Mardi 12 juin 2012
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -Audition du Dr Nadine Houedé, oncologue à l'Institut Bergonié (Centre régional de lutte contre le cancer de Bordeaux et du Sud-Ouest)
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous travaillons sur un sujet qui vous est familier, à savoir celui de l'impact des pesticides sur la santé. Dans un premier temps, nous nous penchons sur la santé de leurs utilisateurs, et non sur les résidus de pesticides dans l'eau ou l'alimentation. Nous vous entendons dans le cadre des nombreux travaux, communications et préconisations que vous avez publiés sur cette question.
Dr Nadine Houedé, oncologue à l'Institut Bergonié. - J'ai reçu votre questionnaire, qui m'a permis d'élaborer un plan. Je suis oncologue médicale, cancérologue spécialisée dans les cancers urologiques au Centre régional de lutte contre le cancer de Bordeaux. Malheureusement, j'interviens en bout de chaîne pour les personnes exposées développant un cancer de la vessie, qui n'est pas le seul type de cancer que les exploitants sont susceptibles de développer.
Je crois que vous avez déjà reçu les industriels. Leurs données sur les produits utilisés sont sans doute précises. Les pesticides se divisent en trois catégories, à savoir herbicides, fongicides et insecticides. Environ 1 200 produits ont été développés au cours des ans. Certains ont été interdits, d'autres sont encore autorisés. Aujourd'hui, 600 pesticides différents sont utilisés dans le monde. Souvent, ces produits sont constitués de mélanges de molécules. Il est donc très difficile d'identifier les effets d'un produit en particulier ou de l'association de molécules.
Les facteurs pouvant influencer la toxicité, définis par l'OMS, sont les suivants : dose utilisée, modalités d'exposition, degré d'absorption, souvent difficile à quantifier, nature et activité des métabolites, accumulation et persistance du produit dans l'organisme.
Sur le plan médical, une partie des effets néfastes des pesticides est liée à leur stockage dans les adipocytes, ou tissus graisseux. Il existe différents modes de contamination, à savoir par inhalation de vapeurs, ingestion involontaire ou sous forme cutanée en cas de contact direct avec les produits au cours d'une manipulation.
Les mécanismes toxiques de certains pesticides sont aujourd'hui connus. Ils peuvent agir par induction et inhibition des enzymes, protéines situées sur une chaîne de synthèse ou de régulation, et qui contrôlent la fabrication des protéines et la réplication de certaines cellules. Ils peuvent également impacter le système immunitaire et le système hormonal et déclencher des maladies.
Les cancers ont souvent une origine plurifactorielle. Il est donc très difficile de déterminer si leur lien avec les pesticides est direct ou s'ils découlent d'une cascade de causes telles que des agressions chimiques, des mécanismes génétiques ou des facteurs environnementaux comme les radiations ou l'exposition au soleil ou aux virus, auxquels peuvent être confrontées des personnes travaillant dans des exploitations agricoles. Ces facteurs auront un effet sur leur code génétique, qui régule leur croissance et leur développement. L'ADN peut alors se briser ou s'abîmer. Une première mutation le modifiera à un endroit particulier, ce qui entraînera une succession de mutations aboutissant au cancer. Ces processus prennent du temps. Une personne peut donc être exposée aujourd'hui mais ne développer un cancer que dans dix ou vingt ans.
Mme Sophie Primas, présidente. - Ce délai explique peut-être l'apparition actuelle de cancers liés aux pratiques excessives d'il y a une vingtaine d'années ?
Dr Nadine Houedé. - En effet. Il existe un effet temps d'au moins dix ans, qui peut aller jusqu'à quarante ans, entre l'élément initiateur et la maladie.
On dit que les maladies professionnelles représentent 2 % à 8 % des causes de cancers en France. En réalité, il est très difficile d'obtenir des chiffres exacts dans ce domaine. J'ai étudié la littérature scientifique portant sur cette question avant de me présenter devant vous. Certains articles évoquent 3 000 cancers professionnels par an en France, contre 30 000 dans certains autres articles. Nous manquons de données épidémiologiques pour obtenir des résultats plus précis.
L'arsenic, normalement interdit en France, est le premier pesticide à avoir été classé cancérogène certain. Il est connu pour avoir entraîné des cancers de la peau et des poumons et des angiosarcomes hépatiques. D'autres pesticides ont été classés cancérogènes probables. Ils peuvent engendrer des cancers au niveau du cerveau, des leucémies, des lymphomes et des cancers pulmonaires. Toutefois, seuls 10 % des pesticides ont été étudiés pour leur rôle pathogène potentiel.
En outre, si l'activité pathogène d'une molécule est connue, le résultat de son association à une autre est souvent inconnu. Des effets synergiques peuvent en effet découler de leur mélange, qui additionne les risques pathogènes. Au moment de la commercialisation de ces produits, les études sont donc trop peu nombreuses.
Il existe par ailleurs un certain nombre de facteurs confondants pouvant intervenir dans ces événements toxiques. Les agriculteurs sont en effet exposés à d'autres produits potentiellement toxiques comme les fiouls, les solvants, les peintures, la fumée, la poussière organique, le soleil et les virus animaux. Du fait de ces différents éléments, il est difficile de déterminer avec certitude la responsabilité du pesticide dans l'apparition d'un cancer. Souvent, une cascade de facteurs aboutit au développement du cancer.
Mme Nicole Bonnefoy. - Pourquoi seulement 10 % des pesticides ont-ils été évalués par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) ?
Dr Nadine Houedé. - Je ne sais pas. J'ai trouvé ce chiffre dans la littérature scientifique. En analyse complète, seuls 10 % des pesticides ont franchi toutes les étapes de développement. Les autres sont classés dans la catégorie « Ne sait pas ».
Mme Nicole Bonnefoy. - Ils devraient pourtant tous être évalués.
Dr Nadine Houedé. - En effet, d'autant qu'un étiquetage est obligatoire. Mes chiffres portent toutefois sur la situation internationale. La réglementation européenne est sans doute différente.
Sur le terrain, j'ai moi-même été consternée d'entendre certains agriculteurs bordelais affirmer qu'ils allaient chercher de l'arsenic à la frontière espagnole, où le produit n'est pas interdit. J'ai fait le choix d'intervenir devant vous afin de libérer la parole, à la fois chez ceux qui développent les pesticides et, également, chez leurs utilisateurs. Je suis intervenue, juste avant les élections législatives, dans une table ronde en Charente où j'avais été invitée pour évoquer les risques de cancer liés à un pesticide. La moitié des agriculteurs présents étaient dans le déni. Les autres, sans doute parce qu'ils avaient déjà été touchés par les effets néfastes des pesticides, étaient au contraire très concernés.
En France, un à deux millions de personnes sont exposées à un risque de cancer lié aux pesticides du fait de leur métier. Les cancers avérés liés aux pesticides, pour lesquels le niveau de preuves scientifiques est suffisant, sont le cancer du cerveau, notamment le glioblastome sur lequel a beaucoup travaillé le Dr Isabelle Baldi, mais également les cancers de la thyroïde et de la vessie et le lymphome.
