Mercredi 11 décembre 2013
- Présidence de M. Michel Teston, vice-président -Transition énergétique dans les transports - Audition de MM. Bruno Duchemin et Sébastien Genest, rapporteurs du Conseil économique, social et environnemental
La commission entend MM. Bruno Duchemin et Sébastien Genest, rapporteurs, sur l'avis du Conseil économique, social et environnemental relatif à la transition énergétique dans les transports.
M. Michel Teston. - Nous entendons aujourd'hui MM. Bruno Duchemin et Sébastien Genest, rapporteurs de l'avis du Conseil économique, social et environnemental relatif à la transition énergétique dans les transports. Cet avis, présenté au nom de la section de l'aménagement durable des territoires, a été adopté par le Conseil le 10 juillet dernier. L'ordre du jour chargé des derniers mois ne nous a pas permis de vous entendre plus tôt mais nous sommes heureux de pouvoir le faire aujourd'hui. Votre rapport s'inscrit parfaitement dans le cadre des problématiques suivies par la commission du développement durable, car vous n'avez pas traité la question des transports sous le seul angle des économies d'énergie mais dans une perspective plus globale et surtout territorialisée.
Aussi bien la transition énergétique que les transports font l'objet d'une actualité riche. Dans le cadre du débat budgétaire, nous avons évoqué à de nombreuses reprises la question des infrastructures. La réforme ferroviaire, en cours d'examen, aborde un autre aspect de la politique des transports. Plusieurs d'entre nous participent aux travaux du Conseil national de la transition écologique, avec l'horizon d'un projet de loi sur la transition énergétique dans le courant de l'année 2014. C'est dans ce contexte que nous allons vous entendre.
M. Bruno Duchemin. - Nous avons appréhendé la transition énergétique comme une évolution systémique de notre société, et non comme un pansement ou une rustine posée sur le pneu d'un véhicule qui irait dans un mur. C'est la raison pour laquelle nous avons élargi nos travaux à la définition du mix énergétique, aux infrastructures, à la territorialisation et aux aspects industriels et sociaux liés aux transports.
Le secteur des transports est très vaste et touche à de nombreux domaines. Tout est transporté, les objets, les hommes, l'énergie que nous achetons à l'étranger et qui nous coûte l'équivalent de notre déficit commercial, avec une incidence forte sur notre balance commerciale et l'indépendance énergétique de notre pays. Il y a donc un enjeu géopolitique.
La transition énergétique est une phase de transition vers une nouvelle société qui est en mutation. Elle peut être une réponse à la crise que nous vivons, surtout si nous réussissons à produire nous-mêmes de nouvelles formes d'énergie au lieu de l'importer de l'étranger. Pour cela, il faut créer de nouveaux métiers et formations et encourager des évolutions des comportements et de la fiscalité. Des solutions alternatives doivent être offertes à chacun, quelle que soit sa situation sociale ou géographique. En particulier, les ruraux et les rurbains, qui n'ont pas pu s'installer en ville en raison de la pression immobilière et sont contraints à l'usage de la voiture, et que l'on compte par millions, ne doivent pas être pénalisés par des taxes.
Au cours de ce travail, nous avons défini cinq axes. Le premier axe porte sur les infrastructures. Tous les travaux d'infrastructure doivent être repensés selon des critères environnementaux, critères qui doivent être prégnants dès la conception des projets.
M. Sébastien Genest. - La transition énergétique dépasse de loin le problème de l'énergie, et renvoie effectivement à une mutation de la société et de ses modes de fonctionnement et d'organisation.
Nous nous sommes inscrits dans la perspective de l'objectif « facteur 4 », qui vise à réduire par quatre les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050. Or, d'après une étude du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), si nous en restons à l'évolution tendancielle, il faut s'attendre, au mieux, à une division par deux de ces émissions dans le secteur des transports, en plaçant la barre très haut. Dans ce cadre, pour atteindre l'objectif du facteur 4, les efforts devraient être redoublés dans les autres domaines. Il faut donc avoir les plus hautes exigences dans tous les secteurs, et le transport doit contribuer à cet effort.
