la question des finalités et ne pas les confondre avec la question des objectifs que nous poursuivons, qui peuvent alors venir nuancer les finalités au regard des moyens. Nous pouvons évoquer la question de l'économie, mais l'économie n'est pas une finalité. Elle est un moyen au regard de ce que l'on souhaite faire. La politique a pour fondement la détermination et le choix de ce que l'on veut faire.

Je reviens aux schémas d'orientation de développement des lieux de musiques actuelles (SOLIMA) puisque le thème a été évoqué. Nous avons introduit dans le vade-mecum, en accord avec tous les partenaires, la notion de « bienveillance », significative d'un passage de soi vers l'autre. Cela va dans le sens d'une intelligence du dialogue non hiérarchisé dans une optique beaucoup plus constructive.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Nous avons bien saisi les craintes des uns, les critiques des autres, tenant au grand flou qui domine la question des politiques culturelles. Je me souviens que lorsque la région Nord-Pas-de-Calais a pris en main la décentralisation de la gestion du transport express régional (TER), cela a été fait après un long débat, incluant les syndicats de cheminots et les usagers. C'était un excellent exemple d'exercice du service public au niveau régional. Dans le même temps, nous savions qu'il ne s'agissait que d'une expérimentation et qu'en cas d'extension autoritaire de ce modèle, les acteurs d'autres régions mettraient en concurrence la SNCF avec des transporteurs, afin de réaliser des économies - ce qui n'était évidemment pas l'objectif.

M. Jean-Michel Boulanger, vice-président chargé de la culture et des pratiques culturelles au Conseil régional de Bretagne. - Je conclurai par quatre voeux que je me permets d'adresser aux parlementaires que vous êtes.

Le premier de ces voeux va dans le sens des propos tenus par Mme Madeleine Louarn. Derrière un geste artistique, il y a le doute, l'émancipation, la citoyenneté. Le geste artistique touche donc à des éléments liés au sens et auxquels il est très difficile de déroger. Derrière le geste artistique, il y aussi le lien social, composante extrêmement importante en ces temps d'individualisme. La culture constitue aussi une source d'attractivité et de développement économique des territoires. C'est donc un domaine essentiel.

Le deuxième voeu me ramène à la question de la clause de compétence générale. Je crois que la multiplicité des regards et des financements est un élément important pour les projets culturels. Et ce pour une raison qui n'a pas été évoquée : les projets culturels sont très divers et leurs tailles sont très différentes. Tous les niveaux de l'action de l'action publique doivent donc investir ces différents projets.

Troisièmement, à mon sens, il convient que l'État s'interroge aussi sur ses propres actions. Il y a de très fortes inégalités culturelles en France. Entre Paris et les régions, entre les régions elles-mêmes, nous constatons des écarts importants. Jusqu'à quel point sont-ils justifiables ? Il y a là un vrai problème, qui se double d'un autre : dans la très grande majorité des DRAC, une partie importante du budget est fléchée en direction de dépenses dites obligatoires. Ainsi, 93 % du budget de la DRAC en Bretagne est pré-fléché en direction d'organismes labélisés ou conventionnés. Cela signifie que la marge de manoeuvre laissée à la DRAC pour favoriser l'innovation et l'émergence de nouveaux artistes est résiduelle. L'État ne peut pas être innovant en région. L'État n'est pas toujours égalitaire et il est corseté par les figures de financement qui l'organisent.

Enfin, la Bretagne est prête pour une expérimentation. Il faudrait rassembler autour d'une table les représentants des différents échelons territoriaux, y compris l'État, autour de la question du partage des compétences. La région Bretagne ne rejette ni l'État ni la DRAC, mais est favorable à une délégation de compétences, portant sur un projet partagé, basé sur une convention. À la question des compétences, il faut apporter des réponses pragmatiques. Beaucoup ont évoqué la sensation de flou qui domine. Aujourd'hui, avant de définir une ligne méthodologique, il faut répondre à la question de savoir « qui fait quoi ».

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je remercie tous les intervenants de la qualité de leur contribution à nos débats, qui se poursuivront au cours des mois à venir, notamment lors de l'examen des projets de loi « mobilisation des régions » et « création ».

Communications diverses

Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission entend une communication de Mme Marie-Christine Blandin, présidente.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Avant d'aborder notre ordre du jour proprement dit, je souhaiterai évoquer la table ronde que nous avons organisée ce matin sur la décentralisation culturelle. La richesse de nos échanges et l'implication de tous les professionnels souligne l'importance du sujet. L'examen, à l'Assemblée nationale, de la loi relative à la modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPAM) du 27 janvier 2014, dont notre commission ne s'était pas saisie, a été marqué par de vifs échanges, portant notamment sur les implications de ce texte en matière de politique culturelle. Il est important que nous restions très vigilants sur ce point, à l'heure où un nouveau projet de loi de mobilisation des régions, qui devrait être adopté en conseil des ministres début avril puis examiné par le Parlement au printemps, c'est-à-dire avant le projet de loi création, portera le sens de l'action culturelle.

Je vous indique par ailleurs que lors de sa réunion du mercredi 5 février, la commission des finances a adopté le programme de contrôle des rapporteurs spéciaux pour 2014. Plusieurs travaux intéressent au premier chef notre commission dans les secteurs relevant de sa compétence et je vous invite à vous reporter au compte rendu des commissions de la semaine dernière pour plus de détails sur ce programme.

Harmonisation des taux de la taxe sur la valeur ajoutée applicables à la presse imprimée et à la presse en ligne - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine ensuite le rapport de M. David Assouline et élabore le texte de la commission sur la proposition de loi n° 332 (2013-2014), adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, tendant à harmoniser les taux de la taxe sur la valeur ajoutée applicables à la presse imprimée et à la presse en ligne.

EXAMEN DU RAPPORT

M. David Assouline, rapporteur. - En ce début d'année, l'actualité sociale du journal Libération illustre une nouvelle fois les difficultés financières considérables auxquelles est confrontée la presse imprimée, en conséquence d'évolutions technologiques, économiques et sociales concomitantes.

Depuis 2008, les résultats sont inquiétants et la dégradation, qui s'est accentuée en 2013 avec une diminution de 8 % du chiffre d'affaires, n'épargne aucune catégorie de presse. La majorité des quotidiens nationaux a vu ses ventes diminuer : de 14,9 % pour Libération, 11,44 % pour L'Équipe, 8,82 % pour Le Parisien. Certains titres ont mieux résisté, comme Le Monde (avec une baisse de 4,44 %) et Le Figaro (en recul de 1,88 %) ; seuls Les Échos et La Croix affichent une croissance inférieure à 1 %. La presse quotidienne régionale (PQR) n'est pas moins précaire, avec une baisse des ventes de 4 % en 2013, y compris des groupes légendaires comme Ouest France.

L'État, pour des raisons économiques et philosophiques, est traditionnellement garant du maintien d'une presse suffisamment puissante et diversifiée pour être indépendante.

Les éditeurs bénéficient d'un système d'aides aussi complexe qu'hétéroclite : allez voir le site du ministère de la culture et de la communication, qui publie la liste des titres aidés en 2012. Elle comporte le nom de près de 200 publications ! Il convient de distinguer les aides directes ciblées des aides indirectes généralistes de nature fiscale, dont le taux « super réduit » de TVA à 2,1 % constitue le coeur.