Concernant les cancers dont le lien avec les pesticides est suspecté, le monde scientifique attend la publication de différents articles convergents pour considérer le niveau de preuve comme suffisant. Des travaux sont aujourd'hui en cours au sein de différentes équipes, notamment sur la toxicité des pesticides sur l'équilibre hormonal. On trouve dans cette catégorie des cancers hormonaux-dépendants, à savoir le cancer du sein, de la prostate, de l'ovaire et du testicule.
Mme Sophie Primas, présidente. - Quel est le niveau de preuve suffisant pour estimer qu'un risque de cancer est avéré ?
Dr Nadine Houedé. - Les preuves doivent être suffisamment précises pour prouver que les personnes exposées aux pesticides ont un risque supérieur de développer un cancer.
Mme Sophie Primas, présidente. - Ces preuves sont-elles épidémiologiques ?
Dr Nadine Houedé. - Plusieurs études épidémiologiques menées dans différents pays doivent aller dans le même sens.
Mme Nicole Bonnefoy. - Malgré ces preuves, certains produits ne sont pas retirés du marché.
Dr Nadine Houedé. - En effet. Toutefois, le risque en question est relatif. Les personnes exposées ont plus de risques de développer un cancer, ce qui ne signifie pas qu'elles en développeront un à coup sûr. Je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut plus utiliser de pesticides mais que le degré d'exposition doit être diminué, à la fois en utilisant des doses inférieures et en protégeant leurs utilisateurs.
Mme Nicole Bonnefoy. - Les vêtements de protection vous semblent-ils suffisants ?
Dr Nadine Houedé. - Oui. Lorsque les viticulteurs sulfatent leurs vignes à Bordeaux, ils sont protégés par des cabines hermétiques et des masques à gaz. Toutefois, les habitants des alentours, eux, ne sont pas protégés.
Mme Nicole Bonnefoy. - Une interrogation existe sur l'efficacité réelle de ce type de protection.
Dr Nadine Houedé. - Leur efficacité dépend de l'étanchéité de la cabine et de la qualité du masque. Les agriculteurs sont également au contact des produits avant d'entrer dans la cabine, lorsqu'ils remplissent la cuve, puis au moment de nettoyer leur matériel.
M. Joël Labbé. - Les perturbations endocriniennes entrent-elles dans votre champ de compétence ?
Dr Nadine Houedé. - Oui, par le biais des cancers hormonaux-dépendants comme ceux du sein et de la prostate, qui commencent à apparaître.
Lorsque le CIRC ne dispose pas de données suffisantes sur un produit, il est classé dans le groupe 3 intitulé « Agents inclassables ». Vous disposez sans doute déjà de ces informations législatives. Par ailleurs, le cancer n'est malheureusement pas la seule maladie liée aux pesticides. Les maladies neurodégénératives sont elles aussi concernées, probablement parce que les produits toxiques se fixent dans les tissus graisseux. En effet, les neurones sont entourés de matière adipeuse. Les maladies observées sont les suivantes :
· Parkinson, qui vient d'être ajoutée au tableau des maladies professionnelles ;
· Alzheimer, qui n'y figure pas ; toutefois, le risque de développer cette maladie est plus important pour les personnes exposées aux pesticides ;
· troubles cognitifs ;
· sarcomes ;
· maladies respiratoires, notamment l'asthme.
J'ai également trouvé des publications faisant état d'un risque de suicide accru chez les patients exposés. Les données de l'étude Agrican montrent notamment que le taux de suicide est supérieur à la moyenne dans la population des femmes exploitantes agricoles et exposées.
M. Joël Labbé. - Ces suicides résultent-ils vraiment de l'exposition aux pesticides ? Dans les professions agricoles, le taux de suicide est bien supérieur à la normale, notamment en raison de la situation de l'agriculture.
Dr Nadine Houedé. - Je mentionne ces données pour les avoir rencontrées dans la littérature scientifique. Je ne suis cependant pas en mesure de vous en dire davantage.
Mme Sophie Primas, présidente. - Qu'est-ce qu'un sarcome ?
Dr Nadine Houedé. - Un sarcome est un cancer des parties molles, ou tissus de soutien (muscles et os).
Vous m'avez par ailleurs interrogée sur mon avis concernant les résultats de l'étude Agrican. Cette importante cohorte de 180 000 adultes, hommes et femmes, répartis sur douze départements, est constituée de personnes ayant cotisé au moins trois ans à la MSA. Sa conclusion brute affirme que le risque de cancers est moins élevé dans cette cohorte que dans la population générale française, ce qui peut paraître surprenant.
Il existe en réalité une différence dans la répartition du taux de cancer selon les régions françaises. L'étude Agrican a comparé les résultats des douze départements concernés à la mortalité générale. Pourtant, en dehors du département du Nord, le taux de mortalité lié au cancer était inférieur à la moyenne dans ces départements, ce qui peut constituer un biais dans l'analyse.
Mme Sophie Primas, présidente. - Les chercheurs ont redressé ces chiffres. Nous leur avons posé la question.
Dr Nadine Houedé. - Le taux de participation, qui ne dépasse pas les 30 %, a également pu introduire un biais. En outre, la moitié des réponses émane de retraités, ce qui a pu avoir un impact sur leur exposition. Enfin, peut-être les chercheurs manquent-ils encore de recul vis-à-vis de leur cohorte. En effet, nous considérons par exemple que la durée d'exposition doit atteindre cinq ans ou 1 000 heures pour peser sur le risque de cancer de la vessie. Le temps de latence avant l'apparition du cancer est ensuite de dix ans. Un suivi de la cohorte et une analyse plus détaillée des réponses pourraient donc faire émerger d'autres résultats.
Mme Sophie Primas, présidente. - Une analyse par type de cancer serait également pertinente.
Dr Nadine Houedé. - En effet. Concernant l'étude Phytoner, je me félicite que vous auditionniez le Dr Baldi, qui s'est montrée très active dans le domaine du registre des cancers en Gironde. Elle vous présentera sans doute ses recherches portant sur l'apparition de troubles cognitifs, notamment de la mémoire, de l'attention ou de la fluidité verbale, chez les personnes ayant été en contact avec des pesticides.
Vous m'avez également interrogée sur la question des maladies professionnelles. Entre le régime agricole et le régime général, les tableaux des maladies ne sont pas les mêmes, ce qui représente une difficulté pour les médecins traitants. La reconnaissance en maladie professionnelle relève du parcours du combattant pour le patient.
Le premier certificat doit être envoyé par le médecin traitant. Les agriculteurs, exploitants ou viticulteurs sont des populations qui s'écoutent peu. Leur lien avec la médecine de ville est souvent distendu. En outre, il est difficile pour les médecins généralistes de réaliser un dossier en l'absence de secrétaire. Certains patients m'ont rapporté que leur médecin traitant avait refusé de leur établir un dossier, arguant que les cancers liés aux pesticides n'étaient jamais reconnus comme maladie professionnelle et qu'il manquait de temps pour s'en occuper. Il m'arrive pour ma part de relancer des dossiers, mais ce n'est pas mon rôle.
