- Mardi 22 mai 2012
- Audition de M. Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris
- Audition de Mme Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP, fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques et de M. Julien Lamon, directeur des recherches de l'association Contribuables associés
- Audition de M. Eric de Montgolfier, procureur près la cour d'appel de Bourges
- Mercredi 23 mai 2012
- Audition de M. Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris
- Audition de M. Jean Pujol, avocat, Conseiller, élu des français à l'étranger
- Audition de MM. Frédéric Thiriez, Président de la Ligue de football professionnel, Jacques Saurel, professeur de droit du sport à l'université d'Aix-Marseille, et Yann Poac, Associé fondateur de la société Hipparque Patrimoine, cabinet indépendant spécialisé dans la gestion de patrimoine et le conseil de la clientèle privée
Mardi 22 mai 2012
- Présidence de M. Philippe Dominati, président -Audition de M. Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Avant de commencer l'audition, je souligne combien le Sénat est honoré par la nomination de l'un de ses membres, Mme Bricq, au Gouvernement. En sa qualité de rapporteur général de la commission des finances, notre collègue avait déjà marqué de son empreinte ce début de mandature. Comme elle était, de surcroît, membre de notre commission, il appartiendra au groupe qui l'a désignée de lui choisir un remplaçant.
Je précise également que, lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avons rencontré M. Canfin, député européen, qui lui aussi a été appelé à exercer des responsabilités gouvernementales.
Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris.
Monsieur le juge, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Renaud Van Ruymbeke prête serment.)
Monsieur Van Ruymbeke, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire. Vous répondrez ensuite aux questions qui vous seront posées, en priorité à celles de M. le rapporteur, Eric Bocquet, puis à celles des autres membres de la commission.
M. Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris - Je vous remercie tout d'abord de votre invitation.
De prime abord, le sujet sur lequel vous enquêtez ne paraît pas directement lié aux fonctions que j'exerce au pôle financier. Comme vous le savez, je ne travaille pas pour l'administration fiscale, mais pour la justice pénale.
Toutefois, si vous m'avez invité, c'est sans doute parce que vous avez le sentiment qu'il existe finalement un point commun entre ces deux mondes bien distincts. Il me semble que vous n'avez pas tort. En effet, derrière l'évasion fiscale se cachent de nombreux trafics. Ce n'est sans doute pas la seule finalité de l'évasion fiscale, mais c'est une problématique essentielle.
En 1997, peu de temps après l'appel de Genève, que nous avions lancé en 1996, le procureur général de Genève me disait : « Le gros problème, c'est la fraude fiscale. » A l'époque, cette remarque m'avait fait quelque peu sourire... J'avais envie de lui répondre : « La fraude fiscale est une chose ; la criminalité organisée en est une autre. » Aujourd'hui, je prends cette idée beaucoup plus au sérieux.
En réalité, et même si la criminalité organisée ne représente peut-être que 1 % à 5 % de l'évasion fiscale, ces deux pratiques ont en commun un certain nombre d'outils qui appartiennent à ce que l'on pourrait appeler, sans aucune connotation politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. Cette mondialisation autorise en effet tous les coups tordus et permet de faire à peu près tout ce que l'on veut sur la planète sans respecter les règles.
Le paradoxe, c'est que les Etats ont des règles internes et constituent des sociétés parfaitement organisées, dans lesquelles on lutte contre la fraude fiscale, on paye des impôts, on fait fonctionner des écoles... En revanche, dès que l'argent franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut.
Pour moi, le libéralisme, ce n'est pas cela. Cette philosophie politique devrait permettre aux meilleurs de gagner, mais dans un système concurrentiel parfaitement égal. Or, dans cette jungle internationale, c'est l'opacité qui règne. Il n'existe aucun outil, aucun organe de contrôle pour réguler un tant soit peu cet univers, surveiller ce qui s'y passe et fixer des règles du jeu. En réalité, il n'y a aucune règle. Vous allez penser que je m'éloigne du sujet, mais il me semble au contraire que nous sommes là au coeur du problème.
Voilà quelques années, on nous a dit que le temps des paradis fiscaux était révolu, que ces derniers étaient en voie de disparition, que le G8 ou le G20 devait les supprimer et que l'OCDE allait dorénavant publier une liste de pays « noirs », « blancs » ou « gris ». Je me suis dit que mes dossiers allaient avancer beaucoup plus vite. J'imaginais déjà que, pour toute demande adressée à la Suisse, à Jersey, au Liechtenstein ou à Gibraltar, les portes allaient subitement s'ouvrir sans aucune difficulté.
Force est de constater que la réalité est tout autre : les portes sont loin d'être largement ouvertes - elles sont peut-être entrouvertes, mais il n'est pas toujours facile de trouver le passage ! - ; l'évasion fiscale et les paradis fiscaux se portent très bien.
Face au défi de la résorption des déficits publics, qu'il vous reviendra, bien plus qu'à moi d'ailleurs, de relever, il faut savoir que de l'argent se trouve tout près de nous, bien à l'abri, et qu'il ne participera pas au redressement des comptes publics.
Aujourd'hui, de nombreuses passoires permettent à l'argent de sortir du territoire. C'est un vrai problème, d'autant que ces flux ne manqueront pas de s'accentuer si la pression fiscale venait à augmenter dans un contexte de réduction des déficits. C'est tout le paradoxe.
Il me semble que le monde devrait évoluer vers plus de transparence financière. À l'inverse, l'opacité autorise l'évasion fiscale, mais permet aussi aux trafiquants et mafieux en tout genre de cacher leur argent. Le point commun entre ces pratiques, ce sont les outils utilisés. Même si vous les connaissez déjà, j'en expliquerai brièvement le fonctionnement, puis je répondrai volontiers à vos questions. N'hésitez pas non plus à m'interrompre en cas de besoin.
Ces outils, ce sont bien entendu les paradis fiscaux, qui se caractérisent par une fiscalité allégée, mais aussi par une opacité et un secret bancaire très forts. Il faut citer également les trusts ou les fondations au Liechtenstein - rassurez-vous : une fondation au Liechtenstein a tout sauf un but non lucratif, l'objectif des personnes qui placent leur argent au Liechtenstein n'étant pas de le partager avec d'autres !
Il y a aussi des sociétés, immatriculées au Panama, aux Bahamas ou aux British Virgin Islands, qui forment autant de coquilles offshore et qui prospèrent. Le système « mondial » vous permet d'acheter, pour 10 000 euros, une société panaméenne qui vous garantira l'opacité. Le recours à ces coquilles vides constitue le premier outil de la fraude.
Mais, évidemment, pour faire circuler l'argent, il faut aussi des comptes en Suisse, à Jersey, à Singapour - un territoire très difficile d'accès -, à l'île Maurice, à Gibraltar... Souvent, on fait la confusion, mais, en réalité, il s'agit d'un deuxième outil, distinct du premier.
L'ingénierie comprend donc à la fois des sociétés et des comptes.
L'ensemble est géré par des sociétés fiduciaires, dont vous connaissez tous l'existence, me semble-t-il, et qui reposent sur la fiducie, c'est-à-dire la confiance - c'est un monde dans lequel il faut en effet faire confiance !
Il n'est pas compliqué d'aller voir une fiduciaire à Genève - de surcroît, on y parle français - ou au Luxembourg. Ces sociétés se situent entre la finance et le conseil juridique. Vous allez pouvoir lui confier vos avoirs et elle va vous fournir l'ingénierie, à savoir des sociétés et des comptes. N'importe quelle société fiduciaire dispose dans ses tiroirs de sociétés clefs en main dont les statuts ont été déposés au Panama, aux Bahamas...
Vous serez le bénéficiaire ou l'ayant droit économique de la société offshore que vous aura créée la fiduciaire, et celle-ci ouvrira ensuite des comptes dans des banques au nom de ladite société, d'une fondation au Liechtenstein ou d'un trust - on a en quelque sorte l'embarras du choix. Dès lors, l'opacité est assurée.
Je ne veux pas être pessimiste, mais, lorsque nous voulons lutter contre l'évasion fiscale, ou, comme on le fait dans nos dossiers, contre des trafics en tout genre, qu'il s'agisse de corruption internationale ou de trafic de drogue, nous essuyons un taux d'échec considérable, car, en face, de multiples outils ont été mis en place.
Et encore, le schéma que je vous ai exposé est très simpliste. Dans la réalité, on va multiplier les sociétés écran et les comptes. De plus, nous sommes confrontés à un gros handicap, et l'administration fiscale l'est encore plus que nous, à savoir qu'il est extrêmement difficile de retracer les flux financiers qui transitent via des sociétés offshore et des comptes ouverts à Singapour ou à l'île Maurice.
Il arrive parfois que certains pays ne coopèrent pas, ce qui nous ramène à la volonté du G20 d'éradiquer les paradis fiscaux, que j'évoquais tout à l'heure. Je parle sous votre contrôle, mais il me semble qu'il n'y a plus aujourd'hui aucun pays sur la liste « noire » de l'OCDE.
Le critère affiché était celui de la coopération. Si j'ai bien compris, il suffit que le Liechtenstein signe une convention avec Gibraltar pour que ces deux pays aient chacun un bon point. Et quand vous avez suffisamment de bons points, vous passez du « noir » au « gris » et du « gris » au « blanc ». Vous signez des conventions, et « Tout va très bien, madame la marquise » : vous finissez par ne plus être considéré comme un paradis fiscal.
Il semble toutefois que l'exercice ait ses limites. Je précise que je livre ici l'expérience d'un homme de terrain, qui n'a jamais participé à une quelconque législation. Pour ma part, j'ai les mains dans le cambouis, si je puis dire : je démonte les moteurs et j'essaye de voir comment les flux sont passés. Je perçois ainsi les points d'achoppement.
Quels problèmes pose la coopération entre pays ? Estimons par exemple que l'administration fiscale française souhaite avoir accès au compte de M. X au Liechtenstein. La condition première pour que le Liechtenstein coopère est que vous ayez identifié M. X, sa banque et son compte bancaire. Si vous ne savez pas que M. X dispose d'un compte dans la banque Y, vous ne ferez jamais de demande. C'est presque un peu trop facile pour la partie adverse. Il faut d'abord montrer patte blanche et apporter un élément de preuve dont vous ne disposez jamais. En effet, comment voulez-vous que l'administration fiscale sache que M. X a un compte dans la banque Y au Liechtenstein ou à Jersey ? Dans ces conditions, qu'est-ce que cela coûte à un paradis fiscal de signer une convention avec la France, en promettant sa coopération sous réserve qu'une demande précise et circonstanciée lui soit adressée ? On voit bien les limites de l'exercice.
Toutefois, dès lors que le problème est identifié, il y a forcément une solution. Il me semble en l'occurrence que, si l'on voulait franchir une étape supplémentaire, il faudrait exiger de ces pays deux éléments clés.
Premièrement, il conviendrait de solliciter la centralisation des comptes bancaires, ce que ne font pas des états comme le Luxembourg ou la Suisse. Si, demain, je veux savoir si M. X possède un compte en France, je m'adresse au fichier national des comptes bancaires et assimilés, le FICOBA, et je dispose de la liste de tous ses comptes bancaires. Si je pouvais m'adresser de la même manière à la Suisse et dire : « Voilà, je sais que ce monsieur a un compte en Suisse, mais je ne sais pas dans quel établissement, pourriez-vous questionner l'équivalent du FICOBA ? », un grand pas en avant serait franchi. Mais certains pays refusent de centraliser. Dans ce cas, seul le banquier sait que M. X dispose d'un compte dans cette banque, et encore ce dernier ne conservera-t-il dans son tiroir que le nom de la société panaméenne titulaire du compte, et non celui de M. X.
Deuxièmement, - mais je suis là en plein rêve - on pourrait exiger l'échange de toutes les informations. L'administration fiscale française pourrait ainsi demander à son homologue de Gibraltar - j'imagine qu'il existe quand même une administration fiscale dans ce pays - de lui communiquer la liste de tous les comptes détenus par des ressortissants français dans ce pays, ce qui supposerait qu'une centralisation ait été opérée. Nous serions alors dans un vrai système de transparence.
Fondamentalement, qu'est-ce qui s'opposerait à cette évolution, à part des traditions culturelles ? On met toujours en avant la liberté individuelle. A mon sens, nous devons surtout savoir si nous voulons un monde transparent ou opaque. Si, réellement, les grands pays voulaient imposer aux paradis fiscaux un certain nombre de règles qu'ils s'imposent en interne, ils pourraient le faire. Les Etats-Unis ont ainsi demandé à la Suisse de communiquer toute une liste de comptes ouverts dans une banque. Craignant des représailles, la banque suisse en question a sans doute signé un compromis, mais, en même temps, la législation suisse lui interdisait de révéler ces noms, en raison du principe du secret bancaire. On perçoit donc le rapport de force qui s'exerce. Toutefois, pour moi, il s'agit surtout d'une hypocrisie, car on ne peut à la fois dire qu'on lutte contre les paradis fiscaux et tolérer cette opacité.
Il y a des choix à faire dans l'existence : si les grands pays voulaient vraiment mettre ces petits pays au pas, ce ne serait pas très compliqué. Il suffirait par exemple de dire que, si ces pays ne respectent pas ces règles d'échange, toutes les filiales des banques des pays du G20, ou au moins du G8 seront retirées de ces territoires.
Je ne vise pas spécialement nos banques, car elles vivent dans un système concurrentiel. Il faudrait une démarche globale, internationale. Sauf à leur porter préjudice, on ne peut pas, me semble-t-il, imposer à nos banques des règles que les autres ne s'imposent pas. Tout cela passe donc par une volonté collective. Personne ne peut régler le problème tout seul.
Je suis prêt à présent à répondre à toutes vos questions, mesdames, messieurs les sénateurs.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Je vous remercie de cet exposé liminaire, monsieur Van Ruymbeke. Je voudrais d'emblée aborder la question de l'Union européenne, puisque nous sommes quelques-uns à avoir fait le déplacement à Bruxelles la semaine dernière. Nous y avons assisté à des échanges qui, une fois de plus, furent extrêmement intéressants et édifiants.
Chacun jugera par la suite de la sincérité de l'engagement des uns et des autres, mais l'on ne peut pas ne pas constater l'affichage d'une volonté internationale et européenne de lutter contre les phénomènes d'évasion fiscale. Après ce déplacement européen, j'ai le sentiment que nous avons un certain nombre de briques pour construire un mur permettant de combattre l'évasion fiscale, mais que ces briques ne sont pas nécessairement jointes, et qu'il existe un grand nombre de failles, y compris au sein de l'Union européenne, entre la volonté affichée de combattre les mécanismes d'évasion et la réalité.
Je pense par exemple à l'attitude de blocage complet du Luxembourg et de l'Autriche : ces deux pays de l'Union européenne s'opposent aux vingt-cinq autres pour mettre en place une position commune, unanime, sans faille par rapport à ce phénomène. C'est déjà un premier problème.
L'existence, au sein de notre continent, de paradis fiscaux, puisqu'il faut les appeler ainsi, en pose un autre.
On apprend également que seuls quatorze pays de l'Union sont membres du groupe d'action financière, le GAFI, ce qui veut dire que treize autres n'en sont pas membres. Pourquoi ? La question se pose. Peut-être ne voient-ils pas l'intérêt de cet organe, mais voilà en tout cas une faille qui s'ajoute à toutes les autres.
Cela permet finalement à tous ceux qui profitent de ce système de dire : nous faisons comme tout le monde. Si personne ne commence, rien ne changera jamais. Vous avez parlé de volonté collective ; elle est effectivement indispensable. Mais il me semble qu'une volonté politique forte, unanime, sans faille s'impose, et c'est l'un des premiers enseignements que je tirerai, à titre personnel, de ce séjour à Bruxelles, à propos duquel mes collègues pourront également s'exprimer s'ils le souhaitent.
Je voudrais aussi vous citer, monsieur Van Ruymbeke. Vous avez signé, en 1996, l'appel de Genève, qui évoquait une « Europe de l'ombre ». Puisque l'on vient de parler de l'Europe, pourriez-vous, dans un premier temps, éclairer ce point de vue et préciser ce que cette expression recouvre ? Qu'entend-on exactement, dans l'esprit du texte, par « Europe de l'ombre » ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - En effet, certains pays en Europe sont réticents pour avancer. Vous avez cité le Luxembourg, l'un des six membres fondateurs de l'Union : cet Etat a un secret bancaire très fort et il abrite de nombreuses sociétés fiduciaires qui assurent cette ingénierie. Le poids du monde de la finance dans l'économie de ce pays est loin d'être anodin.
Toutefois, à mon sens, il ne faut pas se polariser sur un seul pays. Car le Luxembourg va dire qu'il se passe exactement la même chose en Suisse - on n'est certes plus dans l'Union européenne, mais on n'en est pas loin. Et les Luxembourgeois et les Suisses vous conseilleront d'aller faire un tour à la City : on se trouve alors au coeur de l'un des grands Etats européens et il faudrait, là aussi, sans doute assurer un peu plus de transparence.
Quant aux paradis fiscaux plus traditionnels, ils foisonnent en Europe. Regardez autour de la France, ils sont partout : les îles anglo-normandes, Andorre - dans une moindre mesure -, Monaco, Gibraltar, la Suisse, le Luxembourg ou encore le Liechtenstein.
Ces pays représentent l'Europe de l'ombre. Ils ont pu prospérer, car, traditionnellement, on tolérait la fraude fiscale. Sans aller jusqu'à dire qu'ils offraient une opportunité d'exil politique, on les voyait comme des soupapes de sécurité face au pouvoir politique. Historiquement, ils tirent aussi un peu leur légitimité de cette idée. Mais, aujourd'hui, ils jouent un tout autre rôle. Car ce ne sont plus uniquement des bas de laine, mais des sommes colossales qui passent dans ces paradis fiscaux. Il est en effet extrêmement simple, même pour des sociétés, d'ouvrir des filiales dans ces pays, d'y capitaliser un certain nombre de ressources et de bénéfices pour les soustraire à l'impôt, et ce en toute légalité.
En marge de l'affaire Elf, je me souviens que je m'intéressais au vendeur d'un bien immobilier. En l'occurrence, tout comme vous, lorsque j'achète un bien, je vais chez le notaire, je m'appelle M. X, j'ai affaire à M. Y, point final. En l'occurrence, cette personne avait vendu des parts d'une fondation liechtensteinoise à un tiers. Il n'y avait donc aucune trace de mutation du bien en France. Comme je m'étais un peu offusqué du procédé, je me suis laissé entendre dire en substance par un avocat franco-américain, imprégné de culture américaine : « Monsieur, je ne vois pas ce qui vous permet de dire cela, on vit dans un monde où mon client est parfaitement libre d'aller au Liechtenstein, de créer une fondation et de céder ses parts à qui il veut, sans payer le moindre impôt nulle part. » D'une certaine manière, il avait raison...
Ainsi va l'Europe de l'ombre, l'Europe des paradis fiscaux. La difficulté d'accès aux informations, que nous avions dénoncée avec un certain nombre de juges européens, existe toujours.
Si, demain, je demande des informations sur un compte au Luxembourg, la personne visée et la banque disposent d'un droit de recours, dont l'exercice aura pour effet de suspendre pour plusieurs mois la transmission des informations que je demande. Le Luxembourg refuse de supprimer cette législation sur les recours en avançant l'argument des droits de l'homme. Mais cela signifie donc que la France ne respecte pas les droits de l'homme, car, si notre pays reçoit une demande similaire, il communique les renseignements sans attendre.
Croyez-moi, si j'étais de l'autre côté de la barre, si j'étais une société fiduciaire et si je savais que l'administration fiscale ou la justice devait attendre six mois pour obtenir un compte, je ferais passer l'argent d'un pays à l'autre dans les vingt-quatre heures et je ne me limiterais pas à l'Europe.
Nous devrions donc déjà faire le ménage chez nous, tout en étant conscients que si l'on élimine toutes ces zones un peu floues et un peu sombres en Europe, l'argent va aller ailleurs. Mais commençons peut-être par montrer l'exemple. Pour cela, il faut faire preuve d'une volonté politique forte. Existe-t-elle vraiment ? On peut se poser la question.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans ce même appel de Genève, vous sembliez souhaiter la mise en place d'un espace judiciaire européen. Quels en seraient, selon vous, les grands traits ? S'agirait-il d'une législation commune - nous avons déjà abordé la question - ou d'une organisation européenne refondée destinée à traiter spécifiquement de ce sujet ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - L'idée était de bâtir un espace judiciaire européen et de créer un parquet européen qui puisse traiter des dossiers transnationaux. Le constat est simple et dépasse le problème de l'évasion fiscale : tandis que les mafieux et autres trafiquants de drogue ont à leur disposition tous les outils que j'ai décrits pour se jouer des frontières, le juge national, lui, quelle que soit sa bonne volonté, se heurtera toujours aux frontières.
En effet, dès qu'il voudra accéder à un compte ou à une information à l'étranger, en Europe, il devra adresser une requête officielle. Le territoire judiciaire est limité et il lui faudra toujours demander au pays requis de réaliser des investigations pour son compte.
L'idée était que, pour un certain nombre d'infractions parmi les plus graves, qui donnent vraiment lieu à une délinquance transnationale, l'on puisse se doter, à l'image du parquet fédéral américain, d'un organe susceptible d'exercer son action librement à l'intérieur de cet espace judiciaire européen.
Mais on se heurte toujours au pouvoir régalien. On a déjà transféré la monnaie, l'euro, avec tous les problèmes que cela pose et les Etats sont réticents à l'idée d'abandonner ce pouvoir régalien qu'est la justice entre des mains qui ne seraient pas exclusivement nationales.
Quel degré d'Europe voulons-nous ? Il y a l'Europe marchande, celle de la libre circulation, mais, en matière de justice - vous allez me dire que la justice a toujours un train de retard -, on reste toujours derrière nos frontières. On a certes créé Eurojust, qui a son utilité, mais qui se limite à un rôle d'assistance. Cet outil va surtout faciliter les contacts entre les juges européens et ceux des pays avec lesquels des accords ont été conclus, comme la Suisse. Il permettra ainsi à un juge espagnol de rencontrer un juge français ou un juge suisse.
Mais, sur le plan politique, on n'a pas voulu se doter d'un parquet européen disposant réellement de prérogatives sur le territoire de l'Union. Voilà un vrai sujet.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Y a-t-il eu des initiatives sur ce projet de création d'un parquet européen ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Oui, notamment un projet soutenu par Mme Delmas-Marty, qui a fait progresser la réflexion, mais qui, malheureusement, est resté dans les tiroirs.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Savez-vous si le Gouvernement a soutenu cette proposition auprès des instances de l'Union européenne ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Je ne sais pas. Je ne suis absolument pas impliqué dans le processus décisionnel européen. Comme je vous le disais tout à l'heure, je suis plutôt les mains dans le cambouis !
Nous avions formulé ce voeu dans l'appel de Genève et nous constatons que le projet n'a pas abouti. En revanche, je ne sais pas qui a demandé, qui a poussé, qui a bloqué. Il faudrait peut-être poser la question aux instances européennes. Si vous auditionnez Mme Delmas-Marty, elle pourra aussi vous expliquer beaucoup mieux que moi les tenants et aboutissants de ce dossier, car elle est vraiment spécialiste de la question. Elle et son équipe avaient bâti un projet politique qui tenait la route, mais qui devait être soutenu par une volonté politique européenne qui, pour l'heure, a toujours fait défaut.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je souhaiterais vous poser une dernière question avant de passer la parole à mes collègues.
Pour en revenir plus spécifiquement à la France, nous avons auditionné pendant les premières semaines de travail de cette commission de multiples services qui s'occupent du sujet, notamment à Bercy. Ces services sont très nombreux et il serait faux de dire que rien n'est fait. Pour autant, diriez-vous que l'outil administratif fiscal français est bien organisé ? Ne manque-t-il pas de coordination ? N'y a-t-il pas trop de cloisonnement entre les services ? Ne pourrait-on pas sensiblement gagner en efficacité ? En effet, en dépit du travail accompli, j'ai le sentiment que nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux, y compris chez nous. Quel est votre point de vue sur notre organisation fiscale ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Je ne connais pas bien l'administration fiscale de l'intérieur. Mais je peux témoigner des contacts que j'ai avec les inspecteurs des impôts, puisque vous savez qu'ils peuvent librement accéder aux dossiers que nous traitons. Ils font leur travail, et il y a incontestablement des gens de bonne volonté. En revanche, ils ne se sentent pas toujours forcément soutenus par leur administration. Il est certain qu'ils se heurtent à des difficultés.
Je vais vous donner un exemple qui devrait vous permettre de mieux comprendre les failles du système.
J'ai un dossier qui commence à se construire, dans lequel j'ai obtenu des informations en Suisse et au Liechtenstein. L'administration fiscale a libre accès au dossier. Toutefois, lorsque les inspecteurs viennent consulter celui-ci, je suis obligé de leur dire qu'il peuvent prendre connaissance de tous les éléments du dossier, à l'exception de ceux qui proviennent du Liechtenstein et de Suisse, en raison du principe de la réserve fiscale...
Comme vous le savez, il arrive fréquemment que l'abus de biens sociaux recoupe la fraude fiscale. En effet, si un dirigeant d'une société fait établir une fausse facture à l'étranger, il commet une fraude fiscale, mais également un abus de biens sociaux, dans la mesure où il détourne de l'argent qui doit normalement revenir à la société. On a donc souvent la confusion des deux infractions.
Imaginez que, dans un dossier d'abus de biens sociaux, j'obtienne des informations sur le fait que M. X est bien l'ayant droit économique d'une société panaméenne qui a son compte au Luxembourg, et que l'administration fiscale, qui travaille sur la même personne, vienne me voir. Je serais dans l'obligation de lui dire : « Vous avez le droit de prendre connaissance de tous les éléments du dossier, sauf du fait que ce monsieur possède une panaméenne à l'étranger, qu'il a tant sur son compte, etc. »
C'est une première limite à laquelle se heurte l'administration fiscale.
M. Philippe Dominati, président. - Est-ce dû à la source de l'information ou à la législation française ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - C'est dû aux règles internationales de coopération.
M. Philippe Dominati, président. - On vous remet les informations avec cette réserve concernant la qualification...
M. Renaud Van Ruymbeke. - Cela signifie simplement que, lorsqu'un juge national demande une information à un autre pays de l'Union européenne, ce dernier ne les communiquera que sous réserve - pas nécessairement fiscale, cela dépend des pays - : c'est la règle de la spécialité.
On est donc très loin du rêve fou de l'échange total d'informations que j'esquissais tout à l'heure.
Même si un juge pénal obtient des informations, il ne pourra pas communiquer les plus intéressantes d'entre elles à l'administration fiscale.
M. Philippe Dominati, président. - Si je comprends bien, cette réserve est liée à la qualification d'abus de biens sociaux, qui n'est pas reconnue par d'autres législations ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Non, car, en l'occurrence, si j'ai obtenu de la Suisse des renseignements bancaires dans le cadre d'une enquête sur un abus de biens sociaux, c'est bien parce qu'il y a la double incrimination. Dans la législation suisse, l'incrimination de gestion déloyale correspond peu ou prou aux mêmes faits. Si cette incrimination ne figurait pas dans leur droit, les Suisses n'auraient pas donné l'information, considérant qu'il ne s'agissait pas d'un délit chez eux.
Les pays de l'Union sont à peu près tous d'accord pour réprimer le vol, l'abus de biens sociaux ou le détournement de fonds sociaux, même si les faits répondent à des qualifications différentes.
En l'occurrence, j'ai obtenu l'information du pays requis car l'abus de biens sociaux figure dans sa législation, mais cette information ne peut être utilisée que dans le cadre de mon dossier, et je ne peux pas la communiquer à l'administration fiscale afin qu'elle l'utilise pour un éventuel redressement fiscal.
C'est tout le paradoxe : au pôle financier, rue des Italiens, je saurai que M. Untel possède des comptes au Luxembourg, mais je ne pourrai pas en parler à l'administration fiscale, sinon je viole la règle internationale. Je ne peux même pas leur dire : « Allez chercher ce compte, vous y trouverez des choses intéressantes. » Et même si je m'autorisais à leur donner ce conseil, je ne sais même pas s'ils pourraient avoir accès à l'information. Tout cela manque de fluidité.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pour m'inscrire dans la même veine, avez-vous pu vérifier, au cours de votre action, que la procédure relative à TRACFIN - traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins - fonctionnait bien ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Cette procédure est très utile au niveau franco-français. Les agents de TRACFIN ont une masse d'informations, puisque l'obligation de dénonciation existe, avec ce qu'ils appellent les déclarations simplifiées. Le handicap, c'est qu'ils ne sont pas très outillés et sont limités juridiquement pour traiter ces informations, mais ils pourraient vous l'expliquer mieux que moi.
Souvent, ils transmettent les informations au parquet - on ne peut pas le leur reprocher, au contraire ! -, mais ils n'ont pas, à mon sens, suffisamment de prérogatives pour opérer un tri sélectif entre ce qui relève véritablement du pénal et ce qui relève uniquement du fiscal ou d'un autre domaine. En la matière, il faudrait peut-être leur donner plus de pouvoirs.
L'autre intérêt, qui est peut-être moins connu, c'est que TRACFIN est en contact avec des structures équivalentes dans d'autres pays, au Luxembourg, par exemple.
Ainsi, lorsqu'une banque luxembourgeoise - le Luxembourg a aussi une législation anti-blanchiment, mais, malheureusement, les banquiers font souvent semblant de ne pas voir ce qui passe chez eux ! - signale qu'une certaine somme d'argent lui paraît suspecte, l'information remonte à cette cellule, qui en informera parfois TRACFIN, lequel la transmettra à la justice. C'est par ce biais que l'on va pouvoir apprendre que M. Untel, sur le dossier duquel on travaille, a un compte à l'étranger.
Comment le sauront-ils ? Alors là, me direz-vous, c'est le dysfonctionnement total ! Je l'ai vu à Jersey, ils ont lu dans un article de presse qu'un dossier est instruit contre untel à tel endroit, qui est recherché dans le cadre d'une affaire pénale en France, ce qui va entraîner un signalement de la banque à l'organe équivalent à Jersey, lequel le signalera à TRACFIN, qui nous le signalera à son tour, et nous permettra de trouver le compte bancaire.
Vous le voyez, il s'agit d'un fonctionnement un petit peu particulier. Toutefois, pour ma part, je raisonne en termes d'efficience. Si on apprend à Jersey, par exemple, par le biais de la presse, qu'une personne est poursuivie pénalement en France, la banque dans laquelle est domicilié le compte de ce client ne pourra plus se cacher derrière son petit doigt en prétextant ne pas être au courant. Elle se sentira donc obligée de le signaler. C'est ainsi que l'information peut nous parvenir. La clé de ces enquêtes, c'est cette information-là.
En effet, dès lors que l'on sait par TRACFIN que ladite personne a un compte dans telle banque, on peut travailler sur cette piste. Dans les banques, - et je pense que cela fait également partie de vos travaux - il y a aussi des services de compliance. La banque, qu'elle soit en Suisse ou au Luxembourg, est maintenant obligée de s'assurer de la licéité des fonds, et ce en vertu des législations anti-blanchiment existantes. Mais on entre là évidemment, vous le sentez bien, dans une zone un peu grise, empreinte d'hypocrisie.
Ainsi, j'ai eu affaire à quelqu'un - ce n'était pas un ressortissant français - qui était poursuivi dans une affaire de corruption. Voici ce qu'il avait répondu à la banque : j'ai effectivement vendu une propriété au Brésil, j'ai hérité et je suis dans les affaires. Jusqu'où va l'obligation de la banque et jusqu'où a-t-elle envie d'aller ? Aussi, il me paraît important d'assurer un contrôle en amont.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - De ce point de vue, diriez-vous que les banques françaises jouent bien leur rôle ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Honnêtement, oui. Je pense qu'il ne s'agit pas d'un problème franco-français. Les grands fraudeurs ou les trafiquants en tout genre ne cachent pas leur argent en France. C'est plutôt le contraire. Notre pays fait partie de ceux qui sont appauvris par de tels comportements. C'est ailleurs que se pose le problème. Si l'on veut faire aboutir ces affaires, il faut améliorer les outils vers l'extérieur. En interne, c'est contrôlé, et même archi-contrôlé.
Je ne veux pas donner de leçons, mais, s'il faut donner une impulsion à l'administration fiscale, on ferait mieux, me semble-t-il, de mettre des moyens vers l'extérieur. A l'intérieur, on va s'attaquer aux plus petits et non pas aux grands flux. Encore une fois, je ne fais pas de politique - cela ne m'intéresse pas , je parle en termes d'efficience : il faudrait sans doute se tourner davantage vers l'extérieur en accroissant un peu plus encore les exigences et se battre aussi à l'échelle internationale pour trouver des solutions là où le système fait défaut. A mon sens, il y a un vrai diagnostic à faire.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens aux banques françaises. C'est reconnu, certaines d'entre elles disposent au niveau mondial d'entités dans les paradis fiscaux. Est-ce compatible avec une attitude responsable en matière de signalement ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Elles font comme tout le monde : une banque anglaise peut le faire, tout comme une banque américaine. On ne peut pas faire abstraction du monde dans lequel on est.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Mais on peut vouloir le changer !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Certes, mais pas tout seul.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ah non, c'est sûr !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Sauf à pénaliser les banques.
Je ne veux pas me faire l'avocat des banques françaises qui ont des filiales aux îles Caïmans, mais on les écoute aussi. Ainsi, ce n'est pas en interdisant demain aux banques françaises d'avoir des filiales là-bas que vous résoudrez le problème, car les clients français concernés iront dans les autres banques, qui, elles, y auront leur filiale. On voit bien qu'il faut engager là une démarche collective, sans quoi cela reviendrait à donner un coup d'épée dans l'eau. Franchement, je me fais là leur avocat ! Sinon on va faire du mal à nos banques : on va créer chez nous du chômage et favoriser la concurrence, une concurrence, qui me paraît, pour le coup, tout à fait déloyale.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie de nous avoir apporté cet éclairage, qui n'est finalement pas de nature à nous rendre optimistes, car pas grand-chose ou peu de choses dépendrait de nous. Cette perspective est un peu pessimiste.
Au début de votre intervention, vous nous avez confortés dans l'idée - nous la partageons tous, me semble-t-il - que les conclusions des sommets successifs du G8 et G20 sur les paradis fiscaux étaient de la poudre de perlimpinpin, qui ne visaient qu'à amuser la galerie. Force est de constater, jour après jour, que les paradis fiscaux perdurent.
Dans votre propos, on ressent bien que rien ne sera possible si l'on n'apporte pas une dimension européenne, voire, mieux encore, mondiale à cette problématique. Compte tenu des déficits publics existants, il y a urgence, pour nous, comme pour d'autres pays européens.
Doit-on rester l'arme au pied, en se disant que l'on ne peut rien faire tout seul ? Vous venez de le souligner avec les filiales, si seules les banques françaises s'attaquent à la question des paradis fiscaux, il s'ensuivra une concurrence déloyale, qui, au final, posera le problème du chômage. Mais c'est toujours la même problématique. Or, à un moment donné, il est probablement indispensable, sans être naïf bien entendu, d'avoir pour principe l'exemplarité, sans quoi rien ne sera jamais possible, ni en France, ni en Europe, ni dans le monde.
Cette réflexion m'amène à vous poser les questions suivantes.
Au niveau national, ne peut-on pas prendre des initiatives qui nous permettraient, d'une certaine manière, d'être exemplaires et efficaces ? Celles-ci pourraient connaître un prolongement dans d'autres pays de l'Union européenne.
Est-ce que le fait de donner à TRACFIN des moyens financiers en matière d'investigation peut présenter un intérêt financier pour le budget de l'Etat français ? TRACFIN a-t-il aujourd'hui suffisamment de moyens ?
Par ailleurs, les textes législatifs en vigueur sont-ils suffisants pour traquer l'évasion fiscale et, surtout, la fraude fiscale ? Ou pensez-vous qu'il existe des moyens plus opérants sur le plan législatif que ceux que nous connaissons aujourd'hui ?
Enfin, concernant la question de l'exemplarité, on discute, on échange, on réfléchit, mais il y a toujours des faits divers qui nous reviennent à l'esprit. Selon vous, est-ce qu'une plus grande et une meilleure indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique, quel qu'il soit, serait de nature à permettre une plus grande exemplarité ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Puisque vous me tendez la perche, je commencerai par répondre à votre dernière question : évidemment que ce serait de nature à permettre une plus grande exemplarité ! Renforcer l'indépendance de la justice me paraît nécessaire.
Se pose le problème non pas des juges, qui sont statutairement indépendants, mais du parquet. Dans un pays de tradition jacobine, dans lequel on définit une politique pénale, veut-on, oui ou non, un parquet indépendant ? Personnellement, je pense que c'est compatible avec une modification du statut du parquet, qui lui garantirait effectivement l'indépendance. Cela me paraît fondamental.
Il faut une justice indépendante. Mais le problème ne se pose-t-il pas également en matière fiscale ? Je vois les inspecteurs des impôts travailler, mais ils dépendent aussi, ce que l'on peut parfaitement comprendre, du ministre de l'économie. Or, vous le savez, l'administration fiscale a un pouvoir de transaction. On peut donc se demander s'il faut maintenir le système tel quel. La représentation nationale n'a-t-elle pas son mot à dire ? Il y a des règles de transparence en interne.
Vous m'avez ensuite interrogé sur la législation.
Je vais vous répondre très simplement : il y a déjà trop de lois. Il faudrait peut-être simplifier, supprimer un certain nombre de textes qui ne servent à rien pour se concentrer sur l'essentiel.
Quelles initiatives pourrait-on prendre ? Là, on entre dans un domaine qui n'est pas le mien et je ne m'y aventurerai pas car ce n'est pas du tout mon rôle, c'est celui des politiques.
Lors de l'appel de Genève, nous avions expliqué que notre démarche se fondait sur notre mission de juge. Nous sommes des juges, et nous ne sommes que des juges ; nous ne devons pas dépasser ce cadre. Nous avions signalé que nous ne pouvons pas appliquer la loi de la même manière à tout le monde parce qu'il existe des zones d'ombre qui nous empêchent de travailler. Nous avons tous fait le même constat. À partir de là, nous passons le relais au politique. D'ailleurs, MM. Montebourg et Peillon avaient mis en place une mission parlementaire d'information sur les paradis fiscaux.
C'est aussi un peu le sens de ma démarche aujourd'hui, si elle en a un... Je veux vous dire que vous êtes le législateur et que vous avez ce pouvoir politique. Moi, je suis incapable de vous proposer des solutions, et je n'en proposerai pas, car je n'ai aucune légitimité pour le faire. C'est à vous qu'il revient de les assumer. Ma seule légitimité en quelque sorte, je la ressens en tant que juge et citoyen - et là, j'ai des comptes à vous rendre -, est de vous dire ce qui ne fonctionne pas, pour quelles raisons et quelles seraient les solutions possibles.
Les deux seules solutions de nature à faire véritablement avancer les choses sont celles que j'ai évoquées au début de mon intervention : chaque pays doit mettre en place une centralisation bancaire et il doit y avoir un échange total des informations entre citoyens d'un même pays.
En effet, est-il acceptable qu'un citoyen français puisse avoir un compte au Luxembourg et se voir protégé par la législation luxembourgeoise face à sa propre administration ? Ne serait-il pas légitime que les Luxembourgeois donnent à notre administration fiscale la liste de tous les comptes ouverts par tous les ressortissants français ?
Mais, vous le voyez bien, en posant ce problème, je pose tout de suite un problème politique, qu'il ne m'appartient pas d'assumer. Simplement, je fais le constat qu'il faut aller dans cette voie si l'on veut avancer.
TRACFIN est déjà en place ; il existe en la matière une législation. Ce n'est pas en créant une nouvelle loi ou une nouvelle commission ou autre chose encore que l'on va faire avancer les choses. Je crois plus au constat : il faut faire un constat et, à partir de là, créer une dynamique, qui doit être évidemment européenne et peut être ensuite mondiale.
Vous l'avez dit tout à l'heure, il y a des déficits, et les plus grands pays, dont le nôtre, y sont confrontés. Certes, il y a de l'argent à côté, mais je ne vais pas vous dire de faire comme Philippe le Bel : mettre en prison tous les Templiers et confisquer tous leurs avoirs. Non, je n'irai pas jusque-là ! Mais il y a une réalité. Tous les grands pays ont des déficits, même les Etats-Unis. Jusqu'à quel point vont-ils tolérer que cet argent continue de circuler ? Car l'argent caché ne participera pas à la résorption du déficit, et ce sont toujours les mêmes qui y contribueront. Je pense qu'il y a là un vrai problème politique, au sens large.
On ne peut pas éviter la mondialisation, au contraire. Mais peut-être pourrait-on prévoir une forme de régulation, de contrôle ou d'autocontrôle ? Il faut, me semble-t-il, appliquer un certain nombre de règles à tout le monde, sinon c'est la fraude généralisée.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-France Beaufils.
Mme Marie-France Beaufils. - Je formulerai quelques remarques et interrogations.
Tout d'abord, je partage complètement votre réflexion sur les conventions signées entre les pays. Ces derniers temps, la commission des finances a été amenée à en examiner plusieurs, qui ont bien montré qu'il s'agissait vraiment d'une signature de pure forme. Elles n'apportent absolument aucune réponse à ces problèmes.
Je voudrais vous interroger sur les sociétés de conseil pour l'optimisation fiscale, qui peuvent être aussi des filiales bancaires. Ne pensez-vous pas que notre législation pourrait encadrer cette profession de manière plus efficace ou que les services de l'Etat pourraient surveiller ces sociétés, qui sont de très bons outils pour ceux qui recherchent le bon paradis fiscal ? Quels éléments d'information et d'amélioration pouvez-vous nous apporter en la matière ?
Par ailleurs, pour ce qui concerne les paradis fiscaux, il est souvent question des anciennes colonies anglaises. On sait que la City a beaucoup utilisé tous ces outils pour mener sa politique financière, mais la Grande-Bretagne se trouve aujourd'hui, elle aussi, confrontée au fait qu'un certain nombre de ses ressortissants échappent à l'impôt. Savez-vous si vos homologues britanniques ont aussi une réflexion sur ces sujets ? Quels outils peut-on se donner pour faire face à cette optimisation fiscale, pour reprendre leur langage ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - S'agissant des sociétés de conseil, l'optimisation fiscale est parfaitement légale. Que voulez-vous reprocher à une société de conseil qui va vous recommander d'ouvrir une filiale dans tel pays plutôt que dans tel autre pour payer moins d'impôt, sauf à changer les règles du jeu ? Que faire s'il n'y a pas d'arbitre dans un match de football ? Il n'y en a pas, c'est un fait !
On en revient toujours à la même problématique : si vous contrôlez les sociétés de conseil fiscal en France, les gens iront à Genève, et le problème sera réglé. Il ne faut pas tomber dans l'excès de contrôle en interne. Je crois que c'est quand même très contrôlé en France. Si l'on se cantonne au contrôle en interne, on passe à côté du problème. Il faut aller voir ce qui se passe à l'extérieur de nos frontières.
Concernant la Grande-Bretagne, il est en effet paradoxal de constater que ce pays qui a un secret bancaire très fort, qui connaît une importante évasion fiscale, enregistre aussi des déficits.
Si on veut combler le déficit, il faut augmenter les impôts ; cela entraînera une plus grande évasion fiscale encore dans la mesure où il sera plus rentable de placer ses fonds à l'extérieur. Là aussi, il faut savoir ce que l'on veut : un système totalement libéral ? Une optimisation fiscale totale permettant, par exemple, aux multinationales de défiscaliser ? D'ailleurs, on ne voit pas pourquoi elles ne le feraient pas puisqu'on les autorise à le faire. Tout le paradoxe est là, et c'est un problème de choix politique. Les Etats vont-ils éternellement tolérer ce système, qui est complètement poreux, et les prive, finalement, de ressources légitimes ?
À cet égard, je citerai un exemple. Un représentant du Liechtenstein m'a confié un jour que nous avions trop d'impôts en France. Je lui ai alors répondu : mais si, demain, vous souffrez d'un cancer, je ne suis pas sûr que vous alliez vous faire soigner à l'hôpital de Vaduz - d'ailleurs, je ne suis pas certain qu'il y en ait un ! Vous viendrez dans un pays dans lequel il y a des hôpitaux, des collectivités, et donc des personnes qui paient des impôts. Il faut donc savoir ce que l'on veut. Mais c'est un problème politique.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. - Concernant la saisine pour fraude fiscale, la France présente un petit particularisme : la saisine est faite par le parquet, après avis d'une commission. Selon vous, cette procédure fonctionne-t-elle correctement ? Ne pensez-vous pas qu'elle devrait relever du droit pénal général ?
Par ailleurs, tout le monde parle des îles Caïmans, mais il se trouve qu'elles ont signé les accords de réciprocité prévus dans la convention de l'OCDE.
Pour vous, cela ne veut rien dire, car il s'agit en fait de coquilles d'entreprises conçues ailleurs, de droit panaméen ou autre. Même si le propriétaire est européen, on a peu de chance de le retrouver dans les informations transmises annuellement au titre de la réciprocité. Est-ce de cette façon que vous voyez les choses ?
Enfin, n'y aurait-il pas dans notre droit pénal interne des qualifications entre l'évasion fiscale et le blanchiment de nature à solidifier un peu plus nos murs, pour reprendre l'image utilisée tout à l'heure ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Le blanchiment de l'argent, c'est un problème simple, et c'est, là aussi, un problème de choix.
Sont punis pour un tel délit tous ceux qui, par exemple, font passer l'argent dans des circuits offshore. Toutefois, pour que le blanchiment existe, il faut démontrer que le placement est le produit d'une infraction.
Un jour, j'ai rencontré un intermédiaire qui avait quelques dizaines de millions de dollars placés, disons à Gibraltar, pour ne pas trahir le secret professionnel. Comme j'avais été saisi d'un dossier de blanchiment d'argent, je lui ai demandé d'où venait cet argent, car je n'en connaissais pas l'origine et ses activités n'étaient pas très claires. Sa réponse a été : « Je ne vous le dirai pas, car cela ne vous regarde pas ! » Que vouliez-vous que je fasse ? Le torturer jusqu'à ce qu'il me réponde ? Non ! J'ai pris mon bâton de pèlerin et j'ai envoyé une commission rogatoire internationale à Gibraltar, pour me rendre compte au bout de deux ans qu'il me faudrait x années pour parvenir à mes fins, car l'argent circulait d'une place à l'autre. D'ailleurs, je n'y suis pas arrivé parce qu'il y a eu, à un moment donné, une faille dans la coopération, comme cela existe malheureusement avec certains pays. Il s'avère que cette personne a obtenu un non-lieu.
Si l'on veut changer la règle, il faudrait - mais certains vont hurler ! - inverser la charge de la preuve : à partir du moment où vous avez de l'argent sur un compte, vous devez prouver que cet argent a une origine licite, sinon cela constitue un fait de blanchiment d'argent. Mais on n'y est pas prêt. Quand on parle d'évasion fiscale, qui est un délit, on se dit que l'on trouvera derrière une fraude fiscale, qui en est également un. Mais accepte-t-on l'idée que l'on puisse avoir de l'argent comme cela dans d'autres pays sans en justifier l'origine et sans que cela constitue du blanchiment ? En fait, il faut savoir ce que l'on veut.
Aujourd'hui, le problème, c'est que si l'on trouve beaucoup d'argent dont l'origine n'est pas justifiée et même si la personne est suspecte, c'est à vous d'apporter la preuve de l'origine, ce qui est parfois très difficile, voire impossible.
M. Francis Delattre. - L'origine frauduleuse ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Oui. On a un délit qui est très large. Mais ce n'est pas parce que de l'argent circule en vingt-quatre heures de Gibraltar à Jersey, puis en Suisse, que cela constitue pénalement du blanchiment. Si l'on n'a pas l'infraction d'origine, on ne pourra pas poursuivre la personne. Cela pose aussi le problème de la fraude fiscale. L'autorité publique est-elle en droit d'exiger de chacun une transparence sur l'origine de ses revenus, de ses fonds ?
Aujourd'hui, on est en retrait par rapport à cette question, et la lutte contre le blanchiment est tout de même quelque part très entravée.
Sans avoir une vision manichéenne, je peux vous dire ceci : plus c'est noir de l'autre côté - prenez les trafiquants de drogue ou encore les mafieux, par exemple -, plus le système sera sophistiqué, plus le circuit de blanchiment sera compliqué et moins on pourra caractériser l'origine de l'argent. Alors que si l'on pouvait demander aux mafieux de justifier l'origine de grosses sommes d'argent sur un compte, ce qu'ils ne pourraient pas faire puisque l'origine est évidemment frauduleuse, on inverserait complètement les choses et on serait beaucoup plus efficace au niveau du résultat.
Toutefois, on ne tomberait pas alors uniquement sur des mafieux, seraient également concernées des personnes qui fraudent, qui détournent des fonds des sociétés. Est-on prêt, dans ce domaine, à inverser la charge de la preuve ?