En ce qui concerne les infrastructures, et comme cela avait déjà été constaté pour le SNIT, dans un cadre budgétaire extrêmement contraint, nous devons utiliser au mieux les investissements et garantir leur efficacité. Pour atteindre l'ensemble des objectifs fixés, nous devons prioritairement intervenir sur les réseaux existants, afin de maintenir, voire d'optimiser leur qualité. C'est l'une des conclusions de la commission « Mobilité 21 », qui ne doit pas être perdue de vue et doit être bien répétée et réaffirmée. Elle doit guider la hiérarchisation des projets. Nous devons aussi rendre possible une alternative aux transports routier et aérien, forts émetteurs de dioxyde de carbone et consommateurs d'énergie, en réalisant des investissements qui permettent le développement des transports en commun. Ces derniers doivent être centrés sur les trajets du quotidien, du domicile au travail, bien plus importants que les trajets de longue distance, même si ces derniers ne doivent pas être négligés.
Au-delà des grands projets, qui peuvent être utiles mais consomment beaucoup de crédits, il faut promouvoir la multitude de petits projets locaux intégrés dans des projets de territoire, qui ont un impact tant économique que sur la réduction des gaz à effet de serre. Ces projets mériteraient une meilleure coordination et des choix plus pertinents. Nous proposons de confier ce travail de choix et d'organisation des projets à l'AFITF mais en revoyant son mode de fonctionnement et de gouvernance, en s'inspirant pour cela de ce qui a été réalisé dans le cadre du programme national pour la rénovation urbaine. En effet, si ce programme avait montré certaines limites, beaucoup en ont reconnu l'efficacité, y compris parmi les collectivités territoriales.
Depuis le Grenelle et les conférences environnementales, les projets d'infrastructures doivent également s'inscrire dans l'excellence environnementale, qui ne se limite pas à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais inclut aussi le respect de la biodiversité et la préservation de la qualité de l'environnement.
Le deuxième axe de l'avis concerne la complémentarité des modes de transports. Notre rapport formule des propositions pour favoriser le transfert modal et l'intermodalité. Il s'agit de mettre les transports en commun à haut niveau de service pour les fluidifier et les rendre ainsi plus attractifs. Des interfaces plus cohérentes entre les différentes autorités organisatrices de transport sont nécessaires. Il faut aller, par exemple, vers une billetterie unique.
Par ailleurs, si le développement du vélo est pris en compte dans les documents d'urbanisme, cet effort, qui est loin d'être anecdotique, doit être poursuivi. Des solutions alternatives existent, sans qu'elles nécessitent des investissements lourds. Par exemple, pour les déplacements de banlieue à banlieue en région parisienne, mais pas seulement, des lignes de car dédiées, avec éventuellement des voies réservées, pourraient être mises en place afin d'éviter la traversée du centre de l'agglomération. Cela est beaucoup plus simple que la construction d'un métro automatique de rocade. Il est possible d'améliorer les transports en visant la complémentarité et l'efficacité. Il s'agit d'offrir de nouvelles solutions à l'ensemble des usagers.
Nous devons aussi développer les offres relatives aux autoroutes ferroviaires et maritimes. Dans ce cadre, comme dans toute notre réflexion, la coordination à l'échelle européenne est essentielle. Les autoroutes de la mer mises en place à la suite du Grenelle ont montré leur intérêt et leur efficacité. Elles fonctionnent grâce à des subventions mais trouvent une limite dans le non-respect de la réglementation applicable au transport routier, qui rend ce dernier plus compétitif. Si les règles de temps de conduite ou la réglementation sociale ne sont pas appliquées, les solutions alternatives risquent de se solder par un échec. Certes, il ne s'agit pas de passer au « tout-contrôle », mais aussi de miser sur l'accompagnement.
Le troisième axe consiste à influer sur l'évolution des besoins de mobilité et accompagner les changements de comportements. Il a suscité différentes réactions au sein des groupes représentés au CESE et a constitué le point le plus épineux de la discussion. L'idée des rapporteurs que nous sommes a été d'éviter toute double-peine pour les plus démunis. Mais cette crainte a été forte parmi les membres du CESE, qui redoutent que toute mesure prise dans ce domaine se traduise par des contraintes et une taxation supplémentaires. Cette situation souligne la difficulté du changement et la prédominance de la crainte d'une perte de la liberté d'utiliser sa voiture. En l'absence de la pédagogie nécessaire au partage des objectifs poursuivis, on est confronté à une situation de blocage.