La déclaration obligatoire devant être déposée dans les deux ans suivant le diagnostic, cela constitue également une difficulté dans la mesure où les patients sont confrontés à la mise en place de leur traitement, qui dure, par exemple, huit mois pour les tumeurs infiltrantes de la vessie. Les patients, à qui l'on pose une poche de stomie, doivent ensuite reconstruire leur vie.
Lors de la consultation d'annonce, je leur parle de la possibilité de faire une demande de reconnaissance de leur cancer comme maladie professionnelle. Mais je leur conseille également d'y réfléchir lorsqu'ils auront terminé leur traitement. En effet, il leur est impossible de tout mener de front. L'allongement du délai maximum de deux ans entre le diagnostic de la maladie et l'envoi du certificat initial serait donc souhaitable.
Je trouve par ailleurs étonnants les chiffres de la MSA portant sur le nombre de maladies professionnelles reconnues par an. Les tableaux mis en ligne sur Internet font état de quatre cas de cancers de la vessie reconnus par an. Ce chiffre représente pourtant le nombre de cas auxquels je suis confrontée annuellement au Centre anti-cancéreux de Bordeaux. Je n'ai pas connaissance du circuit complet aboutissant à la reconnaissance d'un cancer en maladie professionnelle mais les écueils sont nombreux. Je pense notamment aux personnes n'établissant pas leur déclaration, aux médecins traitants ne souhaitant pas monter de dossier ou aux déclarations non retenues.
Mme Nicole Bonnefoy. - Voyez-vous beaucoup de cas ?
Dr Nadine Houedé. - Je suis personnellement confrontée à au moins quatre cas de maladies professionnelles par an.
Mme Nicole Bonnefoy. - Êtes-vous en contact avec d'autres médecins ?
Dr Nadine Houedé. - Je suis référent régional. Je travaille donc avec tous les cancérologues exerçant dans un rayon de deux cents kilomètres. Les exploitants sont également nombreux en Dordogne, dans le Lot-et-Garonne et les Landes. Nous rencontrons donc tous des cas de maladies professionnelles, même si nous n'avons pas mis en place de décompte précis. Peut-être devrions-nous ouvrir un registre afin de recueillir des données épidémiologiques, par exemple en nous associant avec l'équipe du Dr Baldi, qui tient déjà un registre en Gironde.
La médecine du travail est présente aux côtés des cancérologues. Pour ma part, j'ai travaillé avec le Dr Bénédicte Clin-Godard, médecin du travail, sur les bonnes pratiques en matière de cancers de la vessie liés à l'ensemble des produits chimiques potentiellement cancérogènes. Nous avons établi des grilles de recommandations, de diagnostic précoce et de suivi des personnes exposées.
Les difficultés dans le monde agricole résident dans le fait que les travailleurs, indépendants, ne disposent pas d'un dispositif de surveillance médicale. Ils n'ont, par exemple, pas directement accès à la médecine du travail. La surveillance est donc assurée par leur médecin traitant. Le père de Frédéric Ferrand vous a sans doute raconté les difficultés qu'il avait rencontrées pour accéder à la consultation de pathologie professionnelle du CHU de Poitiers.
Pour ma part, il me semblerait important de mettre en place une campagne de prévention primaire, avec l'identification des substances cancérogènes présentes dans l'environnement du travail, l'évaluation de l'exposition individuelle, notamment en termes de qualité des protections, et une campagne d'information des utilisateurs. En effet, l'adhésion des utilisateurs à la démarche constitue un premier pas indispensable. Certains agriculteurs auraient l'impression de revenir quarante ans en arrière si l'interdiction des pesticides leur était imposée. Néanmoins, ils doivent savoir dans quelle mesure ils peuvent les utiliser et connaître les mesures de protection à leur disposition.
Une campagne de prévention secondaire doit également être mise en place à travers la surveillance médico-professionnelle des travailleurs exposés et une attention particulière portée au maintien de leur lien avec le monde médical, représenté par les médecins traitants, la médecine du travail ou des services de santé publique.
Mme Nicole Bonnefoy. - Ne pourrait-on imaginer la mise en place d'un dispositif de médecine du travail pour les agriculteurs ?
Dr Nadine Houedé. - En effet. Il existe déjà des médecins qui battent la campagne en camion. La généralisation d'un tel système ne serait ni compliquée ni coûteuse. Les médecins suivant ces patients doivent, par ailleurs, avoir une formation suffisante pour connaître les risques auxquels sont exposés les exploitants et établir des diagnostics précoces.
Pour le cancer de la vessie, nous avons évoqué la possibilité de mettre en place une cytologie urinaire annuelle afin de détecter les cellules anormales. En cas de risque accru de cancer du sein, des mammographies systématiques pourraient également être prescrites. Les médecins disposeraient d'une grille destinée à prescrire à l'exploitant les examens correspondant aux risques liés à son activité. L'existence d'une telle grille constituerait un grand pas.
M. Gérard Le Cam. - Les visites existent déjà.
Dr Nadine Houedé. - En effet. C'est leur contenu qui doit être modifié.
Mme Nicole Bonnefoy. - Les agriculteurs ont-ils l'obligation de se rendre chez leur médecin une fois par an ?
M. Gérard Le Cam. - Ils reçoivent la visite de médecins en camion.
Dr Nadine Houedé. - Le travail doit surtout porter sur l'élaboration de la grille d'examens à prescrire. Aucun dispositif de prévention n'est en effet propre aux exploitants agricoles.
M. Henri Tandonnet. - Les pesticides ont-ils aussi des impacts sur l'entourage familial des agriculteurs ? Je pense, par exemple, aux personnes manipulant leur linge.
Dr Nadine Houedé. - Je ne dispose pas de données scientifiques pour vous répondre. Les études manquent sur la question des exposés indirects. Sur le terrain, nous constatons le développement de cancers chez des hommes de quarante ans ayant repris l'exploitation de leur père. Leurs pathologies pourraient donc être liées à leur exposition dans la cour de la ferme ou dans les champs depuis leur plus jeune âge. Ces questions mériteraient d'être posées, à la fois pour les familles et pour les habitants vivant à proximité des exploitations.
Mme Nicole Bonnefoy. - M. Jacky Ferrand est aujourd'hui persuadé que son fils, aujourd'hui décédé, a été empoisonné dès la grossesse de sa mère, qui parcourait les vignes sans protection et se rafraichissait dans une rivière où les poissons étaient morts. En effet, il a développé une leucémie lorsqu'il était enfant, puis une autre maladie suivie d'un cancer de la vessie. M. Jacky Ferrand se bat aujourd'hui pour la reconnaissance des cancers de son fils comme maladies professionnelles.
