Mercredi 9 mai 2012
- Présidence de M. Philippe Dominati, président -Audition de M. Charles-Henri Filippi, président de Citigroup
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Charles-Henri Filippi. Ancien président du conseil d'administration ou Group Managing Director de HSBC, il est président de Citigroup France depuis 2011 et dirige les activités de Citigroup Corporate and Investiment Banking depuis 2012.
M. Filippi a également publié deux livres, l'un L'Argent sans maître, publié en 2009, l'autre, Les 7 péchés du capital, paru en 2012. En outre, je rappelle que M. Charles-Henri Filippi est le fils de M. Jean Filippi, qui a été à plusieurs reprises sénateur de la Corse.
Je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal. En conséquence, je vais vous demander de prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Charles-Henri Filippi prête serment.)
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie. Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.
M. Charles-Henri Filippi, président de Citigroup. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai par dire quelques mots sur mon parcours professionnel. J'ai d'abord été banquier au Crédit commercial de France, le CCF. J'y suis resté après son rachat par HSBC en 2000. Mes dernières fonctions opérationnelles, que j'ai occupées jusqu'à l'été 2007, étaient celles de président-directeur général de HSBC France, l'ex-CCF. Jusqu'à la fin 2008, j'ai été président non exécutif de HSBC France.
J'ai été nommé président de Citigroup pour la France au début de l'année 2011. A l'époque, je n'occupais pas de fonctions opérationnelles J'étais là pour aider Citigroup à développer sa clientèle de très grandes entreprises. C'est le 15 mars dernier que j'ai pris des fonctions opérationnelles, celles de responsable de la banque en France. C'est dire que mon retour dans le secteur opérationnel est tout récent.
Je le précise pour expliquer ma capacité assez limitée à répondre de manière satisfaisante à des questions actuelles sur les affaires d'évasion. En effet, depuis cinq ans, je n'exerce plus d'activités bancaires opérationnelles.
Dans un passé plus lointain, j'étais engagé dans la fiscalité puisque j'étais conseiller technique chargé des affaires fiscales au cabinet de MM. Laurent Fabius et Jacques Delors. C'était il y a maintenant trente ans !
Chemin faisant, sur ce parcours parfois semé de trous et de bosses, j'ai écrit, à titre de citoyen, des livres pour dire ce que je pensais de l'évolution des marchés, l'un strictement consacré aux questions d'argent et l'autre, un peu plus large, traitant des questions d'évolution du système démocratique par rapport aux marchés.
Faute de savoir exactement comment introduire le sujet, j'aimerais dire que la question fiscale recouvre, selon moi, deux volets importants : d'abord, l'établissement d'une assiette aussi large que possible, que nous soyons capables de maîtriser ; ensuite, à partir de cette assiette, la capacité effective à contrôler l'impôt, à le recouvrer et à s'assurer qu'il est perçu dans de bonnes conditions.
Au cours des vingt années que j'ai passées dans le secteur bancaire, je pense qu'on a bien et fortement avancé sur le contrôle réel de ce qu'on pouvait maîtriser et qu'on a beaucoup moins bien avancé - voire, très certainement reculé ! - sur la capacité à maîtriser véritablement les assiettes fiscales. Ces deux points me paraissent importants.
De la période que j'ai vécue comme dirigeant de banque au CCF, puis chez HSBC France, je retiens, notamment, une réduction continue de toutes les formes d'économie parallèle. Elles existent toujours, mais je pense - même si je ne dispose pas de statistiques pour confirmer mon propos - que, sur cette période de vingt années passées, les choses ont profondément évolué.
Les banques ont été associées à cette évolution. En effet, la capacité à amener ou à retirer des espèces, totalement libre lors de mon arrivée dans le monde de la banque, était devenue, quand j'en suis sorti, quasiment nulle pour quiconque voulait respecter la légalité. Au cours des dernières années que j'ai passées à HSBC France, les choses avaient atteint un tel point que nous avions un certain nombre de problèmes. Des clients de la banque se rendaient dans une succursale pour demander, pour des raisons sans doute très légitimes, un retrait de 1 500 ou 2 000 euros. Et ils se le voyaient refuser par le directeur de l'agence. En effet, au terme du protocole que nous avions mis en place et des questions qui pouvaient être posées à ce client sur les raisons du retrait d'argent liquide, on finissait par le lui refuser, provoquant parfois des réactions extrêmement dures.
Les banques ont donc été progressivement et, me semble-t-il, justement utilisées un peu plus comme des auxiliaires de la puissance publique pour assurer le contrôle de l'impôt et la légalité fiscale des opérations qui étaient réalisées. Il est important de le dire.
Autre point essentiel : la lutte contre le blanchiment. Des efforts énormes ont été faits par la puissance publique et relayés par les banques, en particulier les banques privées françaises, pour réduire les risques de blanchiment d'argent. Vous le savez beaucoup mieux que moi. Je vise les déclarations à la cellule de renseignement financier chargée de la lutte contre le blanchiment, TRACFIN, et les contrôles de la commission bancaire sur nos banques privées. Au cours des deux ou trois dernières années de ma présence à la banque, ont eu lieu deux contrôles successifs extrêmement lourds de la commission bancaire sur les questions de blanchiment d'argent.
Lorsque sont arrivées la crise des marchés et la crise bancaire, qui ont soulevé de manière plus insistante les questions des paradis fiscaux, ma réaction a été de dire qu'il s'agit de deux sujets différents. C'est ce que je crois véritablement.
Durant ma vie professionnelle, j'ai vu exploser les marchés financiers, qui sont sortis de leur boîte et ont échappé au contrôle. À l'inverse, il me semble que, sur la question de la fiscalité, d'assez gros progrès ont été réalisés.
À propos des paradis fiscaux, il faut avoir à l'esprit que, au moment où l'on a voulu cette plus grande transparence fiscale dans les pays occidentaux, le monde était contrôlé par l'Occident. Aujourd'hui, les flux d'argent viennent de partout, y compris des pays émergents.
Il faut mesurer que quand les banques font des opérations dans des pays qui, sans être nécessairement qualifiés de paradis fiscaux, pratiquent en tout cas des niveaux de taxes très faibles, ce n'est sans doute pas spécialement pour gérer l'argent des Français qui sont partis ou l'argent qui aurait dû être fiscalisé en France. L'objectif, c'est de faire face à une masse de plus en plus importante de flux de capitaux provenant de régions émergentes.
Mon propos liminaire consiste plutôt à dire que, sous l'angle du contrôle d'une assiette maîtrisable, il me semble que de gros efforts et de gros progrès ont été faits. A l'inverse, du point de vue de la maîtrise de l'assiette fiscale, de la capacité de la puissance publique, et spécialement en France, à maîtriser une assiette fiscale sur laquelle prélever l'impôt, je crois, en toute franchise, qu'on a très sensiblement reculé.
Je voudrais maintenant vous exposer trois éléments qui me paraissent importants.
Premier élément : une fiscalité doit s'adapter à tout moment à la nature de la matière fiscale à laquelle elle fait face. A l'époque où l'on n'arrivait pas, faute de volume suffisant, à taxer le commerce, on faisait de la capitation en décidant d'imposer la personne. Et chaque personne supposée avoir un petit patrimoine payait tel montant. Lorsque nous sommes véritablement entrés dans l'économie du commerce, nous avons inventé cette chose formidable qu'est la TVA. Elle a constitué une grande révolution fiscale dont le système propre a permis aux puissances publiques de se financer et de collecter la ressource dans une économie ouverte. Aujourd'hui, nous sommes passés assez largement du commerce de l'objet au commerce des signes que sont les flux financiers et les flux d'informations. Et je crois que, aujourd'hui encore, nous n'avons pas été capables d'adapter notre système fiscal à la captation de ces flux de signes. Pour moi, la question de la taxe sur les transactions financières est au moins autant une question budgétaire qu'une question éthique, morale. Dans un monde bien fait, on devrait être capable de taxer efficacement - c'est-à-dire avec une très grande assiette et un petit taux - les masses de flux financiers qui circulent. Bien entendu, on le voit, c'est extrêmement difficile dans un monde fragmenté où chacun doit prendre ses décisions. De la même manière, nous faisons face aujourd'hui à la question des Google et des Apple. Grâce à la transmission des signes d'informations, il est possible d'aller loger à peu près où l'on veut le profit réalisé à partir de ce commerce des signes.
Deuxième élément tout aussi important : non seulement les gens sont de plus en plus mobiles et peuvent donc eux-mêmes se délocaliser, mais, au fond, la richesse se concentre de plus en plus sur ces personnes mobiles. Nous assistons à une sorte de double phénomène : on peut bouger, et ce sont les personnes capables de bouger qui sont les plus capables de créer de la richesse dans ce monde. L'affaire du premier centile et de cette croissance des inégalités entre le premier centile et le reste de la population, c'est ce que le secrétaire d'Etat au travail de Bill Clinton appelait les manipulateurs de symboles : ce sont ceux qui savent travailler ces signes et peuvent aller se localiser où ils le veulent pour y créer beaucoup de richesse. De l'autre côté, on trouve les « assignés à résidence », qui sont ici, qui sont bien là, qui sont beaucoup moins riches et qui finissent par constituer l'essentiel de la matière fiscale sur laquelle on peut travailler.
Notre système fiscal s'est très peu adapté et il a très peu évolué. Une comparaison très rapide avec le système américain fait apparaître que, aux États-Unis, l'impôt sur les sociétés est payé par les grands groupes américains sur leur revenu global, leur résultat global - pour Citigroup, c'est 35 % - sous déduction, dans certaines limites, des impôts payés ailleurs. C'est donc un certain système de bénéfice mondial. Et il permet, c'est vrai, à la puissance américaine de constater le gain d'argent et de réclamer, à ce titre, le paiement de l'impôt aux États-Unis.
Troisième élément : notre critère de résidence fiscale par rapport au critère de citoyenneté, qui fut l'un des débats de la campagne présidentielle. L'un des candidats proposait de conditionner la citoyenneté française au paiement de l'impôt, où que l'on soit. La proposition politiquement intéressante de taxer à 75 % les revenus supérieurs à 1 million d'euros peut avoir des effets très importants sur les cadres dirigeants de sociétés. Il ne faut pas oublier que, dans les grandes sociétés, des cadres dirigeants étrangers se demandent parfois pourquoi ils exercent leur métier à partir de la France. Je crois qu'il faut être très attentif au fait qu'une grande entreprise française, c'est grosso modo une entreprise qui fait 10 % à 20 % - jamais plus - de son chiffre d'affaires en France, une entreprise dont 25 % à 35 % des salariés sont Français et qui pratique 40 % à 50 % de sa recherche sur notre territoire.
Il faut donc bien mesurer l'importance fondamentale d'avoir chez nous des sièges sociaux effectifs de grandes entreprises. Pour avoir connu moi-même, en tant que banquier français, le rachat par une très grande banque étrangère que je respecte, je peux le dire, il n'y a pas de comparaison possible entre une activité dont le siège social effectif - donc, les organes vraiment dirigeants - est en France et une activité dont les organes dirigeants sont à l'étranger. C'est d'une très grande importance.
Voilà ce que je voulais dire en préambule en distinguant le contrôle et l'assiette. Ce sont deux sujets qui méritent des commentaires différents.
La terminologie même d'« évasion » suppose l'existence d'une sorte de « prison ». Le problème, c'est que, une fois les portes de la prison ouvertes, il est assez facile d'en sortir, surtout sans bracelet électronique ! D'ailleurs, on le voit dans les thèmes du jour. Ce que j'appelle l'impôt citoyen sur les Français, où qu'ils soient, le problème de l'impôt sur les sociétés des très grandes sociétés françaises, dont on a dit qu'il était insuffisamment payé sur le territoire national, la taxe sur les flux financiers, la taxe Google, ce sont quatre sujets qui, pour moi, correspondent à cette même approche : notre manière de prélever l'impôt dans ce monde-là est devenue relativement obsolète.