M. Francis Delattre. - Que pouvez-vous nous dire sur la saisine directe du parquet ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - C'est le pouvoir du ministre ! C'est plus un problème de transparence entre les assemblées et le ministre. Faut-il mettre en place un système de contrôle qui évite l'arbitraire ? Voilà le vrai problème qui est posé.
M. Francis Delattre. - Et la saisine directe du parquet ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Vous voulez dire par les agents des impôts ?
M. Francis Delattre. - Pourquoi pas !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Oui, pourquoi pas !
M. Philippe Dominati, président. - Et la question des îles Caïmans ?
M. Francis Delattre. - Je comprends mieux le système. On dit que les îles Caïmans font partie des quarante pays à avoir signé des accords de réciprocité...
M. Renaud Van Ruymbeke. - Il y a aussi de l'argent aux îles Caïmans. Il peut y avoir de l'argent.
Je vais vous donner l'exemple des Bahamas, qui ont exactement la même problématique. J'ai envoyé il y a six mois une commission rogatoire aux Bahamas. Il a fallu six mois pour qu'elle arrive. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de convention directe. Je ne peux donc pas l'envoyer directement à l'attorney général. C'est un monde à l'époque d'Internet ! Aujourd'hui, si je vais sur Internet, je trouve l'adresse de l'attorney général, mais je n'ai pas le pouvoir de lui envoyer directement la commission rogatoire.
Savez-vous par où passe cette commission rogatoire ? Je la transmets au procureur de la République, qui l'envoie au procureur général, qui l'envoie au ministre de la justice, qui l'envoie au ministère des affaires étrangères, qui l'envoie à l'ambassade de France, qui l'envoie au ministère des affaires étrangères des îles Caïmans : il faut des mois avant qu'elle n'arrive ! Et le circuit est le même dans l'autre sens !
Il faudrait peut-être faciliter les contacts directs en faisant confiance aux juges, aux attorneys et aux procureurs qui sont sur le terrain et généraliser le système de transmission.
Tout à l'heure, vous avez parlé de législation, mais ce sont les outils dont nous avons le plus besoin : les lois existent, encore faut-il pouvoir les appliquer au niveau international.
M. Francis Delattre. - Il y a des procédures !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Il faut les simplifier, bien sûr ! Et je pense que c'est la même chose pour l'administration fiscale.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Jacques Chiron.
M. Jacques Chiron. - Pouvez-vous nous confirmer ce qui nous a été dit à Bruxelles récemment, à savoir que, au niveau des relations avec Monaco, l'administration française a beaucoup de pouvoirs, sauf en matière de fraude fiscale ? Avez-vous eu à le constater au cours de vos enquêtes ?
Par ailleurs, on sait que seuls quinze pays appartenant à l'Union européenne sont membres du GAFI, alors que l'Eurogroupe comprend dix-sept pays. A tout le moins, l'ensemble des pays de l'Eurogroupe pourraient être membres du GAFI.
Ensuite, vous avez évoqué la question d'inverser la charge de la preuve. Cela pourrait-il émaner d'une initiative parlementaire ? Peut-on, dans le cadre législatif, inverser cette charge, au moins - ce serait un minimum - pour le citoyen français ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Absolument ! Il suffit d'une loi, mais il faut aussi qu'elle passe le stade du Conseil constitutionnel.
M. Jacques Chiron. - Tout à fait !
M. Renaud Van Ruymbeke. - En inversant la charge de la preuve, on va quand même très loin puisque l'on crée en quelque sorte une présomption. Il y a donc là un vrai problème qui est posé, mais il faut bien sûr le poser.
Vous m'avez interrogé sur Monaco. Je suis incapable de répondre sur le plan fiscal parce que je ne relève pas de l'administration fiscale. Sur le terrain pénal, je puis vous dire que Monaco coopère très bien.
Pour avoir à examiner des comptes sur place, je puis vous dire que cela marche très bien. Je parle d'expérience. Il y a eu, à un moment donné, un flou parce qu'il fallait que les demandes passent par la Chancellerie. Là aussi, il faudrait créer un contact direct : il faut passer par le procureur général de Monaco.
Je vais vous dire une chose : lorsque j'ai une demande à faire à Genève - et je travaille souvent avec la Suisse -, je transmets directement par fax ou par mail ma demande au procureur de Genève, que je connais. Je n'ai pas besoin de demander l'autorisation à la Chancellerie. On dit toujours que l'on envoie un exemplaire par la voie diplomatique. Mais, à Genève, je peux bloquer de l'argent dans les vingt-quatre heures, et il en est de même au Luxembourg. Cela montre bien que ça peut fonctionner, mais grâce aux conventions.
Il n'en a pas toujours été ainsi, et il y a un certain nombre de pays, tels que Hong Kong - c'est loin, Hong Kong ! - pour lesquels la demande doit passer par la Chancellerie, le ministère de la justice, etc. D'entrée de jeu, vous savez que vous perdez presque un mois ou deux. En plus, à Hong Kong, ils arguent toujours du fait que quelque chose ne va pas : par exemple, une virgule n'est pas à sa place. On peut toujours vouloir coopérer, mais, dans certains pays, il y a toujours des problèmes là où il n'y en a pas ailleurs. Le dialogue n'est jamais direct, il faut passer par la Chancellerie. La procédure est très lourde et, à chaque fois, cela prend des mois et des mois. Si, dans un dossier, vous avez trois circuits qui passent par Hong Kong, Singapour ou encore l'île Maurice, que j'ai citée tout à l'heure, vous imaginez...
À l'île Maurice, certaines demandes de commissions rogatoires ne sont jamais arrivées, elles se sont perdues avant d'arriver sous les cocotiers ! Lorsque vous demandez au bout d'un an où est passée votre commission rogatoire, on vous répond qu'on n'a rien reçu.
Ce sont là des questions concrètes de coopération. L'idée, simple, c'est que chaque autorité judiciaire puisse avoir un contact direct avec l'autorité judiciaire qui exécute. Il serait déjà énorme d'arriver à ce résultat.
Permettez-moi de prendre encore l'exemple des Bahamas.
J'ai perdu des mois avec les Bahamas, sans que je puisse faire autrement, jusqu'au jour où j'ai appelé la Chancellerie pour lui demander ce qu'il était advenu de ma commission rogatoire. On m'a répondu : elle est partie au Quai d'Orsay ; on va les appeler. Je leur ai dit que j'allais moi aussi les appeler - vous savez, le Quai d'Orsay n'aime pas trop qu'on l'appelle ! - et j'ai appris que ma commission rogatoire était à l'ambassade de France à Kingston, une ville que je ne connaissais pas du tout, à la Jamaïque. Vous le voyez, il y a toujours des grains de sable qui font qu'il faut avoir des contacts directs.
Si vous voulez mon avis sur l'administration fiscale, il faut faire confiance aux inspecteurs des impôts, comme vous le disiez tout à l'heure. Eux aussi doivent pouvoir avoir des contacts directs, parce que, chaque fois, les circuits sont compliqués : il suffit que quelqu'un laisse traîner le dossier sur son bureau et cela prend un mois. C'est ce que j'appelle l'efficience. Moi, je crois beaucoup à l'efficience. Mais je sais malheureusement que si j'ai, demain, une demande à faire aux Bahamas, j'en ai pour trois mois au moins avant que celle-ci arrive. J'ai beau appeler partout, je ne peux rien faire.
M. Philippe Dominati, président. - Avant de conclure et de passer la parole au rapporteur, je voudrais savoir, monsieur le juge, si vous estimez, eu égard à votre expérience, que les choses sont plus faciles aujourd'hui. Certes, on peut penser que la coopération des paradis fiscaux répertoriés sur les listes de l'OCDE ne va pas assez vite. Mais les responsables que nous avons reçus ici ont indiqué que l'on procède par phases sur le plan international et que les critères vont se renforcer au fur et à mesure.
Vous avez cité un certain nombre de pays européens avec lesquels vous coopériez. Avez-vous, aujourd'hui, plus de facilités à obtenir des renseignements qu'il y a une dizaine d'années ?
Nous avons auditionné le ministre du budget, l'entraide internationale se développe ; des réponses sont apportées. Avez-vous tout de même le sentiment que des barrières ont été assez rapidement levées en matière de coopération, même si, comme vous l'avez relevé, ce n'est pas encore satisfaisant ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Vous avez cité l'appel de Genève en 1996.
M. Philippe Dominati, président. - Cela fait seize ans !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Je ne vais pas dire qu'il n'y a pas eu de progrès depuis 1996. Bien sûr qu'il y en a eu ! Mais il existe encore énormément de failles dans ce système.
Il est vrai que l'on peut obtenir aujourd'hui certaines informations. Récemment, j'ai pu en obtenir sur des comptes au Liechtenstein : la coopération a été totale. Les îles anglo-normandes coopèrent aussi très bien depuis des années. Si Singapour pose encore problème, tout comme l'île Maurice ou Gibraltar, il y a eu, globalement, des avancées ; il ne faut pas non plus noircir le tableau. Au sein de l'Europe, il y a eu quelque part une prise de conscience. Et puis, vous le savez, ces pays n'aiment pas être montrés du doigt. Il y a un progrès réel.
Toutefois, je le constate quand même à mon niveau, le système devient de plus en plus sophistiqué, avec des structures offshore et des valises de billets qui circulent dans certains pays. Voilà à quoi on aboutit ! D'ailleurs, je me demande toujours comment cela peut encore exister.
Oui, c'est mieux, mais il y a encore beaucoup à faire. Je suis d'ailleurs ravi de vous apporter mon témoignage parce que vous pouvez, me semble-t-il, porter la parole et avoir une action plus politique. Je ne veux pas noircir le tableau : il y a des difficultés, mais aussi des progrès. Tout cela n'est donc pas insoluble. Au contraire, il faut continuer sur cette voie et, dirai-je même, amplifier le mouvement, tout en ayant conscience qu'on ne réglera pas tout. On peut vouloir améliorer les choses en France, mais ce n'est pas là qu'il faut essentiellement faire porter l'effort.
M. Philippe Dominati, président. - Au moins au niveau européen !
M. Renaud Van Ruymbeke. - Il faut agir au moins au niveau européen, voire, c'est évident, au niveau du G8 ou du G20.
M. Philippe Dominati, président. - Pour ma part, j'ai bien compris : vous avez une vision fédérale de la justice au niveau européen.
M. Renaud Van Ruymbeke. - Oui.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - En matière de fraude fiscale, il nous a été indiqué voilà quelque temps que l'enquête préliminaire était la règle, et l'instruction l'exception. Quel est votre avis ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Ce n'est pas propre à la fraude fiscale. Il ne vous a pas échappé que, depuis quelques années, les juges d'instruction sont de moins en moins saisis, et ce pas uniquement en matière fiscale. On a développé le concept d'enquête préliminaire, qui, à mon sens, présente un double handicap : d'une part, il n'y a pas de débat contradictoire à ce stade, les avocats n'ayant pas accès au dossier ; d'autre part, il existe toujours une suspicion du fait que les procureurs ne sont pas indépendants, ce dont ils souffrent d'ailleurs. Pourquoi ne pas leur donner cette indépendance ? Dès lors, il n'y aurait plus de suspicion.
On l'a vu dans un certain nombre de dossiers éminemment sensibles, on a retardé au maximum l'ouverture d'une information judiciaire en ayant recours à l'enquête préliminaire. Tout cela donne une image très négative de la justice, ce que, personnellement, je déplore. Mais cela n'est pas spécifique à la fraude fiscale.
M. Éric Bocquet, président. - M. Carpentier, directeur de TRACFIN, que nous avons auditionné, a proposé de créer une infraction de dissimulation de fonds à l'instar de celle de non-justification des ressources : la personne devrait démontrer l'objet licite de tout montage opaque ou opacifiant, sinon elle serait en infraction. Que pensez-vous de cette proposition ?
M. Renaud Van Ruymbeke. - Cette proposition rejoint exactement ce que je vous disais tout à l'heure sur l'inversion de la charge de la preuve. On l'appelle autrement. C'est peut-être plus subtil d'entrer par cette porte-là plutôt que de dire que l'on va inverser la charge de la preuve. On peut effectivement créer un délit de non-justification. C'est une très bonne idée.
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, monsieur le juge, de votre participation.
Audition de Mme Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP, fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques et de M. Julien Lamon, directeur des recherches de l'association Contribuables associés
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons Mme Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP, fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, et M. Julien Lamon, directeur des recherches de l'association Contribuables associés.
Madame, monsieur, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal. En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Madame Verdier-Molinié, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(Mme Agnès Verdier-Molinié prête serment.)
Monsieur Lamon, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Julien Lamon prête serment.)
Je vous remercie.
Madame, monsieur, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Eric Bocquet, et des membres de la commission. Madame Verdier-Molinié, vous avez la parole.
Mme Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir bien voulu auditionner la fondation IFRAP.
Avant de commencer mon exposé, je tiens à rappeler que la fondation IFRAP est un think tank, c'est-à-dire un laboratoire de réflexion, et qu'elle est reconnue d'utilité publique depuis 2009. Elle s'est donné pour but d'évaluer les politiques publiques, dans la perspective de l'encouragement de la croissance économique, de la création d'emplois et de la recherche de l'équilibre de nos finances publiques.
En ce qui concerne l'exil fiscal, nous nous intéressons plus particulièrement à l'exil de nos entrepreneurs, parce qu'ils sont nos créateurs de richesse. Depuis de nombreuses années, nous réfléchissons à la meilleure manière de développer, en France, des entreprises de croissance, fortement créatrices d'emplois, afin d'avoir, dans notre pays, ce que nous appelons de « bons riches », qui investissent dans notre avenir collectif. Cette question nous paraît fondamentale, parce que la France ne peut pas miser entièrement sur la dépense publique pour créer de l'emploi marchand : il faut donc inciter ceux qui en ont les moyens, soit parce que leurs revenus sont élevés, soit parce qu'ils détiennent un patrimoine important, à investir dans les entreprises qui créent les emplois de demain, notamment les « gazelles », ces entreprises à fort potentiel de croissance dont nous manquons.
Je vous fais grâce de tous les chiffres que nous avons publiés, mais nous avons montré que, sur 500 000 entreprises créées chaque années en France - le nouveau statut d'auto-entrepreneur a contribué à augmenter le nombre de ces créations -, 40 000 seulement créent au moins un emploi. Cette situation est inquiétante car, selon ces statistiques, des pays comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni font deux fois mieux que nous. Nous considérons donc que, pour créer ces emplois marchands, il importe d'inciter nos riches à rester en France. Or il nous semble que la pression qui s'exerce aujourd'hui sur les grands patrimoines et les hauts revenus ne va pas dans le bon sens.
Vous m'avez demandé de présenter notre estimation du nombre de milliards d'euros qui auraient quitté la France. Cet exercice est très difficile à mener à bien. Toutefois, selon les chiffres publiés par Eric Pichet, professeur et spécialiste de ces questions patrimoniales, près d'un tiers de ceux qui appartiennent à la plus haute tranche de l'impôt de solidarité sur la fortune, l'ISF, - celle qui était taxée à 1,8 %, soit 700 personnes en tout - s'expatrient chaque année, en raison des contraintes fiscales. Parmi ces personnes figurent de nombreux créateurs de richesse. Ces derniers temps, environ 10 milliards d'euros auraient ainsi quitté notre pays chaque année, soit un total de près de 200 milliards d'euros depuis le début des années 2000. Cette évaluation est corroborée par une estimation du patrimoine français aujourd'hui localisé en Suisse, qui serait de l'ordre de 94 milliards d'euros selon Le Temps, chiffre qui nous semble correct.
Ces 200 milliards d'euros représentent, selon nous, un manque à gagner pour les entreprises françaises en termes d'investissement. Nous connaissons de nombreux entrepreneurs qui, à un moment ou un autre, sont partis en Belgique, mais ils ne sont pas partis parce qu'ils ne voulaient plus créer de richesse dans notre pays. Par exemple, le créateur d'une start up qui a très bien marché et a été revendue plusieurs millions d'euros se trouve redevable de sommes importantes au titre de l'ISF, avant même qu'il ait pu réinvestir dans d'autres entreprises qui, n'étant pas considérées comme connexes ou complémentaires, ne relèvent donc plus de l'outil de travail. Or ces personnes sont de véritables business angels, puisque, une fois qu'elles ont réalisé la vente de leur propre entreprise, elles veulent conserver une occupation entrepreneuriale tout en investissant dans les entreprises des autres, mais on ne les encourage pas à le faire.
Tout le monde connaît l'exemple de Denis Payre, fondateur de Business Objects, qui est parti en Belgique, en est revenu, mais n'exclut pas de repartir, compte tenu des annonces politiques en matière fiscale.
Tout le monde connaît également l'exemple de Marc Simoncini : fondateur de Meetic qu'il a vendu pour 200 millions ou 300 millions d'euros, il a créé un fonds, Jaïna Capital, qui investit dans des start up et aide donc des jeunes qui partent de rien à créer de nouvelles entreprises. Il a lui-même annoncé récemment sur les ondes que, puisqu'il devait payer l'ISF sur l'argent qu'il avait investi dans des start up, argent que l'on ne peut considérer comme faisant partie de sa fortune, et que l'administration fiscale lui répondait qu'elle ne pouvait rien faire pour lui, il envisageait de s'expatrier en Belgique. L'affaire nous paraît délicate : même si l'intéressé explique qu'il continuera à investir en France par l'intermédiaire de son fonds d'investissement, nous savons bien qu'une personne qui quitte la France pour des raisons fiscales a toujours du mal à continuer à investir sur le sol français.
Ces affaires illustrent une de nos préoccupations majeures : sans ces investisseurs privés, nous considérons que la France ne pourra jamais développer les entreprises de croissance qui existent dans des pays comparables, comme le Royaume-Uni et l'Allemagne, car ces pays encouragent, avec des leviers différents, l'investissement dans les entreprises de demain. Nous voudrions donc attirer l'attention de votre commission d'enquête sur le fait qu'il faudrait peut-être imaginer un statut spécifique pour ces « investisseurs providentiels », pour reprendre la traduction québécoise de business angels, qui font le choix d'investir leur fortune non pas dans des oeuvres d'art - comme vous le savez, celles-ci échappent à l'ISF -, mais dans une plus grande oeuvre d'art, à savoir des entreprises qui seront capables de créer des emplois et de faire baisser le taux de chômage des jeunes. Cette préoccupation doit animer tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de la France.
La fondation IFRAP a beaucoup travaillé sur ces questions au cours des dernières années. Certains d'entre vous le savent, elle a été à l'origine de la « mesure ISF-TEPA » qui permet de déduire de l'ISF les investissements réalisés dans des PME. La fondation aurait souhaité que soient privilégiées les petites entreprises selon la définition communautaire, c'est-à-dire celles qui comptent moins de cinquante salariés pour un total de bilan inférieur à 10 millions d'euros. En effet, nous considérons qu'il faut aiguiller le peu d'argent obtenu grâce aux incitations fiscales vers les entreprises qui courent le plus de risques et non vers les PME qui sont parfois déjà très développées et peuvent assez facilement financer les investissements qui leur sont nécessaires par l'intermédiaire des banques ou des sociétés de capital-risque. Avec la mesure ISF-TEPA, notre idée était de réorienter les investisseurs vers les petites entreprises de définition communautaire et nous avons été parmi les premiers à alerter le ministère des finances sur le fait que, pour éviter les effets d'aubaine, il fallait exclure les entreprises de leasing ou de l'immobilier du bénéfice de cette mesure, afin de le réserver à celles qui en avaient le plus besoin. La fondation IFRAP est particulièrement attachée à la pérennisation de cette mesure qui permet à ceux qui en ont les moyens d'investir dans les entreprises - avec les ajustements que j'évoquais, c'est-à-dire en la réservant aux plus petites entreprises, en accord avec les lignes directrices de l'Union européenne relatives aux phases d'amorçage et de démarrage.
Nous nous sommes également penchés sur l'article 199 terdecies-0 A du code général des impôts, dit « réduction Madelin », qui permet de déduire de l'impôt sur le revenu les investissements réalisés dans les entreprises. Nous sommes inquiets, parce que cette réduction est concernée par le plafonnement global des niches fiscales, révisé à la baisse chaque année. Or nous considérons que certaines niches sont prioritaires, notamment celles qui permettent l'investissement direct. Aujourd'hui, la déduction est plafonnée à 18 %, alors qu'elle s'élevait à 25 % avant le plafonnement global des niches, en 2006.
Cette question est importante, car la réduction Madelin, aujourd'hui, n'incite plus du tout à investir dans les entreprises. Nous avons obtenu que l'Assemblée nationale relève le plafond de cette réduction à 100 000 euros pour un couple, mais avec le « coup de rabot » à 18 % et le plafond global des niches, cette mesure perd tout caractère attractif. Nous souhaiterions, bien que cela paraisse difficile dans le contexte budgétaire actuel, que l'on établisse une distinction entre les niches potentiellement créatrices d'emplois et celles qui le sont moins, afin que les premières soient pérennisées, avec des plafonds plus hauts - peut-être faudrait-il même que la réduction Madelin ne soit pas prise en compte dans le plafond global des niches -, parce que ce type d'investissement nous paraît plus important que les investissements dans les départements et collectivités d'outre-mer ou dans les monuments historiques, même si ceux-ci sont également importants ! L'emploi doit primer absolument dans les politiques publiques des prochaines années, beaucoup plus que cela n'a été le cas ces derniers temps - on peut même estimer que les dernières mesures prises l'ont été plutôt à la marge.
Nous souhaitons donc favoriser l'émergence d'investisseurs privés dans les entreprises et permettre à ces personnes particulièrement fortunées de diriger leurs investissements vers les gazelles, les start up, etc. C'est également la raison pour laquelle nous appelons de nos voeux un « plan start up » qui pourrait comporter plusieurs mesures, dont des mesures fiscales, même si toutes les mesures souhaitables ne relèvent pas de la fiscalité.
Enfin, je souhaite ajouter un mot sur l'annonce du relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % : la question du sort à réserver aux footballeurs a été évoquée à cette occasion par les médias, mais celle du sort des serial entrepreneurs revêt une importance majeure. Il faudrait vraiment établir une différence entre ceux qui vivent de rentes et ceux qui vivent d'investissements à risques, en réfléchissant notamment à ce que l'IFRAP a appelé « l'impôt-risque » : en effet, les banques ou les sociétés de capital-risque n'investissent pas dans les start up, parce que ces investissements sont extrêmement risqués. Comme l'explique très bien M. Simoncini, la plupart des entreprises dans lesquelles il investit ne grossissent pas, elles disparaissent, mais certaines vont rencontrer un succès phénoménal. Il conviendrait donc de tout faire pour que ceux qui ont su prendre ces risques au service de la société puissent bénéficier d'une fiscalité plus favorable. Plusieurs pistes mériteraient d'être explorées, mais il me semble tout aussi important de conserver en France ces entrepreneurs, ces investisseurs, ces business angels que de garder des footballeurs ! Il faut donc faire en sorte que la fiscalité soit le plus possible au service de la création de richesse.
Des mesures comme l'exit tax ou le relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % relèvent d'une logique punitive : non seulement elles ne rapporteront rien au budget de l'État - leur produit a été évalué entre 150 millions et 200 millions d'euros par an -, mais elles lui feront même perdre les recettes correspondant à tous les autres impôts qu'auraient pu payer les personnes visées ! Plutôt que d'imaginer une fiscalité punitive, il conviendrait donc d'imaginer une fiscalité incitative. Nous pourrions également évoquer les fondations ou la création par des personnes fortunées d'oeuvres au service de l'intérêt général.
M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, avant de passer la parole à M. Lamon, je vous rappelle qu'il remplace ce matin M. Alain Mathieu, président de l'association Contribuables associés, retenu par un empêchement d'ordre familial.
M. Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens également à vous remercier d'avoir bien voulu auditionner l'association Contribuables associés. Notre association est la première association de contribuables de France : elle compte, à l'heure actuelle, un peu plus de 200 000 membres répartis sur l'ensemble du territoire et vit exclusivement des donations individuelles de ses membres et sympathisants. En tant que défenseurs de l'ensemble des contribuables français, donc de l'ensemble des Français, dans notre action pour une fiscalité au service de la croissance et de l'efficacité du fonctionnement des institutions publiques, nous avons essayé d'apporter une pierre à l'édifice de la compréhension des mécanismes d'émigration et d'immigration. Nous avons fait réaliser une étude par Jean-Paul Gourévitch, expert international en ressources humaines. Les résultats de cette étude permettent d'estimer les montants en capital humain et en capital qui s'échappent chaque année de France.
Cette étude a été réalisée en 2009, mais ses chiffres portent grosso modo sur l'année 2007 : ce retard s'explique par le fait que les rapports les plus riches d'informations quant à l'estimation de l'émigration et de l'évasion fiscales - qui sont en général des rapports du Sénat ! - sortent toujours un peu en retard...
M. Francis Delattre. - Mais non ! Nous sommes en avance : la preuve, vous êtes là...
M. Julien Lamon. - Premier constat : ce champ d'étude est très peu défriché. Très peu de données fiables sont disponibles, qu'il s'agisse de travaux universitaires ou de travaux de think tanks. L'absence de chiffres a tendance à favoriser les prises de position idéologiques ou dogmatiques ; en revanche, les chiffres sont indispensables pour éclairer la prise de décisions rationnelles.
Si l'on s'en tient au registre informatisé Racine, registre officiel des Français de l'étranger - notion que nous retiendrons pour l'ensemble de l'étude -, le nombre des Français expatriés s'élèverait à 1,326 million. Après recoupement avec les chiffres des ambassades des pays vers lesquels nos compatriotes s'expatrient le plus et des enquêtes auprès du ministère des affaires étrangères, on peut affirmer que ce chiffre est très largement sous-estimé - un rapport sénatorial le montrait également...
M. Francis Delattre. - Vous voyez !
M. Julien Lamon. - Il estimait le nombre des Français expatriés à 2,3 millions ; notre propre estimation s'établit à 2,39 millions. Ce chiffre s'est stabilisé sur les dernières années de l'enquête, 2005, 2006 et 2007, en revanche, il est en augmentation lente, mais constante, sur dix ans. Il semblerait donc que les Français s'expatrient plus et les raisons en sont nombreuses.
Si l'on s'intéresse aux flux, 233 000 Français sortent du territoire chaque année, mais environ 168 000 rentrent, la différence représente donc une perte de 65 000.
Trois raisons principales expliquent ces départs : la poursuite des études - mais ces étudiants sont voués à revenir sur le territoire national, avec un bagage universitaire enrichi -, l'émigration fiscale, qui intéresse plus particulièrement votre commission d'enquête, et une émigration professionnelle. Quand on s'intéresse aux incidences de l'émigration sur les capitaux, il faut s'intéresser aussi au capital humain et intellectuel, et pas seulement au capital financier ou à la base taxable qui pourrait être récupérée.
L'émigration professionnelle représente plus de 50 % de l'émigration totale et connaît une progression régulière. Les raisons invoquées par les personnes concernées sont : une rémunération plus attractive, un chômage moins important dans les pays de destination, un marché de l'emploi plus flexible...
Mme Marie-France Beaufils. - Les études montrent aussi que ces migrants reviennent très vite dès qu'ils rencontrent un problème de santé, par exemple !
M. Julien Lamon. - Je reviendrai sur les causes des retours.
Je ne détaillerai pas les chiffres relatifs à la structure de la population qui s'exile, mais on peut malgré tout retenir que la moyenne des revenus nets des foyers exilés s'établit à 48 000 euros par an, soit le double du revenu moyen français, ce qui s'explique en partie par un niveau d'études plus élevé. Qui s'expatrie ? Des gens ayant des talents, de l'argent et en quête d'un meilleur niveau de vie. Ces considérations sont importantes, car elles vont servir de base à l'évaluation des sommes perdues par l'État.
Le coût de l'émigration s'évalue comme la différence entre des dépenses initiales et des recettes, puisque les expatriés rapatrient aussi de l'argent en France.
Les dépenses initiales comprennent des dépenses de formation et de santé. Tous les Français qui ont été formés par l'école gratuite française coûtent cher : quand ils s'expatrient, la France perd une partie de son investissement. Dans notre estimation, il s'agit de la part la plus importante du capital humain perdu, que nous évaluons à 5 milliards d'euros par an.
Il convient d'évaluer ensuite le manque à gagner dû à l'évasion fiscale. On estime le nombre des Français qui quittent le territoire pour des raisons fiscales à 11 200 par an. Ce chiffre s'appuie sur des extrapolations établies à partir de données émanant de Suisse et de Belgique, destinations prioritaires des exilés fiscaux.
Selon nos estimations, ces départs représentent une perte annuelle de 1,279 milliard d'euros au titre de l'ISF, de 286 millions d'euros pour l'impôt sur les sociétés, de 660 millions d'euros au titre de l'impôt sur le revenu, de 93 millions d'euros pour les impôts sur les successions, de 34 millions d'euros au titre d'autres impôts, de 830 millions d'euros pour la TVA et la TIPP et, enfin, de 800 millions d'euros au titre des impôts locaux et des cotisations sociales. Le total du manque à gagner pour l'État, par année, est estimé à 11,117 milliards d'euros, dont un peu plus de la moitié en impôts et 40 % en dépenses initiales de formation.
Heureusement, il y a des gains. Les Français à l'étranger opèrent des transferts de fonds sur des comptes français. Des impôts sur le revenu sont perçus, ainsi que de l'ISF, des impôts sur les sociétés et quelques cotisations. A ces gains, viennent s'ajouter les économies réalisées par l'État pour la formation des Français qui partent avec leur famille. Nous avons essayé de comparer ce qui était comparable.
Globalement, ces compatriotes exilés rapportent à l'État 3,32 milliards d'euros par an. En soustrayant les gains aux pertes totales, qui s'élèvent, je le rappelle, à 11,117 milliards d'euros, il apparaît que l'État français perd chaque année 8 milliards d'euros.
Si l'on raisonne en stock global de Français expatriés, lequel est à peu près constant, et non en flux, on obtient quasiment les mêmes chiffres. Nous avons perdu 180 milliards d'euros en éducation puisque ces personnes formées ne rapporteront rien à l'État. Nous avons perdu en patrimoine, depuis la création de l'ISF, 2 300 milliards d'euros, soit une fuite vers l'étranger de 115 milliards d'euros par an en vingt ans.
Ces 2 300 milliards d'euros sont perdus à un double titre. Ils sont perdus au titre de l'ISF ; si l'on raisonne en termes constants, la perte pour l'État est de l'ordre de 25 milliards d'euros. Mais ils sont surtout perdus au titre de la collectivité globale : 2 300 milliards d'euros de capitaux qui se sont échappés de France, c'est 2 300 milliards d'euros de capitaux qui ne créeront pas de richesse en France. Notre pays s'est donc appauvri de cette somme en vingt ans.
Le coût brut pour l'État, si l'on raisonne uniquement au niveau fiscal, s'élève à 233 milliards d'euros. Cette somme représente les impôts perdus depuis vingt ans sur le stock des Français de l'étranger.
Je vais terminer mon propos liminaire. Nous disposons de chiffres. Que faire ? Nous avons cherché à revenir aux causes de l'expatriation. Selon les sondages réalisés par le ministère des affaires étrangères et le CEM, près de 30 % des personnes interrogées ne souhaitent pas revenir en France pour les raisons suivantes : « une France où rien ne bouge », « pas d'avenir en France », « changer d'air », « taxes et impôts trop lourds », « le travail en France n'est pas motivant ». Un tiers de nos compatriotes qui s'exilent et qui ne reviendront pas le font pour des raisons réglementaires et fiscales.
Afin de nourrir le débat, nous avons élaboré quelques propositions, qui ne sont pas chiffrées.
Nous proposons un retour vers la stabilité réglementaire et fiscale. Pour cela, il conviendrait de mettre fin à l'inflation réglementaire et à la créativité fiscale. C'est la stabilité qui engendre la croissance.
Nous proposons également de valoriser la recherche et l'entrepreneuriat par une concurrence universitaire pour une meilleure formation et une meilleure adéquation recherche-entreprises pour que les jeunes formés à l'université restent en France. Par ailleurs, il conviendrait de cibler les publics jeunes et de valoriser le travail ainsi que la création d'entreprises.
Nous proposons aussi de s'orienter vers une plus grande neutralité fiscale : suppression de l'ISF et des niches corporatistes ; élargissement de la base de l'impôt et diminution des taux marginaux, car il existe une corrélation très forte entre la faible progressivité de l'impôt, la création d'entreprises et la création de richesses.
Enfin, nous proposons plus de responsabilité fiscale et une régionalisation de la fiscalité. Notre slogan est : « une collectivité, un impôt » afin de rendre la fiscalité plus lisible et de coller au principe empirique selon lequel plus le pays est petit, plus la collectivité qui taxe est maîtresse de sa fiscalité et la rend lisible, plus elle peut la maîtriser et plus elle peut attirer des entrepreneurs, des investisseurs ou de gros contribuables.
Telle est la conclusion de ma présentation.
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, monsieur Lamon.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Vous êtes le directeur des recherches de l'association Contribuables associés, qui compte 146 000 adhérents.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pouvons-nous y adhérer ?
M. Julien Lamon. - Tout à fait !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je n'ai jamais été sollicité. Pourtant, je partage votre souci, qui est de défendre l'ensemble des contribuables français.
Si je rejoignais votre association, je devrais acquitter une cotisation.
M. Julien Lamon. - Ce n'est pas une obligation. Vous pouvez faire un don.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Qui est sans doute déductible des impôts...
M. Julien Lamon. - C'est effectivement une possibilité qui vous est offerte.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - L'ensemble des contribuables français, dans mon esprit, cela signifie la nation française. J'ai donc du mal à entendre certains propos.
Première précision, parmi les créateurs de richesses, classez-vous dans la même catégorie les entreprises du CAC 40, qui sont soumises à un IS de 8 %, et les PMI-PME, lesquelles sont soumises à un IS de 30 % ou 33 % ?
M. Julien Lamon. - Dans l'étude que nous avons réalisée, nous nous sommes intéressés aux Français à titre individuel. Nous ne nous sommes donc pas penchés sur les entreprises du CAC 40. Nous avons uniquement tenté de suivre les flux de population, de foyers fiscaux, de familles et nous avons essayé de calculer, afin d'évaluer le manque à gagner, ce que ces personnes auraient payé si elles n'étaient pas parties.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens à l'objet de cette commission d'enquête, à savoir l'évasion fiscale et les paradis fiscaux. Il se vérifie d'audition en audition que cette pratique est exclusivement répandue parmi les gros patrimoines et les hauts revenus. Elle concerne beaucoup moins les 25 millions ou 26 millions de salariés que compte notre pays. Il s'agit donc d'un vrai sujet, d'où ma question.
M. Julien Lamon. - Je suis d'accord. L'ISF est payé par les classes moyennes et les personnes riches, mais pas par les personnes extrêmement riches puisqu'elles s'expatrient.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'ai effectué un séjour à Bruxelles la semaine dernière. Nous avons déjeuné avec un avocat fiscaliste très en vue et très compétent et qui compte parmi sa clientèle de nombreux contribuables français, notamment des contribuables de ma région, le Nord. Selon lui, pour justifier leur choix, ces contribuables emploient les mêmes termes que vous, à savoir ceux d'oppression, de stigmatisation, de maltraitance. Tout cela me semble quelque peu excessif. Le slogan de votre association est : « contre l'oppression fiscale ». Qu'entendez-vous exactement par « oppression fiscale » ?
M. Julien Lamon. - Avant de répondre à votre question sur la base line de Contribuables associés, je tiens à préciser qu'en utilisant les mots « oppression fiscale » et « instabilité », je n'ai fait que citer les Français qui ont répondu aux enquêtes du ministère des affaires étrangères. Ce ne sont pas mes termes.
Quant à l'objet de notre association, à savoir « contre l'oppression fiscale et la pression des contribuables », il est en effet possible de s'interroger sur le sens que nous lui donnons. Mais lorsque l'impôt est trop élevé - notre pays présente un taux de prélèvement parmi les plus élevés au monde -, on peut légitimement se demander si on ne pourrait pas faire mieux en dépensant moins. Tel est notre objectif.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - En ce qui concerne le fond, à savoir la fiscalité, qui semble être un des moteurs de l'évasion fiscale et, surtout, de la concurrence entre les différents pays en Europe et dans le monde, je voudrais remettre un peu les choses en place. Je ne pense pas que la fiscalité soit l'unique critère de choix pour l'implantation d'une entreprise sur un territoire donné. Des études récentes et des exemples concrets le montrent.
Je vais citer encore une fois l'exemple de ma région, car c'est celui que je connais le mieux. L'entreprise Toyota a préféré s'implanter dans le Valenciennois, plus exactement à Onnaing, plutôt qu'en Pologne ou en Hongrie. À l'époque où ce choix a été fait, la taxe professionnelle, impôt dû par les entreprises, existait encore. Cela n'a pourtant pas dissuadé Toyota de faire un tel choix. Fort heureusement, d'autres critères ont joué. Vous en avez cité certains, notamment la qualification de la main-d'oeuvre. En effet, une main-d'oeuvre qualifiée, motivée, bien soignée entre pour une bonne part dans la création de richesses.
L'existence d'infrastructures est également une donnée fréquemment prise en compte. La ville de Seclin, dans mon département, avait la réputation d'avoir une taxe professionnelle très élevée. Elle dispose pourtant d'une zone d'activité industrielle extrêmement développée, avec des entreprises à forte valeur ajoutée ; je pense à Dassault Aviation. Il y a une quinzaine d'années, à la question de savoir pourquoi ils étaient implantés dans une commune où la TP est très élevée, les responsables d'entreprise répondaient clairement : parce que l'autoroute Paris-Lille est proche, parce qu'il y a l'aéroport de Lesquin et la voie ferrée. Les infrastructures sont donc très importantes pour l'implantation des entreprises.
Par ailleurs, une étude récente sur le développement économique réalisée pour la communauté urbaine de Lille par un cabinet indépendant a montré que le troisième critère de choix d'implantation sur un territoire donné était l'accès au très haut débit, ce qui nous a surpris.
Le cadre de vie et les investissements réalisés par les collectivités pour les entreprises comptent également : routes, tuyaux, éclairage, garderies, crèches et écoles pour les enfants des salariés, etc. La taxe professionnelle contribue donc au développement tous azimuts d'un territoire. L'entreprise en profite, et c'est très bien. Selon moi, c'est ainsi que doit se concevoir le développement.
Il est important de nuancer l'idée selon laquelle la France n'aime pas les riches. Le propos n'est pas là. La richesse doit servir à l'intérêt commun. Le souci de défendre l'ensemble des contribuables devrait animer tous les parlementaires dans une République digne de ce nom.
M. Julien Lamon. - C'est également l'esprit qui anime Contribuables associés.
L'étude que nous avons réalisée a pour objet de montrer que l'argent est perdu pour la collectivité, et donc pour l'ensemble des Français.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avant de passer la parole à mes collègues, je donnerai un dernier exemple.
Vous avez évoqué la déperdition des talents. Je connais des polytechniciens qui ont fait le choix, mais on ne peut pas leur jeter la pierre, d'aller s'installer à Londres, à la City, pour travailler dans le secteur de la banque et de la finance. Ils conçoivent des algorithmes pour faire du trading haute fréquence. Certes, un tel choix relève de la liberté individuelle, mais il n'en demeure pas moins que l'État et le contribuable ont financé la formation de ces gens. Il serait normal que cette intelligence, cette matière grise, cette connaissance du monde soit mise au service de la résolution des grands problèmes humains. Telle est la conception idéaliste qui est la mienne.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.
M. François Pillet. - Très souvent, nous sommes abreuvés de chiffres au cours des auditions, même si certaines d'entre elles font exception à la règle. Or d'une audition à l'autre ces chiffres varient dans des proportions ahurissantes. Qui croire ?
D'un point de vue scientifique, comment aboutissez-vous à certains chiffres ? Tout à l'heure, vous avez affirmé que 11 200 Français par an quittaient la France pour des raisons fiscales. Bercy, quant à lui, avance le chiffre de 800 foyers fiscaux.
M. Philippe Dominati, président. - Tout à fait !
M. François Pillet. - Même en imaginant que ces foyers fiscaux sont très prolifiques, je n'arrive pas à faire cadrer 800 foyers fiscaux avec 11 200 Français expatriés. En raison de cette contradiction, je ne crois ni les chiffres de Bercy ni les vôtres. Il y a eu d'autres exemples de chiffres divergents.
Vous avez évoqué la perte en impôts. Votre exposé a retenu mon attention parce que vous avez quitté la sphère fiscale et que vous avez raisonné également en perte de « matériel humain », même si je ne n'aime pas cette expression, et en investissement humain. Votre analyse est intéressante si vos chiffres sont exacts, je dis bien : si vos chiffres sont exacts.
En tout état de cause, ma question est simple : comment justifiez-vous scientifiquement les chiffres que vous avez avancés ?
M. Julien Lamon. - L'IFRAP a beaucoup travaillé sur l'ISF et l'évasion fiscale. Je laisse donc Agnès Verdier-Molinié répondre à cette question.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je comprends parfaitement vos interrogations, monsieur le sénateur.
Nous avons essayé de chiffrer les pertes en milliards d'euros ayant quitté la France. En ce qui concerne les hauts patrimoines, les pertes se situeraient autour de 200 milliards d'euros depuis le début des années 2000. Néanmoins, l'évaluation est difficile. C'est pourquoi nous avons repris des chiffres officiels publiés par la Suisse sur les patrimoines étrangers qui sont détenus dans ce pays. On considère qu'un peu moins de la moitié des plus grandes fortunes de France sont parties vers la Suisse ; une autre partie est allée en Belgique et au Royaume-Uni. C'est pourquoi on arrive à 200 milliards d'euros.
M. Philippe Dominati, président. - Donc, vous confirmez le chiffre. Les deux associations sont d'accord sur ce chiffre : c'est déjà ça !
M. François Pillet. - Qu'est-ce qui est scientifique et qu'est-ce qui relève du domaine du fantasme dans ces calculs ?
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Nous ne sommes pas d'accord sur l'évaluation du nombre de milliards parce que nous, nous nous cantonnons au sujet évoqué aujourd'hui par votre commission d'enquête, à savoir le départ des hauts patrimoines.
Concernant les hauts patrimoines, nous évaluons la perte à environ 200 milliards d'euros depuis 2000. J'ai abondamment évoqué ce point avec le professeur Pichet, qui a publié de nombreux ouvrages de référence sur la question de l'ISF. Selon lui, cette évaluation, qui est peut-être a minima, est acceptable par tous. Je le répète néanmoins : ce chiffre ne concerne que les hautes fortunes.
M. Philippe Dominati, président. - C'est-à-dire les patrimoines touchés par l'ISF ?
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Absolument !
Des chiffres ont été publiés dans les différents rapports du sénateur Marini. Nous avons des chiffres depuis 1997, qui ont été répertoriés par l'IFRAP il y a peu de temps. Les chiffres montrent qu'il existe depuis 2002 une accélération des départs dans le flux migratoire des assujettis à l'ISF. Nous expliquons cet état de fait par l'apparition à cette époque de start up dans les secteurs innovants, Internet ou autres. Ces entreprises, qui grossissent rapidement, favorisent l'émergence de nouvelles fortunes. Outre les créateurs d'entreprise, il y a aussi des artistes, des sportifs, etc. Néanmoins, ces entreprises à fort potentiel de croissance ont changé la donne concernant les hauts patrimoines.
En 2005, le chiffre des 800 foyers que vous avez cité est atteint. Puis la courbe diminue un peu, certainement en raison de la mise en place du bouclier fiscal par le gouvernement Villepin, qui posait comme principe qu'aucun contribuable ne devait acquitter en impôts directs plus de 60 %, hors CSG et hors CRDS, de ses revenus. Après cette date, les chiffres repartent à la hausse, certainement en raison de l'instabilité fiscale.
Ce dernier facteur est un paramètre important : nous avons noté que le plafonnement des niches décidé ces dernières années s'était accompagné d'une augmentation du nombre des départs. Une incertitude existait en ce qui concerne le maintien ou non du bouclier fiscal.
M. Philippe Dominati, président. - Cinq lois de finances en un an, surtout en période de crise, c'est nécessairement source d'instabilité fiscale.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Tout à fait !
Par ailleurs, la dernière loi de finances pour 2011 a modifié le barème de l'ISF et a supprimé le bouclier fiscal. L'année dernière, cela a été assez ubuesque, puisque la date de paiement de l'ISF a été repoussée au mois de septembre. Cette année, il y aurait deux dates de paiement de l'ISF : ceux dont le patrimoine s'élève entre 1,3 million et 3 millions d'euros feront une déclaration simplifiée avec leurs revenus, mais ceux dont le patrimoine est supérieur à 3 millions d'euros paieront le 15 juin et devront verser de l'ISF en plus le 15 septembre ou le 30 septembre, on ne sait pas. Les assujettis à l'ISF sont souvent totalement perdus. Ils ne savent plus à quel moment ils doivent payer l'ISF. Il ne s'agit pas forcément de très gros patrimoines : avec la hausse des prix de l'immobilier, 1,3 million d'euros sont vite atteints par des foyers qui ne disposent pas forcément de revenus très importants pour peu qu'ils aient acheté leurs biens à un moment où les prix étaient plus bas.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a été décidé de supprimer la tranche entre 800 000 et 1,3 million d'euros. La nouvelle majorité ne semble pas vouloir remettre en question cette suppression. C'est donc que le problème est réel et que la forte augmentation des valeurs immobilières ces dernières années a fait basculer dans l'ISF des foyers qui ne se considèrent pas comme étant riches.
Quoi qu'il en soit, je comprends votre interrogation, monsieur le sénateur. En réalité, il est très difficile d'évaluer combien de milliards d'euros ont quitté la France pour des raisons fiscales.
Faisons confiance à Éric Pichet : à peu près un tiers de la haute tranche à 1,8 % part tous les ans et fait partie des 600 à 800 foyers fiscaux qui s'exilent. Donc, un tiers des quelque 700 personnes de la tranche supérieure, qui se renouvelle évidemment, quitte le territoire national. Ces chiffres concernent l'ancienne tranche supérieure à 16 millions d'euros, qui était imposée à 1,8 %. Les taux ont changé, mais cela va certainement être modifié de nouveau. Bref, ces chiffres nous paraissent exacts.
A nos yeux, il s'agit d'une question importante car, parmi ces contribuables, se trouvent des investisseurs potentiels dans nos entreprises de demain. Dans les pays anglo-saxons, notamment, l'investissement en faveur des jeunes entreprises s'opère naturellement grâce à des incitations fiscales comme celles de l'EIS, dont je ne décrirai pas aujourd'hui les mécanismes, mais qui prévoient des plafonds très élevés, de l'ordre de 800 000 livres sterling pour un couple. De tels dispositifs incitent les riches contribuables à prendre des risques avec leur argent. Certes, une partie des pertes est prise en charge par l'État, environ 30 %, mais ce n'est pas énorme. L'idée est de favoriser l'investissement privé par rapport à l'investissement d'État, car les investisseurs privés font souvent preuve de plus de discernement, leur propre argent étant en jeu. Par ailleurs, les éventuelles pertes sont également supportées par eux.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Michel Bécot.
M. Michel Bécot. - Je veux revenir sur le dispositif ISF-TEPA et la prise en compte des TPE.
Il me semble utile d'aider les très petites entreprises. Les PME, même si elles ont des besoins, arrivent aujourd'hui à se financer, ce qui n'est pas le cas des TPE qui ont plus de difficultés à trouver des financeurs, car les banques ne suivent plus. Un coup de pouce en leur faveur serait le bienvenu. A mes yeux, ce serait une niche très intéressante.
Mme Agnès Verdier- Molinié. - Je partage votre point de vue, monsieur le sénateur.
La fondation IFRAP s'est aperçue, car nous travaillons depuis de nombreuses années sur cette question, qu'il existait un trou de financement lors de l'amorçage des TPE. Les sommes recherchées par les créateurs d'entreprise au cours des cinq premières années varient entre 100 000 et 1 million d'euros. C'est une vraie difficulté.
Les personnes fortunées investissant plus de 100 000 ou 200 000 euros par an dans des petites entreprises communautaires, c'est-à-dire qui ont moins de cinq ans et qui comptent moins de cinquante salariés, devraient être considérées comme des investisseurs actifs.
Nous nous sommes heurtés à une difficulté avec Bercy. La loi de modernisation de l'économie a mis en place la société de capitaux à transparence fiscale. L'idée était de permettre à la fois à l'entrepreneur et aux investisseurs de déduire de leur fiscalité personnelle les pertes réalisées dans une entreprise de moins de cinq ans, de moins de cinquante salariés et dont le bilan total est inférieur à 10 millions d'euros, donc la petite entreprise communautaire.
Cette société de capitaux à transparence fiscale, aujourd'hui, ne fonctionne pas. C'est l'article 239 bis AB du code général des impôts. Ce statut ne fonctionne pas car, contrairement à ce qui était prévu dans l'exposé des motifs de la loi adoptée par le Parlement, l'instruction fiscale considère que les investisseurs ne sont pas des investisseurs actifs. Par conséquent, ils ne peuvent rien déduire de leur fiscalité personnelle. Seuls l'entrepreneur et les personnes occupant des fonctions de dirigeant sont concernés par le dispositif. Aujourd'hui, aucun investisseur n'irait se risquer à déduire les pertes de sa fiscalité personnelle, car on pourrait lui contester le fait d'être un investisseur actif.