Dr Nadine Houedé. - En effet, Frédéric Ferrand a été exposé aux pesticides depuis sa naissance, voire in utero. Il est toutefois difficile de savoir à quel moment il a été empoisonné. La contamination est sans doute multiple. Du reste, il a déclaré deux maladies importantes liées aux pesticides. Je ne comprends pas qu'elles ne soient pas reconnues comme maladies professionnelles.
Mme Nicole Bonnefoy. - Vous considérez pourtant vous aussi, comme sa famille, que les maladies de Frédéric Ferrand étaient liées aux pesticides. Pourquoi la MSA ne les reconnaît-elle pas ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Peut-être est-il difficile de qualifier de maladie professionnelle une maladie contractée in utero ?
Dr Nadine Houedé. - Des données sur les liens entre les pesticides, les leucémies et les cancers de la vessie existent. Frédéric Ferrand a déclaré ces deux maladies. Il est né dans une exploitation agricole, son père a été l'un des premiers manipulateurs de certains pesticides en raison de sa participation à des tests. Je ne comprends pas que la MSA ne reconnaisse pas le caractère professionnel de ses maladies.
Mme Nicole Bonnefoy. - Vous faites donc état de convergences.
Mme Nicole Bonnefoy. - Et pour autant...
Dr Nadine Houedé. - Et pour autant... Depuis le mois de janvier, nous avons mis en place un auto-questionnaire en association avec le service de santé publique et des maladies professionnelles du CHU de Bordeaux. Les patients y inscrivent leurs coordonnées, le type d'emploi qu'ils ont occupé, le nom de leur entreprise et l'intitulé de son activité. Ces questionnaires sont ensuite dépouillés par le médecin et l'infirmière de santé publique. S'ils pensent que le cancer du patient peut être lié à sa profession, ils lui donnent un accès plus facile à la consultation réservée aux maladies professionnelles. En outre, nous aidons le patient à monter son dossier en apportant un appui à son médecin traitant.
Mme Sophie Primas, présidente. - Cette initiative émane-t-elle du CHU ?
Dr Nadine Houedé. - J'en suis à l'origine.
Mme Nicole Bonnefoy. - Bénéficiez-vous de beaucoup d'appuis ?
Dr Nadine Houedé. - Je ne dispose d'aucun moyen, même si le service maladies professionnelles a eu la gentillesse de me déléguer du temps infirmier. En échange, je leur rends service dans le cadre d'une autre enquête. Le manque de moyens financiers nous pose toutefois des difficultés en termes de dépouillement, d'analyse statistique et d'exploitation des données. Notre initiative repose pour l'instant sur la bonne volonté de chacun. Elle ne peut donc pas être menée à grande échelle.
Mme Nicole Bonnefoy. - Depuis la mise en place de cette procédure, le nombre de personnes ayant décidé de monter un dossier en vue de la reconnaissance du caractère professionnel de leur cancer a-t-il augmenté ?
Dr Nadine Houedé. - Les patients sont encore très frileux sur ce point.
M. Henri Tandonnet. - En quarante ans de pratique professionnelle dans le monde judiciaire, je n'ai jamais vu, dans le contentieux général de la sécurité sociale, de reconnaissance de la maladie professionnelle d'un agriculteur. Les contentieux ont pourtant évolué avec le temps.
Dr Nadine Houedé. - Ils ont peur. L'un de mes patients est allé au bout de la procédure et a gagné. Il est ensuite venu me remercier. Pour ma part, je ne leur parle pas d'argent mais d'une reconnaissance. Cet homme de quarante ans, non fumeur, était venu me voir pour un cancer de la vessie. Il avait déjà fait deux infarctus et eu un problème vasculaire thrombotique. Ses trois maladies, anormales à son âge, allaient donc dans le même sens. Il est le seul que je connaisse pour qui le traitement du dossier ait été rapide. J'ai moi-même lancé l'établissement de son dossier en raison du refus de son médecin traitant de le prendre en charge. Peut-être mon courrier a-t-il permis de l'enregistrer si rapidement, à savoir en trois ou quatre mois ?
M. Henri Tandonnet. - Quel métier ce patient pratiquait-il ?
Dr Nadine Houedé. - Il était exploitant agricole dans le domaine des grandes céréales. Il exploitait donc des terres et non des vignes.
Vous m'avez demandé les actions qui pourraient être entreprises sans nécessiter d'attendre la constitution d'une cohorte. Je suggérerais que des études exposés/non exposés soient lancées sur le modèle des études de cas témoins. Le Dr Isabelle Baldi, qui est épidémiologiste, serait plus à même que moi de les mener.
Ces études consisteraient à étudier trois groupes de patients à un moment T, à savoir des exposés directs, des exposés indirects, comme la famille ou les riverains, et des non exposés appariés. Ces derniers devraient avoir le même âge et le même sexe que les personnes exposées et ne pas présenter de facteurs confondants. Leur recrutement relèverait donc d'un travail d'épidémiologie. Les chercheurs pourraient ensuite se pencher sur le nombre de cancers et autres pathologies dans chaque catégorie. Des tests statistiques permettraient ensuite de savoir s'il existe un risque relatif supérieur de développer des maladies dans la population exposée.
La difficulté réside dans le fait que les pesticides déclenchent différents types de cancers, dont certains sont rares, comme les glioblastomes ou les sarcomes. Or la puissance statistique nécessite la survenue d'un certain nombre de cas.
Comme vous le savez, le Sud-Ouest est une région très agricole et viticole. De plus, nos services de cancérologie sont organisés autour du cancéropôle Grand Sud-Ouest. Une éventuelle enquête épidémiologique pourrait donc s'appuyer sur cette structure, qui comprend les villes de Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Montpellier et Limoges.
Mme Nicole Bonnefoy. - Connaissez-vous le Pr. Charles Sultan, spécialiste en endocrinologie pédiatrique à Montpellier ?
Mme Nicole Bonnefoy. - Nos auditions nous ont permis de constater que des données existent, mais que la difficulté consiste à les rassembler. Nous avons l'impression que chacun travaille sans avoir connaissance des travaux des autres.
Dr Nadine Houedé. - En effet. Les impacts des pesticides concernent des spécialités très diverses, comme la neurologie ou la cancérologie. Au sein-même de la cancérologie, chaque médecin travaille généralement sur un type particulier de cancer.
Mme Nicole Bonnefoy. - Nous avons également beaucoup entendu parler de « l'industrie du doute ».
M. Henri Tandonnet. - Avez-vous acquis au cours de votre pratique l'intime conviction que les populations rurales étaient plus exposées aux effets des pesticides, notamment celles vivant à proximité de cultures de fruits et légumes ou de vignes ?
Dr Nadine Houedé. - Oui. Je compte beaucoup plus de viticulteurs dans la population de mes patients atteints d'un cancer de la vessie.
Mme Nicole Bonnefoy. - Certains médecins parlent même d'une « maladie des vignerons ».