Nous avons-nous-mêmes fait l'expérience de ce blocage. Cette difficulté se traduit dans le panel de propositions que nous faisons, à court et moyen-long terme. Pour influer sur les comportements à court terme, nous préconisons, par exemple, le recours à des lignes de car. Sur le moyen-long terme, nous suggérons d'intégrer dans les documents d'urbanisme, au-delà du projet d'aménagement et de développement durable, un volet sur l'évolution des modes de transport dans le territoire. Par exemple, la question de l'existence d'un parking de covoiturage doit se poser, que cette mesure soit retenue ou non. Un tel parking peut être créé ex nihilo ou aménagé sur le parking d'un supermarché à la suite d'un accord, afin d'encourager ce mode de transport.
Il y a une réflexion à mener sur les éléments d'une évolution de la fiscalité. Une progressivité doit être trouvée et le recours à l'expérimentation envisagé.
M. Bruno Duchemin. - Le volet relatif à la taxation nous a valu quelques bonnets rouges. La piste d'une augmentation du prix du litre du gazole a été évoquée dans le rapport de Christian de Perthuis, afin d'opérer un rapprochement avec le prix de l'essence. Cette proposition a été écharpée par nos collègues. Ont été évoqués le pouvoir d'achat des Français, la multiplication des taxes, le fait que les plus précaires, relégués dans les deuxième ou troisième couronnes, allaient en souffrir. Nous avons calculé le surcoût d'une augmentation de deux centimes du prix du gazole pour le foyer moyen, tel qu'il en existe quatre millions en France, installé en milieu rurbain, qui dispose de deux voitures, souvent anciennes et fonctionnant au diesel, avec une consommation moyenne de six litres aux cent et dont chaque voiture effectue environ 1 500 kilomètres par mois. Le surcoût est évalué à 1,80 euro. Il nous est proposé de rembourser cette somme par un chèque pour faire face à l'effondrement social insurmontable créé par cette mesure...
Les frais de fonctionnement d'un tel dispositif seraient plus élevés que le remboursement de ce surcoût aux familles. Cet exemple est emblématique de la manière dont on appréhende la transition énergétique. Elle est associée à des taxations, et à des aides pour que les plus précaires ne s'enfoncent pas davantage dans la précarité. Cela part d'un bon sentiment, mais nous voulons pour notre part aussi sortir les gens de la précarité. La transition énergétique pourrait être un outil pour atteindre ce but. Il faudrait aider les gens à se passer d'une de leurs voitures. Les transports en commun en milieu diffus ne sont pas toujours rentables, mais on pourrait développer l'autopartage et le covoiturage. Ce qui est important, c'est que les personnes ne se trouvent jamais bloquées et disposent toujours d'une alternative à la voiture, y compris par le développement du transport à la demande en milieu rural.
Ces dispositifs sont un peu coûteux, mais ces foyers économiseraient, selon une estimation plutôt basse, environ 300 euros par mois. Ces économies pourraient être réorientées vers la consommation de produits manufacturés en France. Si on ajoute à cela les économies faites par la rénovation des logements, ou les éco-quartiers, c'est une manne pour le pouvoir d'achat et la relance.
Les économies réalisées sur les déplacements pourraient aussi permettre de remplacer la première voiture par une voiture hybride. La France est un pays de constructeurs automobiles. Il y a un marché de renouvellement en Europe et un marché mondial sur l'hybride qui sont colossaux. Les marchés émergents s'équipent aujourd'hui. La France a des atouts à jouer. Elle est leader du train, du tramway. La France est un pays d'ingénieurs. Nous devons travailler en amont. Comme le dit Jean Jouzel, le réchauffement climatique ne s'adresse pas aux générations futures, il s'adresse aux générations qui sont aujourd'hui dans les cours d'école. Il faut les éduquer à l'environnement et leur proposer une formation initiale en direction des nouveaux métiers de l'environnement. C'est également ce que dit Anne Lauvergeon dans son rapport sur l'innovation. De la sorte, la France pourra à l'horizon 2020-2025 être au rendez-vous des nouveaux besoins industriels, en particulier sur la mobilité, au niveau mondial. Il faut pour cela engager dès maintenant la transition. Cela implique de développer la formation, encourager la recherche et développement, réduire les délais administratifs, beaucoup trop longs en France. Il faut que le soutien de l'État à la recherche se fasse sur un temps suffisamment long, jusqu'à la phase industrielle.
