Mardi 30 octobre 2012
- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -Loi de finances pour 2013 - Mission Outre-mer - Audition de M. Victorin Lurel, ministre des outre-mer
Au cours d'une première séance tenue dans l'après-midi, La commission procède tout d'abord à l'audition de M. Victorin Lurel, ministre des Outre-mer sur le projet de loi de finances pour 2013 - mission « Outre-mer ».
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je suis très heureux, monsieur le Ministre, de vous accueillir parmi nous. Que les tableaux qui ornent désormais ces murs, parmi lesquels celui de Thierry Alet, qui vit entre Basse-Terre et New-York, vous soient un témoignage de l'attachement de notre commission aux problématiques des outre-mer. Nous avons suivi de près le projet de loi contre la vie chère que vous avez récemment défendu. Il a soulevé bien des espoirs, nous serons très attentifs à sa mise en oeuvre. Notre commission vient, grâce au travail de Christian Cointat, Félix Desplan et de moi-même de publier deux rapports consacrés à Mayotte et à La Réunion dont certaines recommandations entrent en consonance avec ce texte. Nous nous y sommes intéressés à ce qui relève de la puissance publique et notamment à la justice, à la situation, très contrastée, des prisons, à la politique d'immigration et aux centres de rétention. Nous avons reçu M. Christnacht, qui a accompli une mission à Mayotte et aux Comores. Nous ne cessons de penser aux tragédies qui se déroulent sur le territoire de la République, mais nous savons que vous avez le souci de faire évoluer les choses.
M. Victorin Lurel, ministre des outre-mer. - Je vous remercie de votre accueil. Je suis plaisamment surpris de savoir que Thierry Alet, dont le talent fait rayonner l'art caribéen jusqu'à New York, est également chez lui dans cette salle.
Ce premier budget est un budget de changement, qui s'inscrit pleinement dans les orientations voulues par Jean-Marc Ayrault pour ce projet de loi de finances pour 2013 : c'est un budget de combat pour le redressement et la reconstruction du pays. Dans un contexte difficile, le gouvernement a voulu adresser un message fort aux outre-mer, territoires en souffrance qui attendent de vrais changements. Au cours des dix dernières années, les changements de périmètre et les présentations en trompe-l'oeil ont mal dissimulé le désengagement de l'État. La politique de rattrapage qui, en dépit des ambigüités de l'appellation, faisait l'objet d'un consensus, a été remplacée par une politique de développement endogène, euphémisme qui masque mal le reflux.
C'est une autre politique qui s'engage aujourd'hui, de développement solidaire ; conforme aux engagements de campagne du président de la République. Traduction concrète du volontarisme du gouvernement, elle crée les instruments indispensables au changement.
En ces temps difficiles, tous les territoires souffrent, certes, mais les outre-mer, qui partent de plus loin, payent un plus lourd tribut : un taux de chômage deux fois plus élevé qu'en métropole et qui, parmi les jeunes, atteint 60 % des 15-24 ans en Martinique, 53 % en Guadeloupe, 48 % en Guyane au lieu des 22,9 % de l'Hexagone ; le PIB par habitant y est inférieur de moitié, avec des PME fragilisées, en temps de crise, par l'insuffisance des fonds propres et des taux d'investissements largement inférieurs à ce qu'ils sont en métropole tandis que l'éloignement, l'insularité, l'étroitesse du marché freinent le développement économique : le taux de couverture des importations - à peine 14 % - illustre une situation de dépendance qui appelle des changements structurels, engagés par le projet de loi de régulation économique voté sans opposition il y a quelques semaines - et je remercie le Sénat pour son engagement sur ce texte.
Les crédits de la mission « Outre-mer » sont, à périmètre constant, en progression de 4,5 % pour les autorisations d'engagement (2,2 milliards) et de 5 % pour les crédits de paiement (2 milliards). La progression monte à 7 % en autorisations d'engagement et à 4% en crédits de paiement pour le programme « Emploi outre-mer » (1,4 milliard d'euros), à 0,6 % en autorisations d'engagement et à 7 % en crédits de paiement pour le programme « Conditions de vie outre-mer ».
Ce budget s'articule autour de quatre priorités. Le logement social, d'abord. Les besoins sont immenses : 100 000 logements à construire ! Le président de la République et le Premier ministre se sont engagés à faire à nouveau de la ligne budgétaire unique le socle du financement de cette politique : après des années de recul, elle sera remise à niveau pour atteindre 227 millions en crédits de paiement.
Deuxième priorité, le redressement de la production et de la croissance outre-mer. L'investissement public constitue pour nous le levier essentiel pour préparer l'avenir en assurant une croissance durable. Une nouvelle enveloppe de 50 millions d'euros sera ainsi consacrée, en 2013, aux projets destinés à améliorer les conditions de vie dans les domaines sanitaire, social, routier, environnemental. Voilà une première concrétisation de la promesse qui a été faite de dégager 500 millions d'euros sur le quinquennat pour l'investissement. Le soutien aux contrats de projet et de développement de chaque territoire se traduira par une croissance de 14 % en crédits de paiement tandis que la bonification des prêts de l'Agence française de développement aidera à octroyer 350 millions d'euros en nouveaux crédits d'investissement. La Banque publique d'investissement aura sa déclinaison spécifique dans chaque département et territoire d'outre-mer, qui bénéficiera tout à la fois de l'ensemble des prestations offertes dans l'Hexagone et de réponses adaptées.
Troisième priorité, la jeunesse et l'insertion socioprofessionnelle, déterminante pour assurer la cohésion sociale et accompagner les évolutions démographiques. Outre-mer, 42 % des jeunes ultramarins arrivent sur le marché du travail sans diplôme, soit deux fois plus qu'en métropole. Cela est inacceptable. Mon ministère mobilisera deux instruments pour l'insertion socioprofessionnelle. Le service militaire adapté, tout d'abord, dont les formations ont fait la preuve de leur efficacité, puisqu'elles débouchent sur un taux d'insertion de plus de 60 %. Plus de 5 000 stagiaires seront formés en 2013, et l'objectif est d'atteindre les 6 000 fin 2015 - on a dû décaler d'une année. Les moyens, ensuite, de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité, désormais opérateur unique pour la formation professionnelle et l'accès à l'emploi, seront sanctuarisés, afin d'engager 4 600 mesures nouvelles. L'Agence aidera ainsi plus de 100 000 personnes pour leur trajet familial, professionnel ou pour leurs études vers l'Hexagone. Il est vrai que nous avons dû concéder trois emplois et une dizaine sur le triennal.
Quatrième priorité, enfin, la bataille pour l'emploi, au travers d'une politique d'allègement et d'exonération de charges au bénéfice des PME, pour plus de 1,157 milliard d'euros, qui viendra renforcer la compétitivité de 70 000 établissements grâce à une réduction du coût du travail. Pour soutenir l'emploi, qui est une priorité outre-mer, ainsi que l'a souligné le Premier ministre dans son discours de politique générale, nous devons mobiliser tous les leviers, y compris celui de la défiscalisation, pour inciter à l'investissement. Les outre-mer ne seront pas concernés par le plafonnement à 10 000 euros des avantages liés aux niches fiscales, conformément à l'engagement du président de la République de maintenir des plafonds spécifiques. Il ne s'agit pas là d'un traitement de faveur, mais bien d'un choix politique justifié par la situation économique et sociale très difficile des outre-mer. J'espère que nous aurons ce débat. Alors que les banques ne jouent pas le jeu, que les fonds européens deviennent difficiles à mobiliser, que l'épargne locale est investie ailleurs et que l'État réduit ses concours, la dépense fiscale offre un levier pour favoriser l'investissement productif et développer le logement social. Un plafonnement indifférencié, en détournant des outre-mer des flux d'investissement indispensables à son développement, aurait déstabilisé ces économies fragiles. Le plafonnement spécifique n'est pas cependant immuable ; il faut entendre les critiques. Les articles 15 et 17 de la loi de programmation des finances publiques traduisent l'engagement du gouvernement à améliorer ce dispositif : les niches, dont la durée est limitée, feront l'objet d'une évaluation annuelle. Ce travail sera mené en 2013 dans un esprit d'ouverture, de pragmatisme et de concertation, pour parvenir à un usage plus sage de la dépense publique. Nous comptons sur le Sénat pour nous épauler.
Voilà donc un budget ambitieux, responsable et dont les arbitrages ont été soigneusement pesés. Il est marqué du sceau d'un double effort : en faveur des territoires, mais aussi pour participer au redressement national.
Je suis sûr que vous partagez notre volonté de soutenir le retour de l'État outre-mer et suis à votre disposition pour répondre à vos interrogations.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci de votre exposé précis et complet qui traduit votre volontarisme.
M. Christian Cointat, rapporteur pour avis pour les collectivités d'outre-mer, la Nouvelle-Calédonie et les TAAF. - En cette période budgétaire difficile, les crédits de l'outre-mer sont en légère augmentation, et l'on peut s'en réjouir. Mais il faut, vous l'avez dit vous-même, monsieur le Ministre, entendre les critiques. Je réitère celle que j'avais faite à vos prédécesseurs : la mission « Outre-mer » ne représente qu'une petite partie des crédits dévolus à ces territoires et l'on peut regretter que le ministre chargé de l'outre-mer n'ait pas autorité sur l'ensemble de ces crédits qui, en dépit d'une légère diminution, se maintiennent globalement.
Où en est-on, à Saint-Pierre-et-Miquelon, de l'indispensable coopération avec le Canada, qui, comme un mirage à l'horizon, recule au fur et à mesure que l'on avance ?
La situation financière de Saint-Martin me préoccupe. L'île faisait partie de votre circonscription, comment voyez-vous l'avenir, sachant à quelles difficultés se heurtent les pouvoirs publics pour percevoir l'impôt ?
Je passe sur Saint-Barthélemy, qui subventionnera bientôt la métropole. En revanche, je me préoccupe de la situation des TAAF, les Terres australes et antarctiques françaises : la présence de l'armée est indispensable, en particulier dans les îles Eparses, pour que ces derniers territoires vierges de la planète ne soient pas livrés au saccage.
Le statut de Wallis-et-Futuna n'étant toujours pas conforme à la Constitution, nous ne sommes pas à l'abri d'une censure à la suite d'une question prioritaire de constitutionnalité. Il serait bon, sans précipiter les choses (nous savons combien le dialogue est indispensable), de travailler sans relâche pour parvenir à un accord, notamment avec les autorités coutumières, pour faire évoluer les institutions et les mettre en conformité avec les règles constitutionnelles.
La Nouvelle-Calédonie approche la phase délicate du référendum d'autodétermination. Or, les meilleures solutions arrivent spontanément... après un long travail préparatoire. Comment entendez-vous faciliter les derniers transferts de compétences et relancer le dialogue pour éviter des divisions préjudiciables dans un territoire où le développement n'est pas un vain mot ?