Pour que ce statut intéressant fonctionne, il suffirait d'adopter un seul amendement. Tous les fiscalistes l'ont confirmé.
Pourquoi ce dispositif est-il intéressant ? Parce que, au lieu d'aider à l'entrée, l'État aide à la sortie : une partie des éventuelles pertes peuvent être déduites de l'IR. Si l'investisseur réalise des gains, ceux-ci sont imposés normalement.
Il existe un principe dans la fiscalité française : la « tunnelisation » des revenus. On ne peut pas déduire d'un revenu salarial une perte commerciale. C'est un problème puisque l'investisseur privé, de type business angel, qui souhaite investir dans une société de capitaux à transparence fiscale va, s'il enregistre des pertes, être amené à déduire d'autres sources de revenu.
Si le rapport de la commission d'enquête pouvait faire état de cette difficulté, ce serait positif. Ce dispositif existe depuis 2008, mais ne fonctionne pas. C'est regrettable, car il s'agit d'une façon intéressante d'orienter l'argent des personnes fortunées vers les entreprises, l'État ne payant qu'à la sortie. Bien sûr, ce dispositif n'est pas cumulable avec le dispositif Madelin ni avec l'ISF-TEPA.
Il faut réfléchir à ce genre de dispositifs qui permettent d'inciter les investissements créateurs de richesse.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment expliquez-vous que les contribuables fortunés allemands ou belges, qui ne sont pas soumis dans leur pays à l'ISF, pratiquent eux aussi l'expatriation, notamment vers la Suisse ?
Question corrélée, pourquoi l'association Contribuables associés considère-t-elle que l'ISF est injuste ?
M. Julien Lamon. - Je ne crois pas avoir utilisé l'adjectif « injuste » dans le document.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je lis : « l'association milite pour la suppression de l'ISF jugé injuste ».
M. Julien Lamon. - Et des niches fiscales !
Nous sommes favorables à la clarification et à la neutralité de l'impôt. Notre étude invite à la neutralité. Les chiffres ont été produits non par nous, mais par un chercheur indépendant. Rien ne l'obligeait à aller dans notre sens. Cette personne a cherché à mesurer ce qui ne l'est pas aujourd'hui. Elle s'est intéressée aux Français, aux flux de migration et aux coûts pour la France.
Il n'existe aucune statistique sur le sujet. Les registres nationaux sont incomplets, ils doivent être recoupés avec les registres d'autres pays. Nous sommes donc dans le flou le plus total.
Notre étude apporte une pierre à l'édifice. Elle s'appuie sur une démarche globale dans le suivi des expatriés. Évidemment, en réalisant des enquêtes, on s'aperçoit que ces Français sont plutôt riches : ils gagnent généralement deux fois plus que le Français moyen. Comme ils sont riches et bien formés, il est utile de savoir ce que cela rapporterait au pays s'ils ne s'expatriaient pas.
Pour rebondir sur la question de M. Pillet, nous n'avons pas la prétention d'avoir des chiffres exacts, nous tentons simplement de nous livrer à une estimation.
L'expatriation ou l'évasion fiscale, selon l'étude d'un chercheur indépendant suisse, Pierre Bessard, est le problème des pays qu'il qualifie d'« enfers fiscaux », c'est-à-dire des pays à fiscalité élevée. J'ai mis cette étude sur la clé USB. Naturellement, les citoyens, notamment les riches, votent avec leurs pieds et s'en vont habiter sous des cieux où on leur confisque moins d'argent. Ce n'est pas moi qui affirme que leur impôt est confiscatoire, c'est eux qui le prouvent en votant avec leurs pieds et en partant s'installer dans des pays à fiscalité plus clémente.
L'étude de Pierre Bessard est très intéressante. Elle montre que ce qui incite les hauts contribuables européens à quitter leur pays pour aller en Suisse, c'est la stabilité fiscale suisse et la stabilité des institutions bancaires. Leurs capitaux sont protégés et ils ont une vision à long terme de l'évolution de la fiscalité, donc de la part de capital qu'ils perdront et qui ira nourrir l'État suisse, par exemple.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Si un tiers des contribuables se délocalisent chaque année, au bout de trois ans il n'en reste plus un seul : cette proportion est-elle bien crédible ?
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Il s'agit d'un tiers de la plus haute tranche de l'ISF.
M. Julien Lamon. - Je souhaite juste pointer une contradiction par rapport aux chiffres de Bercy.
Bercy raisonne en ISF qui disparaît. L'administration fiscale ne comptabilise que les assujettis à l'ISF qui payaient l'ISF et qui ne le paient plus. Or, puisque beaucoup de contribuables savent compter, on peut raisonnablement penser qu'une partie de ceux qui vont être assujettis à l'ISF partent avant de devoir acquitter cet impôt. Nos calculs sont fondés sur ce principe.
Dans notre étude, nous avons fait une règle de trois approximative, car nous ne disposons pas de statistiques fiables. On s'aperçoit que parmi les Français qui partent s'installer en Suisse ou en Belgique, beaucoup n'ont pas rejoint la force de travail suisse ou belge. Ils s'installent donc dans ces pays non pas pour y travailler, mais pour placer leur fortune. C'est sur ces bases, en faisant une règle de trois, que l'on trouve le chiffre de 1,2 milliard d'ISF perdu.
M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le rapporteur, on ne peut pas comparer la situation des hauts contribuables français avec celle de leurs homologues allemands ou britanniques. Nous sommes quasiment un des seuls pays où l'ISF existe.
S'agit-il d'un impôt injuste ? Je l'ignore. Je sais, en revanche, qu'il existe un particularisme français à l'égard des très hauts patrimoines et que, de ce point de vue, nous ne sommes pas compétitifs sur le plan international. Cela apparaîtra d'ailleurs certainement à la lecture de votre rapport.
Une question m'intéresse : l'optimisation est-elle proportionnelle à la pression fiscale dans le contexte européen ? Existe-t-il des études sur ce point en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne et en Belgique, pour prendre nos cinq principaux voisins ? Avez-vous des études sur ce point ?
M. Julien Lamon. . - Nous avons examiné les études pour obtenir des chiffres précis sur le rapport entre l'évasion fiscale et le poids des impôts, mais nous n'avons rien trouvé. Les travaux de Pierre Bessard s'intéressent au niveau de la pression fiscale globale. Il est avéré que les flux sont plus importants des pays où la fiscalité est élevée vers les pays où la fiscalité est basse.
J'ai également joint à ma présentation une étude intéressante, qui fait le lien entre créations d'entreprise, investissements et pression fiscale générale. D'après cette étude microéconomique et économétrique, la corrélation est très forte.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - J'ai peu de chiffres à citer sur cette question.
Néanmoins, il est certain que chaque pays a ses propres spécificités fiscales. Le rapport de la Cour des comptes compare les fiscalités française et allemande. Par exemple, la recette d'IR en Allemagne est bien supérieure à la recette d'IR en France. Par ailleurs, on sait clairement que les personnes quittant la France pour la Belgique ont un patrimoine considérable, mais pas forcément des revenus très importants. En effet, en Belgique, les impôts sur les revenus sont plus élevés qu'en France.
Puisqu'il n'y a pas d'harmonie fiscale entre les pays membres ou non-membres de l'Union - je pense à la Suisse -, tout dépend donc de la situation de chaque contribuable. C'est ce que l'on constate d'ailleurs en Suisse où les cantons ont des dispositifs fiscaux différents s'adaptant plus ou moins bien à la situation des expatriés.
Que cela plaise ou non, c'est le principe de la concurrence fiscale qui prévaut entre les pays. Voilà pourquoi il existe également des flux d'expatriés de l'Allemagne vers la Suisse.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pour 140 milliards d'euros, soit un montant supérieur à celui qui concerne la France.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Absolument.
Comme l'a souligné M. le président, concernant les assujettis à l'ISF, l'exil fiscal est beaucoup plus important. Il existe une spécificité française en matière d'exil fiscal liée à l'ISF. La question est de savoir comment faire ensuite pour que les expatriés très riches investissent quand même en France. Nous n'avons pas encore de réponse.
Par ailleurs, les 200 milliards que nous avons évoqués concernent seulement les assujettis à l'ISF. Si l'on tient compte des contribuables qui n'étaient pas encore assujettis à l'ISF ou de ceux qui ont fait fortune à l'étranger, il n'est pas impossible que les chiffres soient plus importants.
Vous avez parlé des polytechniciens, monsieur le rapporteur. Effectivement, beaucoup de jeunes Français formés dans nos grandes écoles sont partis dans la Silicon Valley et ont fait fortune en créant leur start up. Ils ne sont jamais entrés dans les écrans radar de Bercy ou des modestes fondations comme celle que je dirige. Ces Français créent de la richesse ailleurs.
L'expatriation des personnes formées dans les grandes écoles françaises pose ainsi la question du remboursement des frais de scolarité.
M. Philippe Dominati, président. - C'est un autre sujet.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Non seulement ces personnes s'expatrient, ce qui a un coût, mais elles créent de la richesse ailleurs. Il serait intéressant de comparer la France et l'Allemagne de ce point de vue. Malheureusement, nous manquons de données, mais, si vous le souhaitez, nous pouvons travailler dans ce sens.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je formulerai une dernière remarque. Concernant le modèle économique, j'en viens à me dire qu'il faudrait faire comme les Iles Vierges britanniques, qui comptent environ 25 000 habitants, soit l'équivalent d'Alençon, d'Orange ou de Lambersart dans le Nord, et 450 000 entreprises ! Pour autant, les Iles Vierges britanniques n'occupent pas la première place dans le classement économique mondial...
M. Julien Lamon. - Vous prenez un exemple extrême.
Nous disposons de comparaisons intéressantes : l'indice de liberté économique réalisé par Heritage ou l'indice de facilité à faire du business de la Banque mondiale. Il y a aussi le BEM, un bureau qui mesure les créations d'entreprise dans le monde. Pour chercher les meilleurs modèles, inspirons-nous des démocraties dont la population est relativement comparable à la nôtre.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Les Iles Vierges britanniques sont un exemple intéressant. Visiblement, beaucoup de compagnies aériennes y installent leur structure de leasing d'avions. Tout n'est pas parfait, même avec des entreprises dont les capitaux sont en partie détenus par des États.
M. Philippe Dominati, président. - Des entreprises d'Etat sont domiciliées aux Iles Vierges britanniques ?
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Non, mais des compagnies aériennes peuvent passer par les Iles Vierges britanniques pour faire du leasing d'avions.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - La Banque européenne d'investissement, m'a-t-on dit, aurait des liens avec les îles Caïmans...
Mme Agnès Verdier- Molinié. - Je ne dispose pas d'informations sur ce sujet.
Le Royaume-Uni et l'Allemagne ont passé avec la Suisse un accord appelé Rubik, permettant de récupérer beaucoup de milliards de recettes d'impôts.
La fondation IFRAP s'est déclarée favorable à la signature par notre pays de cet accord. Pour l'instant, la France n'a pas voulu le signer, ce qui est regrettable. En effet, nous avons évalué que cela rapporterait la première année près de 2 milliards d'euros de recettes supplémentaires. Assez rapidement, nous atteindrions 4 milliards ou 5 milliards d'euros par an.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Si chacun tire son plan dans son coin, cela affaiblira, de fait, la démarche de l'Union européenne. Nous devons conduire une action homogène.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - A l'heure actuelle, l'Italie négocierait également. C'est tout le problème du pragmatisme.
Quoi qu'il en soit, l'IFRAP est absolument favorable à la signature de cet accord.
M. Philippe Dominati, président. - Dont acte.
En ce qui concerne l'accord Rubik, la phase diplomatique a commencé. A plusieurs reprises, la commission d'enquête a auditionné un certains nombre d'intervenants à ce sujet. L'Allemagne et le Royaume-Uni ont signé cet accord, mais le parlement allemand n'est pas pour l'instant en mesure de le ratifier. La Commission européenne est hostile à cet accord. Il faudra attendre de voir si une majorité se dégage. En France, le gouvernement sortant a précisé quelle était sa position. Il appartiendra au Gouvernement qui vient de prendre ses fonctions de préciser la sienne. En tout état de cause, nous sommes au début du processus.
Personne ne demande plus la parole ?...
Madame Verdier-Molinié, monsieur Lamon, je vous remercie de votre participation et de vos témoignages.
Audition de M. Eric de Montgolfier, procureur près la cour d'appel de Bourges
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Eric de Montgolfier, procureur général près la cour d'appel de Bourges.
Je vous rappelle, monsieur le procureur général, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Eric de Montgolfier prête serment.)
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
Monsieur le procureur général, avant que M. le rapporteur puis les membres de notre commission d'enquête vous posent leurs questions, je vous donne la parole pour un exposé liminaire.
M. Eric de Montgolfier, procureur général auprès de la Cour d'appel de Bourges. - La raison de mon audition devant votre commission d'enquête n'est sans doute pas sans rapport avec le dossier HSBC dont j'ai eu la charge à Nice.
M. Philippe Dominati, président. - Ce dossier a effectivement été évoqué à plusieurs reprises au cours des auditions devant notre commission.
M. Eric de Montgolfier. - Certaines questions qui me sont parvenues hier me semblent en effet comporter quelques arrière-pensées concernant le dossier HSBC.
La fraude fiscale est un thème récurrent pour la justice et, depuis que je suis magistrat, je le rencontre, ce qui m'amène à faire une double constatation.
La première, c'est que l'institution judiciaire peine toujours, même si cela s'est amélioré, à exercer la répression dans ce domaine particulier. Je m'étais d'ailleurs efforcé, en des temps très anciens, de mettre certains dossiers de fraude fiscale aux périodes où les magistrats eux-mêmes devaient subir la contrainte fiscale, ne serait-ce que pour les aider à comprendre que l'impôt était prélevé dans l'intérêt de la collectivité.
Il ne faut pas oublier que, derrière chaque magistrat, il y a aussi un homme ou une femme qui paie des impôts et que globalement, à tort ou à raison - peut-être en partie à raison -, le système fiscal paraît quelque peu inéquitable dans notre pays. C'est d'ailleurs, selon moi, l'origine du problème de la répression de la fraude fiscale tant les magistrats eux mêmes sont impliqués dans le dispositif. On n'est bon juge que si l'on n'est pas intéressé par la cause dont on a à connaître. Or tout contribuable, et les juges sont des contribuables, se sent éminemment concerné.
Je cherche depuis des années la raison de ces réticences.
J'en viens au second aspect de la question, à la seconde constatation. La fraude fiscale proprement dite - c'est la volonté du législateur - n'est pas directement accessible au ministère public. Elle fait partie de ces contentieux dont l'autorité judiciaire n'est pas écartée mais dans lesquels elle n'a pas vocation à prendre des initiatives, ce qui peut créer, sinon des frustrations, du moins une approche peut-être plus aiguë que dans les contentieux dont l'autorité judiciaire a la charge.
Les services fiscaux n'apprécient guère que la justice prenne des décisions, qu'il s'agisse de poursuites ou de jugements, qui s'écartent de leurs constatations. En clair, les services fiscaux aiment bien être suivis, d'où un filtre encore plus serré que celui que l'on peut connaître dans d'autres contentieux, toujours avec cette crainte des services fiscaux d'un classement par le parquet, voire d'une relaxe par le tribunal de grande instance ou par la cour d'appel.
Il faut bien admettre aussi que, quand il s'agit de la répression de la fraude fiscale, le temps n'a plus la même valeur que pour d'autres contentieux où l'on nous demande de plus en plus, non sans raison d'ailleurs, d'intervenir aussi rapidement que possible. Je ne compte plus les dossiers, dans les trois postes que j'ai occupés en tant que procureur de la République, à Chambéry, Valenciennes et Nice, dans lesquels la saisine était extrêmement tardive.
Compte tenu du temps que prennent les filtres successifs - la volonté du ministre, la Commission des infractions fiscales - puis la mise en forme des dossiers et leur transmission à l'autorité judiciaire, en l'espèce au ministère public, il n'est pas rare de recevoir les dossiers quinze jours avant la prescription de l'action publique, voire la veille, c'est-à-dire quatre ans après la commission des faits.
Ce n'est pas un détail : il faut admettre que cette saisine parfois acrobatique nous oblige à des réponses un peu tranchées. Ou bien on prend le parti d'utiliser nos attributions dans le vague, sans prendre le temps de bien approfondir le dossier au fond et on interrompt la prescription, ce qui peut satisfaire les services fiscaux, ou bien on exerce nos attributions. Or interrompre la prescription n'est pas un acte neutre : cela signifie que l'on pénètre déjà dans le processus répressif.
Il m'est arrivé à quelques reprises, saisi dans ces conditions que j'estimais anormales, de classer. J'ai donné les raisons du classement à l'administration fiscale, qui est peut-être mieux placée que bien d'autres victimes pour les connaître - elle sait d'ailleurs les réclamer directement ou, quelquefois, par l'entremise du ministère de la justice, ce qui ne me paraît pas anormal -, à savoir qu'il n'était pas justifié d'attendre quatre ans moins deux ou trois jours pour demander l'exercice des poursuites. Il m'est aussi arrivé de classer, je ne vous le cache pas, parce que je trouvais que l'utilisation de la voie pénale avait quelque résonance politique, pour ne pas dire politicienne. J'ai ainsi classé un dossier de fraude fiscale qui m'était soumis quarante-huit heures avant l'expiration du délai de prescription contre quelqu'un ayant dénoncé pour corruption un élu de mon ressort. Je trouvais qu'il y avait là comme une connexité assez fâcheuse dans l'utilisation de la voie pénale.
Voilà, brossé à grands traits, le panorama de la fraude fiscale. Il n'y a pas à proprement parler de difficulté juridique en matière de répression de la fraude fiscale en dehors de ce que j'ai évoqué, sinon une certaine volonté de la jurisprudence de faire l'impasse en quelque sorte sur la voie réservée à l'administration fiscale. A travers le délit de blanchiment de fraude fiscale, la jurisprudence a ouvert une voie que je considère, en tant que magistrat, comme un peu dangereuse. Il me semble que la volonté du législateur est assez claire et, quoi que l'on en pense et même si on la conteste, elle passe par l'administration fiscale.
En acceptant de considérer que le ministère public pourrait déclencher dans ce domaine des poursuites au prétexte de blanchiment de la fraude fiscale, on a ouvert une brêche sur laquelle je ne comprends pas que le législateur n'intervienne pas. Toutes les ouvertures jurisprudentielles significatives, et il y en a quelques-unes dans nos textes, devraient d'ailleurs, à mon sens, conduire le Parlement à intervenir pour nous dire clairement ce qu'il en pense.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation un peu bâtarde, que j'ai rencontrée dans le dossier HSBC. Cela commence par une évasion fiscale, une fraude fiscale pour parler clairement. Si vous mettez vos capitaux dans une banque suisse sous couvert de l'anonymat, vous entrez dans un processus de blanchiment, puisque l'argent entré de cette manière pourra être récupéré à la sortie. La banque en question sert finalement de lessiveuse, que l'argent provienne d'une activité criminelle ou d'une activité commerciale dissimulée, donc de la fraude fiscale.
Il y a là un problème qui se pose aujourd'hui et qui, à mon sens, doit être résolu. Se greffe dessus, parce que nous sommes dans le domaine du secret, j'allais dire de la pénombre - les fraudeurs s'affichent rarement sur la place publique -, un vrai sujet qui concerne peut-être davantage le Parlement que la justice, à savoir la nature des preuves que l'on peut fournir.
Que s'est-il passé dans le dossier HSBC ?
Nous recevons une commission rogatoire des autorités helvétiques qui nous informent, sans trop entrer dans le détail, qu'un dénommé Falciani, domicilié dans notre ressort, a dérobé des données informatiques on ne sait pas très bien sur quoi elles portent et nous demandent, au titre de l'entraide pénale internationale, de perquisitionner au domicile de cette personne et de l'entendre, ce que nous faisons. A cette occasion, nous « découvrons » des données, si l'on peut appliquer ce terme à des données figurant de manière fragmentée dans un ordinateur. M. Falciani nous déclare que ces données correspondent à l'ensemble des comptes de la banque HSBC Patrimoine.
La difficulté à laquelle le parquet de Nice, sous ma responsabilité, a bien sûr réfléchi était la suivante : pouvions-nous nous emparer de ces données ? Je ferai une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut : si nous avions trouvé un cadavre dans un placard, aurais-je dû regarder ailleurs en me disant que cela ne concernait pas la commission rogatoire internationale et laisser le cadavre en place ? Or ledit cadavre avait une certaine importance pour les intérêts globaux de notre pays. J'ai décidé que nous pouvions légitimement, dans le cadre de la perquisition effectuée à la demande du parquet fédéral de Berne, conserver ces données.
Il s'est ultérieurement posé la question de savoir si nous avions le droit de nous en servir. Vous connaissez la suite, je pense. Dans le cadre des prescriptions du livre des procédures fiscales, ayant ouvert une enquête sur des procédures qui pouvaient démontrer des faits de blanchiment - je cherchais du blanchiment d'avoirs criminels, pas du blanchiment de fraude fiscale au sens propre -, j'ai décidé de communiquer ces éléments aux services fiscaux.
Je tiens à préciser qu'il s'agit non pas de listes, comme dans une autre affaire dont on a beaucoup parlé ces dernières années, mais de données informatiques dans lesquelles il faut pénétrer. Nous pouvions difficilement y parvenir sans l'aide de M. Falciani et, pour ce qui concerne l'autorité judiciaire, sans l'aide de l'IRCGN, l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale.
Reste l'impureté relative de ces preuves. La justice avait-elle le droit de s'en servir ? Ma réponse est « oui ». Vous le savez, il y a eu divergence au sein de la Cour de cassation, ce qui est toujours un peu malsain. Une des chambres civiles de la Cour, saisie d'une opération de perquisition fiscale à domicile contestée par l'un des fraudeurs, a considéré que la preuve était impure et que l'administration fiscale ne pouvait pas s'en servir. Cependant, ce n'est pas dans le dossier pénal que la question s'est posée.
Était-ce licite ou pas ? Nous attendons la réponse de la chambre criminelle dans le dossier pénal, puisqu'un dossier pénal est actuellement entre les mains du parquet de Paris.
Nous savons que c'est illicite en matière fiscale, du point de vue d'une chambre civile de la Cour de cassation. En revanche, dans l'affaire Bettencourt, la chambre criminelle a estimé que peu importait l'origine des preuves. Ce n'est pas rien d'avoir une telle dissension au sein de la Cour suprême ! Je ne suis pas sûr que cela se réglera par la jurisprudence, ni même par la voie de l'assemblée plénière ; ce ne sera que le point de vue de l'autorité judiciaire.
Nous avons cette autre difficulté, étant observé que l'on peut considérer dans cette affaire qu'en communiquant aux services fiscaux, dans le cadre du livre des procédures fiscales, ce que j'estime avoir conservé normalement, j'ai, en fait, « blanchi » l'origine des données informatisées que je détenais judiciairement...
La situation se pose clairement en ces termes. Il s'est produit quelques incidents périphériques. J'étais partisan de conserver ces données. Un débat a eu lieu. Un texte permet au garde des Sceaux de décider que les autorités françaises conservent les éléments recueillis dans le cadre d'une commission rogatoire internationale si leur restitution est contraire aux intérêts de notre pays. J'ai plaidé en ce sens auprès de la Chancellerie, en indiquant qu'il me paraissait contraire aux intérêts de notre pays de rendre des données qui mettaient en évidence des fraudes importantes réalisées à son détriment. Ce point a été très discuté et la décision a demandé beaucoup de temps. Elle a été prise un jour dans un sens ; le lendemain, Le Canard Enchaîné - je n'y étais pour rien, je vous assure - a rendu public le fait qu'elle allait être rendue et j'ai finalement reçu un ordre différent de la Chancellerie, celui de conserver les données. Nous n'avons donc rendu aux Suisses que des copies de ce qui avait été découvert lors de la perquisition.
Dans cette affaire, il est intéressant de constater à quel point les autorités helvétiques ont pris fait et cause pour le banquier qui avait donné asile à des capitaux sortis en fraude de notre pays. Ce sont des problèmes de coopération internationale dont on connaît bien les limites, puisqu'il existe souvent des réserves en matière fiscale en ce domaine, mais je vous avoue qu'en l'occurrence les courriers que j'ai reçus du parquet fédéral de Berne, outre qu'ils étaient désagréables, ce qui n'est pas bien grave, étaient particulièrement insistants, comme si les intérêts de la Suisse et de HSBC se confondaient.
C'est l'une des limites de ce dossier. Une autre solution procédurale aurait pu être adoptée. Nous avons créé Eurojust et la France y a un représentant. Je considérais que ce dossier devait être remis à Eurojust, ce qui permettait à tous les pays concernés d'y prendre leur part, et pas seulement la France ou l'Italie. Des capitaux d'une centaine de pays, petits et gros, sont impliqués ; les comptes sont nombreux et représentent beaucoup d'argent, étant observé que, initialement, pour simplifier notre tâche et essayer de trouver le bon créneau d'attaque, nous avions demandé à l'IRCGN de ne considérer que ceux des comptes qui affichaient une somme supérieure ou égale à un million d'euros ; en deçà, nous n'avons pas mené de recherches. Donc, tous les noms que nous avons extraits sont relatifs à une détention de un million d'euros et plus.
Pour être complet, j'ajoute que nous avons connu quelques épisodes un peu curieux ; certains noms dont on connaissait l'existence - ils n'étaient pas neutres - ont disparu puis sont revenus ; des incidents techniques se sont produits...
J'en ai terminé, monsieur le président.
M. Philippe Dominati, président. - Nous vous remercions, monsieur le procureur général.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscale. - Monsieur le procureur général, vous avez évoqué le dossier HSBC que nous avions bien sûr à l'esprit, et pour cause. Lorsque le ministre du budget de l'époque avait médiatisé cette liste, il était question de 3 000 noms. De votre côté, vous citez une liste proche de 8 000 noms.
M. Éric de Montgolfier. - Il s'agit du nombre de Français, personnes physiques.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment expliqueriez-vous cette différence importante dans les chiffres ?
Par ailleurs, un hebdomadaire français a récemment publié un article sur ce sujet laissant entendre que la liste aurait été manipulée - j'emploie à dessein le conditionnel. Quelle est votre appréciation sur ce commentaire ?
M. Éric de Montgolfier. - Vous me posez des questions, mais je ne puis vous livrer que des appréciations.
En dehors de tout contexte politique, c'est avec étonnement que j'ai pris connaissance, pendant l'été, du communiqué du ministre du budget faisant état de 3 000 noms. Je me suis dit en souriant qu'il s'agissait peut-être bien de notre dossier, mais je ne retrouvais pas ce chiffre. J'avais déjà livré des indications complètes aux services fiscaux, à savoir la copie des données informatiques dont je disposais. Il faut toutefois accepter l'idée que nos découvertes furent évolutives.
Comme je vous l'ai dit, il ne s'agit pas d'une liste ni d'un catalogue, ce serait trop facile. En réalité, M. Falciani, pour des raisons qui m'échappent encore, nous a livré par bribes ce qu'il détenait. Avant que l'autorité judiciaire n'aille chercher ces données - je l'ai su plus tard -, il semble que des tractations aient eu lieu avec les services fiscaux, ce qui n'est pas peu dans ce dossier.
Qu'a fait le ministre du budget ? A-t-il minoré ce chiffre volontairement ? Le chiffre correspondait-il à ce qui avait été extrait pas ses services à ce moment-là ? S'agissait-il non pas des données que nous avions communiquées mais de celles qui avaient déjà été obtenues par ses services avant que nous n'intervenions ? Pour ma part, je fais suffisamment confiance au ministère des finances de l'époque pour penser que c'était une stratégie intelligente. M. Woerth a indiqué que ses services détenaient une liste de 3 000 personnes ayant ouvert des comptes dans des banques suisses sans citer HSBC Patrimoine, ce qui a provoqué un mouvement intéressant. Il y a en effet beaucoup plus de gens qui détiennent de l'argent dans des banques suisses qu'il n'y en a dans la seule HSBC. Un certain nombre d'entre eux, sans avoir un compte à HSBC, se sont alors sentis concernés et se sont livrés, dans ce que l'on a appelé à Bercy « la cellule de dégrisement », à une sorte de remords actif : transigeons, négocions. Dans mon entourage même, quand la nouvelle a commencé à se répandre, on m'a dit qu'un tel aimerait savoir si telle banque était concernée...
Il y avait donc une stratégie que j'ai trouvée plutôt fine.
Je ne peux pas vous expliquer pourquoi il y a une différence de chiffres. Il faut le demander à M. Woerth. Il est possible qu'elle provienne, non pas d'une erreur technique, mais d'un stade de connaissance inférieur à celui auquel nous devrions un jour parvenir. Il m'était expliqué par les techniciens que ces données informatiques étaient susceptibles de remplir un train de marchandises !
Il est possible que M. Woerth n'ait pas disposé de toutes les données à l'époque du communiqué. Il s'agissait peut-être aussi d'une stratégie qui a permis, d'après le directeur de la vérification fiscale qui m'a souvent tenu informé, de récupérer pas mal d'argent de la fraude. Je n'ai pas d'autre opinion sur la question ; il y a des possibilités différentes.
Vous m'avez interrogé sur la manipulation des données. Les premiers à en parler furent les Suisses. J'ai d'abord eu un contact téléphonique avec la procureure fédérale suisse au sujet de la remise de la copie des données. Je lui ai demandé comment procéder afin de ne pouvoir être soupçonné, en cas de perte, de l'avoir égarée volontairement. Elle m'a répondu que, de toute façon, elle savait que j'allais les truquer. Ce n'était guère aimable, mais passons... Nous avons fait en sorte de remettre la copie à l'ambassade dans les conditions formellement les moins contestables. La procureure fédérale suisse m'a tout de même écrit que, d'après on ne sait trop qui, il n'y avait pas tout. Cela prouve qu'il y avait sans doute encore plus de personnes concernées, et seule HSBC avait dû pouvoir lui fournir la liste de ses heureux clients.
Les données ont-elles été truquées ? Sans vouloir me défausser, je vous avoue que je n'en sais rien, et ce pour une bonne raison : on parle volontiers de l'indépendance de l'autorité judiciaire, mais ce n'est pas tant la nôtre qui est en cause dans la réussite des dossiers que celle des services auxquels nous devons nous adresser. C'est le vrai sujet.
Je demande à l'IRCGN de transformer, avec l'aide de M. Falciani, des données informatisées en données exploitables. Il me faut des noms, des lieux et des sommes. Comment voulez-vous que je sache si l'on m'a transmis toutes les données ou seulement une partie ? Je n'ai aucune possibilité de le vérifier, pas plus que je ne puis m'assurer, quand je lis une audition dans un dossier, que tous les propos ont été retranscrits.
Nous vivons dans un système fondé sur la confiance de l'autorité judiciaire dans les services auxquels elle s'adresse. Un tel dossier comportant quelques risques de politisation, j'avais préféré m'adresser à la gendarmerie nationale, qui est parfois moins sujette aux pressions diverses, ainsi qu'à la douane judiciaire. J'ai été conduit à me poser un certain nombre de questions sur mes choix au vu des mouvements qui se sont produits par la suite au sein de ces services. Mais quels choix avais-je ? De toute façon, le risque est toujours grand et, plus les affaires sont susceptibles de politisation, plus il est difficile pour le ministère public d'être certain des services qu'il choisit pour exécuter ses instructions.
M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le procureur général, certains de ces comptes étaient-ils détenus par des étrangers, par des personnes morales ?
M. Éric de Montgolfier. - La répartition que nous avons adoptée pour essayer d'être efficaces a été la suivante. Nous avons demandé à la gendarmerie d'enquêter sur les personnes physiques. Il y avait tellement de noms que nous avons défini un certain nombre de paramètres. Nous avons essayé de déterminer, d'abord dans le ressort de Nice, si, parmi les détenteurs de grosses sommes, certains aspects pouvaient indiquer une origine criminelle. C'est ce qui m'intéressait le plus.
En droit, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation, je pouvais légitimement considérer qu'ils faisaient tous du blanchiment. Cependant, il faut tenir compte des moyens de la justice. Le Sénat a l'habitude qu'on évoque le sujet, mais il y a un vrai problème. Il s'agissait d'un dossier énorme, auquel je n'avais pas les moyens de faire face à Nice. C'est la raison pour laquelle la Chancellerie a décidé, Nice ayant extrait ce qui l'intéressait, de le transmettre à Paris plutôt que d'attribuer aux différents parquets concernés les cas qui en relevaient.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pour les cas d'évasion fiscale internationale, quels sont les vecteurs les plus prisés, d'une manière générale, par les particuliers ?
M. Éric de Montgolfier. - Vous me demandez un conseil ? Ne rêvons pas trop : les gens honnêtes auront toujours du retard par rapport aux gens malhonnêtes. J'ai coutume de dire que la justice ne rend pas honnête, elle rend juste intelligent. Chaque avancée dans un domaine particulier est annihilée, dans les jours qui suivent, par un effort d'imagination que nous n'avons pas. Je suis procureur, j'ai donc choisi délibérément mon camp et j'avoue ne pas avoir beaucoup d'imagination pour savoir ce que l'on peut faire pour violer la loi.
Est-ce si difficile que cela de procéder à une évasion fiscale ? La voie électronique offre certainement des possibilités qui n'existaient pas autrefois. Il y a des moyens très simples.
J'ai été surpris de constater, dans les dossiers que j'ai eus entre les mains concernant ma circonscription, mais pas seulement, que des personnes dégageant des profits qui se retrouvaient dans leurs comptes suisses, propriétaires, par exemple, d'appartements à Paris, émargeaient au RSA. Comment peut-on être propriétaire de biens immobiliers à Paris, faire évader des profits considérables et bénéficier des minima sociaux ? C'est une grande question, qui rejoint des thèmes qui ont été abordés dernièrement. Il faut l'étudier sereinement, je vous le dis sans esprit partisan. Comment est-ce possible ? Je connais d'autres cas de propriétaires immobiliers émargeant de la même manière. Après tout, la solidarité nationale peut s'exercer autrement qu'au profit des plus riches, en tout cas sûrement pas au profit des fraudeurs !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens sur une précédente question, monsieur le procureur général : je ne pense pas avoir entendu votre réponse sur l'existence, dans cette liste, de comptes autres que français, de comptes de personnes morales.
M. Éric de Montgolfier. - J'avais bien le sentiment d'avoir oublié quelque chose. Je vous l'ai dit, la gendarmerie s'occupait des personnes physiques. En dehors d'une nébuleuse, nous avons été sidérés de constater le nombre d'employés d'HSBC Patrimoine détenteurs de comptes. S'agissait-il de comptes pour tiers ? Je ne compte pas trop sur les Suisses pour nous aider sur ce point.
Il y avait beaucoup d'inconnus. Il y avait également des comptes immobiles. Vous le savez, un compte concernant Patrice de Maistre, toujours dans l'affaire Bettencourt, a suscité beaucoup de passion. J'ai donc vérifié : le compte était immobile depuis cinq ans je crois, ce qui n'exclut pas que le même puisse apparaître dans des comptes de sociétés, mais je n'en ai pas la démonstration.
Il y avait enfin des comptes de sociétés, que nous avons confiés à la douane judiciaire. À ce moment-là, la douane judiciaire avait à sa tête un magistrat que je connaissais, avec lequel il était plaisant de travailler, qui a été remplacé pour un autre. Nous n'avons pas tous très bien compris ce qui se passait. Franchement, je n'ai pas constaté une production considérable de la douane judiciaire.
M. Philippe Dominati, président. - S'agissait-il d'un listing purement français ou comprenait-il des étrangers ?
M. Éric de Montgolfier. - Il s'agissait d'un listing international, c'est en cela que la saisine d'Eurojust avait de l'intérêt.
J'ai rencontré le procureur de Turin, qui souhaitait avoir accès à la liste. Il voulait le plus de renseignements possibles et j'étais prêt à lui fournir toute la liste. La Chancellerie a rendu un arbitrage et il a obtenu les données concernant les seules personnes de nationalité italienne, soit - je cite les chiffres de mémoire - environ 6 000 comptes de personnes physiques. Il n'y a pas eu, à ma connaissance, d'autres approches. J'en ai parlé à des magistrats belges. Je n'ai pas vu arriver, par voie de commission rogatoire internationale, de demande des autorités belges, ni d'autres autorités, en dehors des Italiens. Un parquet allemand s'est également manifesté.
Comme vous le savez, il existe des accords de coopération fiscale en dehors des accords de coopération judiciaire. Je pense qu'une bonne part des échanges sont passés par la voie fiscale plus que par la voie judiciaire. Je ne sais pas quels renseignements ont été donnés ou refusés : là, je ne maîtrise plus rien. C'est pourquoi j'aurais préféré qu'Eurojust soit saisi, un organisme composite qui aurait permis à chacun d'accéder aux données qui le concernaient.
Je mentionnerai également une curiosité : une commission du sénat des Etats-Unis m'a appelé pour me demander de lui envoyer une copie. J'ai expliqué que nous étions tenus par un certain nombre de règles et que je souhaitais que la demande passe par les autorités compétentes. Ils ne comprenaient pas mes réticences. J'ai fait valoir que nous étions un pays de droit latin, qu'il était essentiel pour un procureur de s'en tenir au droit. Je n'ai pas eu d'autre demande et j'en ai été quelque peu étonné, sauf à penser que tout est passé par la voie fiscale.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Y a-t-il eu des suites judiciaires, après la transmission de ces documents ? Des poursuites ont-elles été engagées ?
M. Éric de Montgolfier. - Oui, dans mon ancien ressort. Ensuite, il faut poser la question au procureur de Paris.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Connaissez-vous leur nombre ?
M. Éric de Montgolfier. - Pour Nice, il s'agit de trois ou quatre enquêtes, me semble-t-il.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans votre propos liminaire, vous avez évoqué le classement de certains dossiers. Ces décisions de classement sont-elles motivées ? Si elles ne le sont pas, pour quelles raisons ?
M. Éric de Montgolfier. - Théoriquement, elles le sont. La loi est claire sur ce point : le code de procédure pénale prévoit que les classements sont motivés. Le procureur que j'étais motivait ses classements, mais je n'étais pas celui qui traitait le plus de dossiers dans mon parquet. Je disposais peut-être d'un peu plus de temps que les autres. Par ailleurs, la nature de certains dossiers faisait que je m'astreignais à motiver les classements.
Il se pose un problème de charge de travail. Je suis dans un heureux ressort où le parquet le plus chargé est saisi de 10 000 procédures par an, avec cinq magistrats pour les traiter. J'étais à la tête d'un parquet de quinze magistrats traitant 86 000 procédures par an : le ratio n'est pas exactement le même - et je parle de dossiers actifs. Quelle que soit l'insistance du chef de parquet dans le sens d'une véritable motivation des classements sans suite, je peux concevoir, autour de moi, qu'il faille parfois aller vite.
D'autres solutions existent pour motiver un classement. Vous pouvez toujours demander au parquet de vous expliquer. Je m'étais réservé, dans mes précédentes fonctions, ces contestations de classement ; quand je les rejetais, je motivais ce qui n'avait pas été motivé.
Le code de procédure pénale prévoit en outre le recours devant le procureur général. La procédure est finalement assez méconnue, certains préférant qu'elle le reste pour s'éviter du travail... Le texte est clair : si vous n'êtes pas d'accord avec le procureur de la République qui a classé votre dossier, vous formez un recours devant le procureur général, qui a l'obligation de vous expliquer, de manière motivée, s'il l'accepte ou le rejette.
Par conséquent, d'une manière ou d'une autre, à travers les différentes voies de droit, si vous acceptez de tenir compte d'une vraie charge de travail, il est cependant toujours possible d'obtenir une motivation.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Monsieur le procureur général, vous soulignez, ce que je crois juste, le problème du rapport de l'institution judiciaire, et d'ailleurs des Français en général, à la fraude fiscale. Vous nous indiquez que le ministère public n'est pas directement partie prenante dans l'initiative des poursuites. Le regrettez-vous ? Vos propos laissaient entendre que, au fond, c'était plutôt une bonne chose. Ma première question est la suivante : vous paraît-il opportun que nous travaillions à une évolution du droit sur ce point ou pensez-vous au contraire qu'il soit préférable que l'administration fiscale garde, si je puis dire, l'initiative ?
J'ai bien entendu vos remarques sur les saisines de dernier moment, mais n'est-ce pas la pratique de l'administration fiscale qui pose problème plus que le principe, à moins que les deux ne soient liés ?
Ma deuxième question porte sur la saisine d'Eurojust, que vous aviez suggérée. Vous a-t-on donné des arguments pour ne pas choisir cette voie ? A qui revient l'initiative de saisir Eurojust - je ne suis pas juriste - sur une affaire telle que le dossier HSBC ?
Ma troisième question porte sur la création d'un éventuel haut-commissaire au blanchiment ou à l'évasion fiscale. En vous écoutant, on a l'impression que, du fait de l'empilement des intervenants, au reste logique, l'ensemble de la chaîne susceptible de « traquer » la fraude fiscale perd ici ou là en efficacité. Une structure distanciée par rapport aux institutions existantes serait-elle de nature à veiller à ce qu'elles soient toutes sur le pont pour concourir à l'intérêt général ? En clair, cette idée vous paraît-elle bonne et, dans l'affirmative, verriez-vous pour ce faire une forme d'organisation, de configuration ? Je suis préoccupée de constater, à vous écouter, qu'une partie de notre administration ne semble guère motivée sur le sujet et qu'il n'y a pas qu'une simple distance des magistrats à la question de la fraude fiscale.
M. Éric de Montgolfier. - La dernière question m'intéresse tellement que j'en ai oublié la première !
M. Philippe Dominati, président. - La première question concernait le problème du droit et le monopole de l'administration fiscale sur la poursuite des affaires, alors que le parquet ne peut pas initier la poursuite.
M. Éric de Montgolfier. - Dans notre pays, on a pris depuis quelque temps le pli dangereux de considérer que la justice peut tout et doit intervenir sur tout.
J'ai participé voilà quelques années au ministère de la justice à des travaux avec le Conseil d'État - ils n'ont pas abouti, je vous expliquerai pourquoi - portant sur la question suivante : une part des infractions étant de nature technique, est-il nécessaire de faire intervenir le juge autrement que comme recours au titre des libertés ? Après tout, c'est ce qui se passe avec l'amende forfaitaire - le timbre amende. Les services de police constatent une infraction, vous imposent la sanction ; si vous l'acceptez, c'est fini. Vous pouvez la contester devant le juge en fin de course, mais vous n'allez pas directement devant le juge.
Depuis quelques années, force est de constater que le juge est mis à toutes les sauces. Si l'on ne pénalise pas des dispositions prohibitives, on a l'impression qu'elles n'existent pas, ce qui, de mon point de vue, constate l'échec d'une société. Une société qui ne vit que dans et par la répression est une société en perdition, je vous le dis en tant que magistrat. Peut-être aurais-je intérêt à travailler moins pour le même prix, mais vous aurez bien compris qu'il ne s'agit pas de cela ici. Avec la réflexion que me permet l'expérience, je constate l'existence d'un vrai problème. Finalement, on se disperse et, le faisant, on épuise la répression.
Je souhaitais que certains contentieux - fiscalité, urbanisme, environnement - soient gérés par les administrations, leurs décisions pouvant être contestées devant le juge. C'est là que tout a achoppé. Nous avons eu une grande discussion - j'étais commissaire du Gouvernement - avec la section de l'intérieur sur la question de savoir qui serait le juge : c'est par nature un contentieux des libertés, disais-je, ce sera donc le juge judiciaire, et le Conseil d'État de me répondre que, s'agissant de décisions administratives, ce serait le juge administratif. Nous nous sommes séparés aimablement là-dessus, mais nous n'avons pas avancé d'un pouce !
Je ne suis pas hostile à ce que l'administration intervienne parce qu'elle a une technicité, des moyens, une connaissance que nous n'avons pas nécessairement. Le seul problème est celui, plus général, de l'équité. Il faut que les interventions des uns et des autres soient équitables.
Le malaise autour de la justice est accentué dans notre pays quand certains ont le sentiment que la loi qui leur est appliquée ne l'est pas à d'autres. Mon expérience du ministère de la justice en la matière est lointaine, mais je crains qu'elle ne soit toujours aussi vivace. Je me souviens de deux dossiers concernant d'importantes fraudes fiscales constatées par la Commission des infractions fiscales dont le classement a été ordonné, ce qui est parfaitement illicite, sur l'ordre du garde des Sceaux. Comme aucun procureur n'a cru devoir passer outre au nom de la loi, ce qu'ils auraient pu faire, ce sont deux importants dossiers qui ont été écartés.
J'ai encore le souvenir d'un autre dossier : la commission des services fiscaux s'était engagée - j'étais le chef du bureau de l'action publique pour les affaires économiques et financières, à l'époque - à ce qu'une fois déposée après avis conforme de la Commission des infractions fiscales aucune plainte pour fraude fiscale ne soit jamais retirée. L'une d'elles, au moins, l'a pourtant été. Il s'agissait de favoriser un électeur influent dans le sud-est de la France, à la veille d'une élection présidentielle. J'ai protesté, tempêté, mais l'administration, ne l'oublions pas, cela fait aussi partie de l'épure, est dans la main du pouvoir politique. Les cas qui me viennent à l'esprit concernaient la droite et la gauche, pour simplifier les choses ; tout le monde s'y est retrouvé.
Le système tel qu'il existe me conviendrait à condition qu'il soit équitablement conduit et que la neutralité de l'administration soit respectée. On ne peut pas non plus ignorer que la CIF n'est saisie que sur la volonté du ministre : c'est peut-être cela qu'il faut corriger. Mais faut-il laisser un tel pouvoir dans la main de la seule administration ?
Si l'on trouve, pour peu que cela existe, une autorité indépendante qui contrôle l'ensemble du dispositif, qui ait accès à l'ensemble des éléments et qu'ainsi les plaintes pour fraude fiscale répondent aux seuls besoins de la Nation, à des qualifications claires, à des paramètres certains, j'aime autant ! Je ne tiens pas franchement à aller devant le juge. Je sais quelle difficulté j'ai eu à obtenir des condamnations dans ces domaines.
M. Philippe Dominati, président. - La deuxième question concernait Eurojust : pour quelles raisons n'avez-vous pas saisi Eurojust ?
M. Éric de Montgolfier. - Franchement, je ne savais pas comment on saisit Eurojust. Vous le savez, on crée de choses comme cela et puis ensuite...Je connaissais peu ou prou sa composition, l'existence d'un représentant de la France et il me semblait que c'était le bon emploi. Si vous croyez que le garde des sceaux motive souvent ses décisions auprès des procureurs lorsqu'il refuse leurs suggestions, vous vous faites des illusions... Ah non ! Pas Eurojust!, m'a-t-on seulement répondu.
Je voulais aussi assurer la répartition et la diffusion des listes de fraudeurs. La fraude ne porte pas seulement atteinte à notre pays. Je considère que la solidarité européenne, voire au-delà, justifiait que l'on s'adresse à Eurojust.
M. Philippe Dominati, président. - La troisième question de Mme Lienemann portait sur un éventuel haut-commissaire chargé du blanchiment et de la fraude fiscale.
M. Éric de Montgolfier. - Ma réponse rejoint celle que j'ai faite à votre première question. Je n'y suis pas hostile.
D'abord, je le répète, trop de temps s'écoule avant que les plaintes soient déposées : les filtres successifs, les services... Localement, c'est extrêmement compliqué. Il m'est arrivé, dans une affaire concernant un notaire - l'une des plus importantes études de France -, compte tenu de fraudes nombreuses et considérables, d'intervenir auprès du directeur des finances publiques pour l'inciter à intervenir. Il m'a répondu que cela ne les intéressait pas. Puis, finalement, le nécessaire a été fait.
Quand je considère le temps passé à convaincre la chaîne des responsables pour que l'information remonte, puis, arrivée en haut, redescende enfin, pourquoi ne pas, en effet, instituer un haut commissaire ?
Je ne suis pas hostile à l'idée d'un traitement administratif de ce contentieux particulier, sous réserve in fine de pouvoir s'adresser au juge comme garant des libertés. Cependant, il faudra constituer une autorité vraiment indépendante. Dans notre pays, les autorités indépendantes le sont surtout par les adjectifs, si je puis me permettre cette remarque. Certaines solutions pourraient être plus intéressantes. Je vous livre celle qui me vient à l'esprit pour le Conseil supérieur de la magistrature, à laquelle je tiens: j'aimerais que certaines autorités dites indépendantes soient l'émanation même du Parlement.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Michel Bécot.
M. Michel Bécot. - Nous avons évoqué tout à l'heure la surveillance des personnes physiques. Sur les personnes morales, les entreprises, en revanche, je n'ai pas l'impression qu'il y ait de suivi.
J'aimerais avoir votre opinion sur l'indépendance de la justice, dont on parle beaucoup, pour le parquet, entre autres. Si les élus que nous sommes ou le commun des mortels constatent un dysfonctionnement de cette justice dans l'exercice de son travail, la responsabilité du magistrat est engagée. Bien sûr, au sein du ministère de la justice, le conseil de discipline pourra être saisi, mais, au-delà, qui pourrait le contrôler ?
