Mercredi 24 avril 2013
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -Contrôle de la mise en application des lois - Communication
La commission entend une communication de M. Jean-Louis Carrère sur le contrôle de l'application des lois.
M. Jean-Louis Carrère, président - L'essentiel de l'activité législative de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées consiste en l'examen de projets de loi autorisant la ratification ou l'approbation de traités ou accords internationaux. Au cours de l'année parlementaire 2011-2012 le Sénat a adopté en séance plénière 17 accords internationaux relevant de la compétence de la commission. Certains de ces accords n'ont pas encore été examinés par l'Assemblée nationale et les lois n'ont donc pas toutes été promulguées. Dans tous les cas, ces conventions et accords ne sont pas pris en compte dans le contrôle de la mise en application des lois. À côté des conventions et accords, la Commission a examiné, en tant que commission saisie au fond, 3 projets de loi : la loi n° 2011-892 du 28 juillet 2011 tendant à faciliter l'utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure ; la loi n° 2012-273 du 28 février 2012 fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France ; et la loi n° 2012-339 du 9 mars 2012 modifiant la loi n° 99-418 du 26 mai 1999 créant le Conseil national des communes « Compagnon de la Libération ».
Parmi ces trois textes, un n'appelait pas de décret d'application (loi n°2012-273), et le deuxième (loi n°2012-339) nécessitait un décret, pris quelques mois après la promulgation de la loi, qui est donc devenue 100% applicable.
En revanche, aucune mesure d'application n'a encore été prise pour la loi n°2011-892 tendant à faciliter l'utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure. Cette loi nécessite 4 mesures d'application, et même si les dispositions de cette loi sont, selon les mots du rapporteur, « de portée limitée », la commission encourage le gouvernement à prendre le plus tôt possible les mesures prévues.
Sur des textes plus anciens, adoptés lors de la session parlementaire précédente, le taux de mise en application est de 100 %. C'est d'autant plus satisfaisant que la commission avait souligné, l'an dernier, que le bilan était mitigé et avait encouragé le gouvernement à prendre les mesures prévues le plus rapidement possible :
- la loi n°2011-14 relative à la reconversion des militaires nécessitait 5 décrets, un décret unique a été publié le 27/04/2012, rendant ainsi 100% applicable cette loi ;
- la loi n°2011-266 relative à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs nécessitait la publication d'un décret en Conseil d'État. La mesure a été prise le 01/08/2012, la loi est donc désormais 100% applicable ;
- la loi n° 2011-702 du 22 juin 2011 relative au contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre et de matériels assimilés, à la simplification des transferts des produits liés à la défense dans l'Union européenne et aux marchés de défense et de sécurité, qui était 95% applicable 4 mois après sa promulgation, a vu paraître sa dernière mesure d'application le 31/07/2012. Elle est donc désormais 100% applicable.
La commission tout comme le Sénat restent particulièrement vigilants sur cette question. La mise en place d'une commission pour le contrôle de l'application des lois permet de travailler, au-delà des taux de prise des mesures attendues, sur la mise en oeuvre effective des lois que nous votons.
L'an dernier, cette commission s'est notamment intéressée à la question de la mise en oeuvre effective de la loi n° 2011-13 du 5 janvier 2011 relative à la lutte contre la piraterie et à l'exercice des pouvoirs de police de l'État en mer. Un rapport de nos collègues Jean-Claude Peyronnet et François Trucy a confirmé que le dispositif était pleinement opérationnel et que sa pertinence n'était pas à démontrer. L'appréciation portée sur cette loi, dont notre commission était saisie au fond, est très positive et nous nous en félicitons.
M. André Vallini. - Dans cette période de méfiance vis-à-vis du politique et des parlementaires, il serait nécessaire que les citoyens soient aussi informés de ce contrôle de l'application des lois et du suivi que nous opérons, qu'il y ait plus de publicité autour de ce contrôle, en particulier dans les medias. Il est dommage que cela ne soit pas plus relayé.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je partage vos propos. La commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois va soumettre un rapport à l'ensemble du Sénat, qui sera rendu public et permettra de mettre en exergue la qualité du travail parlementaire et du contrôle de l'application des lois.