La presse quotidienne a été exemptée du paiement de la TVA, dès son instauration par la loi du 10 avril 1954, sur l'argument du soutien de la diversité des opinions et des moyens de les exprimer. Elle a ensuite bénéficié, à compter de 1977, d'un taux super réduit de 2,1 %, étendu à l'ensemble des publications bénéficiant d'un numéro de commission paritaire des publications et agences de presse par la loi de finances pour 1989. Environ 1 700 entreprises bénéficient de ce dispositif, dont le coût (imposition au taux de TVA de 2,1 % comparée à l'assujettissement au taux réduit de 5,5 %) est évalué à 175 millions d'euros pour 2014.

A contrario, en application de la législation européenne, les sites de presse en ligne sont soumis, pour leurs abonnements comme pour la vente d'articles à l'unité, au taux normal de 20 %, y compris lorsqu'ils sont reconnus par la commission paritaire.

Seuls 20 millions d'euros sont consacrés à la presse numérique, sur près d'un milliard d'euros d'aides à la presse. Il s'agit essentiellement des crédits du fonds stratégique pour le développement de la presse en ligne, en diminution de 13 % en 2014, et de quelques aides fiscales marginales.

Les récentes réformes du système d'aides à la presse, le plan triennal (2009-2011) issu des États généraux de la presse écrite comme les modifications annoncées par Aurélie Filippetti en juillet dernier, n'ont pas altéré cet équilibre sous-optimal, ce qui est regrettable au regard de l'importance du numérique pour l'avenir de la presse.

Dans le contexte de crise exacerbée de la presse écrite, la modernisation du secteur, via le développement de la presse numérique, constitue un enjeu majeur pour les éditeurs. La croissance attendue du marché de la presse en ligne est estimée à 45 % par an - combien de secteurs atteignent une telle progression ? - soit un chiffre d'affaires de 625 millions d'euros en 2017, à l'heure où les perspectives les plus optimistes relatives à la presse imprimée font état d'une diminution du chiffre d'affaires d'environ 8 % par an.

Le modèle économique de la presse digitale n'est pas unique. Aux côtés des pure players, comme Mediapart ou Rue89, médias à diffusion strictement numérique dont le rôle en matière de pluralisme n'est plus à démontrer, on trouve aussi des traductions numériques d'articles « papier », mais également des contenus informatifs conçus pour la version numérique d'un titre de presse imprimé, vendus à l'unité ou par abonnement.

Une information numérique de qualité suppose des investissements coûteux en recherche et développement, en production, en marketing et partenariats. Ainsi, les commissions liées à la distribution via les plateformes représentent environ 30 % du prix du support numérique, soit une proportion identique à la prestation facturée par le réseau de distribution de la presse imprimée.

Privés de recettes publicitaires dynamiques, les éditeurs de presse numérique peinent à trouver un modèle économique rentable, d'autant plus que les faibles gains tirés de cette activité sont ponctionnés par le taux de TVA à 20 %.

Ainsi, pour Le Monde, le chiffre d'affaires de la version numérique doit doubler chaque année pour compenser la diminution de la diffusion papier. S'agissant de L'Humanité, dont le coût de production du quotidien sous forme numérique est inférieur de 65 % à celui d'un exemplaire papier, la version numérique rapporte près de 90 % de recettes en moins. Même le site du quotidien de référence à l'échelle mondiale, le New York Times, ne parvient pas à l'équilibre économique.

Le différentiel de taux de TVA représente donc à la fois un handicap économique et un frein à la migration des abonnés « papier » vers les offres numériques, alors qu'un certain nombre d'entre eux, pour des raisons de commodité comme par souci du développement durable, le souhaiteraient.

Il est donc urgent de rétablir les conditions d'une rentabilité convenable du modèle, en harmonisant les taux de TVA applicables à la presse.

L'application d'un taux super réduit de TVA à 2,1 % à la presse en ligne représente une demande récurrente des éditeurs. En mars 2011, la déclaration de Berlin, signée par plus de 200 associations professionnelles et groupes de presse européens, souhaite des « taux de TVA réduits pour le numérique au même titre que la presse écrite ». En France, l'« Appel pour l'égalité fiscale » lancé par le site Mediapart en décembre dernier, a recueilli plus de 30 000 signatures.

L'alignement constitue un engagement de campagne du président François Hollande, réitéré le 16 décembre dernier à l'occasion d'une rencontre avec les éditeurs de presse, et défendu à plusieurs reprises par Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, par de nombreux parlementaires, dont je fais partie avec Marie-Christine Blandin, à l'occasion des débats budgétaires successifs. Notre amendement a été voté à deux reprises au Sénat, sous la précédente majorité sénatoriale et sous l'actuelle.

La réforme envisagée a fait l'objet de nombreuses études : celle de Bruno Patino dans la perspective des états généraux de la presse, mais également des missions confiées à Roch-Olivier Maistre sur les aides à la presse et à Pierre Lescure sur l'adaptation des industries culturelles au numérique. Toutes ont conclu à la nécessité de son application, qu'elles ont recommandée la plus rapide possible, afin de donner à la presse les moyens de sa modernisation, partant, de son avenir.

La réforme, sous la forme d'une proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, instaure l'égalité fiscale au 1er février 2014 pour tous les titres quel que soit leur support de diffusion.

J'ai déposé au Sénat, le 27 janvier, avec les membres du groupe socialiste et apparentés une proposition de loi identique, jointe par notre commission à l'examen du présent texte.

L'article 1er de la proposition de loi de l'Assemblée nationale aligne le taux de TVA applicable à la presse en ligne sur celui dont bénéficie la presse imprimée. Son paragraphe I se substitue au second alinéa de l'article 298 septies du code général des impôts, relatif à la répartition des taux de TVA pour les abonnements à des offres composites (papier et numérique), qui devient sans objet.

Les sites de presse doivent au préalable avoir fait l'objet d'un agrément de la commission paritaire, qui fonde son jugement sur la maîtrise éditoriale du site par la personne éditrice, la production et la mise à disposition du public d'un contenu original et renouvelé régulièrement, le traitement journalistique des informations et leur lien avec l'actualité ; les outils de promotion d'une activité industrielle ou commerciale sont exclus.

Sur la base de ces critères, proches de ceux qui s'appliquent aux publications de la presse imprimée, 650 services de presse en ligne ont été reconnus. Seuls ceux qui sont intégralement ou partiellement payants sont concernés par la mesure.

Aux termes du paragraphe II de l'article 1er de la proposition de loi, le nouveau dispositif s'applique aux opérations pour lesquelles la TVA est exigible à compter du 1er février 2014, c'est-à-dire sur les sommes versés au 1er mars, quelle que soit la date de promulgation du texte et conformément aux engagements gouvernementaux de mise en oeuvre immédiate. À cette fin, une instruction fiscale relative au régime applicable aux services de presse en ligne a été diffusée aux services compétents le 31 janvier dernier.

Après un vote unanime de sa commission des affaires culturelles lors de sa réunion du 29 janvier dernier, l'Assemblée nationale a adopté, au cours de sa séance publique du 4 février, cette proposition de loi dans les mêmes conditions, le Gouvernement ayant, par amendement, levé le gage figurant à l'article 2.

La suppression de la distorsion de concurrence établit le principe de neutralité technologique et fiscale, qui, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, s'oppose à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables soient traitées différemment au regard de la TVA.

