Mercredi 9 mai 2012
- Présidence de M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur -Audition de M. Moritz Kraemer, responsable de la notation de la France chez Standard & Poor's et de Mme Carole Sirou, présidente de Standard & Poor's France
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Nous ferons un rapport fidèle de cette audition à notre présidente, Frédérique Espagnac, absente ce matin.
Vous avez demandé le huis clos, procédure assez rare dans le cadre parlementaire. Quelles raisons motivent cette demande ?
Mme Carole Sirou, Présidente de Standard & Poor's France. - J'ai en effet souhaité que nous puissions échanger de manière extrêmement ouverte. J'ai toute confiance dans les membres de la mission pour ce faire. La présence de journalistes entraîne généralement des citations ou des commentaires sortis de leur contexte qui, dans les minutes qui suivent, font l'actualité. Je pense que la sérénité des échanges gagne à ce que ceux-ci aient lieu dans un esprit d'ouverture, étant donné le calendrier dans lequel nous nous trouvons.
Lorsque vous êtes venus dans nos bureaux, la presse n'était pas présente non plus. Depuis de nombreux mois, les journaux replacent tous nos propos dans un contexte qui vise à créer le buzz médiatique. Ce n'est pas notre souhait. Je ne pense pas que ce soit le vôtre...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Les membres de cette mission n'ont guère médiatisé les échanges qui ont pu avoir lieu. Nous sommes là pour nous forger une opinion. Chacun a certainement éprouvé des a priori ; le but des diverses auditions est de conduire à la plus grande objectivité possible. Cela étant, je n'occulterai rien dans le rapport que je signerai. Nous essaierons de nous conformer le plus fidèlement possible à toutes les auditions que nous avons pu avoir. Nous nous formerons une opinion à partir de ce que nous aurons pu entendre. Standard & Poor's est un acteur important qui nous permettra de réaliser une synthèse et d'établir une opinion la plus précise possible.
La parole est à M. Kraemer, qui s'exprimera en anglais. Nous recourrons donc à la traduction simultanée...
M. Moritz Kraemer, responsable de la notation France chez Standard & Poor's. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer aujourd'hui au sujet de la notation souveraine de Standard & Poor's.
Je suis à la tête de l'équipe d'évaluation et de notation souveraine de Standard & Poor's, chez qui je travaille depuis douze ans maintenant. Je suis, à Francfort, à la tête d'une équipe d'analystes qui travaillent dans toute l'Europe. Nous comptons des collègues à Londres, Madrid et Paris.
Je suis heureux de pouvoir répondre à toutes vos questions sur les notations souveraines et sur le processus qui les sous-tend, en particulier celle de la France.
Je mène ce travail depuis plus d'une décennie. Je suis Docteur en économie ; avant de travailler chez Standard & Poor's, j'ai travaillé dans le domaine fiscal international. J'ai passé beaucoup de temps chez Standard & Poor's et j'ai donc pu apprécier la façon nos critères se sont développés au fil du temps. Il est très important pour nous de recruter les personnes adéquates qui présentent un mélange de compétences, de savoir-faire financier et économique. Il nous faut également des experts qui ont un sens aigu de l'analyse politique et des contraintes à prendre en compte lorsqu'on évalue un pays. C'est très clair en Europe, notamment en Grèce où la question est moins économique que politique. On choisit donc les candidats à ces postes avec beaucoup d'attention comme en témoignent les profils de notre équipe analytique. Ainsi, mon collègue, l'un des premiers analystes de la France, a travaillé très longtemps au sein de la Commission européenne. Son expérience nous est très précieuse car elle nous permet d'exécuter nos tâches du mieux possible, pour le bien du pays concerné.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Les autres agences de notation n'ont pas eu les mêmes analyses que vous. Il serait intéressant de savoir ce qui vous différencie dans cette analyse. Est-ce parce qu'il est difficile de dégrader un pays important de l'Union européenne comme la France ? S'agit-il de raisons objectives ?
On nous a dit que soixante-dix personnes travaillaient en France chez Standard & Poor's et que deux analystes avaient décidé de cette dégradation, l'un résidant en Espagne, l'autre en Allemagne. L'évaluation d'un pays tient compte de chiffres objectifs incontournables mais une évaluation peut également être teintée de subjectivité dans la mesure où il s'agit d'un cocktail d'analyses politiques, d'évolutions de ses dirigeants, de leur fidélité à des programmes ou au contraire de leur soumission à des normes internationales. Un certain nombre de paramètres sont moins incontournables que ne le sont les chiffres du déficit du commerce extérieur, de la démographie, du déficit budgétaire, etc.
M. Moritz Kraemer. - Les conclusions des différentes agences de notations ne constituent pas une faiblesse mais une force. Qu'est-ce qu'une notation ? Une notation a une ambition plutôt limitée : l'objectif est d'évaluer pour l'avenir la probabilité de défaut d'une organisation, d'un pays, etc.
C'est un événement qui ne se produira peut-être jamais. C'est tout à fait différent de ce que fait une société d'audit qui travaille sur un ensemble de règles précises et étudie les comptes reflétant le passé. Nous travaillons quant à nous sur l'avenir et ce sont des questions extrêmement complexes. Il n'est donc pas vraiment surprenant de constater que certains observateurs, dans certaines organisations, arrivent à des conclusions qui ne sont pas toujours les mêmes.
Une partie de ceci tient aux différences de critères pris en compte. Nous disposons de quelques fondamentaux, comme les statistiques, la performance politique et budgétaire, l'environnement économique, dont vous avez parlé, etc. Ces critères sont communs à toutes les autres agences de notation, mais nous les pondérons de façon différente. C'est ici qu'entre en ligne de compte l'élément qualitatif, surtout s'agissant de la notation d'un pays.
Le défaut de paiement de tel ou tel pays ne concerne pas tant la capacité à payer que la volonté de payer. Tout défaut de paiement relève d'une décision politique, alors que le pays a en principe les moyens de payer. Ce sont des dossiers différents de ceux pour lesquels nous disposons de procédures de faillite.
Je ne suis pas en mesure d'avancer d'arguments concernant l'avis émis par nos concurrents, Moody's et Fitch, au sujet de la France. Je ne connais pas leur méthode mais il n'est jamais facile de dégrader un pays. L'an dernier, nous avons dégradé les Etats-Unis, pays important s'il en est... Il faut appliquer les critères disponibles publiquement. Nous vous encourageons à les étudier car nous pensons que notre document est concis et transparent. Je pense qu'il existe des différences minimes mais les agences sont d'accord sur le fait que la France, les Etats-Unis, l'Allemagne et la Grande-Bretagne sont des pays dont le crédit est très fort. Historiquement, aucun pays souverain bénéficiant d'un triple A (AAA) n'a jamais fait défaut. Dans tous les cas, la probabilité de défaut est minime mais il peut exister des nuances.
Qui est responsable de la décision d'évaluation ? Je suis heureux de pouvoir répondre à cette question. Toute évaluation souveraine est faite par une équipe « pays » de deux personnes. Celle de la France est composée de mon collègue basé à Madrid et de moi-même. Cette équipe est responsable de la préparation des informations destinées à la réflexion du comité de crédit. La décision sur la notation n'est en effet pas prise par ces deux personnes mais par le comité de crédit, composé d'analystes d'Asie et des pays du Pacifique, d'Europe et des Etats-Unis. L'équipe présente au comité de crédit une recommandation afin de savoir s'il faut confirmer la notation, en changer la perspective ou si celle-ci peut être améliorée ou dégradée. Le comité de crédit, après délibération approfondie, suit une « check-list » précise afin d'être certain que tous les aspects ont bien été évalués et vote à la majorité. Cette instance est toujours composée d'un nombre impair de personnes. Sept seniors font partie du comité de crédit, où l'abstention est interdite. On ne peut donc se trouver face à une situation de blocage.
Cette décision est ensuite transmise au Gouvernement ou à l'entreprise concernée puis publiée après un laps de temps de douze heures. Il n'est pas vrai qu'une équipe de deux personnes décide seule de la notation de la France. La décision est celle du comité de crédit.
Ne serait-il pas préférable qu'une personne vivant en France participe à ce processus d'élaboration et de prise de décision ? Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Nous notons 128 pays souverains : il serait donc difficile de compter sur des personnes résidant dans chaque pays. Cet exercice de notation est un exercice de comparaison relative d'un pays par rapport à un autre. Il est essentiel de comprendre les différents points de comparaison.
En Europe, nos équipes peuvent très efficacement comparer le crédit de la France par rapport à celui de l'Allemagne, du Luxembourg, etc. Il est souhaitable selon nous que les analystes en soient capables. Le lieu de résidence est pour moi secondaire...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - La parole est à Mme Des Esgaulx...
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Combien d'heures par an passez-vous sur la notation de la France ? Quel est le coût pour Standard & Poor's de cette notation qui n'est pas sollicitée et qui, je l'imagine, représente une certaine importance ? Enfin, selon quelle périodicité remettez-vous en question cette notation ?
M. Moritz Kraemer. - Combien d'heures passons-nous à évaluer la France ? C'est une très bonne question à laquelle je ne saurais répondre ! Il faut comprendre notre façon de travailler : il n'existe pas de crédit-temps alloué à chaque pays. Toutefois, nous passons plus de temps sur le cas de la France, de l'Allemagne ou des Etats-Unis, voire de la Grèce que sur celui du Cameroun par exemple.
Cela dépend également de la situation de chaque pays. La zone euro requiert beaucoup plus de temps qu'en 2004 ou 2005, époque à laquelle on n'était pas encore dans la crise. Nous passons le temps qu'il faut afin de constituer un bon dossier pour le comité de crédit. Cela peut varier d'une année à l'autre.