M. René Beaumont. - Si le bilan est très positif pour notre commission, il n'en est pas de même pour toutes les lois. J'ai été rapporteur, il y a 7 ans, de la loi visant à rendre obligatoire l'installation de détecteurs de fumée dans tous les lieux d'habitation. Le décret d'application n'a toujours pas été publié ! Et pendant ce temps, les incendies continuent de faire des victimes ...
M. Alain Néri. - Les normes ne sont toujours pas accueillies favorablement, c'est pourquoi nous devons faire l'effort de n'adopter que des lois nécessaires.
Nomination d'un rapporteur
La commission nomme rapporteur :
M. Jeanny Lorgeoux sur le projet de loi n° 508 (2012-2013), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Norvège sur l'enseignement dispensé en France aux élèves norvégiens et le fonctionnement des sections norvégiennes établies dans les académies de Rouen, Caen et Lyon.
Audition de M. Samir Aita, Rédacteur en Chef du Monde diplomatique éditions arabes et membre du Forum Démocratique Syrien, sur la situation en Syrie
La commission auditionne M. Samir Aita, Rédacteur en Chef du Monde diplomatique éditions arabes et membre du Forum Démocratique Syrien, sur la situation en Syrie.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission.- Notre commission suit bien évidemment avec une très grande attention l'évolution de la situation en Syrie. Nous avons procédé aux auditions d'experts, du ministre des affaires étrangères et nous avons également rencontré les représentants de la coalition nationale syrienne.
Vous êtes membres du Forum démocratique syrien et rédacteur en chef du monde diplomatique éditions arabes et nous souhaitons recueillir vos analyses sur la situation et son évolution.
Pour ma part j'observe une aggravation générale du blocage entre un régime apparemment sûr de son bon droit, comme en témoigne la prestation télévisuelle de Bachar el Assad qui réaffirme sa totale détermination ; un régime qui continue d'être soutenu par la Russie, par l'Iran, par l'Irak et par le Hezbollah ; un régime qui menace à mots à peine couverts d'étendre le conflit à la région, à la Jordanie et au Liban en particulier ; un régime sur lequel pèsent des présomptions sérieuses d'emploi d'armes chimiques, qui continue à assassiner et à torturer et, en face, une opposition qui peine à se structurer, traversée de courants et au sein de laquelle les extrémistes d'Al Nosra occupent une place très inquiétante. L'évolution des « printemps arabes » en Tunisie, en Egypte, en Libye où notre ambassade vient de faire l'objet d'un attentat, ne nous rend pas optimistes.
Cette opposition que je qualifierai d'incertaine n'encourage pas les Etats européens à lui apporter une aide notamment en armes en levant l'embargo à son profit. Son manque d'unité n'est certes pas la seule raison des hésitations de certains pays européens. Le récent Conseil des affaires étrangères du 22 avril à Bruxelles le montre à l'évidence.
La quadrature du cercle syrien tient dans cette contradiction que si nous sommes tous persuadés que seule une solution politique, entre Syriens mais avec l'appui de la communauté internationale, permettrait de stopper le cycle des violences, nous sommes également persuadés qu'il n'y aura pas de solution politique sans donner un signal fort au pouvoir, c'est-à-dire en contribuant à rétablir un certain équilibre des forces en présence pour l'amener à la négociation. Mais ce signal la communauté internationale hésite à le donner, craignant une fuite en avant du régime avec l'emploi d'armes chimiques et une contagion du conflit dans la région.
Nous avons pris bonne note de la distanciation effectuée par la Coalition, très récemment à Istanbul, vis-à-vis d'Al Nosra mais la crainte demeure que si des armes étaient données elles se retrouvent dans les mains de ce groupe et servent à sa mainmise sur la Syrie de demain. Mais ce faisant nous savons bien aussi que le pourrissement de la situation favorise la montée des extrêmes. Autre contradiction dont il ressort un autre blocage.
Pendant le temps de l'inaction le massacre continue et la situation humanitaire devient de jour en jour plus dramatique et plus insoutenable.
La situation paraît réellement bloquée mais peut être vos analyses vont-elles nous permettre un petit peu d'optimisme. Je vous passe la parole.