Je n'ai pas parlé de Citigroup en particulier. Pour autant que je sois capable de répondre aux questions qui concernent le territoire français, ce qui n'est peut-être pas inintéressant pour comprendre comment une grande banque étrangère fonctionne en France, je suis prêt à vous écouter.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je commencerai par quelques questions sur Citigroup, qui est un groupe mondial très important, le dixième, si j'en crois mes lectures. Ce n'est pas une petite entreprise : d'après ce que j'ai pu voir, elle emploie 332 000 salariés dans le monde. Je tire ma première question de la lecture d'un ouvrage rédigé par M. Chavagneux, paru en avril dernier, qui fait un zoom sur les entreprises implantées dans les territoires offshore, les paradis fiscaux. Selon l'auteur de ce livre, Citigroup concentrerait, à lui seul, 17 % des 2 524 implantations bancaires dans les paradis fiscaux, ce qui correspond à 427 établissements. Confirmez-vous ce chiffre, monsieur Filippi ?
M. Charles-Henri Filippi. - J'en suis absolument incapable, monsieur le rapporteur ! Je suis depuis deux mois le patron d'une entreprise française qui s'appelle Citigroup France et je ne voudrais pas répondre à des questions pour lesquelles je n'ai pas véritablement de compétence. Au-delà de mon propre champ de compétences, je me suis cependant efforcé de faire mon travail. Ce que je peux dire par rapport à la liste française des pays dits non coopératifs, c'est que Citigroup - j'ai fait cette vérification à titre personnel et j'ai interrogé l'entreprise là-dessus - n'a aucune activité de banque privée dans les pays qui font partie de la liste française de territoires non coopératifs.
Parmi ces pays, Citigroup pratique des opérations de banque locale dans un certain nombre d'États, notamment les Philippines, pays d'ailleurs cité dans la presse par un banquier français. Je ne connais pas les raisons pour lesquelles les Philippines sont un territoire non coopératif, mais le pays est très vaste et les grandes banques internationales y ont une activité de banque locale. Il ne s'agit pas d'une activité de banque privée pour des clients qui seraient des clients offshore et qui iraient chercher aux Philippines une sorte d'ombre pour survivre.
Tel est bien le sujet. Dans ces pays-là, Citigroup ne pratique pas d'activité de banque privée. Je ne connais pas la statistique que vous citez, monsieur le sénateur. Il faudrait que j'approfondisse les vérifications.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Il me semble que Citigroup est implantée au Guatemala. Or ce pays figure sur la liste en question, celle de l'OCDE.
M. Charles-Henri Filippi. -. La liste qui m'a été donnée comporte cinq pays : Brunei, le Costa Rica, la Dominique, le Panamá et les Philippines. Le Guatemala n'y figure pas. Il faudrait poursuivre les vérifications. Cela étant, je ne suis pas surpris que Citigroup puisse pratiquer des activités de banque locale au Guatemala, qui est un assez grand pays latino-américain. D'ailleurs, dès lors que ces activités sont bien faites, elles me paraissent utiles. Comment aller expliquer aux Guatémaltèques qu'ils n'auraient pas le droit d'avoir accès aux activités de Citigroup en tant que banque locale parce que leur gouvernement n'a pas une conduite correcte en termes de règles sur la transparence ? Ce ne serait pas forcément une bonne idée ! L'important, c'est que Citigroup se comporte bien, et je fais l'hypothèse que tel est le cas.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Puisque vous connaissez sans doute mieux HSBC, dont vous avez également été salarié, je vous pose la même question sur cet établissement.
M. Charles-Henri Filippi. - Je ne suis plus le porte-parole de HSBC et ne saurais donc vous répondre sur ses implantations.
En ce qui concerne les activités de banque privée et les risques qu'à tout moment, les activités de ces grandes banques internationales puissent être utilisées pour réduire la matière fiscale française. C'est bien là que se situe le sujet de l'évasion des capitaux et de l'évasion fiscale. Y a-t-il des entreprises internationales bancaires qui, faisant leur métier ici, chez nous, en France, utilisent du même coup leur implantation pour aller aider des entreprises ou des particuliers à réduire leur facture fiscale ? Pour moi, c'est le grand sujet.
S'agissant de HSBC, je peux dire deux choses, l'une sur les particuliers, l'autre sur les entreprises. Sur les particuliers, vous connaissez la fameuse affaire, celle de la liste volée des clients en Suisse. Je ne saurais en parler puisque je suis parti avant que cette histoire n'ait eu lieu. Bien entendu, j'en ai parlé avec mes collègues et j'ai vécu l'expérience précédente.
Quand on fait, au sein d'un groupe bancaire, de la banque privée en France, cette dernière ne doit avoir aucun lien opérationnel ni aucun lien de connaissance avec la banque privée qui est, par exemple, à Genève. Voilà vingt ans, c'était très loin d'être le cas, l'activité de banque privée était alors une activité essentiellement offshore, les grandes banques avaient des centres offshore où des résidents français allaient mettre leur argent, et je suppute qu'il y avait des liens assez forts.
Ensuite, les règles ont été établies de manière extrêmement stricte et les contrôles, notamment les contrôles anti-blanchiment, ont conduit les banques françaises à interdire à leurs agents de banque privée tout contact et toute connaissance de pratiques que pourraient éventuellement avoir ces mêmes banques avec des clients qui seraient des résidents français. Si un résident français se rend dans une banque suisse et décide d'aller y transférer de l'argent, c'est une chose. Mais une autre chose, c'est qu'il doit être totalement interdit à un banquier international résidant dans une banque privée, en Suisse, par exemple, pays qui n'est pas sur la liste noire, mais qui est quand même particulier, de faire du marketing ou une démarche commerciale vis-à-vis de résidents français en leur disant qu'on a de bonnes idées à leur proposer.
Sur ce sujet, j'ai vérifié comment fonctionne Citigroup : nous n'avons pas de banque privée en France. Sur le plan international, nous fonctionnons selon des standards, des policies qui partent de règles extrêmement précises. Elles consistent à dire que tout ce qui est fait par un service offshore, lequel se définit non par la taille de sa fiscalité, mais par le fait que la démarche est à travers la frontière, doit appliquer une politique standard extrêmement précise. Elle requiert la stricte application des lois existantes dans le pays où il se trouve, qui établit des règles de conduite très précises. Si une banque implantée à l'étranger doit faire des affaires directement en France, elle aura un code de conduite à suivre, un code qui est supposé concrétiser la manière dont on doit appliquer strictement la loi française.
Nous avons ensuite un système de contrôle d'activité qui s'appelle activity control system. Il reprend a posteriori les règles de conduite et examine comment elles sont appliquées. Il assure et vérifie la formation des personnels. Il évalue les activités.
En outre, tous les clients de Citigroup prennent l'engagement intitulé le customer acknowledgement - le respectent-ils toujours ? C'est à voir - de respecter la loi fiscale et de faire les déclarations propres qui lui incombent.
Il est entendu, par ailleurs, que Citigroup s'interdit, contrairement à certaines banques privées, de dispenser du conseil fiscal à ses clients. Certaines banques privées aident parfois leurs clients à établir leurs déclarations d'ISF, ce qui les amène inévitablement à apporter certaines indications fiscales : cela, Citigroup se l'interdit. C'est un point important pour moi, qui suis responsable opérationnel à Paris. Je dois l'avouer, la présente audition va me conduire à approfondir cet aspect pour m'assurer que ces règles sont bien appliquées.
L'autre thème est celui des grandes entreprises et de l'optimisation fiscale. Je reviens sur le passé puisque vous m'interrogez sur HSBC. Du temps du CCF, c'est-à-dire il y a vingt ans, les services que je qualifierais d'« optimisation fiscale » étaient assez importants. Le Gouvernement lui-même utilisait la fiscalité pour favoriser un certain nombre d'opérations, le financement des navires, par exemple. Il existait toute une série de niches fiscales qui étaient des niches corporate, des « niches entreprises et qui permettaient à des groupes de réduire leur facture fiscale. Dès lors, cette expertise, qui était liée à des financements, ne pouvait que se développer dans les banques où des services dotés de fiscalistes conseillaient les clients sur la meilleure manière d'optimiser leurs opérations.
De mon point de vue, ces dispositifs se sont progressivement - et beaucoup - réduits. En effet, le contrôle fiscal s'est accentué et ces « niches entreprises » se sont considérablement raréfiées.
J'ai regardé comment les choses se passent aujourd'hui chez Citigroup. Nous avons mis au point des politiques écrites qui définissent un certain nombre de procédures sur toutes les opérations susceptibles d'avoir une dimension fiscale. Il y a un standard pour la création de ces produits et la réalisation de ces opérations : il définit les produits et les stratégies qui comportent un enjeu fiscal. Si l'avantage fiscal est une raison substantielle de faire une opération, le produit devient très sensible et est classifié comme tel. Il en va de même s'il comporte des arbitrages de taxes entre différentes juridictions.
Tels sont les deux vrais critères de sensibilité. Ensuite, il y a des règles, dont je n'ai pas encore eu à constater moi-même l'application : refuser les produits dont la cause principale est l'économie fiscale, ce qui amène à recueillir les analyses fiscales des juridictions locales pour bien s'assurer que les textes sont respectés dans la forme et en substance et que cette conformité ne masque pas un détournement de leur esprit. En outre, il y a un système central qui revérifie ces opérations, lesquelles doivent être validées au plus haut niveau.
De mon point de vue, de celui qui suit les opérations françaises d'une banque internationale, deux sujets m'importent : le sujet banque privée et le sujet optimisation fiscale des grandes entreprises. Pour ce que j'en sais, les choses sont encore sérieusement couvertes sur le papier. Il m'appartiendra d'observer comment elles fonctionnent en pratique. Il est de ma responsabilité de vérifier que les règles sont véritablement respectées.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - A plusieurs occasions, nos collègues sénateurs américains ont constaté que ces règles étaient contournées. Les banques ont parfois des stratégies très offensives vis-à-vis de leurs cadres, y compris du point de vue des rémunérations et des objectifs commerciaux qui leur sont assignés. Ne trouve-t-on pas ici les ingrédients idéaux pour contribuer à la transgression de ces règles ?
M. Charles-Henri Filippi. - On fixe des règles et on essaie de les appliquer. Je pense que chacun joue son rôle et que les puissances publiques ont parfaitement raison de veiller à combattre le contournement de la législation Le monde est cupide, cela ne fait aucun doute ! Nul n'est besoin de lire mes livres pour savoir que l'argent est devenu, sinon le signe absolu, du moins un signe de trop grande taille dans la construction des existences personnelles.
Pour moi, toute la question est de savoir si nous avançons vers quelque chose qui nous fait progresser dans le sens de la plus grande transparence et de l'appréhension des assiettes fiscales. Je pense que des moutons noirs ou des banques plus ou moins sérieuses il y en aura toujours. Ce que j'ai noté en rejoignant Citigroup, c'est que cet établissement avait rencontré de très graves difficultés, avait dû être soutenu par le gouvernement américain, avait, ensuite, fait des efforts énormes pour rationaliser son dispositif, réduire son bilan et se concentrer sur les activités les plus utiles aux entreprises. Comme un autre banquier l'a dit ici, les gens cherchent très souvent à faire de l'optimisation fiscale. Mais il faut savoir où est la limite. À quel moment passe-t-on de l'optimisation fiscale à la véritable évasion fiscale, qui ne trompe pas forcément les textes, mais qui trompe en substance l'esprit des lois ?
Ce que je voulais dire dans mon propos introductif, c'est que les capacités d'optimisation fiscale ont énormément progressé et que les règles d'optimisation se sont resserrées. Mais, l'un dans l'autre, il y a deux phénomènes qui vont en sens inverse. Et je pense que les opportunités d'optimisation dans ce monde complètement ouvert ont été plus fortes que la rationalité des systèmes fiscaux ainsi que l'efficacité du contrôle fiscal pour éviter que cela n'aille trop loin. Voilà ce que je pense de la situation actuelle.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez eu des responsabilités sur le plan politique : pensez-vous qu'à l'époque, certains choix ont pu contribuer à amplifier la dérégulation bancaire que vous avez dénoncée par ailleurs ? J'ai lu certains de vos écrits forts intéressants à ce sujet. Quel est votre point de vue, rétrospectivement ?