Prenons le cas de la Norvège d'une part et de l'Espagne de l'autre. La Norvège bénéfice d'un triple A (AAA) et de perspectives très stables. Le crédit est bon, la situation politique aussi. C'est un pays riche, sans beaucoup de dettes. Il n'y a pas beaucoup de changements dans un sens ou un autre. Il faut plus de temps pour analyser l'Espagne, où beaucoup de changements sont en cours. Il existe là-bas une crise bancaire et fiscale. On rencontre beaucoup de fluctuations politiques, en plus de tout ce qui se passe régionalement. Si nous devons consacrer plus de temps que prévu à l'Espagne, il faut renforcer les équipes et apporter plus de ressources. C`est d'ailleurs ce que nous avons fait.
Je ne puis donc vous dire combien d'heures nous avons consacré à la notation de la France, en partie parce que nous disposons d'un certain nombre de personnes qui étudient ce sujet. Je pense que vous désirez savoir si nous avons accordé suffisamment de ressources à notre travail : la réponse est oui ! Nous ne prendrions pas de décision aussi importante en l'absence d'informations suffisantes.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - La note n'étant pas sollicitée par la France, je souhaite savoir à combien cela revient à Standard & Poor's. Chacun de nous comprend bien qu'il faut moins de temps pour évaluer la Norvège plutôt que l'Espagne mais je voudrais avoir une idée de la durée de l'évaluation consacrée à la France !
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Pourquoi notez-vous un pays qui ne vous a pas sollicités ?
M. Moritz Kraemer. - La question du coût est une question de nombre d'heures, de frais fixes. Je ne saurais vous dire combien d'heures de travail ont été consacrées à la France. Je suis gestionnaire et travaille sur les analyses. Le plus important pour moi sont les frais de déplacement de mon équipe.
Vous affirmez que cette notation n'a pas été sollicitée. Aucun pays en Europe ne nous a jamais demandé de ne pas délivrer de notation. Le fait que la note n'est pas sollicitée signifie qu'il n'existe pas de relations contractuelles entre les deux...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Il est impossible de refuser une notation ! Ce serait désastreux pour notre image !
M. Moritz Kraemer. - Le cas s'est déjà produit en dehors d'Europe. Cela relève de la décision de chaque pays souverain ou de chaque entreprise. Les choses sont toutefois plus nuancées. Je ne sais si le Gouvernement préférerait ne pas avoir de notation mais, à ma connaissance, ce n'est pas le cas ! Le Gouvernement communique en effet avec nous et nous fournit des informations. Que ce soit souhaité ou non -et quel que soit le coût- est une question secondaire. En tant qu'analyste, il est de mon devoir de donner mon opinion professionnelle.
Combien de fois par an travaillons-nous sur la notation d'un pays comme la France ? Durant les années 2000, nous avons étudié la France une à deux fois par an. La situation était stable et il existait fort peu de probabilités que la situation ne change. Aujourd'hui, on étudie la France de plus près et beaucoup plus souvent. Nous n'avons pas de calendrier précis. Nous ne sommes pas une banque centrale ! On peut étudier certains pays plus fréquemment que d'autres. Aux Etats-Unis, de nombreuses réunions de comité de crédit ont eu lieu juste avant le changement de notation. Nous continuons à surveiller la situation de très près. Ces informations sont disponibles. On peut connaître les dates de réunion du comité de crédit mais on ne diffuse pas forcément de communiqué de presse après chaque réunion. Il en existe d'ailleurs beaucoup plus que vous ne le pensez...
Mme Carole Sirou. - Il s'agit d'un exercice comparatif. En étudiant l'Allemagne, on étudie les pays similaires et, indirectement, le Royaume-Uni, la France, etc. Le suivi est donc permanent, même si nous ne réunissons pas un comité de crédit formel sur chaque dossier tous les mois ou tous les trimestres.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Qu'est-ce qui déclenche la réunion du Comité de crédit ?
M. Moritz Kraemer. - Il existe des normes minimales : nous avons au moins une réunion de Comité de crédit par an et ce pour les 128 pays concernés. C'est un minimum qui suffit tout à fait dans des situations normales. Pour certains pays de l'eurozone, où les choses changent très rapidement, nous devons réévaluer la situation avec plus de fréquence. Ce sont des questions extrêmement complexes ; tout le monde n'est pas forcément d'accord sur les critères et c'est pourquoi nous avons des réunions.
Si la réunion est organisée plus d'une fois par an -c'est le cas pour tous les pays de la zone euro depuis douze mois- c'est en fonction de certains facteurs : on peut mener une revue de portefeuilles à des intervalles réguliers. On étudie la situation sur une base comparative, en examinant le cas d'autres pays souverains semblables afin de savoir si chacun est d'accord, si ce que l'on publie demeure valable ou si l'on doit réévaluer certains points.
Un autre facteur déclenchant peut venir du fait que l'analyste qui suit le pays estime nécessaire de convoquer une réunion au vu de certains événements. Le président du comité de crédit peut également organiser la réunion. Tout analyste senior aussi. Les référents qualité également : il s'agit de personnes qui surveillent ce que font les analystes. Il n'existe pas de calendrier fixe ; nous bénéficions de beaucoup de souplesse et de flexibilité. Si telle ou telle personne de l'agence estime que nous devons étudier à nouveau une notation, nous le faisons. Nous pensons qu'il s'agit d'une bonne initiative. Une hiérarchie trop forte laisse peu de souplesse et nous préférons avoir une base participative plus large et plus flexible. Nous estimons qu'il s'agit d'un atout qui permet de déceler un peu plus tôt tout changement.
M. François Marc. - L'information générée par l'agence de notation joue un rôle important dans la sphère financière ; il faut donc s'assurer qu'elle est juste et précise. Or, vous nous disiez que vous travaillez sur l'avenir ; on ne peut comparer votre travail à celui d'une Cour des comptes ou d'experts-comptables qui se penchent sur des données réelles connues et qui émettent un diagnostic.
En ce qui vous concerne, vous travaillez sur l'avenir et essayez d'anticiper. On s'appuie donc sur un travail prospectif. On se pose dès lors des questions sur la fiabilité des méthodes permettant d'évaluer les choses et d'anticiper ce qui va se passer. Je pense en particulier au taux de croissance. On sait que le taux de croissance est déterminant pour l'assainissement financier d'un pays et pour générer de la ressource. Ce taux de croissance est dans certains pays de 7 ou 8 % -parfois plus- dans d'autres de 3 %, de 1,5 %, de 0,5 % voire négatif.
Par quelle méthode arrivez-vous à anticiper ce que pourrait être le taux de croissance de l'Espagne ou celui de la France dans trois à quatre ans ? C'est la condition même de la fiabilité de toute estimation des finances publiques ! Je sais que des éléments qualitatifs entrent en ligne de compte dans vos évaluations et qu'ils se fondent sur le contexte politique et social mais j'en reste à la question de la méthodologie. Comment arriver à proposer, à l'horizon de trois ou quatre ans, des estimations suffisamment fiables ? J'ai quelques interrogations sur ce processus d'élaboration de ces prévisions ? Pouvez-vous nous éclairer ?
M. Moritz Kraemer. - Vous évoquez la croissance économique. La méthodologie que nous utilisons est publique : vous verrez que le taux de croissance n'a pas autant d'impact qu'on le pense sur la valeur du crédit d'un pays. La Norvège a un taux de croissance inférieur à celui du Brésil mais le Brésil a une notation inférieure car il existe là-bas certaines caractéristiques structurelles économiques qui font que nous pensons que le pays est moins robuste que la Norvège.
En Europe, on parle beaucoup des ratios de dettes. C'est un pourcentage qui reflète le niveau de la dette par rapport à la croissance et c'est un vrai problème pour beaucoup de pays. On le dit depuis très longtemps et c'est pourquoi, au mois de janvier, nous avons modifié l'évaluation de certains pays car nous avons estimé qu'on travaillait trop sur les dettes et les déficits et qu'il était préférable de se concentrer sur les possibilités de croissance.
Dans quelle mesure nos prévisions sont-elles fiables ? Notre économiste, Jean-Michel Six, travaille sur les prévisions et nous menons le travail de tout expert en étudiant le PIB, les composantes de la demande, le niveau de consommation du secteur public et privé, les importations, les exportations, la constitution des stocks ainsi que les moteurs de la demande dans chaque pays. C'est ce qui a fait, qu'au bout du compte, nous avons été plutôt sceptiques concernant les perspectives de croissance de l'Espagne car, dès que vous enlevez de l'équation le financement par le crédit, les moteurs de croissance retombent à un niveau extrêmement modeste.
Certes, on n'arrive jamais à cibler totalement le chiffre parfait. Notre prévision peut-être de 1 % et la croissance finalement se révéler de 1,3 %. Ce sont des estimations. C'est différent du travail d'audit, dans lequel il ne s'agit pas d'estimations -bien que personne ne puisse être totalement certain des chiffres, même de ceux du PIB.
Nos prévisions sont cependant utiles, dans la mesure où elles nous ont toujours apporté une perspective réaliste concernant les économies des différents pays. Nous avons ainsi vu des positions trop optimistes et je pense qu'il est bon qu'on n'adopte pas automatiquement les estimations officielles. Nous arrivons à nos propres estimations car si on étudie le passé, on voit que les prévisions de la plupart de pays réalisées par leur propre Gouvernement sont trop optimistes.
Que la croissance soit de 1 % ou de 2 % d'ici un an à trois ans ne change pas la notation. Celle-ci devrait être stable et permettre à un pays de traverser un cycle économique. Nous ne voudrions pas dégrader la notation en temps de crise et l'améliorer en temps d'économie florissante. En ce moment, on vit un cycle économique qui constitue un vrai changement. Un cycle signifie que l'on se retrouve, à la fin de la crise, au même endroit qu'avant celle-ci. Je ne pense pas que l'on se retrouve dans un proche avenir dans la même situation qu'en 2005. Je pense que les modifications à la baisse reflètent en fait une faiblesse structurelle dans les différentes économies européennes et ailleurs.