M. Éric de Montgolfier. - Vous avez émis une opinion sur l'absence de surveillance des personnes morales. Je suis chargé non pas de la surveillance de la fraude dans les entreprises mais de la répression de la fraude, à condition qu'elle me soit signalée.
M. Philippe Dominati, président. - Le listing de HSBC comprenait des personnes physiques et des personnes morales. Y a-t-il eu également un suivi pour les personnes morales ?
M. Éric de Montgolfier. - Oui, mais j'ai lâché le dossier à un certain moment et je ne sais plus très bien ce qui s'est passé pour les personnes morales.
M. Philippe Dominati, président. - Pouvons-nous supposer qu'un suivi a eu lieu ?
M. Éric de Montgolfier. - Il faut interroger le procureur compétent, monsieur le président, et je ne le suis pas.
M. Philippe Dominati, président. - C'est la question que se posait mon collègue et je la trouvais intéressante.
M. Éric de Montgolfier. - Initialement, nous nous en sommes occupés. Nous nous sommes également rendu compte que, dans ces données informatiques, figuraient des leurres. Il nous manque des clés. Qui est derrière qui ?
J'ai demandé aux enquêteurs de se focaliser notamment sur les entreprises ayant vocation à placer des fonds, qui pourraient constituer des relais opportuns pour placer son argent ailleurs. Je crois que nous devrions y être attentifs. Je ne suis pas certain du scrupule de l'honnêteté, sans doute, je ne peux faire que des présomptions dans ce domaine - de ces entreprises : dès lors qu'il y a du profit au bout, je ne suis pas sûr que l'on soit très regardant sur la piste empruntée.
Je considère qu'un certain nombre d'entreprises en France ont vocation à aider les gens à placer leurs capitaux ailleurs. Si c'est licite, cela ne me dérange pas. Ne devrait-on pas assurer là une surveillance particulière ?
Je vous ai déjà, me semble-t-il, livré l'essentiel de ma pensée sur l'indépendance. Je considère que l'indépendance du parquet n'est pas le sujet. On se focalise sans cesse sur l'indépendance des magistrats. Certes, c'est un peu notre faute, nous n'arrêtons pas d'en parler ! Quelquefois, j'aimerais qu'on la vive plus et qu'on en parle moins ! De quelle indépendance parle-t-on ? Un magistrat qui met ses convictions dans la balance est-il indépendant ?
En tant que procureur, à Chambéry, j'ai eu à poursuivre un chef d'entreprise qui dirigeait une importante structure hôtelière à Aix-les-Bains. Le président du tribunal correctionnel a accueilli le prévenu, qui avait tout de même bien violé la loi, en lui faisant part de toute l'admiration du tribunal pour l'oeuvre qu'il avait accomplie ! Assez ennuyé je représentais à l'audience le ministère public, je me suis levé et ai alors conseillé au président de quitter son siège s'il avait des problèmes d'indépendance. Cela a provoqué un certain émoi, mais un peu aussi calmé le magistrat. Toujours est-il que ce magistrat m'a répondu que c'était précisément son indépendance ! Ce à quoi je lui ai rétorqué qu'il devait sans doute plaisanter, car c'était tout le contraire de l'indépendance.
Pour ma part, je ne souscris pas à l'idée de supprimer les instructions individuelles : c'est gentil, mais dangereux. Faut-il - cela rejoint la deuxième partie de votre question - livrer la justice à l'arbitraire des juges ? La justice est un bien commun, elle n'appartient ni aux juges ni aux procureurs. Nous en sommes les serviteurs, rien de plus. Je crains que ce pays, qui n'aime pas sa justice, n'en ait surtout peur. Or une société qui a peur des juges, qui vit dans et par la répression, est une société en souffrance.
Je considère, tout en respectant l'indépendance de la décision judiciaire, que la justice doit faire l'objet d'une surveillance attentive des institutions. Faut-il encore que celle-ci ne soit pas partisane : on ne peut pas sanctionner un magistrat parce qu'il a rendu une décision qui ne plaît pas si celle-ci est conforme au droit. Ceux qui jugent la justice et les juges doivent aussi distinguer ce qui relève de l'erreur et ce qui relève de la faute. Or, ces derniers temps, il me semble que l'on a beaucoup confondu l'erreur et la faute.
Si un juge de l'application des peines a libéré une personne qui, conformément à la règle, était libérable, mais que sitôt sortie elle recommence, même si le JAP a pris toutes les précautions - nous ne sommes pas dotés de facultés divinatoires, sinon nous serions des surhommes -, on va le lui reprocher publiquement, sévèrement, de très haut quelquefois. C'est injuste, parce qu'il s'agit sans doute d'une erreur d'appréciation - la réalité démontre que c'était une erreur - mais où est la faute ? Quelle faute voulez-vous punir ? Ou alors reprochez à ceux qui l'ont nommé qu'il ne soit pas capable de déterminer ce qui va arriver.
Juger est un métier difficile - je ne le dis pas pour la défense de l'institution, j'essaie de ne pas être corporatiste -, beaucoup plus compliqué qu'on ne le croit. J'avais apprécié l'initiative qui avait conduit, il y a de cela plusieurs années, quelques sénateurs dans les parquets. L'expérience les avait beaucoup marqués. Ils avaient compris que le métier n'était pas si facile, que ce n'était pas de l'arithmétique. Que l'on nous désigne comme des laxistes ordinaires me fait hurler de rire : à croire que, ayant décidé d'être laxiste, on choisisse de devenir juge ! Pourquoi se gêner ? C'est n'importe quoi !
Simplement, nous sommes pris au piège entre des paramètres parfois contradictoires. Entre la loi et la sécurité, il y a parfois un réel combat, « illégal » aux yeux de l'opinion publique, comme dans vos esprits. Si je vous dis qu'il m'est arrivé de faire libérer un criminel parce que les délais de procédure n'avaient pas été respectés, vous serez étonnés. Pourtant, si j'avais fait le contraire, j'aurais violé la loi. Attendez-vous des magistrats qu'ils violent la loi ?
C'est à vous de l'expliquer, au lieu de nous tirer dessus comme vous le faites.
Le Parlement est, selon moi, la première des institutions de la République. Si les parlementaires raisonnent comme n'importe quel citoyen face à ce type de question, ne vous étonnez pas du résultat. J'ai récemment relaté cet épisode et l'on m'a répondu : « Vous n'y songez pas, vous deviez... » Je devais quoi ? Je me suis personnellement retrouvé devant un tribunal correctionnel sous une accusation comparable. Il m'a été reproché d'avoir gardé quelqu'un que j'aurais dû libérer. J'ai été relaxé. Vous voyez, on a le droit de se constituer, même contre un magistrat !
Vous cherchez des sanctions possibles : la voie pénale en fait partie. Je me suis retrouvé une fois devant un tribunal correctionnel, deux fois comme témoin assisté. Cela ne me dérange pas : il était assez intéressant de se trouver de l'autre côté, je ne vous le cache pas, à condition que cela se finisse bien et, avec la justice, on ne sait jamais...
C'est votre réaction qui me trouble, quand j'entends dire : il ne fallait pas le libérer. Or il fallait que je le libère ! Voulez-vous que la justice soit soumise à l'arbitraire des magistrats ?
M. Michel Bécot. - Non !
M. Éric de Montgolfier. - Alors, ne répondez pas « non » aux deux questions. Je dois libérer le criminel parce que c'est la loi ? Oui ! Vous ne voulez pas de l'arbitraire des magistrats ? Non ! Encore une fois, vous ne pouvez pas répondre « non » à chaque fois. Il y a forcément une alternative. C'est votre choix, mais ne nous demandez pas tout et le contraire de tout !
Vous cherchez nos responsabilités. Je l'avoue, le corps judiciaire a été un petit peu lent à s'émouvoir sur la recherche de responsabilité. Pour ma part, j'ai assez payé de ma personne en recherchant quelques responsabilités de magistrats. J'ai fini par l'emporter, mais il a vraiment fallu certains concours de circonstances et quelques hommes honnêtes au sein de l'institution. Je sais comment procèdent toutes les institutions, et je ne suis pas sûr que le Parlement soit, lui aussi, complètement à l'abri de cette petite tendance à serrer les rangs. Ne nous laissez pas serrer les rangs ! Et si je pouvais quelquefois vous empêcher de serrer les vôtres, je le ferais bien volontiers...
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.
M. François Pillet. - Monsieur le procureur général, je voudrais vous poser une question concernant les transactions.
Tant que la justice n'est pas saisie, tant que le procureur n'est pas saisi ou, en tout cas, qu'il n'est pas aux commandes, l'administration fiscale, qu'il s'agisse des impôts directs ou de la douane, a un pouvoir de transaction. Je crois savoir que la plupart des affaires importantes, comme les petites, d'ailleurs, surtout en matière de douane - très peu viennent devant les tribunaux correctionnels -, font l'objet d'une transaction. Or vous ne pouvez intervenir pour donner votre avis que lorsque la juridiction a été saisie. Lorsque le jugement n'a pas encore été rendu, pensez-vous ...
M. Éric de Montgolfier. - On transige avec la douane notamment : quelqu'un est interpellé...
M. François Pillet. - Oui.
M. Éric de Montgolfier. - On peut transiger. On peut accepter une transaction tant qu'aucune décision définitive n'est rendue.
M. François Pillet. - Tout à fait.
Etes-vous satisfait du fait que n'importe quelle transaction, quels que soient l'intensité de l'infraction et le préjudice commis envers l'Etat, puisse échapper à l'avis du procureur, dans un premier temps, et du juge, dans un second temps, après que la décision a été rendue ? On laisse tout de même à l'administration la possibilité de juger en quelque sorte la réalité, pour ne pas dire la moralité, des poursuites.
Autrefois, avant la mise en place de la Commission des infractions fiscales, lorsque l'on examinait, sur une année, le rôle du tribunal correctionnel, il était assez curieux de constater que l'administration fiscale avait poursuivi une personne exerçant une profession libérale, un entrepreneur, un agriculteur, un cadre, mais que les poursuites avaient plus valeur d'exemplarité que de justice fiscale.
Jusqu'où la transaction doit-elle être autorisée et laissée au libre arbitre de l'administration ?
M. Éric de Montgolfier. - Qui trop embrasse mal étreint ! Je crains que notre système pénal ne soit aujourd'hui beaucoup fondé sur les transactions, y compris celles qui sont proposées par le procureur. Même si on les appelle aussi « alternatives à la poursuite », il s'agit toujours de transactions, quand ce n'est pas du chantage, monsieur le sénateur...
Lorsque je dis à quelqu'un : « C'est cela ou la comparution publique devant le tribunal », si vous n'appelez pas cela du chantage, moi, je ne sais pas comment l'appeler ! Mais c'est un chantage noble, institutionnel et judiciarisé ; vous l'avez voulu ainsi dans le code de procédure pénale. Posez-vous la question : est-ce légitime ?
M. Philippe Dominati, président. - C'est de la persuasion !
M. Éric de Montgolfier. - C'est un peu plus que de la persuasion ! La persuasion, c'est la force de la conviction. Là, c'est autre chose : c'est ceci ou cela ! Et on choisit toujours la proposition moindre, à moins d'être un peu suicidaire ; mais, dans ce domaine, j'en connais peu !
On a, il est vrai, un mauvais système. C'est pour cette raison qu'il est toujours compliqué de le prendre par bribes. Pour ma part, je pense qu'il faut engager une réforme globale de la justice, en sachant ce que l'on veut faire. En réalité, nous avons des capacités de jugement assez étroites, assez limitées. Je conviens de ce que, peut-être, nous pourrions faire mieux. Mais tout un ensemble de paramètres entrent en jeu : la présence de l'avocat, l'aide juridictionnelle, et une aide juridictionnelle accordée à temps. Tous ces paramètres retardent et limitent nos capacités de jugement.
Dans tous les postes que j'ai occupés - je le vois encore aujourd'hui dans le centre de la France -, j'ai dressé le même constat : on cherche des solutions intermédiaires, et elles sont souvent mauvaises. En effet, c'est précisément parce qu'elles sont intermédiaires qu'elles vont créer un sentiment d'inégalité. Or c'est le pire que l'on puisse faire en matière de Justice.
Pour ce qui me concerne, je suis assez favorable à l'exemplarité. Dans un précédent poste, je me suis étonné du fait que peu d'avocats fassent l'objet de poursuites pour fraude fiscale. Pourtant, Dieu sait si j'ai communiqué des lettres de clients à l'administration fiscale au motif que ceux-ci devaient régler les honoraires en espèces, avec parfois quelques preuves à l'appui. Je m'en étais entretenu avec un haut responsable de l'administration fiscale, lui faisant remarquer que certains avaient droit aux « attentions » de son service, tandis que d'autres étaient totalement ignorés. Sa réponse a été intéressante : « Monsieur le procureur, on les pressure déjà tellement ; vous ne voulez pas, en plus, qu'on les poursuive ! » Vous voyez, quand l'administration fiscale en est à ce point, cela pose un réel problème.
Notre mission est de traiter non pas telle ou telle partie de la délinquance, mais l'ensemble de la délinquance. Or il est extrêmement difficile d'expliquer aux uns les raisons pour lesquelles on ne poursuit pas tel autre pour des faits qu'ils peuvent juger, à tort ou à raison d'ailleurs, comparables, ou, en tout cas, justiciables. C'est là que réside l'autre difficulté.
Tout système qui renforce ce problème et donne à la Nation tout entière, aux personnes que nous poursuivons et que nous jugeons, et au service desquelles nous sommes, le sentiment que la justice frappe les uns et épargne les autres est mauvais.
La transaction fait couler beaucoup d'encre. On voit bien que les citoyens ne sont pas égaux devant la transaction : il vaut mieux être un chanteur célèbre ou un couturier réputé ; cela coûte moins cher de frauder.
M. François Pillet. - En tout cas, il ne passe pas devant le tribunal correctionnel !
M. Éric de Montgolfier. - Mais, même avec la transaction, c'est déjà payer moins que ce que l'on devait !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - En clair, vous êtes contre la transaction ?
M. Éric de Montgolfier. - Je n'y suis pas hostile, puisque j'y ai moi-même recours, mais il faudrait que cette pratique soit encadrée. Dans un pays qui se veut être un pays de droit - on ne cesse de nous le répéter depuis quelques années ! -, cela me gêne que le droit y soit parfois accessoire et qu'il existe un peu trop de possibilités d'arbitraire ; d'où le débat sur l'indépendance.
Si la personne qui est devant vous a une bonne tête, vous êtes, il est vrai, naturellement, tenté d'être plutôt gentil, accommodant ; dans le cas contraire, vous êtes plutôt enclin à avoir un comportement inverse. Est-ce cela, l'indépendance, monsieur le sénateur ?
On dit que la justice est aveugle, mais cela ne signifie pas qu'elle ne sait pas où elle va ; cela veut dire que les magistrats ne doivent pas tenir compte d'un certain nombre d'indices comme la puissance ou la sympathie. Mais il est vrai que l'on nous demande beaucoup et que nous pouvons donner peu par rapport à ce que la nature humaine commande.
Voilà où est la véritable indépendance et pas dans la résistance aux pressions. Depuis le temps que je suis magistrat, les pressions des pouvoirs politiques ne m'impressionnent pas. D'ailleurs, ce sont plutôt les femmes des présidents de la République qui, de temps en temps, s'en mêlent ; ce n'est pas le pouvoir politique...
M. Philippe Dominati, président. - C'est le charme !
M. Éric de Montgolfier. - Non, c'est de l'abus de qualité !
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. - Avant de revenir sur la question des comptes HSBC patrimoine, je veux réagir aux réponses que vous venez d'apporter à notre collègue.
Je ne partage pas tout à fait la philosophie de la première réponse que vous lui avez apportée, mais celle que vous venez de faire me convient pleinement. D'ailleurs, elle me semble quelque peu en contradiction avec la première.
Vous dites que les citoyens doivent avoir confiance en la justice de leur pays. Pardonnez-moi si ce n'est pas exact...
M. Éric de Montgolfier. - C'est une phrase très médiatique, monsieur le sénateur, que je n'utilise pas !
M. Yannick Vaugrenard. - J'avais l'impression que c'était ce que vous vouliez dire sur le fond, mais sans doute ai-je mal compris...
M. Éric de Montgolfier. - Lorsque l'on dit que l'on croit en la justice de son pays, c'est que, en général, on en a besoin ! C'est tout ! Souvent on en espère plus qu'il ne conviendrait...
M. Yannick Vaugrenard. - Si les citoyens semblent aujourd'hui éprouver une certaine méfiance à l'égard de la justice, c'est parce qu'ils ont à l'esprit certains faits divers : un magistrat ayant commis une erreur qui était une faute grossière - en témoigne l'affaire d'Outreau -, a pu continuer à exercer sa profession sans problème majeur, alors que la sanction aurait été terrible et immédiate pour un salarié travaillant dans n'importe quelle entreprise de France et de Navarre.
Par ailleurs, on le sait bien, selon que l'on est puissant ou misérable, pour reprendre la formule habituelle, la justice n'est pas tout à fait la même. Vous venez d'ailleurs de le démontrer en établissant un parallèle entre ceux qui fraudent et la ménagère qui, pour nourrir ses enfants, a commis un vol à l'étalage - il y a malheureusement eu des faits divers célèbres de cette nature. C'est pour cette raison que nos concitoyens n'ont malheureusement pas forcément une confiance pleine et entière dans notre justice.
J'entends bien que c'est la justice des hommes : ce sont les hommes qui jugent, avec, bien entendu, leur marge d'erreur. Mais si le juge se réfère uniquement à la procédure, avez-vous le sentiment qu'il respecte l'esprit de la loi ? Le juge doit respecter l'esprit dans lequel le législateur a voté la loi. Or si le juge se retranche, d'une certaine manière, derrière la procédure, j'ai, pour ma part, le sentiment qu'il ne respecte pas forcément l'esprit de la loi. J'aimerais avoir votre sentiment sur cette question.
J'en reviens à HSBC. Vous avez posé la question de savoir si la justice avait le droit de se servir de ces données : d'un point de vue judiciaire, non, apparemment, mais, d'un point de vue fiscal, oui, d'une certaine manière. C'est cela qui est terrible.
S'il existe une différence entre l'approche fiscale et l'approche judiciaire, comment le législateur peut-il intervenir pour supprimer celle-ci ? Ou la vraie difficulté ne réside-t-elle pas dans le fait que HSBC est une banque suisse, protégée par l'État suisse ? Cela m'amène à vous poser une autre question : comment se fait-il que cette banque suisse ait été à ce point protégée par l'Etat suisse ? Est-ce à dire que la justice de notre pays a été, à l'époque, suffisamment protégée par les politiques, sachant que HSBC a toujours pignon sur rue à Paris ? J'aimerais avoir votre sentiment sur cette question globale.
Enfin, à un moment de votre intervention, vous avez indiqué que la gendarmerie nationale est, semble-t-il, moins sujette à diverses pressions. Sans vouloir vous gêner, pouvez vous être plus précis ?
M. Éric de Montgolfier. - Je ne sais pas si c'est une habitude au Sénat, mais les questions sont complexes !
Pour répondre à votre dernière question, les gendarmes restent, dirai-je, des militaires dans l'âme. Je ne dirai pas que l'ossature de leur corps leur permet de mieux résister, car je n'en suis pas sûr, mais elle incite, en tout cas, à moins leur demander d'illégal. Il m'est arrivé, il est vrai, de rencontrer des services de police de toute confiance. Ainsi, en matière économique et financière, j'ai travaillé, à Nice, avec un commissaire de police qui m'a permis de mettre au jour un certain nombre d'affaires, et ce en toute confiance. Mais, apparemment, sa hiérarchie avait beaucoup moins confiance en lui... Il l'a payé ! Après de nombreuses années de « stationnement » niçois - j'en conviens, il y a pire ! -, il a été mis au placard, et j'ai trouvé cela anormal. Dans la gendarmerie, cela se sent moins parce que le corps est davantage capable de résistance. Il y a, d'un côté, des militaires et, et l'autre, des civils, et je vois bien que la pression du pouvoir exécutif est plus forte sur la police nationale que sur la gendarmerie. Je ne vous dis pas qu'il n'y a pas eu d'exemples contraires : même dans l'affaire HSBC, je me suis posé des questions sur quelques étoiles qui naissaient au firmament !
D'une manière générale, même s'il existe bien sûr des exceptions, il est vrai que, dans les affaires délicates, j'ai souvent - pas toujours, mais souvent - préféré recourir aux services de la gendarmerie.
Même si ce n'est pas le sujet, pouvons-nous revenir un instant sur l'affaire d'Outreau ?
M. Philippe Dominati, président. - Certes, on est un peu hors sujet, mais...
M. Éric de Montgolfier. . - Pas complètement !
M. Philippe Dominati, président. - Il est vrai que c'est, pour nous, l'occasion d'obtenir des précisions !
M. Éric de Montgolfier. - Vous avez dit, monsieur le sénateur, que le juge d'instruction aurait dû être sanctionné. Pour ma part, je ne suis pas certain que ce soit de bonne justice de tirer, comme cela, à vue. Je parle non pas de vous, mais de ce qui s'est passé. D'ailleurs, je vous le dis tout net, j'hésite à accepter l'idée d'une commission d'enquête sur une affaire judiciaire en cours. A cet égard, lorsque j'étais au ministère de la justice, je m'y suis opposé, au nom des gardes des Sceaux successifs, au motif que la justice était saisie et qu'il me semblait qu'il existait des règles en la matière. Le dossier d'Outreau n'était pas achevé. On peut aussi considérer que la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau a pesé sur la décision judiciaire, d'une manière réelle. Il était acquis que les mis en examen étaient innocents. On peut alors se poser la question de l'influence de la commission d'enquête sur ce qui s'est ensuite passé.
Je voudrais simplement revenir sur le résultat. Il est vrai que le magistrat ayant été chargé de l'instruction n'a pas fait preuve de l'humilité nécessaire à la conduite des opérations.
Disant cela, je n'ai pas tout dit.
En effet, dans l'institution, il y avait à côté du juge, me semble-t-il, une cour d'appel chargée de vérifier ce qui s'était passé. Or je me souviens avoir entendu à la télévision, avec beaucoup d'étonnement, l'un des magistrats ayant composé la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, aujourd'hui d'ailleurs à la Cour de cassation, indiquer : « On ne pouvait voir que ce que nous donnait le juge ». Mais, dans ce cas, on va faire de sérieuses économies : on va pouvoir supprimer les cours d'appel ! Si elles ne servent qu'à voir ce qu'on leur donne, franchement, elles risquent de ne pas voir grand-chose.
De plus, il y avait tous ceux qui étaient intervenus dans le processus, y compris le ministère de la justice. Pour avoir vécu assez longtemps, en direct, des affaires de cette nature, je puis vous jurer que la chancellerie, à moins que cela n'ait beaucoup changé, tient très précisément la main à ce qui se fait. Vous ne pouvez donc pas non plus gommer cet aspect des choses. Le garde des Sceaux en personne avait souhaité qu'il y ait des poursuites plus vigoureuses en matière d'atteintes sexuelles sur des mineurs. D'une manière générale, il y avait à cette époque une action tendant à la répression de ce que l'on a appelé la pédophilie ou la pédocriminalité, si vous voulez. Il y avait toute une ambiance particulière dans notre pays. Or quel est celui, le seul, auquel on demande des comptes ? C'est le malheureux clampin qui sort de l'école. Vous me direz qu'il l'a voulu, puisqu'il a voulu être magistrat. Mais alors, posez-vous une autre question, celle de notre formation.
Pour ma part, je considère que le système des grandes écoles de la République, qui avait une certaine valeur au sortir de la dernière guerre mondiale, est peut-être un modèle dépassé. Avec le temps - c'est le temps qui me permet de le dire -, je crois que l'expérience vaut mieux que les diplômes.
Pensez-vous que l'on puisse enseigner à quiconque, entre vingt-cinq et trente ans, l'art de juger les autres ? Certes, on a prévu aujourd'hui une épreuve d'approche psychologique, que j'avais souhaitée, même si j'avais alors plutôt préféré le recours à un psychiatre, mais il faut que l'on réfléchisse à ce système.
Vous vous plaignez de l'immaturité psychologique du juge d'instruction dans l'affaire d'Outreau ? Vous n'avez pas tort. Mais ne vous étonnez pas que l'institution tout entière ait été défaillante ou, plutôt, étonnez-vous-en !
Demandez-vous comment tant de jeunes gens, sans expérience, peuvent se retrouver solitaires dans une activité juridictionnelle. Les choix qui sont faits ne sont pas le fruit du hasard. Pourquoi tant de personnes veulent-elles devenir juges des enfants, une activité où l'on est seul ? Certes, il y a des gens qui gravitent autour d'eux, mais les juges des enfants sont seuls à décider. Pourquoi tant de personnes cherchent-elles à exercer la fonction de juge d'instruction, qui est également solitaire ? Or, parce qu'elle est solitaire, cette fonction est dangereuse. De mon point de vue, c'est là que se situe le problème.
Aujourd'hui, j'en suis à me poser la question suivante : et si tous ceux qui veulent devenir magistrats restaient pendant dix ans dans une structure collégiale ? Par exemple, dans un parquet, qui constitue une forme de collégialité ? Fusionnons au départ des professions de même nature: si vous voulez être magistrat, il faut commencer par être soit avocat, soit parquetier. C'est plus simple. Et, au bout de dix ans, on écrémera ; on trouvera bien une autorité indépendante pour désigner les meilleurs. Ceux-ci deviendront juges, et le resteront : ils ne reviendront pas au parquet parce que cela les arrange géographiquement, uniquement pour se rapprocher de leur vieille maman ou de je ne sais qui.
Pardonnez-moi, je vous le dis franchement, car vous m'en donnez l'occasion, vous êtes exigeants envers nous, mais vous êtes finalement assez pauvres dans vos exigences, que je trouve superficielles ; ce ne sont pas des exigences de fond.
M. Philippe Dominati, président. - Comme vous avez pu le constater, vous bénéficiez d'un droit de réponse assez vaste et vous en profitez.
Certes, il y a eu une commission d'enquête sur une affaire judiciaire en cours, mais nous ne pouvons pas toujours attendre quinze ou dix-sept ans que la justice ait fini son travail avant de commencer le nôtre. Nous sommes parfois obligés, comme pour le sujet qui nous occupe aujourd'hui, à savoir l'évasion fiscale, d'avancer en même temps qu'elle.
Il serait difficile à M. le rapporteur de ne pas évoquer certaines affaires concernant l'évasion fiscale ou les actifs hors de France. Je me permets ainsi d'exercer également mon droit de réponse pour souligner cette difficulté avant de passer la parole à M. Delattre.
M. Éric de Montgolfier. - C'est quasiment un combat pour le principe. Je ne suis pas hostile aux commissions d'enquête, mais il faudrait qu'il en sorte quelque chose.
M. Philippe Dominati, président. - Elles permettent parfois d'avancer.
M. Éric de Montgolfier. - Cela n'a pas été le cas pour l'affaire d'Outreau.
M. Philippe Dominati, président. - C'est justement la frustration qu'a exprimée notre collègue Yannick Vaugrenard, et qui est largement partagée par tous.
M. Éric de Montgolfier. . - J'ai la même.
M. Philippe Dominati, président. - J'ai bien compris que vous partagiez nos frustrations, monsieur le procureur général.
Revenons au sujet qui nous occupe aujourd'hui.
La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. - M. de Montgolfier ne m'a pas répondu, sur HSBC, sur le fiscal et le judiciaire. Et quid de la voie législative ? Quel a été le rôle de la Suisse par rapport à HSBC et, éventuellement, quel a été celui de l'État français ?
M. Éric de Montgolfier. - Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je n'ai bénéficié d'aucune confidence et j'ignore ce qui s'est passé à la Chancellerie.
Mon rôle était également de me battre pour faire avancer le dossier. Je ne suis pas certain que cette volonté ait été partagée par tous. Voilà pourquoi nous en sommes parfois réduits à des suppositions.
La question n'est pas que les preuves soient fiscales ou judiciaires. Ce qui a été sanctionné, c'est finalement l'obtention d'une preuve douteuse dans un cadre fiscal. Dans l'affaire Bettencourt, les choses se sont passées autrement : l'obtention d'une preuve douteuse n'a pas été sanctionnée. On ne sait plus trop où l'on en est.
Il me semble que la loi devrait avoir la maîtrise. En l'occurrence, il suffirait que le Parlement inscrive dans le code de procédure pénale, au chapitre des preuves, ce qu'il ne veut pas...
M. Francis Delattre. - Il faut inverser la charge de la preuve !
M. Éric de Montgolfier. - Ce n'est pas un problème de charge de la preuve. Je parle de la nature de la preuve : faut-il accepter les preuves douteuses ou obtenues par des voies illégitimes ? Et encore, cela ne dit pas tout. Il serait important de disposer d'un article complet et parfaitement rédigé sur ce point.
Il ne doit pas revenir aux juges de dicter la loi. D'ailleurs, la part que l'on fait aujourd'hui à la jurisprudence me paraît extrêmement dangereuse. Pourquoi ? Parce que, après dix ou douze ans de procédure, la Cour de cassation peut annuler une décision de justice, mais pendant dix ou quinze ans, quelqu'un aura subi l'opprobre attachée à la poursuite.
M. Philippe Dominati, président. - Dans le cas que vous avez cité tout à l'heure, la chambre criminelle n'a pas encore statué.
M. Éric de Montgolfier. - Dans l'affaire Bettencourt, si.
M. Philippe Dominati, président. - Mais pas dans l'affaire HSBC.
M. Éric de Montgolfier. - La chambre criminelle a statué dans l'affaire Bettencourt. C'est la chambre civile qui a considéré que la façon dont les éléments sont parvenus à la connaissance des services fiscaux était douteuse et qui a refusé d'accepter la preuve.
M. Philippe Dominati, président. - Moralité : il y a des difficultés.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - La loi ne pourrait-elle pas porter remède à tout cela ?
M. Philippe Dominati, président. - C'est ce que propose M. le procureur général.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - A-t-il des suggestions de formulation ? Évidemment, il n'est pas possible de faire figurer dans la loi que les preuves obtenues de manière douteuse sont légales. Néanmoins, il serait important d'expliciter les formes d'acquisition.
M. Éric de Montgolfier. - Madame le sénateur, lorsque je rédige mes décisions, je ne viens pas solliciter votre aide. La rédaction des lois est de votre ressort, pas du mien.
M. Philippe Dominati, président. - Tout à fait, à chacun son métier !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Oui, mais l'expérience de M. de Montgolfier est importante.
M. Éric de Montgolfier. - Je ne peux pas vous répondre au débotté, mais je réfléchirai à votre suggestion, madame le sénateur.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. - Monsieur le procureur général, ma question comporte trois volets, mais tourne essentiellement autour de la « porosité » entre la fraude fiscale, l'optimisation fiscale et le blanchiment.
Premièrement, vos fonctions dans les Alpes-Maritimes ont-elles été l'occasion pour vous de rencontrer le cas d'une société de droit panaméen, par exemple, immatriculée ou gérée par une institution des îles Caïmans et ayant investi dans l'immobilier dans ce merveilleux département ? Avez-vous connu des affaires relevant peu ou prou de ce type de montage ? Pour me répondre, vous pouvez changer le nom des sociétés.
Deuxièmement, je souhaite dire un mot du problème des preuves. Aujourd'hui, en matière de fraude fiscale, nous rencontrons deux cas de figure : soit nous sommes confrontés à de la fraude fiscale qui s'apparente à des activités extérieures licites, soit nous avons affaire à des mouvements de capitaux liés au monde de la drogue et autres trafics.
Dans l'affaire HSBC, vous avez trouvé de l'argent sur des comptes à l'étranger et vous avez dû démontrer que ces sommes provenaient de trafics illicites ou de fraudes fiscales. Ne serait-il pas astucieux de légiférer dans le sens d'un renversement de la charge de la preuve ? Ne serait-ce pas plutôt aux titulaires de ces comptes de justifier de l'origine de cet argent ? Cela nous aiderait à faire un tri. Une telle disposition vous paraît-elle envisageable ? Elle réglerait tous les problèmes et toutes les contradictions de la Cour de cassation.
Troisièmement, de plus en plus d'affaires font uniquement l'objet d'enquêtes préliminaires. D'ailleurs, les juges d'instruction se plaignent d'être chargés de moins en moins d'affaires : nous en avons encore eu l'exemple ce matin. Dans le cadre des enquêtes préliminaires, avez-vous connu beaucoup de délits à caractère fiscal ?
M. Philippe Dominati, président. - Dans votre ancienne juridiction, le passage par des îles exotiques pour les investissements immobiliers est-il un schéma fréquent ou s'agit-il de simples racontars ?
M. Éric de Montgolfier. - De manière générale, on raconte bien des choses sur les Alpes-Maritimes !
M. Philippe Dominati, président. - En raconte-t-on autant sur Bourges ?
M. Éric de Montgolfier. - Sur Bourges, beaucoup moins. C'est autre chose, c'est la France !
En ce qui concerne les investissements immobiliers sur la Côte d'Azur, le problème est de savoir d'où vient l'argent. Lorsque la fille d'un Président russe, par exemple, achète une villa qui vaut des dizaines de millions d'euros, quand la villa Léopolda, qui appartenait à un financier tout-puissant, est mise en vente pour une somme colossale - on parle de 37 millions d'euros je crois-, il faut savoir si tout cet argent a été obtenu légalement ou illégalement.
D'ailleurs, la déclaration de soupçon, qui est de droit en matière de blanchiment, est faite systématiquement par l'administration fiscale au-delà d'une certaine somme, comme si le montant en rendait la provenance suspecte. Nous en arrivons à votre renversement de la charge de la preuve : l'administration fiscale, compte tenu des montants en jeu, considère qu'il y a fort à parier que l'origine des sommes est douteuse. Faut-il entrer dans cette logique ? Je m'y suis opposé : dépenser l'argent du crime, ce n'est pas nécessairement le blanchir. L'opération de blanchiment commence par une entrée et se termine par une sortie. C'est ce que j'ai expliqué pour la villa Léopolda, qui contient beaucoup de tableaux et de meubles. Si les sommes versées pour l'achat global incluent la valeur des meubles et des tableaux, une opération de blanchiment est possible en cas de revente de ceux-ci. Si seul le bien est acheté, il n'y a pas de blanchiment : c'est un investissement d'origine impure, mais c'est un investissement.
Par ailleurs, face à ce type d'investissement, le problème pour les magistrats est de savoir à qui demander d'où vient l'argent. Croyez-vous que j'obtiendrais une réponse si je demandais au Président russe, par voie de commission rogatoire, si celui de ses proches qui est concerné est un voyou ?...
Nous sommes aujourd'hui confrontés à l'internationalisation des systèmes. Nous n'avons plus de prise sur nombre de crimes en raison de la diversité des droits. On a ouvert les frontières : il fallait les remplacer par des bibliothèques de droit, chaque pays conservant le sien. Nous ne sommes pas dans cette situation et il nous est demandé d'affronter le crime avec de moins en moins de moyens. La lutte est inégale.
Vous savez pertinemment que si je cherchais à interroger le Président de la Russie sur l'origine de la fortune de l'un de ses proches, il y aurait, comme on dit, des mouvements divers...
M. Francis Delattre. - Nous comprenons bien quelle est la difficulté.
En ce qui concerne les investissements courants, y a-t-il beaucoup d'opérations de blanchiment ?
M. Éric de Montgolfier. - Le problème est surtout de savoir si ces opérations sont portées à notre connaissance.
Vous avez créé un magnifique dispositif dans le code de procédure pénale, à l'article 40. Vous qui sanctionnez tout, mesdames, messieurs les parlementaires, là, vous n'avez rien sanctionné du tout ! C'est curieux, car c'est l'une des rares dispositions qui ne connaissent pas d'accompagnement sur le plan pénal, ce qui pourtant lui donnerait de la force.
Si vous cherchez des idées, j'en ai quelques-unes. Il n'est pas normal d'obliger les autorités constituées à dénoncer au procureur de la République des faits qui paraissent de nature pénale sans prévoir aucune sanction si l'obligation n'est pas respectée. Car c'est cela qui se passe ! Dans les faits, j'ai vu assez rarement appliquer cet article 40. J'ai connu des recours à l'article 40 utilitaires : le préfet me prévient d'un fait ; je lui dis que ce n'est pas une infraction ; il me répond que M. Ciotti se plaint ; je lui réponds que ce n'est quand même pas une infraction. Le préfet sait donc que ce n'est pas une infraction, mais il pourra dire qu'il a alerté le procureur de la République, en application de l'article 40, ce qu'il fait et cela permettra au parlementaire de s'exclamer : « Quel est ce voyou qui ne veut pas agir ? ».
Cet article autorise un très vilain jeu. Je vous le dis tout net : soit vous le supprimez, soit vous lui donnez une véritable portée. Si, dans le cadre d'une procédure pénale, on se rend compte qu'une autorité connaissait l'infraction et a laissé faire, on pourra lui demander des comptes, car ce ne sera pas une erreur, ce sera une faute.
Cela étant, dans un bon système juridique, il est préférable d'apporter la preuve. Même si l'on inverse la charge de la preuve, il faudra de toute façon à un moment donné faire la preuve. Je pense au système italien ; si une personne dispose d'une fortune dont on ne connaît pas l'origine, on suppose qu'elle est d'origine criminelle, à charge pour la personne de démontrer le contraire. Cependant, il faudra bien vérifier les éléments qu'elle apporte et on se retrouvera une fois encore dans un système de preuve.
Le problème reste donc entier. En apparence, on se sera donné des armes, mais des armes qui en réalité ne serviront à rien, sinon à prolonger la procédure. Vous affirmez qu'il y a de moins en moins de saisines à l'instruction. Pardi ! C'est que la procédure pénale d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier. Ne croyez pas que les procureurs soient si attentifs à la voix de l'exécutif, de quelque hauteur qu'elle vienne.
Personnellement, j'ai vraiment réduit la part des juges d'instruction. Pourquoi ? Parce que, dans nombre de cas, les juges instruction étaient saisis en vue d'obtenir un mandat de dépôt. Avec la création du juge des libertés et de la détention, avec toutes les procédures qui se sont développées, les besoins ne sont plus les mêmes. La comparution immédiate a changé la donne, puisque cette procédure ne nécessite pas que l'on fasse appel au juge d'instruction, dont la charge moyenne est passée de 180 dossiers, ce qui n'avait pas toujours beaucoup de sens, à 50. Aujourd'hui la matière est plus concentrée.
Le problème tient à ce que la procédure pénale s'est sensiblement alourdie. Il est très sympathique, par exemple, de prévoir que le procureur ayant pris ses réquisitions définitives, elles doivent être communiquées à l'avocat, qui va pouvoir formuler des observations. A chaque étape, les temps de procédure sont allongés. Or, plus la procédure est lourde, plus le temps s'écoule et plus vous nous le reprochez. C'est pourtant vous qui êtes à l'origine de cette lenteur, dans bien des cas, pas toujours je vous rassure, mais c'est encore trop souvent, je vous l'accorde. Ces lenteurs ne sont pas imputables uniquement aux juges.
Quoi qu'il en soit, ne nous imputez pas à charge et de mauvaise foi le fait d'avoir réduit le nombre d'informations. Pour ce qui me concerne, je l'ai volontairement réduit, car c'était du temps perdu sans profit.
Néanmoins, vous devriez vous interroger sur les pratiques de correctionnalisation des affaires criminelles. Vous avez voté des lois qui prévoient que tel fait, de nature criminelle, doit être jugé par la cour d'assises. J'ai été nommé dans une heureuse région où des faits peuvent être qualifiés crimes sans que cela surcharge gravement les stocks. C'est une terre bénie, j'en conviens, mais qu'en est-il ailleurs ?
À Nice, la cour d'assises comporte deux chambres et les stocks sont importants. Si je n'avais pas correctionnalisé à tour de bras, à l'instigation même de la cour d'appel, nous ne nous en serions pas sortis. Le problème est qu'il faut expliquer aux victimes qu'il s'agit bien d'un crime, mais que nous n'avons pas suffisamment de place pour en renvoyer les auteurs devant la cour d'assises ! Tout le monde accepte implicitement cet état de fait. Je ne suis pourtant pas certain que ce soit là de bonne justice...
Vous avez tiré un fil, mesdames, messieurs les sénateurs, vous m'obligez à le suivre. L'idée que l'on se fait de la justice dans ce pays ne peut pas être fragmentaire : telle erreur est commise ici ; là, il y a l'affaire d'Outreau... Non, c'est un tout qui se tient ! Les juges voient malice dans la diminution des affaires d'instruction. Ils ont peut-être parfois raison ; il existe des différences entre nous. Quoi qu'il en soit, je le fais et je le dis, car ce la me semble être dans l'intérêt de la justice.
En revanche, il n'est pas dans l'intérêt de la justice, selon moi, de disqualifier acrobatiquement une infraction criminelle afin de la faire juger par le tribunal correctionnel et ainsi gagner du temps. Le Parlement ne peut pas rester indifférent à ce problème.
M. Philippe Dominati, président. - Pour conclure, je donne la parole à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur le procureur général, j'aimerais vous poser une dernière question : au vu de votre expérience, considérez-vous que l'incrimination de fraude fiscale recouvre correctement et complètement les faits d'évasion fiscale les plus dommageables et les plus abusifs ?
M. Éric de Montgolfier. - Je comprends, maintenant, le sens de la question, entre cela et l'abus de droit.
Effectivement, on constate que, dans certaines situations, la morale ne trouve pas son compte, d'où l'expression que j'utilise : « Le cercle de la morale est beaucoup plus large que celui de la loi ». La loi dans le droit, ce n'est pas tout. Certaines situations sont manifestement immorales, ce qui est parfaitement inéquitable, car les moyens existent d'y mettre un terme.
Je vous ai signalé que des personnes faisaient profession de placer les fonds et je vous ai indiqué dans quelles conditions il fallait s'y intéresser. Ceux qui s'adressent à ces personnes disposent déjà de quelques moyens. Les individus qui souhaitent sinon violer la loi, du moins la contourner ont des facilités de ce point de vue. Cependant, les magistrats ne peuvent qu'être spectateurs. Vous n'allez pas nous demander d'élargir le cercle de la loi que vous avez tracé au motif que la morale n'y trouverait pas son compte ! C'est vous qui passez de la morale au droit ; ne nous demandez pas de passer du droit à la morale.
M. Philippe Dominati, président. - Vous allez avoir du travail, monsieur le rapporteur, pour établir votre rapport dans quelques semaines !
Personne ne demande plus la parole ?...
Monsieur le procureur général, je vous remercie de cette audition. Même si nous avons exploré parfois d'autres voies que celles que nous avions envisagées au départ, vos observations nous ont paru tellement intéressantes que nous sommes prêts à creuser le sujet.
Mercredi 23 mai 2012
- Présidence de M. Philippe Dominati, président -Audition de M. Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris
M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris.
Je vous rappelle, monsieur le juge, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Guillaume Daieff prête serment.)
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
Monsieur le juge, je vous propose de commencer cette audition par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, puis des membres de la commission.
Vous avez la parole.
M. Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris. - Je vous remercie, monsieur le président, monsieur le rapporteur, de m'avoir invité aujourd'hui. C'est pour moi un plaisir et un honneur de venir répondre aux questions des membres de cette commission et de partager avec vous mon expérience professionnelle en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Comme mon collègue Renaud Van Ruymbeke, je suis juge d'instruction au sein du Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris. Comme vous le savez, ce pôle comprend à la fois des juges d'instruction et des procureurs, qui sont également chargés des affaires économiques et financières. Nous sommes regroupés à Paris, rue des Italiens, dans une antenne, le Pôle financier.
Évidemment, je ne pourrai vous parler que de ce que je sais de mon cabinet et du fonctionnement du Pôle financier du TGI de Paris. La lutte contre la fraude fiscale, dans son aspect pénal, est évidemment également menée par des juridictions non parisiennes, en particulier par les juridictions interrégionales spécialisées, lesquelles sont en France au nombre de huit. Il s'agit de grandes juridictions.
Je commencerai par évoquer les trois types d'affaires que le Pôle financier est appelé à traiter.
En premier lieu, en matière de fiscalité indirecte, nous traitons essentiellement des fraudes à la TVA, qualifiées d'escroqueries à la TVA, qui s'appliquent aux entreprises et non aux particuliers. Il s'agit là d'une fraude ancienne, pérenne, qui, je l'imagine, continuera d'exister tant que l'on ne mettra pas en oeuvre les moyens nécessaires pour tenter de la réduire.
Je prends un exemple : soit une entreprise X qui achète à son fournisseur F des marchandises au prix de 100 euros hors taxes, puis les revend 119,6 euros TTC à son client C. Alors qu'elle devrait rendre à l'État la TVA qu'elle a ainsi collectée, elle la conserve et disparaît dans la nature. On parle alors de TVA éludée. La société X est fiscalement défaillante.
Lorsque le client C revend au fournisseur F la marchandise hors taxes, on parle alors d'un carrousel de TVA. Autrement dit, alors que C a payé à une société X les marchandises TTC, il les revend hors taxes. Devenu créditeur de TVA, il peut demander à l'État de lui rembourser la TVA qu'il a décaissée. Ce remboursement est évidemment fiscalement légal, mais, en réalité, C est complice : il se fait remettre une TVA par l'État, alors que le système n'a été créé que pour éluder le paiement de la TVA et l'empocher.
Ces fraudes à la TVA concernent en général des produits à forte valeur ajoutée, si possible de petit volume, et très chers.
M. Philippe Dominati, président. - Des téléphones, par exemple ?
M. Guillaume Daieff. - Par exemple des téléphones, des cartouches d'imprimantes. L'objectif étant de faire tourner la marchandise, il vaut mieux qu'elle ne soit pas trop volumineuse. Il vaut mieux également qu'elle soit coûteuse, le montant de la TVA étant évidemment en rapport.
Dernièrement, ceux que l'on appelle les « carrousélistes » ont investi le domaine des produits immatériels. En interrogatoire, certains m'ont expliqué que ces biens étaient un vrai bonheur pour eux, car il n'y a besoin ni de les stocker, ni de les transporter. Il suffit d'un clic ! Typiquement, cela concerne les droits à polluer et les quotas de CO2.
Ces fraudes entraînent évidemment des mouvements financiers très importants sur des comptes bancaires, et c'est ce qui fait le lien avec l'évasion. En France, les banques sont assez vigilantes en matière de lutte contre le blanchiment. Les « carrousélistes » de TVA ne font donc pas leurs affaires sur les comptes bancaires français de ces sociétés, mais ils ouvrent des comptes dans des pays comme Hong Kong, Chypre ou certains pays baltes, au nom de ces sociétés françaises, lesquelles sont des entreprises françaises inscrites au registre du commerce et des sociétés, à Paris ou ailleurs en France. Ils utilisent ces comptes ouverts à l'étranger pour régler les marchandises qu'ils achètent et encaisser le produit de la revente.
L'entraide judiciaire avec ces pays est donc importante. Je reviendrai sur ce sujet tout à l'heure.
En deuxième lieu, le Pôle financier traite, de manière très classique, les abus de biens sociaux. Nous sommes là à l'intersection de la fiscalité des entreprises et de la fiscalité des particuliers.
L'abus de biens sociaux requiert en général de fausses écritures comptables afin de justifier les flux. Le principe est de créer des créanciers fictifs. Pour cela, il existe trois techniques : le créancier fictif, le faux prêt intragroupe, les avances fictives en compte courant d'associé.
La première technique consiste à demander à un fournisseur de vous adresser des fausses factures. Le plus simple toutefois est d'être vous-même votre propre faux fournisseur et de confectionner vous-même une fausse facture. Cette fausse facture est ensuite entrée en comptabilité. Elle vous permet de justifier un décaissement, qu'il ne vous reste plus qu'à empocher.
Évidemment, il vaut mieux avoir une société immatriculée aux Seychelles, à Hong Kong ou ailleurs ; c'est plus simple et c'est tellement facile ! Dans ces pays, un grand nombre de sociétés font du véritable commerce et les banquiers de ces États, qui ne sont d'ailleurs pas très vigilants, ne sont donc pas très étonnés de voir arriver beaucoup d'argent sur ces comptes. Le faux facturier est établi en France et se rend dans ces pays pour y retirer de l'argent en espèces ou utilise Internet - le e-banking- pour faire des virements ailleurs
La deuxième technique utilisée est celle des « groupes » de sociétés en général « bidons », gérées par des gérants de paille. Ces sociétés ne font pas du vrai business, si vous me permettez cet anglicisme. Elles réalisent de faux prêts intra-groupe pour justifier des sorties d'argent. Évidemment, si la soeur de la société victime de l'abus de bien social ou sa filiale est à l'étranger, c'est encore plus facile. La sortie d'argent est très simple à justifier auprès du banquier français : il suffit de produire le contrat de prêt intra-groupe. De tels contrats se trouvent facilement sur Internet ou auprès de certains avocats ou experts-comptables malhonnêtes. Ils sont peu nombreux, mais ils existent.