M. Charles-Henri Filippi. - Il y a deux dérives idéologiques : la grande et la petite.
La grande vient des grands économistes autrichiens ou allemands de l'après-guerre, Hayek, par exemple, qui défendaient une bonne cause, considérant que les pays à peine sortis du nazisme et du totalitarisme ne pouvaient pas faire confiance à leurs gouvernements pour gérer leurs affaires. Les économistes de cette école recherchaient des mécanismes automatiques pour les y aider. La théorie de Hayek et du courant qu'il représente, c'est la théorie du gouvernement minimum. Moins on a de gouvernement, plus on peut estimer que les règles libres du marché vont pouvoir nous gouverner de façon efficace, mieux on se portera. J'y vois, pour ma part, un détournement profond du libéralisme historique du Siècle des Lumières, qui voulait, au contraire, un libéralisme équilibré, maîtrisé par le politique. Dans les années soixante-dix, quand le keynésianisme de l'après-guerre a semblé échouer, sanctionné par l'inflation et les budgets très lourds, cette école-là est venue prôner un changement complet. Et le système de dérégulation a commencé. C'est ce que j'appelle la grande idéologie.
J'en viens à la petite idéologie, qui est celle de la liquidité. Plus le commerce se développe, plus on a besoin d'argent à échanger et plus tout le monde - régulateurs, banquiers - se dit qu'il faut avoir des marchés parfaits, des marchés financiers qui tournent, qui puissent faire tout et n'importe quoi. Et cela s'est produit. Pour en avoir parlé avec certains régulateurs, je crois qu'ils sont d'accord pour convenir qu'ils se sont, en quelque sorte, laissés embarquer dans l'idée que tout marché pouvait être parfaitement liquide. Je crois que cela a conduit à une série de dérives et, surtout, à une perte de maîtrise complète de la création monétaire. Dans le passé, la création monétaire était du ressort des banques, qui, sous le contrôle de banques centrales, ne pouvaient créer que la monnaie que les gouvernements voulaient bien qu'elles créent.
Ensuite, on a permis aux marchés financiers de faire la même chose. Créer de la monnaie, c'est permettre à chacun d'entre nous de garder ses dépôts liquides à la banque et, en même temps, à la banque ou aux marchés financiers d'utiliser cet argent pour faire des prêts à long terme. Donc, c'est une multiplication de l'argent et une multiplication des créances et des dettes que les régulateurs ont favorisée par cette idéologie de la liquidité.
L'évolution des règles comptables, c'est exactement la même chose. Pourquoi a-t-on mis en place ces règles comptables anglo-saxonnes ? Parce qu'on a considéré que si on voulait avoir un marché liquide tous les jours, il fallait que chaque objet ait un prix tous les jours. Pour la même raison, il fallait passer de la comptabilité au prix de revient à la comptabilité en valeur immédiate. Par conséquent, la seule valeur qui compte, c'est le prix. C'est donc la confusion entre le prix et la valeur qui est, à mon avis, théoriquement un énorme problème.
Ensuite, il y a la cupidité des hommes. Si on dit à quelqu'un qu'il peut gagner de mieux en mieux sa vie, il va se mobiliser, il va aller dans le système. Je dois dire aussi que la façon dont il sera impliqué dépendra des tempéraments et des comportements personnels. Comparés à certains de leurs homologues anglo-saxons, les banquiers français ont, pour l'essentiel, géré un marché bancaire et des marchés de façon plutôt conservatrice.
Je considère que HSBC a respecté les bonnes pratiques. Cette banque était présidée par un diacre, un homme de religion qui s'appliquait certaines règles. C'est un constat humain ! Je me rappelle avoir discuté avec lui de la question des capitaux propres : à l'époque, pour faire une même opération, nous utilisions deux fois plus de capitaux propres que la banque qui s'appelait Royal Bank of Scotland, dont vous avez connu le sort. Bien avant la crise, chez HSBC, on en parlait. J'ai, pour ma part, discuté avec Stephen Green, alors président de HSBC et désormais ministre britannique du commerce. Il exposait les différentes manières de remplir la mission de banquier en soulignant que HSBC est une banque commerciale. Grace à l'expérience de leur longue implantation en Asie, de tels dirigeants ont compris ce que peut être une crise bancaire ou financière et, dès lors, ils préfèrent rester prudents. Il ne rentrait pas dans des considérations principalement éthiques : c'était la réflexion pratique d'un banquier consciente que les choses peuvent toujours mal tourner et qu'il faut faire attention. Et puis, il y aussi ceux qui se disent que les choses peuvent mal tourner, mais qu'au fond, on pourrait quand même y aller : vous le voyez, un même terreau peut produire des comportements différents !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Quel jugement portez-vous sur les travaux du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements, qui sont menés par l'OCDE ?
M. Charles-Henri Filippi. - Je n'y ai pas été associé. Par conséquent, je ne les connais pas suffisamment pour pouvoir m'exprimer à leur sujet.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.
M. Yannick Vaugrenard. - Je poserai trois questions.
Premièrement, de façon très générale, les excès de la dérégulation financière, qui sont manifestes, ne trouvent-ils pas selon vous leur origine bien avant 2008 et dès 1971, au moment du Nixon Round, quand le président américain a mis fin à la convertibilité du dollar en or ?
Deuxièmement, le secret bancaire, moins fort aujourd'hui qu'il y a quelques années, a-t-il encore un sens ? Sa suppression totale ne permettrait-elle pas d'optimiser les recettes fiscales ? Toutefois, j'ai bien conscience qu'il faudrait, pour prendre une telle décision, l'accord de l'ensemble des pays.
Troisièmement, vous l'avez souligné tout à l'heure, les échanges commerciaux ont été accompagnés par la mise en place de la TVA, que vous considérez comme une excellente invention fiscale, et je partage votre point de vue, même si cet impôt, bien entendu, subit quelques fuites. Toutefois, aujourd'hui, aucun dispositif fiscal n'est véritablement adapté à l'évolution des circuits financiers, sauf la taxe sur les transactions financières, qui fait aujourd'hui l'objet d'un consensus général. Selon vous, quelle autre mesure permettrait, pour les circuits financiers le rôle qu'a joué la TVA pour les circuits commerciaux ?
M. Charles-Henri Filippi. - Ces trois questions sont toutes difficiles ! En ce qui concerne le rôle joué par la fin de la convertibilité du dollar en or, je partage votre point de vue. L'argent est un bien privé, mais la monnaie est un bien public. La monnaie doit toujours être ancrée dans une forme de contrôle, sinon il n'y a pas de limite à sa création. Cette limite peut être physique ou para-physique, comme l'était la convertibilité du dollar en or avant 1971. Elle peut être basée sur une logique abstraite, mais exercer des effets bien réels, avec le circuit formé par les banques centrales et les banques. En tout cas, son existence est nécessaire.
C'est quand on desserre la prise sur ce contrôle de la monnaie que les problèmes commencent. L'abandon de la convertibilité du dollar en or a été le premier d'une série d'événements qui ont débouché sur le renoncement à tout contrôle réel sur la création monétaire. D'ailleurs, Alan Greenspan l'a reconnu dans son livre Le Temps des turbulences, écrit peu avant la crise - au début de 2008, me semble-t-il -, dans lequel il affirme ne plus savoir maîtriser les taux, car, s'il a le sentiment de pouvoir fixer les taux courts, les taux longs dépendent de flux financier qu'il ne maîtrise absolument plus.
Il y a là un véritable problème, qui n'est pas résolu et qui est préoccupant. On a beaucoup parlé du monde de la finance, mais il faut tout de même opérer une distinction : l'évolution vers une mise sous contrôle plus stricte des banques est une réalité, il n'y a aucun doute sur ce point. Cependant, dans le même temps, le marché financier, lui, continue d'exister. Il y a des flux de capitaux, d'immenses dettes et d'immenses créances, et nous vivons dans un monde ouvert. Il n'y a donc absolument aucune raison pour que le marché financier n'existe plus. Et s'il est moins présent dans les banques, c'est qu'il l'est davantage ailleurs. Or cet ailleurs est moins bien contrôlé.
Nous vivons donc, à mon avis, deux évolutions simultanées. D'une part, la mise sous contrôle des banques est substantielle. On peut toujours, bien entendu, discuter du degré de surveillance ainsi mis en place, mais la comparaison avec ce qui existait auparavant est claire. Je ne veux pas m'exprimer à la place des représentants de BNP Paribas, mais il suffit d'observer l'augmentation des fonds propres et la réduction de la rentabilité de cette banque pour se convaincre que des évolutions extrêmement importantes ont eu lieu.
D'autre part, la capacité de déstabilisation des marchés, elle, a augmenté. Pis, elle s'est accrue à l'égard des banques elles-mêmes. Souvenons-nous de ce qui s'est passé lors du sommet européen du 26 octobre 2011, où l'on a voulu résoudre la crise et où l'on a prévu la recapitalisation des banques. Le même jour, la nouvelle Autorité bancaire européenne - désormais, bien des autorités interviennent dans ce domaine - a décidé que les dettes souveraines devraient dorénavant être inscrites dans les bilans des banques à leur valeur de marché, une mesure qui, aux termes des accords de Bâle III, devait intervenir seulement beaucoup plus tard. Par conséquent, le surlendemain, BNP Paribas a vendu, me semble-t-il, 11 milliards d'euros d'obligations italiennes, ce qui a accentué la crise. Si nous ne faisons pas très attention, nous risquons donc tout à la fois de mieux contrôler les banques et d'être davantage soumis au marché.
De mon point de vue, la seule solution est européenne. Si une règle est appliquée sur un territoire suffisamment vaste et puissant, les marchés s'alignent. Si les Français affirment que certaines normes comptables ne sont pas bonnes, les entreprises s'interrogeront sur ce peuple qui ne comprend rien à rien et elles choisiront d'aller investir ailleurs ! Vous aurez remarqué que, en Chine, les règles comptables ne sont pas extraordinaires... Les investisseurs anglo-saxons refusent-ils pour autant d'y investir ? Non, bien sûr, car tout le monde veut être présent dans ce pays.
Je crois que la relation entre la collectivité et le marché est simplement un rapport de force. Nous n'avons plus la puissance nécessaire en tant qu'entité nationale, mais nous l'avons à l'échelle européenne. Si nous sommes capables de fixer des règles pour l'ensemble de l'eurozone - j'emploie ce terme à dessein, car nous disposons tout de même d'une monnaie unique et d'une culture financière qui, si elle n'est pas exactement la même dans tous les pays, peut nous rassembler -, alors les marchés s'aligneront, parce que la zone euro est un territoire si riche et si puissant économiquement que tout le monde souhaite investir sur ses marchés.
J'en viens à la question relative au secret bancaire. Le problème, me semble-t-il, est de savoir envers qui ce principe s'applique. A l'égard de la puissance publique exerçant son contrôle, il a quasiment disparu, me semble-t-il. Je ne suis plus un spécialiste de ces questions, mais je ne crois pas qu'une banque en France puisse opposer le secret bancaire aux autorités.
M. Yannick Vaugrenard. - Je peux être plus précis sur ce point. Le secret bancaire a toujours été levé lorsqu'il y avait une évasion de liquidités au profit de certains fraudeurs ; je pourrais évoquer à cet égard quelques affaires que tout le monde garde à l'esprit. Si j'ai posé cette question, c'était pour évoquer la place de la délation, une pratique que l'on n'aime guère, encore que, quand l'intérêt général est en cause, elle puisse se justifier.
M. Charles-Henri Filippi. - La délation est aujourd'hui organisée en France. Cela s'appelle TRACFIN ! En effet, à ma connaissance, la fraude fiscale fait partie du blanchiment, et, dès lors, aucun comportement malhonnête n'échappe réellement à TRACFIN. Le problème d'ailleurs - j'ai pu le mesurer quand j'étais banquier chez HSBC - est plutôt l'excès de déclaration à cet organisme, que l'on avertit souvent par précaution, avec le risque que l'on peut résumer par la formule « trop de déclaration tue la déclaration ». Les pratiques ont ainsi beaucoup évolué.