M. François Marc. - Ce que vous venez de dire s'inscrit dans la logique habituelle de la prévision selon laquelle l'avenir est contenu dans le passé et qu'on peut donc dire ce qui devrait logiquement arriver en étudiant celui-ci. Or, le monde occidental est aujourd'hui dans une rupture où chacun se demande de quoi le modèle de croissance de demain sera fait. Comment va-t-on produire de la richesse, à partir de quel modèle ? Comment va-t-il évoluer relativement aux considérations environnementales, climatiques, technologiques ? C'est de la prospective et non plus de la prévision, plus facile à mettre en oeuvre. Ce n'est que sur une base prospective que l'on peut évaluer sur ce que fera tel ou tel pays d'ici trois à quatre ans.
C'est en cela que je m'interroge sur le modèle et la méthode que vous utilisez. Sur quoi vous fondez-vous pour obtenir cette vision experte de ce qui va se passer ? On veut augmenter l'épargne pour quatre à cinq ans -ou plus. Si on veut l'orienter, il faut pouvoir dire à l'épargnant que nous avons une vision très précise du modèle qui va émerger demain et l'inciter à placer son épargne dans telle ou telle direction ou dans tel ou tel pays. C'est sur ces méthodes que je m'interroge, que ne détiennent pas les conjoncturistes économiques. Peut-être en disposez-vous : c'est ce qu'il est intéressant de savoir...
M. Moritz Kraemer. - L'agence ne donne pas de conseils aux épargnants mais émet une opinion sur la notation basée sur le crédit. On l'a dit, différentes agences peuvent arriver à différentes conclusions. Les investisseurs doivent donc en tenir compte pour évaluer leur propre situation. Je ne suis pas sûr de pouvoir en dire plus : nous réalisons des prévisions économiques, de la même façon que d'autres organisations. Nous étudions les fondamentaux, les moteurs de la consommation.
Les moteurs de la croissance miraculeuse de l'Espagne, depuis dix ans, reposent sur la consommation privée et l'investissement. Ce dernier concernait surtout l'immobilier et le BTP. Certaines personnes estiment qu'il existe aujourd'hui plus d'un million de logements qui ne sont pas occupés. La consommation privée était étayée par la baisse radicale du chômage, la croissance des salaires, plus rapide que l'inflation et la grande disponibilité du crédit bancaire. Tout cela n'existe plus : le chômage atteint des niveaux insupportables ; les salaires sont en baisse et le crédit n'existe quasiment plus. Quelle va être la réaction des consommateurs ? Nous en concluons qu'ils ne vont plus dépenser cette année et l'année prochaine. Les mêmes problèmes se posent en termes d'investissement. Pour ce qui est du secteur public, le Gouvernement doit réduire son déficit à moyen terme, que ce soit dans un ou deux ans. Les exportations peuvent tirer leur épingle du jeu mais la demande est en train de se contracter. C'est pourquoi nous pensons que l'économie de l'Espagne, à moyen terme, va stagner, avec un taux de croissance de 0 %, à plus ou moins 0,5 point durant trois à cinq ans. Nous ne pouvons vous en indiquer le détail. Au fur et à mesure que d'autres informations deviennent disponibles, on modifie nos analyses et on établit des prévisions mensuelles pendant un an ou deux mais imaginer l'état de l'économie dans vingt ans ou cinquante ans est quasiment impossible ! Notre horizon est de cinq ans s'agissant des notations.
M. François Fortassin. - Je n'arrive pas à comprendre, dès lors que vous établissez une analyse, que vous n'en intégriez pas les conséquences. Dans une période de difficultés psychologiques, une épargne se crée naturellement : les gens ont peur et n'investissent donc pas. La croissance baisse et, automatiquement, la situation se dégrade. Quel est le bon équilibre entre le fait de donner un certain nombre d'éléments réalistes et de ne pas paralyser l'économie réelle ? C'est bien ce qui se passe aujourd'hui : notre pays est en crise, de plus en plus de personnes connaissent des difficultés pour vivre et l'épargne n'a jamais été aussi importante !
M. Moritz Kraemer. - Je suis tout à fait d'accord pour dire que l'environnement économique est extrêmement difficile. Cela atteint même la stabilité politique de certains pays. Je ne désire donc pas minimiser les défis auxquels l'Europe doit faire face.
Le rôle d'une agence de notation est d'exprimer une opinion concernant l'avenir. Celle-ci est basée sur des chiffres. Historiquement, nous avons toujours plutôt bien réussi mais vous semblez sous-entendre, si je ne me trompe, que les agences de notation sont en partie responsables de la crise...
M. François Fortassin. - Je ne le pense pas. Par contre, je crains qu'elles ne freinent la relance économique et la circulation de l'argent par leurs analyses.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Il s'agit d'une situation procyclique qui risque d'ajouter la crise à la crise -et j'aimerais introduire ici la notion de responsabilité...
M. Moritz Kraemer. - C'est un cercle vicieux : lorsque vous dégradez un pays, vous provoquez une approche encore plus prudente de la part des investisseurs, qui entraîne par la suite une nouvelle dégradation.
A la lumière des faits, il est faux de prétendre qu'en dégradant un pays, les spreads risquent de s'élargir ou le coût de financement dudit pays d'augmenter. C'est aussi valable pour les Etats-Unis que pour la France. Les notations de Standard & Poor's pour l'Italie, la Grèce ou le Portugal ont commencé à être dégradées en 2004 : cela n'a pas eu le moindre impact sur le marché. Les investisseurs pensent que ces notations sont pertinentes et ont jusqu'ici servi à prédire les défauts. Les investisseurs ne prennent pas seulement en compte les forces et les faiblesses d'un pays souverain. Dans le cas de la France, les données concernant le marché, les spreads sur les obligations ou les assurances sur les CDS peuvent être transformés en probabilités de défaut, qui peuvent à leur tour devenir des éléments de notation. Le marché a commencé à dégrader la France il y a deux ans en termes de comportement. Les spreads ont alors commencé à devenir plus importants. Tout cela signifie que l'élément psychologique n'a pas grand-chose à voir avec ce que disent les agences de notation. Je m'exprime au nom de Standard & Poor's mais les autres agences doivent penser de même.
Nous avons toujours été extrêmement prudents pendant les cycles de croissance économique. Les marchés ont permis à tout les pays de la zone euro, à ses débuts, d'emprunter au même cours. Nos notes étaient au contraire différenciées. En ces temps de crise, nous sommes en revanche moins pessimistes. Nous pensons qu'il existe beaucoup plus de résilience en Europe que ce que croient les marchés. Dire que les notations sont procycliques n'est ni vrai, ni juste. S'il était prouvé que les marchés suivent les notations, on n'aurait pas connu l'exubérance et le désespoir auxquels on assiste aujourd'hui. Je pense qu'on aurait été face à un environnement de marché beaucoup plus stable. C'est pourquoi nous pensons que les notations sont utiles et pertinentes. Elles permettent de solidifier le comportement du marché mais en cas de véritable crise de confiance, les personnes ont un comportement moins rationnel. Ils tablent sur la peur, sont moins factuels et agissent sur la base des sentiments.
Nous avons essuyé beaucoup de critiques lorsqu'on a abaissé la notation de la Grèce. Le marché n'avait plus rien à proposer, les spreads ont augmenté, c'est vrai mais aujourd'hui, avec le recul, qui pourrait dire que nous avons pris une décision trop rapide ? La Grèce a fait défaut. Nous avons une notation triple C (CCC) qui signifie que nous pensons que la Grèce va encore une fois faire défaut. Sur la base des faits, avec le recul, on voit que nous avons eu raison alors qu'à l'époque, la décision était critiquée. Il ne faut pas sous-estimer les participants au marché et la façon dont ils réagissent. Ils ne suivent pas simplement les communiqués et les recommandations des agences de notation. Ils prennent en compte des facteurs qui ne correspondent pas en tout avec ce que nous pensons et disons. A long terme, cela fonctionne mais, à court terme, il peut y avoir beaucoup de volatilité. Quand le marché monte ou descend, c'est de façon incrémentale, petit à petit. En tant qu'observateur lambda, vous n'avez pas remarqué qu'en l'espace d'un an, le marché a dégradé la France de quatre ou cinq crans. Quand Standard & Poor's le fait, cela se fait en une seule fois et cela fait la une des journaux.
J'encourage les gens à étudier le niveau de rotation : la France, les Etats-Unis, l'Allemagne, la Grande-Bretagne ont des notations très élevées, avec fort peu de probabilité de défaut. Oui, les notations ont été abaissées mais ce n'est pas pour autant qu'il s'agit d'un cycle : il existe un véritable changement dans la structure des économies.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - J'ai été surpris de vous entendre dire que le fait que la croissance soit de 1 ou 2 % ne change rien à la capacité de rembourser des emprunts : une croissance de 2 % signifie des rentrées fiscales plus importantes et une plus grande capacité à rembourser. Cela a forcément une incidence sur le rating. Cette affirmation qui va à l'encontre du bon sens économique m'a quelque peu étonné !
M. Moritz Kraemer. - Je voulais dire par là qu'une augmentation du taux de croissance de 1 % par an changera beaucoup de choses à long terme mais ne modifiera pas la notation.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Selon vous, les agences sont moins volatiles que les marchés et indiquent des tendances lourdes. Vous êtes cependant démenti par un exemple douloureux pour l'économie mondiale, celui des subprimes qui, en quelques mois, sont passées de triple A (AAA) à « junk bonds ». C'est plus que de la volatilité : c'est de l'évaporation !
M. Moritz Kraemer. - C'est vrai : pour certains, les dégradations de notes ont été extrêmement rapides. Ce n'est pas du tout ce qui aurait dû se passer. Je représente l'équipe de notations souveraine des pays. Je dois dire que les performances de la notation des subprimes nous ont déçus. Une des conséquences a été de remodeler les critères non seulement dans ce secteur mais aussi ceux relatifs à la finance structurée -secteurs bancaire, souverain, privé, etc.- et d'étudier attentivement la façon d'empêcher que cela ne se reproduise.