M. Samir Aita.- Il est impossible d'être optimiste en ce moment. Permettez-moi toutefois de commencer en m'adressant à vous non pas en tant que journaliste, mais plutôt en tant qu'économiste. J'ai fait en 2009 une étude sur la société syrienne pour l'Organisation Internationale du Travail (BIT), qui malheureusement n'a jamais été publiée, sur ce que j'appelle « le tsunami des jeunes ». Les dix dernières années, trois cent mille jeunes Syriens arrivaient chaque année sur le marché du travail. L'économie syrienne qui compte une population active d'environ cinq millions de personnes, n'était en mesure de créer que soixante-cinq mille emplois par an, dont seulement huit mille opportunités avec un travail formel honoré par un contrat. Le choc était inévitable tout comme cela a été le cas en Tunisie ou en Libye. Quand bien même la Syrie eût-elle été une démocratie, elle aurait connu de grandes difficultés sociales.
Ceci étant dit, la situation en Syrie a beaucoup évolué deux ans après le déclenchement d'un mouvement populaire initialement pacifique, et la question est de savoir aujourd'hui quels sont les scénarios pertinents pour évaluer ce qui va se passer dans la suite de ce qui est devenu essentiellement un conflit armé.
J'ai participé à une réunion récente d'experts qui s'est tenue à New-York et qui comprenait notamment l'ancien conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche. La chute du régime et le départ de Bachar el-Assad n'ont pas été retenus comme un scénario-clef de compréhension, mais comme étape pouvant se produire à un moment ou à un autre dans les trois scénarios déterminants. Il s'agit :
· de la continuation pendant des années d'un conflit contenu au pays sans contagion régionale;
· le second scénario est celui du débordement du conflit aux pays voisins, notamment au Liban et à l'Irak, mais aussi à la Jordanie et à la Turquie avec une dimension d'affrontement chiites-sunnites ;
· le troisième scénario est celui de l'arrêt des combats et l'avancée d'une solution politique.
Alors que la crise sociale et politique était à l'origine d'un soulèvement des jeunes réclamant liberté et dignité et un « peuple syrien uni » contre un pouvoir autoritaire et criminel, elle s'est graduellement transformée en un « conflit sur la Syrie » entre les puissances, mais mené par des acteurs syriens.
Je dirai également que des efforts considérables ont été faits depuis le début pour éviter que le Liban ne bascule à son tour dans la guerre civile. Mais compte tenu de l'implication des forces chiites du Hezbollah d'une part, en faveur du régime syrien, et de milices sunnites de l'autre, contre ce même régime, combien de temps cela peut-il encore durer ? D'autant qu'Al Jazeera (Qatar) et Al Arabiya (Arabie Saoudite) se déchaînent quotidiennement pour attiser la haine sectaire. Les Kurdes vont-ils entrer à leur tour dans la bataille pour des revendications à caractère identitaire ? L'accord qui vient d'être conclu entre MM. Erdogan et Ochallan prévoit que le PKK abandonne la lutte armée et que les combattants se retirent à l'étranger, c'est-à-dire où, sinon en Syrie et dans le Kurdistan irakien ? Il risque donc d'y avoir un réel conflit armé entre Kurdes et Arabes, comme c'était le cas dans la ville de Ras Al Aïn, où des personnes de notre Forum et d'autres sont intervenues pour négocier un cessez-le-feu.
Dans les trois scénarios que je viens d'évoquer, il n'est pas dit que, même si Assad s'en va, tué ou par l'effet d'un coup d'Etat, le conflit s'arrête pour autant, parce que personne ne contrôle plus les combattants des deux côtés.
Une première ligne de front s'est créée depuis quelques mois séparant le nord libéré à la frontière turque, du reste du pays. Le Nord est tenu en grande partie par l'armée libre (ALS), qui n'est pas réellement une armée, et par des milices dont certaines sont liées à Al Qaïda. Les armes et les combattants étrangers entrent à travers la Turquie. Un conflit entre des groupes opposés au régime s'y déroule déjà, avec des enjeux comme le contrôle des ressources pétrolières et des villes. Les rapports entre la Turquie, le gouvernement du Kurdistan irakien et le PKK, ainsi que sa composante syrienne, le PYD, y sont déterminants. Le contrôle d'Alep, la capitale du nord, ancienne seconde capitale de l'empire ottoman, est un enjeu important.