La France défend de longue date ce principe auprès de ses partenaires européens comme des institutions communautaires. Les démarches entreprises visent à modifier la directive du 28 novembre 2006, afin de permettre explicitement l'application de taux de TVA réduits aux biens et services culturels (livre, presse, vidéo, musique), y compris lorsqu'ils sont prestés en ligne.

Le droit communautaire n'a encore fait l'objet d'aucune révision dans ce sens. Ainsi, selon la directive précitée, chaque État peut fixer au maximum trois taux de TVA différents : un taux normal, qui ne doit pas être inférieur à 15 % et deux taux réduits, qui ne peuvent être inférieurs à 5 %.

Un taux super réduit était toléré par dérogation, lorsque les États membres appliquaient, au 1er janvier 1991, des taux réduits inférieurs au seuil prévu par la directive. Mais aucun taux super réduit ne peut être appliqué à une nouvelle catégorie de biens ou de services, conformément au « gel », dont bénéficie la presse imprimée, considérée comme une livraison de bien.

En revanche, la vente ou la location de biens culturels en format numérique est considérée comme la prestation d'un service fourni par voie électronique et, à ce titre, inéligible au taux réduit et encore moins super réduit.

En application du principe de neutralité et en soutien à une industrie culturelle particulière, la France a fait fi des règles communautaires et décidé unilatéralement d'harmoniser les taux de TVA applicables au livre numérique à l'occasion de la loi de finances rectificative pour 2011.

Cette initiative a conduit la France, comme le Luxembourg qui dispose d'une législation identique, au contentieux avec la Commission européenne, sous la forme d'une procédure de manquement. En appliquant un taux super réduit aux activités de presse en ligne, la France se met de facto en contravention avec le droit européen, mais sciemment, en vertu d'une volonté politique clairement assumée. Elle s'expose donc à la même procédure, même si les instances européennes montrent des signes d'évolution encourageants. Il est vrai que l'Allemagne défendra la même position auprès de la commission, ce qui change la donne.

La Commission s'est exprimée à plusieurs reprises en faveur d'un alignement des taux de TVA sur les biens physiques et leurs équivalents numériques, dans sa communication sur la stratégie numérique européenne publiée en mai 2010, dans le livre vert sur l'avenir de la TVA adopté le 1er décembre 2010, puis dans sa communication du 6 décembre 2011, mais également le 11 janvier 2012 dans sa communication relative au commerce électronique et dans les conclusions du Conseil européen des 24 et 25 octobre dernier. Le Parlement européen s'est rangé à cet avis à de nombreuses reprises.

D'aucuns pourraient considérer comme un élément positif le lancement, le 8 octobre 2012, d'une consultation publique relative au réexamen de la structure existante des taux réduits de TVA, qui a abordé explicitement les questions du livre, de la presse, de la télévision et de la radiodiffusion. Les quelques 300 contributions reçues militent de manière quasi-unanime pour qu'il soit procédé à une modification de la directive dans le sens de la neutralité technologique. La Commission a annoncé une étude d'impact sur les taux de TVA et leur possible évolution au début de l'année 2014.

Ces évolutions expliquent probablement le fait qu'à ce jour le commissaire à la fiscalité ne se soit pas officiellement exprimé sur la décision française ; nous attendons donc avec optimisme. Une fois une proposition de révision de la directive adoptée, le cas échéant, par la Commission, elle devra être adoptée par le Conseil à l'unanimité des États membres avant d'entrer en vigueur.

L'impact économique et fiscal d'une réduction du TVA sur la consommation de ces biens dépend de la répercussion plus ou moins importante de cette diminution sur les prix fixés par les éditeurs.

La diminution de près de dix-huit points du taux de TVA sur la presse digitale dégagera rapidement, pour les éditeurs, une marge de manoeuvre financière pour poursuivre leurs investissements destinés à l'innovation technologique et au renforcement de la qualité éditoriale. Pour les éditeurs « mixtes » qui souhaiteraient le rester, une partie des pertes de la presse imprimée pourra être plus justement compensée, notamment les coûts d'adaptation du modèle industriel de la presse papier.

On peut imaginer que de nouveaux acteurs apparaîtront sur le marché, alors que leur capacité à y demeurer de façon pérenne est compromise par la fiscalité qui pèse sur le secteur.

En termes de manque à gagner fiscal, la mesure ne devrait guère être coûteuse, de l'ordre de 5 millions d'euros en année pleine, en raison du chiffre d'affaires limité de la presse numérique. Selon des études sérieuses, le nouveau taux de TVA pourrait même, dès 2017, bénéficier à l'État, en raison du développement des activités qu'il entraînera.

Le débat à l'Assemblée nationale a évoqué les suites à donner aux redressements et contrôles fiscaux en cours concernant certains pure players, comme Mediapart, Arrêt sur images, Terra Eco ou La lettre A, qui ont unilatéralement appliqué un taux de TVA à 2,1 % avant la mise en oeuvre de la mesure. Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles et rapporteur de la proposition de loi, a rappelé la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel sur la non-rétroactivité de la loi fiscale : « il n'existe pas de précédent où la loi fiscale aurait été modifiée rétroactivement dans le but d'éteindre des contrôles en cours. Tout indique, par ailleurs, que le Conseil constitutionnel ferait jouer sa jurisprudence traditionnelle sur ce qu'il appelle la recherche d'un intérêt général suffisant pour justifier une telle rétroactivité. En l'espèce, avouons-le, chers collègues, un intérêt général serait difficile à démontrer dès lors que la loi s'appuie jusqu'à présent sur des dispositions communautaires parfaitement explicites, sans aucune ambiguïté. » Dont acte.

De plus, une modification du texte en ce sens, ici au Sénat, faisant abstraction de ces considérations, aurait pour conséquence de retarder son vote définitif par les deux chambres et donc l'application de la mesure, ce qui pénaliserait d'autant les médias concernés. C'est un argument en faveur d'un vote conforme.

Je regrette cependant que, malgré les nombreuses initiatives parlementaires en ce sens, la présente réforme ait tant tardé. Il serait aujourd'hui dommage que le délai pris par les pouvoirs publics pour appliquer un taux super réduit de TVA à l'ensemble de la presse conduise à mettre en danger l'existence de certains titres.

Notre commission s'est maintes fois prononcée en faveur de l'harmonisation des taux de TVA applicables aux différentes catégories de presse sur la base de celui dont bénéficie la presse imprimée. Il s'agit d'un enjeu tant économique - la presse ne peut survivre à la crise actuelle qu'en se modernisant et en tirant profit de la révolution numérique - que démocratique - la pluralité des opinions dans le cadre d'un traitement journalistique de qualité doit pouvoir se développer sur la « toile » - et juridique, en application du principe de neutralité technologique et fiscale.

Je vous propose donc d'adopter la présente proposition de loi sans modification.

M. Jacques Legendre. - Mon propos sera simple et clair : il est souhaitable d'adopter ce texte sans amendement.

M. Didier Marie. - Cette mesure est attendue par l'ensemble de la presse. Elle a été unanimement adoptée par l'Assemblée nationale et mérite l'approbation unanime du Sénat. Nous soutenons le rapport de notre rapporteur et expliquerons pourquoi en séance.

M. Pierre Laurent. - Nous approuvons ce texte, en regrettant qu'il ait fallu tant attendre. Pourquoi ne pas l'avoir adopté il y a deux mois lors de la discussion du projet de loi de finances ? Nous avons perdu un temps précieux ! Il y a peut-être des leçons à en tirer à propos d'autres sujets.