En ce qui concerne le secret bancaire, la garantie des libertés personnelles, me semble-t-il, impose de le maintenir. Que se passe-t-il à l'étranger ? Personnellement, je considère que, dans un pays démocratique, où existent des procédures bien définies en matière d'accès aux données bancaires, le secret bancaire ne peut être opposé à la puissance publique, du moment que celle-ci l'utilise de manière normée, qu'elle s'encadre elle-même et qu'elle décide sur quels critères un fonctionnaire peut venir demander combien ont les gens à la banque. Je ne pense pas qu'un fonctionnaire puisse examiner les comptes de quelqu'un seulement parce qu'il possède ce statut. En revanche, que la puissance publique puisse le faire, dans le cadre d'une procédure établie, me semble personnellement normal.
M. Francis Delattre. - L'évasion est un délit que le procureur peut poursuivre de son propre chef. Il n'en va pas de même pour les délits fiscaux. Seul le ministre peut décider de poursuivre.
M. Charles-Henri Filippi. - Il reste que le ministre a cette possibilité. S'il existe un soupçon de fraude fiscale, le banquier a l'obligation d'en référer à TRACFIN, qui prendra, ou non, la décision de saisir les autorités susceptibles d'engager des poursuites.
M. Francis Delattre. - Nous sommes d'accord pour le blanchiment. Toutefois, en ce qui concerne la fraude fiscale, toutes les poursuites passent par TRACFIN. Aussi, c'est l'administration - le ministre, en fait - qui décide et le procureur n'a pas l'initiative.
M. Philippe Dominati, président. - Absolument.
M. Charles-Henri Filippi. - Nous sommes d'accord pour estimer que le banquier a l'obligation de dénoncer : le ministre agit ensuite selon ses propres critères. En tant que banquier, je ne peux me mettre à la place du ministre et me considérer comme responsable de sa mission.
M. Philippe Dominati, président. - Il existe une répartition des tâches. Nous avons reçu ici le directeur de TRACFIN et des représentants de la chancellerie et du ministère des finances. Pour simplifier l'état quelque peu complexe des procédures que la commission a pu mettre au jour, je dirai que, si la fraude est associée au blanchiment, la poursuite judiciaire est en effet indépendante de Bercy ; en revanche, si les faits litigieux ne relèvent que de la fraude, seul le ministre peut poursuivre.
M. Charles-Henri Filippi. - Les fraudes à la TVA, malheureusement, ne peuvent entrer dans le cadre du blanchiment.
M. Francis Delattre, président. - Je rappelle le sens de ma première question: faudrait-il rétablir le système de Bretton Woods ?
M. Yannick Vaugrenard. - Ou quelque chose qui y ressemble !
M. Charles-Henri Filippi. - Je crois que la formule de base d'une taxe sur les transactions financières est européenne. De mon point de vue, l'eurozone suffit, car je continue à raisonner en termes de puissance relative. Je le répète, personne ne veut mettre en place une imposition confiscatoire : tout le monde est d'accord pour créer des assiettes larges avec des taux faibles, qui permettent à la fois aux affaires qui le méritent de se développer et à la puissance publique d'obtenir des ressources fiscales. Dans cette perspective, il faut agir au moins à l'échelle de la zone euro, sinon - passez-moi l'expression - on fait du bricolage. Le rétablissement de l'impôt de bourse est une mesure sympathique, mais il est très difficile à mettre en oeuvre, tous les acteurs se demandant s'ils doivent ou non l'appliquer. Surtout, il n'améliorera pas de façon sensible la maîtrise de flux financiers devenus considérables, alors que tel est le vrai problème aujourd'hui.
M. Philippe Dominati, président. - Pour compléter la question de mon collègue, en tant qu'élu parisien j'observe depuis des années que la place financière de Paris est en difficulté par rapport à celle de Londres, alors même qu'elle se trouve dans l'eurozone. Bien des événements se sont succédés, et nous avons assisté, notamment, à la privatisation de la bourse de Paris par deux sociétés différentes qui se concurrencent à l'échelle européenne.
La France est-elle handicapée par cette situation ? Vous avez sans doute l'occasion de rencontrer vos homologues qui dirigent des filiales de ce groupe anglo-saxon qu'est Citigroup au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et dans d'autres pays européens. Avez-vous le sentiment que la fiscalité pesant particulièrement en France - je pense aux initiatives prises de façon spécifique par notre pays en matière de taxe sur les dividendes et d'impôt sur les sociétés - est de nature à affaiblir la place financière parisienne dans sa compétition avec celle de Londres ? Votre métier de banquier est d'y réfléchir ; je crois d'ailleurs qu'il existe un groupe rassemblant les acteurs concernés et qui est animé par le président de GDF-Suez.
M. Charles-Henri Filippi. - Oui, Paris Europlace.
M. Philippe Dominati, président. - Avez-vous le sentiment que, sur la durée - disons au cours des cinq ou des dix dernières années -, la place financière de Paris s'est en pratique affaiblie, malgré la construction et la consolidation de l'euro ?
M. Charles-Henri Filippi. - Tout d'abord, il me semble que, pour des raisons historiques, il est extrêmement difficile de concurrencer la place de Londres. Paris se trouve dans le même fuseau horaire : les grands capitaines d'industrie issus des pays émergents, qu'ils soient asiatiques ou latino-américains, adorent notre capitale pour y faire du shopping. A cet égard, nous aurions pu faire en sorte que Paris reste un grand centre du marché de l'art ; nous aurions pu empêcher qu'elle ne perde ce statut si nous avions bien agi ! Toutefois, dans le domaine financier, c'est plus difficile. La langue est une donnée absolument essentielle et la synergie américano-londonienne joue un rôle très important. Il est vrai aussi que la City de Londres s'est donné les moyens nécessaires, grâce à des systèmes, en particulier fiscaux, qui restent formidablement attractifs, même s'ils le sont moins aujourd'hui que naguère. J'ai vécu à Londres pendant trois ans et je peux vous le dire : il existait alors un statut de résident non domicilié qui, je crois, a été corrigé depuis lors. Il se fondait sur un mécanisme dit « de rémittence », l'impôt n'étant payé au Royaume-Uni que sur les sommes rapatriées. Les autres sources de revenus, comme les intérêts ou les dividendes, n'étaient pas taxées au Royaume-Uni. Comme le système fiscal français est lié à la résidence, il existait un vide juridique qui, en toute légalité, permettait aux gens d'être beaucoup moins imposés. Au fond, plus ils gagnaient d'argent, moins ils étaient taxés.
Ensuite, la place de Londres bénéficie de la densité de son système financier. Pourquoi les hedge funds ou les fonds de private equity se sont-ils installés à Londres ? Parce que nous avons beau être dans le monde de l'internet, aller au pub boire ensemble des bières le soir reste très important. Il existe une sorte de consistance très forte du marché britannique.
En France, Paris Europlace a accompli d'importants efforts. Néanmoins, nous n'avons pas l'avantage de la langue, même si nous avons jusqu'à présent des banques de grande qualité. Quelques métiers peuvent être exercés à partir de Paris de manière efficace, mais nos banques ont besoin d'être à Londres. Quand j'étais chez HSBC, j'ai connu cette situation quelque peu paradoxale : nos activités de marché étaient plus substantielles à Paris qu'à Londres, alors que les banques françaises avaient plutôt tendance à s'installer outre-Manche. En effet, comme nous étions déjà implantés à Paris, nous en avions fait aussi le centre d'une série d'activités de marché.
Par ailleurs, il faut être très attentif aux mesures qui seraient prises, en particulier dans le domaine fiscal, et dont l'annonce semble avoir déjà conduit un certain nombre de cadres dirigeants à beaucoup s'interroger, à tout le moins... De telles décisions peuvent avoir des effets sur la localisation des activités elles-mêmes. Il faut donc être très vigilant. A titre personnel, je comprends parfaitement la question fiscale qui est posée. Au cours des vingt dernières années, nous avons observé à la fois une croissance des inégalités et un certain désarmement fiscal vis-à-vis des personnes capables de s'enrichir. En tant que citoyens, nous sommes donc conduits à estimer que quelque chose ne va pas. Toutefois, l'exercice a ses limites et il faut être très attentif aux décisions prises, parce qu'elles peuvent avoir des effets très importants, dont on ne s'aperçoit pas toujours immédiatement.
Dans une entreprise française, il peut y avoir des dirigeants qui sont des ressortissants étrangers et des dirigeants de filières situées dans des pays étrangers qui sont français. Ceux-là peuvent avoir vocation à devenir les patrons opérationnels du groupe à Paris, par exemple. Or ils risquent de s'interroger sur l'opportunité d'un retour en France, de se demander si tel est bien leur intérêt. Il faut le reconnaître, quand on est en politique - et j'ai adoré ce monde, même si je l'ai observé d'assez loin -, on a un appétit pour le pouvoir. Et quand on n'a pas le pouvoir politique, on a légitimement un appétit à bien gagner sa vie ! Les problèmes apparaissent quand on mélange les deux, me semble-t-il.
Il faut être vigilant sur ce point, je le répète. Le monde est fait de gens qui ont envie de réussir et de gagner de l'argent. C'est d'autant plus vrai dans un certain nombre de pays émergents où l'activité explose. Il faut accepter le principe de réalité, qui s'impose à nous aujourd'hui, dans un monde difficile.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.
M. Louis Duvernois. - J'ai deux questions. De façon générale, en vous écoutant, on comprend bien qu'il existe un clivage très net entre la zone euro, que l'on peut qualifier d'européenne - elle l'est, au moins géographiquement -, et des forces que l'on dira anglo-saxonnes. Parmi celles-ci on compte tout d'abord les Britanniques, qui sont à la fois dans l'Union européenne et hors de la zone euro, qu'ils ne rejoindront vraisemblablement jamais compte tenu de l'interprétation que l'on peut donner aux événements récents et de l'évolution de leur état d'esprit. S'y ajoutent les États-Unis. Il n'en demeure pas moins que la crise économique est mondiale et qu'elle frappe aujourd'hui les deux zones géographiques, même si celles-ci n'ont pas forcément les mêmes intérêts.
M. Charles-Henri Filippi. - Oui, la crise traverse le monde occidental.
M. Louis Duvernois. - Néanmoins, au sein de ce monde occidental, les intérêts peuvent être différents.
Ma première question est donc la suivante : dans l'état actuel de l'Union européenne, et particulièrement au sein de la zone euro, car il faut bien distinguer les deux ensembles, un effort politique concerté est-il possible, qui ferait avancer nos intérêts singuliers, pas nécessairement identiques à ceux des Anglo-Saxons dominant actuellement l'économie mondiale ?
Par ailleurs, vous avez abordé les problèmes de la territorialité et de la nationalité dans l'application du code général des impôts. Jusqu'à présent, en France du moins, la perception de l'impôt était fondée sur la territorialité. Les deux candidats à l'élection présidentielle, dont l'un a été élu à présent, ont évoqué l'introduction dans notre code général des impôts de la notion de nationalité. Cette commission a déjà apporté quelques réponses sur ce point dans un autre contexte, mais la question reste posée, et vous l'avez d'ailleurs abordée dans le cours de votre propos. Une telle introduction de la notion de nationalité dans notre code changerait considérablement l'esprit ce dernier et élargirait sans aucun doute l'assiette fiscale, puisque l'impôt s'appliquerait aussi aux résidents établis hors de France, au nombre d'un peu plus de deux millions, ce qui n'est pas du tout négligeable. Cette mesure, qui fait l'objet de réflexions ou de propositions, vous semble-t-elle possible, probable ou même inéluctable ? En outre, pour faire le lien avec ma première question, serait-elle susceptible de conforter la singularité de la zone euro par rapport à un monde anglo-saxon qui, disons-le, domine la situation économique et financière mondiale ?
M. Charles-Henri Filippi. - Pour répondre à votre première question, qui porte sur l'existence de modèles différents au sein du monde occidental, il me semble effectivement que l'Europe continentale et ce que l'on peut appeler la zone anglo-saxonne ont développé des solutions distinctes. Je citerai un autre livre, cette fois de M. Beffa, La France doit choisir, qui est très intéressant de ce point de vue. D'ailleurs, je vais carrément le paraphraser, parce que je crois que son auteur a absolument raison. Le modèle anglo-saxon est libéral : le marché est là, l'actionnaire est roi et le système économique doit être suffisamment flexible pour pouvoir s'ajuster. La conjoncture économique est bonne ou mauvaise, mais quand cela va mal, ...