Une seconde ligne de front se développe au sud depuis peu, après que les Jordaniens eurent autorisé le passage des armes. Elle a pour enjeu la « bataille de Damas », mais aussi le fait que les Israéliens ne permettraient pas que les groupes djihadistes qui sévissent dans le nord puissent faire de même à sa frontière. Bachar el-Assad a transformé la zone côtière à majorité alaouite en un bastion, et mène dans une logique de guerre, la « bataille de Homs », verrou contrôlant la voie de Damas, mais aussi de la Bekaa et donc du Hezbollah. Je ne crois pas à une issue militaire à Damas. Le régime contrôle les hauteurs de la ville et conserve toutes ses capacités militaires, aidé en cela par la Russie.
Les groupes de l'ALS se disputent le contrôle des ressources. J'ai du reste été surpris par la décision de la Commission européenne de lever l'embargo pour l'exportation du pétrole à travers l'opposition. Ce pétrole ne peut être exporté de Banias, le port pétrolier syrien, mais uniquement à travers la Turquie. Cette décision va donc encourager les groupes militaires à s'entretuer pour le contrôle des puits, et va engendrer une dépendance encore plus grande vis-à-vis de la Turquie.
Dorénavant la solution politique du conflit n'est plus entre le pouvoir et l'opposition politique, telle que celle regroupée dans la Coalition, mais avant tout une solution entre les forces combattantes, armée libre d'un côté et armée régulière de l'autre, sachant que dans les deux camps un problème réel se pose sur qui contrôle les choses ? Et les puissances qui arment et financent les belligérants, leurs luttes intestines et leurs intentions ? La solution politique est donc à rechercher avant tout avec les militaires. Sa réalisation est devenue difficile, puisque les deux camps fonctionnent avec la logique que l'issue ne peut être que par la défaite, voire l'élimination, de l'autre. Dans le camp opposé au régime, l'armée libre n'est pas une armée organisée, mais un mélange de résistance populaire armée locale, de groupes militaires dépendants de facto de pays cherchant chacun à dominer la scène de la « Syrie d'après », ou à pousser leur avantage. Dans le camp du régime se trouvent, outre l'armée régulière et ses conscrits, des milices confessionnelles notamment alaouites ou chrétiennes, plus ou moins contrôlables. Aussi la preuve que des combattants étrangers se battent dans l'un et l'autre camp d'une façon importante est désormais incontestable.
M. Jeanny Lorgeoux. - Vous êtes en train de suggérer que des milices pourraient être plus radicales que le gouvernement d'Assad.
M. Samir Aita. - Oui. Il y a des milices « Shabiha » confessionnelles. Elles ont existé avant les événements et ont leur propre logique. De l'autre côté, les puissances extérieures (Qatar, Arabie Saoudite, etc.) qui ont poussé à la création du commandement militaire de l'ALS ont refusé la présence des politiques de la Coalition. On aboutit à un commandement militaire sans direction politique. Et d'ailleurs ce commandement ne contrôle qu'une partie infime des combattants. Cela parce que dès le départ, l'opposition syrienne a été manipulée par toutes sortes de puissances étrangères. Le Conseil national syrien (CNS), créé par une alliance Qatar-Turquie-France, a réintroduit les Frères musulmans, absents de la scène politique syrienne depuis les événements de 1979-1982, et leur a laissé prendre un poids considérable, comme ils le font d'habitude, en contrôlant l'aide humanitaire. Le rejet populaire de ce Conseil après un an d'existence a conduit à la création de la « Coalition Nationale des Forces de l'Opposition et de la Révolution », qui n'a pas réussi à unir l'opposition politique, ni à donner une direction politique à la branche armée. Son Président a cependant fait preuve de leadership appelant à une solution politique, contre l'avis même des membres de la Coalition. Il vient toutefois de démissionner avec grand fracas, lors de la réunion des « amis de la Syrie », samedi dernier à Istanbul, afin de dénoncer les ingérences étrangères. La Coalition s'est engagée depuis lors dans un processus de recomposition-décomposition, dont l'enjeu est un équilibrage des rôles entre un pôle démocrate, dirigé par Michel Kilo et un autre dominé par des Frères musulmans soutenus par le Qatar.
Je pense que c'est un Etat qui soutient les milices djihadistes et en particulier Al Nosra. Leurs combattants sont très bien équipés, très bien entraînés et très bien financés. Ils perçoivent des soldes mensuelles importantes. Leurs commandants ne se préoccupent du reste pas des objectifs militaires mineurs et prennent directement à partie les bases militaires du régime, grâce à des armes lourdes. Ils ont une direction politico-militaire. Seul un Etat peut être derrière cela.