La situation de Libération doit nous alerter. Lors du débat budgétaire, nous avions annoncé que si aucune mesure n'était prise en 2014, nous verrions disparaître des titres importants de la presse française. Si rien n'est fait, l'édition papier de Libération disparaîtra, ce qui entraînera des effets en chaîne sur la distribution et sur l'ensemble de la presse. Le problème qui est devant nous n'est pas de sauver un titre, mais de sauver la presse. Le cas de Libération doit nous alerter sur la situation inquiétante de l'ensemble du secteur. L'alignement du taux de TVA est une mesure nécessaire, mais elle ne suffira pas, à elle seule, à enrayer l'engrenage qui le menace. Nous l'avions dit il y a deux mois. Nous y reviendrons en séance.

Les titres de la presse en ligne qui ont anticipé demeurent confrontés au problème du contrôle fiscal. J'entends l'argument constitutionnel de la non-rétroactivité. Faut-il pour autant donner quitus à l'administration pour procéder à des redressements ? Ce n'est peut-être pas par la loi que le problème se résoudra. N'encourageons pas Bercy à continuer à poursuivre ces titres, ce qui aurait des conséquences dramatiques.

Mme Bariza Khiari. - Merci au rapporteur pour la qualité de son travail. La position constante du Conseil constitutionnel est de ne pas accepter la rétroactivité, mais l'adoption de ce texte serait de nature à faciliter les négociations avec l'administration fiscale. Des redressements fiscaux fragiliseraient ce secteur. Les arguments de notre rapporteur plaident pour un vote conforme.

Mme Sophie Primas. - Merci au rapporteur pour la clarté de son exposé. Le nouveau taux de TVA s'applique dès le 1er février : je m'étonne que l'on n'attende pas le vote de la loi. Ce manque de considération - même s'il n'est pas sans précédent - m'agace !

Je comprends que les dettes fiscales en cours soient de nature à déstabiliser plusieurs titres, mais je m'oppose à leur effacement. D'autres solutions peuvent être trouvées pour en faciliter le paiement ou proposer des aides. Les supprimer enverrait un signal étrange au monde économique, qui pourrait s'estimer fondé à modifier le taux de TVA comme bon lui semble au motif d'une injustice ressentie.

Quels sont au juste les risques encourus au niveau européen ? Certes la France, qui fait pression sur l'Union européenne depuis longtemps, est rejointe par l'Allemagne. Pour autant, tout risque juridique ne peut être écarté. Comment s'en protéger ?

La différence entre les taux de TVA n'est compréhensible ni par les éditeurs ni par les consommateurs. Cependant, n'oublions pas les imprimeurs, les distributeurs et l'ensemble de l'économie intermédiaire entre le numérique et le papier. Les gains entrevus par le rapporteur grâce à l'essor du numérique doivent être relativisés par la baisse prévisible de ces activités, liées à la diffusion de la presse papier. Cela étant, je voterai ce texte.

Mme Corinne Bouchoux. - Nous voterons ce texte conforme ; M. Gattolin, qui connait particulièrement bien ce secteur, s'en expliquera avec plus de verve en séance au nom de notre groupe.

Un point me tient à coeur : il faut avant tout que ces médias trouvent des lecteurs. D'où l'importance de l'éducation aux médias. Sinon, la biodiversité à laquelle nous tenons tant, au sein de cet écosystème fragile, sera menacée. Le journalisme d'investigation est indispensable à la démocratie, mais qu'ils ne comptent pas sur la « pipolisation » pour assurer leur avenir.

Mme Françoise Férat. - Ce texte est nécessaire. Nous le voterons.

M. David Assouline, rapporteur. - Oui, Pierre Laurent, la crise de la presse, pilier de la démocratie, est gravissime. Elle n'est pas seulement économique et sociale. S'y ajoute une crise de l'information, à laquelle se substitue souvent la rumeur, qui s'insinue en lieu et place du débat démocratique. Nous devons être vigilants. Le problème ne tient pas seulement à l'aide de l'État : comment accompagne-t-il, encourage-t-il la mutation en cours, dont les acteurs principaux doivent être ceux qui la vivent ? Telle est la question. La dépense de l'État en faveur de la presse est déjà considérable. Il ne s'agit pas de dépenser plus, mais de répartir autrement. Mon insatisfaction, quant à la réforme qui est amorcée, tient à ce que l'on continue à financer une presse qui n'en est pas une, au même titre que les autres : la presse de loisirs, la presse people... La liste des titres aidés par l'État, au regard des critères - relatifs à l'information et au débat démocratique - posés lors de la création du taux super réduit de TVA, laisse songeur. Près de 200 titres sont recensés sur le site du ministère de la culture et de la communication. Une meilleure répartition s'impose, mieux ciblée, plus attentive, en faveur de la presse d'information générale, vitale pour la démocratie, de la presse quotidienne nationale et régionale. Ces dernières années, nous avons perdu, parmi les titres nationaux, La Tribune, France Soir... Nous avons perdu aussi, dans les faits, de nombreux journaux régionaux, dont seuls subsistent les titres, en façade, après les fusions, pour appâter, voire tromper le chaland. Nous connaissons la situation de Libération, Le Monde ne va pas très bien, Marianne est menacée...

La mesure proposée représente le mieux que nous puissions faire pour accompagner cette mutation, pour retrouver un certain équilibre, préserver une presse écrite et vivante.

Je suis complétement d'accord avec Pierre Laurent : il est dommage que nous ayons attendu, non pas deux mois, mais trois ans en vérité, et ce n'est pas faute d'avoir mené le combat ici puisque cela fait trois ans que nous adoptons cette mesure, en séance, lors de la discussion budgétaire.

Il est quasiment sûr que nous entrerons en contentieux avec l'Europe. Nous, législateurs, parions que la procédure de révision de la directive engagée aboutira avant la fin de la procédure contre la France. Nous avons calculé ce risque, pour la presse en ligne comme pour le livre numérique.

S'agissant de la question concrète de la rétroactivité, je voudrais rappeler qu'une instruction fiscale a été prise le 31 janvier, applicable à compter du 1er février : elle n'est donc pas rétroactive. La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui la sécurise et donne la parole au Parlement. Bien sûr, il eût été plus clair de l'adopter, il y a deux mois, dans le cadre du projet de loi de finances.

Je le répète, concernant les redressements fiscaux, je regrette que cette loi vienne si tard et ce serait un comble que soient pénalisés les titres victimes de l'injustice qu'elle constate. Il est souhaitable que leur existence ne soit pas mise en danger.

En tous les cas, je vous demande de vous réjouir avec moi de cette égalité fiscale enfin établie en votant pour cette proposition de loi.

EXAMEN DU TEXTE DE LA COMMISSION

L'article 1er est adopté.

L'article 2 demeure supprimé.

La commission adopte l'ensemble de la proposition de loi sans modification.

Audition de Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée auprès du ministre des affaires étrangères, chargée de la francophonie

Puis la commission auditionne Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée chargée de la francophonie.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je suis heureuse de vous accueillir, madame la ministre, afin que vous nous présentiez votre politique dans le domaine de la francophonie. Vous allez pouvoir nous exposer le sens de vos actions et les outils dont vous disposez pour les mettre en oeuvre.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée auprès du ministre des affaires étrangères, chargée de la francophonie. - Je vous remercie de m'accueillir pour vous présenter l'état des lieux de la francophonie. M. le Président de la République m'a confié la mission de relancer la francophonie, ce qui représente un véritable défi - oserai-je dire de manière provocante - un véritable challenge.

