Mardi 14 mai 2013
- Présidence de Mme Jacqueline Gourault, présidente -Audition de M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, sur les métropoles
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, qui est un spécialiste de la gouvernance des collectivités territoriales et a particulièrement travaillé sur les relations entre les métropoles et les régions. Il va nous apporter son éclairage, son analyse et ses idées : il est important, en plein travail législatif sur la métropole, de recueillir le point de vue de ceux qui réfléchissent aux collectivités territoriales un peu à distance de l'action de terrain.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui à titre personnel, mais aussi à titre collectif, puisque les travaux que j'ai pu mener sur l'articulation entre les régions et les métropoles ont lieu dans le cadre de l'Institut de la décentralisation, qui a fait fonctionner ces derniers mois un groupe de travail sur ce thème.
Je vais essayer de résumer les principales idées de ce groupe. Lors de la préparation de la réforme de la décentralisation, la région et la métropole ont fait figure d'idées-forces. Le débat les concernant n'est peut-être pas si nouveau que cela : dès les années 60, une loi a été votée sur les districts urbains, une loi sur les communautés urbaines a été adoptée en 1966. Cinquante ans plus tard, on discute encore à peu près des mêmes choses. Cela peut justifier une interrogation sur notre capacité à penser ces problèmes. Cela dit, la première idée-force retenue par notre groupe a été de dire que le fait métropolitain et le fait régional étaient révélateurs des changements en cours dans l'action publique territoriale. Ils sont en effet à la croisée de quatre grands paramètres de changement qu'il faut avoir en tête lorsqu'on réfléchit sur les modèles institutionnels à venir.
Le premier de ces paramètres est ce que l'on a appelé les dynamiques territoriales de l'économie. La géographie économique se recompose, actuellement, en France. L'économie, en concentrant les richesses et en faisant circuler les revenus de façon différenciée, fait émerger des territoires qui gagnent et des territoires qui perdent. À l'échelle nationale comme à l'échelle européenne et à l'échelle globale, le fait métropolitain s'impose de ce fait comme la nouvelle figure de l'économie globalisée. Regardez, par exemple, l'interdépendance entre les Länder et les grandes villes allemandes en Bavière ou dans le Württemberg. Le même phénomène se retrouve en Italie du Nord. Les économies locales et régionales, qui avaient eu tendance à s'uniformiser pendant les « 30 glorieuses », resurgissent aujourd'hui. L'économie d'archipel est la nouvelle figure territoriale de l'économie contemporaine : en quelque sorte, il n'y a plus une économie française mais un archipel d'économies localisées.
Le deuxième paramètre est l'intégration européenne. Si on regarde, par exemple, les objectifs de la future politique de cohésion 2014-2020, un accent très fort est placé sur l'économie de la connaissance, qui est plutôt située dans les métropoles ou dans des territoires remplissant des fonctions métropolitaines. Ainsi, l'Union européenne, par ses grandes politiques de cadrage, formate la façon dont on pense les politiques publiques locales.
Le troisième paramètre et la résurgence du clivage entre le centre et la périphérie. En France comme en Europe, la tension centre-périphérie sur certains territoires joue un rôle croissant. Ce sera un élément important dans l'articulation entre la métropole et la région. Je rappelle à cet égard qu'il y aura en 2014 un référendum en Écosse. Voyez aussi ce qui se passe actuellement en Catalogne, ainsi que les tensions entre le nord et le sud de l'Italie. Voyez aussi les tensions entre l'Allemagne riche et l'Allemagne pauvre. Il y a un mois et demi, une déclaration publique des ministres-présidents de Bavière et de Hesse a indiqué que les transferts vers les Länder de l'Est étaient trop importants pour ne pas mettre en cause la compétitivité économique des Länder donateurs. Par l'économie et par la politique, le vieux clivage centre-périphérie est ainsi réactivé dans de nombreux pays.