M. Bertrand Auban. - A combien évaluez-vous les effectifs de Al Nosra ?
M. Samir Aita. - Les estimations varient entre cinq mille et vingt mille hommes.
M. Jeanny Lorgeoux. - Pourquoi pensez-vous que le Qatar est très impliqué ?
M. Samir Aita. - Parce que c'est le seul pays de la région capable de prendre des décisions de façon rapide. Le processus décisionnel des autres pays est beaucoup plus long et plus complexe.
M. Jeanny Lorgeoux. - Mais dans quel objectif ?
M. Samir Aita. - Afin d'imposer les Frères musulmans en Syrie et de casser le lien avec l'Iran. La charte du CNS a indiqué dès le départ qu'ils veulent gouverner seuls la Syrie après la chute du régime, mettant de côté même les figures historiques de l'opposition qui ont passé des années en prison. Cela a engendré des divisions profondes dans l'opposition. Le Qatar, la Turquie et la France, ont soutenu à fond ce CNS. Et on a mis presqu'un an pour en refaire l'unité autour d'un « pacte national » commun et « d'un programme pour la période de transition », signé en juillet 2012 sous l'égide de la Ligue Arabe. Ces documents prévoient une Syrie future de l'égalité dans la citoyenneté, donc séculière. Les Frères musulmans ont signé. Mais ils ont refusé, avec l'appui du Qatar, de la Turquie et de la France, la création d'une structure commune sur ces bases communes. Et la Coalition reste toujours sans programme politique.
Depuis le début de ce conflit, la France a été un acteur actif, très impliqué dans le dossier jusque et y compris dans le détail des luttes internes. Son implication n'a pas changé de nature, ni d'orientation entre les présidences de M. Nicolas Sarkozy et celle de M. François Hollande. La création et la reconnaissance du CNS ont été calquées sur l'exemple libyen. Les efforts menés pour réunir l'opposition autour d'un pacte national et d'un programme de transition en juillet 2012 sous l'égide de la Ligue arabe, ont été justement cassés par la réception à l'Elysée des dirigeants du CNS leur demandant de former seuls un gouvernement que la France reconnaîtrait. Cette implication est aujourd'hui susceptible d'être mise à l'épreuve dans le conflit déclaré sur le futur de la Syrie entre l'Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis d'une part, et le Qatar de l'autre.
Une nouvelle orientation de la politique française est souhaitable. Son but principal devrait être de soutenir la mission de l'émissaire onusien Lakhdar Brahimi, avant que celui-ci ne démissionne et abandonne le conflit syrien à son triste sort.
M. André Vallini. - Nous avons reçu notre ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius, sur la question syrienne. Personne ne comprend les raisons profondes du soutien russe à la Syrie, sinon, comme le dit Laurent Fabius, pour des raisons propres à la psychologie du leader russe, Vladimir Poutine. Qu'en pensez-vous ?
M. Xavier Pintat. - Je fais partie du groupe d'amitié France-Russie. Les deux raisons principales invoquées par nos interlocuteurs sont la lutte contre le fondamentalisme musulman, et en particulier Al Qaida, et la lutte contre l'influence du Qatar.
M. André Dulait. - Au début du régime de Bachar el-Assad, j'ai visité la Syrie dans le cadre d'une mission sénatoriale. Nous avions été frappés par les différences entre les militaires progressistes et les vieux militaires, nostalgiques du père. Cette dichotomie continue-t-elle à exister ?
M. Samir Aita. - Sur la question du soutien des Russes à la Syrie, il faut savoir qu'il ne s'explique pas par l'attrait des marchés d'armement. Les Syriens n'ont jamais payé les armes que les Russes leur ont fournies. Sur les seize milliards de dollars qui formaient le gros de la dette syrienne avant 2002, la quasi-totalité correspondait à des livraisons d'armes par l'Union Soviétique. Cette dette a été effacée par la Russie. La question n'est pas non plus à mon avis le port de Tartous qui n'est qu'une facilité de ravitaillement et non une base.