Quant à la Polynésie française, j'en reviens effondré. Quelle régression en quelques années ! Le recul du PIB atteindrait 7,1 % du PIB l'an dernier, selon les chiffres officiels, et 10 % selon les milieux économiques. Les grands hôtels ferment les uns après les autres, et ceux qui demeurent ont le plus grand mal à se hisser aux normes internationales ; les avions d'Air Tahiti Nui vieillissent tant qu'on pourrait se demander si les touristes américains continueront à les emprunter. Cette situation met le tourisme en difficulté. Et l'industrie de la perle ne va guère mieux. Il y a beaucoup à faire pour lutter contre le chômage.
La défiscalisation ? Malgré les critiques de la Cour des comptes, je partage votre sentiment : l'incitation est utile si elle est bien maîtrisée. Quelles mesures le gouvernement entend-il prendre pour s'assurer qu'elle va bien vers l'investissement sans encourager dans les effets d'aubaine ?
M. Félix Desplan, rapporteur pour avis pour les départements d'outre-mer. - Je me félicite de voir les outre-mer bénéficier d'un ministère de plein exercice, directement placé sous l'autorité du Premier ministre. Malgré la crise, son budget se maintient ou progresse un peu. Je rejoins cependant la critique de Christian Cointat : les crédits consacrés à l'outre-mer dépassent de sept à huit fois ceux de la seule mission, et il serait bon d'en avoir une vision globale, pour établir les priorités et s'assurer de leur bonne gestion.
Face à la situation difficile des communes et départements d'outre-mer, les dispositifs spécifiques aujourd'hui mis en oeuvre restent insuffisants. Quelles actions concrètes envisagez-vous pour améliorer les choses ?
La lutte contre l'immigration illégale a montré, depuis dix ans, ses limites. Quels nouveaux outils entendez-vous mettre en place dans les années à venir pour y remédier, notamment en Guyane et à Mayotte, mais aussi en Guadeloupe ? Les pistes suggérées par la commission des lois méritent examen.
Mme Jacqueline Gourault. - Comme je partage les interrogations de M. Desplan sur l'immigration et les craintes de M. Cointat sur les niches fiscales, je me bornerai à remarquer qu'il est difficile de justifier la défiscalisation quand le tourisme, aux Antilles, se débat dans les difficultés en dépit d'une embellie conjoncturelle liée aux événements qui ont agité l'Afrique du Nord. Et comment les investissements participent-ils au développement du tourisme ? Ma dernière question est toute grammaticale : ne serait-il pas logique de mettre un s à mer dès lors que l'on parle des outre-mer ?
M. Alain Anziani. - Je remercie le ministre de son intervention et veux souligner ici l'effort du gouvernement. Mais les outre-mer ne doivent pas être dans l'outre-droit. Je pense à la situation des prisons, aux conditions pénitentiaires, notamment à Mayotte. Les établissements ont un urgent besoin de rénovation. Nous souhaiterions y voir consacrer un vrai effort. Même chose pour les jeunes en recherche d'emploi : à situation exceptionnelle, programme exceptionnel. S'en donnera-t-on les moyens ?
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Pour ce qui est de la lisibilité de l'ensemble des crédits, nos rapporteurs se rejoignent. Un tableau de bord est indispensable pour mesurer une politique.
La loi que nous avons votée en première lecture en septembre a soulevé bien des espoirs. Où en êtes-vous des textes d'application qui concrétiseront les changements qu'attendent les populations ?
Mme Hélène Lipietz. - Quoique néophyte sur l'outre-mer, je m'inquiète des pollutions par les pesticides qu'on utilise notamment pour la banane. Une ligne budgétaire prend-elle en compte cette pollution humaine ?
M. Victorin Lurel, ministre. - Oui, monsieur Cointat, nous participons à l'effort de redressement national. Sur les emplois aidés, comme sur les effectifs de LADOM, nous avons fait des concessions. Pour le reste, je ne puis que me réjouir de voir que les outre-mer, qui n'étaient pas dans les trois ministères prioritaires dont ont fait état le président de la République et le Premier ministre, soient bien traités dans ce budget.
L'effort budgétaire global de l'État en faveur des outre-mer, de 13 milliards d'euros, se maintient malgré un léger recul. Nous subissons les assauts récurrents de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des finances sur la question des dépenses fiscales. Or, le « Girardin » industriel ne représente plus que 410 millions d'euros. Et le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale a relevé à juste titre qu'il ne serait pas inutile de les comparer aux 3 milliards d'euros que coûtent la défiscalisation sur la restauration. Une seule opération comme l'usine Koniambo, en Nouvelle-Calédonie, ne demande pas moins de 330 millions d'euros en défiscalisation. Or, douze territoires (je compte les TAAF) sont concernés. Pourquoi ce privilège, demande René Dosière ? Le plafonnement reste certes pour les outre-mer à 18 000 euros plus 4 % du revenu imposable, mais nous nous sommes engagés à conduire une évaluation, dont les conclusions seront rendues au plus tard en juin 2013, avant le débat d'orientation budgétaire. Des incitations sont-elles nécessaires ? Il faut, pour répondre à cette question, se demander comment est financée l'économie de ces régions. Or, l'Europe ne finance plus que sur des domaines en concentration thématique, comme les TIC, l'enseignement supérieur, l'innovation, autant dire des sujets qui ne sont pas forcément moteurs du développement outre-mer. L'État ? Depuis dix ans, sa présence a reflué, même s'il reste de grands chantiers de rénovation urbaine, comme cela est le cas en Guadeloupe. On compte les salaires des fonctionnaires : les compte-t-on pour les régions métropolitaines ? Les banques, en léthargie, ne sont plus prêtes à financer que les fonctionnaires. L'épargne drainée est investie en assurance et en obligations assimilables DU Trésor (OAT). S'il est normal de participer à l'effort de financement de la dette, l'on ne finance pas, du même coup, l'économie locale. Et quant aux impôts locaux, toutes les collectivités sont au taquet pour la pression fiscale et les taux. N'oublions pas que les revenus moyen et médian sont, outre-mer, deux fois inférieurs à la moyenne nationale. Une bonne partie des ultramarins n'acquittent pas l'impôt sur le revenu parce que leurs revenus sont insuffisants.
Reste donc la dépense fiscale, indispensable dans une économie sous-financée et sous-capitalisée. Quoique la LBU soit sanctuarisée, il faudra un siècle pour répondre à la demande actuelle. En attendant, les riches financent le logement des pauvres. Quant aux mesures de la Cour des comptes et de l'IGF, elles sont parfois contestables. Il est ainsi question de 1,255 milliard d'euros de différence de TVA. Ne l'oublions pas, la sixième directive TVA ne s'applique pas outre-mer. Et ces territoires sont, sur le plan douanier, considérés comme territoires d'exportation, ce qui signifie que lorsque la métropole y envoie ses produits, cela est considéré comme une exportation. Cela gonfle notre balance commerciale. Les produits sont taxés à l'arrivée, mais la Cour des comptes demande la suppression de cette... niche.
Même problème pour les carburants. La Cour compte pour 104 millions d'euros l'absence de TIPP. Elle oublie la taxe spéciale de consommation sur les carburants, soit 72 millions d'euros pour la seule Guadeloupe. Le dispositif « Girardin » représente 410 millions d'euros en 2012, contre 700 en 2011, 875 millions d'euros en 2010 et 1,4 milliard d'euros en 2009. Oui, il faut évaluer le dispositif, mais il conviendrait de s'interroger, dans le même temps, sur la doctrine de l'administration de Bercy. Pourquoi tant de retard dans les agréments ? Un retard tel qu'il n'est pas sûr que les 410 millions d'euros soient utilisés. Sans compter que l'essentiel va à la Nouvelle Calédonie, parce que son sous-sol est riche... Et l'on vient, ensuite, nous dire qu'il faut diminuer des crédits que nous n'utilisons pas.
L'opinion publique enfin. On m'invite sur la chaîne parlementaire : le journaliste dénonce un scandale sans me laisser le temps de présenter une réponse argumentée. Depuis dix-sept ans, on vit sur une idée préconçue, celle du fameux Merci Béré, le yacht de M. Séguéla, dont l'image cache les milliers d'emplois créés.
Ensuite, il y a les 265 millions d'euros consacrés au logement libre et intermédiaire, enveloppe résiduelle d'un dispositif supprimé par le précédent gouvernement qui cessera complètement en 2013.
Restent 11 millions d'euros des dispositifs « Scellier », outre-mer et intermédiaire, qui ont très mal fonctionné et que la loi Duflot remplacera peut-être par un mécanisme spécifique.
410 millions, 265 millions d'euros et 11 millions d'euros : voilà les trois lignes utiles. Les yachts ? Il est vrai que par le passé, on pouvait financer du yacht patrimonial dès lors que l'on y habitait, comme on le fait pour sa maison. Ce n'est plus possible. Les bateaux de plaisance ne représentent plus 70% de défiscalisation mais 50%, et, pour en bénéficier, il faut que les biens soient donnés en location, ce qui crée de l'emploi. Sans cette aide, il n'y aurait pas la marina du Marin en Martinique, ni celle de Pointe-à-Pitre : face à la concurrence de Saint-Kitts, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent, très fréquentés par les Américains, cette activité serait morte.
Membre pendant dix ans de la commission des finances de l'Assemblée nationale, j'ai vu mes collègues cérébraliser sur ce sujet sans connaître les réalités. Ce n'était pas évident, surtout avec mes amis socialistes.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - C'est normal.
M. Victorin Lurel, ministre. - J'avais fait l'exercice avec M. Bartolone en supprimant par amendement toutes les niches fiscales et en les compensant par 1,5 milliard d'euros de crédits d'intervention supplémentaires. Le rapporteur général M. Carrez y avait vu une plaisanterie... Cela démontrait qu'il était impossible de sortir d'un coup du système actuel. On a besoin d'une législature et de compensations. En passant de 700 à 410 millions d'euros, j'en perds déjà 300 que je compense progressivement, conformément à l'engagement du président de la République d'opérer sur la législature un rattrapage de 500 millions d'euros. Celui-ci est nécessaire, car mon budget demeure au même niveau que celui de M. Christian Paul, soit 2 milliards d'euros environ, alors que son périmètre a évolué : 1,1 milliard d'euros est consacré à des remboursements à la sécurité sociale et les 900 millions d'euros restant financent très peu d'investissements.
Faisons l'hypothèse que la niche fiscale est supprimée, que les 1 300 millions d'euros sont atteints. On a fait de moi un imperator, parce que le système actuel des agréments, reposant fondamentalement sur le dynamisme des porteurs de projets, serait remplacé par une organisation administrée et bureaucratique. Ne nous contentons pas de juger le dispositif d'un point de vue moral, évaluons son efficacité économique. Je n'ai pas encore trouvé de système de remplacement.
Notre proposition est donc de prendre le temps d'une évaluation, nourrie d'une part par les commissions des finances, votre délégation à l'outre-mer ou la commission nationale d'évaluation des politiques de l'Etat outre-mer, que j'ai maintenue et, d'autre part, par la Cour des comptes et l'Inspection générale des finances. Ces deux dernières ont un biais : elles sont idéologiquement, philosophiquement, financièrement et budgétairement contre la dépense fiscale, sans pour autant proposer de solution de remplacement. Je tenais à en faire l'illustration, même si je suis bien sûr conscient des problèmes. Un parlementaire suggérait de manière plaisante que les riches, au lieu de s'expatrier, aillent outre-mer, au moins pour une année.