Le dernier paramètre de changement est la restructuration de l'État, ce qui renvoie à la dépense publique : nous sommes entrés dans une période où la dépense publique va être au centre des préoccupations. Les grandes réformes autour de l'idée de management public vont dans le sens d'une recomposition par l'État de sa présence sur le territoire. L'État peut avoir la tentation de jouer les métropoles pour assurer son efficacité économique. Des formes de gouvernement à distance peuvent alors être déployées à travers la fiscalité ou des réformes institutionnelles comme celle des métropoles pour renforcer la rationalité de la dépense publique sur le territoire.
Nous sommes donc au coeur d'une transformation assez globale de l'État et de la société.
Une autre idée-force est, en regardant le cas français, ce que l'on pourrait appeler le jardin à l'anglaise de la décentralisation française : un processus conduisant à la prolifération institutionnelle et à l'enchevêtrement des pouvoirs locaux. On est en effet confronté à deux principes contradictoires : celui de l'autonomie des collectivités territoriales et celui de la non tutelle. Faute de pouvoir ordonner l'action des collectivités par la tutelle, on fonctionne selon la méthode des blocs de compétences, inefficient dans la mesure où les élus souhaitent tous naturellement prendre à bras-le-corps l'ensemble des problèmes de leur territoire. La décentralisation française conçue par Gaston Defferre selon le mode des blocs des compétences ne fonctionne plus. Dans un certain nombre de domaines, le développement économique par exemple, les frictions risquent d'être nombreuses, même si une certaine spécialisation est envisageable entre les régions et les métropoles. On constate l'existence d'un engrenage dans la dynamique de l'action publique, l'existence d'une dérive systémique qui pousse les uns et les autres à aller au-delà de ce qui est autorisé. Maurice Hauriou a parlé à propos de la décentralisation de la spontanéité de la vie ; c'est exactement ce qui se passe. La raison essentielle en est que l'on ne veut pas d'une hiérarchie dans la décentralisation française. C'est un choix, il faut l'assumer. L'articulation entre les régions et les métropoles va dépendre d'autres arbitrages que d'arbitrages juridiques faisant appel à la création de frontières étanches entre les compétences. Il faut donc faire confiance à des « modèles territoriaux d'action collective » prenant en compte des cultures territoriales qui diffèrent d'un territoire à l'autre. Entre Lyon, Marseille et l'Ouest de la France, les cultures territoriales, la façon de penser l'action publique, diffèrent profondément. En fonction de cet arrière-plan, je crois aux dynamiques territoriales ascendantes, et non descendantes.
Les scénarios d'évolution seraient dans ces conditions, différents d'un territoire à l'autre et pourraient prendre trois formes principales :
- le modèle darwinien, fondé sur la recherche de l'attractivité, s'imposerait en cas de faible coopération inter-partisane et de fortes polarisations urbaines, par une vive concurrence entre régions et métropoles. Les victimes en seraient probablement les départements, menacés par la montée des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Leurs tâches seraient aspirées par les régions. L'Île-de-France, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées pourraient suivre ce modèle ;
- le statu quo, tel qu'il est illustré dans le roman du prince de Lampedusa « Le Guépard » par la célèbre phrase : « il faut que tout change pour que tout reste identique », conduirait au maintien des équilibres existants, sous le couvert des pactes de gouvernance territoriale conclus par des élus satisfaits de ces équilibres ;
- enfin, le modèle girondin serait marqué par une dynamique de différenciation entre les modèles territoriaux ; des exemples pourraient être trouvés dans l'expérience lyonnaise, dans celle de La Guyane. Ces modèles, limités à certains territoires, constitueraient la revanche de la diversité, du pays réel, sur l'abstrait. Ils pourraient se diffuser au sein d'un territoire, le Grand Lyon inspirant par exemple des initiatives de même ordre à Grenoble ou à Saint-Étienne. Cette évolution poserait la question de l'égalité dans la diversité, c'est-à-dire celle de la nature de l'État républicain. Il serait alors nécessaire d'en prendre acte pour lui donner du sens, et pour qu'il ne reste pas à l'état latent, ce qui conduirait à des réactions de rejet, comme celle qui s'est exprimée en Alsace.