Deuxièmement, les Russes disent : « Bachar el-Assad n'est pas notre homme, c'est l'homme de Jacques Chirac » et il faut bien reconnaître qu'ils ont raison. M. Chirac était le seul chef d'Etat européen présent aux obsèques de Hafez Assad ; il parlait de Bachar Assad comme de son fils adoptif ; Bachar Assad a d'ailleurs fait quatre visites en France entre 2000 et 2004, avant qu'il ne fasse sa première visite en Russie, justement parce que sa relation avec M. Chirac s'était détériorée. Les deux se sont opposés à l'invasion américaine de l'Iraq. Puis, M. Chirac a normalisé ses rapports avec Georges W. Bush, à travers la question du retrait syrien du Liban ; alors que Bachar Assad était terrorisé par la présence de centaines de milliers de soldats américains à sa frontière, qui voulaient marcher sur Damas. Et je pense que l'assassinat de Mr. Rafic Hariri est en relation avec le revirement de M. Jacques Chirac vis-à-vis du Liban et de la Syrie.
Lors d'une rencontre du Forum Démocratique avec M. Lavrov, j'avais posé la question suivante sur Bachar Assad : « pourquoi voulez-vous le garder ? S'il tombe, vous perdrez tous vos intérêts. Vous ne pouvez pas fonder votre politique, uniquement sur des vetos que vous exercez au Conseil de sécurité des Nations unies. Et vous n'avez d'ailleurs lancé aucune initiative politique alternative crédible!»
Les Russes disent qu'il n'y a pas de compromis possible pour eux avec les fondamentalistes musulmans, à cause de la Tchétchénie. Ils le pensent vraiment. Ils disent également : « Nous n'avons pas toutes les cartes auprès du régime et de ses militaires». Le fait est que les Russes n'ont pas les moyens de faire changer Bachar Assad d'avis. Je pense aussi que les Russes sont motivés par deux aspects, sachant qu'eux aussi sont des alliés des Etats Unis, et ne sont plus l'Union Soviétique. Le premier est leur rivalité régionale avec la Turquie, qui dominerait toute l'Asie centrale si la Syrie tombe sous son influence, comme c'est déjà le cas pour le Nord du pays et Alep. Deuxièmement, les Russes voient les puissances se positionner dans le conflit sur des bases de qui va soutenir telle ou telle communauté ? La Turquie, le Qatar et l'Arabie Saoudite pour les sunnites ; la France aussi. Ils se positionnent eux alors comme protecteurs de minorités, et en particulier les Alaouites. Et si le conflit amène à la division du pays, ils protégeront le réduit de la côte. Après tout, c'est la France qui a longtemps joué ce rôle de « protecteur des minorités » pour asseoir sa politique dans la région. Les Russes peuvent se dire : « pourquoi pas nous ? ». On retourne à la vieille « Question d'Orient » de l'Empire Ottoman.
M. Daniel Reiner. - Les Russes invoquent également la Libye.
M. Samir Aita. - Oui, leur sentiment d'avoir été trahis en Libye est réel, que les résolutions du Conseil de Sécurité sur l'interdiction de vol ont été utilisées par la France et la Grande Bretagne comme prétexte à une intervention militaire. Mais cela ne pèse plus vraiment maintenant.
M. Bertrand Auban. - J'ai rencontré Bachar el-Assad deux fois. Je fais partie de ceux, avec Philippe Marini, qui à l'époque se sont laissés abuser par la modernité du personnage, très ouvert, très moderne. Il apparaissait dans l'espace étroit et instable de cette région, comme quelqu'un de solide, de laïc, de moderne. Il n'y avait pas de foulards à Damas. Et puis il avait un fort tropisme français, qui a été rompu en quelques secondes avec la disparition de Rafic Hariri. Comment cet homme, qui se révèle aujourd'hui comme un tyran sanguinaire, a-t-il pu abuser la planète ?
M. Samir Aita. - Sur ce que je qualifierai d'aspect bling-bling de Bachar el-Assad, c'est un peu compliqué. Il faut se souvenir que son père, Hafez, n'était qu'un militaire venu de la campagne, qui a gouverné la Syrie à travers des intrigues politiques au sein de l'armée et du parti Baath. Bachar, c'est autre chose : il a hérité du pouvoir alors qu'il n'était pas initialement destiné à ce sort. Hafez Assad avait instauré un capitalisme d'Etat, où c'était le secteur public qui faisait tout, et le financement de son pouvoir se faisait à travers la dime ponctionnée sur les contrats étatiques. Il n'a ouvert le secteur privé qu'après l'effondrement financier de 1986 ; et il y a eu un réel « boom » économique au début des années 90 grâce à cette ouverture. Mais dès 1995, le système a grippé dans des luttes intestines entre les pouvoirs économique et politique, nécessitant des réformes plus profondes, pas seulement économiques, mais surtout politiques.