L'espace francophone compte aujourd'hui 77 pays répartis sur les cinq continents et les trois océans, soit 250 millions de locuteurs. Il y aura 800 millions de francophones en 2050 dont 80 % en Afrique. Ce formidable espoir démographique doit être accompagné par une politique linguistique pour assurer la transmission du français aux nouvelles générations. L'espace politique de la francophonie, c'est celui de la langue française, langue politique, langue économique et langue des droits. Le français a vocation à se faire entendre davantage à travers le monde.

J'ai présenté en conseil des ministres, le 17 octobre 2012, un plan de relance de la francophonie afin d'engager un nouvel élan en faveur du français comme langue politique et d'enseignement, de promouvoir le français comme langue du travail mais aussi comme langue des droits, notamment celui des femmes francophones.

Premier défi : le français doit redevenir une langue d'enseignement. En Afrique francophone, l'enseignement du français s'est terriblement réduit, du fait de l'absence de politique francophone volontariste. Nous devons donc améliorer la qualité de l'enseignement du français, car c'est la transmission défaillante de notre langue aux nouvelles générations qui a conduit à son affaissement. Nous agirons sur la qualité de l'enseignement du français et dans les lieux où sont aujourd'hui formés les futurs enseignants. Nous proposons d'aider les départements d'études françaises des universités et les écoles normales à se professionnaliser. Je lancerai le 20 mars le programme « 100 000 professeurs de français pour l'Afrique ».

Nous proposerons de nouvelles actions de formation dans huit pays, tant en Afrique francophone qu'anglophone. La République du Congo, où l'année 2014 est consacrée à l'éducation, sera le premier des pays concernés. Le Ghana, avec 25 millions d'anglophones et 3 millions de francophones, est un pays au dynamisme économique extraordinaire. En dix ans, il est devenu un acteur incontournable, notamment du fait de ses échanges avec la Côte d'Ivoire. Or, le Ghana souhaite bénéficier de ce programme de formation car le français y représente une langue de l'emploi et du commerce.

Ce programme obéira à la même méthodologie dans chacun des pays où il sera déployé : après avoir réalisé un état des lieux des formations en français, nous accueillerons en France, au sein du centre international d'études pédagogiques (CIEP) de Sèvres, des formateurs issus des départements universitaires et des écoles normales africaines. Nous les formerons aux techniques pédagogiques et aux outils de la formation à distance du français. C'est grâce au numérique que les tuteurs formés à Sèvres pourront développer localement les actions de formation.

La France mettra à disposition des institutions éducatives locales des outils de formation à distance, libres de droit, pour aider à la formation numérique des enseignants. Les enseignants francophones pourront également travailler entre eux en réseau grâce à « Vizamonde », développé par l'Institut français, qui représente l'équivalent de Facebook pour les enseignants. Grâce à ce réseau, ils pourront partager leurs bonnes pratiques, leurs savoirs, leurs méthodes mais aussi faire connaissance et échanger entre eux. Ce réseau offrira une communication mondiale essentielle aux enseignants et à leurs élèves.

Le second défi est politique et relève du nouveau regard porté sur notre langue. Au lendemain des indépendances, des pays ont choisi de faire de leur langue maternelle la première langue d'enseignement. Trente ans après, ils se trouvent à un tournant : des pays comme l'Algérie, le Maroc ou la Thaïlande ont décidé de replacer le français comme langue d'enseignement et ils souhaitent renforcer leur coopération linguistique avec nous.

M. Claude Domeizel. - Ce n'est pas tout à fait vrai.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Au Maroc, nous accompagnons la mise en place des centres régionaux des métiers de l'éducation et de la formation créés par le gouvernement marocain en 2012 pour favoriser le développement et la qualité de l'enseignement du français. En Algérie, nous agissons pour faciliter la réussite académique et professionnelle de jeunes issus prioritairement des provinces qui ne bénéficiaient pas, jusqu'à présent, d'actions de formation. En Thaïlande, enfin, relever le défi du renouvellement du corps enseignant francophone a donné lieu à un plan de formation des enseignants de français que j'ai signé à Bangkok en octobre dernier. Il était temps car plus de 900 professeurs de français vont partir à la retraite sans être remplacés.

Enfin, le troisième défi pour l'enseignement du français concerne des pays émergents qui veulent faire du français une langue d'étude. Au Kazakhstan, l'université francophone d'Almaty, que j'ai inaugurée en septembre, constitue un futur centre d'enseignement régional stratégique pour l'Asie centrale. Je me suis rendue en décembre 2012 en Chine, où j'ai signé des accords de coopération instituant le diplôme d'études en langue française (DELF) et le diplôme approfondi de langue française (DALF). Ces diplômes certifient les compétences en français des étudiants Chinois. Ces accords facilitent la mobilité, encouragent la diffusion de notre langue et offrent aux universités françaises un critère fiable de sélection. Près de 100 000 Chinois apprennent notre langue aujourd'hui, dont 30 000 dans les Alliances françaises. Nous devons accompagner cet essor.

Au Brésil, l'assemblée générale de l'Agence universitaire de la francophonie s'est réunie en mai 2013, à Sao Paulo. Nous avons renforcé les coopérations avec des universités sud-américaines développant des cours en français.

La langue française est également la langue du travail et des opportunités économiques. Le français constitue, en Afrique, un investissement d'avenir car la croissance économique y est de 6 % en moyenne. Le produit intérieur brut (PIB) atteindra 2 000 milliards d'ici 2020 : après l'Asie émergente, l'Afrique est la région du monde qui connaît la plus forte croissance. En Afrique, nous ne sommes pas uniquement des financiers, des bailleurs de fonds, mais aussi des partenaires. La France et ses entreprises ont un rôle à jouer dans la reconstruction des économies africaines. À compétences égales et dans le respect des procédures de passation de marchés publics, les entreprises françaises ont un avantage : la langue permet un transfert de compétences et fait participer les populations à la croissance. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), quant à eux, ne forment et n'emploient la main d'oeuvre locale qu'à la marge.

Aujourd'hui, la jeunesse africaine francophone qui a moins de 15 ans veut étudier, se soigner, travailler, se projeter dans l'avenir, chez elle. C'est ce qu'elle espère de Dakar à Kinshasa, à Bujumbura, à Accra, à Abidjan, à Bamako. Et cette Afrique représentera 80 % de la population francophone en 2050.

Pour mesurer l'impact de la langue française sur l'économie, j'ai commandé à la fondation pour les études et recherches sur le développement international (FERDI), un rapport qui a démontré l'impact positif du français sur les flux commerciaux francophones (environ 22 %) et sur l'accroissement du PIB par habitant (+ 6 %) Le français est donc une arme commerciale qu'il faut valoriser auprès des États.