Mme Marie-Thérèse Bruguière. - L'articulation que vous avez décrite entre les métropoles et les régions pourrait s'appliquer à de nombreux territoires qui seraient volontaires. Mais se poserait alors la question de l'avenir du département, auquel nos concitoyens sont attachés notamment du fait de son caractère de proximité. Ainsi, un impérialisme trop marqué de la part d'une éventuelle métropole constituée autour de Montpellier conduirait à la mort du département de l'Hérault.
M. François Grosdidier. - Je ne partage pas cette analyse. En effet, je constate que les difficultés entraînées par la clause de compétence générale existent à tous les niveaux de collectivités territoriales. Depuis 1982, les régions se sont concentrées sur l'appui aux métropoles, et les départements sur la péréquation au profit des territoires ruraux. C'est ce qui découle du rapport de notre collègue Antoine Lefèvre sur les blocs de compétences. Si le référendum avait été utilisé pour créer les intercommunalités, il aurait reçu une réponse négative !
M. Edmond Hervé. - Les quatre scenarios que vous avez décrits existent déjà. Quand on analyse le comportement des collectivités territoriales, on constate trois types de rapports. Le rapport à l'Etat, premièrement : certaines collectivités territoriales sont très pugnaces dans leurs relations avec l'Etat, d'autres au contraire sont très effacées. Le rapport à l'autre, deuxièmement : ce sont les questions de coopération et d'intercommunalité. Dans certains départements, la coopération et l'intercommunalité fonctionnent, dans d'autres non. La question de l'identité territoriale joue ici un rôle important. Le rapport au futur, enfin. Les collectivités territoriales font un usage très divers des différents plans, programmes et schémas existants. Une question emblématique est à poser : disposez-vous d'un programme dans tel ou tel domaine ?
Je souhaite revenir sur un autre élément que vous avez évoqué : les blocs de compétences. L'origine de cette expression est une jurisprudence du Conseil d'Etat. Gaston Defferre l'a reprise mais, dans sa conception, il n'était à aucun moment question de cloisons étanches. La notion de bloc de compétences a une vertu pédagogique mais ne doit pas faire oublier le pragmatisme de l'action des collectivités territoriales. Pour moi, certaines compétences pour tel ou tel niveau de collectivité territoriale doivent être obligatoires, mais il ne doit pas y avoir de compétences exclusives. Dans le projet de loi, la métropole ne doit pas avoir le monopole du développement économique ou du développement universitaire et scientifique. En effet, historiquement, ce sont les grandes agglomérations qui ont porté le développement économique ou universitaire. Je plaide pour qu'il y ait des contrats de sites entre la région et les grandes agglomérations. La Bretagne a été pionnière dans ce domaine.
En ce qui concerne le département, il n'y a pas de majorité politique pour le supprimer.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Surtout au Sénat !
M. Edmond Hervé. - les départements ont gâché une chance de modernisation en refusant d'être le sénat des communes. L'avenir des départements passe par sa transformation en conseil expert des petites communes. Pour moi, la RGPP est une chance pour la décentralisation qu'il faut saisir pour faire du département ce conseiller expert.