Enfin, la troisième et dernière technique consiste à créditer fictivement votre compte courant d'associé. En tant qu'associé de votre entreprise, vous avez le droit, comme n'importe quel associé, d'apporter de l'argent à votre entreprise. Ensuite, vous pouvez demander à l'entreprise de vous rembourser vos avances en compte courant. L'opération consiste donc à créditer fictivement votre compte courant - il s'agit juste d'une écriture comptable, qui n'a rien de compliqué -, puis à vous faire rembourser cette avance, que vous n'avez pas faite. Cette opération présente toutes les apparences de la légalité. Elle s'effectue depuis des comptes bancaires français et n'est pas difficile à réaliser.
En réalité, nous appréhendons les fraudes de ce type sous l'angle du faux et usage de faux - les fausses factures - et abus de biens sociaux, plutôt que sous l'angle de la fraude fiscale.
En dernier lieu, le Pôle financier a à connaître d'un troisième type de fraudes fiscales, même s'il y en a très peu. Ces fraudes portent sur la fiscalité directe - impôts sur les revenus ou impôts sur les successions.
Il y a des enquêtes préliminaires pour fraude fiscale au parquet. Toutefois, n'étant pas au parquet, je ne suis pas bien placé pour vous en parler. Très peu d'enquêtes de ce type arrivent à l'instruction. Je n'en connais qu'une, que j'ai à traiter et qui concerne des droits de succession. À part cela, il n'y en a aucune.
Quelles sont les raisons de cette absence ? Faut-il y voir un bon ou un mauvais signe ?
L'information judiciaire que j'ai pour ma part à traiter concerne des droits de succession : omission de déclaration de biens meubles, notamment des actions de société, omission de déclaration d'immeubles, lesquels ont tous été placés dans des trusts institués dans des paradis fiscaux tels les Bahamas, Guernesey ou Singapour.
Tout le reste de la fraude fiscale relevant du pénal est traité en enquête préliminaire et par citation directe.
Après ces propos préliminaires, j'articulerai mon exposé sur deux points.
Il existe, d'une part, une répression fiscale, administrative des infractions fiscales, celle dont s'occupe la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, et, d'autre part, une répression pénale, judiciaire, de ces infractions. Il me semble que la République française aurait un bon « retour sur investissement » si, premièrement, elle mettait les moyens nécessaires dans la répression judiciaire des infractions fiscales et si, deuxièmement, elle faisait sauter quelques verrous, nationaux ou internationaux.
Les moyens de la répression judiciaire - quand l'affaire est jugée par le tribunal correctionnel, donc par le juge pénal -ne sont pas là. Ainsi, les effectifs du TGI de Paris pour l'enquête dans ce secteur ont baissé d'un quart en quatre ans ! En 2009, à l'instruction, les services de l'instruction du Pôle financier comptaient douze magistrats (juges d'instruction) en charge de ce type de contentieux ; en 2012, ils n'en comptent plus que huit.
Certes, on pourrait considérer que c'est normal puisque le procureur ouvre moins d'informations judiciaires et qu'il traite plus d'affaires en enquête préliminaire. En outre, on pourra soutenir qu'il n'est pas souvent indispensable de demander à un juge d'instruction d'effectuer une enquête, le procureur pouvant la faire lui-même.
On devrait donc en déduire que les effectifs du parquet ont augmenté, en l'occurrence, ceux de la section F2 du parquet de Paris, section chargée de la fraude fiscale, mais également des abus de biens sociaux, des affaires de corruption, des délits boursiers, et autres. Or ils ont baissé, passant de douze en 2009 à huit en 2012 ! Les effectifs du parquet et de l'instruction sont donc identiques.
Le nombre d'assistants spécialisés, dont la création date de 2000, a lui aussi diminué ! Les assistants spécialisés sont des fonctionnaires de catégorie A, spécialisés dans leur domaine, que l'on a adjoints aux magistrats, procureurs ou juges d'instruction, afin de rendre les équipes pluridisciplinaires. Au départ, le Pôle financier devait en compter quinze. Il en a eu jusqu'à huit, mais n'en compte plus aujourd'hui que cinq. Ces assistants spécialisés peuvent venir de la DGFiP, des douanes ou du secteur privé. Nous avions ainsi un expert-comptable, mais il est parti. Alors que les assistants sont absolument essentiels, il n'y en a quasiment plus.
Les moyens « policiers » au sens large font également défaut.
Vous connaissez la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF, placé sous la houlette, non pas d'un magistrat, comme les douanes judiciaires, mais d'un commissaire de police, M. Petit, que vous avez d'ailleurs reçu dans le cadre de vos auditions.
La création de cette brigade est une très bonne chose, mais à cette occasion, n'a-t-on pas déshabillé la brigade financière, laquelle traitait auparavant ces affaires fiscales, et les services vérificateurs de terrain, tels que la Direction nationale de vérification des situations fiscales, la DNVSF ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Cela étant dit, étant un peu habitué au fonctionnement d'une administration - j'ai été détaché pendant quelques années au ministère de la justice -, j'ai peur que, en habillant Paul, le nouveau-né, on ait déshabillé les autres.
Par ailleurs, je pense qu'il faut faire un effort de formation important à l'intention des officiers fiscaux judiciaires. Ces officiers, à qui la loi a conféré des pouvoirs de police judiciaire et qui sont issus des administrations fiscales, interviennent aux côtés des OPJ classiques qui, eux, viennent de la police ou de la gendarmerie. Il est notamment nécessaire de les former aux techniques d'interrogatoire, en particulier, dans le contexte de la garde à vue - car ces agents n'en faisaient pas dans leur administrations d'origine -, ou à la constitution d'un dossier pénal,
Quel est l'intérêt des enquêtes pénales sachant que l'État poursuit la fraude fiscale par les enquêtes administratives, conduites par la DGFiP et ses services déconcentrés ? Quel est l'intérêt de cette double poursuite ? N'est-ce pas une perte de moyens ? Pourquoi parfois recourir à l'enquête pénale judiciaire ?
En premier lieu, je pense que l'enquête pénale est plus exhaustive. Prenons l'exemple d'un fraudeur professionnel, bien cupide, disons un promoteur immobilier. En l'espace de cinq ans, il a géré ou fait gérer une dizaine de sociétés, qui, pour certaines, ont fait l'objet d'une liquidation judiciaire. Pour lui, ce n'est pas grave, car ces sociétés étant gérées par des gérants de paille, il ne sera pas fiché à la Banque de France. La liquidation judiciaire, c'est formidable : c'est comme l'ardoise magique, cela permet d'effacer toutes les dettes !
Certaines de ces sociétés ont fait l'objet, dans les dernières années, d'enquêtes fiscales séparées. Toutefois, une enquête de ce type, parce qu'elle porte sur une société en particulier, qui en est la cible, et qu'elle ne concerne pas les autres, aboutit à de maigres redressements.
C'est en fait l'enquête pénale, confiée à la BNRDF - d'abord une enquête « parquet », puis une enquête « instruction » - qui a permis d'avoir une vision globale du groupe, et de comprendre que les pratiques qui consistaient pour ce promoteur immobilier à consentir de faux prêts intragroupes, à établir de fausses factures et de faux crédits de comptes courants n'étaient pas isolées et ne relevaient pas de la négligence, comme on pouvait le croire en ne contrôlant qu'une seule société.
L'enquête pénale a permis de se rendre compte que de telles pratiques étaient au contraire généralisées et volontaires, bref d'avoir une vision complète de l'activité frauduleuse.
En deuxième lieu, l'enquête pénale permet, contrairement à l'enquête fiscale, d'aller chercher le gérant de fait, c'est-à-dire le véritable patron, celui qui s'est enrichi.
Prenons le cas des sociétés qui pratiquent la fraude à la TVA. De telles sociétés ne sont jamais dirigées par le bénéficiaire final, dont le nom ne figure jamais dans les statuts au registre du commerce. Il existe des gens dont la profession est d'être des gérants de paille, souvent domiciliés à l'étranger car ils finissent toujours par avoir des problèmes. Ce sont en effet les premiers à qui l'on pose des questions. Mais les gérants de paille n'ont en général aucun patrimoine. Ce sont des lampistes. Les poursuivre rapporte rarement à l'État. En revanche, poursuivre le gérant de fait peut lui rapporter plus.
L'administration fiscale, il me semble, se borne en général à poursuivre le gérant statutaire d'une société, rarement le gérant de fait. C'est sans doute parce que la démonstration de la gérance de paille, c'est-à-dire l'identification du véritable patron, suppose des moyens d'investigation qu'elle n'a pas. Ainsi, elle ne peut pas effectuer d'auditions sous le régime de la garde à vue. Or de telles auditions permettent souvent d'avancer un peu dans l'identification du véritable patron. De même, si l'administration fiscale peut procéder à des perquisitions et des saisies, ces méthodes relèvent plutôt des investigations judiciaires classiques grâce auxquelles on parvient à identifier les gérants de fait - et l'administration fiscale ne peut les mettre en oeuvre que si la fraude a lieu à l'occasion d'une activité commerciale (article L 16 B du livre des procédures fiscales).
C'est pourquoi, lorsque l'administration fiscale exerce son droit de communication dans mon cabinet au titre de l'article L.82 C du livre des procédures fiscales, elle est très intéressée par tous les procès-verbaux, tous les éléments de preuve contenus dans mon dossier, qui permettent d'identifier le gérant de fait.
En troisième et dernier lieu, il faut identifier le propriétaire effectif des biens financés par la fraude fiscale. Là encore, je pense que l'enquête pénale est celle qui permet le mieux d'y parvenir.
En effet, les vrais fraudeurs n'ont jamais rien à leur nom - ils sont pauvres comme Job - et s'entourent de prête-noms. Leurs biens immobiliers sont au nom de sociétés civiles immobilières. Les parts de ces SCI sont au nom de leur frère, de leur oncle, de leur soeur ou de prête-noms professionnels. Les voitures sont louées à des loueurs qui se font régler un an de loyer d'avance...
Je doute que l'administration fiscale parvienne à saisir des biens qui ne sont pas au nom du fraudeur. En général, elle ne peut pratiquer de saisies que sur des biens qui sont au nom des fraudeurs, soit en l'occurrence sur rien !
En revanche, en matière pénale, il y a eu des évolutions récentes, notamment la loi Warsmann du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, laquelle a permis la création de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l'AGRASC. Cette loi a récemment été complétée par une autre loi, très utile, la loi du 27 mars 2012. Il est désormais plus aisé pour les magistrats - procureurs et juges d'instruction - de saisir des biens quand bien même ils ne seraient pas au nom de leur propriétaire effectif.
On peut désormais saisir les biens qui sont au nom du fraudeur, mais également ceux dont il « a la libre disposition », à condition de faire la démonstration que tel est bien le cas. Cela suppose d'avoir recours à des techniques d'enquête policière classiques - surveillances, écoutes téléphoniques, perquisitions -, soit les mêmes moyens d'investigation que ceux qui sont nécessaires pour identifier les gérants de fait.
J'évoquerai maintenant les verrous que j'ai mentionnés tout à l'heure - le mot est peut-être un peu exagéré -, à la fois nationaux et internationaux.
Je commencerai par évoquer l'échelon national, en limitant mon propos à la fraude fiscale à la fiscalité directe : impôt sur les successions, impôt sur le revenu.
Quelle est la procédure pour engager une poursuite pour fraude fiscale ? Le principe général est que l'action publique est engagée par le procureur, et par lui seul. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'un tribunal correctionnel, juridiction de jugement, ne peut pas s'autosaisir d'infractions, pas plus qu'un juge d'instruction, juridiction d'investigation. Si je constate que mon voisin fraude le fisc de manière éhontée, je ne peux pas engager une enquête. Seul le procureur le peut. Dans le cas que je viens d'évoquer d'ailleurs, si l'enquête concerne mon voisin, ce n'est pas moi qui en serai chargé.
Il n'existe aucune exception à ce principe, sauf en matière de fraude fiscale. Dans ce domaine, une plainte du ministre du budget est nécessaire. Elle est une condition préalable - ce point est important - à l'action publique. Le procureur de la République ne peut pas - il n'en a pas le droit - engager une enquête pour fraude fiscale si elle ne lui a pas été demandée par le ministre du budget. C'est, je le répète, une condition préalable à l'action publique.
Ces deux mécanismes, c'est-à-dire plainte préalable du ministre du budget, puis décision du procureur d'engager les poursuites, méritent le vilain nom de « verrou » que je leur donne dans certains cas de fraudes fiscales commises par des particuliers.
En revanche, dans les cas d'escroquerie à la TVA par des « carrousélistes », tout le monde s'accorde sur le fait qu'il faut essayer de leur faire le plus de mal possible. Le procureur, le ministre du budget, tous partagent ce même objectif.
Imaginez toutefois qu'un ministre du budget soit aussi, par exemple, trésorier d'un parti politique. Imaginez, même si c'est absolument inimaginable, que cette personne dise à certains contribuables : « Si vous payez le parti, vous n'aurez pas à payer l'État ». On mesure dans ce cas que le verrou de la plainte préalable du ministre du budget est absolument essentiel.
Est-ce à dire que l'on pourrait prôner la suppression de la plainte préalable du ministre du budget (en réalité, le dépôt formel de la plainte est délégué aux directeurs des services fiscaux) ?
De fait, on peut s'interroger sur ce qui justifie cette plainte préalable, que l'on ne retrouve dans aucun autre contentieux, même spécialisé. Par exemple, en matière de droit pénal de la consommation, pourquoi le directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ne maîtriserait-il pas l'action publique en ayant dans sa manche le même mécanisme ? Tel n'est pas le cas. En cas d'infraction au code monétaire et financier ou au code de la consommation, le procureur de la République peut engager des poursuites sans plainte préalable des ministres concernés.
Il est très clair que cette plainte préalable donne au ministre du budget le pouvoir de définir la politique pénale fiscale. En réalité, cette politique est fixée non par le procureur ou par le garde des sceaux, mais par le ministre du budget et ses services. C'est en effet le ministre du budget qui fait le premier tri. C'est lui qui décide, après un contrôle fiscal, s'il y a lieu ou non d'aller au pénal. Je pense, même si je suis moins bien placé pour le voir, que, le procureur, même si sa compétence n'est pas liée juridiquement, donne en général une suite pénale aux plaintes déposées par les directeurs des services fiscaux.
Évidemment, cette question est un enjeu de pouvoir institutionnel entre le ministre du budget, et ses directeurs des services fiscaux d'une part, et le ministre de la justice et ses procureurs, d'autre part.
Dans tous les cas, même si la plainte du ministre du budget n'était plus une condition préalable à l'action publique, il resterait ce que j'appelle méchamment le second « verrou », celui du procureur de la République, car le « court-circuit » de la constitution de partie civile n'existe pas en la matière.
Je rappelle que, certes, le procureur de la République a le monopole de l'action publique en France et que ni un juge d'instruction ni une juridiction de jugement ne peuvent s'autosaisir d'une enquête, mais qu'il existe dans le code de procédure pénale ce que j'appelle un « court-circuit », ou une compensation : la victime directe d'une infraction peut, si le procureur ne souhaite pas faire d'enquête, obtenir du juge d'instruction l'ouverture d'une information judiciaire. C'est la plainte avec constitution de partie civile, qui est entre les mains du doyen des juges d'instruction.
C'est ainsi que différentes affaires sont « sorties », qu'il s'agisse du sang contaminé ou des emplois fictifs de la Ville de Paris. Cela n'a pas tenu, au départ, à une décision du procureur ; ce sont des victimes qui ont saisi le juge d'instruction.
En matière de fraude fiscale, aucun citoyen contribuable, aucune association ne peut ainsi se substituer au procureur. Il n'y a pas non plus le mécanisme de l'autorisation préalable du tribunal administratif, qui permet à l'administré d'une collectivité territoriale de se substituer à cette collectivité, c'est-à-dire d'exercer l'action ut singuli pour une infraction qui a causé un préjudice à cette collectivité.
Par conséquent, en matière de fraude fiscale, le subtil équilibre de la procédure pénale française entre l'indépendance de l'enquête par le juge d'instruction et la dépendance de l'autorité de poursuite est rompu puisqu'il n'y a pas ce mécanisme de court-circuit.
J'en viens maintenant à mon second et dernier point sur les obstacles internationaux.
L'entraide judiciaire en matière fiscale n'existe pas avec les paradis fiscaux.
Il faut distinguer deux types d'entraide : l'entraide judiciaire, d'une part, l'entraide fiscale, d'autre part. L'entraide judiciaire s'exerce entre autorités judiciaires et l'entraide fiscale entre administrations fiscales.
Les conventions et les traités qui ont été signés récemment avec les Bahamas, par exemple, sont des traités d'entraide fiscale. Moi-même, en tant que juge d'instruction, et mon collègue, en tant que procureur, nous ne pouvons pas demander à ces États, sur la base de ces traités, des informations pour une enquête. Ces traités ne peuvent être mis en oeuvre que par l'administration fiscale française.
Il existe donc différents canaux pour l'échange d'informations, car l'entraide, c'est un échange d'informations : le canal judiciaire et le canal fiscal. Je ne peux pas quant à moi utiliser le canal fiscal et la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, ne peut pas utiliser le canal judiciaire.
L'entraide judiciaire s'appuie sur des conventions ou des traités bilatéraux ou multilatéraux. Elle a pour objet l'échange d'informations, ou plus exactement en matière judiciaire, l'obtention de preuves : par exemple, des documents d'ouverture de compte bancaire, des relevés bancaires, des déclarations de témoins - aller interroger untel dans un pays - faire des perquisitions et des saisies d'éléments de preuve, - ce qui est très difficile - des écoutes téléphoniques...
Concrètement, cela consiste, pour un juge d'instruction, à faire travailler un collègue étranger, procureur ou juge d'instruction. Je le fais travailler pour moi, exactement comme un procureur ou un juge d'instruction fait travailler des policiers et des enquêteurs français.
Avec certains États, il n'existe pas de convention d'entraide judiciaire et c'est donc au titre de la réciprocité que les États peuvent s'entraider, mais ce n'est qu'une faculté. Si je m'adresse aux Îles Vierges britanniques, avec lesquelles nous n'avons pas de convention d'entraide judiciaire, il se pourrait qu'elles me répondent, mais elles n'ont aucune obligation sur ce point. L'intérêt de signer avec les Îles Vierges britanniques une convention d'entraide judiciaire, c'est qu'elles s'engagent à me répondre par le biais de cette convention. C'est un premier pas, qui n'est sans doute pas suffisant, mais c'est un pas nécessaire.
Or, pour en revenir à la fraude fiscale, elle est le plus souvent exclue du champ des conventions d'entraide judiciaire. Les conventions excluent en général deux types d'infractions : les infractions militaires et les infractions fiscales. Si l'État requis, par exemple, la France, reçoit une demande d'un État étranger, l'Italie, par exemple, au sujet d'un déserteur qui s'est réfugié sur son territoire, la France répondra qu'elle n'accorde pas son entraide. Quand ces conventions d'entraide judiciaire ont été signées, l'idée était - et par un effet d'inertie, elle perdure- que nous n'allons pas aider un État avec lequel nous sommes potentiellement en guerre à poursuivre ses déserteurs.
C'était pour les infractions militaires, mais il en est de même pour les infractions fiscales.
Dans toutes ces conventions, en effet, il y a toujours un article 2 ou un article 3 qui dispose que « sont exclues du champ d'application de cette convention l'entraide militaire et l'entraide fiscale ».
Autrement dit, si j'adresse une demande d'entraide à la Suisse, par exemple, pour obtenir des documents bancaires relatifs à M. X pour les besoins d'une enquête pénale française pour fraude fiscale à l'impôt sur le revenu ou sur les successions, la Suisse ne répondra pas. De la même façon, si j'adresse une demande aux Bahamas, à Singapour, à Panama, au Qatar, à Israël ou aux Channel Islands - Guernesey - ou l'Île de Man - ils ne répondront pas.
Jersey représente une exception au sein des Channel Islands - comme on le voit, l'application des conventions judiciaires relève du pointillisme - , car Jersey s'est théoriquement engagée à répondre aux demandes d'entraide dans des enquêtes pour fraude fiscale, ou plus exactement à s'interdire de refuser l'entraide au motif que l'infraction poursuivie est fiscale. En revanche, ce n'est pas le cas de Guernesey.
J'ai cru comprendre que la commission d'enquête allait à Jersey, j'aurais préféré qu'elle aille à Guernesey...
En effet, il est sûr que Jersey vous dira qu'elle répondra à de telles demandes d'entraide, puisque le Royaume-Uni a déclaré que le premier protocole du 17 mars 1978 à la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959 est applicable à Jersey (mais, je le répète, pas à Guernesey, ni à l'Île de Man), et que ce premier protocole dispose que les États ne pourront pas refuser d'accorder leur entraide au motif que l'infraction poursuivie relève de la fraude fiscale.
C'est ainsi que l'entraide avance petit à petit au fil des négociations, en retirant aux États des motifs de refus. Il est donc important que les négociations progressent avec le maximum d'États, mais cela ne suffit pas.
Le dernier point en effet que je souhaite aborder avec vous concerne l'importance des standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment.
En effet, la meilleure entraide du monde sert peu si l'environnement réglementaire dans l'État requis est favorable à l'opacité. Si les Bahamas coopèrent, ils m'ouvriront le coffre-fort, mais il n'y aura aucun document à l'intérieur et nous n'aurons pas avancé. Qui détermine le contenu du coffre-fort aux Bahamas ? C'est la réglementation interne applicable à ce pays : par exemple, quelles informations doivent figurer au registre du commerce ? Peut-il y avoir encore des actions au porteur ?
Ici, nous ne sommes plus dans une affaire d'entraide judiciaire, mais il s'agit de savoir quelle est la réglementation applicable là-bas. Ces réglementations sont sous la surveillance, par exemple, du groupe d'action financière, le GAFI, et il est absolument essentiel que des organisations comme celles-ci exercent une forte pression sur ces États afin que leur réglementation interne permette de remplir le « coffre-fort » des informations dont nous avons besoin.
Je prendrai l'exemple de la profession des nominee trustee, qui est une profession légale de prête-nom qui existe dans de nombreux pays anglo-saxons, e. Ce sont des personnes qui ont pignon sur rue et qui vous prêtent leur nom pour l'inscrire sur les actions des sociétés dont vous êtes propriétaire. Le contrat tient en une page, c'est très simple : le nominee trustee s'engage à porter les actions de telle société, à ne percevoir aucun revenu (par exemple ne prendre aucune décision de distribution de dividendes) sans votre accord, à suivre toutes vos instructions de vote lors des assemblées générales
Si je suis un flux financier qui arrive sur un compte bancaire ouvert au nom d'une société aux Bahamas dont les actions sont détenues par un nominees trustee, j'interroge l'Etat en question par le biais d'une demande d'entraide judiciaire. À la banque, on me dit que le compte appartient à telle société. Je demande à voir les registres de cette société et là, ces registres - si on me les fournit, je peux m'estimer déjà très bien servi par les autorités locales - indiquent que les actions sont détenues par M. X. Sauf que M. X est le nominee trustee de M. Y. Or c'est ce dernier que je veux identifier, mais il n'apparaît pas sur le registre des actions : seul figure le nom de M. X. Et il n'est même pas écrit que M. X figure en tant que nominee trustee.
Autre exemple, les actions au porteur, un procédé très classique dans notre pays il y a cinquante ans ou cent ans, me semble-t-il, et qui n'existe plus aujourd'hui. C'est formidable car, lorsque j'irai voir l'entreprise aux Bahamas - si l'État des Bahamas m'accorde cet accès - il n'y aura pas de nom sur le registre des actions. Je n'aurai pas avancé dans mon enquête, même si l'entraide est excellente.
Par ailleurs, la meilleure entraide du monde arrive toujours trop tard si les mécanismes de lutte anti-blanchiment ne fonctionnent pas.
Par exemple, dans les affaires de fraude à la TVA sur les quotas ou les crédits de carbone, qui ont généré en France, vous le savez, 1,5 milliard d'euros de TVA éludée, et dans les dossiers dont j'ai à traiter, par société fiscalement défaillante, 60 millions d'euros à 100 millions d'euros de bénéfice net tombés dans la poche de ces fraudeurs en l'espace de quatre à cinq mois, ces sociétés s encaissaient le produit de la revente de leurs quotas sur des comptes bancaires ouverts au préalable pour nombre d'entre eux à Hong Kong. Qui a ouvert ces comptes bancaires à Hong-Kong ? Des jeunes femmes ou des jeunes hommes âgés de vingt-quatre ans ou vingt-cinq ans, qui arrivent avec un Kbis d'une société française créée il y a six mois avec un euro de capital social, qui ouvrent un compte bancaire à Hong Kong et deux semaines après, vous avez 500 000 euros qui tombent et 500 000 euros qui repartent. Évidemment, il y a toutes les factures d'achat et de revente et cela n'a donc pas posé de problème au banquier de Hong Kong. Cela lui en a peut-être posé un au bout de trois mois - et il se félicitera d'avoir fait une déclaration de soupçon au TRACFIN local - sauf que la fraude était consommée et l'argent dans la poche...
Pour conclure, la France, me semble-t-il, doit être absolument présente dans les enceintes, notamment du GAFI.
J'ai lu l'intervention de Mme Marie-Christine Lepetit expliquant que l'État avait beaucoup fait. M. François d'Aubert a reçu mission de surveiller tout cela, mais je voudrais savoir de combien de « troupes » dispose M. d'Aubert, car cela suppose d'être présent, d'aller évaluer les autres États et d'avoir des évaluateurs. En avons-nous assez ? Sommes-nous suffisamment présents ? Le travail de lobbying nécessite beaucoup d'énergie et de moyens humains. C'est la Direction générale du Trésor, me semble-t-il, qui suit ce mécanisme du GAFI. Combien sont-ils ? Il faut trouver les évaluateurs, c'est un enjeu essentiel pour lutter contre l'évasion fiscale. Il faut mettre autant que possible la pression la plus forte sur ces États dont le fonds de commerce est l'évasion fiscale.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur Daieff, je vous poserai d'abord trois questions sur ce qui vient d'être dit et ensuite des questions un peu plus générales.
Première question, vous évoquez l'existence d'un verrou dans certains cas de fraude fiscale concernant des particuliers. S'agit-il d'un verrou théorique ou ce verrou est-il actionné dans certains cas dans la pratique ? Fonctionne-t-il et est-il effectivement utilisé ?
Dans le même ordre d'idées, vous évoquez un second verrou à l'échelon du procureur de la République. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce point car je n'ai pas très bien compris comment cela fonctionne et quel peut être le lien avec ce qui a été dit précédemment ?
Ma deuxième question, un peu plus générale, concerne la fraude fiscale. Eu égard à votre expérience, considérez-vous que l'incrimination pour fraude fiscale recouvre, de manière satisfaisante et complète, les pratiques les plus dommageables en matière d'évasion fiscale ?
Ma troisième question est plutôt une réaction aux propos du juge Van Ruymbeke évoquant hier devant nous des contacts qu'il avait pu avoir avec ses homologues suisses. Il semblait dire qu'il bénéficiait relativement facilement de leur assistance sur les dossiers dont il avait la charge.
M. Philippe Dominati, président. - Vous avez la parole, monsieur Daieff.
M. Guillaume Daieff. - Avec la Suisse, l'entraide est excellente dès qu'il ne s'agit pas de fraude fiscale. Pour les affaires de droit commun, d'escroquerie classique, de blanchiment, par exemple de stupéfiants, on obtient de nos collègues suisses une entraide remarquable. Il m'est arrivé, dans certains dossiers, d'envoyer le lundi une demande d'entraide pour identifier dans une banque un compte bancaire dont je n'avais pas le numéro et pour en demander le blocage, et le mercredi le compte était bloqué...
En revanche, lorsqu'il s'agit de fraude fiscale, c'est beaucoup plus compliqué : la Suisse se réserve le droit de refuser son entraide. En fait, c'est un peu plus subtil : elle n'accorde son entraide que si la fraude fiscale se double d'une « tromperie astucieuse ». Elle nous dit : si votre contribuable a juste oublié de déclarer à l'administration fiscale le compte bancaire qu'il avait dans une banque suisse, alors là, débrouillez-vous sans nous ! Si, en revanche, nous montrons que cette évasion fiscale s'est doublée de fausses factures et donc de « tromperie astucieuse », là la Suisse peut accorder l'entraide. Mais, en général, quand c'est le cas, l'enquête française n'est pas seulement ouverte du chef de fraude fiscale, elle est aussi ouverte pour faux, usage de faux, abus de biens sociaux ou blanchiment...
M. Philippe Dominati, président. - Si vous prenez le critère du blanchiment, obtenez-vous facilement l'entraide de la Suisse ?
M. Guillaume Daieff. - Nous avons facilement l'entraide de la Suisse, mais si ce n'est que du blanchiment de fraude fiscale, c'est peut-être un peu plus compliqué.
En revanche, pour tout ce qui relève du blanchiment d'autres infractions, l'entraide est excellente. Je ne parle que de mon expérience, car cela dépend aussi des cantons, et je ne les ai pas encore tous expérimentés.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Peut-il y avoir des réponses selon les cantons ? N'y a-t-il pas une réponse fédérale sur l'ensemble du territoire helvétique ?
M. Guillaume Daieff. - Je réserve ma réponse sur ce point.
S'agissant du champ des incriminations actuelles en matière de fraude fiscale, il est, me semble-t-il, complet et permet de couvrir, en tout cas dans les affaires que j'ai à traiter, tous les faits qui me sont rapportés.
J'ai cru comprendre que la commission s'intéressait à la question des prix de transfert entre sociétés d'un même groupe à travers la pratique consistant à faire en sorte que la marge soit dégagée dans la filiale située dans un centre offshore et pas dans la filiale située en France. À ma connaissance - mais il faut le demander au parquet -, il n'y a pas d'enquête pénale sur ce point. Au demeurant, je ne suis pas certain que cela constitue une infraction pénale.
M. Philippe Dominati, président. - Qu'en est-il des verrous ?
M. Guillaume Daieff. - S'agissant de ces verrous, la plupart du temps, lorsque les faits poursuivis relèvent, par exemple, d'infractions de droit commun et mettent en cause des « voyous », il n'y a aucun verrou de quelque sorte que ce soit. En revanche, lorsque des infractions peuvent mettre en cause des personnes proches du pouvoir, ces mécanismes peuvent s'apparenter à des verrous. Le procureur de la République, je le rappelle, est dans une chaîne hiérarchique qui le conduit directement au ministre de la justice, lequel fait partie du pouvoir exécutif et, à ce titre, il peut recevoir des instructions écrites ou orales du ministre de la justice. C'est prévu par le code de procédure pénale, du moins pour les instructions écrites.
À mon sens, d'ailleurs, cela peut tout à fait se justifier par les pouvoirs importants que la loi reconnaît au procureur de la République, puisque c'est le pouvoir d'engager l'action publique et ensuite de porter une affaire devant une juridiction pénale. Il me paraît assez logique que le pouvoir exécutif soit responsable de l'action publique menée dans les juridictions en ayant dans sa main, en quelque sorte, les procureurs de la République.
L'intérêt du système français - je parle à titre personnel -, c'est cet équilibre, notamment au niveau de l'enquête, entre un procureur qui est dépendant hiérarchiquement et un juge d'instruction qui ne l'est pas. Cela permet de répondre à toutes sortes de situations. C'est un équilibre qu'il me paraît intéressant de conserver.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Quand ce pouvoir se transforme en verrou dans la pratique, comment pourrait-on le contourner ? Que faudrait-il modifier ?
M. Guillaume Daieff. - En général, cela ne pose pas de problème puisque la possibilité d'une constitution de partie civile permet de saisir un juge d'instruction, mais il est vrai que, en matière de fraude fiscale, ce n'est pas le cas. Ce qui se comprend, car, dans les cas de fraude fiscale, tous les citoyens en subissent un préjudice. Or, on ne peut pas permettre à un seul citoyen - n'importe lequel- de se substituer au procureur pour déposer plainte et engager l'action publique pour fraude fiscale, me semble-t-il. Un citoyen de Perpignan subit autant de préjudice de la fraude fiscale d'un contribuable de Lille que son voisin de Lille.
Il s'agit typiquement d'une question qui relève de l'action publique. Je n'ai pas d'autres observations à formuler.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je vous poserai une question plus concrète sur la pratique de l'évasion fiscale internationale.
Vous avez évoqué l'ouverture de comptes bancaires dans certains territoires, donc des paradis fiscaux. Ma question ne porte pas tellement sur ces coquilles, ces comptes dissimulés, mais sur la façon dont ils sont concrètement approvisionnés à partir de notre territoire pour aller ensuite à Hong Kong ou dans les pays baltes.
M. Guillaume Daieff. - En matière de fraude fiscale, nous avons plus d'enquêtes pour escroquerie à la TVA commise dans le cadre de sociétés que d'affaires de fraude fiscale commise par des particuliers.
Je ne pourrai pas vous dire autre chose que ce que l'on imagine : les valises de billets qui passent la frontière, les faux achats de tableaux dans un pays étranger par l'intermédiaire d'une galerie qui vous envoie une facture que vous allez fournir à votre banquier, pour qu'il comprenne pourquoi vous envoyez 200 000 euros à Hong Kong.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'imagine que cela passe nécessairement par des banques sur notre territoire.
M. Guillaume Daieff. - Cela peut se faire de notre territoire, mais cela pose un problème pour le fraudeur, car il y aura un moment « traçable », malgré tout. Soit vous avez une activité occulte dont vous encaissez le produit en espèces et, dans ce cas-là, cela ne passe pas par des banques françaises, soit vous portez directement l'argent dans des banques à l'étranger. Tous les cas de figure peuvent être envisagés.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.
M. François Pillet. - Monsieur le juge, votre audition est très intéressante parce qu'elle est très pragmatique, très illustrée et très technique.
Je vous poserai trois questions, la première étant la plus importante.
Premièrement, au début de votre propos, vous avez évoqué, en particulier pour la fraude à la TVA, les moyens nécessaires pour la réduire : les moyens humains, qui sont en diminution, et les moyens techniques. Vous avez également évoqué les moyens juridiques en rappelant les améliorations de vos « pouvoirs » par la loi de mars de 2012. Vous avez parlé des verrous qu'il faudrait faire sauter, on pourrait évoquer aussi le cas de la Commission des infractions fiscales, la CIF, qui est un verrou intermédiaire.
Sur le plan juridique, c'est-à-dire en droit fiscal pur, vous est-il arrivé, par exemple, de vous dire, lors d'une instruction, que la fraude aurait été beaucoup difficile à mettre en oeuvre si le texte fiscal avait été plus clair, plus précis, rédigé différemment ? Je parle du fond du droit, du code général des impôts. La complexité, la masse du CGI peut-elle nuire ? Avez-vous des exemples de législations sur le plan de la technique pure où vous vous dites que, si le législateur avait pris cette précaution-là, on aurait singulièrement compliqué la tâche des fraudeurs et de fait, facilité la mienne ?
La deuxième question m'est venue à l'esprit pendant votre exposé et concerne la qualité, la force des éléments qui vous sont fournis lorsque vous demandez un renseignement ou une entraide en vertu d'une convention d'entraide. Je parle non pas du cas où l'application de cette convention se heurte, comme vous l'avez d'ailleurs très bien décrit, à la réglementation du pays elle-même, mais je m'interroge sur la personne qui doit vous répondre sur le fondement de la convention. Quelle est la sanction du non-respect de la convention ? Comment avez-vous la conviction que l'on vous a bien répondu ? Et, lorsque vous avez la conviction que l'on vous a mal répondu, quelle action pouvez-vous mener ?
Enfin, ma troisième question porte sur un thème aussi vieux que le monde : l'exemplarité de la peine.
On en discute depuis toujours à propos des peines classiques dans toutes les infractions possibles et imaginables, elle a fait l'objet d'un grand débat lors de l'abolition de la peine de mort, par exemple. Quelle intensité donnez-vous à l'exemplarité de la peine en matière de fraude fiscale ? Peut-elle avoir de l'impact ? Derrière ma question, il n'y a évidemment aucune commisération pour les fraudeurs.
M. Philippe Dominati, président. - Vous avez la parole, monsieur Daieff.
M. Guillaume Daieff. - La réponse à votre première question, celle qui a le plus d'importance pour vous, sera sans doute la plus décevante, puisque les poursuites pénales pour fraude fiscale n'ont pas pour objet de fixer l'assiette de l'impôt et le montant du redressement. Lorsque l'affaire arrive devant le tribunal correctionnel, ce dernier ne doit répondre qu'à une seule question : y a-t-il eu fraude fiscale ? C'est cela qui est peut-être un peu compliqué à accepter. Le tribunal correctionnel n'a pas à fixer l'assiette de l'impôt, autrement dit il n'est pas le juge de l'impôt.
Lors de l'enquête qui est effectuée en amont, le juge d'instruction ou le procureur n'a pas non plus ce travail à faire et il n'a donc pas à se plonger dans le code général des impôts. Je ne connais pas le code général des impôts dans le détail, loin de là, et je connais quelques articles du livre des procédures fiscales.
La question que vous posez, à mon avis, s'adresse plus à des vérificateurs qui pourraient dire que si tel point avait été mieux rédigé et si le texte avait été plus clair, le contribuable aurait été bien en peine de procéder à cette optimisation qu'il prétend avoir faite dans les règles de l'art. Il aurait eu bien des difficultés à interpréter le CGI dans son sens.
Lorsque l'affaire vient au pénal, on est toujours au-delà, me semble-t-il, du débat sur la frontière entre l'optimisation fiscale et la fraude fiscale. On entre en général de plain-pied dans la fraude fiscale et le seul objet est de savoir combien a été caché et non pas si telle niche fiscale était régulière ou pas.
M. François Pillet. - Pour rester dans ma question et pour revenir sur votre terrain, compte tenu de la complexité de ce type de dossiers, les mécanismes afférents à la prescription de l'action publique, par exemple, sont-ils un ennui ou un verrou pour vous ?
M. Guillaume Daieff. - A priori non, je n'ai pas eu de souci lié à un problème de prescription.
J'en viens à votre deuxième question sur la sanction d'une absence de réponse par un État requis auquel nous sommes pourtant liés par une convention d'entraide judiciaire. C'est un sujet important qui m'amène à vous parler un peu du Royaume-Uni.
Le Royaume-Uni a signé toutes les conventions d'entraide judiciaire les plus « engageantes », et cela devrait être formidable, aussi formidable qu'avec les autres États de l'Union européenne. Mais il est extrêmement difficile d'obtenir l'entraide judiciaire du Royaume-Uni. Pour dire les choses simplement, si vous leur demandez quelque chose, ils ne le font pas. Ils ne le font que s'ils vous demandent quelque chose et que, dans ce cas-là, vous le faites. C'est très pragmatique, c'est tout simplement du donnant-donnant !
À ce sujet, il serait bon que le ministère de la justice et, en l'espèce, le Bureau de l'entraide pénale internationale, se dote des moyens nécessaires pour, à un certain moment, rassembler les demandes entrantes du Royaume-Uni, les demandes sortantes de la France et faire en sorte - ce sera leur job - de « secouer » un peu les autorités du Royaume-Uni.
Par exemple, un juge de Boulogne-sur-Mer a reçu une demande d'entraide du Royaume-Uni et l'a exécutée bien gentiment. C'est notre devoir. Mais les demandes d'entraide que j'adresse au Royaume-Uni, elles, reviennent soit sans être exécutées, soit en étant exécutées au bout d'un an. Le ministère de la justice devrait rassembler tout cela et dire au juge de Boulogne-sur-Mer : vous ne répondez pas tant que Guillaume Daieff n'a pas eu sa réponse.
Cela demande aussi beaucoup de moyens parce qu'il faut suivre l'exécution des demandes d'entraide. Et le dire, ce n'est pas le faire ; c'est difficile.
Là aussi, dans le cadre des conventions multilatérales, vous avez, en général, un mécanisme d'évaluation qui est mis en place par la convention elle-même. Ce sont des exercices très importants au cours desquels les États membres, les « pairs », s'évaluent les uns et les autres et essaient de montrer qu'eux-mêmes répondent bien, mais que les autres répondent mal et essaient de mettre la pression sur ces derniers. Cela demande aussi beaucoup de moyens en personnel, et c'est un sujet important.
Enfin, sur l'exemplarité de la peine, on pourra toujours reprocher à un juge d'instruction, quand il pense que la personne qu'il a renvoyée devant le tribunal est effectivement coupable, puisque son travail consiste à se poser la question de sa culpabilité, de vouloir qu'une peine plus forte soit prononcée. Quoi qu'il en soit, la peine a, me semble-t-il, un caractère d'exemplarité aussi important en matière de fraude fiscale que dans toute autre matière.
J'aimerais savoir quelles sont les peines prononcées aux États-Unis. On a coutume de voir là-bas, pour des infractions financières, des peines de plusieurs années d'emprisonnement alors qu'en France, quand on arrive à deux ou trois ans d'emprisonnement, on considère que le tribunal a été sévère. Aux États-Unis, les peines peuvent atteindre quinze ou vingt ans, quand ce n'est pas plus.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le juge, je vous remercie de la précision de vos interventions.
Je souhaite revenir sur le sujet abordé par M. le rapporteur sur les fameux deux verrous : d'une part, le verrou du ministre du budget et, d'autre part, le verrou du procureur de la République.
Dans votre réponse, me semble-t-il, un citoyen lambda, quel qu'il soit, ne peut pas lui-même déposer plainte pour fraude fiscale. Il n'y a donc pas de solution au problème auquel nous sommes confrontés. Est-il possible, par l'intermédiaire d'associations ou même de représentants du suffrage universel, de contourner la problématique du citoyen quel qu'il soit, qui serait susceptible de déposer plainte ?
Dans cette hypothèse, y a-t-il éventuellement un risque d'inconstitutionnalité ? Je ne suis pas un spécialiste du droit, mais je me pose la question. Y a-t-il éventuellement le risque d'un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne ?
Par ailleurs, pour être efficace, compte tenu des difficultés à trouver des aides au niveau international, le principe d'exemplarité est probablement le plus efficace, tout au moins à très court terme. Aujourd'hui, dans les textes législatifs, les peines proposées sont-elles suffisantes, selon vous, en termes d'exemplarité ?
S'agissant de fraude fiscale, je vais plus loin : l'hypothèse de peines planchers peut-elle être éventuellement considérée pour permettre d'aller encore vers plus d'exemplarité ?
M. Guillaume Daieff. - Je vous confirme qu'il n'existe pas actuellement de mécanisme permettant à une personne privée - un contribuable ou une association - de faire engager l'action publique par le biais de la constitution de partie civile. En tout cas, je ne connais pas de cas ayant donné lieu à cela.
M. Philippe Dominati, président. - Cela serait-il souhaitable ?
M. Guillaume Daieff. - Je pense que ce ne serait pas souhaitable.
M. Philippe Dominati, président. - C'est tout de même le sens de la question.
M. Guillaume Daieff. - Il y a la question des particuliers et la question des représentants du suffrage universel. On peut tout imaginer, mais je ne connais pas de cas où, dans quelque champ infractionnel que ce soit, les représentants du suffrage universel puissent obtenir l'engagement de l'action publique comme une partie civile.
S'agissant du risque d'inconstitutionnalité, je ne suis pas spécialiste en droit constitutionnel, je ne pourrai donc pas vous répondre. Mais une telle réforme me paraîtrait tout de même aller assez haut dans la hiérarchie des normes.
Concernant l'exemplarité de la peine, la fraude fiscale est punie de cinq ans d'emprisonnement. Une circonstance aggravante a été introduite récemment, me semble-t-il, élevant le montant encouru de la peine plancher en cas de « tromperie astucieuse » - pour reprendre la terminologie suisse - avec un habillage permettant de cacher l'omission et pas seulement en cas de simple omission de déclarer. Une circonstance aggravante, qui permettrait de monter la peine de cinq ans à sept ans ou dix ans, me paraîtrait tout à fait opportune, mais il me semble que cela a été fait.
Quant à la peine plancher, il s'agit d'un débat qui déborde celui de la fraude fiscale. En effet, on pourrait trouver que la peine plancher serait en l'occurrence une bonne idée, mais par ailleurs être contre le principe même de la peine plancher, ce qui est plutôt mon cas, si je puis me permettre de donner un avis personnel.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur le juge, vous avez évoqué le particularisme de nos amis britanniques. Mais, sur un plan plus général, avez-vous le sentiment que l'entraide judiciaire est plus facile, plus aisée au sein de l'Union européenne ? En parallèle, faudrait-il imaginer la création de nouveaux outils juridiques, par exemple, des commissions rogatoires européennes, un parquet européen, pour traiter du sujet ?
M. Philippe Dominati, président. - Pour compléter la question de M. le rapporteur, je souhaiterais savoir si vous-même, dans l'organisation de votre travail, vous avez été interrogé par votre hiérarchie sur le fonctionnement de l'entraide internationale avec les pays où cela fonctionne bien ou a contrario avec ceux avec lesquels vous avez des difficultés ?
Vous nous avez fait part d'un certain nombre de difficultés, par exemple avec le Royaume-Uni. Cette information est-elle à un moment donné « remontée » ? Le ministère de la justice s'est-il préoccupé de savoir si ces conventions internationales fonctionnent bien ou n'avez-vous jamais été interrogé à ce sujet ?
M. Guillaume Daieff. - Le ministère de la justice sait que cela fonctionne mal avec tel ou tel pays. Il voit passer les demandes d'entraide s'adressant à des pays hors Union européenne et il constate également l'absence de retour. Avec certains pays, notamment avec Israël, le bilan est bon d'un côté mais mauvais de l'autre.
Le ministère de la justice, singulièrement le BEPI, compétent en la matière, pourrait, me semble-t-il, jouer un rôle plus important. Actuellement, il ne joue pas le rôle qu'il pourrait jouer - mais cela relève aussi du ministère des affaires étrangères, et de nos ambassadeurs dans les pays concernés, qui malheureusement ne me semblent pas du tout impliqués sur la thématique de l'entraide judiciaire - consistant à réunir autour d'une table les représentants des acteurs judiciaires du pays requis avec les représentants français pour dire, à un moment, de manière un peu désagréable : nous n'exécuterons vos demandes que si vous exécutez les nôtres. C'est sûr qu'il ne le fait pas, et qu'il n'associe pas les ambassadeurs, et c'est dommage.
Au sein de l'Union européenne, l'entraide fonctionne très bien. Je mets à part la question de la fraude fiscale avec la Suisse, qui n'est d'ailleurs pas au sein de l'Union européenne. La convention du 29 mai 2000 entre les États membres de l'Union européenne, avec son protocole additionnel du 16 octobre 2001, est une bonne convention ; et nous avons par ailleurs le mandat d'arrêt européen. Tout cela fonctionne très bien.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pour tout ce qui ne relève pas de la fraude fiscale !
M. Guillaume Daieff. - Oui, pour tout ce qui ne relève pas de la fraude fiscale !
Par ailleurs, il n'y a pas de parquet européen, il n'y a donc pas d'autorité de poursuite européenne, mais nous avons Eurojust, qui est un très bon outil dont je me sers parfois - je ne suis pas le seul à l'utiliser - et qui permet de coordonner des opérations d'enquête dans différents pays au même moment. Par exemple, j'avais récemment des gérants de paille à interroger en Pologne et au Danemark. Après une réunion de coordination à Eurojust, nous avons pu faire, pour mon enquête, des interpellations coordonnées en Pologne et au Danemark. Il y a dix ans, c'était absolument impossible.
De très gros progrès ont été réalisés. Pour l'instant, je ne vois pas l'utilité d'un procureur européen parce que Eurojust permet par ailleurs, outre l'organisation, pour un État demandeur, d'opérations coordonnées dans plusieurs États comme je viens d'en donner un exemple, de coordonner les poursuites, c'est-à-dire de se mettre autour d'une même table à La Haye pour se répartir les poursuites, et de décider ainsi ensemble que tel pays fera juger telle partie du trafic et tel pays telle autre partie.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est M. François Pillet.
M. François Pillet. - Je souhaite revenir sur le problème du prononcé des peines.
Vous avez indiqué précédemment que la fraude fiscale pouvait déjà conduire à cinq ans d'emprisonnement, notamment avec les peines complémentaires d'affichage et autres, mais ces peines ne sont jamais prononcées. Ne pensez-vous pas que, au sein de l'opinion publique certainement mais au sein même des tribunaux, on considère cette infraction comme faisant moins de dégâts à l'ordre public, par exemple, qu'une infraction contre les personnes ? Dans ces conditions, ne pensez-vous pas que notre code pénal, dans son ensemble, souffre du manque de révision de l'échelle des peines ?
M. Guillaume Daieff. - Je suis un peu gêné pour vous répondre, parce que je sais que , si je vous dis « oui, bien sûr, c'est ce que je pense », demain les avocats des dossiers que je traite vont peut-être chercher à me récuser en disant que je suis un « fou furieux » et cela risque de me mettre en difficulté.
Je pense effectivement que frauder l'impôt, c'est voler tout le monde.
M. Yannick Vaugrenard - Cela nous suffit !
M. François Pillet - L'outil existe, mais les peines ne sont jamais prononcées !
M. Guillaume Daieff. - Il y a peut-être une deuxième raison à cela : les poursuites pour fraude fiscale devant le tribunal correctionnel de Paris concernent des petits fraudeurs et pas les plus gros.