Sur le territoire national, le français est également au coeur de la mobilisation pour l'emploi des jeunes. Chaque année, 150 000 jeunes quittent le système scolaire sans diplôme. Cette population se retrouve reléguée, oubliée, exclue du monde du travail et de la société. La base de tous les savoirs, de tous les pouvoirs, c'est la maîtrise de la langue. J'ai donc l'intention de confier à un parlementaire une mission d'étude sur cette question. Avec le projet « le français, langue du travail », nous mettrons le français au coeur de l'insertion dans le monde du travail. Nous devons redonner confiance à notre jeunesse, la restaurer dans sa dignité et sa pleine citoyenneté.

La langue française, c'est enfin la langue des droits. J'ai à coeur le renforcement des droits des femmes dans l'espace francophone, car j'ai constaté qu'ils n'y étaient jamais acquis et toujours susceptibles d'être remis en cause. Les valeurs de la francophonie incluent aussi le respect des droits des femmes, parfois oubliés dans ce qu'on nomme les droits de l'homme. Il est de mon devoir de révéler les violations des droits des femmes francophones partout où ils sont bafoués et de dénoncer haut et fort les exactions qui font d'elles des butins de guerre dans les conflits armés. Je me suis exprimée devant la délégation aux droits des femmes du Sénat à l'invitation de Mme Gonthier-Maurin dont je salue le rapport remarquable sur les violences faites aux femmes dans les conflits armés.

Je souhaite revenir sur l'histoire de cet engagement pour le droit des femmes francophones. En juillet 2012, je me suis rendue en République démocratique du Congo (RDC) pour la préparation du sommet de la francophonie à Kinshasa. Une délégation de femmes du Nord Kivu m'a alerté sur le drame humanitaire qui se joue là-bas : à l'Est du pays, la région du Nord Kivu à la frontière du Rwanda est ravagée par une guerre sans nom dont les premières victimes sont les femmes enlevées dans leurs villages. Elles sont violées, torturées, mutilées et leurs enfants sont enrôlés de force par les rebelles du M23. De Kinshasa, j'ai alerté François Hollande et Laurent Fabius sur ces exactions. La France a saisi le Conseil de sécurité des Nations Unies le 30 juillet 2012. Le Président Hollande a, sur ma proposition, annoncé la tenue d'un Forum mondial des femmes francophones à Paris. Je suis ensuite allée à Goma en octobre 2012 pour rappeler au monde ce conflit sans image. Dans un décor de fin du monde, au contrebas d'un volcan, imaginez plus de 60 000 femmes et enfants qui s'entassent dans des camps de déplacées, envahis par la boue et le choléra. Au nom de la France, j'ai apporté une aide au programme alimentaire mondial et à l'hôpital Heal Africa.

Aujourd'hui, dans l'espace francophone, les femmes sont en perte de droits. Elles sont devenues des butins de guerre en RDC, en Centrafrique, au Mali. Soutenu par le Président Hollande, Abdou Diouf, Michèle Bachelet et Irina Bokova, le premier Forum mondial des femmes francophones a eu lieu le 20 mars 2013 à Paris. Il avait pour ambition de porter un nouveau statut des femmes francophones. Une prise de conscience était nécessaire pour mobiliser et engager la communauté francophone. L'appel des 700 femmes réunies à Paris le 20 mars 2013 a été entendu : leurs conclusions et leurs attentes ont été inscrites comme une priorité à l'agenda des instances et des pays francophones. L'Organisation internationale de la francophonie (OIF) a lancé le premier réseau francophone pour l'égalité femme-homme le 25 octobre 2013. Le site Terriennes de TV5 Monde est désormais dédié au Forum mondial des femmes francophones. Comme l'a annoncé le Sénégal, nous nous réjouissons que le quinzième sommet qui se tiendra à Dakar à l'automne 2014 ait pour thème, « Femmes et jeunes en Francophonie : vecteurs de paix, acteurs de développement ».

La RDC, où nulle part ailleurs la question des femmes n'a été autant au coeur de tous les défis, a souhaité accueillir le deuxième Forum mondial des femmes francophones. Kinshasa le recevra les 3 et 4 mars prochain ; il fait suite au quatorzième sommet des chefs d'État et de gouvernement de la francophonie, organisé à Kinshasa en octobre 2012.

Face à la déscolarisation précoce et la non-scolarisation des filles, véritables freins au développement, face à l'ignorance et la régression des droits des femmes, l'éducation des filles est le rempart, la solution : c'est le premier des droits. L'école représente l'autorité de proximité qui donne aux filles et aux femmes les moyens de s'émanciper par l'éducation et la formation professionnelle : le savoir c'est le pouvoir, le pouvoir de connaître ses droits, le pouvoir de lutter contre les préjugés, le pouvoir de travailler, le pouvoir de transformer la société. Savoir, c'est prendre le pouvoir.

La question de la scolarisation des filles sera au centre des réflexions. L'objectif du Forum de Kinshasa sera l'égalité de droit et l'égalité de fait. Pour tendre à cette égalité juridique, nous demanderons l'accès et le maintien de toutes les filles à l'école jusqu'à 16 ans.

L'action conjuguée de l'école et de la loi permet de faire avancer les droits des femmes. Pour cela, nous devons prolonger l'âge obligatoire de la scolarité pour les filles dans tout l'espace francophone, mais aussi nous en donner les moyens. Nous devons compenser les effets causés par l'absence des filles à l'école, réparer les torts séculaires faits aux femmes et tendre à l'égalité. Les efforts spécifiques en matière de scolarisation des filles visent à aider les parents à couvrir les frais de scolarité, à plaider auprès des familles pour qu'elles laissent les filles aller à l'école, à former des institutrices et instituteurs, des professeurs, des formateurs, à construire des écoles, des collèges, des centres de formations, des bibliothèques.

Pour mener à bien cette politique et pour soutenir les actions de l'OIF en matière d'éducation, je propose la création d'un fonds mondial francophone pour la scolarisation des filles. Je souhaite que le Forum parvienne à des premières recommandations sur ce projet. Ce fonds devrait reposer non seulement sur la solidarité des pays francophones et des instances internationales, mais également sur celle de tous les acteurs privés du développement. C'est en renforçant l'égalité de fait que les sociétés progresseront et que les démocraties seront totalement inclusives.

Cette année, nous aurons l'occasion de faire vivre cette francophonie engagée au service de l'égalité et de la démocratie. Le XVe sommet des chefs d'État et de gouvernement de la francophonie qu'accueillera Dakar en novembre prochain sera l'occasion d'une mobilisation française au côté de l'OIF et des autorités sénégalaises. Ce sommet sera l'occasion de saluer le travail exceptionnel accompli par le secrétaire général de l'OIF, Abdou Diouf, qui a renforcé la francophonie politique.

La francophonie est en marche sur les cinq continents et j'espère qu'avec votre soutien, elle pourra également nous aider à ramener vers la langue française celles et ceux qui en sont éloignés sur le territoire national.

Maîtriser la langue, c'est maîtriser l'avenir où que l'on soit dans l'espace francophone, à Toulouse comme à Kinshasa, à Lille comme à Bamako, à Brest comme à Tananarive, à Paris comme à Tunis.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Merci pour cet exposé complet et pour votre engagement militant. M. Duvernois, rapporteur de notre commission pour l'action culturelle extérieure de la France, va vous poser les premières questions.

M. Louis Duvernois. - Votre plan de relance pour la francophonie de 2012 comportait quatre axes : un nouvel élan en faveur du français, une accentuation du rayonnement de la francophonie dans le monde, la promotion de la francophonie en France et le soutien aux droits des femmes francophones. Dans ce cadre, beaucoup reste à faire et certains projets n'ont pas encore vu le jour. Quelles sont vos priorités ?