M. Gérard Le Cam. - J'ai vu une publicité à la télévision montrant une personne ne portant pas de gants administrer des gouttes entre les épaules d'animaux domestiques. Ce type de réclame, qui vante des produits dangereux, ne montre pas l'exemple...
Mme Sophie Primas, présidente. - Les vétérinaires vendent du reste ces produits de manière proactive.
Dr Nadine Houedé. - Les désherbants destinés aux particuliers posent également problème. Quelqu'un m'a rapporté qu'une marque dont le produit, toxique, avait été interdit à la vente a bradé l'ensemble de sa production pour l'écouler avant l'arrêt de la commercialisation.
Mme Nicole Bonnefoy. - Trouvez-vous les médecins de la MSA suffisamment dynamiques ?
Dr Nadine Houedé. - Je ne les connais pas.
Mme Sophie Primas, présidente. - La réponse était un peu dans la question...
Dr Nadine Houedé. - En effet. Quand j'ai commencé à parler des effets des pesticides, mon entourage m'a prévenue que la MSA me « tomberait dessus ». Je n'ai en réalité jamais eu de contacts avec leurs médecins.
Mme Sophie Primas, présidente. - Avez-vous subi des pressions de la part des industriels ?
Mme Nicole Bonnefoy. - Il est étonnant qu'aucun contact n'ait été établi entre les médecins de la MSA et vous-même. Vous appartenez pourtant au même milieu professionnel.
Dr Nadine Houedé. - Je le regrette en effet. Il me semble que beaucoup de choses restent à changer.
Mme Sophie Primas, présidente. - Diriez-vous que la parole se libère aujourd'hui ?
Dr Nadine Houedé. - Je l'espère. J'ai reçu de nombreux témoignages après la publication de l'article dans Sud-Ouest et la diffusion du documentaire « La mort est dans le pré ». Beaucoup m'ont écrit leur histoire ou fait part de leurs questionnements. J'ai tenté de répondre aux questions qui m'étaient posées. Par exemple, un homme m'a raconté que sa femme était décédée d'un cancer de la vessie et de la maladie d'Alzheimer après qu'ils eurent racheté une grande propriété viticole. Lorsque « La mort est dans le pré » est sorti, les échanges sur Internet ont également été très nombreux. Des personnes exposées ont apporté leur témoignage et semblaient contentes qu'une ouverture leur permette de s'exprimer.
Mme Nicole Bonnefoy. - Avez-vous pris des risques en brisant ce silence ?
Dr Nadine Houedé. - Je ne me sens pas en danger. Il était important de le faire.
Mme Sophie Primas, présidente. - Votre exposition vous protège sans doute.
Dr Nadine Houedé. - Je me méfie beaucoup des journalistes, qui détournent parfois l'image ou la parole. Je me suis fait attraper une fois. J'espère que cela ne se reproduira pas. Du reste, la seule personne qui m'ait agressée était une journaliste, par téléphone. Je ne sais pas comment elle avait trouvé ma ligne directe. Elle n'avait pas eu la politesse de passer par mon secrétariat. Elle souhaitait un entretien « tout de suite ». J'étais en réunion. Lorsqu'elle m'a proposé un rendez-vous téléphonique, je lui ai demandé les questions qu'elle entendait me poser. Elle n'a pas souhaité me les donner à l'avance. Je lui ai indiqué souhaiter avoir un droit de regard sur ce qu'elle publierait en mon nom. Elle m'a répondu que ce n'était pas possible après m'avoir opposé que ce que je disais dans les médias était faux.
Bien entendu, tous les journalistes ne se conduisent pas de cette façon. J'ai pour ma part trouvé le film de M. Éric Guéret magnifique, empreint de beaucoup d'humanité, de réserve et de pudeur.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup de vous être déplacée.
Dr Nadine Houedé. - Merci de m'avoir invitée. Je vous remercie également de favoriser la circulation de la parole et l'engagement de discussions.
Audition de M. Jean-Marie Pelt, professeur émérite des universités en biologie végétale, président de l'Institut Européen d'Ecologie (IEE)
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous sommes très heureux de vous recevoir. Cette mission a été créée à l'initiative de Mme Nicole Bonnefoy, sénateur, élue de Charente, suite aux difficultés rencontrées par un agriculteur de sa région, M. Paul François, que vous connaissez sans doute.
La mission a choisi de traiter, dans un premier temps, de la question des pesticides et de la santé de leurs utilisateurs. Nous avons bien entendu pensé à vous rencontrer en raison des positions construites que vous défendez depuis de nombreuses années dans ce domaine. Dans un second temps, nous nous pencherons sur la rémanence des pesticides dans l'eau et l'alimentation.
M. Jean-Marie Pelt. - Je vous remercie de m'avoir invité. De tels échanges sont généralement fructueux, utiles et heureux. Je connais le domaine des pesticides depuis très longtemps. En effet, j'ai créé, en 1971, l'Institut Européen d'Écologie à Metz. Du reste, le ministère de la protection de la nature a fait son apparition la même année, tout comme le secrétariat à l'environnement de Bruxelles. Le co-fondateur de l'Institut était M. Jean-Michel Jouanny, éminent agrégé de toxicologie et président de la commission européenne des pesticides. Dans les années 1970, nous n'avions pas la moindre idée de leurs effets secondaires. En effet, lorsqu'une technologie commence à être mise en oeuvre, il est impossible de la connaître sous tous ses jours en raison de l'absence de recul.
Pendant la décennie 1970, les dossiers de la commission européenne des pesticides contenaient des essais de toxicologie aiguë. On ne mettait pas sur le marché des produits empoisonnés. Toutefois, l'approche portant sur la toxicologique chronique n'existait pas encore.
M. Jean-Michel Jouanny et moi-même nous sommes donc posé des questions. Ainsi avons-nous lancé une discipline nouvelle intitulée « écotoxicologie ». En effet, la toxicologie classique n'était pas du tout orientée vers la recherche de produits n'appartenant pas aux poisons classiques. Pourtant, nous nous étions rendu compte que s'accumulaient peu à peu dans l'environnement toutes sortes de molécules, que nous appelions à l'époque des « polluants ». Le concept d'écotoxicologie, qui aurait également pu s'appeler « toxicologie de l'environnement », a rencontré un grand succès. Il est aujourd'hui enseigné dans le monde entier. Nous sommes donc les parents d'une nouvelle discipline dans le domaine de l'écologie.
Dans les années 1980, nous avons été alertés par les premières études menées sur les effets reprotoxiques en tant que perturbateurs hormonaux. Ces études venaient toutes des États-Unis d'Amérique ou du Canada. Vous vous souvenez peut-être de la célèbre histoire des alligators du lac Apopka, que l'élevage destinait à devenir des sacs en crocodile. Ils vivaient dans une eau polluée par des pesticides à la suite de l'incendie d'une usine, qui avait déversé dans le lac un mélange de produits.