Mme Jacqueline Gourault. - C'est plus agréable !
M. Victorin Lurel, ministre. - Nous avons fait le choix, que nous assumons, de garder l'attractivité fiscale. Tout cela passera par le filtre de la commission des finances et du Sénat. Je vous demande de nous donner ce délai de huit mois pour évaluer le dispositif afin de le réorienter si nécessaire.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci, monsieur le Ministre, d'avoir démontré vos qualités d'avocat. Vous êtes un ministre militant.
M. Christian Cointat, rapporteur pour avis. - Félicitons le ministre de ne pas pratiquer la langue de bois.
M. Victorin Lurel, ministre. - La coopération avec le Canada est laborieuse. Les contacts se poursuivent, M. Cointat ; il faudrait aboutir sur la question du plateau continental, en matière de pêche, en matière sanitaire et sur les relations transfrontalières. Je m'y rends en février prochain.
La Polynésie française, Saint-Martin, Mayotte, Wallis-et-Futuna subissent une vraie catastrophe financière. Je l'ai dit à l'ensemble des autorités aussi bien locales que nationales, s'il y a eu des erreurs de gestion, les décisions du précédent gouvernement sont aussi en cause.
En Polynésie française, la réforme de la dotation globale de développement économique (151 millions d'euros), considérée comme la « dette nucléaire », a été faite pour garder l'argent. Et le troisième instrument a suscité des difficultés. L'hôtellerie et le tourisme s'effondrent, la pêche s'effondre, la perliculture s'effondre... Si l'on y ajoute l'instabilité politique, la confiance n'est plus là. J'ai signé hier, avec une délégation du gouvernement polynésien conduite par Antony Géros, un protocole de redressement pluriannuel prévoyant le versement des 34 millions d'euros encore dus par l'Etat sur les 50 millions d'euros bloqués par le précédent gouvernement, une action plus dynamique de l'Agence française de développement (AFD) pour 40 millions d'euros de prêt, la révision du troisième instrument et l'application de mesures de redressement qui seront examinées tous les trois mois par le comité de suivi à compter de janvier prochain. J'espère me rendre en Polynésie avant la fin de l'année. En outre, le régime de solidarité de la Polynésie française est en faillite : 70 000 personnes sont concernées ; le chômage, qui explose, n'est pas indemnisé. En d'autres terres et d'autres temps, les gens seraient dans la rue. Nous sommes face à une situation d'urgence.
Député de Saint-Martin jusqu'en juin 2012, j'en avais soutenu la demande d'autonomie. Toutefois, ce qu'on y a fait discrédite le beau nom d'autonomie ou de décentralisation poussée. Ils ne paient pas l'octroi de mer, mais le percevaient pour un total de 14 millions d'euros. Lorsque j'étais président de région, M. Jego m'avait demandé de leur verser cette somme, ce que j'ai fait, le groupe socialiste s'abstenant de déférer cette disposition au Conseil constitutionnel. Dix-huit mois plus tard, à minuit, ici, avec l'appoint de deux nouveaux sénateurs, le dispositif a été reconduit. Sur recours de notre groupe, le Conseil constitutionnel l'a censuré parce qu'une collectivité ne peut être placée sous la tutelle d'une autre. Depuis lors, il manque 14 millions d'euros à Saint-Martin. Plus grave, l'Etat est allé jusqu'à décider qu'il ne verserait à Saint-Martin que ce qu'il avait recouvré, ce qui est contraire à l'habitude selon laquelle l'Etat avance les impôts votés et se charge ensuite de les recouvrer.
On a trouvé les moyens de faire une décentralisation avec autonomie fiscale sans connaître les contribuables. Pour les identifier, on part du fichier d'EDF. J'ai reçu plusieurs fois le président Alain Richardson, dont le territoire s'est effondré, et nous avons prévu, procédure de plus en plus rare, de verser une subvention d'équilibre - il a fallu une loi de finances rectificative pour débloquer 50 millions d'euros en faveur de la Polynésie française. Ces sociétés devenues autonomes ont besoin d'ingénierie, d'expertise, faute de quoi l'Etat jacobin se trouvera confirmé dans sa soi-disante supériorité.
A Wallis-et-Futuna, la situation n'est pas acceptable. Il y a 3 200 compteurs électriques pour 13 500 habitants ; l'électricité y est six fois plus chère qu'à Paris. Au-delà des arguments juridiques sur l'autonomie qui privent ce territoire de la péréquation nationale, le Premier ministre a estimé qu'il fallait régler une problème politique. J'espérais le faire à travers la proposition de loi de François Brottes.... La réforme du statut de cette collectivité, oppose anciens et modernes. Je ne désespère pas d'atteindre un consensus afin d'éviter une QPC.
Oui, Saint-Barthélémy apporte chaque année 5 millions d'euros au budget de l'Etat. Pour ma part, j'ai fait valoir à Michel Magras que les 28 millions d'euros de dette devront être payés, fût-ce moyennant un étalement.
Saint-Martin, pourtant en défaut, doit payer, sur la base des travaux de la Commission consultative sur l'évaluation des charges 600 000 euros par an à l'Etat. Cela fait quelques années qu'elle ne le fait pas, le titre de recette correspondant ayant été refusé par le précédent gouvernement.
Dans les TAAF, nous avons un vrai problème de souveraineté - je peux vous communiquer une étude écrite. Du fait de l'état de notre flotte, nos ressources halieutiques sont pillées et nous n'avons pas de solution. Il y a de quoi s'inquiéter lorsque l'on observe tant les revendications territoriales que les permis de recherche exclusifs sur le canal du Mozambique, et que l'on sait les richesses en pétrole, en nodules polymétalliques ou en ressources de pêche.
Les transferts de compétences se poursuivent régulièrement en Nouvelle-Calédonie et ils ont été facilités par la loi de lutte contre la vie chère, même si je regrette que la CMP ait supprimé certaines dispositions qui pourront toutefois être adoptées dans un autre texte. Le Congrès formulera s'il le souhaite des demandes en matière d'enseignement supérieur, de règles compatibles applicables aux collectivités et de services audiovisuels. D'ici le possible référendum, entre 2014 et 2018, nous avons le temps. Je serai en Nouvelle-Calédonie fin novembre, soit avant la réunion du comité des signataires prévue le 6 décembre. Le rapport du délégué général à l'outre-mer, M. Bouvier, fait état de l'accord de toutes les parties pour cette date, à l'exception du président Harold Martin, mobilisé par le vote de son budget.
Félix Desplan, oui, nous sommes un ministère de plein exercice. Par souci de bonne gestion, l'ensemble des fonctions supports - telles que la gestion du personnel ou l'informatique - sont toutefois assurées par le ministère de l'intérieur. Nous ne sommes donc pas rattachés à Matignon comme cela avait été proposé par le président de la République, ce qui ne nous empêche pas d'avoir l'oreille attentive du Premier ministre.
En matière budgétaire, j'espère que vous serez entendus. Effectivement, le ministère de l'outre-mer n'a aucune compétence sur les fonds gérés par les autres ministères. Par exemple, lorsque la diminution à 52 millions d'euros des contrats aidés a posé un problème de répartition pour la Réunion, cela a constitué pour moi un vrai sujet de discussion avec Michel Sapin et Vincent Peillon. Un arbitrage interministériel a été rendu ; la mécanique pourrait être plus efficace.
Comment améliorer la situation financière des collectivités ? Hormis des dispositifs de type Cocarde (contrat d'objectif communal d'aide à la restructuration et au développement), l'Etat n'accorde plus de subvention d'équilibre. Aussi, après la loi sur la vie chère, allons-nous, avec Marylise Lebranchu, repenser la fiscalité locale. En ce qui concerne l'outre-mer, il s'agit d'abord de l'octroi de mer. Si l'on veut que la loi sur la régulation économique des outre-mer soit efficace en termes de baisse de prix, il faut en effet poser la question de l'octroi de mer, à la fois instrument de financement des collectivités et, sous le regard de l'Europe, de protection de l'économie. Comment s'assurer que la baisse de cet impôt sur les biens de première nécessité et de consommation courante sera répercutée jusqu'au consommateur final ? Outre l'action en répétition de l'indu, instrument dissuasif prévu par la loi sur la régulation, nous envisageons actuellement trois pistes : l'extension de l'octroi de mer aux activités de service, l'abaissement du seuil d'imposition de 550 000 euros qui aboutit à ce que, sur les 40 000 entreprises et établissements de Guadeloupe, 175 seulement payent cet impôt ; et enfin l'application d'une déduction comparable à celle de la TVA. Tout le monde y gagnerait.
Pour le reste, nous devons encore accomplir des efforts de péréquation horizontale et verticale. Afin de peupler puis densifier nos déserts économiques, faisons vivre les bonnes dispositions de la LODEOM en faveur de la Côte sous le vent, des Hauts de la Réunion, de quatorze communes de Martinique ou dans l'arrière-pays guyanais. Je vous inviterai à participer à la réflexion en faveur des collectivités.
Nous avons auditionné de nouveau et modifié nos projets en matière d'immigration en intégrant les travaux du Sénat sur le défi migratoire. Nous avons néanmoins veillé à ne pas inscrire dans la loi les dispositions de nature réglementaire. Il faudra peut-être reprendre les choses en Guyane, à Mayotte, en Guadeloupe et à Saint Martin.
Un texte pris par M. Chevènement, annulé M. Sarkozy lorsqu'il était ministre de l'intérieur puis repris par l'ancien gouvernement, limite les contrôles à certains axes routiers, la RN2 en Guadeloupe. Nous avons dû faire face à la protestation des barreaux car, outre-mer, les recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière ne sont pas suspensifs.
Six mois après l'entrée en vigueur de la récente loi, le rapporteur, Serge Larcher ainsi qu'un membre de l'opposition pourront faire leur rapport sur son application. Nous nous sommes efforcés d'avoir un texte immédiatement applicable. Nous avons déjà donné des instructions aux préfets sur les négociations dans le secteur de l'alimentation ou de la distribution. Le bouclier prix-qualité est déjà opérationnel, sans même l'intervention du décret, qui de surcroît est déjà rédigé. Une révision du décret relatif aux carburants est nécessaire. Nous serons vigilants aux ordonnances étendant les dispositifs à Mayotte, à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et à Wallis-et-Futuna. J'avais constaté que deux ans et demi après son adoption, la LODEOM n'avait toujours pas reçu ses décrets d'application, comptez sur moi pour ne pas reproduire cette erreur.
L'absence de s, enfin, résulte d'une modification apportée par le Sénat.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - C'est le pluriel des noms composés.
M. Victorin Lurel, ministre. - M. Anziani a raison, l'outre-mer ne doit pas être outre-droit. M. Mermaz avait qualifié la prison de Basse-Terre de pire honte de la République ; on pourrait parler du Camp-Est en Nouvelle-Calédonie. L'Observatoire international des prisons a établi des rapports : la dignité des prisonniers est en cause.