M. Philippe Dominati, président. - Où sont les plus gros ?
M. Guillaume Daieff. - Je ne sais pas, il faut demander aux procureurs.
M. François Pillet - Ils seraient quand même de la compétence des juridictions françaises.
M. Guillaume Daieff. - Oui, bien sûr !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pensez-vous que les oeuvres d'art et les objets précieux sont un vecteur pratique de l'évasion fiscale ?
M. Guillaume Daieff. - Oui, c'est un outil pratique. D'ailleurs, on l'a vu voilà deux ou trois ans aux États-Unis concernant la banque UBS, affaire dans laquelle on voyait que des contribuables américains se servaient justement du commerce d'oeuvres d'art pour pratiquer l'évasion fiscale.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - La commission a auditionné ici M. Carpentier, directeur de TRACFIN. Il a proposé de créer une infraction de dissimulation de fonds, à l'instar de ce qui existe pour la non-justification de ressources : la personne concernée devrait démontrer l'objet licite de tout montage opaque ; à défaut, elle serait considérée comme étant en infraction. Que pensez-vous d'une telle proposition ?
M. Guillaume Daieff. - Il s'agit, si je comprends bien, d'un renversement de la charge de la preuve.
Pour ma part, je n'ai pas vu de trou dans le champ infractionnel. La non-justification de ressources va déjà dans ce sens puisque c'est le défaut de justification de ressources qui est punissable. Il faudrait que je voie un peu plus précisément la proposition de M. Carpentier pour pouvoir vous répondre, mais a priori je n'en vois pas l'intérêt.
M. François Pillet - En conclusion, quand je synthétise vos propos, je note avec satisfaction que vous semblez avoir tous les moyens juridiques, il n'y a pas de trou dans le champ infractionnel. En fait, a-t-on vraiment la volonté de poursuivre les fraudeurs ? Le fait-on ou ne le fait-on pas quand on le pourrait ? Tel est le problème. Apparemment, dès lors qu'on en déciderait, vous avez les moyens de poursuivre, hormis les problèmes d'exécution des conventions internationales et de toutes ces législations qui se sédimentent.
La difficulté, le gros problème, c'est que l'on ne poursuit pas.
M. Guillaume Daieff. - Il y a ce problème de moyens humains que j'ai évoqué au début de mon audition- c'est très clair - car mener des enquêtes, cela suppose des moyens humains - j'enfonce une porte ouverte -, mais il y a aussi le problème de la réglementation commerciale applicable dans les paradis fiscaux.
Tant que vous aurez des États qui permettront les actions aux porteurs, le nominee trustee et tout ce qui permet l'opacité, vous ne pourrez pas lutter efficacement contre l'évasion fiscale. C'est un vrai combat pour l'État français, sans doute aussi pour l'Union européenne, un combat qui demande beaucoup de doigté, beaucoup de diplomatie, mais qui n'est pas perdu d'avance, me semble-t-il.
Sur certains points, par exemple sur le nominee trustee, les États-Unis n'étaient pas hostiles à l'idée de limiter ou d'interdire la pratique. Cela demande des moyens importants, notamment pour la Direction générale du Trésor, qui suit ce genre de négociations.
Par ailleurs, pour maintenir une pression sur les États en matière d'entraide, il faut aussi être présent dans les mécanismes d'évaluation et savoir inviter ces États en France, à notre table, ou aller chez eux quand il y a des problèmes d'exécution. C'est au niveau de l'État que cela joue - ministère de la Justice et ambassadeurs- et non pas au niveau d'un juge d'instruction isolé dans son tribunal.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - C'est un match de tennis !
Si vous n'êtes pas trop tenu par le temps, je vous poserai deux dernières séries de questions.
On essaie, bien sûr - et c'est, me semble-t-il, indispensable -, de donner des responsabilités aux États en matière de coopération d'entraide judiciaire et fiscale. Pourrait-on imaginer que ces responsabilités s'étendent à des structures privées - par exemple, des banques - de la même manière qu'aux États pour garantir qu'il n'y ait pas de faille dans les dispositifs ? C'est ce que les États-Unis ont fait récemment.
M. Guillaume Daieff. - Quel type de responsabilités ?
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Par exemple, l'obligation d'information à l'administration fiscale sur les mouvements de fonds. C'est ce que les États-Unis ont apparemment décidé de faire.
M. Guillaume Daieff. - Je n'ai pas d'avis, je n'ai pas réfléchi sur cette question.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dernières questions, s'agissant des instructions en matière de fraude fiscale, considérez-vous qu'elles sont en nombre suffisant ou en faudrait-il davantage ? Pourquoi n'y en a-t-il pas davantage ? Quel est votre sentiment sur ce point ?
M. Guillaume Daieff. - Assez souvent, il n'est pas utile de recourir à l'instruction. Le procureur, surtout depuis 2004, dispose désormais de pouvoirs plus importants qui lui permettent notamment, même en enquête préliminaire, de faire procéder à des perquisitions avec l'autorisation du juge des libertés et de la détention, ce qui n'était pas le cas auparavant.
Par conséquent, quand le seul acte d'enquête pour conclure une enquête administrative fiscale qui a abouti à un redressement, c'est une perquisition, il est effectivement inutile de recourir à un juge d'instruction, le procureur peut y faire procéder lui-même.
Dans les poursuites pour fraude fiscale concernant l'impôt sur le revenu, par exemple, jamais le procureur ne commence de zéro. Il reçoit la plainte de l'administration fiscale, qui a déjà fait elle-même son travail de vérification.
Je crois - mais c'est plutôt une question à poser au procureur - que, dans certains cas, il n'y a même aucun acte d'enquête à faire. Le procureur se contente de citer directement devant le tribunal et, en réalité, le tribunal ne reçoit que l'enquête de l'administration fiscale.
Donc, l'absence ou le défaut d'information judiciaire, en soi, n'est pas un mauvais signe.
Je reviens à ce que j'ai dit précédemment, il me semble que toute la plus-value de l'enquête pénale tient à ce que l'on fait vraiment le tour de toutes les sociétés d'une personne et, surtout, que l'on identifie les personnes qui sont derrière les fraudeurs. En effet, un vrai fraudeur n'est jamais celui dont le nom figure sur les papiers d'une entreprise. Vous êtes certain que, si vous vous limitez à la personne dont le nom figure, vous ne tapez pas sur la bonne !
M. Philippe Dominati, président. - Est-ce un domaine de délinquance dans lequel il y a beaucoup de récidive ? Voyez-vous toujours les mêmes personnes ?
M. Guillaume Daieff. - Une des personnes que j'ai mise en examen m'avait dit : « Monsieur le juge, payer ses impôts, c'est voler sa famille ! » Je pense que celle-là recommencera.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Parvenez-vous toujours à débusquer le vrai patron d'une société ? Arrivez-vous toujours à vos fins ?
M. Guillaume Daieff. - Non, pas toujours ; parfois, nous échouons.
M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le juge, je vous remercie de cette contribution très pragmatique sur votre métier et les difficultés que vous rencontrez. Vous avez éclairé la commission sur un certain nombre de sujets.
Audition de M. Jean Pujol, avocat, Conseiller, élu des français à l'étranger
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Jean Pujol, avocat, représentant des Français de l'étranger, conseiller du commerce extérieur de la France en Andorre.
Je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire de la problématique qui vous concerne puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.
Vous avez la parole.
M. Jean Pujol, conseiller des Français de l'étranger. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous remercier de votre invitation, en tant que Français expatrié et conseiller élu à l'Assemblée des Français de l'étranger, l'AFE, une invitation que j'ai ressentie à la fois comme un honneur et une grande responsabilité. Je m'efforcerai de rendre cette audition utile aux travaux de la commission d'enquête.
Français expatrié depuis près de quarante ans, je souhaiterais vous faire un bref exposé sur le profil et les obligations fiscales françaises de nos compatriotes installés à l'étranger.
Il me semble en effet utile aux travaux de la commission d'enquête de prendre en compte ces données pour mieux appréhender la situation des Français établis à hors de France.
S'agissant de leur profil, un seul qualificatif décrit vraiment ce groupe humain : la diversité.
Celle-ci est à la hauteur de l'extraordinaire disparité des régimes politiques des cent quatre-vingt-treize États membres de l'ONU dans lesquels résident nos compatriotes : républiques, monarchies ou dictatures, il y en a pour tous les goûts !
Historiquement, l'émigration française a toujours été faible au regard de celle d'autres pays européens équivalents, pour des raisons que les démographes expliquent non seulement par la précocité du déclin démographique, mais aussi et surtout par l'existence des terres coloniales, où les Français se sont établis massivement, notamment en Algérie, à partir du XIXe siècle. Or ces derniers n'étaient pas considérés comme des expatriés.
En outre, il faut dire que la mentalité française est réputée réticente à la mobilité et très attachée au terroir.
Il est généralement admis que seulement 2,4 millions de Français ont quitté l'Hexagone entre 1830 et 1917, ce qui est très peu en comparaison des presque 57 millions d'émigrés des pays d'Europe, Grande-Bretagne incluse, pour la même période.
Selon le dernier rapport du directeur des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, M. Saint-Paul, publié en septembre 2011, 1 504 100 Français étaient inscrits au registre mondial des Français établis hors de France au 31 décembre 2010, soit une hausse de l'ordre de 2,3 % par rapport à l'année précédente. Il indiquait que cette augmentation s'inscrivait dans la tendance moyenne d'accroissement de la communauté française à l'étranger, proche de 4 % par an.
Ainsi, au cours des dix dernières années, le nombre de Français inscrits au registre mondial des Français établis à l'étranger a augmenté de près de 50 %, et cette tendance a vocation à s'accélérer, en raison des effets de la crise économique et financière sur la mobilité des chercheurs d'emploi, en particulier des jeunes.
L'observation des évolutions régionales met en évidence une progression régulière mais plus modérée des inscrits en Europe occidentale, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, ainsi qu'en Afrique, francophone et non francophone, ces dernières années.
En 2010, pour l'Europe occidentale, on constate les plus fortes hausses en Turquie, 5,9 %, aux Pays-Bas, 5,3 %, en Belgique, 4,8 % - ce dernier pays abrite la cinquième plus grande communauté française des inscrits au registre -, au Portugal, 5,1 %, en Grèce, 4,3 % - il est évident que ces chiffres ont dû évoluer à la baisse -, et en Espagne, qui représente la sixième communauté française des inscrits, 3,7 %.
En revanche, pour ce qui concerne les autres pays d'Europe, la tendance est à la stabilité.
En Amérique centrale et du Sud, les plus fortes hausses en 2010 sont constatées au Chili, 4,5 %, et au Mexique, 2,2 %.
Dans les autres pays de cette zone, la tendance est à la stabilité, sauf en ce qui concerne l'Argentine, pour des raisons évidentes, avec une baisse de 4,2 %.
En Afrique francophone, les plus fortes hausses sont constatées en Côte d'Ivoire, 7,7 %, à l'île Maurice, 5,9 %, au Congo, 5,3 %, et au Bénin, 4,3 %. Dans les autres pays, la tendance est à la stabilité.
En Afrique non francophone se dessine également une tendance à la stabilité, à l'exception du Kenya, où l'on constate une hausse de 5,2 %.
En 2010 toujours, il apparaît que la population expatriée est en pleine expansion en Asie-Océanie, au Proche-Orient et au Moyen-Orient, et en Europe de l'Est, où elle enregistre un taux de croissance annuel moyen supérieur à 5 % ces dix dernières années.
Parmi les zones à plus forte croissance, citons la ville de Jérusalem, 10,5 %, les Émirats arabes unis, 11,3 % et l'Arabie saoudite, 12,8 % - Israël restant le pays ayant la plus forte communauté française de la région -, la Chine, 9 % et Singapour, 10,8 %.
Les autres pays connaissent la stabilité, à l'exception du Japon, de l'Australie, et de l'Inde, où une baisse a été constatée.
En ce qui concerne l'Europe de l'Est, l'augmentation est modérée mais cependant notable en Russie, en Pologne, en Roumanie et en République tchèque.
Par ailleurs, en 2010, une certaine récession a pu être observée en Amérique du Nord et en Afrique du Nord.
Dans quels pays les ressortissants français inscrits au registre consulaire sont-ils les plus nombreux ?
Les cinq premiers pays représentent à eux seuls 40 % de tous les Français établis à l'étranger : la Suisse, 145 000 ; les États-Unis, 115 000 ; le Royaume-Uni, 113 000 ; l'Allemagne, 111 000 ; la Belgique, 101 000.
Les cinq suivants représentent 20 % de l'ensemble des Français établis à l'étranger : l'Espagne, 89 000 ; le Canada, 71 000 ; Israël, 59 000 ; l'Italie, 46 000 ; le Maroc, 41 000.
Ensemble, ces dix pays représentent donc 60 % de toute la population des expatriés français du monde.
Le rapport du directeur des Français à l'Étranger et de l'administration consulaire fait également d'autres constatations intéressantes sur les variations des communautés françaises. Ainsi, la Chine compte plus de ressortissants français que le Luxembourg. Par ailleurs, parmi les dix premiers pays en progression ne figurent que deux pays n'appartenant pas à l'Europe occidentale ou à l'Amérique du Nord : Israël et le Maroc.
Selon les estimations fournies par le rapport sur les Français expatriés non inscrits au registre consulaire - j'ai parlé jusque-là des Français inscrits -, la population française à l'étranger en 2010 était supérieure à 2 000 000 d'individus et le pays européen où résidaient le plus grand nombre de Français était la Belgique, avec près de 188 000 personnes - la différence de 87 000 représente le nombre de non-inscrits au consulat -, suivie de près par la Suisse, 171 000 - il y aurait donc 26 000 Français dans ce pays qui ne seraient pas inscrits au consulat -puis par l'Allemagne, 139 000, ce qui signifie que 28 000 personnes ne seraient pas inscrites, et, enfin, en cinquième position, par le Royaume-Uni.
Le rapport contient également de précieuses indications sur la structure de la population inscrite dans le registre des Français établis hors de France, en particulier les binationaux. À ce sujet, il convient plutôt de parler de multinationaux. Parmi les Français inscrits au registre au 31 décembre 2010, il y avait 44 % de binationaux ou multinationaux.
En Asie-Océanie, ils sont moins du quart, alors qu'ils représentent presque les trois quarts du total au Proche et Moyen-Orient. En Europe, un expatrié sur trois détient plusieurs nationalités, alors qu'ils ne sont qu'un sur deux en Amérique du Nord.
En 2010, la part des binationaux, soit 44,3 %, tend à augmenter parmi les Français de l'étranger inscrits.
La proportion de binationaux dépend en partie de la législation relative à la nationalité appliquée dans les différents pays. Si la Suisse, l'Italie ou la Belgique, qui reconnaissent sans difficulté la double nationalité, ont des taux proches de 60 %, il n'y a que 30 % de binationaux en Allemagne, dans la mesure où, jusqu'à une époque récente, l'acquisition de la nationalité allemande était relativement difficile.
Il est à noter que beaucoup de pays comme l'Andorre, que je connais bien, prohibent la multinationalité. Par conséquent, il y a très peu de binationaux franco-andorrans inscrits au registre consulaire, car cela pourrait constituer un motif de perte de la nationalité andorrane.
Les chiffres officiels sont donc bien inférieurs à la réalité. En 2012, les multinationaux expatriés dans le monde seraient près de 1 000 000.
C'est cette population qui devrait être très sensible à la modification de la loi fiscale française consistant en l'ajout du critère de la nationalité à celui de la territorialité en matière d'obligation fiscale. La perspective de renonciations massives à la nationalité française de Français de l'étranger, avec toutes les conséquences que cela emporterait en termes de rayonnement économique, financier et culturel, oblige les parlementaires que vous êtes à une réflexion approfondie sur cette question.
La tendance de 2010 met en évidence la stabilité de la population expatriée, laquelle reste relativement jeune, avec une légère décroissance des personnes âgées de plus de soixante ans. En effet, ils ne représentent que 13,5 % de nos compatriotes inscrits au registre, contre 20,2 % pour l'ensemble de la population française.
Le rapport du directeur des Français à l'étranger et de l'administration consulaire concluait ainsi : « Les variations de population sont différentes d'une région à l'autre. Certains pays ou zones connaissent une expansion plus importante de leur communauté - c'est le cas de l'Asie-Océanie et du Moyen-Orient. Cependant, il est important de rappeler [...] que la moitié des Français inscrits au registre reste établie en Europe, près de 20 % en Amérique et 15 % en Afrique... »
Arrêtons-nous maintenant sur les motivations de ces expatriés. La direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire n'a pas effectué d'étude sur ce sujet, mais, grâce à la dernière enquête de la Maison des Français de l'étranger, la MFE, réalisée en 2010, nous connaissons mieux les motivations des expatriés.
Dans l'ensemble, il ressort de cette enquête, dont le panel était, me semble-t-il, de 4 300 personnes, soit un effectif relativement important, que les Français établis à l'étranger forment une communauté active, bénéficiant de revenus élevés. En effet, 78 % des expatriés interrogés possèdent un emploi et près de 60 % d'entre eux déclarent gagner plus de 30 000 euros nets par an. Pour une très grande majorité des sondés, l'expatriation répond à une démarche volontaire, dont le bilan est jugé largement positif. Seul un cinquième de l'échantillon affirme ne pas ou mal maîtriser la langue du pays de résidence, tandis que les difficultés majeures d'intégration à la vie sociale ou professionnelle apparaissent résiduelles.
Les motivations exprimées de l'expatriation sont les suivantes : pour plus d'un expatrié sur deux, 54,8 % exactement, le séjour à l'étranger est motivé par des raisons professionnelles ; près d'un quart des expatriés consultés, 26,9 %, expliquent leur départ par des motifs familiaux ou personnels ; les étudiants représentent 6 % de l'échantillon des expatriés, devant les retraités, 5,4 %.
Bien que près d'un quart des sondés, 23 %, indiquent avoir voulu augmenter leurs revenus à l'étranger, l'intérêt économique ne détermine pourtant pas à lui seul le choix de s'expatrier. En effet, pour plus de sept Français sur dix, c'est avant tout le désir de découvrir un nouveau pays, une nouvelle culture, qui a joué un rôle décisif dans la décision de quitter la France. Derrière les motivations de nature professionnelle, invoquées par la moitié de l'échantillon, figurent les motivations familiales, 29 % des sondés indiquant s'être expatriés pour suivre leur conjoint.
Enfin, l'envie d'apprendre ou de perfectionner une langue étrangère est mise en avant par un peu plus de 19 % des expatriés, tandis que près de 10 % d'entre eux souhaitent partir étudier à l'étranger.
Par ailleurs, il ressort de l'analyse des commentaires libres émis par une fraction de l'échantillon qu'un nombre significatif de nos compatriotes ont cherché dans l'expatriation une alternative face à la persistance d'un niveau de chômage élevé en France et au risque de déclassement social.
Cette enquête, dont la fiabilité n'est pas contestable, a le mérite de bousculer bien des idées préconçues sur le profil réel de l'expatrié, en laissant notamment apparaître le caractère très marginal de l'exil fiscal.
J'en viens à la présentation de la fiscalité actuelle des Français établis hors de France. Pour ce faire, je me suis inspiré d'une note, toujours d'actualité, préparée par votre collègue, Mme Joëlle Garriaud-Maylam : « Au 31 décembre 2010, 1 504 000 de nos compatriotes étaient inscrits au registre mondial des Français établis hors de France, un chiffre auquel il faut ajouter environ un million de Français non-inscrits à ce registre. Ils sont assujettis à l'impôt dans leur pays de résidence. Un certain nombre d'entre eux font partie des 193 305 foyers fiscaux de non-résidents fiscaux », mais ce chiffre inclut également les non-résidents de nationalité étrangère.
À ce sujet, lorsque j'étais à la commission des finances et des affaires économiques de l'Assemblée des Français de l'étranger, nous avions interrogé les représentants de l'inspection des non-résidents pour savoir s'ils pouvaient nous donner une évaluation comparée du nombre de foyers fiscaux des Français non-résidents et des foyers fiscaux des étrangers non-résidents. Malheureusement, ils ne disposaient pas de ces chiffres. Il semblerait tout de même que le nombre de foyers fiscaux de Français non-résidents soit bien supérieur à celui des étrangers non-résidents ayant des intérêts en France et y payant des impôts.
Je reviens à la note : « Ce chiffre est en baisse comparativement à 2008, 197 226 foyers fiscaux, et 2007, 205 688. ». Cela veut dire non pas qu'il y ait moins de Français à l'étranger, mais simplement qu'ils ont moins de revenus « fiscalisables » en France.
« Les principaux pays de résidence en nombre de contribuables » - ce chiffre est très intéressant, même s'il inclut Français de l'étranger et étrangers ayant des intérêts en France - « sont la Belgique, le Royaume-Uni, l'Allemagne, les États-Unis et le Maroc. Ces foyers fiscaux non-résidents contribuent pour un montant de près de 541 millions d'euros » - nous sommes en 2010, et la somme est loin d'être négligeable -, « soit une moyenne d'environ 2 700 euros par foyer fiscal [...]. Les Français établis hors de France, outre les impôts et taxes acquittés dans leur pays de résidence, peuvent rester assujettis à différentes impositions françaises : l'impôt sur les revenus de source française, l'impôt sur les successions, l'impôt sur la fortune, l'ISF, et l'impôt sur les plus-values immobilières réalisées en France. »
En ce qui concerne les caractéristiques de l'imposition des Français de l'étranger, citons tout d'abord l'impôt sur le revenu. Concernant celui-ci, vous le savez, le domicile fiscal détermine l'imposition sur le revenu.
« En France, c'est le critère du domicile fiscal », soit le principe de territorialité de l'impôt, « qui détermine l'assujettissement à l'impôt sur le revenu. Selon l'article 4 A du code général des impôts, " les personnes qui ont en France leur domicile fiscal sont passibles de l'impôt sur le revenu en raison de l'ensemble de leurs revenus. Celles dont le domicile fiscal est situé hors de France sont passibles de cet impôt en raison de leurs seuls revenus de source française ". ». Il s'agit là de la grande différence.
« Pour déterminer le domicile fiscal, la France a signé avec 118 États » - le chiffre est de 2010 et je pense que nous devons être aujourd'hui autour de 120 - « des conventions fiscales bilatérales relatives à la double imposition. Ces conventions fiscales permettent d'établir dans chaque cas le domicile fiscal.
Si une personne réside dans un État n'ayant pas signé de convention fiscale avec la France, - c'est le cas aujourd'hui de la principauté d'Andorre - « c'est l'article 4 B du code général des Impôts qui détermine ce domicile fiscal selon plusieurs critères indépendants » : les personnes qui ont en France leur foyer ou le lieu de séjour principal, au moins 183 jours par an ; celles qui exercent en France une activité professionnelle, salariée ou non, à moins qu'elles ne justifient que cette activité y est exercée à titre accessoire - nous sommes ici en présence d'une présomption de domicile fiscal, sous réserve de la preuve du contraire ; celles qui ont en France le centre de leurs intérêts économiques. À ce sujet, Mme Garriaud-Maylam a été un peu trop synthétique, car la loi fait référence à la notion de « centre principal de leur intérêt », que la jurisprudence retient au sens non seulement économique, comme en Espagne, mais également familial, etc.
En ce qui concerne l'imposition des non-résidents, une particularité a fait réagir beaucoup de nos compatriotes, je veux parler de la prise en compte de l'habitation en France pour l'impôt sur le revenu.
« Les Français établis hors de France disposant d'une habitation sur le territoire français », donc, par définition, une résidence secondaire, « sont assujettis à l'impôt sur le revenu, sur une base forfaitaire qui représente trois fois la valeur locative réelle de cette habitation, sauf s'ils ont des revenus de source française d'un montant supérieur à cette base forfaitaire. »
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout bonnement que, si vous avez une résidence secondaire en France, que vous l'ayez acquise ou reçu en héritage, que vous l'occupiez ou non, vous êtes imposable sur un loyer virtuel correspondant à trois fois la valeur locative. Lorsque j'explique à des confrères andorrans, espagnols et autres, que, en France, on est imposable sur des revenus virtuels, ils me regardent comme si j'étais un extraterrestre ! Ils se demandent comment le pays de l'État de droit peut appliquer un tel système ! Je leur rétorque que la fiscalité française est d'un autre monde ! (Sourires.) Je ferme la parenthèse sur l'État de droit.
Cette règle ne concerne pas tout le monde, mais s'applique seulement aux personnes résidant dans des pays, soit qui ne sont pas dans l'Union européenne ou dans l'Espace économique européen - à cet égard, je vous signale une curiosité « succulente », à savoir que le Liechtenstein étant dans l'Union européenne, les Français ou les nationaux du Liechtenstein qui ont en France une résidence secondaire ne sont pas soumis à cet impôt virtuel - soit qui n'ont pas signé de convention fiscale avec la France.
En définitive, ce système légèrement exorbitant du droit commun concernerait tout de même les résidents français de 70 pays... Évidemment, cette règle n'incite pas vraiment à investir dans une résidence secondaire en France.
S'agissant de l'imposition sur les plus-values immobilières, l'article 244 bis A du code général des impôts prévoit une fiscalisation des plus-values en cas de revente, à hauteur de 19 % si le non-résident est domicilié fiscalement dans un État membre de l'Union européenne ou de l'Espace Économique Européen, de 33 1/3 % si le non-résident est domicilié fiscalement dans un autre État, qui serait néanmoins coopératif, c'est le cas de l'Andorre, et de 50 % si le non-résident est domicilié ou établi dans un État non coopératif.
Vous me répondrez que la plus-value entraînant un bénéfice, il n'est pas illogique de le « partager ». Aujourd'hui, il n'y a plus de plus-values, donc le problème est réglé !
En revanche, « l'article 91 de la loi de finances pour 2011 supprime l'exonération des plus-values réalisées lors de la seconde cession de l'habitation en France des non-résidents sous certaines conditions », des conditions dans le détail desquelles je n'entrerai pas.
Les Français vivant à l'étranger sont exonérés de certains impôts. Je pense aux prélèvements sociaux, tels que la CSG et la CRDS, en application de l'article L 136-6 du code de la sécurité sociale, même si, en ce qui les concerne, le terme d'impôt est inexact.
S'agissant de l'impôt de solidarité sur la fortune, les Français de l'étranger sont susceptibles d'y être assujettis pour leurs seuls biens situés sur le territoire national.
Par ailleurs, vous n'êtes pas sans savoir que certains placements financiers sont également exonérés, sous réserve qu'ils ne concernent pas des sociétés à vocation immobilière en France.
Depuis cette note de Mme Garriaud-Maylam, une nouveauté est apparue : la fameuse exit tax, entrée en application le 6 avril 2012. C'est donc tout récent.
Je pense que vous connaissez le dispositif, puisque vous avez eu à en débattre. L'idée est de fiscaliser les plus-values latentes des valeurs mobilières des Français résidents devenant non-résidents, en cas de réalisation desdites valeurs dans les huit ans de leur départ, dans la mesure où l'objet de la réalisation de ces valeurs mobilières ne concernerait pas le développement d'un projet immobilier dans le nouvel État de résidence.
Dans un premier temps, il sera intéressant de voir si cette loi sera contestée devant la Cour de justice de l'Union européenne. Peut-être sera-t-elle alors sanctionnée, comme ce fut le cas en 2003 pour d'autres dispositions. Évidemment, il est trop tôt pour savoir quelle sera son efficacité, le décret venant juste d'être publié. Nous verrons bien.
En conclusion, je souhaite dire que le Français expatrié se considère injustement stigmatisé par l'amalgame fait dans les récents discours électoraux populistes entre leur situation et celle des exilés fiscaux, qui ne sont qu'une infime minorité de profiteurs, nationaux ou étrangers.
À mon sens, l'arsenal législatif dont s'est dotée la France au fil des années - abus de droit, lutte contre le blanchiment d'argent issu de délits fiscaux, sur lequel il me semble que le directeur du TRACFIN n'a pas beaucoup insisté -, mais qu'elle exploite peu ou mal, devrait être amplement suffisant pour lutter contre ces délinquants.
Tout changement apporté aux principes fondamentaux qui régissent la fiscalité française dans le but de lier la nationalité à l'obligation fiscale peut avoir des effets contreproductifs incontrôlables, sans apports financiers à court et à moyen terme.
En tout état de cause, s'il se révélait nécessaire de changer la philosophie de la fiscalité française et d'ajouter la nationalité à la territorialité comme critères d'application de la loi fiscale française, il faudrait parvenir à un consensus avec, au minimum, les membres de la zone euro, pour une harmonisation fiscale multilatérale en cohérence avec la gouvernance économique qui semble se mettre en place.
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur Pujol, je vous remercie d'avoir apporté un éclairage intéressant sur un sujet dont, personnellement, j'ignorais tout.
Vos informations devraient nous permettre, après passage au crible, d'extraire de la masse des expatriés ceux de nos compatriotes qui pourraient être concernés par des pratiques d'évasion fiscale, ce qui est l'objet de notre commission d'enquête.
Ma première question portera sur la fin de votre propos, où vous stigmatisez l'infime minorité de profiteurs, Français comme étrangers. Avez-vous une estimation du nombre de nos compatriotes qui pourraient être animés par ces motivations d'évasion fiscale dans leur décision de se délocaliser ?
M. Jean Pujol. - Évidemment, je ne peux que me référer aux chiffres qui circulent, lesquels sont d'ailleurs extrêmement disparates.
Comme je l'ai rappelé dans mon exposé, le Français a une nature très étrange, caractérisée par un manque de mobilité et un goût du terroir, qu'on lui a souvent reprochés.
Je crois que ce qui caractérise l'exilé fiscal, au sens où la vindicte publique l'entend, c'est qu'il voudrait mettre à l'abri patrimoine et revenus, tout en continuant à habiter en France. C'est ma définition de l'exilé fiscal.
En réalité, il s'agit donc d'un faux exil. C'est pourquoi je disais tout à l'heure que l'arsenal législatif français, s'il est bien utilisé, voire tout simplement utilisé, ce qui n'est pas le cas, est à même de détecter ce genre de situation.
Il en va de l'évasion fiscale comme de l'évasion de prison : il n'est pas d'endroit d'où les gens ne peuvent pas s'évader. Bien sûr, tout cela aura un prix pour le candidat au départ.
Mais, à mon sens, l'« exilé fiscal » est celui qui refuse les inconvénients de l'expatriation, lesquels sont nombreux.
Le chiffrage est très difficile à faire, d'autant que la catégorie regroupe non seulement les Français, mais également les domiciliés fiscaux qui ne sont pas français. Mais, à mon avis, si l'on parle de personnes qui véritablement quittent le confort de leurs habitudes, le pourcentage doit difficilement arriver à 1 %, d'après les chiffres qui circulent.
À la lecture du rapport que j'ai cité au début de mon intervention, il est frappant de constater que l'expatriation des personnes susceptibles d'avoir ce profil, c'est-à-dire les plus de soixante ans, est en diminution. Je le répète, le chiffrage est difficile, mais je ne pense pas que le nombre soit vraiment supérieur à celui que j'ai cité.
S'agissant de la personne qui s'en va vraiment, non pas pour s'installer sous les cocotiers, à Tahiti - l'exemple serait mal choisi, puisque, si ce territoire fait bénéficier ses habitants d'importants avantages fiscaux, sous les auspices de la mère patrie, l'installation en question ne constituerait pas un exil fiscal - disons plutôt aux Marquises ou, pas très loin, aux îles Fidji, je peux dire avec certitude que la personne qui utiliserait des conventions de non-imposition pour aller se mettre à l'abri dans un pays doit absolument y séjourner plus de 183 jours et être susceptible, à tout moment, de démontrer au fisc français que le centre principal de ses intérêts a été déplacé à cet endroit.
Cela nous renvoie à la théorie de l'abus de droit que j'ai évoquée tout à l'heure : la requalification, instrument extraordinaire à la disposition du fisc, est tout à fait dissuasive. Si vous entendez des fiscalistes français, ils vous confirmeront que c'est un obstacle majeur, non seulement pour les personnes souhaitant s'expatrier en toute légalité, mais surtout pour le candidat à l'exil qui souhaite « le beurre et l'argent du beurre ».
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous nous avez également indiqué que l'arsenal législatif existant en France serait mal ou peu exploité, selon vos propres termes.
Comment expliquez-vous cet état de fait ? Selon vous, quelles en sont les causes ?
M. Jean Pujol. - J'ai évoqué tout à l'heure le problème de l'abus de droit que constitue la requalification de la situation de non-résidence fiscale d'une personne en fonction des critères prévus par la loi. Vous connaissez bien ce sujet.
Je dois dire que j'ai été frappé par l'audition du représentant de TRACFIN. Bien sûr, cet organisme dispose d'effectifs insuffisants pour un travail considérable, qui recouvre les grands trafics de drogue, le terrorisme, etc. Mais c'est vous, législateurs, qui avez élargi le spectre de la lutte contre le blanchiment d'argent. En l'occurrence, je pense aux notions d'auto-blanchiment et de délit pénal à caractère fiscal. Autant que je sache, même si je ne suis pas expert en droit français, toute personne qui, en France, serait reconnue coupable d'utiliser de l'argent provenant d'un délit susceptible d'être puni d'une peine de six mois d'emprisonnement - à titre d'exemple caricatural mais emblématique, sachez que ce pourrait être le non-paiement d'une pension alimentaire - pour investir dans quelque activité que ce soit, commet un délit d'auto-blanchiment d'argent, puni de peines extrêmement graves par la loi contre le blanchiment, que vous avez votée.
Appliquée à l'extrême, cette règle implique que toute personne faisant l'acquisition en France de n'importe quel bien - un véhicule, par exemple - est susceptible de devoir apporter la preuve au commerçant que la somme dépensée ne vient pas d'une opération de blanchiment d'argent provenant de la commission d'un délit passible d'une peine d'au moins six mois d'emprisonnement. C'est hallucinant ! Cette règle peut engendrer la paralysie complète du commerce français, mais c'est pourtant celle que vous avez votée ! Mais cette loi ne s'applique pas, car elle n'est à l'évidence pas applicable.
Si vous le permettez, je voudrais ouvrir une parenthèse en ma qualité de conseiller des Français de l'étranger et d'ex-président de la commission des lois et règlements de l'AFE, qui observe ce que font les parlementaires français.
À mon avis, vous avez une tendance trop maximaliste dans la rédaction des lois. J'ai le sentiment que les parlementaires en rajoutent, et le phénomène n'est pas propre à la France, car, comme ils ont le sentiment que ce qu'ils votent ne sera pas totalement appliqué, ils sont tentés d'aller plus loin pour, passez-moi l'expression, « ramasser ce qu'ils peuvent ».
Or, en matière de blanchiment d'argent, je puis vous assurer que vous allez « halluciner », si vous avez la curiosité de relire les textes français. Appliqués à la lettre, ils conduiraient à la paralysie de toutes les transactions, même les plus simples, puisqu'elles impliqueraient, de la part de celui qui se porterait acquéreur d'un bien, de justifier de l'origine de ses fonds.
Vous comprendrez bien que ce n'est pas possible, à l'heure où les fonctionnaires chargés de cette surveillance, je veux parler des agents de TRACFIN, sont déjà débordés avec le grand banditisme, les réseaux de trafiquants, notamment.
Permettez-moi de vous donner mon avis : à mon sens, c'est la conjonction d'un manque de moyens de ceux qui sont chargés du contrôle de l'application de cette législation et d'un spectre trop large de ladite législation qui pose problème.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je vous remercie.
Je souhaite maintenant vous interroger plus précisément sur la Principauté d'Andorre, que vous connaissez, j'imagine, mieux que quiconque. Il me semble qu'une réforme fiscale était en cours en Andorre voilà deux ans, vous nous le confirmerez sans doute. Deux projets de loi étaient alors examinés au Conseil général, c'est ainsi que s'appelle le parlement andorran. L'un portait sur la création d'une TVA à 4,5 %, l'autre sur la mise en place d'un impôt sur le revenu à hauteur de 10 % environ.
Pourriez-vous nous présenter brièvement le régime fiscal des sociétés et des particuliers en Principauté d'Andorre ?
Les réformes que je viens d'évoquer ont-elles été mises en oeuvre ? Ont-elles eu une incidence sur l'attractivité fiscale de ce territoire ? En quoi consiste aujourd'hui l'atout majeur de la Principauté en termes de fiscalité ? Enfin, combien de filiales d'entreprises françaises y sont-elles implantées et pour quelles raisons ?
M. Jean Pujol. - Vaste sujet ! Je vais néanmoins essayer d'être bref.
Sur l'initiative du Coprince français, en 2008, l'Andorre a été mise en demeure d'assurer immédiatement la transparence en matière fiscale et de secret bancaire. Sur ce second point, l'injonction n'était pas vraiment nécessaire, car il n'y avait justement plus de secret bancaire en matière de blanchiment, à la suite d'une loi votée en 2000 et développée en 2008.
M. Philippe Dominati, président. - Le Coprince français, c'est le Président de la République ?
M. Jean Pujol. - Oui, M. François Hollande aujourd'hui.
Il n'est pas seul, puisqu'il partage cette lourde charge avec l'évêque de La Seu d'Urgell.
M. Philippe Dominati, président. - Il y a deux Coprinces.
M. Jean Pujol. - Oui, exactement. Il est évident que c'est purement protocolaire. On peut difficilement imaginer, même en poussant la schizophrénie à son comble, que le Coprince français puisse être en conflit d'intérêts avec le Président de la République française !
Mais un cas assez proche s'est présenté en 2008 : lorsque M. Sarkozy, alors Coprince d'Andorre, a dénoncé, en tant que président de l'Union européenne pour six mois, les paradis fiscaux, notamment le Luxembourg, Monaco et l'Andorre : il a été tancé par ses collègues de l'Union européenne, lesquels lui ont rappelé qu'il était lui-même co-chef d'État d'un pays qu'il dénonçait ! Tout cela était tout de même assez savoureux !
Notre fougueux Coprince a donc réagi dans les quarante-huit heures pour réclamer la transformation du système andorran, menaçant d'abdiquer si rien n'était fait. La situation a été extrêmement tendue.
Or il s'est trouvé que l'Andorre, qui faisait effectivement partie des trois pays au monde, avec Monaco et le Lichtenstein, me semble-t-il, à ne pas avoir signé une lettre d'engagement auprès de l'OCDE, très « light » dois-je dire, aux fins d'assurer la transparence à long terme, avait tenu informés de manière exhaustive - c'est du moins ainsi que le ministre des finances andorran de l'époque me l'avait vendu - les services du Coprince, notamment son directeur de cabinet, de la raison pour laquelle la Principauté ne l'avait pas fait. Le gouvernement andorran faisait valoir que son processus de transformation fiscale était déjà très engagé, mais qu'il était en butte à des difficultés politiques internes, qui en retardaient un peu l'achèvement.
En l'espèce, il y a donc eu conflit d'intérêts. Le chef du gouvernement andorran, lequel était finalement sans pouvoirs car la Principauté se trouvait alors en période électorale, a dû signer un engagement, sur la légalité duquel on n'a pas trop glosé, par lequel il obligeait l'État andorran à opérer une transformation profonde de sa législation, au travers notamment de la signature dans les meilleurs délais des fameuses douze conventions d'assistance administrative mutuelle en matière fiscale requises par l'OCDE, à la suite du G20 de Londres, pour sortir de la liste des paradis ou enfers fiscaux, selon l'endroit où l'on se place.
Des élections ont eu lieu, et quelques problèmes politiques sont apparus, mais, finalement, cette transformation s'est opérée. Aujourd'hui l'Andorre est liée par une vingtaine de conventions d'assistance administrative et de coopération en matière fiscale, avec des pays aussi importants que l'Australie, l'Allemagne, la France, le Portugal, notamment. D'autres conventions sont en cours de négociation, sans aucune difficulté.
En revanche, rien n'est prévu avec les États-Unis, et ce pour une raison très simple : ce n'est pas nécessaire. En effet, l'administration américaine avait imposé depuis belle lurette aux banques andorranes de lui divulguer les titulaires de comptes résidents fiscaux américains ou de nationalité américaine, sous la menace, brutale, de ne plus pouvoir accéder au stock exchange market de New York. Je puis vous dire que la dissuasion a été efficace. Il n'y a et n'y aura donc pas besoin de convention avec les États-Unis. Mais tous les pays n'ont pas la puissance des États-Unis ...
Dès que la situation politique a été stabilisée dans la Principauté, ce qui a malheureusement pris du temps en raison de l'influence de l'Église, qui fait que tout est toujours plus long qu'ailleurs, une réforme fiscale de fond a été entreprise.
L'Andorre avait des taxes indirectes très complexes, lesquelles ont vocation à être réunies dans une TVA. J'ai appris hier que le texte avait fait l'objet d'un consensus à la commission des finances du Conseil général des Vallées d'Andorre, et l'on peut raisonnablement penser que, d'ici l'été, le texte sur la TVA, laquelle aura d'ailleurs une autre appellation, pour se démarquer de l'IVA espagnole et de la TVA française, sera voté.
Je pense que le taux moyen retenu sera de l'ordre de 4,5 %, correspondant grosso modo au niveau de l'imposition indirecte existant actuellement, sauf dans des secteurs particuliers, notamment la banque et l'assurance.
Cette réforme apportera par ailleurs une extraordinaire nouveauté : pour la première fois depuis que l'Andorre a été mentionnée dans des documents officiels, c'est-à-dire en 879, époque postcarolingienne, la Principauté va se doter d'un régime de fiscalité directe. Celui-ci s'appliquera à trois types de contribuables : les sociétés, à hauteur de 10 %, les entrepreneurs individuels, à hauteur de 10 %, et les entreprises non résidentes qui prêtent des services en l'Andorre, lesquelles se voient appliquer une retenue à la source de 10 %.
J'ouvre ici une parenthèse pour rappeler l'intérêt de signer rapidement des conventions de non-double imposition, en particulier à la demande des entreprises françaises et espagnoles, qui prêtent des services en Andorre.
Pour l'instant, l'impôt sur le revenu des personnes physiques est prévu pour 2013, mais nous n'avons pas encore son contour. La raison d'une telle mesure ne vous aura pas échappé : il s'agit de prévoir une imposition des sociétés ou des entreprises dans lesquelles on peut passer des salaires en charges d'exploitation et où les salaires ne sont pas imposables. Inutile de vous dire qu'elles ne sont pas appelées à faire beaucoup de bénéfices... Il est évident que l'impôt sur le revenu des personnes physiques devait suivre, et il suivra.
Là aussi, le besoin de convention de non-double imposition se fera ressentir, en particulier pour régler le cas des étrangers qui touchent des retraites ou d'autres revenus de l'extérieur de l'Andorre et qui pourraient se trouver en situation de double imposition.
Voilà où nous en sommes.
Pour conclure, je souhaite évoquer une visite de Mme Nicole Bricq, qui, malheureusement, ne siégera plus parmi vous pendant un certain temps ...
M. Philippe Dominati, président. - Pour le bien de la République ! (Sourires.)
M. Jean Pujol. - Certainement ! Elle était venue nous présenter un exposé à la commission des finances et des affaires économiques de l'AFE, en compagnie de M. le président Marini, au nom de la commission des finances du Sénat, sur l'état de la fiscalité actuelle et les problèmes qui se posaient.
Une partie très judicieuse de leur intervention m'avait frappé. Selon eux, les questions de concurrence fiscale au sein de l'Union européenne et dans le monde en général, doivent être appréhendées en tenant compte non seulement du taux d'imposition, mais également de l'assiette.
Avec beaucoup de sagesse, ils considéraient que les États de l'Union européenne devaient d'abord opérer un rapprochement de leurs assiettes, avant de se pencher sur les taux. Ce dernier, pris isolément, ne veut pas dire grand-chose.
Ne me demandez pas quelle est l'assiette andorrane en matière de sociétés. Nous sommes dans la première année d'application et je ne suis pas moi-même un expert-comptable agréé. Néanmoins, je crois qu'elle n'est pas très loin de l'assiette espagnole. Nous sommes donc dans la normalité.
Quelle influence cette réforme a-t-elle eu sur l'attractivité de l'Andorre ? Elle est très faible pour l'instant, notamment pour les entreprises françaises, et ce pour la raison suivante : depuis la Seconde Guerre mondiale, la législation andorrane est restrictive en matière d'investissements étrangers.
Pour vous en donner une idée, sachez qu'un résident de l'Union européenne, un Belge, par exemple, qui devient aujourd'hui résident en Andorre, doit attendre vingt ans pour acheter plus de deux maisons individuelles. Il ne sera considéré comme résident doté de tous les droits économiques qu'au bout de vingt ans. Pour les Français, les Espagnols et les Portugais, la durée est de dix ans. Je ne vous cache pas que nous attendons avec une certaine impatience qu'une loi, qui devrait, je pense, intervenir dans deux mois, change cette situation, car l'Andorre est le seul pays au monde où les gens qui travaillent et épargnent sont incités à investir à l'extérieur du territoire. C'est quand même original !
En ce qui concerne les sociétés, pendant très longtemps - sauf erreur de ma part, jusqu'en 2007 -, les personnes physiques ou juridiques étrangères ne pouvaient détenir que 33 % des parts des sociétés andorranes. Cela a bien sûr donné lieu à un peu de gymnastique, au moyen de prête-noms, dans des conditions d'insécurité totale et très dangereuses - des pratiques, entre parenthèses, qui ont été complètement gommées par la mise en oeuvre de la législation contre le blanchiment d'argent, puisqu'elles sont frappées de suspicion.
Depuis 2007, ce taux est passé à 49 %. Certes, depuis 2008, une loi sur l'investissement étranger a quelque peu ouvert les possibilités, pour une personne physique ou une société étrangère, de détenir 100 % des parts d'une société andorrane. Toutefois, les dossiers sont systématiquement transmis à l'équivalent andorran du TRACFIN, qui est extrêmement sourcilleux sur ces questions. Cela m'a d'ailleurs fait dire, à un séminaire du TRACFIN andorran auquel j'ai assisté, que les agents immobiliers d'Andorre - l'ordre fait partie des clients de mon cabinet - seront obligés de se délocaliser, en Espagne, à La Seu d'Urgell et, en France, à L'Hospitalet-près-l'Andorre, pour pouvoir opérer en Andorre tellement les services du TRACFIN andorran sont exigeants sur l'application de la loi. En effet, si cette dernière n'est pas aussi sévère qu'en France, elle est beaucoup plus appliquée et constitue un véritable obstacle.
En ma qualité de conseiller du commerce extérieur de la France, je peux témoigner que le commerce extérieur de la France vers l'Andorre n'est pas très favorable, les entreprises françaises préférant tout simplement travailler en Andorre à travers leurs filiales espagnoles. Certes, des raisons culturelles entrent également en ligne de compte. Mais cette situation contribue à s'inscrire statistiquement comme un moins dans notre commerce extérieur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Cela dit, y a-t-il tout de même des filiales d'entreprises françaises implantées sur le territoire d'Andorre ?
M. Jean Pujol. - À ma connaissance, non. Je ne crois pas. En revanche, il est permis que des entreprises s'associent dans le cadre de marchés publics. Une telle association a d'ailleurs eu lieu pour la construction d'une espèce de four de traitement des ordures, qui, au demeurant, fonctionne très bien.
M. Philippe Dominati, président. - Un incinérateur, en quelque sorte ?
M. Jean Pujol. - Un incinérateur assez sophistiqué.
M. Philippe Dominati, président. - Il s'agit d'activités au sein de la Principauté.
M. Jean Pujol. -Tout à fait. Il ne peut de toute façon y avoir de treaty shopping.
Par ailleurs, je ne vous le cache pas, l'on espère que la loi sur l'investissement étranger élargira le spectre des possibilités d'établissement, que le TRACFIN andorran sera un peu plus souple et que l'on pourra véritablement travailler en synergie en Andorre et hors d'Andorre : il y va bien sûr de la création d'emplois.
J'ai oublié de vous dire que, malheureusement, Andorre, qui, économiquement, est extrêmement liée à l'Espagne, est naturellement en train d'en subir les déboires.
Autre point : depuis des années, je travaille à l'implantation d'un établissement financier français en Andorre. Il est très dommage que ce projet ait jusqu'à présent échoué parce que sa concrétisation aurait été extrêmement positive pour l'influence de l'économie française, même si l'établissement fictif, virtuel ou « alégal » qu'est La Banque postale « travaille » à travers une agence postale andorrane existant depuis des temps immémoriaux - dans des conditions qui, du point de vue français comme du point de vue andorran, tardent toutefois à être régularisées.
Par parallélisme et par mimétisme, la Caja de Ahorros espagnole se trouve dans la même situation.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Certains territoires se sont fait une spécialité de l'hébergement de trusts : en existe-t-il en Andorre ?
M. Jean Pujol. - En Andorre, on désigne le trust par un joli nom : le fidéicommis. Il s'agit d'un dispositif de droit romain auquel je n'ai, personnellement, jamais rien compris !