Leurs éleveurs ont bientôt constaté que ces alligators ne faisaient plus de bébés. L'idée s'est alors imposée que les animaux avaient été empoisonnés. Leur chair et leur sang ont donc été analysés. Les chercheurs ont établi que les alligators avaient cumulé des quantités non négligeables de pesticides. En outre, ils n'avaient plus de relations avec leurs femelles et leurs petits, très rares, présentaient des pénis minuscules.
Ces résultats nous ont alertés. Ils ont été suivis par plusieurs études venant principalement d'Outre-Atlantique et convergeant avec les travaux fondamentaux du professeur danois Niels Skakkebaek menés sur l'homme qui annonçaient, en 1991, que les spermatozoïdes avaient été réduits de 50 % dans le sperme des Danois entre 1958 et 1990.
Je me souviens du bruit provoqué par cette étude dans le Landerneau des scientifiques concernés. Beaucoup ont joué le déni en invoquant la lubie d'un Professeur Nimbus. Pourtant, ses résultats ont été confirmés l'année suivante par un scientifique français, le Dr Jacques Auger, qui avait trouvé des résultats équivalents sur une population d'hommes parisiens avec un recul de vingt-cinq ans. Cette fois, le problème était cadré.
Les études suivantes sont venues confirmer les effets reprotoxiques en tant que perturbateurs hormonaux. On a constaté une réduction du nombre de spermatozoïdes et leur caractère peu entreprenant à l'égard des ovocytes. Une augmentation importante de la stérilité masculine a également été observée dans tous les pays utilisant des pesticides.
Le Pr. Charles Sultan, du CHU de Montpellier a ensuite été très frappé de constater que de nombreux bébés présentaient à la naissance des anomalies de l'appareil sexuel comme l'absence de testicules dans les bourses, ou cryptorchidie, mais également le micropénis et l'hypospadias, pathologie où l'extrémité de l'uretère d'un garçon n'aboutit pas à son gland. Pour la plupart, ces enfants étaient fils de viticulteurs, profession qui utilise beaucoup de pesticides, notamment des produits à base d'arsenic, aujourd'hui interdit en France. L'arsenic fait en effet partie des rarissimes molécules dont le CIRC a pu démontrer le caractère cancérogène pour l'homme. Il semble toutefois que les pesticides utilisés dans les vignes soient plus dangereux que les autres.
Le Pr. Charles Sultan a alerté la communauté scientifique, qui lui a reproché de ne pas avoir mené d'enquête épidémiologique sérieuse et de ne pas s'être fondé sur des statistiques incontestables. L'InVS a estimé qu'il avait manqué de rigueur. Toutefois, la conjugaison de toutes ces études valide avec certitude l'existence d'effets négatifs des pesticides sur la reproduction.
De ce point de vue, on observe aujourd'hui des phénomènes très curieux. Au moment de notre conception et pendant les sept premières semaines, nous sommes tous des femelles. Ensuite, la présence de chromosomes XY oriente le foetus vers le sexe mâle. Le ratio normal à la naissance est de 106 garçons pour 100 filles. En effet, les femmes vivant plus longtemps que les hommes, la nature a régulé leur nombre en faisant naître davantage de garçons. Une étude très fine a mis en évidence une évolution lente de ce ratio, avec une tendance à la diminution du nombre de garçons. Cet infléchissement est invisible dans les grandes statistiques internationales, la Chine pratiquant l'avortement des petites filles. Toutefois, le phénomène existe bel et bien.
On constate également une augmentation du nombre de cancers du testicule, notamment chez les jeunes garçons, ce qui n'est pas sans rapport avec le fait que nous ayons tous des pesticides dans le sang. Du reste, l'association WWF a testé le sang des ministres de l'environnement et des parlementaires européens. Elle a systématiquement mis au jour la présence de dizaines de produits. Elle en aurait trouvé des milliers si elle en avait cherché davantage. Dans certains cas, la personne avait plus d'une centaine de produits chimiques dans le sang.
Ces pesticides contenus dans notre sang évoluent différemment selon que l'on est un homme ou une femme. Les hommes les accumulent tandis que les femmes les transmettent à leurs bébés à travers le cordon ou dans leur lait. Le bébé arrive donc au monde avec des pesticides dans ses tissus. Lorsque ce transfert est significatif, il semble acquis que le bébé ait toutes les chances de développer un cancer du testicule s'il s'agit d'un garçon.
En matière de reprotoxicité, les scientifiques sont aujourd'hui certains de ce qu'ils avancent. Leurs études ne portent du reste pas exclusivement sur les pesticides mais également sur le bisphénol A, les phtalates, le PCB, les dioxines et de nombreuses autres molécules, dont la plupart se trouvent dans des produits chlorés.
Concernant la situation des paysans, j'ai récemment croisé un ami que je n'avais pas vu depuis trente ans. Aujourd'hui vice-président du conseil général de Moselle, il avait fait partie d'une commission que j'avais animée pour le comité économique et social sur l'aménagement du territoire, à Metz. Lorsque je lui ai demandé s'il allait bien, il m'a répondu qu'il avait un lymphome, et qu'il savait qu'il était dû aux pesticides. J'ai été très étonné de constater qu'un paysan pouvait enfin accepter une telle idée.
L'étude des cancers dans les différentes catégories de la population montre que les paysans déclarent moins de cancers du poumon, de la vessie et de l'oesophage, qui sont liés au tabac. En revanche, il semble qu'ils déclarent un quart de lymphomes et de cancers du sang et de la lymphe de plus que la population moyenne. Ils sont également plus exposés aux cancers de la peau, notamment en raison de l'absence de protection lorsqu'ils manipulent des produits dangereux.
Mon ami m'a confié que, lorsqu'il utilisait des pesticides, il ne portait pas de masque ni de bottes afin de ne pas paraître ridicule sur son tracteur. Je le comprends très bien. En outre, si vous apparaissez bardé de protections sur un tracteur, les riverains peuvent s'inquiéter de la dangerosité des produits que vous utilisez.
En Gironde, une étude très précise a également montré une augmentation des tumeurs au cerveau. Les paysans en déclarent 2,7 fois plus que le reste de la population. Tous ces cancers sont rares. Pourtant, ils le sont un peu moins dans la population des agriculteurs, qui subissent également une augmentation des cancers de la prostate et du sein.
Cette dernière augmentation est toutefois difficile à déceler dans la mesure où le nombre de ces deux maladies est en pleine explosion. Au cours des trente dernières années, le nombre de cancers du sein a, par exemple, été multiplié par trois. Aujourd'hui, un homme sur deux a eu, a ou aura un cancer de la prostate tandis qu'une femme sur trois a eu, a ou aura un cancer du sein. Certains estiment que ces chiffres s'envolent en raison de l'allongement de la vie et des progrès obtenus en matière de détection. Ils ne s'en envolent pas moins. Et de nouveau, ils touchent l'appareil sexuel.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il semble également qu'ils apparaissent plus tôt.