M. Philippe Dominati, président. - Cela fait mal.
M. Charles-Henri Filippi. - ... c'est très dur. On ajuste assez vite et on repart. Au fond, c'est ce que nous observons aujourd'hui. Ce qui est un peu inquiétant dans la situation actuelle, c'est que les Etats-Unis redémarrent mais pas l'Europe, alors que la crise des subprimes vient tout de même de là-bas... La contagion s'est produite, mais de notre côté de l'Atlantique nous n'avons pas trouvé de solution.
Ensuite, M. Beffa évoque le modèle que, pour ma part, j'ai qualifié dans l'un de mes livres de « mercantile » - mais l'expression est peut-être un peu vulgaire - et que lui appelle « commercialo-industriel ». Dans ce modèle, la règle du « tout actionnaire » ne prévaut pas et il y a bien plus de coopération au sein de la nation. D'ailleurs, les rapports dans l'entreprise n'y sont pas du tout construits comme chez nous. J'ajoute que le souci de produire des excédents commerciaux y est fort, dans un monde plus tenu, ce qui permet la conclusion d'un pacte social solide et durable.
Pour M. Beffa la France se trouve en quelque sorte entre les deux : elle a souhaité adopter le modèle libéral sans vouloir ou sans pouvoir appliquer le remède qui lui est lié et qui, il est vrai, n'est guère agréable à avaler et ne correspond pas vraiment à l'histoire du pays.
Par conséquent, il est pour moi tout à fait clair que la zone euro et le monde anglo-saxon devraient normalement développer des solutions différentes pour sortir de la crise. Nous connaissons le modèle anglo-saxon d'ajustement brutal. Le modèle européen n'existe pas vraiment, mais les pays du continent pourraient converger vers quelque chose qui serait à mi-chemin entre le modèle de l'Allemagne et celui de la France : nous accomplirions à la fois un véritable effort de rigueur et un effort de croissance plus solidaire, comme on dit, avec des politiques qui soient moins uniquement tournées vers la concurrence et plus vers le développement, la recherche et l'éducation.
Voilà ce que je crois. Pour cette raison, je suis profondément européen. La crise nous met en cause dans la zone euro, ce qui nous offre l'occasion de nous recentrer sur ce périmètre. Là est la solution, et bien des gens disent la même chose que moi, mais comment faire ? Malheureusement, il est très difficile d'agir dans l'Europe telle qu'on la connaît aujourd'hui, qui n'est pas démocratique, au sens où chaque citoyen pourrait exprimer sa voix sur un projet commun.
L'Europe est trop « intermédiée ». J'ai été très frappé d'entendre hier Mme Merkel demander aux Grecs de faire preuve d'un peu de rigueur et de sens des responsabilités. On peut tenir de tels propos en tant que Premier ministre élu démocratiquement et disposant ainsi de la légitimité nécessaire pour appeler à la retenue. Mais quand le système de Gouvernement lui-même a sauté et que l'on s'adresse directement aux gens, de tels propos n'ont plus beaucoup de sens. C'est comme quand on s'adresse aux marchés pour leur demander d'alimenter la hausse. Ils s'en fichent, ils vivent leur vie !
Il n'existe pas de structure institutionnelle susceptible de servir d'intermédiaire. Ce qui me préoccupe énormément dans le cas de la Grèce, ce n'est pas de savoir si ce pays doit sortir, ou non, de la zone euro : si le système démocratique grec ne fonctionne pas, il devra le faire, ce sera une conséquence presque mécanique de la situation. Mais pardonnez-moi : je suis allé très au-delà de ma compétence...
J'en viens à la question de la territorialité ou de la nationalité de l'impôt. Tout d'abord, je préférerais que se dégage une solution européenne. Ensuite, si tel n'est pas le cas, il convient de rappeler que la France est en quelque sorte une grande holding, les citoyens français étant les copropriétaires d'une vaste entreprise qui, inévitablement, a des activités sur son territoire et à l'étranger, avec de très grandes et belles sociétés. Dans le classement Fortune 500, qui regroupe les cinq cents premières entreprises mondiales, les sociétés françaises sont plus nombreuses que les allemandes ou les anglaises. Notre patrimoine économique, en ce qui concerne les entreprises, est donc extrêmement important. A mon sens, il doit y avoir une coopération solide, sur la base de la création de richesses et d'emplois, entre les grandes entreprises françaises et la puissance publique. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que toutes ces grandes entreprises travaillent avec de nombreux sous-traitants. Il est très positif d'encourager le développement de nouvelles PME, mais il faut aussi s'appuyer sur le socle dont nous disposons. Nous devons partir de ce concept : notre « patrimoine France », au fond, se constitue sur notre territoire et à l'international. Dès lors, sauf à développer une approche européenne, il sera impératif de réaménager le système fiscal français. Pour ma part, et sous réserve d'un projet européen, je suis favorable à une fiscalité qui impose aux citoyens français, où qu'ils se trouvent, de payer une contribution dans leur pays. Cette analyse est plus citoyenne qu'économique, mais les deux aspects ne s'opposent pas forcément. Pour autant, je ne suis pas partisan d'une fiscalité confiscatoire. Ce serait une façon dire aux gens qui veulent fuir les taux d'imposition élevés qu'ils les retrouveront partout ! Toutefois, si le système est suffisamment modéré et équilibré, même les résidents français à l'étranger accepteront - c'est un signe psychologique fort - de payer un impôt que je qualifierai pour ma part de « citoyen ». Cela dit, il est plus compliqué de définir sa mise oeuvre.
M. Francis Delattre. - C'est le système américain ?
M. Charles-Henri Filippi. - Tout à fait. Le problème est qu'il est très compliqué techniquement de passer du système actuel, régi notamment par les conventions fiscales, à ce nouveau mécanisme. Mais il serait absolument logique, et les Américains s'y sont faits.
M. Francis Delattre. - Est-ce que la règle fiscale est appliquée partout de la même manière aux Etats-Unis ?
M. Philippe Dominati, président. - Nous réserverons ce débat pour plus tard. Nous ne sommes pas dans la même situation selon que nous vivons dans le pays le moins fiscalisé au monde ou dans celui où l'impôt est le plus lourd.
M. Francis Delattre. - Mais avec la mondialisation, comment faire autrement ?
M. Philippe Dominati, président. - Tout dépend du niveau des prélèvements obligatoires.
M. Charles-Henri Filippi. - Il existe déjà des dispositifs intéressants. En même temps, il faut bien comprendre où est notre intérêt.
M. Philippe Dominati, président. - Un ingénieur allemand qui travaille à Toulouse et qui a le même poste et la même rémunération qu'un ingénieur français bénéficiera-t-il d'une fiscalité différente, puisque l'impôt se fera désormais en fonction de la nationalité ? Et quid du Français travaillant à Hambourg, toujours dans la même entreprise franco-allemande, à savoir EADS ? La question mérite d'être débattue et M. le rapporteur nous fera des suggestions le moment venu.
M. Francis Delattre. - Le système américain ne fonctionne pas tout à fait ainsi. Les ressortissants des Etats-Unis paient l'impôt qu'ils doivent acquitter dans le pays où ils sont installés, et c'est le revenu résiduel qui est imposé par l'État national.
M. Louis Duvernois. - Exact.
M. Philippe Dominati, président. - Le résiduel chez nous est à la hausse.
M. Louis Duvernois. - Aux Etats-Unis, l'idée est d'éviter les doubles impositions.
M. Philippe Dominati, président. - Ce n'est pas la France seule qui pourra décider de mettre en place ce système. Il faudra au moins l'accord de l'Allemagne.
M. Charles-Henri Filippi. - Je souhaiterais que nous puissions mettre en place un système européen.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je voudrais que l'on revienne au point de départ et que vous évoquiez, en quelques mots, l'activité de Citigroup en France et les catégories de clients français pour lesquels vous travaillez.
M. Charles-Henri Filippi. - Citigroup travaille en France avec au maximum une centaine de clients et réalise de 70 % à 80 % de son activité avec une cinquantaine d'entre eux. Son activité principale est de fournir aux grandes entreprises françaises multinationales son réseau de banques. Le premier métier de Citigroup est d'être un industriel de la banque.
Prenons le cas d'une grande entreprise pharmaceutique française dotée de filiales. Nous avons des relations bancaires avec elle dans un grand nombre de pays : nous encaissons des chèques, nous faisons des paiements pour elle, nous finançons ses opérations de commerce international, nous réalisons les opérations de change qui sont liées et, à la fin de la journée, nous nous assurons que l'entreprise a, au niveau consolidé, une idée précise de l'argent figurant dans ses comptes et de ce qu'elle doit en faire. Il s'agit donc véritablement d'un métier de logistique bancaire, que l'on appelle transactionnal banking, ou banque de transaction, et qui est complètement lié au cycle économique.
En outre, nous essayons de développer des activités de marché de capitaux, c'est-à-dire des émissions d'obligations et d'actions. Autant que faire se peut, nous nous efforçons d'aider stratégiquement nos clients, au travers d'activités de conseil et de fusions-acquisitions assez traditionnelles, à réaliser des opérations, le plus souvent à l'international, puisque Citigroup est présent dans 160 pays dans le monde. Nous avons des équipes au Brésil, en Chine et dans le reste en Asie, mais aussi, avec des effectifs importants, en Afrique. En fait, Citigroup est mieux implantée sur ce dernier continent que nombre de banques françaises, parce que la société considère que l'Afrique va beaucoup se développer et qu'il faut donc être présent sur place pour accompagner le développement des entreprises. Ce métier utilise un personnel très limité sur le territoire national. Quand j'y travaillais, HSBC comptait 14 000 personnes en France. Citigroup en emploie 187.
M. Philippe Dominati, président. - Travaillez-vous essentiellement pour des entreprises françaises ou votre clientèle est-elle plutôt étrangère ?
M. Charles-Henri Filippi. - Nous avons principalement deux catégories de clients. Tout d'abord, nous travaillons pour les sièges sociaux des très grandes entreprises françaises ; je pense que nous avons dans notre clientèle toutes les sociétés du CAC 40, avec une position majeure dans certaines et importante dans d'autres. Ensuite, nous travaillons pour les filiales de grandes entreprises internationales qui sont installées en France et pour lesquelles nous assurons le même service local.
M. Philippe Dominati, président. - Votre coeur de clientèle est-il constitué plutôt par des Français ou par des sociétés américaines qui travaillent en France ?
M. Charles-Henri Filippi. - Le travail que nous réalisons n'est pas exactement le même.
Pour les filiales françaises des grandes entreprises étrangères, nous assurons des tâches quotidiennes de logistique bancaire. Nous avons donc une équipe qui s'assure que les paiements, les encaissements et les opérations de change sont bien faits, notamment.
Avec les sièges sociaux des très grandes entreprises françaises, nous avons plutôt une relation globale, éventuellement stratégique, c'est-à-dire que nous leur donnons notre opinion sur le développement de leurs affaires et sur ce qu'ils pourraient faire de mieux, entre autres. Quant à la relation de banque quotidienne, elle est décentralisée dans tous les pays où cette entreprise a des opérations et des activités.
M. Philippe Dominati, président. - Monsieur Filippi, il ne me reste qu'à vous remercier de cette contribution aux travaux de notre commission.
M. Charles-Henri Filippi. - C'est moi qui vous remercie, Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs.
Audition de M. Eric Fourel, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, avocat associé en charge d'Ernst & Young, société d'avocats
M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Éric Fourel, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, avocat associé en charge d'Ernst & Young Société d'avocats.
Je vous rappelle, Maître, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Éric Fourel prête serment.)
M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire sur les suggestions et demandes qui vous ont été formulées par la commission, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission d'enquête.
Vous avez la parole.
M. Éric Fourel, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, avocat associé en charge d'Ernst & Young Société d'avocats. - Dans mon propos introductif, j'aborderai trois aspects : les activités en matière fiscale pratiquées par Ernst & Young, les conditions d'une planification d'une stratégie fiscale au bénéfice des entreprises et les grands enjeux actuels autour de la stratégie fiscale internationale des entreprises.