La finance structurée est différente de la notation des pays souverains. La base analytique n'est donc pas la même mais certaines suppositions de base, intégrées à l'époque dans les modèles d'analyse, n'ont été contestées ni par les politiques, ni par les régulateurs. Ces critères n'étaient finalement pas assez précis. Nous avons entrepris de grands efforts pour modeler la surveillance de ces secteurs. Cela a même touché le secteur des pays souverains. Ces changements visent à afficher plus de transparence. Je reconnais que nous devons constamment travailler sur les méthodologies et sur leur mise à jour. Nous avons été très déçus par les performances de la notation des emprunts structurés -même si c'est un secteur qui n'est pas le mien...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Vous avez utilisé le terme de « volatilité » du marché. Je pense que vous avez dû être surpris par celle-ci et que votre entreprise elle-même a été mise dans une position extrêmement gênante.
Vous avez dit que la note de la France a été dégradée en raison de l'impact des difficultés croissantes de la zone euro dans les domaines politiques, financier et monétaire. Cela ne concerne pas que la France mais également les autres pays de la zone euro. Pourquoi seule la France a-t-elle été dégradée ? Un pays comme l'Allemagne, socle de l'euro, n'a pas été touché...
M. Moritz Kraemer. - La France n'a pas été le seul pays à être dégradé. Un nombre important de pays souverains l'ont été également. Parmi les triples A figuraient la France et l'Autriche. Vous évoquez l'Allemagne. Nous avons publié des communiqués de presse pour chaque pays expliquant les moteurs des modifications ou des absences de modifications au mois de janvier.
La France a, avec l'Allemagne, un certain nombre de points communs comme un certain niveau de prospérité et des institutions politiques fortes. Les différences qui se développent sont toutefois de plus en plus marquées. La première concerne les finances publiques ; la seconde réside dans la position externe de chacun des deux pays. L'Allemagne est un créancier externe très important, contrairement à la France et exporte beaucoup. Certes, il existe entre les deux pays des différences mais celles-ci ne sont pas si grandes : une note triple A ou AA + est encore associée à un risque de défaut minime.
Si certaines bases structurelles de l'Allemagne sont plus résistantes que celles de la France, d'autres sont plus faibles. La démographie française est par exemple plus dynamique que celle de l'Allemagne mais nous considérons cependant que l'Allemagne résiste mieux que la France ou que l'Autriche. C'est ce qui explique la différence minime de notation entre les deux pays.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Votre explication était globale : vous avez parlé de la « zone euro ».
Une question annexe : le fait qu'un pays soit exportateur de capitaux est-il considéré comme un critère positif ou négatif ? La France investit beaucoup à l'extérieur. Je crois que quatorze des cent plus grandes entreprises mondiales sont françaises, ce qui est considérable par rapport au poids économique du pays...
M. Moritz Kraemer. - C'est une très bonne question ! Le fait d'exporter des capitaux signifie plusieurs choses. Il peut s'agir d'une fuite de capitaux. Les citoyens des anciens pays membres de l'Union soviétiques -Ukraine, Kazakhstan, Russie- préfèrent ainsi que leur argent soit sur un compte en banque suisse plutôt que russe ! Ce n'est pas un signe de force mais de faiblesse institutionnelle selon nos critères.
Pour en revenir à la France et à l'Allemagne, il est vrai que votre pays compte d'importantes entreprises qui investissent à l'étranger. Cela étant, chaque année, la France exporte moins qu'elle n'importe. Il faut donc emprunter. En Allemagne, c'est le contraire. Emprunter pour le compte du pays contribue à endetter le contribuable et les entreprises. Renoncer à la consommation crée des actifs à l'étranger, que vous pouvez vendre en cas de besoin. Si tel n'est pas le cas, c'est une faiblesse.
Est-ce une bonne chose pour l'Europe que l'Allemagne bénéficie d'un excédent aussi grand ? Ce n'est pas vraiment important. Si les excédents avaient été en baisse, il aurait été plus aisé de réaliser les ajustements nécessaires.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Vous avez dit qu'il existe un risque sur trois d'assister à une dégradation de la note française entre 2012 et 2013 si les finances dévient de la trajectoire prévue par les projets de consolidation budgétaire. Dans un rapport, vous estimez que « si la croissance économique de la France pour 2012 et 2013 se révélait inférieure aux prévisions annuelles du Gouvernement, respectivement de 1 % et 2 %, les mesures budgétaires annoncées à ce jour pourraient s'avérer insuffisantes pour atteindre les objectifs de réduction des déficits pour ces mêmes années ».
Au regard de l'actualisation des prévisions de croissance, existe-t-il une possibilité de reconsidérer la note française ?
M. Moritz Kraemer. - Nous avons déjà évoqué la surveillance de la situation de la France et d'autres pays : bien sûr, nous revoyons régulièrement nos prévisions mais votre question va plus loin. Nous pensons que les risques sont plus négatifs que positifs. Si une modification de notation devait intervenir, il s'agirait probablement d'une baisse. Ce n'est pas une certitude mais il existe plus d'une chance sur trois pour que ce soit le cas.
La notation de la France est basée sur un certain nombre de critères. Vous venez de citer une partie de notre rapport. Je voudrais aborder ici le sujet de la trajectoire de votre dette. Si la croissance est faible et que le déficit demeure élevé, le ratio de dette va le rester également et augmenter. Selon notre modèle de notation, il existe un certain seuil à ne pas dépasser, celui de 100 % du PIB. Ce n'est pas notre scénario pour l'instant et c'est pourquoi la notation n'a pas été abaissée mais on pourrait y arriver en cas de déficit de croissance important, la crise économique pouvant encore faire tache d'huile à travers le système bancaire. Ce n'est pas notre scénario de base mais le risque peut exister. Si cela se produisait, la pression sur la notation serait négative. Il s'agit de tendances à moyen terme. Nous n'entrons pas dans le débat européen sur un chiffre d'endettement de 3 % du PIB. Ce qui nous importe, c'est de savoir s'il va y avoir des modifications structurelles à long terme, ce qui permettra d'abaisser le ratio de dette. Nous devrons étudier de très près les mesures qui vont être annoncées par le nouveau Gouvernement. On parle aussi de modifications fiscales et je pense que si l'on conjugue les deux facteurs, ce sera décisif pour nous concernant les futures notations.
Nos critères sont plutôt transparents. Nous pensons que la France, pour les raisons structurelles que nous avons énoncées, court un peu plus de risques qu'un pays comme l'Allemagne.
M. Christian Namy. - Le changement de Gouvernement ou l'arrivée d'un nouveau Président de la République entraîne-t-il un a priori négatif ou positif de votre part ?
M. Moritz Kraemer. - Lundi, nous avons publié un bref communiqué précisant que l'élection de François Hollande à la présidence de la République française n'a pas pour nous de conséquences en termes de notation. Nous ne sommes pas pour ou contre tel ou tel candidat ou parti politique. Nous ne sommes pas là pour donner des conseils politiques. Nous allons nous concentrer, comme à l'accoutumée, sur les critères qui nous permettent d'évaluer le crédit et le risque d'impayé. Que la politique soit menée par un Gouvernement de droite ou de gauche nous importe peu. Nous ne regardons que les conséquences des politiques qui sont menées. Nous n'avons pour l'instant rien à dire en dehors de ce que nous avons déjà dit. Les élections sont légitimes et le mandat a été très clair. Dans un mois auront lieu les élections législatives ; il faudra ensuite décider ce que cela signifie pour le crédit de la France sur la base de nos propres critères. Je ne pense pas qu'il y ait grand-chose à dire de plus pour l'instant en dehors de ce que nous avons publié lundi...
M. Christian Namy. - Je croyais, au sens politique du terme, vos annonces déjà faites en matière d'économie...
M. Moritz Kraemer. - Non. Je pense que l'économie est déterminée en partie seulement par le Gouvernement. Il peut décider de certaines choses mais non de tout. Une fois un programme gouvernemental établi par la France et par l'Europe -et je pense que certaines choses vont changer en Europe après l'arrivée de François Hollande- il faudra évaluer les conséquences de tous ces changements. Pour l'instant, nous devons nous baser sur les déclarations faites par les candidats pendant la campagne électorale, ce qui ne constitue pas pour nous une base très solide ou fiable.
Nous devons donc analyser les mesures, les modifications de politique qui pourraient être entreprises et en tirer les conséquences. Pour l'instant, nous n'avons pas assez d'informations. Si nous devons attendre pour prendre notre décision, nous le ferons.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Selon vous « un processus de réformes basé sur le seul pilier de l'austérité budgétaire risque d'aller à l'encontre du but recherché, à mesure que la demande intérieure diminue en écho aux inquiétudes croissantes des consommateurs en matière de sécurité de l'emploi et de pouvoir d'achat, entraînant l'érosion des recettes fiscales ». Comment cette phrase peut-elle être interprétée en termes de politique budgétaire et de politique de croissance ? Sur quelle décision la politique de croissance recherchée devrait-elle selon vous s'appuyer ?
M. Moritz Kraemer. - Je reviens sur la question du pourcentage de dette par rapport au PIB. Ces ratios sont étudiés de très près et l'exemple de la Grèce démontre qu'un pays ne peut plus supporter de tels taux. C'est un cas extrême et je ne dis pas que c'est la situation de la France ou de l'Allemagne. Nous devons nous pencher sur les fondamentaux et sur le PIB nominal. De nombreuses réformes qui ont des conséquences positives sur le PIB ont malheureusement pour résultat secondaire de ne pas avoir d'impact immédiat. Ce sont des réformes qui requièrent plusieurs années avant de démontrer leur bénéfice. Le Gouvernement grec a fait beaucoup pour mettre en place des réformes structurelles favorisant la croissance, beaucoup plus qu'on aurait pu l'imaginer il y a quelques années mais il faut du temps. Les Italiens et les Espagnols sont en train de modifier le marché de l'emploi. Tout cela entraîne davantage de chômage à court terme. A long terme, les conséquences sont en principe positives.
Le bas taux de chômage allemand est le fruit de ce qui a été entrepris il y a six ans. Le problème est de savoir comment fournir un filet de sécurité suffisant en attendant que ces mesures aient un effet positif et évitent un défaut souverain.