Enfin, la question de la fiscalité et des ressources nécessite un débat à part entière.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. - Que faire du département ? La réponse est forcément multiple. Certains départements restent une collectivité pertinente, notamment pour les petites communes. Ce sont des collectivités territoriales intermédiaires dans les territoires où la région n'est pas « entrée dans les têtes », l'identité régionale étant faible. Dans les territoires très urbanisés, en revanche, le département n'a plus de valeur ajoutée. Le budget est constitué à 50 % par les dépenses sociales, le reste est consacré à des compétences non obligatoires. Ces dernières pourraient être assurées par la région ou l'intercommunalité. Quant aux dépenses sociales, on peut envisager d'en confier la gestion à des agences. En effet, le département ne dispose plus aujourd'hui de marges de manoeuvre, l'innovation politique y est très limitée du fait de budgets très contraints. Je ne propose pas de faire disparaître le département mais de le faire évoluer, d'expérimenter son évolution au cas par cas. Est-il nécessaire qu'il ait la compétence du développement économique ? Dans certains territoires, cela se justifie, dans d'autres, on peut se poser la question d'un budget unique tourisme ou développement économique entre le département et la région. Sans passer par une fusion de ces deux collectivités territoriales, il serait envisageable de mettre en place une agence unique région-département et de renforcer la mutualisation. Il n'y a pas de majorité pour supprimer le département mais, en même temps, il est nécessaire de le faire évoluer. Dès la fin du Second Empire, certains chefs d'entreprise interpellaient déjà le gouvernement en soulignant que l'échelle du département n'était pas pertinente.
En ce qui concerne l'articulation entre le département et la métropole, il faut respecter les modèles d'action collective. Je plaide pour un modèle d'incitation financière, même en ces temps de disette. Il faut donner des primes aux territoires qui avanceraient - comme cela a été fait lors de la loi Chevènement sur l'intercommunalité - mais cela n'est pas envisagé actuellement.
La région et la métropole doivent trouver un arrangement sur le développement des territoires. Dans l'une des versions du pré-projet de loi de décentralisation, il était prévu que la région puisse devenir autorité organisatrice de l'ensemble des transports du territoire. Mais cette idée a été abandonnée. Or, pour moi, il s'agit là d'une mission régionale. Le défi de la connectivité correspond à l'identité du territoire, alors que le développement économique, l'aménagement du territoire sont plutôt à la croisée des compétences de la métropole et de la région. J'espère que le schéma de développement économique sera prescriptif. S'il ne s'impose pas au final à ceux qui l'ont signé, il n'y aura aucun progrès par rapport à la situation actuelle. De plus, le fait que ces schémas ne soient pas prescriptifs représente une très forte déperdition d'énergie pour l'administration territoriale qui les a préparés. C'est pourquoi, à mon sens, il est nécessaire qu'il y ait deux ou trois schémas prescriptifs, ce qui permettrait de donner un sens au bloc de compétences. Toutefois, on s'expose alors au risque juridique de tutelle. Depuis le rapport Balladur, on cherche à réformer la décentralisation à cadre constitutionnel constant. Or, cela ne peut que se traduire par la conception de véritables usines à gaz. C'est pourquoi, je suis en faveur d'un assouplissement du principe de la tutelle, notamment dans le cadre des expérimentations. A contrario, la conférence territoriale de l'action publique va mettre en place une structure très compliquée, inspirée de ce qui existe en Bretagne (sous le nom de B16) - région que Mme Lebranchu connaît bien puisqu'elle y a été vice-présidente du conseil régional. Or la France n'est pas la Bretagne !
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Aujourd'hui, nous parlons des métropoles. Mais je pense que ce que vous dites au sujet du fait métropolitain, nous pouvons également le transposer dans les départements plus ruraux où la notion de métropole n'existe pas mais où il y a toujours des pôles, des villes, des agglomérations qui sont très importantes et constituent les moteurs de l'économie. Qu'on le veuille ou non, c'est incontestable. La question latente qui revient sans cesse est : comment articule-t-on cette notion avec le reste du territoire, c'est-à-dire avec les zones périurbaines, rurales ?
Par ailleurs, au regard de la sociologie du Sénat, où le monde rural est bien représenté, commencer le texte du projet de décentralisation par les métropoles est une démarche en quelque sorte anxiogène, car elle pose la question de la place de la ruralité au sein du paysage territorial. Effectivement, la population vit essentiellement dans les villes et la richesse économique se localise également dans ces espaces. Mais il est nécessaire de trouver un moyen pour articuler ces différents ensembles sans susciter de l'angoisse. Comment réagissez-vous à cela ?