Je commencerai donc par les activités d'Ernst & Young en matière fiscale.
Dans le monde, Ernst & Young réalise un chiffre d'affaires de plus de 20 milliards de dollars et réunit environ cent cinquante mille collaborateurs autour de quatre métiers : l'audit, l'assistance aux transactions, le conseil en organisation et la fiscalité.
Les activités dédiées à la fiscalité doivent atteindre un peu moins de 20 % de l'ensemble et constituent le deuxième métier d'Ernst & Young après l'audit. Historiquement, le métier de fiscaliste au sein de nos cabinets est apparu comme étant congénital à celui d'auditeur, car il a semblé très tôt évident que le contrôle de la conformité de la charge fiscale inscrite dans les comptes des entreprises nécessitait des compétences expertes particulières, tant la fiscalité était une matière de spécialistes.
À partir du moment où nos cabinets se sont dotés de compétences fiscales spécifiques, ces dernières ont naturellement été aussi utilisées pour prodiguer des conseils en matière fiscale. Cela s'est fait d'autant plus facilement que, pendant des décennies, il a été estimé de bonne politique réglementaire de laisser prospérer des activités pluridisciplinaires au profit des mêmes clients. Ainsi les auditeurs sont devenus aussi conseils des entreprises qu'ils contrôlaient. Autre époque, autres moeurs, le risque de perte d'indépendance de l'auditeur induit par cette coexistence d'activités apparaissait finalement moins central dans les préoccupations du régulateur de l'époque que l'avantage économique consistant à déployer des activités de conseil avec le sérieux et la prudence de l'auditeur.
L'affaire Enron est passée par là et le législateur - la loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis, la loi de sécurité financière en France - a posé des limites à la compatibilité des activités de conseil et d'audit pour un même client, voire une interdiction totale, comme c'est le cas en France.
Aujourd'hui, Ernst & Young Société d'avocats compte en France plus de cinq cents avocats, dont les deux tiers environ sont des fiscalistes, pour un chiffre d'affaires dépassant les 125 millions d'euros et constitué à 70 % par la fiscalité et à 30 % par le droit des affaires et le droit social.
Je me permets de vous fournir ces indications qui n'ont qu'un rapport indirect avec vos préoccupations et votre enquête pour plusieurs raisons.
Cela explique pourquoi, au sein d'Ernst & Young, la fiscalité est avant tout tournée vers les entreprises. La fiscalité des particuliers, hormis la gestion des déclarations des expatriés des groupes internationaux, représente moins de 5 % de notre activité globale.
Cela explique aussi que notre culture de la fiscalité est très imprégnée par notre proximité historique avec le métier d'auditeur.
Depuis le début des années 2000 et compte tenu des risques accrus en termes d'image pour nos organisations, nous avons sérieusement redéfini la manière dont nous conduisons nos activités, notamment en matière fiscale, en précisant des standards d'intervention et en mettant en place des contrôles qualité. C'est ainsi que nous nous interdisons d'intervenir dans l'élaboration de structures constitutives de positions fiscales agressives. Dès lors qu'un conseil relève d'une catégorie que nous qualifions « d'opinion hautement significative », il doit être avalisé par au moins deux associés du cabinet.
Voilà quelques exemples des dispositifs que nous avons mis en place pour nous assurer que notre mode de fonctionnement répond aux exigences du contexte général plus restrictif dans lequel nous évoluons et au positionnement de respectabilité indispensable pour une entreprise comme la nôtre.
Ce contexte explique aussi pourquoi j'aurai du mal à traiter du sujet stricto sensu sur lequel vous enquêtez. En effet, l'évasion fiscale, comprise comme une pratique illicite d'évitement de l'impôt normalement dû, nous est assez étrangère et, en général, les personnes morales ou les personnes physiques qui entendent avoir de l'aide en la matière ne s'adressent pas à une institution comme Ernst & Young. Mais, bien entendu, nous pratiquons des activités de conseil à destination des entreprises qui visent, dans le cadre d'une absolue légalité, à faire en sorte que la charge fiscale subie soit la moins élevée possible.
Cela me conduit naturellement à aborder le deuxième point que je souhaite développer, à savoir les conditions d'une planification d'une stratégie fiscale en faveur des entreprises.
En la matière, avant de répondre à vos éventuelles questions sur les techniques et les limites d'une bonne stratégie fiscale des entreprises, ce que je voudrais souligner tourne autour de trois axes principaux.
D'abord, les entreprises tendent à être rationnelles et avisées dans leurs choix fiscaux. Ensuite, elles sont, dans ce domaine, fortement influencées par les politiques fiscales conduites par les Etats et les grands acteurs internationaux tels que l'OCDE. Enfin, elles sont loin d'être toujours gagnantes dans leur planification fiscale internationale et, si les opportunités existent, les périls sont aussi très nombreux.
Premier axe, les entreprises sont avant tout des agents économiques rationnels. Comme elles opèrent dans un monde de plus en plus globalisé, elles sont nécessairement soumises à des choix de planification internationale structurants, en matière fiscale comme en d'autres domaines, au regard des structures dont elles se dotent au fur et à mesure de leur internationalisation.
A-t-on intérêt à choisir une implantation sous forme de succursale ou de filiale ? Quelles fonctions et risques faire assumer par l'entité qui sera située dans tel ou tel pays d'implantation ? Vaut-il mieux financer un investissement par capital ou par emprunt ? Va-t-on rapatrier les profits futurs dans le cadre d'une politique de redistribution envers les actionnaires ou bien les réinvestir dans d'autres pays ? Voilà autant de questions légitimes qui sont à la source d'une bonne planification fiscale internationale à mettre en place au profit des entreprises.
À mes yeux, mais ce propos n'engage que moi et non Ernst & Young dans sa globalité, il est totalement vain d'exiger des entreprises qu'elles aient un comportement citoyen ou civique quand elles opèrent ces choix et de s'attendre à ce qu'elles maximisent ou simplement acquittent une charge fiscale plus élevée dans un pays particulier par patriotisme fiscal envers cet État.
Envers quel pays d'ailleurs faudrait-il que les entreprises soient citoyennes ? Celui de leur siège ultime ? Celui dont elles exploitent les matières premières, les forces de travail ou bien la solvabilité de la demande de consommation qui s'adresse à elles ?
Le capitalisme n'est plus national depuis longtemps, s'il l'a jamais été, et c'est faire fausse route que de vouloir instiller un comportement moralisateur nationaliste dans les entreprises. La vocation de la plupart d'entre elles est non de servir une cause nationale, mais avant tout de survivre dans un monde ultra concurrentiel et de prospérer afin de se développer.
Réduire la charge d'impôt est une autre façon de maximiser les marges d'autofinancement et donc les moyens propres de l'entreprise. Cet objectif est rationnel et même légitime du point de vue de la stratégie d'entreprise. La seule limite au fond à poser au comportement économique rationnel des entreprises est, là comme ailleurs, le respect de l'Etat de droit, qui garantit les libertés économiques dont elles jouissent. C'est la raison pour laquelle il faudrait prendre bien soin de tracer de manière claire et précise cette distinction pas toujours facile à appréhender, qui n'a rien de moral, mais qui a tout de l'esprit purement légaliste entre planification et évasion, entre optimisation et fraude.
Deuxième axe : les entreprises sont naturellement très largement influencées par les politiques conduites par les Etats, que ce soit l'Etat de leur siège ultime ou celui de leur implantation. En la matière, on ne peut pas dire qu'il y ait vraiment de neutralité, ni une absence de compétition entre les Etats pour attirer et retenir les investissements sur leurs territoires.
On pourrait multiplier à l'infini les exemples de dispositifs fiscaux mis en place par les Etats pour attirer les implantations des entreprises ou pour influer sur leur comportement. Là encore, il y a assez peu de place pour la moralisation.
Les Etats-Unis, par exemple, ont eu pendant longtemps une politique fiscale en faveur de l'expansion internationale de leurs entreprises avec les Foreign Sales Companies. On peut probablement se dire que les règles du dispositif actuel dit de « check the box », qui permettent à un groupe américain de structurer ses investissements internationaux avec une très grande flexibilité, ont un peu pris le relais.
Au Royaume-Uni, la baisse continue du taux de l'impôt sur les sociétés ou la création toute récente d'un régime très attractif pour la détention d'actifs de propriété intellectuelle participe également de cette même compétition fiscale, à tel point que le gouvernement de David Cameron veut faire de son système fiscal en faveur des entreprises un actif pour le développement du Royaume-Uni.
Face à certaines délocalisations de sièges sociaux du Royaume-Uni vers d'autres pays comme l'Irlande - c'est le cas, de notoriété publique, du grand groupe publicitaire WPP, par exemple -, les Britanniques sont allés jusqu'à assouplir leur dispositif d'antilocalisation de profits dans des États à fiscalité favorable à l'occasion de la dernière loi de finances.
Autre exemple, l'Allemagne, qui, depuis le début des années deux mille, a conduit une politique de baisse systématique de son taux d'impôt sur les sociétés pour inciter ses entreprises à maintenir leur assiette fiscale en Allemagne.
La planification fiscale - et c'était là un peu l'objet de mon propos - n'est pas un jeu solitaire et honteux des entreprises, si je puis dire, et les États ne sont pas innocents dans l'utilisation de cette autre arme qu'est la fiscalité dans la guerre économique à laquelle ils se livrent.
C'est aussi pourquoi il faut, selon moi, être très prudent et ne pas placer la France dans la position de « mère la vertu », si vous me permettez l'expression, car nous risquons aussi d'accélérer certains phénomènes de délocalisation.
Oui, la déductibilité des charges financières liées à l'acquisition de titres de participation a participé du mitage de la base fiscale en France des grands groupes français. Mais est-ce vraiment un mal si cela nous a permis de maintenir en France les centres de décision de quelques grands champions internationaux ?
La France est le deuxième pays au monde après les États-Unis pour le nombre de groupes leaders mondiaux dans leur domaine. Veut-on vraiment, par une politique fiscale qui viserait à contrecarrer leur expansion, les inciter à déplacer progressivement ailleurs leurs centres de décisions ou tout simplement les affaiblir ? Le sujet mérite d'y regarder à deux fois !
Prenons garde à ne pas scier l'une des dernières branches porteuses sur lesquelles nous sommes tous assis. Cela ferait le plus grand bonheur de nos compétiteurs, qui tendraient les bras pour accueillir ces entreprises. Si les entreprises ont besoin des Etats pour élaborer leur planification fiscale internationale, elles peuvent en être tout autant les victimes que les éventuelles bénéficiaires.
Cela m'amène au troisième et dernier axe : la planification fiscale internationale est source de périls tout autant que d'opportunités pour les entreprises.
Sur ce plan, je voudrais avant tout prendre comme illustration de mon propos une matière particulière, celle des prix de transfert.
On a coutume de pointer du doigt le fait que la moitié du commerce international est constitué d'échanges intragroupe et que les prix de transfert tels qu'ils sont pratiqués par les entreprises multinationales sont une source majeure d'évasion fiscale. Cette diatribe me semble davantage relever du mythe que de la réalité, du moins pour les entreprises que j'ai pu observer en vingt-cinq ans de carrière.
Au regard des principes développés par l'OCDE depuis des décennies maintenant, les prix fixés entre entreprises liées doivent être établis comme ils le seraient entre entreprises indépendantes au regard des fonctions, des risques et des actifs mis en oeuvre par chacune des parties à la transaction.
Il ne s'agit pas d'une matière vierge de toutes règles et il faut tout de même souligner que ce standard mis au point par l'OCDE et dit du « prix de pleine concurrence » est particulièrement difficile à cerner en pratique et source de litiges sans fin avec les différentes administrations fiscales. En fait, c'est un peu comme si l'on obligeait les entreprises à jouer un jeu de rôle, une fiction, entre leurs différentes composantes. On doit faire comme si l'on était indépendant et donc, s'agissant d'une fiction, le résultat est nécessairement aléatoire et incertain.