Il existe beaucoup de débats sur ces points en Europe -et c'est très naturel- mais l'approche a tendance à devenir plus souple ; de plus en plus de gouvernements commencent à regarder la situation d'un oeil plus large et ne se concentrent pas simplement sur le remboursement de la dette et les économies. La consolidation de l'Espagne est un exemple. Dans le cas de la Grèce, c'est plus difficile : il faut tenir compte de beaucoup plus de facteurs, la crise bancaire minant en même temps la confiance des investisseurs.
Quelles seraient les réformes à mettre en oeuvre ? Ce n'est pas aux agences de notation de conseiller les gouvernements. J'espère que vous le comprenez. Certes, les gouvernements viennent parfois nous consulter pour savoir comment faire pour que leur notation reste saine ou s'améliore mais si l'on devait s'engager sur ce terrain, nous ne pourrions ensuite juger de façon indépendante et impartiale des politiques que nous aurions recommandées !
Nous estimons donc que la croissance est importante. Chacun en Europe ne donne pas le même sens à ces paroles. Le contenu est tout à fait différent pour les Allemands et les Français. Je pense que l'amélioration de la croissance à moyen terme serait très utile mais les mots de « moyen terme » sont des mots-clés. Il est très important de trouver des mesures complémentaires qui permettent aux pays périphériques d'atteindre l'autre rive en toute sécurité.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Vous dites qu'il faut respecter les fondamentaux et avoir une réduction importante des déficits, sans étrangler l'économie qui risquerait alors de mourir guérie ! Beau programme politique ! Vous relevez que certains pays n'ont pas sollicité votre note. Cela représente un coût important pour vous.
M. Moritz Kraemer. - La plupart des pays ont une relation contractuelle avec Standard & Poor's. Seulement une douzaine n'en ont pas. Il s'agit surtout des membres de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Je dois réfuter votre affirmation selon laquelle nous sommes en train de devenir des politiques. Ce n'est pas vrai du tout ! Quand on parle du besoin d'une stratégie de croissance, on revient à notre évaluation de la valeur du crédit d`un pays.
Un exemple : le Mécanisme européen de stabilité (MES) va remplacer le FESF. Cette organisation va être un créancier privilégié. Le MES ne participera pas à la restructuration de la dette grecque. Cela peut paraître une bonne chose pour un ministre des finances, à Paris ou à Berlin, qui veut empêcher que ses contribuables soient davantage impliqués dans les pertes encourues. Ce n'est pas ce que nous mettons en cause. C'est une position légitime mais il est de notre devoir de dire ce que cela signifie pour que ceux qui ont acheté la dette grecque ou celle d'autres pays en difficulté. Il n'est pas bon que le cercle de créanciers du secteur privé impliqués dans la restructuration soit de plus en plus réduit. En Grèce, ils risquent même de tout perdre. Si un investisseur le sait, il demandera un taux d'intérêt plus élevé face au risque encouru. Un taux d'intérêt plus élevé signifie qu'il sera difficile, pour le Gouvernement, à Athènes ou à Lisbonne, de contrôler à nouveau les finances publiques.
Nous ne sommes pas pour ou contre le statut de créancier privilégié du MES mais nous pensons que cette décision a des conséquences négatives pour le crédit de l'Irlande, du Portugal et de la Grèce. Ce n'est pas pour autant que nous cherchons à orienter l'avis des politiques sur ce point. C'est un distinguo extrêmement important qu'il convient d'établir. Je comprends que les politiques se méfient des agences de notation, mais il faut comprendre notre travail. Nous exprimons des opinions sur la valeur du crédit d'un pays à l'autre. C'est à nous de faire notre travail, sans nous prononcer pour ou contre tel ou tel Gouvernement, mais en établissant les conséquences des décisions qui sont prises.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Ma question était posée sur le ton de l'humour ! Je vois que vous m'avez pris au sérieux : tant mieux !
Les notes que vous attribuez peuvent être lourdes de conséquences même si les Etats-Unis et la France, après leur dégradation, n'ont pas emprunté à un taux plus élevé qu'auparavant. Néanmoins, votre initiative ne comporte-t-elle pas une responsabilité -en particulier lorsque vous annoncez par erreur une dégradation -comme ce fut le cas pour la note française ?
M. Moritz Kraemer. - La notation constitue une opinion sur un événement qui peut se produire ou non. Nous pouvons nous tromper mais il est difficile de dire qu'une notation est juste ou injuste car il s'agit d'une hiérarchie relative de probabilité de défaut. Un pays noté « A » a moins de probabilité de faire défaut qu'un pays noté « B ». Je pense que les pays font ce qu'il faut pour tenir compte de nos notations pour appuyer leurs décisions. Nous fournissons quant à nous des informations très précises à l'appui de statistiques pour que les investisseurs puissent prendre une décision éclairée.
Devrait-on apporter une garantie contre le défaut ? Les Crédits default swap (CDS) existent pour se prémunir contre les défauts mais on ne peut donner une opinion sur une situation pour laquelle on aura souscrit une assurance. Il y a là un conflit d'intérêt. C'est donc difficile à concevoir, voire dangereux...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Je parle des agences en général et des erreurs dramatiques qu'elles ont pu commettre -Enron, subprimes, Lehman Brothers. La responsabilité des agences n'est-elle pas aujourd'hui évidente ? Ne faut-il pas qu'elles aient une certaine solidité financière pour garantir des erreurs comme celles qui ont pu ensuite avoir une incidence sur les Etats ?
Mme Carole Sirou. - Vous mettez l'accent sur le fait que les agences de notation doivent, comme tout agent économique, voir leur responsabilité engagée. C'est le cas concernant les subprimes : de nombreux procès suivent leur cours. L'avenir dira ce qu'il en est...
Les deux points que Moritz Kraemer a mis en avant sont cependant extrêmement importants. Nous donnons une opinion sur des événements futurs. Ex-post, il est toujours plus facile de juger les choses. L'important est de faire en sorte que la mise en oeuvre de la responsabilité de l'agence s'exerce strictement dans ce cadre, n'induise pas de comportements inappropriés de la part des investisseurs -qui se reposent beaucoup trop sur les notations- et porte sur des manquements au devoir de diligence des agences. Nous ne lisons pas plus que quiconque dans l'avenir. Nous disposons d'un long historique, de méthodes publiques, de process. Si nous ne les mettons pas en oeuvre, on peut comprendre que certains puissent vouloir remettre notre responsabilité civile en cause. Ce sera peut-être encore davantage le cas à l'avenir mais il faut comprendre ce que nous faisons et ne pas mettre en place de système qui aurait l'effet contraire, les investisseurs ayant déjà trop tendance à se défausser sur les agences de notation. Il faut trouver le bon équilibre.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Le fait de passer d'une note triple A à « junk bonds » ne peut être attribué à la malchance ! Cela montre qu'une très mauvaise analyse a été faite au départ. Les conséquences économiques ont été désastreuses et les répercussions mondiales...
Mme Carole Sirou. - En effet. Moritz Kraemer et moi-même reconnaissons que les hypothèses sur lesquelles ont été fondées les subprimes n'ont pas été performantes. Nous avons d'ailleurs entièrement revu nos méthodologies et nous ne noterions certainement pas ces produits au même niveau aujourd'hui. Pour certains, nous ne les noterions même plus ! Il faut l'assumer - et je puis vous assurer que nous préférerions ne pas avoir connu ces événements malheureux. Il existe cependant d'autres domaines dans lesquels nos notes apportent quelque chose. Il faut donc essayer de dépasser tout cela sans fuir nos responsabilités. Nous ne sommes pas loin d'être d'accord les uns avec les autres sur ce point...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Dans votre présentation liminaire, vous avez insisté sur la notation du défaut et non du pays, élément que l'on a quelque peu oublié, moi le premier. C'est tout à fait différent...
Mme Carole Sirou. - Nous sommes là pour donner une information aux investisseurs. Derrière les grands gestionnaires d'actifs se trouvent les épargnants. Cela signifie que si quelqu'un détient des titres grecs ou irlandais, il est devenu « junior » et n'est plus au même rang qu'une institution comme le Mécanisme européen de stabilité (MES), il est normal que nous fournissions cette information. Ce n`est pas nécessairement facile à appréhender au premier abord mais c'est là notre véritable rôle.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Merci de votre présence.
Audition de M. Marc Ladreit de Lacharrière, président de FIMALAC, premier actionnaire et président de Fitch
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Monsieur Ladreit de Lacharrière, je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette audition.
La parole est au rapporteur...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Nous tirerons un compte rendu écrit de votre audition, comme de toutes celles que nous avons menées.
Notre opinion a quelque peu fluctué au fur et à mesure de nos rencontres avec les représentants des agences -Standard and Poor's et Moody's- du monde financier et de celui-ci des politiques britanniques et américains. Il serait intéressant que vous nous donniez votre vision du secteur de la notation et que vous nous disiez ce qui vous a conduit à créer votre propre agence de notation.
M. Marc Ladreit de Lacharrière, premier actionnaire et président de Fitch. - Je ne participe en principe jamais à des auditions comme celle-ci. C'est par respect pour votre institution que je me suis rendu à votre invitation.
L'idée d'agence de notation a pris corps en 1986, à la suite du « big bang » qui s'est produit à la City de Londres, qui a conduit le secteur de la finance à s'ouvrir à la mondialisation financière, notamment en recourant aux systèmes de déréglementation et de désintermédiation qui sont à la base de celles-ci.
A cette époque, je travaillais chez L'Oréal mais présidais également toute une série de commissions, dont celle des conseillers du commerce extérieur de la France et de la section européenne du Bilderberg, grand organisme de think tank international. Le ministre des finances le plus favorable à l'entrée de la France dans le monde moderne, Pierre Bérégovoy, dans les années 1983 à 1984, m'avait fait une grande confiance et nommé président des commissions d'adaptation de la France à l'économie ouverte.