Le fils Bachar est donc le fils de la bourgeoise issue du pouvoir. Il a transformé la Syrie à partir de 2003, d'un « capitalisme d'Etat » en « capitalisme des copains, crony capitalism ». Son cousin faisait des holdings, contrôlait la téléphonie mobile, etc. Il était l'image « jeune » de ce qu'étaient devenus les systèmes de l'Egypte de Moubarak et de la Tunisie de Ben Ali. Ça c'est l'aspect « moderne » !
Mais il a fait cela justement au moment de l'arrivée du « tsunami des jeunes », les enfants de l'explosion démographique arrivés à l'âge de 20 ans. Les services publics, comme l'éducation ou la santé, commençaient à être privatisés, après la réduction de leurs budgets, précisément au moment où il fallait dépenser plus pour ces jeunes. En plus, il a cassé le système de pilotage de l'agriculture, et n'a rien fait pour les campagnes, alors que c'était précisément dans ces campagnes (ou plutôt dans les petites et moyennes villes et les banlieues des grandes villes où les gens migraient) que le tsunami arrivait. Il y a eu des efforts réels de modernisation, notamment avec l'ouverture des banques, mais en dessous le chaudron social bouillonnait. Plusieurs économistes ont lancé l'alerte, dont un ancien ministre du plan qui a créé une agence pour combattre le chômage. Mais Bachar « le moderne » ne voulait rien savoir, ni d'ailleurs ses conseillers syriens ou européens. L'agence en question a été démantelée, alors qu'elle avait eu des résultats tangibles.
Regardez par exemple la bataille qui se déroule actuellement à Alep. On a longtemps reproché aux habitants de la ville de ne pas soutenir la révolution. Mais en fait le problème social était moins déterminant pour eux ; et ils sont séculiers et modernes. Par contre, la situation était catastrophique pour trois villages autour d'Alep : Anadan, Maree, et Tell Rifaat. Ils ont vu leur population exploser en vingt ans de quelques milliers à quelques centaines de milliers, comme d'autres banlieues à l'Est de la ville. Et ces populations sont moins séculières, car l'islamisation superficielle est le premier mode d'intégration sociale urbaine. Ils sont le terreau des différentes tendances de l'Islam politique. Le gros des troupes de l'ASL dans la région d'Alep vient essentiellement de ces villes et banlieues ; précisément de ces trois localités. Il y a donc un affrontement explosif entre les gens de la ville et ceux récemment urbanisés de la campagne. Affrontement qui s'exprime également sur le mode d'appréhension de la religion et de la citoyenneté.
La question qui me taraude est de savoir pourquoi Bachar a-t-il choisi la confrontation violente et directe? Quelle folie l'a amené à cela ? C'est incompréhensible même si l'on se place dans sa position. Il eût suffit qu'il fasse arrêter son cousin qui a torturé les enfants à Deraa pour que tout cela s'arrête dès le départ. Pourquoi est-il allé jusqu'à bombarder son propre pays, sa propre population ? S'agit-il uniquement de folie ou bien y-a-t-il aussi des considérations géostratégiques?
Sur ces considérations, tout le monde a poussé la situation dans un engrenage mortel. Ainsi, les régimes du Golfe ont investi les « révolutions » arabes, dès le milieu des événements de l'Egypte, pour les faire dévier à leur profit. Peut-on croire un instant leur engagement « révolutionnaire » scandé sur les chaînes satellitaires du matin jusqu'au soir ? Ils préféreraient le chaos à l'instauration d'une réelle démocratie, surtout dans une Syrie multiconfessionnelle et citoyenne ; comme d'ailleurs Bachar Assad. Et une lutte pour l'hégémonie régionale après le « printemps » arabe a été lancée, sur un mode confessionnel sunnite-chiite, Pays du Golfe et Turquie contre l'Iran.