Chacun comprendra aisément que la matière prête à divergences et interprétations, et que nous sommes très loin d'un standard offrant toutes les garanties de la sécurité fiscale à laquelle les agents économiques peuvent aspirer. La matière est d'autant plus périlleuse pour les entreprises que le principe d'élimination de la double imposition par les traités n'a de portée qu'en matière de double imposition juridique, c'est-à-dire lorsqu'un même revenu est taxé au nom de la même personne dans deux Etats différents, et que les traités n'instaurent en général qu'une obligation de moyens en matière d'élimination de la double imposition économique.
Un même revenu considéré comme devant être taxé dans le chef de deux entités différentes, parties à une même transaction, ne donnera pas lieu nécessairement à une correction symétrique par l'autre État en cas de contestation, étant précisé que les autorités compétentes n'ont en général, de par les traités, qu'une obligation de moyens, et encore au travers de procédures longues et difficiles. Par conséquent, pour les entreprises, la matière des prix de transfert est certainement au moins autant, si ce n'est plus, une source de risques qu'une source d'opportunités fiscales.
C'est d'autant plus vrai que, d'une part, les enjeux autour de la répartition de la base imposable s'exacerbent à l'heure où une forte pression est mise sur les Etats pour qu'ils maximisent leurs recettes fiscales et que, d'autre part, la tentation est grande et le terrain facile pour considérer que telle ou telle transaction est déséquilibrée par rapport à ce que des parties indépendantes auraient négocié en revisitant le niveau de fonctions et de risques réellement assumés par une entité.
Comme il s'agit de toute façon d'une fiction, chacun peut, en fait, réécrire le roman comme il le souhaite, sans être obligatoirement dans l'invraisemblable. La matière n'est donc pas une science exacte et les entreprises ont souvent beaucoup à perdre à risquer une politique de prix de transfert agressive ou mal maîtrisée.
J'en viens à mon troisième point, et j'en terminerai par-là, à savoir ma vision des grands enjeux de la stratégie fiscale internationale des entreprises.
J'ai déjà évoqué l'enjeu de la compétitivité des territoires pour lequel l'outil de la fiscalité constitue un levier majeur dont les États usent très largement, et l'on peut difficilement reprocher aux entreprises d'y être sensibles. Je ne m'y attarderai pas davantage.
Je voudrais surtout mettre en lumière certains des paradoxes que les moyens déployés pour lutter contre un certain shopping fiscal peuvent engendrer et montrer comment on a pu parfois, sans y prendre garde, générer un remède qui s'avère pire que le mal.
Une illustration d'un tel paradoxe réside notamment dans la manière dont les dispositifs contre l'utilisation de juridictions à fiscalité favorable ont été traités au sein de l'Union européenne.
Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a estimé que les dispositifs nationaux de lutte contre la localisation de profits dans des États à fiscalité privilégiée, le fameux article 209 B et ses équivalents qui existent dans tous les grands pays développés, étaient attentatoires à la liberté d'établissement garantie par le traité lorsque ces dispositifs étaient appliqués au sein de l'Union. C'est le fameux arrêt Cadbury Schweppes rendu par la CJCE en 2006 à l'encontre du Royaume-Uni concernant une entreprise qui avait installé ses activités de trésorerie en Irlande.
La Cour a estimé que ces dispositifs de lutte contre la localisation de profits dans des entités à fiscalité privilégiée étaient compatibles avec la liberté d'établissement, mais uniquement lorsqu'il s'agissait de lutter contre des montages purement artificiels, c'est-à-dire lorsque la liberté d'établissement n'était pas réellement usitée à défaut d'avoir une substance appropriée à l'activité déployée dans l'État en cause.
Le résultat concret de cette évolution jurisprudentielle est que, là où auparavant les structures en cause avaient avant tout une réalité contractuelle et financière, elles ont dorénavant aussi une réalité humaine, et les fonctions ont été progressivement transférées pour justifier de l'usage effectif et sincère de cette liberté d'établissement qui permet de profiter d'un avantage fiscal substantiel. A une délocalisation d'actifs et de capitaux a succédé une délocalisation d'emplois.
Ce paradoxe d'une lutte contre une certaine forme d'optimisation fiscale au travers de localisations d'activités dans des structures situées dans des pays à fiscalité privilégiée qui engendre encore plus de délocalisations, on le retrouve, mutatis mutandis, en matière de prix de transfert, où ce sont les fonctions, les risques et les actifs employés par une entité qui permettent de justifier que l'on attribue à cette entité davantage de marge.
L'objet de mon propos n'est pas de dire, à supposer qu'elle ait un objectif louable, que la lutte contre les localisations fiscales d'opportunité est vaine et sans espoir ; il est simplement de montrer que des principes de bon sens, exiger une substance adéquate par exemple, peuvent se retourner contre l'objectif poursuivi et qu'il faut manier ces outils avec une infinie précaution dans un monde ouvert et régulé par un ordre fiscal international encore embryonnaire.
C'est pourquoi on peut penser que la matière serait beaucoup mieux « adressée » par une harmonisation fiscale entre États de grande ampleur ou, au moins, une coordination des politiques fiscales en amont, en particulier au sein de l'Union européenne, que par un renforcement de l'arsenal répressif contre les entreprises, lequel au mieux nuira à la compétitivité de la marque France qui n'en a pas besoin, au pire renforcera le mouvement de délocalisation en touchant cette fois-ci les fonctions centrales de décision.
Pardonnez-moi d'avoir été un peu long...
M. Philippe Dominati, président. - Non, vous avez été très complet, ce qui est dans l'intérêt de notre commission d'enquête.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur Fourel, je vous remercie de votre exposé.
Avant de vous poser les premières questions, je voudrais préciser l'état d'esprit des membres de cette commission d'enquête. Sur l'état du monde en matière de fiscalité et de concurrence, je ne pense pas que nous fassions preuve d'un quelconque « angélisme ». Depuis plusieurs semaines maintenant que nous auditionnons des spécialistes comme vous, des syndicalistes, des journalistes intéressés par le sujet, nous prenons conscience de l'extrême sophistication des procédés, des méthodes, des moyens, de toute l'ingénierie mise en oeuvre pour favoriser ces phénomènes qui sont un fait. De plus, nous en sommes bien d'accord, la France n'est pas le seul pays concerné par de telles pratiques. Les Etats-Unis seraient un autre exemple. Les Américains prennent d'ailleurs des dispositions qui semblent contraires à ce que vous évoquez parfois.
Non seulement nous ne faisons pas preuve d'angélisme, mais nous avons la volonté de parvenir à faire des propositions, car en aucun cas nous considérons ces pratiques liées à la fatalité. Elles sont le produit de décisions prises, de choix faits par les gouvernants à un moment donné, qui permettent aux dispositifs en question d'exister et donc à l'évasion ou à l'optimisation d'être pratiquée.
J'en viens à plusieurs questions.
Premièrement, j'aimerais avoir votre avis sur l'opportunité de définir l'évasion fiscale comme une optimisation fiscale opérée dans une intention illicite.
Deuxièmement, concernant la fiscalité des personnes morales, pourriez-vous nous décrire, dans notre système fiscal, les principales failles propices à l'évasion fiscale, en droit interne français ou en combinant le droit français et le droit international ?
Troisièmement - question plus concrète et plus précise encore -, quel est le profil des contribuables qui, en termes de revenus d'activité ou de connaissance de la législation fiscale, sollicitent votre intervention, vos conseils ?
Quatrièmement - c'est la dernière question de cette première série -, pourriez-vous nous décrire des exemples de montage proposés à ces mêmes clients en vue d'une optimisation fiscale ?
M. Éric Fourel, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, avocat associé en charge d'Ernst & Young Société d'avocats. - Une définition de l'évasion fiscale comme une optimisation dont le but serait illicite me conviendrait-elle ? Toute définition mérite qu'on l'examine de près. Toutefois, je ne suis pas sûr que celle-là apporte beaucoup plus que l'article 1741 du code général des impôts, qui définit la fraude fiscale comme le fait de chercher sciemment à se soustraire à la charge d'impôt normalement dû.
Je ne suis pas convaincu qu'on ait besoin d'inventer un nouveau concept pour lutter contre des activités illicites, c'est-à-dire contraires à un texte de droit positif qui pose une norme de comportement à laquelle tout un chacun doit se conformer. Le fait de se soustraire sciemment à l'impôt me semble être une définition précise suffisante de la fraude fiscale.
De plus, nous avons déjà - j'imagine que votre commission s'est d'ores et déjà penchée sur le sujet - un dispositif extrêmement sophistiqué en France avec la procédure de répression des abus de droit à l'article L64 du Livre des procédures fiscales. Même si la situation dans laquelle on est n'est pas explicitement contraire à un texte de valeur de droit positif, cela permet de contrecarrer une intention fiscale maligne, dès lors qu'elle est contraire à l'objet que recherchait le législateur quand il a posé le texte de loi.
C'est le Conseil d'Etat qui a précisé la définition jurisprudentielle de l'abus de droit avec l'arrêt Janfin de septembre 2006. L'abus de droit est la pratique a priori licite, mais qui devient illicite ou en tout cas abusive et donc assortie d'une pénalité de 80 % à partir du moment où le contribuable a dénaturé l'application d'un texte fiscal.
Selon moi, les concepts de fraude fiscale et d'abus de droit sont des outils d'ores et déjà amplement suffisants pour prendre dans les mailles du filet législatif les comportements que l'on cherche à fustiger.
J'en viens à votre deuxième question relative aux failles des dispositifs fiscaux qui permettent de minimiser la charge fiscale, sans nécessairement tomber dans une activité illicite.
J'imagine que les failles ont toujours existé et qu'elles sont inhérentes à tout système de production législative. C'est la limite du pouvoir du législateur, ce dernier ne pouvant absolument pas envisager tous les cas de figure. Il peut donc y avoir certains trous dans la raquette, en particulier lorsqu'on est face à des dispositifs produits souvent dans la précipitation, pour répondre à des objectifs de circonstance, et parfois de manière quelque peu « surcompliquée ».
Il y aurait peut-être matière - j'imagine que vous en êtes très conscients - à simplification du droit fiscal, ce qui, du coup, limiterait le champ possible des failles, lesquelles sont, en fait, souvent générées par une trop grande volonté de sophistication, alors qu'il suffirait de poser des principes clairs et exprès dans la loi fiscale.
Les failles internes existent. Certains dispositifs fiscaux visent manifestement à encourager une certaine forme d'optimisation fiscale. Je prendrai l'exemple, dans le droit français, du crédit d'impôt recherche, le CIR.
En permettant de maintenir sur le territoire des activités de fonction de recherche, cet outil contribue à diminuer sensiblement la charge fiscale des groupes qui opèrent des activités de recherche sur le territoire national.
En la matière, la France est d'ailleurs d'une extrême générosité. En effet, dans la plupart des États où ils existent, ces dispositifs spécifiques sont soumis à une condition : la propriété intellectuelle issue de cette activité de recherche doit rester localisée sur le territoire qui a généré le crédit d'impôt recherche en question.
En France, pour bénéficier du crédit d'impôt recherche, le législateur n'a posé comme condition que le déploiement sur le territoire de l'exercice de l'activité de recherche. Peu importe, ensuite, que le brevet soit détenu par une entité localisée dans un autre pays, y compris un pays à fiscalité plus attractive que la France.
Voilà quelques exemples de dispositifs qui, de manière très volontaire, génèrent des sources de minimisations de la charge de l'impôt.
Il existe aussi de nombreuses failles à l'échelon international. Mais de ce point de vue - ce n'est pas souvent souligné -, la France est plutôt mieux prémunie que d'autres Etats, en particulier grâce à son principe de territorialité, selon lequel ne sont taxables en France que les entreprises exploitées sur le territoire. Les entreprises exploitées à l'étranger ne sont pas taxables en France.
Ce principe, dit de « territorialité restreinte », qui, du coup, interdit d'imputer sur la base française les pertes d'exploitation réalisées à l'étranger, a totalement exclu, par exemple, l'utilisation de ce dont on a dû vous parler par ailleurs : ces entités hybrides qui, dans le passé, ont fait les délices des groupes anglo-saxons, par exemple.
Contrairement aux entreprises équivalentes des pays anglo-saxons, les entreprises françaises n'ont donc jamais utilisé ces entités hybrides. De ce fait, on peut penser que, pour manoeuvrer dans l'ordre fiscal international, elles ont été pénalisées par une capacité inférieure à celle des groupes anglo-saxons. C'est une réalité qu'il n'est pas toujours facile de toucher du doigt.