M. Christian Cointat. - C'était la première prison que j'ai visitée, en 2003.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il est sûr que celle de la Réunion est plus vivable. En revanche, à Mayotte, le centre de rétention est vraiment horrible.
M. Victorin Lurel, ministre. - Les engagements ont été pris et les crédits votés pour créer un nouveau centre. En attendant, la circulaire Valls donne instruction de bien séparer enfants et adultes.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Manuel Valls a indiqué qu'il n'y aurait plus d'enfants dans les centres de rétention. Il y a toutefois une exception, précisément celui de Mayotte car, comme il n'y a que deux pièces, l'une accueille les hommes et l'autre, les femmes et les enfants. On peut avoir à Mayotte un centre de rétention neuf et moderne, si l'on ne change pas de politique et que l'on ne réussit pas à passer des accords politiques avec les Comores, le problème demeurera.
M. Victorin Lurel, ministre. - J'ai, avec le président de la République, rencontré personnellement M. Ikililou, président de l'Union des Comores, à Kinshasa lors du sommet de l'Organisation internationale de la francophonie. Le traité pour la défense et la coopération militaire, qui l'intéressait beaucoup, sera ratifié. Sur Mayotte, il s'est montré plus réticent. Votre nom a été cité, monsieur le Président, lorsqu'il nous a demandé quelle coopération serait mise en oeuvre : nous lui avons dit que nous aurons à le voir sur la régulation des flux d'immigration et notamment sur les visas. Ensuite a été évoquée la coopération économique, surtout en matière d'agriculture et d'agro-transformation. Il serait préférable d'aller vers une régularisation. Il y a de nombreuses possibilités. Il manquait jusqu'à présent une volonté politique affirmée - j'espère que nous l'aurons jusqu'au bout. Nous aurons, pour rédiger l'ordonnance, à reprendre contact avec les Comores et le groupe de travail de haut niveau pourra être amené à poursuivre ses travaux.
Une annexe au centre de rétention de Mayotte va être rapidement construite dans l'attente d'un nouveau centre. Le ministère de la Justice a une vraie politique pénitentiaire outre-mer. En revanche, pour la prison de Basse-Terre, je n'ai pas de réponse à vous donner autre que celle apportée par Mme Michèle Alliot-Marie et les ministres de la Justice qui lui ont succédé. Cet ancien couvent-hôpital de 1672 fait un centre pénitentiaire affreux, mais il y a des réticences à construire un centre à Saint Martin, d'où proviennent la majorité des détenus. Mme la garde des Sceaux pourra revenir avec vous sur l'ensemble de sa politique.
Ce matin, le tribunal administratif de Basse-Terre a donné raison au préfet sur son nouvel arrêté pour l'épandage aérien. Destiné à lutter contre la cercosporiose noire, mortelle à la différence de la cercosporiose jaune, celui-ci donne lieu à 52 passages au Costa-Rica, au Guatemala, ou en Colombie, contre seulement 10 passages en Martinique et en Guadeloupe. Quelle est la doctrine du Gouvernement ? Opposés à l'épandage, nous tendons vers l'interdiction des dérogations. Face au principe de précaution, il y a aussi un principe de réalité. En l'absence de certitude sur la nocivité de ces produits, nous appliquerons le principe de précaution aux 100 000 hectares dans l'hexagone (vignes, maïs et grande culture), aux rizières de la Guyane, ainsi qu'aux 15 000 hectares de banane en Guadeloupe et Martinique Nous n'oublions pas le traumatisme du chlordécone, et je comprends les militants qui luttent pour la santé publique et l'environnement. Pour autant, dans des territoires où le taux de chômage dépasse les 25 %, dois-je fermer des entreprises, alors qu'il n'y a pas de diversification possible, précisément du fait de la chlordécone ?
Que proposons-nous ? Tout d'abord, de faire un bilan des dérogations avant le 31 décembre 2012. Ensuite, d'attendre, à la fin du mois d'octobre, la publication par l'Anses de son évaluation du banole, ce fixateur des fongicides qui rend l'épandage plus efficace. Nous n'avons pas trouvé mieux. L'arrêté autorisé ce matin remplace le banole par de l'eau. Celle-ci se fixant moins bien sur les feuilles, quinze passages au lieu de dix seront peut-être nécessaires. Si l'Anses nous indique dans les six mois que le banole est dangereux, nous l'interdirons. Et je me retrouverai avec un problème économique et social de reconversion, dont nous n'avons pas encore la solution.
M. Christian Cointat. - Je rentre justement de Polynésie française, d'une réunion du comité national de l'Ifrecor (initiative française pour les récifs coraliens), au sein duquel je représente le Sénat. Nous nous sommes préoccupés de la pollution des récifs coralliens et des poissons, notamment au chlordécone. Monsieur le ministre, vous disposez là d'un outil de grande qualité placé sous votre autorité et celle du ministère du développement durable. Confiez-lui une mission sur ce sujet, car il est composé de personnes compétentes, très engagées et qui obtiennent des résultats magnifiques.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci à M. le ministre pour ses réponses extrêmement précises et passionnées.
Loi de finances pour 2013 - Mission Conseil et contrôle de l'Etat, Programme Conseil d'Etat et autres juridictions administratives - Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat
Au cours d'une deuxième séance tenue dans l'après-midi, la commission procède à l'audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, sur le projet de loi de finances pour 2013 - mission « Conseil et contrôle de l'État », programme « Conseil d'État et autres juridictions administratives »).
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous accueillons le vice-président du Conseil d'Etat, M. Jean-Marc Sauvé, en cette période de préparation budgétaire, pour l'entendre sur le programme « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État », dont le rapporteur pour avis à la commission des lois est M. Yves Détraigne. Cette audition sera aussi l'occasion d'élargir le débat aux évolutions de la justice administrative. Hier, assistant à une séance solennelle du tribunal administratif d'Orléans, j'ai entendu dénoncer une inflation législative et des phénomènes d'engorgement des tribunaux, dus au contentieux de l'immigration, l'intégration et la nationalité, au contentieux du droit au logement opposable (Dalo), au contentieux concernant le revenu de solidarité active (RSA), etc. Comment voyez-vous l'avenir ?
Le Sénat a eu un débat sur les normes, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de notre collègue Eric Doligé, mais aussi lors des états généraux de la démocratie locale, où nombre d'élus se sont exprimés sur ce sujet. Il y a cinquante ans, la construction d'une route, fût-ce au détriment d'un paysage remarquable, était perçue comme une modernisation utile. Aujourd'hui le moindre projet d'aménagement suscite une multitude de recours. N'est-on pas passé d'un extrême à un autre ? Comment simplifier les normes, limiter les délais de procédure, sans pour autant restreindre le droit de chacun à faire valoir son point de vue devant la juridiction administrative ?
Je suis rapporteur pour avis de la mission « droit d'asile » et je tiens à saluer, Monsieur le vice-président, votre action remarquable concernant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) : ses moyens ont augmenté, le nombre des rapporteurs s'est accru, les délais de jugement ont été réduits. L'aide juridictionnelle a été portée de 187 euros à 374 euros par dossier, le gouvernement a pris là une décision positive, qui pourrait en inspirer d'autres ...
Le taux de recours des décisions de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) devant la CNDA s'élève à 85 %. N'est-il pas paradoxal que la cour accorde à davantage de requérants le statut de réfugié ou d'apatride ? Si l'OFPRA donnait plus de réponses positives, cela ne contribuerait-il pas à désengorger la CNDA ?
En matière de droit européen, quel est votre sentiment sur la procédure prioritaire : est-elle selon vous fondée en droit ? Quelles conséquences faut-il tirer des décisions récentes de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ?
Enfin, pouvez-vous nous en dire davantage sur le mouvement de grève des avocats devant la CNDA ? Quels sont les résultats de la procédure de médiation que vous avez lancée et confiée à M. Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté ?
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État. - Les juridictions administratives connaissent une forte tension depuis 25 ans, et encore plus depuis une dizaine d'années. La demande de justice augmente de 6 % par an depuis 40 ans. Les résultats obtenus dans la dernière décennie sont satisfaisants, le délai prévisible de jugement, qui représente la capacité de la juridiction à résorber son stock, est passé de vingt mois à moins de onze mois en première instance, de trois ans et deux mois à moins d'un an en appel, pour 2011. Et ce, malgré une forte hausse du nombre des dossiers. Ces résultats sont le fruit non seulement d'un renforcement des moyens mais aussi des efforts accomplis par les magistrats qui traitent en première instance 25 % d'affaires en plus qu'au début des années 2000. Cependant, l'objectif d'atteindre un délai prévisible moyen de jugement inférieur à un an n'est pas encore atteint. Dans onze tribunaux administratifs et deux cours administratives d'appel, les délais de jugement restent supérieurs à un an. De même, le délai moyen constaté pour les affaires ordinaires - hors dossiers traités par voie d'ordonnance ou procédures d'urgence - s'établit à deux ans dans les tribunaux administratifs. Notre objectif est de rapprocher le délai moyen constaté du délai prévisible et atteindre un délai de jugement maximal de dix-huit mois en première instance et en appel.
Le ratio des affaires traitées par rapport au nombre d'affaires enregistrées reste inférieur à 100 % dans quatorze tribunaux administratifs sur 42 et dans 5 cours administratives d'appel sur 8, ce qui signifie qu'ils ne traitent pas autant de dossiers qu'ils en reçoivent.
Les affaires en stock depuis plus de deux ans représentent 14 % du total, contre plus de 40 % il y a 10 ans dans les tribunaux administratifs. Les progrès sont spectaculaires mais fragiles.
Le contentieux connaît une explosion particulièrement nette pour les dossiers Dalo - 8 500 en 2011, 12 000 prévus en 2015, après une hausse de 56 % en 2010, de 13% en 2011. Le RSA représente 2 750 affaires en 2011, 9 100 probables en 2015, leur nombre étant en hausse de 50 % sur les cinq premiers mois de 2012, après avoir doublé depuis 2009. Le volume de dossiers concernant des permis de conduire est parfaitement corrélé au rythme de déploiement des radars. Il représente environ 11 000 affaires. Les naturalisations ont suscité 4 600 affaires en 2011, en hausse de 120% par rapport à 2009. En outre, le Conseil d'État a traité plusieurs centaines de questions prioritaires de constitutionnalité, les cours d'appel 416, les tribunaux administratifs 1 065, mais celles-ci ne sont pas prises en compte dans les statistiques car elles concernent des affaires déjà en cours.
Nos inquiétudes concernent l'impact de la loi du 16 juin 2011, relative à l'immigration, l'intégration et la nationalité, qui a modifié la ligne de partage entre juge administratif et juge judiciaire. Désormais le juge administratif traite plus de dossiers et, pour chacun, au lieu de connaître de deux décisions, il a désormais à connaître de cinq décisions administratives. Les audiences sont plus longues, les décisions davantage motivées. Le contentieux des étrangers a progressé de 50 % entre le premier semestre 2011 et le premier semestre 2010, avant l'entrée en vigueur de la loi. La loi de 2011 a provoqué une nouvelle progression en 2012. Au 30 septembre 2012, la hausse s'établit à 18 %, alors même que l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 juillet 2012, excluant la garde à vue des étrangers pour le seul séjour irrégulier, était de nature à faire diminuer mécaniquement le nombre de décisions attaquables. La hausse réelle va donc atteindre plutôt 30 %, ce qui est considérable car ce contentieux représente déjà 26 à 27 % du total.