M. Jean-Marie Pelt. - Tout à fait. Le cancer de la prostate était à l'origine un cancer de personnes âgées considéré comme ayant une évolution très lente. Aujourd'hui, il apparaît plus tôt. Il est donc plus dangereux.
Les pesticides ont également un impact sur le système neurologique. Un paysan atteint de la maladie de Parkinson et convaincu qu'elle était liée à sa manipulation de pesticides a trouvé, par l'intermédiaire de médecins ou de militants écologistes, plusieurs études publiées aux États-Unis montrant que les paysans déclarent quatre à cinq fois plus la maladie de Parkinson que le reste de la population. L'une de ces études prend également en compte la maladie d'Alzheimer, qui toucherait deux fois plus les populations agricoles.
Ces effets neurologiques sont surtout liés à certains insecticides qui tuent les insectes en perturbant leur système nerveux, empêchant par là même les abeilles de retrouver leur ruche. Or le système nerveux des insectes ressemble davantage au nôtre que nous ne le pensions. Nous sommes donc victimes du même phénomène. Du reste, depuis peu, la MSA prend en compte le caractère professionnel de la maladie de Parkinson.
J'ai également été très étonné par une étude mexicaine portant sur des enfants Yaqui dans l'immense vallée de Sonora, où se pratique une agriculture conventionnelle très riche en pesticides. De part et d'autre de la vallée se trouvent des contreforts montagneux boisés qui abritent de petits villages dont les habitants vivent en contact étroit avec la nature et n'utilisent aucun pesticide. L'étude a comparé les enfants vivant dans la plaine et sur les contreforts. Les chercheurs leur ont notamment demandé de dessiner des bonshommes. Les enfants de la plaine ont dessiné des personnages sans bras, sans jambes, sans tête. Les enfants de la montagne, eux, ont dessiné de vrais petits bonhommes.
Il semble également que les enfants de la plaine aient moins de mémoire et racontent moins bien les histoires. Enfin, ces enfants sont plus agressifs que ceux des contreforts. Ils ont donc un développement personnel plus lent et sont plus méchants. Les chercheurs en ont conclu que l'hyperactivité tant discutée chez les jeunes, et spectaculaire chez les enfants de la plaine, pourrait être liée à des facteurs chimiques, entre autres.
Je terminerai avec les effets des pesticides sur le système immunitaire. J'ai moi-même un voisin paysan, que j'aime beaucoup. Il est toujours malade. Sa femme me dit souvent qu'ils se sont empoisonnés toute leur vie. Elle a raison. On dit toujours que les paysans ont une santé plus robuste que les urbains. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Les statistiques de la MSA font état de 100 000 cas annuels de pathologies chroniques liés aux pesticides, en dehors de 280 cas de toxicité aiguë repérés en 2010. Les pesticides sont à l'origine d'une chute de l'immunité ayant des conséquences sur les maladies bactériennes ou virales.
Mme Sophie Primas, présidente. - La MSA ne nous a pourtant signalé que quelques cas.
M. Jean-Marie Pelt. - Ils vous signalent les cas de toxicité aiguë. Interrogez-les sur des pathologies moins typées.
Mme Nicole Bonnefoy. - Vous évoquez l'état de santé moyen des paysans.
M. Jean-Marie Pelt. - En effet. Je vous citerai deux exemples pour illustrer mon propos sur les effets des pesticides sur le système immunitaire. Comme vous le savez, la mer d'Aral s'est asséchée en raison du trop grand nombre de plantations de coton alentour, qui exigeaient une irrigation importante et l'usage massif de pesticides. Une étude sur l'état immunitaire des Ouzbeks ayant travaillé dans les champs de coton montre qu'ils sont tout le temps malades.
De la même façon, les enfants inuits attrapent des otites et des rhumes à répétition parce que les molécules contenues dans les pesticides sont plus abondantes qu'ailleurs dans l'air des pôles en raison des jets streams. Une statistique canadienne montre que les petits Inuits attrapent douze fois plus d'otites que les petits Québécois.
Pour ma part, je ne suis pas un spécialiste des pesticides. Je suis un écologiste généraliste. Je me suis toutefois penché sur la question pendant deux mois pour écrire un livre. Je suis sorti assez pessimiste de ce travail. Par ailleurs, j'ai participé au Grenelle dans les groupes OGM et biodiversité. J'ai donc vu naître le plan Ecophyto mis en place par le groupe santé et environnement. Aujourd'hui, je trouve que la situation ne progresse pas.
Pour la rédaction de mon livre, je me suis inspiré de l'un des principes centraux de l'Institut européen d'écologie, à savoir de ne jamais dénoncer un problème sans proposer de solutions. En tant que biologiste de la santé, j'ai le sentiment que l'évaluation des produits est aujourd'hui impossible pour deux raisons.
D'une part, un recul de trente ans serait nécessaire pour mettre en évidence en laboratoire les effets cancérogènes d'un produit. De tels tests sont donc exclus. D'autre part, les chercheurs sont aujourd'hui devenus très prudents sur ce que l'on appelle les effets cocktail. Nous savons désormais que les mélanges de produits entraînent des phénomènes pathogènes différents de ceux engendrés par les produits isolés.
Une étude a montré que trois pesticides testés séparément sur des mulots pouvaient n'avoir aucun effet notoire sur leur progéniture tandis que leur mélange à dose égale engendrait des hypospadias chez 60 % des nouveau-nés. La réalité de l'effet cocktail est donc démontrée. De même, les plantes médicinales doivent être associées pour avoir un effet sur la santé. Dans ces conditions, il est impossible de tester toutes les combinaisons entre les 150 000 molécules existantes.
La solution consisterait donc à s'orienter vers des produits alternatifs baptisés préparations naturelles peu préoccupantes (PNPP). Par exemple, j'ai été alerté par des oenologues de Bordeaux dont le vin avait été interdit aux États-Unis en raison de la présence de pesticides dans les bouteilles. Ils m'ont demandé d'animer une journée de travail réunissant des scientifiques et des vignerons afin d'évoquer les alternatives possibles. Une jeune femme, originaire de Lausanne, nous a rapporté avoir testé différentes tisanes et constaté que la tisane de rhubarbe donnait de bons résultats. Je lui ai demandé si elle avait essayé les tisanes d'aloès, de cascara ou du Bourdel. Elle m'a regardé, stupéfaite. Pourtant, toutes ces plantes contiennent des anthraquinones, dont je savais qu'ils étaient très fortement antifongiques de par mes travaux menés en Afrique noire.
Là-bas, lorsque l'on attrape des dartres en raison de la transpiration causée par le climat équatorial, on ramasse des feuilles de cassia, arbuste aussi fréquent que notre noisetier, on les frotte sur la dartre, et celle-ci disparaît. Dans mon laboratoire, j'ai rapporté quelques-unes de ces feuilles pour les appliquer sur des cultures de champignons. J'ai pu constater leur admirable efficacité. Les feuilles de cassia constituent donc une alternative aux pesticides pour le mildiou.