Je me suis progressivement rendu compte que l'ouverture de l'Europe impliquait des changements structurels dans la manière de financer le monde ; vingt-cinq ans après, ces changements ne sont pas encore perçus à leur juste mesure, notamment en Europe continentale ! Je me suis alors demandé, début 1990, s'il ne convenait pas de créer une agence de notation financière. La France était en effet restée enfermée dans des carcans administratifs extraordinairement forts. A la fin du septennat de Valéry Giscard d'Estaing, nous étions dans une économie totalement fermée : contrôle des changes, des prix, des salaires, des notes de frais. Grâce à Pierre Bérégovoy, il avait été décidé que la France épouse son temps et ceci devait changer profondément le financement des Etats mais aussi celui des collectivités locales et des entreprises.
Axa déposait à l'époque son argent à la BNP, qui le prêtait à L'Oréal. Dans le système ouvert, Axa pouvait directement prêter son argent à L'Oréal. Encore fallait-il que les investisseurs institutionnels aient une idée sur la capacité de l'emprunteur de rembourser les sommes qu'ils lui prêtaient ! Il n'existait pratiquement rien en Europe et lorsque j'ai décidé de fonder mon groupe, en 1991, j'ai décidé d'investir dans une activité d'agence de notation. Nous ne comptions au début aucun client. Or, pour développer une agence de notation, il faut être compétent et reconnu par les investisseurs.
L'opportunité s'est alors présentée de prendre progressivement le contrôle d'une petite agence anglaise, IBCA. Il ne faut pas se bercer d'illusions : nous vivons et continuerons encore longtemps à vivre dans un monde anglo-saxon ! Cette agence s'était déjà fait un nom en Europe dans le domaine de la notation des établissements bancaires ; elle avait également initié un département relativement important à son échelle en matière de notes souveraines des Etats. Nous avons donc cherché à développer cette ligne en explorant différents axes qui ne pouvaient qu'être européens et en nous installant progressivement dans chacun des pays de l'Europe continentale, IBCA étant exclusivement basée à Londres, pour essayer de prendre position par rapport aux grandes agences, à l'époque exclusivement américaines, qui notaient les Etats souverains, les entreprises et les collectivités locales essentiellement à partir des Etats-Unis ou du Royaume Uni.
Nous nous sommes donc dit que nous pourrions créer des établissements et des filiales au sein de chaque pays. C'est un point très important, ce choix permettant aux entreprises de disposer, dans chaque pays où l'on s'installait progressivement, d'analystes parlant la même langue et comprenant les soucis de tel ou tel pays.
Nous ne pouvions qu'être Européens mais nous avons demandé l'accréditif Nationally Recognized Statistical Organizations (NSRO) auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC), régulateur américain qui établit les normes mondiales et qui délivre ces accréditifs de manière parcimonieuse. Or, nous ne parvenions pas à obtenir ce document, la SEC considérant que nous n'avions pas atteint le niveau de compétences suffisant.
Nous avons alors été contactés par les dirigeants d'une agence appelée Fitch qui, désirant donner une envergure mondiale à leur affaire installée exclusivement aux Etats-Unis, voulaient nous acheter. C'est le contraire qui s'est produit : c'est nous qui avons acheté Fitch ! Nous nous sommes dès lors appelés Fitch-IBCA et avons obtenu la reconnaissance de la SEC, après lui avoir soumis des dossiers extrêmement importants, celle-ci considérant l'entreprise mais également le dirigeant que j'étais alors, qui contrôlait ces deux agences.
Une quatrième agence de notation américaine, cotée à New York, Duff and Phelps, cherchait à l'époque un actionnaire ; elle était convoitée par un grand groupe allemand, Bertelsmann. L'Allemagne a toujours voulu faire une agence de notation européenne ; l'idée était de pouvoir, à travers Duff and Phelps, jeter les bases d'une telle structure. Nous sommes allés plus vite qu'eux et les dirigeants ont préféré venir avec nous plutôt qu'aller dans un grand groupe comme Bertelsmann.
Duff and Phelps, implantée dans le « corporate » -les entreprises industrielles et commerciales- était très importante pour nous, Fitch étant dans la titrisation et les crédits structurés, et IBCA dans les banques et le sovereign rating. Il s'agissait pour nous d'un complément important. Nous avons pu négocier avec un groupe de presse et d'édition, Thomson Financial Services, un des plus grands groupes mondiaux d'informations économiques. Ce dernier était propriétaire d'une agence appelée Bank Watch, qui avait également obtenu le NSRO de la SEC. Voyant que j'étais arrivé à réaliser une recomposition mondiale des agences de notation, Thomson Financial Services a préféré s'associer avec nous et nous apporter Bank Watch ; ce groupe d'édition est resté mon actionnaire pendant de nombreuses années avant que je ne reprenne ses parts.
Il était ensuite très difficile de s'appeler Fitch-IBCA-Duff and Phelps and Bank Watch. Nous avons pensé qu'il valait mieux prendre le nom de Fitch, plus simple, en lui ajoutant le terme de « ratings », qu'il n'avait pas à l'époque. J'ai installé un double siège : l'un en Europe, à Londres et un autre aux Etats-Unis, à New York. Toutes les filiales européennes dépendent du siège anglais.
Il fallait harmoniser les équipes composées d'Anglais, de Canadiens, d'Américains, d'asiatiques, d'Européens.
Je suis le Président de FitchGroup ainsi que le Président du Comité Stratégique. Je suis résident à Paris. Le « Chief Financial Officier » est français, lui aussi est basé à Paris. Le « Chief Executive Officier » (CEO), est anglais, il est basé à Londres ainsi que la division « sovereign » et son Directeur. Les normes d'appréciation des Etats se font à partir de Londres. Quand les Etats de la zone euros sont notés, ce n'est pas par des américains.
Est-il normal que José Manuel Barroso, Président de la Commission Européenne ose dire que « les agences de notation sont américaines » ? « Il me semble étrange que qu'il n'y ait pas une seule agence venant d'Europe » déclare-t-il avant d'accuser celles qui ont pignon sur rue d'avoir « un parti pris contre l'Europe » ! Quel est le but d'une telle désinformation ?
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Comment voyez-vous l'avenir du marché de la notation ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Le marché de la notation va être très important dans les années à venir, les endettements des Etats, des collectivités locales et des entreprises ne faisant qu'augmenter. L'Europe -et notamment la zone euros se trouve dans une situation d'une très grande difficulté puisque, structurellement, les politiques menées par chacun des gouvernants de chacun de ces pays, en dehors de quelques exceptions, depuis vingt ans, ont conduit ces pays à financer leur croissance en s'endettant d'une manière importante. La zone euro emprunte des sommes gigantesques. Où les emprunte-t-elle ? Elle les emprunte pour le moment aux Etats-Unis. Cela ne signifie pas que ce sont les Américains qui prêtent mais ce sont les gestionnaires de fonds, aux Etats-Unis, qui ont en dépôt des sommes qui viennent notamment du Golfe Persique et qui les gèrent.
Il est également très important de savoir que, dans le domaine de la notation la zone euro compte peu, puisqu'elle ne représente que 14 à 15 % du marché. La France, quant à elle, ne représente que 2,3 % du marché mondial -bien qu'elle fasse beaucoup parler d'elle dans ce domaine ! En Corée du Sud qui, à elle seule, représente près de 7 %, les autorités s'occupent moins des agences de notation, considérant qu'elles font globalement bien leur travail.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - En fonds souverains ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Je parle du marché global. Sur tous les autres continents, la demande de notation s'accroît très fortement. En Amérique latine, le chiffre d'affaires de Fitch croît de 25 % par an. Il part, il est vrai, de bases faibles, ces pays faisant appel à l'épargne plutôt qu'à des crédits bancaires. Une entreprise a le choix de faire appel à une banque, soit de faire appel à l'épargne mondiale en s'adressant directement aux investisseurs institutionnels. On peut lire de temps à autre que les grands investisseurs traditionnels ne devraient pas se fier aux agences. Sur le territoire américain, il existe entre trente et cinquante investisseurs institutionnels qui gèrent plus que le PNB français. Cela les étonne d'entendre, en avril 2010, Dominique Strauss Kahn leur conseiller avec dédain « de ne pas trop croire ce que disent les agences de notation ». Ce sont des gens extrêmement puissants. Ils existent depuis des dizaines d'années et n'ont à mon avis pas de leçons à recevoir, étant donné les montants des sommes qu'ils gèrent, et la qualité de leur gestion.
De plus en plus, dans le monde moderne, le financement des entreprises et des Etats -la meilleure preuve en étant l'Etat français- se fait directement auprès des investisseurs finaux et non au travers les banques. Le fait d'avoir financé la crise américaine a obligé les banques et institutions financières européennes à faire d'importantes provisions. A travers le monde, les banques ont donc moins d'importance dans le financement de l'économie que les investisseurs institutionnels. Moins les banques ont d'importance, plus le recours aux agences de notation augmente.
Aux Etats-Unis, le marché a repris de l'ordre de 10 à 15 %. Le Congrès américain -comme le Sénat français ou les différents Congrès européens- ont souhaité une concurrence beaucoup plus ouverte. La SEC a donc décidé d'accorder l'accréditif à neuf agences.
Les investisseurs américains font en sorte que leurs gestionnaires ne puissent « prendre du papier » qu'à la condition que celui-ci soit noté par une agence possédant l'accréditif de la SEC. Or, la SEC n'a donné son accréditif qu'à des agences américaines, à l'exception de Japan Credit Rating. La demande de l'Europe d'accréditer une agence européenne en dehors de Fitch est restée sans suite.
Dans le monde entier, ce sont les Etats-Unis qui donnent le ton, même si chaque pays peut ajouter sa touche au dispositif réglementaire, s'il le souhaite.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Si un ressortissant de Singapour ou du Golfe veut investir, je suppose qu'il n'a pas obligation de passer par un agrément de la SEC...