Tout laisse donc à penser que nous allons continuer avec un rythme d'augmentation du contentieux d'au moins 6 % par an dans les années qui viennent. La création de 40 emplois chaque année, inscrite dans le budget triennal 2013-2015, n'absorbera que 3 % de hausse. On peut donc craindre, dans les années à venir, une dégradation des délais de jugement. La situation est tendue : nous sommes sur une ligne de crête, difficile à tenir. Néanmoins depuis deux décennies et la création des cours administratives d'appel en 1989, les progrès ont été sensibles.
En ce qui concerne la CNDA, dont les dossiers et procédures sont plus homogènes, les délais de jugement sont passés de 15 mois et 12 jours en 2009 à 9 mois et 5 jours en 2012, l'objectif étant de parvenir à six mois en 2015. Ils auraient été de 7 mois cette année sans le mouvement des avocats qui a perturbé le déroulement des audiences pendant un mois. Nous terminerons l'année avec un délai de 8 mois.
Aujourd'hui, vous avez raison, Monsieur le Président, la CNDA reconnaît le statut de réfugié dans un plus grand nombre de dossiers que l'OFPRA. Le taux de rejet de l'OFPRA est de 90 % ; le taux de réformation de la CNDA est relativement élevé : 20 % sur un taux de recours de 85 %. Il serait effectivement utile d'en discuter avec l'Office. Celui-ci doit tenir compte de la jurisprudence de la CNDA. Mais n'oublions pas qu'il y a plus de 50 000 demandes d'asile en première instance, et une grande diversité de situations, de régions d'origine. On ne peut donc pas tirer durablement de leçons de cet écart ...
En outre - vous avez du reste mentionné le mouvement des avocats devant la CNDA - la Cour se prononce sur des requêtes écrites, soutenues oralement, sans contradiction. L'OFPRA n'est pas en mesure d'assurer sa défense écrite ni même orale. Cela contribue à expliquer l'écart entre les taux d'admission avec la CNDA, mais cela modifie également la perception du jugement par le justiciable, qui, seul face au juge, sans contradicteur, peut le considérer comme un adversaire. Même si l'OFPRA n'est pas concerné par le programme 165, cette question est d'importance.
La procédure prioritaire est-elle menacée ? Dans l'arrêt « I.M. contre France » du 2 février 2012, à propos de la situation particulière d'un étranger en situation irrégulière n'ayant pu, en raison de la complexité de sa situation, préparer sa défense, la CEDH a jugé que les exigences du procès équitable n'avaient pas été respectées. La procédure n'est suspensive qu'au stade de l'OFPRA, non devant la CNDA. Les autorités françaises estiment que cet arrêt, tel qu'il est rédigé, ne condamne pas la procédure prioritaire dans son principe mais impose des aménagements. Un décret devrait être pris prochainement pour permettre de redéfinir le périmètre de la procédure prioritaire, de telle sorte que dans des circonstances particulières, comme celles de cette affaire, elle ne soit pas mise en oeuvre.
Sur la grève des avocats à la CNDA, j'ai désigné un médiateur, M. Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il a la confiance des parties et remettra ses conclusions début novembre. Ses investigations approfondies et l'esprit qui a prévalu lors des différentes réunions ont contribué à apaiser les tensions. A l'époque où j'étais rapporteur à la commission de recours des réfugiés, il y a une trentaine d'années, plus de la moitié des affaires se déroulaient sans avocats. Aujourd'hui les avocats sont présents dans plus de 80 % des cas. Les droits de la défense ont progressé : l'aide juridictionnelle est accessible, depuis le 1er décembre 2008, aux étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire pour demander l'asile ; les conditions d'accès au dossier ont évolué tandis que l'audiencement des affaires s'efforce de tenir compte de la disponibilité des avocats, même si ceux-ci peuvent difficilement représenter les parties dans plusieurs audiences simultanées.
M. Yves Détraigne, rapporteur pour avis du budget Justice administrative. - Ayant visité plusieurs juridictions administratives, j'y ai constaté l'importance des efforts de productivité accomplis. La dématérialisation est une réalité, acceptée par toutes les générations de magistrats. J'ai apprécié le reporting qui est fait sur les affaires en cours ou enregistrées. L'existence d'un tableau de bord commun aux juridictions administratives est appréciable.
Concernant l'inflation des contentieux, des réformes de procédure ont eu lieu, comme la dispense de conclusions du rapporteur public dans certains cas. Quel premier bilan en tirez-vous ? Quelles pistes suggérez-vous pour diminuer le nombre de contentieux : l'instauration d'un recours préalable obligatoire ? D'une procédure de conciliation ?
Le droit de timbre de 35 euros est depuis peu applicable également devant les juridictions administratives. A-t-il eu des effets sur le nombre et l'évolution des contentieux ? Quels types de contentieux sont concernés par le droit de timbre ? Que pensez-vous de ce droit de « péage » avant de pouvoir engager un recours ?
Le Dalo enfin est une source sans fin de recours, mais la procédure judiciaire reste formelle : il ne suffit pas de déclarer une famille prioritaire pour que son problème de logement soit résolu. Quelle est votre appréciation ? Le législateur peut-il améliorer la situation ?
M. Patrice Gélard. - La réduction des délais de jugement n'atteint hélas pas encore le contentieux de l'urbanisme. Lorsqu'un plan local d'urbanisme (PLU) est attaqué, le jugement n'intervient pas avant deux ans, voire quatre ou cinq, si l'affaire est portée en appel. Les collectivités locales sont paralysées. Je suis surpris par certains contentieux et j'attends avec impatience que le Conseil d'État fixe une jurisprudence stable, comme il le fit lors de la loi Littoral - au début, les recours se multipliaient ; les choses se sont progressivement calmées. Certaines annulations de schémas de cohérence territoriale (Scot) ou de PLU semblent surtout relever de l'opportunité et ne paraissent guère fondées en légalité.
Enfin la loi prévoit l'imposition d'amendes en cas de recours abusifs. Or cette disposition est très rarement appliquée.
M. Jean-Pierre Vial. - C'est bien vrai, hélas !
M. Patrice Gélard. - Des associations qui multiplient les recours infondés pourraient être sanctionnées. Elles deviendraient plus prudentes.
Mme Catherine Tasca. - Les progrès réalisés par les tribunaux administratifs sont spectaculaires. Quelles mesures ont été prises en plus de la dématérialisation ?
Egalement, qu'en est-il de l'application de la loi sur les emplois précaires au Conseil d'État ?
Mme Hélène Lipietz. - Je suis rapporteur pour avis de la mission « immigration, asile et intégration ». Les syndicats de magistrats administratifs que j'ai reçus mettent en avant le fait que, souvent, les préfectures n'exécutent pas les décisions de justice en matière de droit des étrangers. Les tribunaux n'émettent pas d'injonctions à agir a priori. D'où des délais supplémentaires. Des astreintes ne peuvent être prononcées qu'après un délai de six mois, au terme de tribulations complexes. Comment inciter les préfectures à appliquer plus rapidement les décisions de justice concernant les étrangers ? Est-il possible notamment de préciser ces dispositions dans la rédaction des jugements ?
M. François-Noël Buffet. - Sur le contentieux de l'urbanisme et les permis de construire, est-il envisageable d'établir un délai d'examen de la recevabilité des recours, pendant lequel les juridictions statueraient, à titre préalable, sur la recevabilité des recours, permettant d'éliminer les recours abusifs plus rapidement ?
M. Jean-Marc Sauvé. - Des gains de productivité ont été accomplis dans le fonctionnement des tribunaux. En 2011 la Cour des comptes a mené un contrôle qui a donné lieu à une mention dans son rapport public en 2012 : les conclusions sont dépourvues de critiques et jugent très positif le travail accompli durant la dernière décennie. L'activité juridictionnelle est quantifiable, les délais, les taux de recours sont des indicateurs aisés à établir. Le public peut mesurer les forces et les faiblesses de ce service public.
La dématérialisation est bien avancée : au tribunal administratif de Strasbourg comme à la cour administrative d'appel de Paris, tous les magistrats, quelle que soit leur génération, utilisent la plateforme dans leur travail et leurs délibérations. L'an prochain l'application « télérecours » permettra à toutes les parties qui l'accepteront de saisir la justice administrative par le même certificat électronique que celui dont elles disposent par le réseau privé virtuel des avocats (RPVA) : elle sera expérimentée à partir du 31 mars à Nantes, Nancy et à la section du contentieux du Conseil d'État, avant d'être étendue aux autres juridictions le 1er septembre. Elle entraînera des gains de temps sur les tâches répétitives comme les expéditions, et se traduira par des économies sur l'affranchissement postal. Je suis confiant.
La dispense de conclusions du rapporteur public dans certaines affaires n'est pas due à des considérations de productivité mais motivée par le souci de donner plus de liberté aux rapporteurs publics pour étudier de manière approfondie des affaires complexes. Les nombreuses évolutions de procédure ces quinze dernières années visaient à proportionner le traitement des affaires aux difficultés : le traitement par ordonnance n'est-il pas plus approprié qu'une audience publique pour une affaire irrecevable ? La collégialité est-elle toujours nécessaire ? L'appel est-il utile dès lors qu'existe une procédure de cassation directe devant le Conseil d'État ? J'ai nommé une commission pour dresser un bilan du décret important de juin 2003. Un nouvel état des lieux est en cours de finalisation, avec une série d'ajustements pour en tirer les enseignements. Nous pourrons revenir à la collégialité pour certains contentieux, ou faire progresser le recours au juge unique quand c'est nécessaire.
Nous avons épuisé les mesures de simplification envisageables. Se pose à présent la question de la réduction des contentieux. Le recours au juge est-il toujours pertinent ? Le recours administratif préalable obligatoire, dont le principe a été voté en 2000, a peu progressé, à l'exception des décisions concernant les carrières des militaires et du décret du 10 mai 2011 qui élargit, par expérimentation, à la fonction publique civile ce recours. Son extension constitue une piste pour les prochaines années. La garantie de l'accès à un juge ne signifie pas que celui-ci doive intervenir au tout début de la procédure et de manière inconditionnelle. On voit qu'en matière fiscale, le recours préalable n'est pas un obstacle à l'accès au juge.
Le droit de timbre n'a pas eu d'incidence sur le nombre de contentieux. Il n'a pas eu non plus d'incidence sur les contentieux de la précarité (RSA, Dalo, ...), puisqu'il n'est pas dû quand le justiciable est éligible à l'aide juridictionnelle.
Le Dalo est-il un contentieux formel ? En Île-de-France, sans doute, parce que l'offre de logements n'est pas suffisante. Ailleurs, cette procédure juridictionnelle débouche plus fréquemment sur l'attribution d'un logement. La procédure y paraît donc utile. Mais je reste prudent sur cette question, car nous n'avons pas fait d'enquête globale.