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. - Maurice Duverger parlait du Sénat comme de « la France du seigle et de la châtaigne ». En effet, il a été conçu pour incarner la ruralité. Cependant, au fur et à mesure du temps, la France est toujours plus urbaine.
Pour ne pas angoisser la ruralité, il est nécessaire de souligner l'existence de territoires dynamiques et innovants qui n'accueillent pas de métropole en leur sein. À titre d'exemple, le département de la Vendée est un territoire qui ne se situe pas très loin de l'agglomération nantaise mais qui n'est pas étroitement connecté à celle-ci. Malgré cela, il a un taux d'internationalisation des PME et des taux de chômage qui en font un territoire innovant. En outre, c'est un territoire doté d'une culture spécifique. Cela a d'ailleurs fait l'objet d'une étude réalisée par les sociologues de l'économie, qui a mis en évidence la force de la notion de confiance entre les banquiers, les chefs d'entreprise, les décideurs politiques de droite et de gauche.
En tout état de cause, la ruralité en général n'existe pas. Nous sommes sur des lisières, des zones plus ou moins périurbaines, mais également une ruralité est composée parfois d'un grand nombre de néo-ruraux. La ruralité est une notion très complexe. Je pense qu'il n'y aurait rien de pire que d'opposer une France urbaine à une France rurale, autrement dit une France qui « gagne » à une France qui « perd » ou qui disparaît.
J'estime qu'il est essentiel de travailler sur cette articulation et inciter fortement les intercommunalités à travailler avec des pôles secondaires. Certaines, telle que la communauté urbaine de Toulouse, collaborent déjà avec ces pôles en matière de transport, de main d'oeuvre, d'habitat, de logement. Cependant, ces domaines correspondent à une série de problématiques qui échappent au Grand Toulouse et engendrent des risques d'atrophie de ce dernier.
M. François Grosdidier. - Toulouse est l'exemple type de la région où l'on a une seule locomotive puis des relais. Mais nous ne sommes que sur des relais d'un pôle central.
D'autre part, pour citer un autre exemple, le Gers est un département qui ne vit que de petites activités touristiques ou agricoles. En dehors de cela, il faut se déplacer à cinquante kilomètres, voire quatre-vingts, pour aller travailler à Toulouse. Dans cet ordre d'idées, cela plaiderait presque pour l'affirmation des régions et l'effacement des départements. Or les populations de certains départements ne seraient plus assurées de bénéficier de la diffusion de services publics et d'équipements si cet échelon était amené à disparaître : ces problématiques pourraient rester à l'écart des préoccupations d'un conseil régional dominé par la population métropolitaine. C'est donc eu égard à cette observation que réside toute la difficulté de trouver l'équilibre.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. - Pour poursuivre la réflexion, l'une des solutions pour rassurer la ruralité et davantage l'aider à porter des projets de développement, qui sont parfois déjà à l'oeuvre, est de renforcer les EPCI en milieu rural. On parle beaucoup d'intercommunalité en milieu urbain, mais il existe également une intercommunalité en milieu rural qui représente « l'autre épine du pied de l'administration territoriale française ». Certes, la situation a progressé mais les compétences des communautés de communes s'exercent souvent a minima sur des périmètres qui demeurent généralement celui du canton. Qui plus est, 54 % de nos communes comptent moins de 500 habitants. Par conséquent, la question à poser est : quels sont les services publics qui peuvent être produits au sein de ces territoires où la coopération intercommunale n'est peut-être pas toujours en mesure de porter véritablement une stratégie de développement ?
Une partie de la réflexion est donc orientée sur le débat métropoles-régions-départements. Mais il convient de ne pas oublier le véritable échelon de proximité qui est la commune. Elle est en même temps une reproduction de la carte paroissiale qui a très peu évolué depuis la Révolution française. Il faut évidemment rappeler que les 44 000 paroisses ont été reconnues en tant que communes en 1790-1791. Ces 44 000 paroisses constituent l'héritage de nos 36 700 communes. Ceci rend d'ailleurs perplexe, au regard de la situation sur ce plan dans le reste de l'Europe et en Amérique du Nord.