Nous approuvons le beau projet de 100 000 professeurs pour l'Afrique, mais disposerez-vous des moyens financiers et des ressources humaines pour le mettre en oeuvre ?

Lors du prochain sommet de l'OIF qui se tiendra à Dakar, la question du remplacement de M. Abdou Diouf va-t-elle être posée ? La France aura-t-elle son mot à dire ? Quelle part prendrons-nous dans l'organisation de ce sommet ? Quelle sera l'impulsion de notre pays qui en est le premier bailleur de fond ?

Vous avez évoqué la dimension politique de la francophonie, mais au-delà des mots et des discours, quelles seront les actions concrètes du Gouvernement, alors que le ministre des affaires étrangères s'était engagé à deux reprises à faire de la francophonie une des priorités de sa politique étrangère ?

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Le programme « 100 000 professeurs de français pour l'Afrique » disposera de 4,5 millions de crédits grâce à l'abondement du fonds de solidarité prioritaire dédié, au cours des cinq prochaines années. Ce programme est donc financé et lancé. Les premiers pays qui en bénéficieront sont la RDC, le Mali, le Niger, le Maroc, les Comores, le Ghana - pays anglophone - le Botswana et l'Algérie.

L'Algérie est un pays ami qui aurait toute sa place dans l'OIF. J'y travaille depuis longtemps et j'espère pouvoir annoncer prochainement une bonne nouvelle.

Nous ne pouvons défendre la francophonie et la démocratie tout en ne faisant pas respecter les droits des femmes.

M. André Abel-Barry, conseiller technique chargé de la francophonie. - La France souhaite qu'une déclaration solennelle sur le droit des femmes dans l'espace francophone soit adoptée par les 50 chefs d'État et de gouvernement au sommet de Dakar.

Notre pays apportera son expertise pour l'organisation de ce sommet et lui a consacré 225 000 euros, sur un budget global de 3 millions d'euros.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Le rayonnement de M. Abdou Diouf à la tête de l'OIF a été incontestable et, pour l'instant, aucune candidature n'a été avancée. Si Mme Michaëlle Jean est entrée en campagne, le peu de soutien de son propre pays semble vouer sa candidature à l'échec. La tâche du successeur d'Abdou Diouf ne sera pas aisée, compte tenu de la stature du titulaire actuel du poste.

Le français est la langue de l'Afrique francophone : c'est la seule langue qui permet de traverser des pays qui comptent une centaine de langues maternelles.

Le programme « 100 000 professeurs de français pour l'Afrique » est innovant et des pays du Maghreb, notamment l'Algérie et le Maroc, veulent en bénéficier.

Dans les années 1960 et 1970, l'Algérie a voulu arabiser son enseignement, mais comme elle manquait de professeurs, elle a massivement recruté en Égypte, si bien que les enfants n'ont pas été arabisés mais islamisés, avec les résultats que l'on connaît. Aujourd'hui, comme me l'a avoué le Premier ministre algérien, toute une génération n'est ni arabisée, ni francophone. Nous en sommes peut-être à un tournant avec ce grand pays qui souhaite former des professeurs au français. Pour d'autres raisons, le Maroc souhaite aussi bénéficier de ce programme.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je donne la parole à M. Domeizel, qui est par ailleurs président du groupe d'amitié France-Algérie.

M. Claude Domeizel. - Si j'ai réagi lorsque vous avez parlé de l'Algérie, c'est que de nombreuses familles françaises qui vivent en Algérie ont de grandes difficultés à scolariser leurs enfants en français ; les écoles privées disparaissent petit à petit, le gouvernement algérien estimant qu'ils constituent des foyers d'islamisme.

Vous avez parlé de la francophonie à l'étranger : n'oublions pas non plus la francophonie en France ! Dans les réunions des administrations publiques, on entend de plus en plus d'anglicismes ; je dis parfois à mes interlocuteurs que s'ils continuent, je vais parler en provençal. Pourtant, les administrations devraient montrer l'exemple.

M. Michel Le Scouarnec. - Vous prévoyez de former 100 000 professeurs pour l'Afrique en cinq ans, mais combien y en a-t-il à l'heure actuelle ? En outre, 4,5 millions d'euros pour former autant de professeurs, cela me semble bien peu. Quelle sera leur niveau de formation ?

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Je vais donner la parole à M. Legendre, qui est également le président du groupe d'amitié France-Pays de l'Afrique de l'Ouest.

M. Jacques Legendre. - Nous sommes heureux de votre présence car nous n'avions pas eu le plaisir de vous entendre jusqu'à présent alors que la francophonie nous importe beaucoup.

Vous fixez un objectif ambitieux, voire merveilleux : 800 millions de locuteurs français en 2050. Ce serait une formidable expansion du français en moins de 40 ans ! Ce serait peut-être possible si tous les enfants africains des pays francophones étaient scolarisés. Soyons prudents dans le maniement de ces chiffres, car rien ne dit que le système éducatif africain puisse répondre à la demande. Quels que soient les gouvernements en place, je doute que l'on parvienne à ce résultat. Certes, la RDC est le plus grand pays francophone d'Afrique et même du monde, mais la très grande majorité des enfants de ce pays ne sont pas scolarisés en français.

De même, la République Centrafricaine, chère à mon coeur car j'y ai été professeur, traverse de terribles épreuves et son système éducatif s'est complètement effondré. Il faut l'aider à reconstituer l'appareil éducatif et francophone. J'ai conduit trois visites d'amitié au Ghana, pays où la démocratie fonctionne bien, où les institutions sont stables, et où la demande d'un enseignement du français est forte. Vous avez dit qu'il y avait trois millions de francophones au Ghana ; je les ai cherchés et les cherche encore...

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - C'est le chiffre que m'a donné le Président du Ghana.

M. Jacques Legendre. - Je n'ai pu rencontrer aucun parlementaire parlant français, même s'il existe une ethnie francophone à la frontière avec la Côte d'Ivoire.

Quoi qu'il en soit, il faut développer l'enseignement du français au Ghana. Quant à l'Algérie, ce serait une très bonne nouvelle si elle annonçait au sommet de Dakar, qu'elle intégrait l'OIF. Elle y a toute sa place.

Vous n'avez rien dit de la situation du français en Europe. En dehors du réservoir africain, c'est pourtant là que la francophonie a vocation à se développer. Le français devrait constituer une langue majeure de l'Union européenne ; son usage recule pourtant dans les institutions européennes et les jeunes générations des pays européens parlent de moins en moins français. Que faire pour rappeler à l'Union européenne - qui s'en moque - que le français est une langue importante ?