Les délais des contentieux de l'urbanisme sont effectivement longs. En retranchant des statistiques le contentieux de l'urgence et les ordonnances, celles-ci font apparaître des délais de l'ordre de deux ans en première instance, que nous voulons ramener à dix-huit mois. Certains désordres résultent d'une « quérulence excessive » : certains recours systématiques, qui ne sont pas toujours destinés à protéger des intérêts légitimes, mais conçus pour monnayer des désistements ultérieurs. Je n'ai pas de réponse à la proposition que vous avancez. Il faudrait examiner les modalités et les conséquences à tous les niveaux : dans la gestion du flux de contentieux, on pourrait imaginer des priorités d'enrôlement, mais cela ferait redescendre d'un cran tous les autres dossiers de la pile...
L'accès au juge en matière d'urbanisme est en France très ouvert et généreux par rapport à ce qui se pratique chez nos voisins européens. Si nous le resserrions, il faudrait alors compter avec un grand nombre... de recours, et pas seulement devant la Cour européenne des droits de l'homme, car en France, l'accès au juge constitue une garantie fondamentale. Mais c'est une question que les autorités publiques doivent examiner.
Est-on parvenu à un juste équilibre dans le code de l'urbanisme ? Les décisions de première instance peuvent faire l'objet d'un appel. Les délais sont passés de trois ans à moins d'un an. En appel, il n'y a plus de grand écart entre le délai prévisible et le délai constaté.
Des diverses juridictions françaises, la juridiction administrative est la plus « britannique » : la jurisprudence y est très stable et respectée. Une jurisprudence vieille de trente ans peut mériter révision, une cour d'appel pourra attirer l'attention sur ce point, mais il existe une réelle sécurité juridique. Lorsque surgit une question de droit délicate, le juge de première instance, ou celui d'appel, a la faculté de saisir le Conseil d'Etat d'une demande d'avis - celui-ci a trois mois pour répondre. En matière de droit des étrangers, par exemple, nous clarifions la portée de telle ou telle disposition législative.
Monsieur Buffet, nous ne pouvons pas rejeter d'entrée de jeu les recours ! Si elle n'est pas irrecevable, la requête doit être jugée au fond et selon une procédure contradictoire. Il en résulte des délais incompressibles de quelques mois.
L'amende pour recours abusif fait partie de la panoplie des outils, mais elle est peu utilisée, surtout si l'on compare avec ce qui se fait au Royaume-Uni notamment. Je ne dis pas que tout est parfait !
Madame Tasca, les progrès tiennent, d'abord, à l'augmentation, modeste mais constante, des moyens des juridictions administratives. Ensuite, à la réforme de nos procédures - dans le passé, toutes les affaires étaient examinées par une formation de neuf juges. Mais aussi, au recrutement de collaborateurs, pour la plupart titulaires d'un master de droit public, qui trouvent dans ces fonctions une forme de transition entre les études et l'entrée dans la vie professionnelle. Ce recrutement n'a jamais été massif - entre 100 et 200 équivalents temps plein au total - et les juges sont toujours plus nombreux que leurs collaborateurs. Ces dispositions ne sont guère ambitieuses statutairement ni budgétairement, mais les assistants de justice jouent un rôle précieux auprès des magistrats, en les déchargeant des dossiers les plus simples. Enfin, les magistrats administratifs font face à des exigences croissantes de productivité. Le nombre de dossiers inscrits à l'audience de chaque quinzaine n'a pas diminué par rapport aux années soixante-dix ou quatre-vingt. Mais les dossiers ont changé de nature : marchés publics, affaire de Scot un peu consistante, fiscalité d'entreprise.... La représentation nationale doit avoir conscience que les magistrats administratifs travaillent beaucoup, sensiblement plus qu'il y a dix ans. Compte tenu des exigences et des attentes que nous avons envers eux, nous devons leur offrir des conditions de travail décentes. Leur charge de travail est lourde ; nous sommes arrivés à un pallier, il nous faudra recourir à de nouvelles méthodes, développer la collaboration auprès des juges par exemple.
L'application de la loi du 12 mars 2012 sur l'emploi précaire, que le Parlement a considérablement enrichie, est en bonne voie. Toutes les dispositions concernant les juridictions administratives sont maintenant en vigueur. Deux maîtres des requêtes en service extraordinaire ont été nommés par décret nominatif des 12 et 13 mai. Nous avons engagé la procédure pour la nomination d'un conseiller d'Etat issu des tribunaux administratifs et les rapporteurs détachés au Conseil d'Etat sont devenus maîtres des requêtes en service extraordinaire. Enfin, la procédure qui permettra de nommer maître des requêtes au Conseil d'Etat dès 2012 un ancien maître des requêtes en service extraordinaire est lancée.
La résorption de l'emploi précaire dans les juridictions administratives est également bien engagée : après concertation avec les représentants du personnel, la liste des agents éligibles a été établie, les formations sont programmées et l'on pourra bientôt procéder aux titularisations au Conseil d'Etat et à la CNDA, mais aussi, en lien avec le ministère de l'intérieur, aux titularisations des personnels des greffes de la juridiction administrative.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je tiens à rappeler que malgré la procédure accélérée, les deux assemblées ont résisté à la volonté du gouvernement d'enrichir cette loi par des dispositions sur une grande école bien connue... Nous avons revendiqué notre grand attachement au principe d'égalité.
M. Jean-Marc Sauvé. - L'administration française est légaliste : elle exécute les décisions de justice. Bien que la loi du 8 février 1995 ait doté le juge administratif de pouvoirs importants pour faire appliquer ses décisions - injonctions, astreintes - Mme Lipietz évoque des difficultés d'exécution dans le domaine du droit des étrangers. Il est vrai qu'il peut y avoir localement des problèmes liés à la dotation de tel ou tel service des étrangers à la préfecture. Peut-être faut-il revoir les effectifs.
Dans le contentieux des étrangers, nous intervenons comme juge de la légalité. Lorsque nous annulons une décision, cela n'implique pas que l'étranger doive recevoir un titre de séjour, mais que son dossier doit être réexaminé... Mais peut-être le juge devrait-il statuer sur le fond également, sur la possibilité pour l'étranger d'obtenir un titre de séjour ? La tâche du magistrat en serait alourdie, mais quelle économie en procédures, en va et vient entre le tribunal et les préfectures ! Nous devrons mener cette réflexion, qui relève de la représentation nationale. Quant à nous, nous pouvons évaluer la soutenabilité d'une telle réforme. Je n'en fais pas une proposition, mais les réexamens imposés aux préfectures à la suite d'annulations sont des exercices administratifs assez improductifs ! Bien sûr, cela impliquerait que les préfectures instruisent les dossiers à la lumière de l'ensemble des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et pas seulement au regard de l'article en cause. Peut-être suis-je ici imprudent mais il faut avant tout être efficace et je parle d'une modification à législation de fond inchangée : il ne s'agit pas de revenir sur les critères applicables.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Une question accessoire : seriez-vous favorable à ce que devant votre haute juridiction, les parties puissent s'exprimer oralement ? Il est un peu frustrant de ne pouvoir le faire. Vos rites peuvent paraître étranges. Tel avocat se lève, déclare « Je m'en remets à mes écritures » et se rassoit... Cette question vous paraît-elle incongrue ?
M. Jean-Marc Sauvé. - A ma connaissance, il n'existe aucune juridiction suprême au monde où les parties peuvent s'exprimer directement devant le juge. Le recours à l'avocat est systématique. Les audiences de référé, ne serait-ce que par le cadre et les lieux, sont plus propices à un dialogue entre juge et parties, lequel aboutit parfois à dénouer un contentieux et obtenir un désistement. La justice s'illustre alors dans ce qu'elle a de plus exemplaire, sa capacité d'apaisement et de règlement des litiges par le dialogue... même si dans 250 000 cas par an, le juge tranche !
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Désormais, le président du Sénat et celui de l'Assemblée nationale peuvent saisir le Conseil d'Etat à propos d'une proposition de loi. Vous rendez votre avis au président de l'assemblée qui vous a sollicité. D'après vous, quel statut a cet avis ? Peut-il être publié en annexe au rapport ? Est-il rendu au président du Sénat es qualité ? Doit-il être transmis à l'auteur de la proposition de loi ?
M. Jean-Marc Sauvé. - La Constitution prévoit que le président de chaque assemblée peut soumettre pour avis au Conseil d'Etat une proposition de loi, avec l'assentiment de l'auteur. Je ne peux que rendre compte de la pratique. La première proposition de loi dont nous avons été saisis concernait la simplification du droit, en 2009. L'avis a été remis au président de l'Assemblée nationale. La suite dépend du président de chaque assemblée. Il existe plusieurs possibilités, de la publicité totale à la confidentialité absolue... On peut aussi se borner à rendre publique la partie de l'avis relative aux articles maintenus - si l'auteur, ayant pris connaissance de l'avis, renonce à certaines dispositions, il n'y a pas nécessité de publier les observations du Conseil d'Etat les concernant. Quelles que soient les options choisies, nous les respectons, en vertu de la séparation des pouvoirs. Nous voulons être utiles, la notoriété ne nous importe pas.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je vais saisir le président du Sénat, hors de toutes circonstances particulières, afin que notre assemblée établisse sa doctrine et le cadre de sa pratique. Votre conclusion témoigne d'une grande modestie et du sens aigu de l'intérêt public. Nous vous en sommes reconnaissants.
Mercredi 31 octobre 2012
- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -Avis du Conseil d'Etat portant sur une proposition de loi - Communication
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Avant de commencer l'examen du rapport, J'ai une communication à vous faire.
Hier, lors de l'audition par la commission du vice-président du Conseil d'Etat, M. Jean-Marc Sauvé, j'ai à nouveau soulevé la question du devenir des avis du Conseil d'Etat, portant sur une proposition de loi, demandés par le Président du Sénat.
J'avais écrit au président de notre assemblée à ce propos, mais ma lettre est restée sans réponse à ce jour. Je vais donc lui écrire un nouveau courrier pour que nous puissions avoir une position claire des instances du Sénat sur cette question.
Trois possibilités ont été envisagées jusqu'à présent, une fois l'avis du Conseil d'Etat rendu :
- le Président du Sénat le transmet seulement à l'auteur de la proposition de loi ;
- le Président du Sénat rend public l'avis du Conseil d'Etat dans son intégralité. Il est alors accessible à tous les sénateurs et pourrait être annexé au rapport ;
- la diffusion de la position du Conseil d'Etat ne porte que sur les articles que l'auteur du texte a décidé de conserver.
M. Jean-Pierre Vial. - Hier, vous avez évoqué la doctrine appliquée à l'Assemblée nationale en la matière, quelle est-elle ?
M. Jean-Pierre Sueur, président. - A l'Assemblée nationale, seule est communiquée, à l'ensemble des députés, la partie de l'avis portant sur les articles retenus par l'auteur de la proposition de loi.