M. François Grosdidier. - Mon département d'élection, la Moselle, compte 730 communes sur un vaste territoire, dont 120 petites communes de moins de 500 habitants, qui fonctionnent à la satisfaction générale et à moindre coût, à la manière de syndicats de copropriété, grâce au dévouement de bénévoles. Ce modèle, dont la persistance dans le temps n'est pas assurée et qui peut paraître suranné, assure la gestion de ces territoires dans des conditions d'efficacité et de coûts inégalables. Certes, ces petites communes sont regroupées dans de vastes intercommunalités qui les appuient dans le domaine scolaire, social, bref, pour toutes les actions qui réclament un savoir technique.
Cet exemple montre que le regroupement n'est pas toujours source d'économie. Le modèle allemand, appuyé sur de vastes communes, que nous avons expérimenté pendant l'annexion, n'est donc pas forcément celui qu'il faut appliquer et qui produirait nécessairement des économies d'échelle.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - C'est pourquoi il me semble si nécessaire de défendre l'intercommunalité, car le modèle que vous venez de décrire me semble condamné par l'évolution de la société. Seule l'intercommunalité peut sauver les petites communes. J'ai observé dans mon département, qui est largement rural, la création de nouvelles communes comme le permettait la loi de 2010. J'ajoute qu'il est improductif d'opposer la ruralité à l'urbanité, car les villes sont des moteurs de l'action locale.
Par ailleurs, je crois beaucoup à la culture régionale, qui marque durablement le rapport à l'État. Celui-ci n'est pas le même en Bretagne ou au Pays Basque par exemple, et dans ma région, qui a toujours appartenu au royaume de France et qui s'identifie à l'Etat qui en est issu. Ces lignes de fond persistent en dépit des nouvelles formes de communication, et du renouvellement des populations.
M. Antoine Lefèvre. - La décentralisation a permis des développements différenciés au sein de notre pays grâce à l'autonomie qu'elle a induite : certains territoires se sont développés plus vite que d'autres. Mais de vraies difficultés surgissent lorsque que le pôle de dynamisme est extérieur au département et même à la région. C'est le cas de l'Aisne, pour laquelle Reims représente le principal pôle d'entraînement. Cette réalité est difficile à faire comprendre aux élus locaux de mon département.
Comme cela nous a été rappelé récemment, lors d'une réunion de la commission des Lois, il ne s'est pas trouvé en France de majorité pour instaurer des fusions de communes telles qu'elles ont été imposées en Belgique et en Allemagne. Mais le mode de fonctionnement de certaines très petites communes est fragile, car il relève du dévouement d'une ou deux personnes, qui n'auront sans doute pas de successeur. C'est dans ces cas que l'intercommunalité pourra fournir le relais nécessaire
M. Yannick Botrel. - Il est nécessaire de regarder les choses dans la durée. En vingt ans, la situation des territoires a évolué, et elle va continuer d'évoluer. Au regard de ce qu'a dit un de mes collègues tout à l'heure, le département du Finistère est constitué de 272 communes et il y en a 373 en Côtes-d'Armor. Et je ne pense pas que l'espace y soit moins bien géré que dans un département qui compte 800 communes. À partir d'un moment, le nombre n'a plus d'importance. Les communes de Bretagne ont transféré beaucoup de leurs compétences aux intercommunalités - quitte à se plaindre ensuite qu'elles n'aient plus rien à faire - mais ces transferts n'ont jamais été contraints. Les petites communes n'ont pas de problèmes financiers. Dans mon département, un certain nombre de communes n'ont plus d'école. Pour ce qui est de la restauration scolaire, la commune-centre, où se situe l'école, alloue une subvention de 2,30 euros par repas, imputable sur son budget. Les communes de périphérie se sont rendu compte que le budget était déficitaire du fait du restaurant scolaire.
Je pense que les comportements auront évolué d'ici quelques années. Je peine à croire que le bénévolat est un moyen viable de gestion des petites communes.