La transition énergétique est une occasion d'aider notre pays à sortir de la crise. Il faut utiliser le tissu de PME sur les territoires, faire en sorte que les PME se regroupent sur des projets avec, dans le cadre de la mobilité, des agences de la mobilité régionales qui seraient des déclinaisons de l'agence nationale. L'inventivité des PME est un atout. La transition énergétique n'est pas une nouvelle avalanche de taxes et de contraintes. Elle est l'occasion d'expérimenter des solutions qu'on pourra ensuite exporter à l'étranger. Nous ne pouvons pas nous contenter d'attendre un miracle technologique qui permettrait de sortir de l'ornière. Le cycle économique actuel, fondé sur l'exploitation des ressources fossiles, n'est pas favorable à la France. Demain, dans un cycle plus décarboné, la France peut trouver des opportunités de développement.
Les politiques doivent définir clairement les objectifs et le projet de société vers lesquels on souhaite se diriger. Prenons le mot écotaxe : écologie et taxe. On aurait pu parler de redevance kilométrique pour les poids lourds. L'écologie est systématiquement associée à l'idée de taxe. La transition énergétique, ce n'est pas cela. C'est une société qui respecte l'environnement, des formations de qualité, des emplois qualifiés, un pouvoir d'achat retrouvé et un espoir pour demain.
M. Michel Teston. - Vous nous avez présenté un vibrant plaidoyer pour un processus vertueux en matière de transition énergétique dans les transports, avec toutes les conséquences positives que ce processus pourrait avoir pour notre pays en matière de développement. Vous avez à juste titre interpellé les élus que nous sommes sur les choix que nous avons à effectuer rapidement.
M. Charles Revet. - Vous avez évoqué deux dossiers extrêmement importants, la transition énergétique et l'aménagement du territoire à travers les transports. On compare souvent les coûts de l'énergie dans notre pays avec ceux de l'Allemagne. La France a fait le choix du nucléaire dans les années 1970. Sur la base des coûts actuels, le prix de revient de la production d'électricité par le nucléaire est plus intéressant que les prix constatés en Allemagne. Les conséquences économiques sont importantes. L'Allemagne fait supporter l'essentiel des surcoûts à la population pour faciliter le travail des entreprises. Quelle option de production d'énergies nouvelles préconisez-vous ? Beaucoup de choix sont possibles, entre l'éolien, le solaire, la méthanisation.
Concernant le développement des transports, nous avons des atouts fabuleux en France. J'ai été rapporteur de la loi sur les grands ports maritimes. J'ai préconisé le transfert modal de la route vers le fer et le fluvial, malgré les difficultés que l'on rencontre. Il existe un maillage tout à fait extraordinaire de voies ferrées dans notre pays. Près de 10 000 kilomètres de voies sont aujourd'hui inutilisés. Ces tronçons pourraient être réactivés, en allant au bout de la démarche avec le tram-train. Vous avez évoqué le problème des cars. Les cars sont très peu utilisés. Je crois beaucoup plus à la réactivation du réseau ferré. Avez-vous évalué économiquement ce que représente le temps perdu dans les trajets à cause de la saturation des routes ? Tout ce temps pourrait être économisé si nous faisions le transfert.
M. Louis Nègre. - Le sujet des transports est prioritaire pour nos concitoyens même si les politiques, tous bords confondus, ont tendance à considérer que c'est un sujet marginal... Votre rapport arrive à point nommé. Nous sommes à une période charnière. Vous appelez à une société nouvelle, par l'intermédiaire d'une transition énergétique. J'ai tendance à vous suivre. La France d'hier n'est pas la France de demain. Nous avons des ingénieurs de grande qualité. Nous avons Ariane, le TGV, Airbus. Nous pouvons, par l'éducation, la formation, prétendre être un grand pays dans le monde.