A titre personnel, je suis plutôt favorable à la plus grande transparence possible. Dès lors qu'il s'agit d'une proposition de loi déposée, et donc publique, il est intéressant que tous les sénateurs aient la position du Conseil d'Etat.
M. Jean-Jacques Hyest. - La solution de la publicité partielle pose une difficulté. Ce n'est pas parce que le Conseil d'Etat se prononce contre un article que cela contraint l'auteur de la proposition de loi à le retirer. Cet article peut, d'ailleurs, être repris par d'autres membres de l'assemblée...
M. Patrice Gélard. - J'ai, pour ma part, de profondes réticences à l'égard de cette procédure à laquelle je m'étais d'ailleurs opposé lors de la révision constitutionnelle de 2008. Le Conseil d'Etat est le conseiller du Gouvernement, il ne peut être aussi celui du Parlement. C'est un mélange des genres inopportun.
M. Philippe Bas. - On a fait à tort en 2008 une analogie entre la Cour des comptes et le Conseil d'Etat.
La Cour des comptes apporte au Parlement, depuis toujours, une information financière. En revanche, le Conseil d'Etat a un rôle juridique qui, à certains égards, est voisin du travail législatif du Parlement. Cette procédure risque de générer une large zone de recouvrement des compétences...
De plus, le vice-président du Conseil d'Etat a rappelé à quel point cette institution est sollicitée aujourd'hui. Cette procédure risque d'alourdir inopportunément la charge de travail qui est la sienne.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - La Constitution étant ce qu'elle est, en tout état de cause jusqu'à la prochaine révision, il faut préciser les conditions d'application de cette procédure. Nous avons eu récemment le cas de la proposition de loi de notre collègue Eric Doligé. Il y en aura peut-être d'autres.
Si vous en êtes d'accord, dans le courrier que je vais adresser au Président du Sénat, je ferai part du souhait de la commission des lois de voir la solution la plus transparente l'emporter, à savoir, la diffusion de l'avis rendu par le Conseil d'Etat sur une proposition de loi, dans son intégralité, à tous les sénateurs.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je pense également qu'il vaut mieux publier l'intégralité de l'avis du Conseil d'Etat plutôt que de le découper en morceaux.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Pour les projets de loi, l'avis du Conseil d'Etat n'est pas diffusé, et, au final, des personnes bien informées finissent par le connaître...
Organisation des soirée étudiantes - Examen du rapport d'information
La commission procède à l'examen du rapport d'information de Mme Corinne Bouchoux et M. André Reichardt sur la prévention et l'accompagnement pour l'organisation des soirées en lien avec le déroulement des études.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteur.- Le sujet qui nous occupe aujourd'hui est l'hyper-alcoolisation des jeunes, sujet déjà abordé par notre commission l'année dernière.
Notre collègue Jean-Pierre Vial a déposé en 2011 une proposition de loi visant à encadrer les soirées étudiantes, proposition rapportée par André Reichardt devant notre commission en novembre 2011. Ce rapport a donné lieu à un vaste débat, dont il est résulté une motion de renvoi en commission de la proposition de loi, à l'initiative de notre commission, permettant d'approfondir la question. Nous avons ainsi beaucoup travaillé sur cette vraie bonne question posée par la proposition de loi de Jean-Pierre Vial.
M. André Reichardt, co-rapporteur.- Il s'agissait par cette proposition de loi de transcrire une recommandation de la rectrice Daoust, qui avait travaillé à la demande de la ministre Valérie Pécresse sur les dérives intervenant à l'occasion de certains rassemblements festifs. L'objectif était d'engager pour tout rassemblement une procédure de déclaration auprès des chefs d'établissement puis des préfets, ouvrant une concertation pour assurer la meilleure organisation possible de chaque rassemblement. Cette proposition s'inspirait du régime déclaratif existant pour les « rave-parties ».
Nous avons pensé avec Corinne Bouchoux qu'il ne fallait pas limiter le champ de nos travaux aux milieux étudiants, mais l'élargir à l'ensemble des jeunes, notamment les lycéens, voire les collégiens, concernés par le risque d'hyper-alcoolisation et le phénomène du « binge drinking ». Aujourd'hui, 45 % des jeunes reconnaissent une alcoolisation excessive dans le mois écoulé !
Valérie Pécresse, alors ministre de l'enseignement supérieur, s'était saisie de la question à la suite de plusieurs incidents dramatiques : accidents, viols et morts d'homme. Entre juillet 2011 et mai 2012, on recense sept décès par noyade.
Il ne faut pas limiter un éventuel encadrement aux soirées étudiantes car ces faits tragiques n'ont pas toujours lieu à l'occasion de fêtes étudiantes. Le point commun entre ces faits est une consommation excessive d'alcool, dans une diversité de contextes. Il faut donc prendre en compte les soirées étudiantes mais aussi tous les grands rassemblements festifs. Par exemple, dans le sud de la France ou en Espagne, des centaines, des milliers de jeunes se réunissent dans un but festif.
Se rajoutent à cela les « apéros Facebook », même si ce phénomène est en régression à présent, et toutes les occasions pour faire la fête, pour vivre des moments forts avec des personnes avec lesquelles on a des liens faibles, pour reprendre l'expression du sociologue François de Singly.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteur. - Nous avons procédé à un grand nombre d'auditions. Notre conclusion est que l'arsenal juridique existant est suffisant et complet. Les pouvoirs de police administrative du maire et du préfet permettent déjà de prévenir les atteintes à l'ordre public. Sur cette base, l'interdiction préventive des « apéros Facebook » a permis de les éviter. En cas de carence du maire, le préfet est compétent pour se substituer à lui afin de préserver l'ordre public. Ainsi, à Bordeaux, en juin 2012, le préfet a interdit la vente d'alcool à emporter, décision qui n'a pas été annulée par le juge administratif saisi d'un recours. Autre exemple, le préfet de police de Paris a simplement rappelé que la consommation d'alcool était interdite sur le Champ de Mars, ce qui a permis de canaliser les rassemblements envisagés.
La procédure de mise en chambre de sûreté des personnes en état d'ébriété sur la voie publique est très efficace et très pratiquée, puisqu'elle est mise en oeuvre 70 000 fois par an. Une récente question prioritaire de constitutionnalité a permis de s'assurer de la régularité de cette procédure.
Par ailleurs, la législation générale sur l'alcool est très abondante, qu'il s'agisse de l'obtention d'une licence pour pouvoir vendre des boissons lors d'un rassemblement festif ou des dispositions introduites par la loi relative à l'hôpital, aux patients, à la santé et aux territoires de 2009. Cette loi a interdit la pratique des « open bars » ainsi que la vente d'alcool à des mineurs sous peine d'amende et d'emprisonnement ; elle a prévu une formation pour pouvoir vendre de l'alcool la nuit, par exemple dans les stations-service ; elle a renforcé l'encadrement de la publicité pour l'alcool sur les sites internet dédiés à la jeunesse ; elle a ouvert la possibilité pour les maires de fixer une plage horaire nocturne d'interdiction de la vente d'alcool sur le territoire de leur commune ; elle a interdit la vente d'alcool à des personnes manifestement ivres.
Il faut également rappeler la loi de 1998 interdisant le bizutage, ainsi que la législation réprimant la conduite en état d'ivresse.
L'arsenal répressif est donc considérable.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Puisque le cadre légal paraît suffisant, faut-il en rajouter ? Faut-il prévoir une législation encadrant les rassemblements festifs à l'instar de celle existant pour les « rave-parties » ? Il existe en effet un risque d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'atteinte aux libertés publiques et à la vie privée. Le régime juridique des « rave-parties » a fait ses preuves, il occasionne la prise de mesures par les pouvoirs publics, par son mécanisme déclaratif.
Après examen, nous pensons très difficile de légiférer sur la base de ce modèle des « rave-parties » pour encadrer toutes les manifestations qui sont l'occasion d'une hyper-alcoolisation, car on ne parvient pas à définir suffisamment clairement ces manifestations. Organiser un anniversaire à son domicile devrait-il être encadré ? Ces événements relevant de la sphère privée doivent-ils être soumis à autorisation ? Il y a, on le voit, une difficulté constitutionnelle à formaliser un texte pour encadrer ces situations.
En outre, les services publics auraient de vraies difficultés à assumer ces tâches nouvelles, car on estime le seul nombre de soirées étudiantes de 10 à 20 000 chaque année : il est impossible matériellement de contrôler 10 à 20 000 déclarations par an. Et s'il s'agit de faire une déclaration qui n'est pas contrôlée, cela n'a aucun intérêt.
Le ministère de l'intérieur n'a pas vu d'intérêt à une procédure déclarative, les textes existants permettant déjà à la police d'intervenir en cas de nécessité. Il suffit selon lui d'appliquer les règles existantes destinées à assurer le maintien de l'ordre sur la voie publique.
Alors comment éviter les drames de l'hyper-alcoolisation des jeunes ? C'est tout l'objet, en premier lieu, de la prévention.
La prévention, c'est d'abord une plus forte prise de conscience du problème par les collectivités territoriales. A cet égard, l'action conduite par la ville de Rennes, très active dans ce domaine, est exemplaire. Une charte de la vie nocturne a permis de consolider les actions existantes mais ces mesures ont un coût. Par exemple, « Noz'ambule» représente plus de 200 000 euros. Pour nous, toutefois, le jeu en vaut la chandelle.
M. Jean-Pierre Sueur. - Comment ces actions se traduisent-elle concrètement ?
M. Jean-Jacques Hyest. - La « nuit des 4 jeudis » ... ?
M. André Reichardt, co-rapporteur. - La « nuit des 4 jeudis », créée par la ville de Rennes, consiste à proposer, quatre jeudis par mois pendant les vacances scolaires, puis quatre vendredis soirs, veille de vacances scolaires, des soirées alternatives aux jeunes. Près de 12 000 jeunes ont participé à ces manifestations sur la saison 2008-2009.
M. Jean-Pierre Vial. - Cela vient-il en plus des « binge drinking » ?
M. André Reichardt, co-rapporteur. - ... Non, il s'agit d'alternatives.
M. Jean-Pierre Sueur. - Et quelle est la nature de ces actions ?
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Par exemple, la « Nuit Découvertes » animée par des collectifs et des associations de jeunes, donne lieu à l'organisation de soirées thématiques dans des maisons de quartiers, des MJC, etc... La « Nuit du Sport » offre la possibilité de s'initier et de pratiquer des activités sportives en horaires décalés via l'ouverture de plusieurs complexes sportifs municipaux.
Il s'agit d'occuper le terrain mais aussi de diffuser une information par des jeunes auprès d'autres jeunes. Les soirées étudiantes appellent une attention particulière. Nous préconisons un effort d'accompagnement de ceux qui en sont les organisateurs. Les associations étudiantes sont très conscientes du problème. Elles estiment toutefois que plus l'encadrement est poussé, plus le phénomène risque de leur échapper. Cela, à notre sens, plaide pour un dispositif législatif souple. Les associations nous ont également indiqué qu'elles avaient besoin de fonds pour financer leurs activités. Or, ces soirées étudiantes constituent justement une source de financement. A tout le moins, il nous semble nécessaire de maintenir un financement pérenne et suffisant des structures associatives. Les sources de financement sont multiples : préfecture dans le cadre du programme « La belle Vie », centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires ... S'agissant des universités, le fond de solidarité et de développement des initiatives étudiantes est alimenté par une fraction des droits d'inscription acquittés par les étudiants à l'exception des boursiers. Cette part ne peut être inférieure à 16 euros par étudiant inscrit. Il est désormais précisé que le reliquat de ce fond est reporté l'année suivante, ce qui ne peut qu'assurer une garantie supplémentaire de l'usage du fond à destination exclusive des projets étudiants.