Séparer la Syrie de l'Iran, et donc du Hezbollah, est donc devenu l'objectif primordial. Or cet objectif engendre par lui-même la guerre. N'oublions pas que Hafez Assad a été le seul dans la région à soutenir la « révolution iranienne » contre tous les autres pays arabes. Cela a couté très cher à la Syrie, y compris le soulèvement des Frères musulmans aidés par Saddam Hussein qui a conduit aux massacres de Hama, la guerre humiliante contre les Israéliens au Liban en 1982 et l'effondrement financier de 1986. Et cette alliance Syrie-Iran a tenu malgré les millions de morts de la guerre Iran-Iraq. Pour cela je pense que le régime iranien soutiendrait celui de la Syrie jusqu'au bout. Bachar el-Assad a donc poussé volontairement le soulèvement pacifique vers la violence, le confessionnalisme et le conflit régional, parce qu'il pensait que c'est sa seule chance de s'en sortir. Les puissances qui s'opposent à lui avaient pour priorité de casser son lien avec l'Iran, et les slogans de « liberté » et de « dignité » ne les intéressaient pas beaucoup. L'engrenage mortel était dès lors inévitable.
M. Bernard Piras. - Des trois scénarios que vous avez évoqués, quel est celui que vous préconisez ?
M. Samir Aita. - Je pense que dès qu'il y aura un cessez-le-feu, il y aura un changement de régime, la Syrie ne pourra être gouvernée comme avant. Un président qui a bombardé son peuple doit partir pour tourner la page. Donc l'arrêt des combats est la chose la plus importante à réaliser. La victoire totale de l'un ou l'autre camp serait dans le contexte actuel une catastrophe pour la Syrie. Il faut surtout préserver l'Etat, que certains opposants veulent détruire ; sinon ça sera le chaos comme en Iraq. Et puis, la démocratie ne signifie rien sans Etat.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Si on vous suit, dans cette logique, il ne faut surtout pas livrer des armes à quiconque.
M. Samir Aita. - Il faut surtout arrêter le flot d'armes russes et iraniennes vers les forces du régime, et bloquer l'arrivée des combattants étrangers dans les deux camps. Pousser l'armée libre à s'organiser et à avoir une direction politique est plus important que son armement, car dans la situation actuelle les armes peuvent aisément aller pour alimenter le chaos. Regardez ce que les Etats-Unis ont fait : ils ont reconnu la Coalition en tant que représentant non unique de l'opposition, déclarant en même temps Al Nosra comme organisation terroriste. Et il a fallu cela pour que la France et la Grande Bretagne arrêtent les pressions sur les autres pays européens pour libérer l'embargo sur les armes, et se demander à qui va aller cet armement ?
M. Jean-Louis Carrère, président. - On nous dit qu'il est dangereux d'armer la Coalition, parce que ces armes peuvent tomber entre les mains de milices dont les dirigeants et les objectifs sont tout à fait contraires aux libertés. Mais dans le même temps si on ne livre pas d'armes, la situation pourrit et le ressentiment envers les puissances occidentales en général et la France en particulier s'accroît. Nous sommes dans une nasse.
M. Samir Aita. -Si vous voulez vraiment aider l'Armée syrienne libre, faites pression sur les Turcs pour qu'ils libèrent les officiers syriens qui ont fait défection pour ne pas tirer sur leur peuple et qui sont actuellement assignés à résidence en Turquie. Faites pression pour que les commandements militaire et politique soit uniques. La résistance française pendant la seconde guerre mondiale était organisée et armée. Mais le politique dominait sur le militaire. Or dans le cas syrien, il y a une séparation catastrophique entre le militaire et le politique.
La France s'est impliquée considérablement dans ce conflit, en s'alliant dès le départ aux vues qataries et turques. J'aurais préféré une France qui soit essentiellement un appui aux missions des Nations unies et de son émissaire « Alakhdar Ibrahimi ». Aujourd'hui la France est une partie du problème, alors qu'elle aurait dû être le pivot d'une solution. Elle s'est mise dès le départ dans le camp d'une certaine opposition, au lieu de soutenir les démocrates. Or si un pays comme la France n'est pas le soutien de la démocratie, de la laïcité et de la citoyenneté, qui va l'être ? La Syrie a été créée sur la base du leitmotiv « la religion est pour Dieu, la patrie est pour tous ». Le sens d'appartenir au pays est la citoyenneté et non l'équilibre entre les communautés, comme au Liban. Aujourd'hui, ce « socle fondateur » est en train d'être cassé par tous, par Bachar Assad et par certaines puissances opposées à lui. S'il disparaît, l'extrémisme gagnera pour longtemps, et la France aura sa part de responsabilité.