M. Pierre Bordier. - J'étais venu pour entendre parler de francophonie mais votre intervention s'est limitée à la francophonie dans les pays francophones. Quid des autres pays ? Le recul du français est systématique dans tous les pays. Nos institutions ne font plus leur travail. Quoi de plus choquant que d'entendre l'attaché culturel d'une ambassade dire que la francophonie n'est pas sa priorité ! Nous voulons enrayer le recul du français dans le monde sans en avoir les moyens. La situation dure déjà depuis quelques années. Un espoir reste de pouvoir relancer la francophonie dans les pays où une demande existe. C'est leur intérêt, c'est aussi le nôtre, car cela facilitera les échanges commerciaux. Je pense particulièrement aux pays du Caucase.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. - Je salue votre engagement pugnace sur un sujet dont les enjeux sont clairs. L'idée d'engager la francophonie dans la défense des droits des femmes est novatrice et doit être valorisée. L'enseignement du français a un rôle à jouer dans le développement de l'éducation des jeunes filles et de l'égalité pour les femmes. Grâce à ce rôle fondamental, la francophonie rayonnerait. Le rapport que j'ai produit pour la Délégation aux droits des femmes m'a convaincue qu'une civilisation est rendue plus humaine par les droits qu'elle donne aux femmes, en temps de paix et en temps de guerre. La francophonie est un vecteur d'ouverture et de confrontation remarquable. En aidant les femmes à accéder aux droits, elle est aussi un vecteur de paix.

Notre délégation a fait état de l'ampleur des atrocités que subissent les femmes en temps de guerre, et cela en toute impunité. Elle a recommandé de développer un arsenal juridique, de veiller aux conditions matérielles de détention des femmes et d'être attentifs aux moyens dont disposent les organisations non gouvernementales (ONG) sur le terrain. L'engagement de la France est total sur ce sujet et l'État-major des armées accorde une place particulière aux femmes dans le dispositif. La situation reste problématique, mais le rapport indique une prise de conscience et une mobilisation tous azimuts de la francophonie pour desserrer l'étau de la violence. C'est un objectif humanitaire urgent.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Dans un registre moins dramatique, je voudrais vous relater une expérience vécue : lorsque la région Nord-Pas-de-Calais avait reçu des fonds dans le cadre du Fonds social européen (FSE) afin de favoriser l'« employabilité » des travailleurs, l'utilisation de ces fonds pour financer des cours de français a créé un contentieux avec l'Union européenne. Nous avons gagné et l'apprentissage du français a été reconnu comme un vecteur décisif de la construction de l'employabilité.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Je partage votre constat d'un recul de l'usage du français dans les institutions européennes. Il faut frapper juste et fort. Une offre de cours de français a été mise en place cette année au niveau du collège des commissaires européens.

Au Ghana, l'ethnie des Akan est francophone et bilingue. Je me suis rendue deux fois dans ce pays et nous avons eu une réunion avec le Président du Ghana et le Président de la République sur la question de la langue française. Le Ghana et le Congo sont au coeur de nos priorités dans le programme « 100 000 professeurs ». Dans ces pays frontaliers de l'espace francophone, le français représente la langue du commerce. Comment être pessimistes sur l'avenir de la langue française, quand l'Afrique francophone affiche 6 % de croissance économique ? Bien qu'il se soit affaissé depuis vingt ans, l'enseignement du français peut entrer dans une nouvelle dynamique.

Je me suis rendue dans 67 pays : plusieurs fois en Chine, au Brésil ; je dois aller au Kazakhstan en septembre, en Arménie, en Azerbaïdjan ; je me suis rendue au Liban, quatre fois en Algérie. Il est capital de nous rendre sur place, car l'espace francophone a trop longtemps manqué d'interlocuteurs. En RDC, les dossiers Total et Lafarge étaient bloqués depuis trois ans et demi. La francophonie économique est une francophonie de proximité. J'ai rencontré le Président Kabila pour parler du sommet de Dakar, mais je ne suis pas repartie sans régler ces dossiers : c'était essentiellement un problème de susceptibilité... Je viens de la société civile et j'ai une formation de documentariste : mon métier c'est l'écoute. Je partage l'approche de ma collègue Hélène Conway-Mouret, qui est aussi celle d'Hillary Clinton : elles mènent une diplomatie de proximité.

Il y a quelques mois, j'ai rappelé aux membres du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) que l'emploi des anglicismes était ringard. Nous allons fêter les vingt ans de la loi Toubon.

M. Jacques Legendre. - Très bien !

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Continuons de l'appliquer ! Stromae, chanteur rwandais-belge, qui chante exclusivement en français vend plus d'albums que les Daft Punk, groupe français couronné par cinq Grammy Awards, qui chante en anglais.

Je souhaite, comme vous tous, que l'Algérie devienne membre à part entière de l'OIF avant le sommet de Dakar en 2014. J'ai été reçue en 2012 par le Premier ministre algérien, M. Sellal. Il m'a clairement dit que l'Algérie avait besoin que l'enseignement du français soit renforcé et qu'il y avait un grand besoin de manuels francophones. Je suis allée voir Vincent Peillon qui a travaillé à mettre en place un accord avec le ministère de l'éducation algérien. Cela n'aurait pu se faire par la voie de la diplomatie traditionnelle. Les deux parties ont acté la création de deux établissements scolaires français, l'un à Oran, l'autre à Annaba, qui s'ajoutent aux deux établissements existant à Alger. Il faut savoir changer de regard dans la diplomatie, regarder à hauteur d'homme.

M. Jacques Legendre. - Vous n'avez pas répondu sur la Centrafrique. Et qu'en est-il du centre culturel de Tizi Ouzou ?

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Je vous répondrai très rapidement sur le centre de Tizi Ouzou.

Je suis en contact avec la Présidente de la Centrafrique ; elle sera présente au Forum des femmes. Le plan des 100 000 professeurs y sera appliqué. Le premier objectif est la stabilisation du pays qui permettra, nous l'espérons, de rouvrir l'Alliance française. L'école française a déjà rouvert de manière dégradée. Pour l'instant, nos projets sont bloqués. Je voulais me rendre à Bangui, il y a deux mois, mais cela n'a pas été possible. La participation de la présidente au Forum des femmes est importante. Mme Keïta, première dame du Mali, sera également présente avec la ministre de l'économie tchadienne dont l'histoire est bouleversante : mariée à 9 ans et demi, elle a eu son premier enfant à douze, avant d'en avoir six autres. Elle a lutté pour aller passer de courts moments à l'école. La scolarisation est au coeur des réflexions de ce Forum.

M. Boris Faure, conseiller chargé des affaires institutionnelles et parlementaires de la francophonie. - À Durban, en juillet 2012, au congrès mondial des professeurs de français, on a recensé un million de professeurs, dont 500 000 africains. Devant les perspectives démographiques, un consensus s'est fait sur le nombre de 100 000 professeurs comme objectif de notre plan, pour lequel 4,5 millions d'euros seront versés par la France sur cinq ans, auxquels s'ajoute la participation des partenaires africains.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Au Vietnam où notre commission a effectué une mission d'information en mars dernier, les professeurs de français sont eux aussi demandeurs d'outils numériques et de formation.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée. - Le Vietnam, le Laos et la Thaïlande ont fait cette demande. Je voudrais revenir sur l'importance de l'enseignement du français sur le continent africain. Dès mon arrivée au ministère, une délégation chinoise m'a proposé d'organiser des modules d'enseignement du français spécifiquement destinés aux Chinois, car ne pas maîtriser le français rendait difficile leur accès au marché africain.

Enfin, le cinéma est un outil très important ainsi que la télévision. Canal + est en passe de s'installer en Afrique et de produire des programmes en RDC, au Congo, en Côte d'Ivoire et au Sénégal. Le groupe Lagardère fait de même, avec TF1. Ces initiatives visent une classe moyenne francophone dont on a clairement conscience qu'elle a émergé en Afrique.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. - Vous avez élargi notre vision de la francophonie, nous vous en remercions. Votre enthousiasme nous donne l'espoir d'un rebond.