Nous souhaitons au total que, dans une perspective de prévention, soit mis en place un dispositif d'ensemble sur les problèmes de santé et la conduite à tenir.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteur. - Je voudrais d'abord souligner notre convergence de vue entre André Reichardt et moi-même à partir de sensibilités au départ très différentes. A l'issue de nos auditions, nous constatons chez nos interlocuteurs un diagnostic largement partagé mais, en revanche, beaucoup d'interrogations sur l'opportunité de légiférer en la matière. Ce dont nous sommes convaincus, c'est la nécessité d'une politique publique. Même si l'initiative de notre collègue Jean-Pierre Vial ne se traduit pas par l'adoption d'une loi, elle aura posé une excellente question.
M. André Reichardt. - Nous formulons un regret néanmoins. Nous aurions souhaité connaître le sentiment de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche sur ces questions. Elle ne l'a pas encore fait connaître. Il en est d'ailleurs de même du ministre de l'éducation car, je le souligne, les problèmes que nous abordons concernent également les lycéens.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie les auteurs du rapport et je donne d'abord la parole à notre collègue, Jean-Pierre Vial, auteur de la proposition de loi.
M. Jean-Pierre Vial. - J'ai beaucoup appris à l'occasion du travail que j'ai conduit dans le cadre de ma proposition de loi. « Chaque génération est un peuple nouveau » écrivait Victor Hugo : il ne faut pas se caler sur nos références et notre culture et envisager des opérations qui me paraissent plutôt relever du patronage sans tenir compte de la dureté des situations rencontrées. Il suffit d'interroger les services urgentistes : les comas éthyliques laissent de 10 à 15 % de séquelles durables. Il ne faut pas durcir l'environnement législatif et aggraver la répression mais essayer de mieux sensibiliser et de responsabiliser. Il me semble en effet, comme l'ont relevé nos rapporteurs, que le besoin de ressources des associations est pour une large partie à l'origine des soirées étudiantes. Les vendeurs de boissons font valoir auprès de ces associations une participation au profit résultant de leur activité.
Les associations étudiantes ne sont pas toujours conscientes de leur responsabilité lorsqu'elles organisent une soirée. Les chefs d'établissement doivent, eux aussi, être sensibilisés : certains préfèrent fermer pudiquement les yeux. Par ailleurs, je comprends la réaction du ministère de l'Intérieur, qui redoute l'afflux de déclarations et craint la mise en cause de la responsabilité des préfets. En revanche, prévoir une déclaration auprès du maire aurait été un élément positif. Je ne suis toutefois pas opposé aux conclusions qui nous ont été présentées : ne légiférons pas et mettons l'accent sur la prévention. Le ministère de l'enseignement supérieur travaille actuellement avec les associations et des mesures doivent être proposées en décembre ; elles pourront s'appuyer sur notre rapport.
Mme Virginie Klès. - Je confirme que les dispositifs rennais fonctionnent. Les actions de préventions touchent un certain nombre de personnes, mais pas toutes. Il s'agit en réalité d'un problème de coordination d'une pluralité de politiques publiques, plutôt que d'une question qui pourrait être réglée par une nouvelle loi.
M. Pierre-Yves Collombat. - Les rapporteurs viennent de montrer qu'un renvoi en commission ne signifiait pas qu'on « enterrait » une proposition de loi : c'est une bonne chose. Les expériences de villes comme Rennes ou Bordeaux sont intéressantes mais sont-elles généralisables ? Il existe d'ailleurs un risque de mise en cause de la responsabilité des maires. En tout état de cause, ces phénomènes comportent une part importante de transgression : plus l'on s'efforce de les encadrer, plus ils se développent. Ne faudrait-il pas d'abord se poser la question de l'état psychologique et matériel qui prévaut dans nos Universités ?
M. Christian Favier. - Les conclusions de ce rapport sont pleines de sagesse. Il n'est pas nécessaire de renforcer encore l'arsenal répressif. En matière de prévention, les mutuelles étudiantes pourraient jouer un rôle encore plus important. Dans mon département, nous sommes de plus en plus confrontés à des rassemblements dans les parcs départementaux, devant lesquels les pouvoirs publics se trouvent démunis.
M. Antoine Lefèvre. - Ce rapport est précieux et utile : le problème n'est pas suffisamment connu. Je reste dubitatif sur l'efficacité des actions menées par les pouvoirs publics. Ayant fait un stage chez les sapeurs-pompiers, j'ai pu mesurer la gravité de ce phénomène, avec des jeunes qui se retrouvent dans un état effroyable. Les actions de prévention coûtent cher aux collectivités, pour une efficacité réduite : l'alcoolisation des jeunes est de plus en plus rapide et violente. Enfin, je remarque que certains clubs sportifs constituent parfois, paradoxalement, le cadre de ces débordements.
Mme Esther Benbassa. - Il serait bon de faire témoigner, dans les collèges et les lycées, des jeunes qui ont vécu ces épisodes d'alcoolisation massive. Par ailleurs, j'observe que les universités néerlandaises, pourtant richement dotées, connaissent très bien le « binge drinking ».
M. René Vandierendonck. - Ce rapport montre que l'on peut parfois faire l'économie d'une nouvelle législation. L'aspect pratique des choses - rédaction des arrêtés, actions de prévention - est important et doit être porté à la connaissance des élus. Ce phénomène se développe sans cesse et concerne désormais le collège. Il est nécessaire de mener des actions sur les réseaux sociaux, qui sont l'outil de sociabilité quasi exclusif de la jeunesse.
M. Hugues Portelli. - Le monde étudiant est en réalité d'une grande diversité. Certains milieux sociaux parviennent à s' « autoprotéger » et entrent en relation avec les pouvoirs publics ; d'autres en sont incapables et sont laissés à eux-mêmes. Ainsi, dans la banlieue où je suis maire, le phénomène touche les grandes écoles et l'enseignement supérieur mais aussi, ce qui est beaucoup moins connu, les jeunes travailleurs précaires qui travaillent extrêmement dur et qui veulent « décompresser » le week-end. Il s'agit au total d'un problème éducatif et culturel, sur lequel une loi n'aurait pas de prise. Enfin, il faut souligner qu'au Royaume-Uni, le phénomène est entré dans une phase d'auto-régulation. Comme il a débuté plus tard en France, il y entrera également plus tard dans cette phase d'autorégulation.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je suis certes très sensible aux efforts en matière de prévention et d'information accomplis dans des villes comme Rennes. J'indique également que la commission des affaires sociales va prochainement présenter un rapport sur la santé des étudiants. Il convient toutefois d'insister en outre sur le principe de la responsabilité : les soirées peuvent avoir des organisateurs et les directeurs d'établissement et d'Université sont responsables de la vie étudiante au sein de leurs établissements. Il ne faut pas minimiser cette question de la responsabilité. Notre rapport doit pleinement en tenir compte.
M. Antoine Lefèvre. - Vous avez tout à fait raison.
M. Christian Cointat. - Lorsqu'il y a des organisateurs identifiés, comme dans le cas des rave-parties, il est possible d'établir la responsabilité de chacun. Mais quand des jeunes se réunissent spontanément pour boire, qui est responsable ? Surtout, il est nécessaire de s'interroger sur ce besoin de s'adonner à l'alcoolisation massive.
Mme Esther Benbassa. - Il faut prendre garde à ce que l'accent mis sur la responsabilité ne mène pas à la prohibition. Ce serait liberticide. En interdisant aux bistros et aux épiceries de vendre de l'alcool, on va dans cette direction.
M. Pierre-Yves Collombat. - Les situations sont très diverses. L'idée que certains milieux sociaux parviennent à récupérer leurs « déviants » est intéressante. Pour beaucoup de jeunes, malheureusement, la « récupération » n'intervient jamais.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le cas du tabac a montré qu'il ne suffisait pas de multiplier les actions de prévention et d'information pour être efficace. Ce qui a été dit sur la situation des universités est tout à fait vrai. Enfin, il ne faut pas tomber dans l'ordre moral ni la prohibition. Ceci étant posé, il est nécessaire de réaffirmer l'importance de la responsabilité. Certes, il est des cas où il n'y a pas d'organisateur identifié. En revanche, dans beaucoup d'autres cas, les organisateurs sont connus et il y a de l'argent derrière eux. Un doyen de faculté, un directeur d'école, savent ce qui se passe dans leurs établissements. Je voudrais, à cet égard, rendre hommage à des directeurs de CROUS qui font du très bon travail.
Mme Corinne Bouchoux. - L'importance de la responsabilité figure bien dans notre rapport. Pour conclure, l'insiste sur le fait qu'il n'y a pas une hyperalcoolisation, mais des hyperalcoolisations de jeunes, très diverses dans leurs caractéristiques. Chez une seule et même personne, cette hyperalcoolisation peut être festive ou elle peut être le signe d'une crise. Plus généralement, les sociabilités de terrain ont laissé la place à une sociabilité avec des gens lointains, par le biais des réseaux sociaux, qui se retourne contre la première. Une partie de la jeunesse s'éloigne même dangereusement de la vie de la démocratie : pour le coup, en tant qu'élue, je sens aussi ma propre responsabilité à cet égard.
M. André Reichardt. - Nous n'avons pas travaillé exclusivement sur des phénomènes étudiants. Il s'agit de l'hyperalcoolisation des jeunes en général. Dès lors, il était difficile de mettre l'accent sur les universités ou les grandes écoles. Ceci n'exclut pas du tout la notion de responsabilité : tous les acteurs entendus ont d'ailleurs insisté sur ce point. Les chefs d'établissement savent qu'ils sont responsables des événements qui se déroulent à l'intérieur des bâtiments. En revanche, ils sont désemparés lorsque les fêtes se déroulent à l'extérieur : c'est pourquoi ils n'étaient pas hostiles à l'idée d'imposer une déclaration aux organisateurs de ces événements. Il ne s'agit pas d'empêcher les jeunes de boire. Ce que l'on veut et que l'on peut empêcher, c'est l'hyperalcoolisation ponctuelle. Des actions de prévention coordonnées peuvent aboutir à des résultats. La prévention peut ne pas être ringarde. Les collectivités font des choses qui marchent. Nous avons souhaité, vous l'avez compris, mettre l'accent sur la prévention, sans préconiser de nouveau texte de loi. Toutefois, si Mme Geneviève Fioraso décide de prendre une circulaire pour demander aux chefs d'établissements de mener telle ou telle action, ce sera une bonne chose. Enfin, n'oublions pas que si une loi est promulguée en France, les jeunes iront faire la fête à l'étranger.