Dans le cadre de la commission Mobilité 21 sur les infrastructures, il y a finalement eu un consensus. La très grande majorité des projets n'a pu être d'emblée retenue. On aurait pu s'attendre à une révolution. Cela n'a pas été le cas. Les transports du quotidien sont une priorité absolue. Notre patrimoine est en train de s'effondrer, en particulier la voirie routière. La France sera moins attractive à l'avenir si ses réseaux fonctionnent moins bien. Le fait que vous vous projetiez dans une vision de long terme me convient.
Vous préconisez un certain nombre de solutions, comme une meilleure coordination des autorités de transports : à qui le dites-vous... Cela fait des années que nous nous heurtons à la difficulté d'avoir une vision globale, qui nous apparaît pourtant comme une nécessité. Vous indiquez qu'il faut travailler également sur l'urbanisme : pour être maire et responsable d'un PLU voire d'un SCOT, je comprends ce que vous dites. Il est d'ores et déjà possible, avec les plans de déplacements urbains ou les plans de déplacements d'entreprises, de faire un certain nombre de choses.
Vous touchez un sujet plus sensible avec la question de la mise en place de lignes de cars. Aujourd'hui, certaines lignes ferroviaires transportent régulièrement peu de passagers. On pourrait procéder différemment, sans pour autant abandonner les voies.
Quel est votre avis sur l'écotaxe ? Les pays scandinaves ont mis en oeuvre l'écotaxe depuis des années, sans que cela ne suscite de révolution. Au contraire, elle a été source de créativité et d'innovation. La transition énergétique ne doit pas être répressive. Comment peut-on arriver à un comportement plus efficace, plus vertueux sans apparaître répressif ?
Un autre sujet m'inquiète : quelles sont vos préconisations en matière de financement ? Avec la suppression de l'écotaxe, le Gouvernement se prive d'au moins 800 millions de recettes. Dans ces conditions, il sera difficile de tenir le scénario 2 de la commission Mobilité 21, que le Gouvernement s'est engagé à respecter.
Enfin, je crains que dans le domaine du transport également, ce ne soit les Chinois qui viennent conquérir nos marchés, et non l'inverse. Ils poursuivent leur stratégie d'implantation en Europe, et viennent encore récemment d'acquérir des lignes ferroviaires. La Chine est le pays qui investit le plus dans les énergies vertes. Elle produit de surcroît 800 000 ingénieurs par an, grâce à un système de formation sélectif et de grande qualité. Je ne parle même pas de l'Inde, qui envoie une sonde sur Mars avec des coûts de production dix fois inférieurs aux nôtres. Il y a vraiment de quoi s'inquiéter.
M. Jean-Jacques Filleul. - Ce rapport me semble impossible à critiquer. Il décrit un monde idéal : la France serait superbe si elle était conforme à cette description. À travers la question de la transition énergétique dans les transports, c'est un véritable changement de société qui est en réalité suggéré. Il s'agit quasiment d'un programme politique.
On ne peut que saluer les orientations proposées, comme le développement des transports de proximité, une meilleure coordination dans la politique des transports ou encore la massification du fret ferroviaire.
Je ne veux pas pour autant tomber dans la facilité. La véritable question est : comment faire concrètement ? Mon expérience d'élu me force à constater qu'il est très compliqué de transposer votre programme dans la réalité quotidienne. En Touraine, j'essaie de diversifier les flux économiques sur le territoire, mais je me heurte à l'évolution très lente des mentalités. Les gens prennent volontiers le bus, mais pas le car. Et la présence de deux ou trois gares pleinement fonctionnelles en ville ne suffit pas à les empêcher d'acheter une deuxième voiture. Finalement, avant de sensibiliser les enfants à ces questions, il faudrait d'abord s'occuper des parents !
En ce qui concerne l'écotaxe, je ne partage pas pleinement votre avis. Je conçois qu'elle ne pourra plus conserver cette dénomination. Pour autant, il est nécessaire que nos concitoyens comprennent qu'il s'agit bien de faire payer l'usage des infrastructures pour les financer. Il faut défendre cette taxe, car on en a vraiment besoin.
On progresse lentement vers la transition énergétique. C'est une stratégie des petits pas. Mais ce rapport constitue une excellente base de travail.