En outre, je souhaite évoquer un autre point, un peu éloigné du sujet. On a voulu, dans mon intercommunalité, construire un équipement sportif. La première réaction des communes a été de dire qu'il ne devait pas être implanté dans la commune-centre. Mais, en l'installant dans une autre commune, il était en périphérie de l'intercommunalité. En fin de compte, à la demande majoritaire, cet équipement a été installé dans la commune-centre.
Aujourd'hui, la ville structure l'espace. Dans certains villages, près de 100 % de la population active travaille à l'extérieur. La ville de Rennes se moque bien des limites administratives départementales.
M. Georges Labazée. - Mon département est proche des métropoles de Bordeaux et de Toulouse. Il y a quelques années, la DATAR avait mené une réflexion sur la mise en place d'un réseau des villes moyennes. Ces politiques peuvent-elles continuer à être portées ? Beaucoup de collectivités territoriales y étaient attachées, surtout dans le domaine de la santé.
M. Jean-Luc Fichet. - L'intercommunalité est une chance pour le monde rural. Cependant, de plus en plus de maires de petites et moyennes communes sont inquiets car la décentralisation et l'avenir du monde rural ne sont abordés que par le prisme du projet urbain. C'est encore le cas aujourd'hui : on parle de décentralisation et le premier texte examiné porte sur les métropoles... Selon moi, il est nécessaire de porter un vrai projet relatif au monde rural, à la façon de dessiner son avenir spécifique, sans qu'il soit forcément tourné vers les villes. Aujourd'hui, les maires ruraux sentent que les choses leur échappent. À titre d'exemple, ils investissent pour maintenir des commerces de proximité mais on arrive au bout du bout des possibilités. L'intercommunalité doit se saisir de cette problématique.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. - Connaissant un peu la situation des Pyrénées-Atlantiques, où il existe plusieurs villes moyennes, l'une des solutions envisageables pourrait être le pôle métropolitain créé par la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales. Il regroupe des EPCI formant un ensemble de plus de 300 000 habitants, dont l'un d'entre eux doit compter plus de 150 000 habitants. Le pôle, qui revêt la forme d'un syndicat mixte, permet de relier des thématiques précises comme la santé, le développement économique ; d'harmoniser et de faire travailler l'ensemble des ensembles urbains. Ainsi, à partir du moment où l'on remplit les conditions de seuils démographiques, l'idée de créer un pôle métropolitain peut paraître assez intéressante car il représente une formule bien plus avancée que le réseau de villes qui a été précédemment évoqué.
Par ailleurs, je crains, en creux de ce débat relatif aux métropoles et aux régions, que l'on vienne soit à culpabiliser la ruralité, soit à la renvoyer vers une forme d'archaïsme. On aurait alors le sentiment d'une ruralité qui n'aurait à gérer que ce qui reste.
Nous sommes, de toute évidence, sur des dynamiques territoriales et économiques qui transforment la nature des territoires. Mais nous ne sommes pas capables d'avoir un vrai débat sur les ruralités, ni sur l'organisation de la ruralité dans son ensemble, son avenir, ses succès. En effet, on met insuffisamment en évidence ces succès. Certes, on a le modèle du Grand Lyon mais il y a d'autres modèles de réussite, notamment dans le domaine de l'agroalimentaire, de l'industrie plastique et dans bien d'autres PME encore. Elles appartiennent, d'une certaine manière, au monde de la ruralité intermédiaire et pas forcément à celui de la ruralité agricole classique.
On a eu une politique des villes et, aujourd'hui, le besoin se fait sentir d'une politique des campagnes. Il faut donner du sens aux évolutions. Qu'il s'agisse des élus ou des habitants de ces territoires ruraux, ils accepteront d'autant mieux un certain nombre d'évolutions qu'ils disposeront d'une perspective et sauront le sens de ce qu'il est envisagé de faire.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Merci d'être venu, de nous avoir exposé votre point de vue et d'avoir animé cette discussion enrichissante.