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Le ressortissant de Singapour n'a pas, bien entendu, adopté les mêmes dispositifs que ceux mis en place par les grands investisseurs aux Etats-Unis. Mais à Singapour et surtout à Hong Kong ou dans le Golfe Persique, par exemple, mis à part de petites agences traitant des crédits domestiques, on retrouve les trois grandes agences qui sont soumises au contrôle de la SEC... Le Japon est un pays différent. On y trouve trois agences japonaises qui comptent. Fitch n'y est pas considéré comme importante, contrairement à Moody's. Une des raisons pour lesquelles le Japon peut avoir ses propres agences repose sur l'autofinancement. Quand l'Europe s'autofinancera en totalité et ne dépendra plus de l'étranger, elle pourra se trouver dans la même situation. Hélas, nous en sommes loin !
M. François Fortassin. - On parle beaucoup finances, assez peu économie et pratiquement pas des problèmes sociétaux. Ne craignez-vous pas que cette spirale ne soit une menace forte pour l'avenir des démocraties ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Ce n'est pas nous qui faisons les lois. Nous appliquons ce qui est voté. Je ne suis pas ici pour débattre des problèmes sociétaux mais pour répondre à vos questions concernant les activités de Fitch.
M. François Fortassin. - Cela a au moins le mérite d'être clair !
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Ce n'est pas vraiment une surprise ! Les agences ont été accusées de porter tous les pêchés de la crise actuelle. Quelle est votre appréciation sur les critiques qui ont été formulées ? Chacun a à l'esprit les problèmes des subprimes, de Parmalat auxquels les agences se sont trouvées mêlées, se déjugeant dans des délais extrêmement courts...
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Je ne suis pas ici pour parler de mes confrères mais je voudrais vous dire comment nous avons vécu la crise immobilière américaine.
La crise américaine est partie d'idées extrêmement nobles des présidents Bush et Clinton selon lesquelles tout Américain devait pouvoir accéder à la propriété de son bien immobilier. Aux Etats-Unis, le plein-emploi signifie quelque chose et ne pouvait être exercé sans un taux de croissance de l'ordre de 4 %.
Comme toujours depuis la guerre -et ce tous les dix ou quinze ans- les Etats-Unis ont créé des bulles qui ont fini par remonter, comme celle des Savings and Loans, entièrement financées par les banques américaines. Les caisses d'épargne ont fait faillite ! Est arrivée ensuite la bulle du Net. L'immobilier, quant à lui, a permis de financer 80 % du surplus de croissance pour parvenir au chiffre de 4 %. Le mobile de l'accession à la propriété était fort noble et bon pour la croissance américaine. 60 000 petites sociétés avaient été chargées d'établir les dossiers. Les autorités américaines se s'ont aperçues par la suite que nombre de dossiers étaient faux. Ces dossiers appartenaient à des sociétés de prêts hypothécaires qui surveillaient peu les documents qu'on leur remettait. Deux organismes nationaux, Freddie Mac et Fannie May, étaient obligés par la loi de financer 42 % des subprimes. Il est bien évident, dans ces conditions, que l'instruction des dossiers laissait à désirer ! Ces deux établissements avaient la garantie « implicite » du Gouvernement américain, mais non « explicite ». Nous pensions qu'en cas de difficultés, le gouvernement accorderait la garantie « explicite » pour protéger les investisseurs.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Ce n'est pas très libéral pour les Etats-Unis !
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - En France : les entreprises publiques -SNCF, RATP- ou la Caisse des dépôts, ont, elles aussi, la garantie » implicite » du Gouvernement français. Quand on attribue un triple A à la France, la RATP, comme toutes les entreprises que je cite, est notée triple A. Quand ces sociétés publiques émettent un emprunt, elles bénéficient grâce à cette note du coût le plus faible possible. La garantie « explicite » constitue une caution en bonne et due forme. Les garanties ne paraîtraient plus dans le hors-bilan de la France, mais dans son endettement. Il en va de même aux Etats-Unis ! Nous pensions que la garantie « explicite » serait accordée à ces deux entreprises sur les crédits consentis au moment de la crise. Or, il se trouve que M. Paulson n'a pas agi de la sorte.
Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? La garantie « explicite » risquait d'entraîner un endettement plus important des Etats-Unis, avec un risque sur la note américaine. Il pensait que la crise serait moins longue que prévu et que la baisse de l'immobilier américain ne serait pas si sensible. M. Paulson s'est ensuite vu obligé d'agir comme prévu mais avec un an de retard, en 2008, à la demande de la Russie et de la Chine, ces deux pays détenant en placement 10 % des subprimes américains.
Si cela avait été fait un an avant, il n'y aurait pas eu de catastrophe. On aurait rassuré les marchés et les banques. La crise de liquidités d'août 2007 et de solvabilité auraient été moins violentes. On fait remonter la crise à 2008. La réalité est qu'elle remonte à fin 2006-début 2007, mais qu'elle devient publique en août 2007.
Qu'a fait Fitch durant cette période ? Contrairement à ce qu'on a dit, dès 2005, Fitch a prévenu le marché d'une manière extrêmement précise de l'évolution de la situation américaine, attirant l'attention sur les risques en cas de baisse de l'évolution des crédits américains. Cela a été publié sur Internet. Toutes les études dont je vais parler s'y trouvent également.
Le 17 janvier 2006 et le 11 décembre 2006, nous avons produit des notes concernant les risques liés à l'appréciation des performances des subprimes. Un « advisory committee » de Fitch, présidé par Valéry Giscard d'Estaing, s'est réuni en novembre 2006. Paul Volcker, aujourd'hui conseiller économique de Barack Obama, siégeait dans ce comité, qui comprenait également toute une série de gouverneurs de banques centrales à la retraite, comme M. Tietmeyer. Aucun ne nous a dit qu'un ralentissement économique immobilier allait intervenir aux Etats-Unis. Il est intéressant de le savoir après-coup ! Ils ont abordé d'autres sujets importants mais personne n'a soufflé mot d'un tel événement.
Par exemple, M. Volcker a dit la chose suivante : « L'économie a progressé en dépit de la crainte des déséquilibres et des déficits mais, malgré les inquiétudes relatives à la fin de l'expansion du secteur immobilier, je n'envisage aucun déclenchement de crise ». C'était le langage commun de l'époque !
La crise devient publique en août 2007 ; en juin, deux mois avant le début de la crise, le G 8 s'est réuni sur la mer baltique : on ne trouve pas une seule phrase sur le risque américain ! On y a évoqué de grandes réformes mais rien à propos de la crise américaine. Naturellement, MM. Paulson et Bush savaient mais, personne ne s'y intéressant, aucun n'a dit un mot à ce sujet !
Qu'a donc fait Fitch ? Nos parts de marché dans
les
Residential Mortgage-Backed Security (RMBS) -prêts
hypothécaires résidentiels- sont passées de 85 % à
40 % entre 2000 et 2006. Nous nous sommes progressivement retirés de la
notation de ce genre de crédits, qui constituaient pourtant un
énorme marché tandis que les parts de marché de Moody's,
durant la même période, sont passées de 40 à 90 %.
Il existait de la même manière des produits extraordinairement rentables, les Constant Proportion Debt Obligations (CPDO), également destinés à des crédits résidentiels ; nous avons refusé de les noter.
Cette prudence dont nous tirons aujourd'hui un bénéfice moral évident, a bien eu des conséquences sur notre activité commerciale. Notre chiffre d'affaires, durant cette période, a évidemment progressé moins rapidement que celui des autres grandes agences, notamment Moody's.
J'ai donc été choqué de lire dans la presse ce qu'a dit Mme Catherine Gers, ex-collaboratrice de Moody's, lors de son audition devant votre mission, qui a affirmé « qu'aucune agence de notation n'a pressenti la dangerosité des supbrimes ! ». Elle a prétendu qu'il s'agissait « d'un énorme marché sur lequel toutes les agences se sont précipitées, aucune n'ayant eu le courage de refuser » : comme vous pouvez le constater, ce n'est pas vrai ! C'est là le style de désinformation auquel nous devons faire face car les parts de marchés dont je parlais sont des statistiques officielles.
Je m'insurge contre la manière dont on peut présenter la situation ! Dès 2005, nous avons alerté le marché et l'avons quitté progressivement. A l'époque, personne ne savait que la crise de l'immobilier allait être si profonde et la dégradation aussi forte parce que cela ne s'était jamais produit. Même les mieux informés -les chefs d'Etat- discutaient en juin de tout autre chose que de la crise américaine !
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Votre position est-elle identique à celle de vos concurrents qui, lorsqu'ils formulent un avis, considèrent qu'il s'agit d'une opinion qui n'engage pas leur responsabilité ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - les agences de notation sont au nombre de 150 à travers le monde. Nous délivrons une opinion et non une garantie. N'oublions pas que les agences de notation ont jusqu'à présent fait partie de groupes d'information. Un grand nombre de procès ont eu lieu aux Etats-Unis concernant la responsabilité de telle ou telle agence et on est allé jusqu'à parler de conflits d'intérêts. Si certaines agences travaillent mal, il faut préciser lesquelles ! Lorsqu'un pétrolier pollue la Floride, on ne dit pas que les pétroliers polluent l'Amérique mais on cite la compagnie pétrolière ! Essayons donc de personnaliser les choses : je serai le premier à répondre si on nous reproche d'avoir mal travaillé dans tel ou tel domaine mais n'accusons pas toutes les agences de notation.
Nous sommes tout à fait d'accord pour ce qui est de la responsabilité civile. Aucune agence n'a jamais affirmé qu'on ne pouvait les condamner. Dans les procès en cours aux Etats-Unis, nous n'avons jamais été condamnés pour un seul conflit d'intérêts depuis 2007.
Ce que nous contestons, c'est la nouvelle régulation européenne, à laquelle il faut prendre garde. Le plaignant ne doit pas faire la preuve que l'agence de notation a mal travaillé : c'est à l'agence de notation de faire la preuve qu'elle a bien travaillé...
M. François Fortassin. - Cela n'a rien de choquant ! Vous affirmez qu'il ne faut pas juger les agences globalement : encore faudrait-il que les Béotiens connaissent la manière dont vous travaillez. Or, la plupart des gens l'ignorent !