M. Vincent Capo-Canellas. - Je lis dans votre rapport que le routier émet 94 % des gaz à effet de serre des transports, le fluvial moins de 1% et le ferroviaire 0,4 %. Il me semble que le transport aérien est lui autour de 2 %. Quelle est votre opinion sur le secteur aérien, car il me semble que votre rapport traite essentiellement du transport routier ?
En particulier, le ministre a annoncé la semaine dernière la pérennisation du programme européen CleanSky. Je suis très attaché à ce que l'on soutienne l'initiative technologique dans ce secteur.
M. Michel Teston. - Je suis d'accord avec Jean-Jacques Filleul sur le fait que le terme d' « écotaxe » n'est plus forcément approprié aujourd'hui. Dans votre rapport, vous évoquez la mise en oeuvre des possibilités ouvertes par la directive Eurovignette 3 pour accroître par la taxe poids lourds les ressources propres de l'AFITF en priorisant le report modal. Dans le contexte actuel, avez-vous réfléchi à des solutions alternatives pour compenser la perte de 800 millions d'euros de recettes annuelles liée à la suppression de l'écotaxe ? Pour l'instant, le ministre Bernard Cazeneuve a annoncé des économies supplémentaires de manière à augmenter la dotation de l'État, mais où va-t-on pouvoir faire ces économies ?
Vous suggérez également la mise en place d'une épargne dédiée au financement des infrastructures. Quelles seraient la forme et la nature d'un tel fonds d'épargne dédié au transport ?
M. Sébastien Genest. - Le sujet est très vaste et nous n'avons pas pu tout approfondir dans le délai très court qui nous était imparti. Certaines propositions ne sont encore que des orientations.
Pour autant, cet avis se veut pragmatique, sans pour autant fournir de solutions clés en mains. Nous devons anticiper les changements à long terme, en intégrant les contraintes du court terme. Il n'y a pas de réponse simple à un problème aussi complexe, et nous proposons plutôt un panel de solutions.
Ainsi, sur l'évolution du mix énergétique, nous donnons une orientation assez précise, à partir de l'ensemble des technologies existantes. Nous proposons d'améliorer en priorité l'efficacité du moteur thermique et de promouvoir le moteur électrique pour les déplacements de proximité. Pour autant, nous soutenons qu'à long terme, la solution la plus cohérente réside dans l'utilisation du gaz naturel en substitution au pétrole. Pour cela, nous devons développer la méthanisation en France, car nous sommes très en retard dans ce domaine. Il faut également poursuivre les efforts de recherche en matière de stockage de l'énergie, notamment pour l'électricité.
Notre pays est certes petit, mais il a encore les atouts d'une puissance et des capacités de rebond pour jouer dans la cour des grands, sans pour autant faire preuve d'un optimisme démesuré.
Un autre point me paraît essentiel, qui dépasse la seule question des transports. Il s'agit des perspectives à long terme en matière d'énergie électrique. Aujourd'hui, l'électricité est peu chère en France, pour diverses raisons liées notamment à la socialisation de coûts indirects. C'est un atout de compétitivité pour notre industrie. Mais lorsque l'on regarde les chiffres communiqués par EDF sur le coût à venir de l'électricité, en particulier avec l'EPR, on se rapproche de la structure de coûts de l'éolien. On approche de plus en plus les seuils de rentabilité des énergies renouvelables. Notre réflexion doit s'inscrire dans le cadre de cette évolution. Même si l'électricité nucléaire sera plus chère demain, elle continuera à tenir une place importante dans le mix énergétique.
En ce qui concerne l'écotaxe, j'avais défendu sa mise en oeuvre lorsque j'étais président de France Nature Environnement (FNE) en 2007. Nous étions parvenus à un accord unanime sur le principe. Le débat porte sur sa mise en oeuvre concrète sur le plan fiscal. En 2012, le CESE a proposé de dépasser l'idée d'une taxe liée à la seule altération des routes, et d'y intégrer également les coûts externes environnementaux, à l'issue d'une phase d'expérimentation. A l'heure actuelle, le dispositif est nettement moins ambitieux puisqu'il ne porte que sur le droit d'usage. Son échec repose sur un problème fondamental de pédagogie. Il y a un manque d'information, voire de la désinformation. On n'explique pas assez que l'écotaxe a été négociée pour améliorer le report modal et pour limiter la concurrence déloyale européenne. Au final, depuis 2008, la taxe à l'essieu a été réduite pour l'ensemble des poids lourds alors que l'écotaxe n'est toujours pas mise en oeuvre.