Non, les trusts n'existent absolument pas dans la Principauté. Je dois dire que nous avons eu la chance, y compris en termes de succession d'Anglo-saxons, de ne pas avoir de conflit sur la notion de trust parce que je ne sais pas du tout comment cela aurait été reçu par les juridictions andorranes. En effet, nous sommes vraiment à dix mille lieues des concepts de droit anglo-saxon.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez évoqué une levée du secret bancaire, qui est effective dans la Principauté. Cette levée a-t-elle eu des incidences sur les dépôts bancaires ?
M. Jean Pujol. -Franchement, non. À ma connaissance du moins : je n'ai pas le privilège d'avoir des banquiers parmi mes clients ! D'ailleurs, si j'en avais, je ne pourrais rien vous dire...
En revanche, ce qui, d'une certaine manière, a eu des incidences sur les dépôts des clients, c'est la grave situation économique espagnole : les dépositaires, qui, dans une immense majorité, sont espagnols, rapatrient les fonds selon un flux constant. Ce constat est d'autant plus vrai depuis que M. Rajoy a fait voter une loi d'amnistie qui, moyennant le paiement d'une taxe de 10 %, exonère totalement ce capital dont l'Espagne a bien besoin.
Bizarrement, malgré ce phénomène, les banques andorranes sont, en termes de dépôts, plutôt en bonne santé financière, pour une autre raison - d'autres banques, d'ailleurs, en profitent -: le fait que les grosses entreprises espagnoles, avec, bien sûr, l'autorisation du ministère des finances espagnol, ont transféré et gèrent toute leur trésorerie dans des banques non espagnoles, hors de l'Espagne, pour se prémunir contre une éventuelle implosion de la « peseta euro ».
De grosses multinationales espagnoles ont donc désormais, avec l'autorisation du ministère des finances, leur trésorerie en Andorre, en Suisse et, j'imagine, en France.
Les banques andorranes sont donc assez prospères, en termes de dépôts, grâce aux risques qui pèsent sur la zone euro. C'est tout de même extraordinaire !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'avais entendu parler d'un projet de convention fiscale entre la France et Andorre. Quels en sont les termes ? Quel est votre avis à son sujet ? Où en sommes-nous ?
M. Jean Pujol. - Il s'agit d'un texte rubriqué - je ne sais pas exactement par qui d'ailleurs, parce qu'il est tenu « top secret » en Andorre.
Pour ma part, j'ai eu la chance et l'heur d'en recevoir une copie de la part des services du Coprince français. Je ne vous cache pas que la lecture d'un article de ce projet m'a absolument scandalisé. D'ailleurs, pour l'avoir manifesté, j'ai été pratiquement injurié publiquement par l'ancien ambassadeur, ce qui est quand même extrêmement désagréable, puisque je n'avais fait qu'exprimer une opinion. Si les élus de la République ne peuvent pas donner une opinion sur un texte concernant les résidents français qui les ont élus, notre République va très mal !
De quoi s'agit-il ?
Cette convention contient une clause extravagante, qui n'existe dans aucune des conventions ratifiées par les parlementaires jusqu'à aujourd'hui. Aux termes de cette clause, l'État français peut considérer que la convention tendant à éviter la double imposition n'existe pas pour les Français résidant en Andorre.
Inutile de vous dire que les résidents français se sont sentis absolument stigmatisés par cette clause signée par les gouvernements andorran et français. Les Français expatriés en Andorre se sentent abandonnés par les autorités françaises, ce qui n'est d'ailleurs pas un vrai scoop : moi qui les représente depuis quinze ans, j'ai malheureusement eu de multiples occasions de constater qu'il en était ainsi, sous l'effet pervers, d'ailleurs, de la duplicité de fonction institutionnelle entre le Président de la République et le Coprince français. En effet, pour les questions touchant aux Français de l'étranger, le ministère des affaires étrangères vous renvoie au Coprince français, lequel décline sa compétence en tant qu'andorran et vous renvoie au ministère des affaires étrangères... Au final, on n'obtient rien ! Mais, de cela, on a l'habitude !
En revanche, le fait que les Andorrans souscrivent à cette clause nous a absolument choqués, d'autant plus que la situation d'Andorre est complètement régularisée en matière de transparence fiscale et de secret bancaire. D'ailleurs, on n'en parle plus, ce qui est une excellente chose.
Nous nous sommes vraiment sentis injustement stigmatisés. On m'a répondu que la clause avait pour origine les excès de la campagne électorale, la surenchère qu'il y a eu entre nos candidats sur la possibilité d' « attraper » nos exilés fiscaux - lesquels, s'ils existent, sont aussi, bien évidemment, des expatriés.
Parmi les écueils dénoncés figure un sujet sur lequel les candidats ont été assez mal à l'aise, en raison de sa difficulté technique : le fait que l'adoption de tout texte tendant à réprimer l'exil fiscal impliquerait une modification des cent vingt conventions de non-double imposition existantes, ce qui représente, pour les ministères des affaires étrangères et des finances, entre dix et vingt ans de travail...
Chez le représentant du Coprince, on m'a expliqué que cette clause avait été imaginée par nos bons fonctionnaires - probablement ceux de Bercy parce que je ne crois pas que les affaires étrangères puissent « pondre » un pareil dispositif -pour permettre à la convention de vivre et, en cas de modification de la législation, de demeurer directement applicable sans avoir à être renégociée.
Pour ma part, j'ai tout de suite vu dans ce texte quelque chose qui m'a beaucoup choqué. Il est évident que notre fierté de Français de l'étranger repose sur la démocratie française, sur l'esprit de la Révolution, sur l'État de droit : telle est, nous semble-t-il, notre marque de fabrique.
N'oubliez pas que, si elle est ratifiée par les parlements andorran et français, cette convention aura une valeur juridique certes limitée à l'Andorre, mais supérieure à la loi interne !
Entre parenthèses, on sait très bien que vous examinez toujours les conventions en catimini, à des heures indécentes et dans un package sans que personne ne regarde rien puisque l'on vous fait confiance, à juste titre, d'ailleurs. On a donc toute raison de penser que cette convention pourrait être examinée dans les mêmes conditions...
Par conséquent, j'y ai vu quelque malice de la part de nos hauts fonctionnaires pour essayer d'instrumentaliser le législatif. De la part de ces gens-là, c'est tout de même faire peu de cas de la compétence et du travail de nos parlementaires ! En définitive, ils profitent de cette manière de procéder, de cette routine logique, pour enfermer les parlementaires dans un cadre déjà préétabli au moment où viendra le temps de la loi, puisqu'il faudra bien alors se conformer à une convention, même si elle ne concerne qu'un pays.
C'est la raison pour laquelle j'ai déclaré publiquement - je dois le confesser - que, du point de vue de la France comme État de droit, cette clause était une aberration juridique, d'autant plus que, j'en suis convaincu, passée au filtre de l'analyse des excellents juristes locaux, la convention devra sans doute être renégociée, puisqu'il est prévu que les modalités de son application devront en tout état d'espèce être fixées par une commission franco-andorrane qui, elle-même, modulera le dispositif.
Mais nous, citoyens, nous, Français de l'étranger, cette manière de procéder nous inquiète. Quant à vous, parlementaires, vous êtes trop intelligents ou trop lents ou les deux. Et je crois que l'exécutif, au sens large, quand il a à faire face à des urgences, trouve bien lent le rythme de la souveraineté populaire. Je vous exhorte à être très attentifs à cette considération, car ce genre de pratiques affaiblit notre discours sur la France, terre de liberté et État de droit.
Or, croyez-moi, à l'extérieur de nos frontières, nombreux sont ceux qui, français ou non, veulent entendre ce discours de liberté, car ils en ont besoin.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.
M. Louis Duvernois -Monsieur Pujol, comme notre rapporteur, je voudrais tout d'abord saluer l'intérêt et l'importance de votre description des communautés françaises expatriées, à la fois singulières et originales. On le voit bien avec l'exemple précis et concret de la convention fiscale bilatérale qui vient d'être signée, le 4 avril dernier me semble-t-il.
Permettez-moi de revenir sur ce sujet.
Vous avez fort bien expliqué le problème. Je souscris à votre constat puisque, étant allé en Andorre dernièrement dans le cadre d'une mission parlementaire, j'ai rencontré les autorités du Conseil général des Vallées et nous avons abordé cette question au cours de nos entretiens.
Je suis évidemment revenu à Paris intrigué. Or je n'ai pu obtenir connaissance de la première convention paraphée par les autorités andorranes et françaises qu'avec beaucoup de difficultés, comme si cette convention relevait d'un secret quelconque.
J'ai finalement pu prendre connaissance de cette convention.
La réponse que vous avez apportée concerne précisément l'article 25, que j'aimerais lire à la commission d'enquête parce qu'il est très explicite. Il tient en quatre lignes : « La France peut imposer les personnes physiques de nationalité française résidentes d'Andorre comme si la présente convention n'existait pas. Lorsque la législation fiscale française permet l'application de la présente disposition, les autorités compétentes des États contractants règlent d'un commun accord la mise en oeuvre de cette dernière. »
Autrement dit, on signe une convention tout en en déniant la signature ! J'ai rarement vu un contrat entre deux pays signataires qui, dans son texte, énonce ainsi tout et son contraire !
Je partage le point de vue qui a été exprimé par la personne auditionnée. Je considère, moi aussi, qu'un tel article relève probablement du contexte politique national qui a été le nôtre et qui perdurera probablement au cours des prochaines semaines : sans vouloir entrer dans un discours partisan, je fais bien sûr référence à la concordance de vues existant sur ces questions entre les deux principaux candidats à l'élection présidentielle. Il faut dire la vérité !
Je voudrais apporter un éclairage supplémentaire. Toute convention fiscale a pour finalité d'éviter la double imposition : c'est le principe de base des conventions fiscales. Manifestement, on introduit là une nouvelle donne qui aura des incidences non seulement en Andorre, mais aussi sur toute nouvelle législation ou convention fiscale avec d'autres pays ou, le cas échéant, tout nouvel avenant concernant l'évolution de la convention fiscale existante.
En clair, l'ajout de la clause que je vous ai lue - et donc on peut penser qu'elle fera nécessairement jurisprudence -permet de contourner très rapidement la contrainte que représente pour les États la modification des conventions fiscales existantes. En d'autres termes, on préempte toute action législative à venir en l'orientant dans le sens des intérêts de l'État.
Cette question me paraît extrêmement grave. Il s'agit en définitive d'un déni du Parlement et de son rôle premier, qui est d'exercer un contrôle sur l'action de l'exécutif.
Mes chers collègues, je tenais à vous apporter cette précision, qui va dans le sens de ce qui a été dit, et à vous faire part des difficultés que j'ai rencontrées pour obtenir copie de la convention.
M. Philippe Dominati, président. - C'est noté, mon cher collègue.
La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux, vice-présidente. - Maître Pujol, je vous remercie tout d'abord pour la clarté de votre exposé.
Je veux ensuite vous remercier pour la distinction que vous faites entre expatriés et exilés fiscaux fraudeurs ; nous veillerons à son respect. Nous devrons trouver des termes génériques permettant véritablement d'éviter tout amalgame fâcheux.
J'ai bien entendu le bilan somme toute assez sévère que vous dressez de notre travail législatif. Sans aucune volonté polémique, j'ai noté que vous jugiez les textes relatifs au blanchiment inappropriés, voire, si j'ai bien entendu, déraisonnables.
M. Philippe Dominati, président. - Excessifs, voulez-vous dire !
Mme Corinne Bouchoux, vice-présidente. - En ce cas, très excessifs !
J'ai également bien noté que vous considériez, à tort ou à raison, que nous travaillons de manière trop lente et trop peu réactive sur certains dossiers. À cet égard, on pensera ce que l'on voudra de l'expression « trop intelligents » que vous avez utilisée pour nous qualifier !
Mais j'ai bien entendu aussi les propos que vous avez tenus sur la convention du 4 avril dernier.
Il se trouve que j'ai un peu travaillé sur le sujet d'Andorre parce que nous avons la chance, en Maine-et-Loire, d'avoir un sous-préfet extrêmement dynamique, très compétent en matière de développement des entreprises et de fiscalité française et étrangère, dont, sauf erreur de ma part, l'épouse est ministre en Andorre. Il a donc une connaissance extrêmement intéressante, intelligente et précieuse de la compétitivité du territoire d'Andorre et de ses liens économiques avec la France.
Maître Pujol, tout cela étant posé, et dans la mesure où vous avez laissé entendre que l'arsenal juridique, bien qu'imparfait, existe, ma question est simple : que pensez-vous de l'idée de créer un haut-commissariat un peu énergique qui serait dédié à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales avec une volonté politique forte ? Ce haut-commissariat centraliserait les nombreux services - une douzaine d'administrations et de services différents, nous l'avons vu - qui travaillent de façon enchevêtrée sur la fraude et l'évasion fiscales.
Permettez-moi de vous poser deux questions subsidiaires : que pensez-vous des délais de prescription américains concernant la fraude et l'évasion fiscales ? Vous qui avez bien distingué les expatriés, attachés à la France, des fraudeurs, que pensez-vous de la proposition de déchoir les tricheurs de la nationalité française, plutôt que de les condamner à des peines irréalistes, qui, comme vous l'avez bien noté, ne sont pas appliquées ?
M. Jean Pujol. - Je vais essayer d'être très bref.
Je pense d'abord qu'il y a un malentendu : je n'ai pas critiqué les travaux du Sénat. Vous m'avez mal compris.
Ce que j'ai voulu dire, c'est que les textes n'étaient pas appliqués parce qu'ils allaient trop loin dans la répression, entraînant, au final, une certaine inefficacité.
Pour notre part, nous avons en Andorre des textes qui ne vont peut-être pas aussi loin mais qui sont davantage appliqués, si bien que l'absence de blanchiment d'argent est en définitive aujourd'hui davantage garantie en Andorre qu'en France.
Tel était le sens de mes propos. Je me garderais bien de vous juger !
Quant à la lenteur et à l'intelligence, madame la sénatrice, j'ai également voulu indiquer que l'exécutif, regrettant souvent que vous meniez un travail à la fois lent et, sans l'ombre d'un doute, intelligent - cette commission en est un véritable exemple - a peut-être tendance à trouver des systèmes pour contourner cet obstacle, moyennant des artifices comme celui que contient la clause.
Qu'il n'y ait donc pas de malentendu : je n'ai rien contre le Sénat, bien au contraire !
En ce qui concerne le haut-commissariat, je ne vous dirai pas que je ne suis pas opposé aux structures et aux superstructures. Toutefois, si j'ai lu aujourd'hui dans la presse que la France fait partie des quatre pays européens ayant la charge fiscale la plus lourde - elle en prend même la tête si l'on prend en compte la CSG -, ce n'est pas le seul pays à se heurter au problème de l'exil fiscal.
À cet égard, avant de créer une structure comme le haut-commissariat, je considère qu'il faut d'abord procéder à une analyse relativement exhaustive de ce que font les pays européens confrontés aux mêmes problèmes.
Je crois ensuite que la lutte contre ce phénomène doit être menée au niveau européen : l'époque des politiques franco-françaises est révolue. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui que, du moins je l'espère, nous allons vers une gouvernance économique au niveau européen. Par conséquent, un tel organisme, s'il existe un jour, devra comporter une telle dimension.
Le haut-commissariat n'est donc pas en soi une mauvaise idée pour des questions interministérielles et de recoupement de services. Il est vrai que le nombre de services qui s'occupent de la même chose - avec diverses conséquences, comme, évidemment, la création de chapelles - est assez hallucinant : vous avez pu le constater en auditionnant les uns et les autres. À cet égard, le compte rendu de vos auditions, disponible sur Internet, est assez impressionnant...
Mais, pour bien connaître la France, je crains que la création d'un haut-commissariat pour mener une réforme de l'administration et réaliser des fusions de services ne revienne à créer une structure supplémentaire qui viendra s'ajouter à celles qui existent déjà.
Je ne sais si vous pensez à un organisme « oecuménique » - ce qui serait une très bonne option. En tout état de cause, il faudra assurer son efficacité.
Je suis profondément européen et je suis de ceux qui pensent que, dans un avenir proche - d'ici à la fin du mois de juin - nous saurons s'il y a véritablement eu ou pas une impulsion vers une gouvernance économique européenne. Si tel n'est pas le cas, il faudra peut-être revenir à une solution franco-française, en mettant toutefois en place toutes les coopérations possibles et inimaginables.
Madame Bouchoux, pour revenir au système américain, sur lequel vous m'avez interrogé, pouvez-vous m'indiquer la durée des nouveaux délais de prescription ?
Mme Corinne Bouchoux, vice-présidente. - Ils peuvent au maximum être de trente ans.
M. Jean Pujol. - Je ne suis pas opposé à un tel allongement.
De toute façon, la notion de prescription est liée à celle de délit continu. Cela pourrait donc être l'objet d'une réflexion qui dépasse largement ce cadre pour entrer dans celui des prescriptions en général.
Mais pourquoi pas un délai de dix ans, de trente ans, voire un délai imprescriptible ?
Quand je suis arrivé en Andorre, il n'y avait pas de prescription. Grâce à l'Église, un délai de prescription a été fixé à cent ans, avant d'être ramené à trente ans grâce à l'influence des magistrats français dans les juridictions andorranes. Je suis donc très ouvert en matière de prescription.
À la déchéance de la nationalité s'oppose un principe de droit fondamental international que vous connaissez aussi bien que moi : on ne peut retirer la nationalité qu'à quelqu'un qui en possède une autre. Ce principe a, me semble-t-il, été posé par la convention sur la réduction des cas d'apatridie, signée à New York en 1954.
Permettez-moi une plaisanterie : puisque le président de la République est Coprince d'Andorre, pourquoi ne pas « donner » la nationalité andorrane à ceux à qui l'on aurait retiré la nationalité française ?
Plus sérieusement, la France n'ayant pas la capacité d'attribuer une autre nationalité, je ne vois pas très bien comment la déchéance pourrait être instituée tout en respectant le principe général posé par la convention de New York. En outre, si la philosophie fiscale française évoluait et si l'on rattachait la fiscalité, non plus seulement à la territorialité, mais aussi à la nationalité, vous n'auriez pas besoin d'instituer la déchéance.
Dans le cas contraire, les personnes ayant la chance d'être binationaux ou multinationaux partiront, non pour ne pas payer d'impôts, mais parce qu'elles y verront un rejet de leur mère patrie, une fustigation. Mais, comme je vous l'ai dit, cela concernera très peu de personnes.
J'ai déjà entendu des réactions en Andorre, dont il est très difficile d'acquérir la nationalité : il faut vingt ans de résidence pour devenir andorran. Quelques personnes de ma connaissance qui satisfont cette condition m'ont dit qu'elles prendraient la nationalité andorrane cette année et qu'elles désinvestiraient tout si la France ne voulait pas d'eux. Les réflexions sur l'institution d'une déchéance de nationalité passent très mal, car la relation avec le pays d'origine revêt un caractère émotionnel.
La déchéance est donc selon moi une très mauvaise piste.
En effet, imaginez que cette loi soit votée et qu'elle n'ait aucun effet : cela signifierait que la nationalité française n'a aucune attractivité ! Ce serait encore pire ! Si les gens se moquent d'être déchus de la nationalité française, s'ils considèrent que ne plus payer d'impôts vaut la peine d'être déchu de sa nationalité, on aura prouvé non pas que la France rejette les gens, mais bien que les gens rejettent la France !
Or la France doit être attractive ! La France, c'est le pays des droits de l'homme, c'est le pays de la liberté ; elle a un message à passer. À cet égard, le nombre de ses nationaux doit évoluer à la hausse, et non à la baisse.
Dernier point, cette histoire de France dont on parle a commencé il y a longtemps - nous avons, par chez moi, des grottes préhistoriques qui remontent à 20 000 ans avant Jésus-Christ - et continuera, je l'espère, encore bien longtemps.
Certes, la conjoncture actuelle est marquée par des difficultés importantes, mais, d'une manière ou d'une autre, nous les surmonterons, tous ensemble. Il ne faut donc pas se focaliser sur des mesures aussi brutales et aussi lourdes de sens - et, de surcroît, inefficaces.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - En guise de conclusion, je reviens sur la proposition que vous avez appelée de vos voeux : la nécessaire harmonisation fiscale internationale. Je crois que, sur ce point, nous retrouverons la belle diversité que nous avons identifiée à plusieurs reprises.
Pour votre part, quels obstacles à cette nécessaire harmonisation internationale identifiez-vous ?
M. Jean Pujol. - Ma réponse sera extrêmement brève : il s'agit de la différence culturelle entre les pays de droit romain et ceux de droit anglo-saxon.
M. Philippe Dominati, président. - Maître, il me reste à vous remercier pour votre participation et pour toutes les précisions que vous nous avez apportées sur la spécificité de la relation de la France avec Andorre et avec la communauté des Français de l'étranger d'une manière générale.
Si je me réfère aux chiffres que la commission a eu à connaître par ailleurs, je note que 1 %, cela représente quand même 15 000 personnes. C'est donc un nombre relativement important.
Audition de MM. Frédéric Thiriez, Président de la Ligue de football professionnel, Jacques Saurel, professeur de droit du sport à l'université d'Aix-Marseille, et Yann Poac, Associé fondateur de la société Hipparque Patrimoine, cabinet indépendant spécialisé dans la gestion de patrimoine et le conseil de la clientèle privée
M. Philippe Dominati, président. - Dans le cadre de leurs travaux, les membres de la commission ont souhaité s'intéresser à l'aspect du sujet qui touche les sportifs comme les artistes. Il était naturel que nous nous orientions d'abord vers le sport le plus populaire, à rayonnement mondial. Plusieurs approches étaient envisageables, mais, finalement, le bureau de la commission a décidé d'élargir son spectre en décidant d'entendre d'autres acteurs de l'activité sportive que vous représentez.
Il a donc été décidé d'auditionner la personnalité la plus emblématique concernant les professionnels, puisque c'est ce qui intéresse les membres de la commission, avant, peut-être, d'entendre des membres de la fédération et d'autres acteurs.
En tout cas, monsieur Thiriez, vous êtes le premier acteur du monde du football à être entendu et je tenais à vous en remercier, puisque, parfois, nous avons un peu de mal à établir des contacts avec certaines fédérations, ce dont les élus, toutes tendances confondues, se plaignent.
Je vous rappelle, messieurs, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(MM Frédéric Thiriez, Jacques Saurel et Yann Poac prêtent serment.)
Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission. Monsieur Thiriez, vous avez la parole.
M. Frédéric Thiriez, président de la Ligue de football professionnel. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi d'abord de vous remercier de votre accueil. Je dois vous dire que c'est toujours un plaisir pour moi de venir au Sénat.
Je me souviens avoir participé, il n'y a pas si longtemps, aux travaux sur le sport animés par M. le sénateur Collin. Cet échange fut particulièrement intéressant. Dans le cadre des travaux législatifs, j'ai toujours beaucoup apprécié l'apport de la Haute Assemblée, et Dieu sait s'il y a eu énormément de chantiers législatifs ces dernières années !
Je suis donc honoré d'être entendu par votre commission. En même temps, je vous avoue que j'éprouve un peu d'appréhension, car je ne suis pas sûr de pouvoir vous apporter tout ce que vous attendez, si je lis bien la résolution ayant conduit à la création de cette commission d'enquête. J'espère ne pas faire preuve de trop d'incompétence. En tout cas, je viens avec beaucoup d'humilité.
En préambule, je dirais que mon job, si je puis parler familièrement, n'est pas de faire partir les capitaux, mais de les faire venir, ainsi que des revenus.
Je souhaite dire quelques mots sur le football professionnel et la Ligue de football professionnel en cinq points très rapides. J'espère ne pas trop vous ennuyer.
Le premier point est un rappel de ce qu'est la Ligue. Ce n'est pas une entreprise, bien sûr, mais une association loi de 1901, donc évidemment à but non lucratif. Elle est surtout délégataire de la puissance publique, c'est-à-dire de l'État, pour l'organisation des championnats professionnels. Il s'agit d'une spécificité de la ligue française, par rapport à ses homologues européens. En effet, à ma connaissance, nous sommes les seuls en Europe à avoir ces prérogatives de puissance publique, les autres ligues européennes étant généralement des organismes de nature commerciale. J'y insiste, nous sommes en charge de l'organisation des championnats professionnels et, à ce titre, nous sommes dotés de pouvoirs règlementaire, disciplinaire et tout ce qui va avec. Les seuls domaines qui nous échappent - ce ne sont pas les moins importants, malheureusement - sont l'équipe de France, gérée par la Fédération française de football, les agents de joueurs, lesquels relèvent également de la fédération, heureusement ou malheureusement, et l'arbitrage, aussi de la compétence de la Fédération. Pour le reste, la Ligue est compétente. Telle est la première mission, régalienne, de la Ligue.
La deuxième mission, peut-être la plus apparente, à défaut d'être la plus importante, est de nature commerciale. Je rappelle que nous organisons chaque année à peu près huit cents matchs de football professionnel, lesquels attirent à peu près dix millions de personnes dans nos stades, ce qui fait du football professionnel la première industrie de spectacle vivant en France, sans parler des quelque cent millions de téléspectateurs qui regardent nos championnats chaque année. Ce métier d'organisateur de spectacles est une réalité. Par ailleurs, notre rôle, conféré par la loi, est de centraliser les négociations pour les droits audiovisuels, qui représentent, comme vous le savez, l'essentiel des ressources de nos clubs, très précisément 57 % aujourd'hui. Nous sommes donc chargés de négocier de manière centralisée avec les chaînes de télévision et de répartir le fruit de ces négociations entre tous les clubs professionnels et le football amateur. Ce n'est pas la moindre des missions de la Ligue que d'assurer une répartition solidaire de ce que l'on appelle « la manne des droits télévisés » entre tous les acteurs du football.
En deuxième point, permettez-moi de vous citer quelques chiffres clés sur l'économie du football, simplement pour vous donner un ordre de grandeur. Le chiffre d'affaires du football professionnel, première division et deuxième division confondues, y compris les « ventes » de joueurs - pardonnez-moi cette terminologie journalistique, il faudrait plutôt parler de transferts -, est de 1,5 milliard d'euros. À titre de comparaison, c'est à peu près le chiffre d'affaires de l'industrie du cinéma. Pour autant, nous sommes nettement derrière nos concurrents européens. À cet égard, pour bien comparer les éléments, il faut prendre en compte non pas le chiffre d'affaires complet, « vente » de joueurs incluse, mais le chiffre d'affaires sans cette dernière activité puisque c'est ainsi que raisonnent les autres pays. Si l'on compare les championnats de première division, nous sommes en gros à 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires - je vous laisserai un tableau très précis sur ce point -, c'est-à-dire cinquième et, malheureusement, bon dernier des cinq grands championnats européens, puisque le chiffre d'affaires de l'Espagne et de l'Italie se situe aux alentours de 1,6 milliard d'euros, celui de l'Allemagne s'établit à 1,7 milliard d'euros, et celui de la Premier League anglaise, très loin devant, atteint 2,5 milliards d'euros.
J'aimerais dire un mot également sur ce que peut apporter le football professionnel aux finances publiques en général. Je cite souvent un chiffre éloquent, ce qui m'est parfois reproché : ce qu'apportent la Ligue, les clubs de football et les footballeurs professionnels à l'État et aux organismes sociaux en termes d'impôts et de charges sociales représente environ 620 millions d'euros par an. Je tiens à votre disposition la décomposition plus précise de cette somme, laquelle équivaut à peu près au montant des droits télévisés.
M. Philippe Dominati, président. - Les droits télévisés viennent en plus ?
M. Frédéric Thiriez. - Non, les droits télévisés sont dans les 1,5 milliard d'euros du chiffre d'affaires global. La somme de 620 millions représente la contribution fiscale et sociale du football professionnel dans son ensemble.
Si l'on élargit un peu le périmètre économique du football au-delà des clubs, en incluant les partenariats avec des entreprises locales, les fournisseurs des clubs, les chaînes de télévision, les fabricants d'équipements sportifs, la filière économique du football dans son ensemble produit un chiffre d'affaires de 4,5 milliards d'euros et représente 25 000 emplois. Je fournirai à la commission une étude très intéressante réalisée par l'Union des clubs professionnels de football sur ce sujet.
Le troisième point concerne les contrôles qui portent sur les clubs. Vous savez que l'un des sujets de fierté de la France, par rapport à ses concurrents, réside dans le contrôle financier des clubs. Voilà plus de vingt ans, nous avons créé un organisme appelé la Direction nationale du contrôle de gestion, la DNCG, qui est une commission indépendante, consacrée par la loi, ayant pour but d'examiner de manière très serrée, chaque année, les comptes des clubs et leurs comptes prévisionnels pour les trois années qui suivent. Lorsque des éléments lui paraissent anormaux ou mauvais, elle dispose d'un pouvoir de sanction assez étendu, pouvant consister en une simple amende infligée au club, un encadrement de la masse salariale ou une interdiction de recruter de nouveaux joueurs, mais pouvant éventuellement aller jusqu'à la sanction suprême qu'est la rétrogradation en division inférieure. Je dis que nous en sommes fiers parce que nous étions les seuls, jusqu'à récemment, à avoir ce type d'organisme en Europe. L'Allemagne, la Belgique et, un peu, la Suisse s'y sont mis, mais, surtout, à la demande de la France, il faut le dire, Michel Platini s'est inspiré de notre système pour créer au niveau européen un système équivalent, qu'il a appelé « le fair play financier » - une jolie appellation -, qui est en fait une sorte de copie de notre système français de DNCG. J'ajoute, cela peut intéresser la commission, que nous sommes en lien assez étroit avec deux organismes d'État : d'une part, TRACFIN et, d'autre part, le service central de prévention de la corruption du ministère de la justice. Nous avons passé avec ce dernier une convention de coopération pour échanger des informations. Par ailleurs, nous sommes amenés à saisir TRACFIN dès que des capitaux qui nous semblent douteux essaient de s'introduire dans les clubs français, ce qui s'est produit à trois ou quatre reprises, à Nice, Monaco et Marseille. J'en ai d'ailleurs un souvenir personnel assez fort. Grâce à un bon travail avec TRACFIN, nous avons réussi à éviter que des investisseurs douteux ne viennent prendre pied dans le football français, qui doit rester propre.
Le quatrième et avant-dernier point, j'en ai presque fini, monsieur le président, m'amène à évoquer le problème majeur de compétitivité par rapport à nos concurrents, pas tant sur le plan fiscal - je me garderai bien de réclamer, nous ne l'avons d'ailleurs jamais fait, un régime fiscal de faveur pour les footballeurs, lesquels doivent payer leurs impôts comme tout le monde ! - que sur le plan des charges sociales patronales. À cet égard, je me permettrai de vous remettre une étude importante réalisée par l'Union des clubs professionnels de football, qui montre à quel point le football français est défavorisé par le poids des charges sociales. Je vous livre un seul exemple extrait de cette note : prenons un joueur bien payé, à hauteur de 600 000 euros bruts par an - c'est un bon niveau de salaire en ligue 1 française -, son coût total, charges sociales patronales incluses, est de 786 000 euros pour un club français, 676 000 euros pour un club anglais, 630 000 euros pour un club italien, 612 000 euros pour un club espagnol et 611 000 euros pour un club allemand. J'insiste sur ce dernier cas, parce que les Français aiment bien se comparer aux Allemands en général. Voilà un exemple où le même joueur, du fait du poids différencié des charges sociales, va coûter 611 000 euros au club allemand, contre 786 000 euros au club français. Il y a là un véritable problème.
Monsieur le président, vous allez penser que je suis pessimiste, mais le dernier point que je souhaite aborder me conduit à vous alerter sur les dangers qui pèsent sur l'avenir économique des clubs français, du fait de la négociation des droits télévisés pour la période 2012-2016, qui se passe mal, en raison du désinvestissement, soit total, soit partiel, des deux opérateurs français, je veux parler de Canal+, d'un côté, et de Orange, de l'autre.
Orange, qui avait investi 200 millions d'euros dans le football au cours du précédent contrat, s'est totalement désengagé, en tout cas de la télévision. Heureusement, à force de beaucoup de travail, nous avons réussi à attirer un nouveau compétiteur, le groupe qatari Al-Jazeera, qui a permis de pallier, en partie seulement, la défection d'Orange. De son côté, Canal+ poursuit sa stratégie de désinvestissement du football. En effet, ce groupe, qui investissait 600 millions d'euros par an dans le football voilà quelques années, est ensuite passé à 465 millions d'euros il y a quatre ans, pour arriver à 420 millions d'euros aujourd'hui.
L'arrivée d'Al Jazeera est loin de compenser ce désinvestissement des opérateurs français. Il nous manque aujourd'hui 80 millions d'euros par an, simplement pour maintenir les ressources des clubs. À l'heure actuelle, je l'avoue, je ne sais pas comment je vais faire. Je poursuis des discussions avec les opérateurs « mobile », puisqu'il nous reste à vendre les droits pour mobile. La négociation est extrêmement difficile. Pour vous donner un ordre de grandeur, sans trop vous inquiéter, la somme de 80 millions d'euros par an représente à peu près ce que verse la première division à l'ensemble des clubs de deuxième division. Je ne veux pas menacer qui que ce soit, mais vous imaginez bien que les clubs de ligue 1, dont les ressources provenant des droits télé sont en baisse de 80 millions d'euros, et qui, actuellement, versent exactement 90 millions d'euros par an à la ligue 2, ne seront plus aussi attentifs à cette solidarité entre les deux ligues. Derrière se profile le risque d'une explosion, tout simplement, du système français de solidarité entre tous les acteurs du football. On se dirigerait alors vers un système à l'espagnol, où chaque club négocie pour son compte, sans aucune centralisation.
Voilà, monsieur le président, les thèmes sur lesquels je souhaitais insister. Je vous remets les documents que j'ai cités au long de mon intervention, ainsi que le rapport d'activité de la Ligue et les comptes des clubs, puisque le football français est le seul en Europe, aujourd'hui, à publier intégralement les comptes de tous les clubs.
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
La parole est à M. Jacques Saurel.
M. Jacques Saurel, professeur en centre de droit du sport à l'université d'Aix-Marseille. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité aux travaux de votre commission. Naturellement, j'ai bien noté qu'il s'agissait de l'évasion des capitaux et des actifs hors de France, ce qu'on appelle communément « l'évasion fiscale », puisque les incidences fiscales sont la priorité.
Je vais essayer de brosser en quelques minutes l'étendue du sujet selon deux angles : les clubs sportifs et les sportifs eux-mêmes. Contrairement à mon voisin, je ne me limiterai pas au football. Je parlerai pour l'ensemble des sports, étant entendu que le football professionnel tient la part principale du « gâteau ».
Je commencerai par les clubs.
Nous le savons, en général, ce sont avant tout des sociétés anonymes sportives professionnelles, des SASP, qui gèrent le sport professionnel, en l'occurrence à hauteur de 95 %. On parle donc de sociétés commerciales. On pourrait imaginer que des sociétés commerciales de cette nature puissent « pratiquer » l'évasion fiscale.
Or, contrairement aux autres secteurs socio-économiques, le sport professionnel est en difficulté ; on vient de vous l'expliquer. Mais il a surtout une particularité, qui tient à certains éléments.
D'abord, il est interdit à certaines personnes, à des individus de tenir des participations dans plusieurs sociétés pour la même activité sportive. Et il n'y a pas, à ma connaissance, de sociétés qui dépendent de grands groupes internationaux. Les clubs sportifs, notamment les clubs de football, sont relativement indépendants.
Par conséquent, nous n'avons pas la même relation économique que celle qui peut exister dans le secteur industriel entre une société filiale en France et une société mère au Luxembourg, aux Pays-Bas, voire en Pologne.
De ce fait, vous avez déjà entendu parler des prix de transfert, qui sont l'un des éléments de l'évasion fiscale. Ces prix de transfert ne sont pas connus du monde sportif. Fort heureusement, les joueurs ne sont pas une marchandise. On ne peut pas non plus décréter que le prix d'un joueur venant d'Allemagne est de tel montant plutôt que de tel autre.
Nous n'avons donc pas de groupe de sociétés société mère/société filiale. Nous n'avons pas de prix de transfert. Ce sont des clubs qui sont généralement déficitaires. Si l'on reprend le football professionnel, le rapport sur la dernière saison de ligue 1 montrait que le déficit atteignait tout de même 63 millions d'euros, contre 130 millions d'euros la saison précédente.
Ainsi, l'évasion qui consisterait à transférer un bénéfice réalisé en France par une société française vers une société étrangère, au surplus mère ou filiale, ne peut pas être réalisée à défaut de résultat positif.
Je passe sur le carrousel TVA, qui est également une méthode pour pratiquer de l'évasion fiscale.
Vous allez me dire qu'il n'y a pas d'évasion fiscale dans le sport professionnel aujourd'hui en France... Je ne voudrais pas arriver à cette conclusion. Il existe tout de même un risque ; ce risque, c'est la fraude aux cotisations sociales.
J'entends bien que le sujet est « l'évasion fiscale ». J'étends cela aux prélèvements obligatoires. En effet, comme vous allez le voir, les prélèvements obligatoires, qui comprennent à la fois l'ensemble de la fiscalité pure et les cotisations sociales, constituent un phénomène très important.
Pourquoi les « cotisations sociales » ? Ainsi qu'on vient de vous l'expliquer, les clubs français paient des cotisations sociales d'un montant très élevé. Il y a donc une tendance à vouloir éviter de payer des cotisations sur les rémunérations versées aux joueurs. La tentation est par conséquent de trouver un moyen de rémunérer ces joueurs par des sociétés écran via ce qu'on appelle communément, trop communément à mon avis, « le droit à l'image ».
Récemment, à l'occasion de l'annonce par le candidat François Hollande d'un taux d'imposition de 75 %, un journaliste d'une radio d'informations, qui demandait l'avis de ses auditeurs, disait : « De toute façon, on sait très bien » - il n'en apportait pas la preuve ! - « que les clubs versent une partie des rémunérations sur des comptes offshore. »
J'étais en voiture ; j'ai été un peu surpris d'entendre pareille affirmation. D'abord, il n'y avait aucune démonstration, aucune explication, aucune justification. Je passe sur ce phénomène...
Il n'y a pas de compte offshore, sauf dans certaines situations que la justice a eu à connaître. Il y a eu quelques cas, des procès assez retentissants. J'ai eu l'occasion, puisque je suis basé à Aix-Marseille, de suivre intégralement en 2005 le procès de l'Olympique de Marseille, pendant les quinze jours de débat. J'ai pu mesurer combien certaines pratiques existaient. C'est vrai. Mais plus on met en exergue une pratique, moins elle est généralisée par ailleurs en quelque sorte. C'est parce qu'elle existe en petit nombre qu'on essaie de la monter en épingle. Il est vrai que deux joueurs ont été recrutés à cette occasion par l'Olympique de Marseille. L'un a eu un destin national par la suite, en tant que joueur dans l'équipe de France de 1998. Ils ont été recrutés, et une partie de la rémunération a été payée par le club de Barcelone, qui vendait le joueur à l'Olympique de Marseille, et ce afin d'éviter les charges sociales du nouveau club employeur.
Ce sont donc des pratiques qui peuvent exister, mais qui ne sont pas fréquentes. Elles sont difficiles à mettre en oeuvre. Aujourd'hui, en raison de la DNCG et de contrôles importants, les pratiques de cette nature ne sont pas trop fréquentes.
Voilà pour les clubs. J'en viens à présent aux sportifs.
Je distingue deux types de sportifs : les sportifs qui jouent en équipe, donc dans des sports collectifs, et les sportifs individuels.
Pour les sportifs individuels, le droit à l'image existe aussi, comme, on le verra, pour les sportifs collectifs. Le sportif individuel cherchera à se faire rémunérer pour le droit d'exploitation de son image sur une société qu'il aura créée dans un autre pays, même en Belgique, sans aller chercher un paradis fiscal quelconque.
Quoi qu'il en soit, la France détient un article, l'article 155 A, communément appelé « dispositif anti-abus ». Cette disposition consiste à considérer que la rétribution du droit à l'image versé à la société constituée a en réalité été attribuée au sportif exerçant son activité en France, auquel cas il sera taxé en France.
Pour le sportif individuel, il y a également une échappatoire à l'impôt, que l'on confond avec « évasion » et « fraude » : c'est l'expatriation fiscale. L'expatriation fiscale, c'est la possibilité qu'a tout citoyen de transférer son domicile fiscal à l'étranger. Il y a tout ce qui a été dit sur les citoyens qui partent en Belgique, mais il y a également les sportifs qui vont s'installer en Suisse. Ce n'est pas illégal ; c'est tout à fait légal.
Ils se rendent en Suisse et doivent répondre à certaines conditions. Ils doivent négocier un forfait avec l'administration fiscale helvétique, payer un impôt en Suisse en fonction, bien sûr, du montant des dépenses réalisées dans ce pays, et ils y sont normalement imposés. Cela n'empêche pas tout sportif français ou étranger exerçant une activité en France de payer ses impôts en France sur la rémunération des prestations sportives accomplies en France. Si Jo-Wilfried Tsonga, résident suisse, paie un impôt en Suisse, il paiera un impôt en France en tant que non-résident s'il se produit à Roland-Garros, nonobstant - je vous passe les détails - la retenue à la source qui sera effectuée par l'organisateur du tournoi.
Les joueurs de football, de basket et de rugby ne peuvent pas bénéficier d'un tel régime. Non pas que cela ait été interdit, mais comme ils exercent leur activité principale en France, ils répondent aux conditions de l'article 4 B du code général des impôts. Par conséquent, ils sont résidents fiscaux en France et paieront leurs impôts en France sur leur activité sportive.
Reste bien sûr la possibilité pour ces joueurs d'être rémunérés pour l'exploitation du droit à l'image qu'ils ont concédé, là aussi, à une société qui aura été établie à l'étranger. Encore une fois, le dispositif de l'article 155 A les contraindra à payer un impôt en France sur cette rémunération.
Il n'y a pas que les sportifs. Il y a également d'autres personnes. Je pense à des agents de joueurs, puisque la jurisprudence a défrayé la chronique à ce sujet. De nombreux agents de joueurs se font rémunérer à l'étranger de cette manière ; ils sont imposés en France.
Voilà le cadre fiscal des sportifs professionnels.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur - Je prie M. Poac de bien vouloir m'excuser de prendre la parole maintenant, mais j'ai un engagement qui m'oblige à quitter cette audition à dix-sept heures dix.
Je vais donc vous interroger, mais ne vous étonnez pas si je pars avant d'avoir entendu toutes vos réponses. Je pourrai en prendre connaissance en lisant le compte rendu de l'audition. Et mes collègues pourront également vous poser d'autres questions.
Monsieur Thiriez, vous avez insisté sur le lien entre la ligue que vous présidez et la puissance publique. Pensez-vous qu'il s'agit d'un avantage ou d'un inconvénient, notamment dans le cadre de la concurrence européenne que vous avez évoquée ?
Vous avez également mentionné vos relations avec TRACFIN. Êtes-vous également soumis, comme les établissements bancaires notamment, à l'obligation de signalement quand vous avez un doute sur l'origine de capitaux que vous voyez apparaître dans les budgets de certains clubs ?
Ensuite, M. Saurel a évoqué les territoires offshore. Je suis moi-même lecteur d'un grand hebdomadaire français réputé consacré à la discipline sportive que vous représentez et j'ai lu un article sur une société appelée Sevco 1270 - cela concerne un club anglais, Arsenal, pour ne pas le nommer -, qui serait une société offshore montée par le club en question pour payer des joueurs ainsi que d'autres personnels du club. En avez-vous entendu parler ?
J'aimerais aussi que vous puissiez nous présenter la loi Beckham, une loi espagnole. Il existe, m'a-t-on dit, des projets de réforme. Est-ce en cours ? Avez-vous des éléments d'information sur ce point ?
À propos des sociétés offshore, vous semblez indiquer que cela ne concernerait pas les clubs français. Toutefois, s'il en existe, sont-elles nombreuses ? Sont-elles installées dans des territoires offshore, c'est-à-dire des paradis fiscaux, pour gérer notamment - vous avez évoqué ce point - certains éléments de la rémunération de joueurs dans des clubs ?
M. Frédéric Thiriez . - Pour ma part, je suis très fier que la ligue française soit délégataire de l'État, en l'occurrence du ministère des sports, pour l'organisation des championnats.
Je vous assure que c'est une lourde responsabilité. Il s'agit d'organiser 800 matchs par an dans le climat que vous voyez à la télévision, un climat qui peut malheureusement être parfois épouvantable. Chaque samedi soir, je suis auprès de mon téléphone en me demandant si nous aurons des blessés, voire un mort. C'est une responsabilité extrêmement lourde, mais je la prends très au sérieux.
En outre, l'avantage que nous avons aussi en France - encore une fois, c'est un exemple unique par rapport aux autres ligues européennes, que je connais bien, puisque je suis vice-président délégué des trente ligues européennes -, c'est que nous associons les acteurs du jeu aux organes de décision.
Dans toutes les ligues européennes, ce sont les clubs qui dirigent la ligue. Chez nous, les clubs sont même minoritaires au conseil d'administration de la ligue, qui comprend les organisations syndicales de joueurs, d'entraîneurs, d'arbitres, d'employés administratifs des clubs, ainsi que des personnalités dites « qualifiées » ou indépendantes. Celles-ci ont la majorité. Ainsi, les clubs n'ont en réalité pas la majorité au conseil d'administration de la ligue.
À mon sens, c'est un gage d'indépendance et de recul par rapport parfois au point de vue des clubs, qui sont tout de même quelquefois très obsédés par leur intérêt particulier.
J'en viens à la deuxième question. Oui, monsieur le sénateur, je suis soumis à l'obligation de signalement ! Il m'arrive régulièrement de faire des signalements.
M. Jacques Saurel. - La société Sevco 1270 a été constituée en 2005 par Arsenal pour rémunérer une partie des joueurs de ce club. Elle utilisait deux comptes bancaires offshore dans les îles anglo-normandes.
Il faut le savoir, de nombreux joueurs étrangers ne sont pas domiciliés fiscalement en Grande-Bretagne ; ce sont ce qu'on appelle des « résidents ordinaires ». Or ils bénéficient en quelque sorte de l'avantage de la remittance basis : ils ne seront soumis à l'impôt en Grande-Bretagne que sur la rémunération perçue dans ce pays pour l'activité qu'ils y ont exercée. En revanche, ils ne seront pas soumis à l'impôt en Grande-Bretagne pour toutes les sommes pour lesquelles ils ont été rétribués à l'étranger, à la seule condition qu'ils ne rapatrient pas lesdites sommes en Grande-Bretagne de manière directe ou indirecte. Si un joueur utilisait en Grande-Bretagne la carte du compte bancaire qu'il détient à l'étranger, ne serait-ce que pour payer un restaurant, il serait alors taxable. Voilà pour Sevco 1270.
M. Philippe Dominati, président. - Je souhaite avoir une précision. Si je comprends bien ce que vous nous indiquez, le système fonctionne avec l'accord de l'autorité de tutelle, c'est-à-dire du gouvernement britannique. Il y a donc une tolérance.
Vous nous dites que ce sont les plus compétitifs, mais il y a une concurrence déloyale. C'est bien cela ?
Il s'agit donc non pas d'une fraude, mais d'une incitation. Le dispositif ne procède pas de la seule volonté du club ; il a été accepté par les autorités politiques. Nous sommes bien d'accord ?
M. Jacques Saurel. - Tout à fait. D'autant qu'il y a trois types de résidents domiciliés en Grande-Bretagne.
Vous avez évoqué la loi Beckham. C'est une loi qui s'appliquait - j'emploie l'imparfait - uniquement en Espagne. Lorsque David Beckham a été recruté pour intégrer le Real Madrid en 2004 ou en 2005, ses avocats, qui étaient assez nombreux, sont arrivés à Madrid et ont demandé l'institution d'une loi de faveur pour lui. C'est pour cela que cette loi a ensuite été appelée « la loi Beckham ». David Beckham et tous les joueurs étrangers bénéficient d'un abattement sur la base imposable à l'impôt sur le revenu en Espagne. Soit dit en passant, cela a fait bondir un des grands joueurs du Real Madrid, Raul, un espagnol, qui n'a pas du tout apprécié. Cette loi a perduré à peu près quatre ans. C'est le précédent président du Conseil qui a été amené à la faire supprimer voilà environ deux ans.
En revanche, en France, nous avons ce dispositif. C'est, depuis 2008, l'article 155 B du code général des impôts. La loi adoptée en 2006 valait uniquement pour les techniciens étrangers. Pouvaient en bénéficier, par exemple, les Allemands venant travailler à Airbus à Toulouse ou les Japonais venant travailler à ITER à Cadarache. À partir de 2008, on en a étendu le champ d'application. Et les joueurs peuvent en profiter.
En effet, sous certaines conditions, ils peuvent bénéficier d'un abattement de 30 % sur leur revenu perçu du club, nonobstant le fait qu'ils peuvent également y ajouter - ce n'est pas « ou », c'est « et » - le lissage de leur revenu tiré de l'activité sportive. Ce lissage va consister, articles 84 A et 100 bis du code général des impôts, à lisser sur trois ans ou cinq ans, en général cinq ans, le revenu perçu.