De telles alternatives sont très nombreuses mais les grands groupes de pression agroalimentaires et agrochimiques qui leur font face n'ont pas l'intention d'abandonner leurs vieilles méthodes. C'est à ce niveau que les choses doivent bouger. Et il me semble qu'elles bougent. Je suis de plus en plus souvent invité à m'exprimer sur les pesticides dans des lycées agricoles. Je constate donc une évolution importante. Aujourd'hui, au niveau de l'enseignement de l'agronomie et de l'agriculture, des pistes nouvelles sont explorées.
J'ai par ailleurs dédié mon livre à l'INRA, dont les chercheurs travaillent beaucoup sur la stimulation des défenses naturelles. Cette piste très importante s'inscrit dans une stratégie nouvelle. Actuellement, la médecine utilise les « anti- », et l'agronomie les « -cides ». Dans les deux cas, les produits administrés cherchent à tuer. Désormais, nous nous dirigeons vers des stratégies jouant avec la nature au lieu de jouer contre elle.
De nombreux exemples figurent dans mon livre. Il est capital d'appuyer ces nouvelles stratégies, aussi bien dans le domaine de la recherche qu'au niveau des grandes orientations, afin que nos jeunes comprennent qu'il est possible de cultiver la terre sans pesticides. Trop souvent, comme pour l'énergie nucléaire, on entend la phrase : « On ne peut pas faire sans ». Il est vrai qu'on ne peut pas « faire sans » tout de suite, mais dans le temps, tout est possible. Encore faut-il savoir où l'on souhaite aller. Les objectifs clairs d'un plan comme Ecophyto permettent de donner une direction et de développer certaines pistes très prometteuses.
Je terminerai par la plus prometteuse de toutes, mais également la plus étrange et la plus ignorée. Je n'ai rencontré dans ma vie qu'un seul génie. Docteur en biologie moléculaire et en physique quantique et brillant mathématicien, il a remarqué que la biologie, science des gènes, de la chimie et des protéines, ne prenait pas du tout en compte les vibrations des protéines. En effet, la matière est à la fois corpusculaire et vibratoire. Par le calcul, il réussit aujourd'hui à déterminer la vibration correspondant à une protéine spécifique.
Il a travaillé, sur la protéine défendant la vigne contre le mildiou. Sa stimulation par vibration la rend beaucoup plus efficace. Il fait donc entendre une musique de trois minutes à des vignes et rencontre un grand succès.
Mme Nicole Bonnefoy. - J'ai un ami éleveur caprin qui fait écouter de la musique à ses chèvres, qui donnent un lait de meilleure qualité et en plus grande quantité.
M. Jean-Marie Pelt. - Mon ami m'a téléphoné il y a deux mois pour m'annoncer que sa méthode, dont les résultats sont extraordinaires, était scientifiquement avérée et qu'il pourrait la publier. Il l'a notamment testée sur des vignes d'Alsace, du Val-de-Loire et du Bordelais. La vigne traitée par la musique est exempte de champignons tandis que l'autre parcelle est entièrement ravagée.
Grâce à sa méthode, il peut également stimuler les protéines responsables de la croissance des tomates. J'ai ainsi tenu dans mes mains une tomate gigantesque. Ce type de pistes tout à fait inattendues méritent d'être creusées.
Je terminerai avec une dernière piste passionnante. Les plantes sont en compétition entre elles. Elles émettent donc par les racines des substances destinées à dégager le terrain en guise de défense. Des chercheurs ont croisé un riz très actif de ce point de vue, qui émet un produit empêchant les graines des compétiteurs de germer, avec un riz à haut rendement. Ils ont ainsi donné naissance à un riz se défendant tout seul. Dans ce cas, les pesticides et herbicides sont devenus inutiles.
Mme Nicole Bonnefoy. - Au cours de nos auditions, nous avons souvent entendu dire qu'avec des méthodes alternatives, il serait impossible de produire suffisamment pour nourrir l'humanité.
M. Jean-Marie Pelt. - L'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) s'est penchée sur cette question dans un rapport remis à l'ONU en mai 2007. Sa conclusion estimait que, en 2050, on pourrait nourrir les neuf milliards d'habitants de la Terre à trois conditions : que les échanges dans le domaine agricole n'obéissent pas à la seule loi du marché, qu'on opère avec peu ou pas de pesticides, qu'on utilise de bonnes pratiques agricoles, parmi lesquelles figurent de nombreuses nouveautés de toute sorte, comme les semis sans labour.
Ce rapport a été très critiqué. La FAO en a donc publié un second en 2010, qui maintient ses conclusions, dont je crois qu'elles sont justes. Elles ont toutefois déplu aux groupes de pression.
Mme Sophie Primas, présidente. - Les intérêts particuliers des agriculteurs doivent également être pris en compte.
M. Joël Labbé. - Une étude de la FAO portant sur la surproduction révèle qu'un tiers des produits alimentaires est gâché.
M. Jean-Marie Pelt. - Le gâchis est pire encore dans les pays riches. Le Japon est le pays qui gâche le plus. Je dois rencontrer, dans les semaines à venir, M. Serge Papin, qui préside le Groupe Système U, afin d'évoquer cette question.
Mme Sophie Primas, présidente. - Dans les magasins de M. Serge Papin, qui est un homme remarquable, on enlève les produits des rayons jusqu'à dix jours avant leur date de péremption. Ils seraient pourtant encore consommables dix jours après cette date.
M. Joël Labbé. - Êtes-vous optimiste, Monsieur Pelt ?
M. Jean-Marie Pelt. - Je suis à la fois réaliste et volontariste. Je pense donc que les choses peuvent changer. Je constate d'ailleurs leur évolution à travers les invitations qui me parviennent. Partout émergent de nouvelles initiatives, notamment dans le cadre des Agenda 21 ou des plans climat.
Dans les entreprises, les évolutions dépendent de la sensibilité du dirigeant. Ceux du Groupe Système U ou de Clarins, profondément écologistes, sont à l'origine de nombreuses initiatives. Ailleurs, le rapport annuel obligatoire portant sur le développement durable est confié à un bureau d'études qui demande un prix élevé pour fournir le même rapport à tous ses clients.
De manière générale, le Grenelle a laissé une empreinte importante. Toutefois, de nombreuses associations risquent aujourd'hui de cesser leurs activités en raison du manque de subventions, ce qui représente une immense difficulté. En conclusion, nous pouvons nous en sortir mais nous devons être à la manoeuvre.
M. Henri Tandonnet. - Je m'occupe d'un syndicat d'adduction d'eau potable. Les doses de chlore sont aujourd'hui augmentées dans l'eau, notamment en raison du plan Vigipirate. Ce produit est-il inoffensif ?
M. Jean-Marie Pelt. - Non, le chlore est à l'origine de chloramines. Peut-être faudrait-il mettre en place, comme à New York et à Munich, d'immenses zones de captage bio, tout comme l'entreprise Vittel le pratique pour son eau minérale. La purification par lagunage fonctionne aussi très bien pour les villes moyennes et petites.