Entretemps s'est posée la question du tonnage des camions. Aujourd'hui, les poids lourds de 44 tonnes à cinq essieux sont autorisés. Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) a montré qu'une hausse du tonnage associée à un sixième essieu était neutre en matière d'altération de nos routes. En revanche, une hausse du tonnage à cinq essieux engendrerait un surcoût de l'ordre de 400 à 500 millions d'euros pour l'entretien des routes.
M. Sébastien Genest. - Nous avons donc perdu le produit de la taxe à l'essieu, tandis que les 400 à 500 millions d'euros de travaux d'entretien pour compenser l'usure supplémentaire résultant de l'autorisation des 44 tonnes vont retomber sur les budgets voierie des départements, qui seront dans l'impossibilité de les financer. Nous allons finir par avoir des routes ressemblant à des chemins, avec des ornières !
M. Jean-Jacques Filleul. - C'est déjà le cas dans certaines petites communes.
M. Michel Teston, président. - Et ce ne sont pas les quelques 400 millions d'euros annuels des programmes de modernisation des itinéraires routiers (PDMI) qui suffiront à combler ce surcroît de charges !
M. Sébastien Genest. - Je rappelle que le CESE a validé le principe de la redevance poids-lourds dans un avis de février 2012, puis de nouveau en juillet 2013. En dépit des manifestations récentes, nous n'avons pas changé d'avis. La majorité du CESE a encore approuvé la taxe poids-lourds dans son avis de novembre dernier sur les inégalités territoriales.
M. Bruno Duchemin. - En ce qui concerne la question du mix énergétique, j'observe que la sortie du nucléaire décidée par le Japon après la catastrophe de Fukushima se traduit par un recours accru au charbon et un accroissement des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons la chance d'avoir au CESE un climatologue prix Nobel de la Paix, Jean Jouzel. Celui-ci m'a confié que l'énergie nucléaire représente un vrai risque, mais qui peut être maîtrisé, tandis que le réchauffement climatique n'est plus un risque, mais déjà une réalité. Dans ce contexte, il semble raisonnable de continuer à miser sur le nucléaire, même s'il ne faut sans doute plus en tirer une proportion de 75 à 80 % de la production d'électricité.
Pour développer les transports publics et conserver les lignes existantes, il faut que les projets d'urbanisme et les permis de construire s'organisent autour des réseaux, de manière à lutter contre l'étalement urbain.
En ce qui concerne le fret ferroviaire, je suis bien sûr attaché au transfert modal. Mais, même si l'on parvenait à augmenter le fret ferroviaire de 30 ou 40 %, ce qui serait déjà inespéré, cela ne ferait passer sa part modale que de 10 % à 13 ou 14 %. Ne faire que du ferroviaire est une utopie. En France, à la différence de l'Allemagne, il nous manque les transports de charbon et d'autres pondéreux qui permettent, par un effet de massification naturel, d'amortir l'essentiel des coûts fixes du transport ferroviaire.
Pour réduire efficacement les émissions de gaz à effet de serre, nous n'avons pas d'autre solution que d'agir sur le transport routier. Par exemple, un véhicule consommant 2 litres aux 100 km, la « deux chevaux » de demain, permettrait de diviser les émissions par deux ou trois. De même le développement du covoiturage, en passant d'une moyenne de 1,3 passager par véhicule à 2 au moins, contribuerait à parvenir au facteur 4 de réduction des gaz à effet de serre.
Les ports français ne sont pas suffisamment utilisés pour faire du transfert modal. Il y a aussi nécessité d'une réforme portuaire. Mais elle sera très difficile.
M. Charles Revet. - La réforme portuaire pourrait être simple, si nous avions la volonté de la faire !
M. Bruno Duchemin. - Pour la desserte des ports, les aménagements ferroviaires sont souvent moins chers. Ainsi, dans la banlieue du Havre, la modernisation de la ligne LER, qui était pratiquement délaissée, a permis de passer en deux années seulement d'un trafic de 40 à 2000 personnes par jour.