Si un joueur étranger vient en France - le cas auquel je fais référence se remarque davantage dans le monde du rugby que dans celui du football - et est recruté pour un salaire de 600 000 euros, avec le lissage sur cinq ans, on va d'abord pratiquer l'abattement de 30 %. Nous ôtons donc 180 000 euros ; cela fait 420 000 euros. Sur cinq ans, on va diviser le revenu par cinq - comme le joueur n'a pas été fiscalisé en France sur les années n-1, n-2, n-3, n-4, c'est zéro -, et c'est évidemment reporté ensuite...
M. Frédéric Thiriez. - Je souhaite apporter une précision.
C'est le régime des impatriés. Il ne faut tout de même pas considérer que c'est une niche fiscale propre au football. Je me permets de le rappeler. Il n'y a aucun régime particulier pour les footballeurs dans notre pays, et heureusement ! Le régime des impatriés est valable pour tout le monde. Il concerne actuellement, si mes connaissances sont exactes, 60 footballeurs sur 1 200 joueurs professionnels.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je voudrais poser une dernière question avant de partir.
Certains propriétaires de club, certains présidents, participent au budget de leur club, par exemple via des abandons de créances ou des versements directs. Cela ne peut-il pas être parfois, notamment à l'occasion de transferts de joueurs, un vecteur d'évasion fiscale ? N'a-t-on pas eu dans l'histoire récente des expériences de ce genre dans certains clubs français ?
Un conseiller fiscal de la Ligue de football professionnel. Si je peux me permettre d'intervenir, je peux vous apporter quelques éléments de réponse.
Si une personne physique qui est à la fois président et associé d'un club consent un abandon de créances, elle aura a priori plutôt tendance à s'appauvrir au profit de son club. En consentant un prêt, elle prend un risque financier.
Je ne vois pas, sauf si vous avez des précisions sur ce point, comment cela pourrait être une source d'évasion fiscale.
M. Éric Bocquet, rapporteur. -. Nous vous poserons la question par écrit, de manière plus détaillée.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yvon Collin.
M. Yvon Collin. - Je remercie nos interlocuteurs, qui ont répondu par avance à un certain nombre de questions.
Je remercie en particulier le président Thiriez d'avoir fait référence au rapport que j'avais consacré à l'économie du football professionnel. Je constate qu'il s'en souvient parfaitement.
Je voudrais rappeler un élément. À l'occasion, justement, de la rédaction de ce rapport, j'ai eu un bref entretien avec le président d'un grand club de football de l'époque ; c'est toujours un grand club, mais le président a changé. Je lui ai demandé des comptes certifiés de son club, il m'a répondu ne pas en disposer. Il m'a même dit « préférer payer l'amende. » C'était en 2004.
Pouvez-vous nous dire si les choses ont évolué depuis ? D'après vos propos, il semble que ce soit le cas, mais j'aimerais que vous reveniez sur ce point.
Par ailleurs, je me souviens d'un acteur du football de l'époque qui avait refusé de contribuer à nos travaux, en m'indiquant craindre de finir au fond de la Seine, les pieds coulés dans une dalle de béton. Je précise que cette personne est toujours dans le milieu du football ; j'ignore si elle est toujours active dans le marché des transferts.
Et je voudrais évoquer les transferts, qui - vous l'avez rappelé - occupent une place importante dans l'économie du football. Pouvez-vous m'indiquer quels contrôles des transferts sont effectués ? Considérez-vous qu'ils doivent être mis à niveau ? Les choses vous paraissent-elles parfaitement satisfaisantes à cet égard ?
Enfin, et toujours en référence à ce rapport de 2004, j'avais proposé de réfléchir à la mise en place d'un salary cap, sans grand succès, je l'avoue. Cette proposition avait été formulée auprès des instances du football, et même de tous les sports professionnels. Pensez-vous pour votre part qu'une telle mesure permettrait de réguler les salaires dans le football ? Ou serait-elle contournée par un dispositif ad hoc ?
M. Frédéric Thiriez. - Sur les comptes non certifiés, j'avoue que je suis tout de même très surpris, parce que je ne vois pas comment aujourd'hui une société anonyme peut échapper à l'obligation de faire certifier ses comptes par son commissaire aux comptes.
Dans le football, c'est particulièrement rigoureux. Non seulement il faut faire certifier ses comptes par les commissaires aux comptes, comme pour toute société, mais, en plus, il faut ensuite aller en justifier et « discutailler » le bout de gras devant la Direction nationale du contrôle de gestion. C'est donc en fait une « double peine ».
D'ailleurs, les présidents de club s'en plaignent. Ce à quoi je leur réponds que c'est comme cela et que c'est justement la fierté de la France d'avoir une régulation très forte sur les finances des clubs.
M. Yvon Collin. - Cela n'existe plus, si tant est que cela ait jamais existé !
M. Frédéric Thiriez. -En tout cas, le système est rigoureux, et les présidents de club s'en plaignent.
Sur le salary cap, je vous répondrai : « Oui, mais... ».
En pratique, une mesure comme le salary cap, au sens où vous l'entendez, c'est-à-dire la fixation d'une limite absolue, je suppose, en valeur monétaire - il s'agit par exemple de dire : « aucun salaire ne pourra dépasser 1 million d'euros -, n'est possible qu'à l'échelle européenne, voire mondiale. Si on crée un salary cap au niveau national, vous imaginez bien que cela va considérablement handicaper le football français.
Donc, oui, c'est imaginable au niveau européen, voire mondial.
En revanche, ce qui est très possible, et qui existe d'ailleurs en pratique en France, c'est une sorte de salary cap, mais en pourcentage : la masse salariale ne doit pas dépasser x %, en gros 70 %, du chiffre d'affaires du club.
M. Yvon Collin - C'est l'esprit du salary cap.
M. Frédéric Thiriez. -C'est le cas aujourd'hui. La DNCG regarde cela de très près. Si, dans un club, la masse salariale dépasse 70 % du chiffre d'affaires, on passe en contrôle de masse salariale, avec interdiction de recrutement, etc.
Il y a beaucoup de clubs italiens ou espagnols dans lesquels la masse salariale représente 120 % ou 130 % du chiffre d'affaires ; 130 % du chiffre d'affaires !
Et comme on a parlé de concurrence déloyale, je voulais en profiter pour rappeler que l'Espagne nous pose un énorme problème. Il n'y a pas que l'histoire anglaise.
Vous avez vu, et c'est la vérité, que les clubs espagnols sont extrêmement endettés par rapport au fisc espagnol. Ils doivent, me semble-t-il, 750 millions d'euros au fisc espagnol, qui, dans sa grande générosité, leur a accordé un délai jusqu'en 2020, je crois, pour apurer leurs dettes.
Je dois vous dire que je réfléchis très sérieusement avec mes clubs à porter plainte devant la Commission européenne pour aides d'État. Car, malheureusement, je ne pense pas que « le fair play financier » de Michel Platini permette d'appréhender ce type de comportements. Je crains que cela ne lui échappe. En revanche, porter plainte pour aides d'État me paraît tout à fait envisageable.
Enfin, le contrôle des transferts est aujourd'hui très régulé. Les transferts internationaux passent tous par la FIFA avec ce qu'on appelle le transfer matching system, ou TMS. Tous les chiffres sont sur la place publique. Aujourd'hui, aucun transfert ne peut être occulte. Les montants sont connus. C'est aussi le cas au niveau français.
J'avoue que je ne vois pas ce que l'on peut faire de plus... Si ! Ce que l'on pourrait faire, c'est arrêter enfin de payer des commissions d'agent en pourcentage du montant des transferts. C'est cela le vrai scandale ! Il n'est pas normal que les agents soient rémunérés au pourcentage sur le montant des transferts. Il faut une loi. Je souhaiterais qu'il y en ait une pour interdire une telle pratique. Les agents gagnent beaucoup trop d'argent, au détriment des clubs et des joueurs.
M. Yvon Collin. - Je travaille à la rédaction d'une proposition de loi sur le sujet.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. - Je voulais juste faire une remarque de pure forme.
J'aimerais bien que toutes les personnes qui s'expriment prêtent serment, quelle que soit leur qualité.
M. Philippe Dominati, président. - Vous avez raison, ma chère collègue. Veuillez donc considérer que la prise de parole du conseiller fiscal de la Ligue de football professionnel provenait de M. Thiriez.
Mais, sur la forme, vous avez raison. D'ailleurs, les propos qui ont été tenus n'étaient en rien « révolutionnaires » ; ils étaient simplement de nature à éclairer nos travaux.
Mme Corinne Bouchoux. - Il n'y a aucun souci. D'ailleurs, j'ai beaucoup apprécié les interventions.
La question que je voulais poser paraîtra peut-être connexe. J'entends bien ce qui a été dit sur le poids des agents et sur la moralisation que vous prônez, monsieur Thiriez. J'aurais voulu connaître votre avis sur tout ce qui se développe s'agissant des paris en ligne et des paris en parallèle.
N'y voyez-vous pas également une niche à fraude et évasion fiscales ? D'ailleurs, vous-même, comme beaucoup de monde, pourriez en pâtir, en plus des contribuables. Quelle est votre analyse sur la vogue des paris divers, notamment sur Internet, qui se propagent assez rapidement et dont les conséquences sur l'économie de votre secteur sont sans doute importantes ?
M. Frédéric Thiriez. -Madame la sénatrice, je suis très heureux que vous me posiez la question des paris en ligne, parce que je vous assure que nous avons beaucoup travaillé sur ce point et que la législation adoptée par la France est enviée dans tous les pays d'Europe.
Je dis bien : dans tous les pays d'Europe. À chaque réunion européenne où je vais, chacun nous dit : « Comment avez-vous fait en France pour faire passer cela ? Nous voudrions faire pareil chez nous, mais nous n'y arrivons pas, car c'est difficile. Aidez-nous ! »
D'abord, nous, et moi en particulier, n'avons jamais demandé la libéralisation des paris en ligne. Nous ne sommes pas demandeurs. Cela ne nous rapporte rien, et je m'en méfie. Dès l'instant où le poison du soupçon peut peser sur un match, l'éthique du football est atteinte et la crédibilité même de la compétition peut être menacée.
Nous avons subi la libéralisation des paris en ligne. Nous ne l'avons pas demandée, et nous n'en avons tiré aucun bénéfice. Au contraire. Cela nous a créé beaucoup de soucis.
Vous avez vu que, par exemple, récemment, il y a eu une alerte sur un match. Je vais vous dire ce que nous avons fait, d'ailleurs avec l'aide du Parlement, et notamment du Sénat. Nous avons fait admettre, pour la première fois en Europe, que le droit d'exploiter les paris en ligne appartenait aux organisateurs des compétitions. Outre l'agrément officiel délivré au nom de l'État par l'Autorité de régulation des jeux en ligne, l'ARJEL, l'organisateur de la compétition, c'est-à-dire la Fédération ou la Ligue, doit autoriser tel opérateur à intervenir sur ces compétitions. Ce droit de propriété s'accompagne d'une redevance de 1 % d montant des mises, qui nous sert à financer la surveillance et le dispositif d'alerte des paris en ligne.
C'est ce que nous faisons. Honnêtement, cela marche très bien, pour ce que nous pouvons voir. Notre prestataire, qui est d'ailleurs le même que celui de l'UEFA, s'appelle Sport-Radar.
Depuis la libéralisation, nous avons eu deux alertes - ce n'est pas beaucoup -, chaque fois sur des matchs que je qualifierais de « secondaires », de deuxième division : une fois sur un match Tours-Grenoble, et l'autre, tout récemment, sur un match Istres-Lens.
Comment cela fonctionne-t-il ? Nous sommes alertés soit par l'ARJEL, soit par notre opérateur, Sport-Radar. Dans ce cas, d'une part, les opérateurs de paris en ligne suspendent la cote et arrêtent les opérations de paris et, d'autre part, nous donnons des consignes très spécifiques aux officiels sur le match, c'est-à-dire arbitres, délégués, pour qu'ils regardent s'il y a des choses anormales dans le déroulement du match.
Ensuite, généralement, l'ARJEL saisit le parquet. Nous nous mettons à disposition du service des courses et jeux, qui est notre partenaire dans ce domaine. Nous l'avons fait encore tout récemment pour l'affaire Istres-Lens. L'enquête se poursuit, et on a le résultat.
Pour tout vous dire, dans l'affaire Tours-Grenoble, le service des courses et jeux n'a finalement rien trouvé. L'affaire a donc été classée. Pour l'affaire Istres-Lens, qui ressemble tout à fait à l'affaire Tours-Grenoble - il s'agit de montants anormaux de mise, d'ailleurs très localisés géographiquement -, nous attendons les résultats de l'enquête. Mais si ça se trouve, l'affaire sera aussi classée.
Je ne réponds donc pas complètement à votre question, parce que j'avoue mon incompétence sur l'aspect « évasion fiscale ». Ce que je peux vous dire, c'est que, pour nous, c'est un souci, et pas du tout un bénéfice. Nous essayons de faire notre travail du mieux que nous pouvons. En Europe, tous les pays aimeraient bien avoir une législation sur le modèle de la loi française.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. - Mon intervention globale, qui n'a rien à voir avec la fraude, concerne le monopole de Canal+, ainsi que son désengagement.
En fait, ce n'est pas fini. Canal+ a saturé le football avec les championnats anglais, espagnol, italien et maintenant allemand. Dès lors qu'il y a saturation avec un produit concurrent, le public compare.
Par exemple, si on a le lundi soir un match de deuxième division - cela arrive - sur une des chaînes et un grand match anglais sur Canal+ Sport, le match de deuxième division n'a aucune de chance de faire un succès d'audience !
À mon sens, votre délégation de l'État doit vous permettre d'intervenir sur cette saturation. Car le processus n'est pas terminé. Certes, cette fois-ci, ils y sont allés à reculons. Mais, en réalité, ils ont les droits anglais ou espagnols pour des « queues de cerise », par comparaison avec ce que paient les vrais opérateurs en Angleterre ou en Espagne.
Cette saturation est donc une politique complètement délibérée. Ils ont tout fait pour que la chaîne généraliste se retire et se contente de l'équipe de France ; elle a quand même des matchs, mais seulement ceux de l'équipe de France.
Dans le même temps, vous avez les grands championnats étrangers.
À mon avis, et il est partagé par tous les braves gens qui vont regarder des matchs, à terme, ce sont les quatre, cinq ou six grands clubs français ayant un potentiel de télévision qui prendront le match et qui négocieront directement.
Sur ce qui nous intéresse, je pense que le vrai problème, ce sont les agents et les sociétés d'agent. Ils sont parfaitement organisés. Un certain nombre de questions se posent. Qui paie les agents ? J'avais cru comprendre qu'ils devaient recevoir du joueur, et pas du club. Finalement, ils reçoivent des deux. On ne sait jamais trop d'où cela vient.
Par exemple, les agents sont très présents pour la moitié des joueurs de l'équipe de France, avec des problèmes d'influence qui sont incontestables. Je crois donc qu'il faudrait clarifier leur mode de paiement. Il faudrait qu'ils aient un statut un peu plus adapté au contexte européen.
J'en viens au problème de Michel Platini, celui du « fair play financier » par rapport aux grands clubs espagnols. Je doute qu'il parvienne vraiment à faire évoluer les choses dans le bon sens.
Il y a la question de la fiscalité. Voilà quelques années, le Real Madrid devait à la ville de Madrid. Celle-ci a racheté les terrains pour faire de l'immobilier, et cela a permis de renflouer le club. Le dispositif s'est tellement institutionnalisé que je ne vois pas ces grands clubs renoncer à leur standing actuel.
À mon sens, s'agissant de la question du fair play financier, nous allons avoir beaucoup de difficultés si nous n'arrivons pas à trouver des solutions sur les droits télévisés, et notre problème actuel de compétitivité ne pourra que s'aggraver.
Aujourd'hui, grâce à notre système de solidarité entre les clubs, le treizième peut devenir champion de France. Mais le jour où seuls les quatre ou cinq grands clubs pourront véritablement commercialiser leurs droits, la situation risque d'être fort différente. Ce serait dommage.
Que pouvons-nous faire en tant que parlementaires ? De mon point de vue, Canal+, qui est un véritable hérisson de chaînes diverses et qui peut tout diffuser à tout moment, pose un vrai problème de monopole. Tout va être saturé. Vous aurez beaucoup de mal à trouver des moyens financiers.
Ma dernière question concerne les Qataris, qui investissent beaucoup ici. Savez-vous, monsieur Thiriez, si tous les salaires et avantages sont vraiment versés sur le territoire français - j'ai du mal à le croire -, ou si une partie est versée en d'autres lieux ? Dès lors qu'une partie des salaires sont versés au Qatar ou ailleurs, je pense qu'il y a là une évasion quasiment inhérente à ce genre d'investissements.
M. Frédéric Thiriez. -Ce sont des sujets tellement passionnants qu'on a vraiment envie d'en parler pendant des heures.
Qui, et c'est une vraie question, paie les agents ? Dans toute l'Europe, ce sont les clubs. D'ailleurs, c'est pareil pour les agents d'artistes ; c'est le producteur, et non l'artiste, qui paie l'agent.
En 2004, nous avions demandé et obtenu du législateur la reconnaissance - il y avait une ambiguïté dans la loi - de la possibilité pour les clubs de payer l'agent, à condition que ce soit totalement transparent et que le joueur soit d'accord. Tout allait donc bien, tout était transparent, jusqu'au jour où ce système est tombé à l'eau. En effet, il a été décidé - je crois que c'est un amendement fiscal à un projet de loi de finances - que cela ne pouvait plus marcher et que la commission d'agent versée par le club devait être considérée comme un avantage en nature pour le joueur, donc imposée au nom du joueur.
Résultat : aujourd'hui, c'est, je l'avoue, la cacophonie la plus totale et les clubs eux-mêmes ne savent plus comment faire. Une intervention urgente du législateur s'impose donc. Ce qui m'ennuie, c'est que je ne suis pas responsable du problème des agents ; cela relève de la Fédération. J'aimerais bien m'en occuper. Il faut vraiment une intervention du législateur pour clarifier définitivement ce point.
À mon avis, le système qu'on avait mis au point avec le législateur en 2004 était parfait et irréprochable du point de vue de la transparence. Maintenant, c'est catastrophique !
À propos de Canal+, vous avez évoqué le spectre de l'éclatement de la centralisation des droits et de la négociation individuelle. Ce serait une catastrophe terrible ! Je suppose que nous sommes tous d'accord sur ce point.
La centralisation des droits par les ligues, c'est le sens de l'Histoire. Même les Italiens, après avoir été des partisans de la négociation individuelle club par club pendant des années, sont enfin venus à la centralisation. Et, d'ailleurs, ils ont augmenté leurs droits télé de 30 % avec la centralisation. En Espagne, c'est - pardonnez-moi l'expression - un « foutoir » innommable ; on ne sait même pas officiellement quel est le montant des droits télé.
Par conséquent, tous mes efforts seront faits pour maintenir cette centralisation. Sans centralisation, il n'y aura plus de solidarité, non seulement entre les clubs de première division, mais aussi au profit du football amateur. Je rappelle tout de même que nous versons 17 millions d'euros à la Fédération sur les droits télé, 35 millions d'euros au titre de la taxe Buffet pour l'ensemble des sports autres que le football et 90 millions d'euros à la deuxième division sur les droits de la première division.
Quant à Canal+, vous avez prononcé le mot décisif : « monopole ». Je crois savoir que l'Autorité de la concurrence s'en occupe enfin aujourd'hui. Leur stratégie - je le dis sans agressivité, c'est mon partenaire - est très simple : c'est à chaque fois d'éliminer la concurrence. Il y avait TPS qui leur faisait concurrence ; ils ont réussi à tuer TPS. Ensuite, le groupe Orange est apparu sur le marché, et nous l'avions aidé à venir ; ils ont réussi à dégoûter Orange, qui s'est retiré de la télévision.
M. Francis Delattre. - TF1 aussi était candidat !
M. Frédéric Thiriez. -On a alors sollicité d'autres concurrents étrangers, puisqu'il n'y en avait plus en France. Ce fut le cas du groupe américain ISPN et du groupe qatari Al-Jazeera. Heureusement que l'un des deux est venu ! Sinon, nous serions morts aujourd'hui ; nous pourrions déposer le bilan des quarante clubs de football français.
Enfin, concernant le Qatar, je voudrais vous rassurer sur la manière dont cela fonctionne. Les salaires ne sont pas versés au Qatar. Tout est parisien. D'ailleurs, j'ai beaucoup apprécié ce qu'a fait le président du Paris Saint-Germain, M. Nasser Al-Khelaïfi. Sa première démarche après m'avoir rencontré voilà quelques mois a été de demander à être entendu par la DNCG.
Je vous assure que ce sont des gens - cela fait un an et demi que je négocie avec eux des choses compliquées - extrêmement rigoureux.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.
M. Louis Duvernois. -En vous entendant, on a un peu l'impression que le modèle économique du football français est en train de changer, et très rapidement. Non seulement il change rapidement, mais en plus il nous échappe jusqu'à un certain point.
Je reviens sur ce que vous avez dit à propos de la « solidarité », terme que vous avez utilisé deux fois, dans la réglementation qui est la nôtre sur le territoire national. La solidarité, c'est quand même une vertu.
Vous avez reconnu, et je crois partager votre avis sur ce point, que notre cadre juridique de fonctionnement était plutôt satisfaisant par rapport à d'autres pays, même s'il pouvait être imparfait.
Vous avez évoqué la solidarité entre la première division et la deuxième division.
À mon sens, l'évolution actuelle est largement incontrôlable. Il s'agit de puissances d'argent qui ne fonctionnent pas forcément sur les mêmes bases. Vous avez fait référence au cas espagnol, dont le mode de fonctionnement semble le plus erratique.
Il n'en demeure pas moins que Canal+ est effectivement un monopole - Le Figaro a publié aujourd'hui un grand article qui n'a pas dû vous échapper - et est devant l'Autorité de la concurrence. Si vous me permettez l'expression, Canal+ devra être un jour désossé pour être plus conforme aux règles de la concurrence, du moins telles que nous les concevons sur le territoire national.
Comme le groupe Orange est déjà évincé, on voit monter en puissance des forces étrangères, le Qatar, pour ne pas le citer. Pas plus tard que ce matin, ce pays a annoncé être prêt à investir - vous rectifierez si j'ai mal compris - plusieurs centaines de millions d'euros pour agrandir le Parc des princes.
Il s'agit de sommes colossales. Peut-être que je ne comprends pas très bien les règles du jeu - en m'adressant à vous, j'essaye justement d'avoir un point de vue un peu plus éclairé sur les questions que nous nous posons -, mais je m'interroge tout de même sur les conséquences possibles à terme.
Ce matin, j'ai entendu le président du Paris Saint-Germain déclarer en anglais : « Nous voulons faire du Paris Saint-Germain un club d'envergure internationale au même titre que les grands clubs comme le Barça ou le Bayern de Munich. » C'est tout à son honneur, mais cela peut avoir des conséquences.
En effet, si cette démarche peut dans un premier temps flatter notre fierté, quid à terme des autres ? Lorsque Canal+ sera placé en situation de respecter la concurrence - cela va prendre peut-être un certain temps, mais cela viendra tôt ou tard -, nous aurons un mode de diffusion éclaté.
On pourrait alors se retrouver avec deux ou trois clubs véritablement intéressants. Quant aux autres, ils seront du niveau de la deuxième division, avec tout le respect qu'on peut avoir pour la deuxième division, ou, pire, de la division d'honneur. Tout cela parce qu'on n'arrivera plus à suivre dans le modèle vertueux que nous nous sommes donné et que vous avez souligné à plusieurs reprises.
Mon propos n'est pas du tout ironique, ni calculé, ni stratégique. Je crois que la situation est dangereuse pour nous. Le président du Paris Saint-Germain est non seulement en mesure d'investir, et très rapidement, 400 millions d'euros dans la construction du stade, mais il dispose en plus de toute une armada audiovisuelle étrangère, sur laquelle il va naturellement s'appuyer - si j'étais à sa place, c'est ce que je ferais - pour évincer nos organes de diffusion audiovisuelle nationaux.
C'est sur cela que je voulais vous interroger.
M. Frédéric Thiriez. -Le sujet est tellement intéressant qu'il mériterait en réalité des heures d'échanges.
Je comprends parfaitement vos craintes. Je les partage, mais en partie seulement.
Oui, le modèle économique du football en France doit changer. Mais dans quel sens ? Le retard considérable que nous avons en France n'est plus sur les droits télévisés, puisque nous avons réussi depuis quelques années à nous mettre à peu près au niveau des droits de nos concurrents en Europe.
Le retard considérable que nous avons, c'est sur les stades. La vétusté de nos stades est indigne d'un pays qui se prétend une grande nation de football.
Et c'est d'ailleurs précisément pour cela que j'ai été à l'origine, avec d'autres, de l'idée d'organiser en France l'Euro 2016. C'est afin de refaire nos stades. Nous avons aujourd'hui dans les cartons neuf à dix projets de stades neufs ou complètement rénovés. Vous avez été impressionnés par les 400 millions d'euros que le Qatar est prêt à mettre sur le Parc des princes pour le Paris Saint-Germain, mais vous savez comme moi que le stade de Lille coûte encore plus que cela. Le stade de Lyon, qui est entièrement financé par le privé, coûte plus de 400 millions. Marseille va investir des sommes considérables dans son stade, tout comme Bordeaux. Et, quelque part, tant mieux ! Cela permettra de nous rapprocher du modèle allemand, où les recettes de stade sont à un niveau quand même convenable, alors qu'elles sont très faibles en France.
Reste la question de la solidarité. La solidarité, c'est la Ligue qui en est le garant, à travers les droits télévisés. En l'occurrence, et j'espère que j'aurai votre soutien, il faudra que cela demeure toujours comme cela.
Les droits télévisés centralisés assurent aujourd'hui 57 % ou 58 % des ressources des clubs. Ce sera sans doute un peu moins dans l'avenir si les recettes de billetterie augmentent avec les stades, mais ce sera toujours environ la moitié des recettes des clubs. C'est là-dessus que l'on pourra jouer pour assurer une répartition équitable et solidaire permettant à chacun, comme vous le dites très justement, de tenter sa chance dans un championnat à vingt, et non un championnat à deux, comme c'est le cas en Espagne. En Espagne, il y a deux clubs ; nous, nous avons un championnat à vingt.
D'ailleurs, la victoire de Montpellier, même si les techniciens et les spécialistes font la fine bouche, me ravit personnellement. En effet, vous avez observé qu'en cinq ans nous avons eu cinq champions différents. C'est unique en Europe. Ailleurs, ce sont toujours les mêmes qui gagnent : Manchester, le Real Madrid... Chez nous, on a eu Montpellier, Lille, Marseille, Bordeaux et Lyon sur les cinq dernières années : cinq champions différents ! C'est cela que nous aimons. Ce ne sont pas toujours les mêmes qui doivent gagner.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yvon Collin.
M. Yvon Collin. - Notre débat montre la nécessité d'une harmonisation des règles en Europe. Il est temps.
Ma question s'adresse à M. Yann Poac. Je voudrais lui demander en quels termes se posent les questions d'optimisation fiscale pour les sportifs professionnels.
M. Yann Poac, associé fondateur de la société Hipparque Patrimoine, cabinet indépendant spécialisé dans la gestion de patrimoine et le conseil de la clientèle privée. -Je classerai les sportifs professionnels dans une catégorie plus globale, celle des particuliers à hauts revenus.
Comme M. Saurel le soulignait, d'un point de vue corporate, il n'y a pas d'évasion fiscale au niveau des clubs. Il y a un encadrement d'un point de vue juridique et comptable, et il y a l'organe interne à la Fédération qui contrôle les clubs.
Inversement, je n'imagine pas qu'une partie des rémunérations soient au Qatar. Et quand bien même ce serait le cas, le problème est non pas de sortir l'argent, mais de pouvoir l'utiliser un jour.
M. Francis Delattre. - Ils l'utilisent en Argentine !
M. Yann Poac. - Ce sont des articles de presse qui laissent supposer certaines situations...
M. Francis Delattre. - Je ne suppose rien !
M. Yann Poac. - Dans les faits, le système est tout de même très contraignant, et il est difficile de passer outre, de surcroît pour un résultat dont l'efficacité est loin d'avoir fait ses preuves.
Par conséquent, qu'il s'agisse de sportifs, d'acteurs ou de particuliers à très hauts revenus, nous ne sommes pas dans le cadre des niches fiscales ou du plafond des niches fiscales. Par rapport au montant des revenus, cela ne rapporterait rien.
Ces particuliers vont se concentrer sur leur revenu global imposable, c'est-à-dire essayer de minorer ce revenu global imposable par des dispositifs légaux, comme la loi Malraux ancien régime ou les monuments historiques, qui permettent aussi de maintenir un certain patrimoine en l'état.
Ils vont donc attaquer ce revenu global dans des proportions qui peuvent être très importantes pour le commun des salariés en France, mais qui nécessitent aussi beaucoup de liquidités.
Le dispositif est tout à fait légal. En fonction de leur choix et de la rentabilité de l'investissement, ils vont s'orienter là-dessus, et pas sur des montages avec des sociétés offshore ou autres.
En fait, je ne vois pas comment des clubs pourraient avoir recours à de telles pratiques. Du point de vue des écritures, cela me paraît très compliqué. Ou alors il s'agit vraiment de dispositifs très particuliers.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Philippe Kaltenbach.
M. Philippe Kaltenbach. - J'ai trouvé très intéressant le débat sur l'économie du football professionnel et les difficultés rencontrées, ainsi que les comparaisons européennes. Simplement, on est largement sorti du cadre de la commission d'enquête sur l'évasion fiscale. Je souhaite donc y revenir.
Vous considérez, je le comprends, qu'il n'y a ni système ni filière organisés d'évasion fiscale dans le football professionnel.
Peut-être des joueurs très bien payés utilisent-ils des dispositifs d'évasion fiscale, mais comme des cadres d'entreprise très bien payés ou des personnes avec un patrimoine très important qui chercheraient à optimiser leur fiscalité via les dispositifs que nous avons déjà beaucoup évoqués ici.
En revanche, à votre connaissance, il n'y a pas de système d'évasion fiscale dans les clubs.
Si j'ai bien compris, mais je n'ai pas forcément bien tout entendu, il y a la question des droits à l'image qui pourraient être reversés dans d'autres pays.
Vous vous inquiétez sur la possibilité de faire rentrer de l'argent versé dans d'autres pays. Mais, si ce n'était pas le cas, il n'y aurait pas d'évasion fiscale ! Il y a évidemment des systèmes qui permettent à des revenus versés dans des paradis fiscaux de revenir en France ; personne n'a envie de passer sa vie au Liechtenstein. Il est donc certain que le système fonctionne dans les deux sens.
Mais, pour le football, considérez-vous vraiment que, hormis sur le droit à l'image, il n'y a ni système de versement à l'étranger ni possibilité d'en organiser ?
J'ai aussi une question annexe, puisque je découvre le problème des agents. Quel est, en pourcentage, la rémunération d'un agent qui opère le transfert d'un joueur ?
M. Frédéric Thiriez. - Généralement, c'est 10 %. C'est beaucoup trop.
M. Philippe Kaltenbach. - Surtout quand on connaît la base.
M. Frédéric Thiriez. - En effet. Si 10 % de 100 000 euros, ça va, 10 % de 1 million d'euros ou de 10 millions d'euros, c'est insupportable et totalement injustifié !
Pour être agent en France, il faut être licencié par la Fédération et passer un examen. Et lorsque vous êtes un agent étranger, vous devez prendre un correspondant en France.
M. Philippe Kaltenbach. - Même si ces montants sont importants, ils sont quand même fiscalisés en France ?
M. Frédéric Thiriez. - Sur le droit à l'image, je voudrais tout de même être très clair.
Le droit à l'image, ça ne peut être que s'il y a des contrats individuels entre un joueur de football et une marque, par exemple Gilette. Dans ce cas, évidemment, la Ligue ne le voit pas ; cela ne la regarde pas. C'est un contrat individuel entre M. Dupont et un annonceur publicitaire.
En revanche, il n'y a pas de droit à l'image du côté des clubs. Les joueurs sont payés par des salaires, point final. Et ces salaires « point final », avec primes bien sûr, sont soumis à des charges sociales et à l'impôt sur le revenu de la personne.
Il y a l'optimisation fiscale légale que font les professionnels, mais il n'y a pas de fraude. Plus exactement, il peut y avoir des fraudes, mais comme pour tout Français...
M. Francis Delattre. - Dans les négociations, il y a souvent un partage !
M. Frédéric Thiriez. -Non, c'est fini. Dans sa sagesse, le Parlement - pour une fois, je regrette sa décision - a supprimé le système du droit à l'image que nous avions réclamé et obtenu en 2004.
M. Francis Delattre. - À l'étranger, ça marche ainsi !
M. Frédéric Thiriez. - Oui, mais, malheureusement, en France, alors que nous avions précisément obtenu la reconnaissance officielle du droit à l'image collective - cela permettait de diminuer un petit peu le poids excessif des charges sociales patronales, que je dénonçais voilà quelques instants -, le dispositif a fonctionné deux ans, puis le Gouvernement y a mis fin. Du coup, il n'y a plus de droit à l'image.
M. Francis Delattre. - Dans les clubs étrangers, il y a souvent un partage cinquante-cinquante !
M. Frédéric Thiriez. -Dans les clubs étrangers, oui. Mais, malheureusement, je ne m'occupe que de la France.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. - Je voulais vraiment vous remercier de la spontanéité de toutes vos réponses, ainsi que de leur exhaustivité.
J'aurais juste voulu - je me doute de votre réponse, mais je souhaite l'entendre, ne serait-ce que pour qu'elle figure au compte rendu - que vous me rassuriez : à votre connaissance, les pratiques d'enveloppe en liquide dans le monde des agents ont-elles complètement disparu ?
Permettez-moi de vous faire part d'une anecdote qui avait fait l'objet d'un entrefilet dans un quotidien dont le nom commence par P, voilà une quinzaine d'années.
Dans la commune de la Varenne-Saint-Hilaire, il semblait y avoir un tropisme, puisque trois agents bien connus du monde du football y vivaient ; je pense d'ailleurs que vous en connaissez au moins un.
Or un agent, que je ne nommerai évidemment pas, est venu inscrire son enfant dans l'établissement dont j'occupais modestement les fonctions d'adjointe au chef d'établissement avec une enveloppe en papier kraft remplie de billets ! Je n'avais jamais vu autant de billets. Il a fallu que le proviseur et moi-même lui courions après pour lui rapporter cette enveloppe, et il m'a dit cette phrase touchante : « Madame Bouchoux, c'est une bricole ; vous n'imaginez pas. Vous avez pris mon fils. » Je lui ai répondu : « Monsieur, c'est la loi. Vous êtes du secteur et vous habitez ici. Vous n'aviez pas à me remercier. » On m'avait expliqué à l'époque qu'il y avait quand même certains usages... Cela dépassait l'entendement. Certes, c'était il y a quinze ans.
Mais pouvez-vous nous rassurer sur le fait que toutes ces pratiques ont disparu et que nous sommes à présent complètement « dans les clous » dans le monde des agents, pour ce que vous en savez ?
M. Frédéric Thiriez. - J'aimerais bien pouvoir vous dire qu'il n'y a plus aucun délit, plus aucune fraude dans notre pays. Malheureusement, je ne le peux pas.
Tout ce que je peux vous dire, c'est que je suis soumis non seulement à l'obligation de signalement à TRACFIN, mais aussi à l'article 40 du code de procédure pénale. Dès que j'ai connaissance de faits délictueux, je dénonce au parquet. Et, croyez-moi, je le fais, certes pas tous les jours, mais plusieurs fois par an.
Je ne peux pas vous garantir que ces pratiques n'ont plus lieu. Si ça se trouve, un scandale éclatera demain.
Mais, très franchement, je ne vois pas comment les agents que je connais se livreraient aujourd'hui à de telles pratiques. Malheureusement, encore une fois, c'est sans garantie.
Mme Corinne Bouchoux. -Ainsi, des progrès ont été réalisés - on me l'avait déjà expliqué - dans la formation à l'éthique des agents. Il y a donc une amélioration de la prise en compte de la situation.
M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le président de la Ligue de football professionnel, comme vous le voyez, il ne devait pas y avoir d'appréhension à apporter un éclairage aux membres de la commission d'enquête.
Dans quelques semaines, il va y avoir l'Euro de football.
Je poserai plutôt la question au président de la Fédération française de football lorsqu'il viendra. Nous avons une équipe nationale. Nous avons des voisins importants : l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne...
Des équipes nationales, la seule équipe qui sera composée de joueurs contribuables à l'étranger ou exilés fiscaux, selon les termes de la commission d'enquête, sera notre équipe nationale, l'équipe de France.
Vous avez bien montré la difficulté dans laquelle se trouve le football français à l'égard de ces pays. Et on peut s'interroger. Pourquoi un jeune sportif, dont la vocation et la passion sont de jouer au football - ce n'est pas de faire de la fiscalité ! -, est-il amené à quitter son pays ? Pourquoi juge-t-il certains clubs allemands, anglais, espagnols ou italiens plus attractifs ? Bref, pourquoi décide-t-il de faire partie des exilés fiscaux ?
Notre jeunesse s'exile, comme nos artistes et nos acteurs de cinéma. Ce n'est donc pas un problème lié aux sportifs, et votre témoignage est important.
Nous pourrions penser que tout va bien et qu'il y a en réalité une certaine opulence dans votre sport, un sport populaire.
Et lorsque vous nous donnez les chiffres, vous parlez de difficultés sur les droits audiovisuels. J'ai senti comme un parfum de libéralisme dans les interventions. Moi qui n'ai pas voté la loi sur l'audiovisuel, je dois dire que cela mérite une vraie réflexion.
Mais, au-delà du problème de l'audiovisuel, nous allons bientôt étudier une loi de finances. Vous avez dit qu'en matière de fiscalité vous parliez seulement des prélèvements obligatoires avec les charges sociales. Mais peut-on encore les alourdir ? Peut-on encore augmenter les charges ? Compte tenu des projets fiscaux actuels, j'aimerais savoir si vous avez les marges nécessaires pour qu'on puisse aller plus loin, notamment sur les hauts salaires. Vous savez très bien que cette question a été évoquée ; elle est sous-jacente, et elle viendra bientôt.
M. Philippe Kaltenbach. - Les Français ont voté en toute connaissance de cause, monsieur le président.
M. Philippe Dominati, président. - Ce qui concerne le football concerne les chefs d'entreprise, les artistes. J'aimerais bien connaître votre sentiment sur ce sujet.
J'ai écouté avec intérêt ce que vous avez dit sur la compétitivité. Je suis parisien et, tout comme mon collègue Louis Duvernois, j'ai lu ce matin les propos d'un investisseur qui vit en France. Votre souci, vous nous l'avez indiqué tout à l'heure, est d'avoir des capitaux.
Dans les compétitions étrangères, on voit qu'ailleurs il s'agit d'une activité, presque d'une industrie qui gagne de l'argent. J'ai lu voilà quelques jours un article dans Les Échos sur les compétitions européennes.
Et vous, vous nous dites : « On est un peu en difficulté. On est à la traîne des cinq pays. » Les chiffres que vous nous donnez sont ceux-là.
M. Philippe Kaltenbach. - L'Espagne ne gagne pas d'argent.
M. Francis Delattre. - Le seul grand club européen qui tienne économiquement la route, c'est le Bayern de Munich ! Même les clubs anglais ont des dettes !
M. Philippe Dominati, président. - Je vous demande donc une vue générale.
Si un joueur de football âgé de vingt ans à vingt-cinq ans, qui a la passion de son sport, veut aller à l'extérieur, c'est un peu dommage !
Je voudrais donc savoir si les conditions d'accueil en France sont suffisantes.
M. Frédéric Thiriez. - Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus.
Noël Le Graët vous répondra sur l'éthique nationale, mais je n'ai pas bien compris votre inquiétude.
Aujourd'hui, et c'est une de mes satisfactions, plus de la moitié, presque les deux tiers des joueurs sélectionnés par Laurent Blanc pour faire partie de l'équipe de France jouent dans des clubs français. Je rappelle qu'en 1998 tous les joueurs sauf un étaient « étrangers », comme nous disons, c'est-à-dire jouaient à l'étranger. Là, ce sont les deux tiers des membres de l'équipe de France qui jouent en France.
Cela fait plaisir, à la fois pour les finances publiques de notre pays, et pour moi, en tant que patron de la ligue professionnel, puisque cela démontre que le niveau de mon championnat s'est relevé. Auparavant, on allait toujours les chercher ailleurs.
L'affirmation selon laquelle le football va mal en France et bien à l'étranger ne correspond pas du tout à la réalité. Aujourd'hui, les chiffres de l'UEFA montrent que le déficit de l'ensemble des clubs de première division en Europe est de 1,5 milliard d'euros. Nous, ce n'est rien ; le déficit en France, c'est 60 millions d'euros. Certes, c'est trop pour moi. Mais 60 millions d'euros, ce n'est rien par rapport à 1,5 milliard d'euros. Vous avez des grands clubs européens qui ont chaque année un déficit de 200 millions d'euros. Le football européen va donc très mal. C'est d'ailleurs pour cela que Michel Platini essaie ce système de contrôle financier à l'échelle européenne.
L'imposition est un sujet très délicat, parce que les footballeurs sont des bons citoyens.
Je me suis exprimé en tant que président de la Ligue pour m'opposer au projet de taxation marginale à 75 % ; je pense que c'est mon rôle. En revanche, les footballeurs sont des gens bien élevés et des citoyens. S'ils doivent payer 75 % de leurs revenus, ils paieront 75 % de leurs revenus, comme tout le monde. C'est d'ailleurs ce que la plupart ont dit dans la presse.
Simplement, mon devoir est d'alerter la représentation nationale sur le fait que nous avons déjà aujourd'hui le taux marginal d'imposition sur le revenu le plus élevé d'Europe. Avec la contribution exceptionnelle, nous sommes à 50,70 %, contre 45,6 % en Italie, 50 % en Angleterre, 45 % en Espagne et 47,5 % en Allemagne.
On a déjà un taux marginal d'impôt sur le revenu très élevé. Que veut-on ? Que ces jeunes gens continuent à partir dans d'autres pays ? Non ! Moi, je voudrais que nos talents, si c'est possible, restent en France.
Mais, encore une fois, la loi sera la loi, et tout le monde s'y pliera.
M. Philippe Kaltenbach. - Combien de footballeurs professionnels gagnent plus de 1 million d'euros par an en France ?
M. Frédéric Thiriez. - J'avais donné le chiffre dans une interview ; c'est significatif. J'avais dit 130 joueurs. Mais ces 130 joueurs, ce sont les meilleurs.
Et les footballeurs, je les connais un peu maintenant. Ce sont des jeunes gens très souvent célibataires et européens dans l'âme. Pour eux, Paris, Madrid, Londres, c'est le même pays ! Et il n'y a pas besoin de parler la langue du pays pour jouer au football. Ce sont donc des gens très mobiles.
Par conséquent, pardon de le dire, il est vrai que si nous allons dans cette voie d'imposition encore supplémentaire, nos meilleurs talents vont partir. Est-ce cela que l'on veut ? Évidemment, c'est la représentation nationale qui décidera.
M. Yann Poac. - Il y a un autre paramètre à prendre en compte : la taxation à 75 %, ce n'est pas que 75 %.
Prenons un footballeur qui gagne bien sa vie en termes de revenus. Si, à côté de ses revenus, il a des revenus patrimoniaux, des revenus fonciers, des dividendes ou autres, il paie 75 % plus 15,5 % de prélèvements sociaux. En effet, la France a la particularité d'avoir des prélèvements sociaux qui financent un système excellent, mais qui sont très élevés.
On arrive donc à un taux de 90,5 %. Certes, c'est seulement sur une partie, et qui est déjà très élevée, au-dessus de 1 million d'euros. Mais je ne sais pas quelle est la sensibilité des sportifs à certains seuils d'imposition, par rapport à d'autres clubs.
Si on ajoute à cela les charges patronales de clubs qui peuvent mettre plus d'argent parce que cela leur coûte moins cher d'avoir les joueurs... Et il y a aussi l'aspect personnel.
M. Philippe Dominati, président. - Combien avez-vous de joueurs communautaires espagnols, italiens, qui jouent et qui viennent finir leur carrière dans le championnat de France, en ligue 1 ou en ligue 2 ? Y en a-t-il beaucoup ?
En général, lorsqu'il y en a un, on le signale. Mais pourquoi ne reste-t-il pas très longtemps sur le territoire français ? À ma connaissance, un jeune espoir belge, Eden Hazard, est venu. Voilà quelques années à Marseille, il y avait aussi un Italien qui avait plus de la trentaine. Mais pourquoi n'avons-nous pas de joueurs communautaires ? Pourquoi des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Anglais ne viennent-ils pas dans notre championnat ? Et je ne parle même pas forcément des bons joueurs : ce pourrait être des joueurs moyens.
M. Frédéric Thiriez. -Tout simplement parce que les salaires - à la limite, ce n'est même pas un problème de fiscalité - sont deux fois et demie plus élevés en Angleterre qu'en France, et deux fois plus importants en Italie, en Allemagne ou en Espagne qu'en France.
C'est donc un problème de compétitivité, de force de frappe économique. On est encore en retard en France par rapport à nos concurrents.
Accessoirement, il y a l'argument sportif. Beaucoup de jeunes footballeurs brillants pensent qu'aller jouer en Angleterre est « un plus » pour leur carrière, pour leur parcours.
Mais l'argument de la rémunération est tout de même frappant. Quand on vous propose deux fois et demie ce que vous gagnez aujourd'hui, c'est difficile de refuser.
M. Philippe Dominati , président. - La parole est à M. Philippe Kaltenbach.
M. Philippe Kaltenbach. - Là, on sort complètement du débat, mais j'imagine que les clubs seraient prêts à augmenter les salaires pour attirer de meilleurs joueurs. S'ils ne le font pas, c'est parce que leurs recettes ne sont pas suffisantes. Les recettes, ce sont les droits télévisuels et les recettes liées à l'activité autour du stade. C'est sur ces deux possibilités de recettes que les clubs doivent travailler.
Ce n'est pas à l'État de payer les joueurs. C'est aux clubs d'assurer leurs recettes en faisant en sorte qu'il y ait une vraie concurrence sur les droits de retransmission et que les stades soient aussi des lieux qui permettent aux clubs de faire rentrer de l'argent, comme en Allemagne.
C'est sur ces modèles économiques-là que les clubs doivent travailler.
Mais ce n'est pas l'État qui a la solution. C'est principalement les clubs qui doivent gagner plus d'argent pour rémunérer plus les joueurs et attirer les meilleurs. Je ne vois pas comment il peut en être autrement. L'État ne va tout de même pas se substituer aux clubs.
M. Frédéric Thiriez. - Je ne demande pas que l'État paie les joueurs. Je demande juste qu'on n'augmente pas trop le poids des prélèvements fiscaux et sociaux, qui sont déjà en France exorbitants par rapport à nos concurrents.
M. Philippe Kaltenbach. - L'adjectif « exorbitants » est excessif !
M. Philippe Dominati , président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux - Je profite juste honteusement de la présence de nos dignes invités pour évoquer les salaires du football féminin.
Quand on voit maintenant la qualité de certains matchs - je pense à des clubs comme Lyon - et la qualité des joueuses, on a sans doute du souci à se faire en termes d'offre.
Peut-être se passera-t-il dans quelques années au football ce qui se passe au tennis, c'est-à-dire une certaine saturation, pour de nombreuses raisons, des spectateurs. Ils se retourneront alors vers le football féminin, qui est tout de même moins contaminé par l'argent et qui, quelque part, est plus sain.
M. Francis Delattre. - Au tennis, les dotations du tournoi féminin sont égales aux dotations du tournoi masculin !
Mme Corinne Bouchoux. - C'est vrai. Mais c'est très récent.
M. Frédéric Thiriez. - Je suis tout à fait d'accord avec vous, madame la sénatrice. Je suis un supporter du football féminin. Dans ce domaine, comme dans d'autres, on peut dire que la femme est l'avenir de l'homme.
D'ailleurs, Aimé Jacquet a mis en avant trois raisons - peut-être n'apprécierez-vous pas l'une d'elles - qui m'ont convaincu d'être un supporter du football féminin.
Premièrement, c'est une manière d'accroître notre public. Aujourd'hui, il n'y a que 28 % de femmes dans les stades ; ce n'est pas normal. Il faudrait arriver à 50 % de femmes dans les stades.
Deuxièmement, c'est un sport à part entière, qui est beau en soi. C'est sans doute un peu différent du football masculin, mais c'est plus technique et souvent plus agréable à voir, plus fluide.
Troisièmement, et c'est peut-être l'argument qui vous plaira le moins - pourtant, il est juste d'un point de vue éducatif -, pour un petit garçon de huit ans, neuf ans ou dix ans qui commence le football, il n'y a pas de meilleur éducateur qu'une femme.
Pour ces trois raisons, le football féminin me semble être un vrai chantier d'avenir. Mais je pense que le président de la Fédération vous dira des choses plus intelligentes que moi sur ce sujet.
M. Philippe Dominati , président. - Je vous remercie, messieurs.