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Tout est sur Internet ! Encore faut-il se donner le temps de lire les 4 ou 5.000 pages...
M. François Fortassin. - Vous apportez de l'eau à mon moulin : je préférerais n'avoir que cinquante pages ! On comprendrait ainsi bien mieux votre fonctionnement !
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Ces pages existent ! Il existe une dizaine ou une vingtaine de lignes pour chaque agence. Si on veut en savoir plus, on peut lire les études mais on peut aussi se contenter des résumés et devenir ainsi compétent sur le sujet !
M. François Fortassin. - On peut toujours rêver !
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Pour en revenir aux questions, sachez que nous sommes les plus importants en Asie. En Asie, le pays le plus puissant, ce sont les Etats-Unis, qui ont progressivement obligé chaque pays à une plus grande transparence tant des comptes de l'Etat, que des collectivités locales ou des entreprises, considérant à tort ou a raison que les agences de notation pouvaient jouer ce rôle.
La Chine a accepté que les trois grandes agences internationales aient la possibilité d'avoir une filiale à 100 % dans le pays afin de noter les crédits internationaux. Pour les crédits domestiques, on n'a cependant pas le droit de détenir plus de 49 %, même si on en anime la gestion. C'est dans ce domaine que le chiffre d'affaires s'est considérablement développé. Il existe quelques agences, comme Dagong, dont vous avez relevé l'état dans lequel elle met la France, leurs critères de notation étant très spéciaux.
En Asie, nous sommes leaders en Corée, numéro deux en Chine, leaders en Thaïlande, leaders en Inde, Standard & Poor's étant le grand leader australien. Ayant eu dès le départ des difficultés à nous implanter aux Etats-Unis, nous nous sommes installés en Amérique latine, avant nos confrères.
Pourquoi gagne-t-on moins d'argent que Moody's... ?
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Tout est relatif. Il s'agit d'une comparaison par rapport aux deux autres agences...
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - C'est en effet relatif. La marge de nos deux concurrents directs n'est pas tellement plus importante que la nôtre. En 2011, nous étions autour de 30 % par rapport au chiffre d'affaires. Moody's était autour de 39 % et Standard & Poor's à 40 %. Il faudrait corriger ces chiffres car nous payons l'intéressement avant, alors qu'eux s'en acquittent après. Leur marge est donc un peu plus faible que ce qui est annoncé.
Nous sommes challengers mais disposons de 1.140 analystes, soit 55 % de nos effectifs alors que d'après les informations disponibles, Moody's en a 1.300 et Standard & Poor's 1.400. Notre chiffre d'affaires par analyste est de 500.000 dollars, celui de Moody's de 1,2 million, comme celui de Standard & Poor's. Nos analystes suivent beaucoup moins de sociétés que ceux de Moody's et de Standard & Poor's.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Venons-en à la régulation si vous le permettez...
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - J'attire votre attention sur la nouvelle régulation qui a déjà connu deux vagues. Nous y avons été très favorables.
La Commission européenne s'est emparée d'une nouvelle idée : gérer les relations entre les entreprises de l'Union européenne et les agences de notation. Le choix de cette orientation est d'autant plus étonnant que les critiques faites aux agences ne portent pas sur la notation des entreprises, qui ne sont en rien concernées par les crises du subprime aux États-Unis ou des dettes souveraines en Europe.
Adopter des dispositifs spécifiques à l'Union européenne est un non-sens. La mise en oeuvre d'une telle obligation compliquerait le placement des dettes européennes et se traduirait par une hausse des taux d'intérêt. La dette européenne demeure en effet majoritairement souscrite par des investisseurs anglo-saxons, notamment américains. Les entreprises et les collectivités publiques européennes empruntent chaque année environ 2 000 milliards d'euros aux Anglo-Saxons. La dette publique française, qui s'élève à environ 1 800 milliards d'euros, est ainsi souscrite à hauteur des deux tiers par des investisseurs étrangers qui sont pour un tiers basés aux États-Unis.
La Commission européenne souhaite imposer une rotation obligatoire des agences de notation : une agence ne pourrait noter un émetteur que pour une durée de trois ans. Cette obligation nouvelle donnerait leur chance à une dizaine de petites agences (six allemandes, deux britanniques, une grecque, une portugaise, une bulgare) accréditées par la Commission. L'objectif affiché est de permettre à de petites agences de se faire une place sur le marché de la notation. Mais la Commission semble oublier que dans une économie de marché, la concurrence ne se décrète pas de façon unilatérale, arbitraire et artificielle. Elle résulte d'un libre choix des investisseurs qui, en professionnels avertis, privilégient naturellement les agences disposant d'une reconnaissance auprès de la SEC américaine. Sans cette reconnaissance l'accès auprès des grands investisseurs américains est pratiquement impossible. Il est naïf de penser qu'imposer une règle de rotation sans tenir compte des besoins et des choix des investisseurs suffira à ouvrir le marché de la notation à de petites agences non reconnues par les professionnels : la plus petite des trois grandes agences, Fitch, a mis une vingtaine d'années à obtenir cette reconnaissance. C'est la raison pour laquelle tous les acteurs concernés, investisseurs comme émetteurs de dettes, se sont déclarés opposés à cette nouvelle réglementation lorsqu'ils ont été consultés.
En dépit de l'opposition manifestée par les acteurs de marché, la Commission a souhaité présenter ce dispositif au Parlement européen et au Conseil de l'Union européenne. Une telle ambition ne laisse pas de surprendre. Mais la Commission risque surtout de devenir le cheval de Troie des petites agences américaines et de favoriser le renforcement de la présence dans la zone euro d'agences domiciliées aux États-Unis.
Les grands investisseurs basés aux États-Unis imposent en règle générale à leurs gestionnaires de prendre du papier noté par une agence agréée par le régulateur américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC). Suite à la crise financière, la SEC a élargi le champ des agences agréées à neuf agences mais n'a pas attribué son label aux petites agences européennes, ce qui contrarie leurs activités sur le territoire américain. Seules des petites agences américaines ont été labellisées par la SEC. Si l'obligation de rotation était mise en oeuvre, les entreprises européennes devraient donc recourir à l'une des petites agences américaines afin d'avoir accès aux investisseurs anglo-saxons. Ce risque est d'autant plus fort que la dette européenne demeure, et demeurera longtemps encore, majoritairement souscrite par des investisseurs anglo-saxons. La dépendance aux méthodologies, aux pratiques et aux réglementations d'origine américaine en sera accrue, ce qui va à l'encontre des souhaits des dirigeants politiques européens qui auraient souhaité que des normes prenant plus en compte les spécificités de l'Europe soient adoptées.
Une réforme de la notation ne saurait être engagée qu'à l'échelle de la planète. Des propositions purement européennes pourraient être interprétées par les investisseurs extérieurs à la zone euro comme une atteinte à leur liberté de choix et seraient susceptibles de les détourner de l'Europe, ce qui serait dommageable étant donné l'ampleur de notre endettement.
Comment faire comprendre qu'on joue avec le feu ? Parce que l'Europe dépend du bon vouloir des investisseurs étrangers pour le financement de son économie et de son endettement, elle ne doit pas devenir une région à risque où la concurrence est remise en cause et l'information contrôlée.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - J'ai bien entendu ce que vous avez dit mais quelle est votre position sur la création d'une agence de notation européenne ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Publique ou privée ?
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Les deux...
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - L'une n'a rien à voir avec l'autre ! Il existe déjà une dizaine d'agences européennes reconnues par la Commission de Bruxelles. Il pourrait y en avoir plus. Nous sommes pour la concurrence. On en compte 150 à travers le monde.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Quelle est votre position sur la nécessité de disposer de l'agence européenne publique dont il a été fait état dans la presse ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Ce n'est pas à moi de donner un avis sur cette question. Si l'agence européenne publique existe, l'important est qu'elle soit reconnue par les investisseurs qui prêtent les 2 000 milliards d'euros aux pays de la zone euro ! Ce sont en majorité les grands investisseurs qui doivent être convaincus. Malheureusement, ils se situent en majorité en dehors de France et d'Europe ! Et les investisseurs privilégient les agences indépendantes de toute relation avec les Etats ou des organismes officiels.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Pourquoi vendez-vous ?
M. Marc Ladreit de Lacharrière. -FIMALAC a cédé 10 % de Fitch à son partenaire Hearst. FIMALAC ne possède pas qu'une agence de notation mais également d'autres activités. Ma stratégie est de faire en sorte que mon groupe continue d'exister malgré les crises. Dès lors, à l'intérieur d'un groupe, quand une affaire prend une importance trop forte, on doit essayer de la contrebalancer par d'autres activités afin de ne pas devenir un mono-produit.
FIMALAC qui possédait 100 % de Fitch il y a quelques années a ramené sa participation à 50 %. Mais, sur le plan patrimonial, ma participation dans FIMALAC est passé de 40 à 85 % au cours de la même période. Auparavant, je possédais donc indirectement 40 % de Fitch ; à l'heure actuelle, j'en détiens 42,5 %. La vérité est que FIMALAC, en fonction de la stratégie à long terme qui est la sienne, veut contrebalancer les activités de haute valeur intellectuelle, que sont les agences de notation, par des activités relevant de l'économie réelle -hôtels, immeubles, etc.- l'un équilibrant l'autre mais on doit préciser les choses en disant que je ne me suis pas retiré de ce secteur, puisque je suis passé à titre personnel de 40 % d'intérêt à 42,5%.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Je voudrais émettre un sentiment personnel : les rencontres que nous avons pu avoir avec Fitch, aux Etats-Unis ou à Londres, se sont fort bien passées ; nous avons beaucoup apprécié la façon dont vos collaborateurs nous ont reçus ainsi que leur façon de travailler.
M. Marc Ladreit de Lacharrière. - Je vous remercie. Pour illustrer mon dernier propos, l'immeuble de Canary Wharf, qui héberge Fitch et dans lequel vous vous êtes rendus, appartient à FIMALAC...
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Merci d'avoir accepté notre invitation.