Je crois que les nouvelles générations sont moins attachées à la possession de leurs véhicules, et davantage disposées à un usage fonctionnel, au travers de formules d'abonnement pour une offre de mobilité sans les charges d'entretien.
Pour sortir d'une approche répressive, il faut miser sur la communication, l'éducation et la pédagogie. Certes, nous avons produit un avis un peu idéaliste, mais qui devrait donner de l'espoir face à cette vision punitive de l'écologie qui prédomine. Toutes les différentes composantes du CESE ont apporté leurs idées, ce qui explique que la liste de nos propositions soit un peu longue. Nous n'avons pas formulé vraiment de nouveautés, mais insisté sur les chantiers qui n'ont pas encore suffisamment avancé et qui restent à coordonner.
Nous nous sommes centrés principalement sur les transports terrestres. Pour le transport maritime, nous avons proposé d'équiper les ports de terminaux méthaniers. Le fioul lourd, qui est le carburant le plus courant des navires, produit énormément de souffre : il conviendrait d'étudier son interdiction dans la zone européenne. Pour le transport aérien, nous n'avons évoqué que les trajets domestiques, concurrencés par les LGV.
La communication a été très mauvaise sur la taxe poids-lourds. Il aurait fallu dire à nos concitoyens que nous voulons empêcher que les transporteurs étrangers viennent abîmer les routes en France sans contribuer à leur entretien, alors que les transporteurs français paient leur contribution lorsqu'ils vont en Belgique ou en Allemagne. Le système envisagé coûte très cher, c'est vrai, et les médias ont mis l'accent sur ce point.
M. Michel Teston, président. - Le Sénat a décidé de créer une commission d'enquête sur les modalités du montage juridique et financier et l'environnement du contrat retenu in fine pour la mise en oeuvre de l'écotaxe poids lourds.
M. Bruno Duchemin. - Nous pourrions aussi réorienter l'épargne des Français vers les projets à visée écologique. Je ne suis pas un expert, mais certains de mes collègues du CESE m'ont dit qu'il serait même envisageable de nous autoriser un peu de création monétaire au niveau européen, en se refinançant auprès de la BCE. Cette inflexion de la politique monétaire ne créerait pas d'inflation, car le risque que nous courons aujourd'hui est plutôt celui de la déflation.
M. Sébastien Genest. - Dans le SNIT, l'objectif était bien de reporter sur l'ensemble des transports la baisse des émissions de gaz à effet de serre, ce qui conduit à privilégier le ferroviaire plutôt que l'aérien. Néanmoins, tous les modes de transport doivent s'inscrire dans une logique d'excellence. Cela vaut aussi pour le transport aérien, grâce aux évolutions techniques des appareils et à sa meilleure organisation : nous retrouvons ici la problématique du ciel européen, sur laquelle nous n'avons pas pu aller très loin dans le cadre national de notre avis.
De manière générale, beaucoup d'éléments de solution existent déjà : il s'agit de les faire appliquer. C'est notamment le cas des normes d'urbanisme. L'analyse des freins au développement du covoiturage doit être menée. Les collectivités doivent être sur ce sujet en harmonie avec les évolutions de la société. J'observe que, lorsque les cours du pétrole ont flambé pendant six mois en 2012 pour atteindre 150 euros le baril, le covoiturage avait alors explosé, sans aucune campagne de communication. Nos concitoyens sont bien davantage prêts à changer leurs comportements qu'on l'imagine, pourvu qu'ils reçoivent le bon signal-prix. La question est donc de savoir si nous subissons ce signal-prix, ou si nous le déclenchons pour l'anticiper.
Je ne suis pas certain que nous parvenions au facteur 2 de réduction des émissions de gaz à effet de serre en 2050, dans le domaine des transports, même en mettant en oeuvre toutes nos propositions. Il est essentiel de faire de la pédagogie sur les enjeux et le partage des objectifs, pour impliquer tous les acteurs, notamment ceux de la société civile. Il faudrait confier à une agence publique la mission de développer tous ces petits projets : cela pourrait être obtenu par une mutation de l'AFITF, dotée d'une gouvernance améliorée, sur le modèle de l'ANRU.