Cela dit, on peut globalement estimer que les groupes français ont été historiquement beaucoup plus vertueux que n'ont pu l'être les groupes anglo-saxons, notamment parce que le concept d'abus de droit qui existe en France joue comme un censeur naturel de l'activité d'optimisation fiscale.
En revanche, aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, soit l'interdiction existe dans le texte, soit elle n'existe pas et, dans ce dernier cas, aucune règle ne permet de s'opposer à tel ou tel comportement, quand bien même l'intention serait exclusivement d'ordre fiscal.
J'en viens à votre troisième question relative au profil des contribuables qui s'adressent à notre cabinet. Plus de 95 % sont des entreprises, dont une grosse moitié, 60 %, s'adresse à nous dans le cadre de leur développement, soit en France, soit à l'étranger. Les autres sont des entreprises étrangères ayant des implantations en France.
M. Philippe Dominati, président. - Connaissez-vous la proportion des entreprises qui se développent à l'étranger par rapport à celles qui restent sur le territoire national ? La moitié de votre clientèle ?
M. Éric Fourel. - Beaucoup plus que la moitié !
M. Philippe Dominati, président. - Les deux tiers ?
M. Éric Fourel. - Oui, largement !
Par rapport à d'autres grands cabinets français, en matière de fiscalité, Ernst & Young est doté de ce réseau international extrêmement dense dont je parlais tout à l'heure. Nous sommes donc mieux positionnés que certains autres cabinets français lorsqu'il s'agit d'accompagner les entreprises françaises dans leur expansion à l'international.
Votre quatrième question porte sur les exemples de montages. Le terme même de « montage » implique qu'on se situe sur le terrain glissant de l'abus de droit, avec une structure qui, par définition, a une certaine artificialité.
Par conséquent, je ne pourrai pas vous dire que sont élaborés par nos soins des montages à proprement parler, c'est-à-dire des structures sans rapport avec une réalité économique souhaitée par les entreprises ou correspondant à leur situation de fait et auxquelles serait prêté un objectif de minimisation de leurs charges fiscales.
Des exemples de montages stricto sensu, je n'en ai pas qui me viennent en tête puisque, depuis la loi de sécurité financière, nous nous sommes interdits de participer à des structures qui nous paraîtraient être artificielles.
Cela dit, des structures qui permettent de diminuer la charge de l'impôt dans des pays étrangers comme en France, je pourrais vous en décrire si vous le souhaitez, mais essayons peut-être de sérier davantage les questions sur lesquelles porte votre curiosité.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - En préambule, vous nous avez indiqué que la fiscalité était votre deuxième activité après l'audit et que cela représentait environ 20 %. S'agit-il de 20 % du chiffre d'affaires du groupe ?
M. Éric Fourel. - A peu près !
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous un ordre de grandeur du montant ?
M. Éric Fourel. - Je n'ai pas les chiffres exacts en tête, mais je pense que cela représente un peu moins de 4 milliards de dollars au niveau mondial. Nous avons environ 30 000 collaborateurs en matière fiscale dans le monde.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - D'après l'expérience que vous avez acquise dans vos activités, quelles sont les principales dispositions d'attractivité fiscale qui existent dans notre pays ?
Vous avez dit n'avoir jamais observé de manipulation sur les prix de transfert intragroupe. Il s'agit d'un propos étonnant et quelque peu différent de ce que nous avons entendu ici sur ce sujet dans la bouche d'autres acteurs ou observateurs. Pourriez-vous, s'il vous plaît, préciser ce point de vue ?
M. Éric Fourel. - Selon moi, en matière d'attractivité fiscale, il y a un terrain sur lequel la France est peut-être championne toutes catégories, même si ce n'est pas toujours très bien compris, c'est la fiscalité de la propriété intellectuelle à caractère industriel, c'est-à-dire les brevets et le savoir-faire technique indispensable à l'exploitation des brevets, l'article 39 terdecies du code général des impôts.
Pourquoi ? Parce que cet article permet de taxer à 15 %, donc à un taux réduit, hors surcharge, les redevances d'exploitation des brevets, alors que les frais de recherche et de développement sont déductibles de l'assiette normale, et que, par ailleurs, elles ouvrent droit au fameux crédit d'impôt recherche.
De ce point de vue-là, le dispositif est particulièrement efficace et il a, je crois, très largement participé de la politique industrielle de la France depuis les années soixante.
Somme toute, le Royaume-Uni vient d'essayer de nous copier, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg ont des dispositifs similaires, mais qui se sont étendus à la propriété intellectuelle de nature commerciale, donc tout ce qui est détention de marques et détention de savoir-faire en matière de marketing international. Ce n'est pas notre cas ; c'est un peu la vision gaullienne de la fiscalité : tout ce qui est politique industrielle, propriété intellectuelle à caractère industriel est noble, tandis que la propriété intellectuelle à caractère commercial le serait moins et mériterait moins les attentions du législateur fiscal.
Voilà un terrain sur lequel la France a un dispositif qui lui permet de résister très largement au phénomène de délocalisation de la propriété intellectuelle auquel d'autres pays peuvent faire face.
Les Etats-Unis notamment, en tout cas pour l'exploitation de la propriété intellectuelle en dehors du territoire américain, sont souvent sujets à des localisations qui ne sont pas exemptes de préoccupations fiscales. Voilà pour citer un exemple d'attractivité particulière à la France.
J'en viens à votre deuxième question.
La matière des prix de transfert est extrêmement dangereuse pour les entreprises. Quand elles consultent de grands cabinets comme les nôtres, c'est d'abord souvent en vue de se prémunir contre ce risque de double imposition économique que je vous dépeignais tout à l'heure.
Il est très facile de contester le prix d'une transaction intragroupe, au motif qu'elle ne serait pas rigoureusement la même que ce qui aurait été pratiqué entre parties indépendantes, alors qu'il n'existe pas d'étalon véritable, objectif, puisqu'il n'y a pas souvent de transactions exactement identiques pratiquées entre parties indépendantes. Il suffit que les autorités fiscales d'un pays décident que le rôle exercé par l'entité locale est plus important que celui qui est estimé par l'entreprise pour lui rattacher une base fiscale plus importante.
En la matière, un point est important à signaler à votre commission : les groupes français, comme d'autres, mais en particulier les groupes d'Europe, font face à des attaques extrêmement fortes, sérieuses, de la part des pays émergents, notamment dans la zone asiatique. Ces derniers ont bien compris que, au fond, leurs territoires ne pouvaient pas être que des territoires de distribution d'éventuelles productions venues d'ailleurs et cherchent systématiquement à considérer que les fonctions qui sont exercées selon le territoire méritent une rémunération bien plus élevée que celle qui leur est octroyée.
La matière des prix de transfert, qui consiste à attacher la juste valeur aux fonctions, aux risques et aux actifs qui sont employés par telle ou telle entité, se prête à des débats sans fin. Les traités internationaux ne corrigent pas, ou corrigent mal, la double imposition économique qui résulte d'une divergence d'appréciation entre les autorités fiscales.
En la matière, le seul remède véritable qui existe pour les entreprises consiste à négocier des accords préalables de prix de transfert entre autorités compétentes, accords qui sont de plus en plus pratiqués. C'est effectivement une bonne chose, puisque cela permet aux autorités fiscales de se pencher sur les conditions exactes d'une transaction. Mais ces procédures sont lourdes et coûteuses.
Evidemment, cela fait également le bonheur de structures comme les nôtres, car l'obtention d'un accord en matière de prix de transfert implique un accompagnement lourd qui n'est pas à la portée des entreprises les plus petites, ni de la plupart des entreprises pour couvrir la totalité de leurs transactions.
En général, pour les entreprises, la matière des prix de transfert est tout autant et même souvent bien plus une source de chicanes et de risques que d'optimisation fiscale. En effet, la seule optimisation n'est autorisée qu'à partir du moment où vous pouvez définir un profil opérationnel d'une entité qui justifie que vous lui rattachiez davantage de marge. Or la définition d'un tel profil opérationnel implique que vous la dotiez de fonctions humaines et d'un profil économique correspondant à la marge que vous allez lui attribuer.
Il n'est donc pas possible de créer une optimisation tombée du ciel, si je puis dire. Il y a nécessairement, derrière, une contrainte forte en termes de structuration de l'activité économique elle-même si vous voulez obtenir un résultat vous permettant d'allier un bon niveau d'imposition et une bonne localisation.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous eu connaissance d'opérations de redressement exécutées par l'administration fiscale consécutivement à des constats de manipulation de prix de transfert dans certains cas ?
M. Éric Fourel. - Oui. Aujourd'hui, les prix de transfert sont probablement le premier terrain de redressement fiscal en France comme dans la plupart des autres pays.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Sur ce sujet précis des redressements par rapport aux prix de transfert, quel est le nombre de dossiers que vous traitez ?
M. Éric Fourel. - J'aurais du mal à le dire.
Formulé autrement, disons qu'aujourd'hui pratiquement pas une vérification de comptabilité d'entreprise française s'inscrivant dans une mouvance internationale ne conduit pas au moins à une discussion, souvent difficile, à propos de sa politique de prix de transfert et, généralement, à un point de contestation.
Il faut voir comment cela se déroule dans la pratique. Etant censé définir un standard correspondant à ce que, en théorie, les entreprises indépendantes auraient réalisé, vous essayez de trouver un échantillon qui se rapproche du cas de figure que vous étudiez. Par exemple, une activité de distribution doit engendrer une profitabilité normative de l'ordre de 5 % du chiffre d'affaires déployé.
Si jamais, pour une raison liée à un investissement publicitaire, une année plus lourde que l'année précédente, vous vous écartez de l'échantillon défini soit par vous-même, soit par l'administration, en étant, par exemple, non plus à 5 % de rentabilité, mais à 3 %, immédiatement vous aurez un redressement en matière de prix de transfert.
Il s'ensuit avec l'administration un débat, une quasi-négociation, pour essayer de déterminer le juste niveau de redressement. Pour éviter des contentieux au long cours - plusieurs années ! -, les entreprises sont parfois amenées à accepter un point de redressement médian, alors qu'au fond personne n'est véritablement capable de dire si la bonne rentabilité est de 5 %, 5,5 % ou 4 %. Ce point de compromis avec l'administration fiscale leur permet de clore le contentieux et d'éviter d'avoir à gérer ses suites administratives et autres.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - En vue du rapport que nous aurons à rédiger à l'issue des travaux de cette commission d'enquête, il serait intéressant que nous disposions de données chiffrées extrêmement détaillées sur le nombre de dossiers plaidés en la matière, de redressements opérés, afin d'établir des ratios. Vous serait-il possible de nous les communiquer ?
M. Éric Fourel. - Je vais tâcher de vous trouver cela.
Il existe plusieurs périmètres. Comme je vous le disais, un cabinet comme le nôtre intervient aussi à l'appui de la certification de la juste comptabilisation de l'impôt dans les comptes des entreprises qu'Ernst & Young peut auditer.
Quand nous intervenons à l'appui de l'audit d'entreprises pour lesquelles nous nous interdisons de pratiquer des conseils, nous demandons évidemment à avoir accès aux contrôles fiscaux qui ont été opérés sur ces entités auditées. Cela nous permet de mesurer les impacts des redressements fiscaux dont elles ont fait l'objet.
Je ne sais pas si, en termes de données, cela vous intéresse aussi. Voulez-vous des données chiffrées, tous éléments confondus, ou seulement sur les activités pour lesquelles nous intervenons en tant que conseil en défense ? Sur les redressements, il peut y avoir plusieurs périmètres à définir.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - On le précisera dans la demande écrite que l'on vous adressera.
M. Philippe Dominati, président. - En tout cas, si je comprends bien, vous confirmez que l'administration française fait preuve d'une très grande vigilance sur le calcul des prix de transfert ; ce sont les entreprises qui vont à l'international.
M. Éric Fourel. - De l'administration française et de toutes les administrations dans le monde.
Aujourd'hui, quand vous interrogez les entreprises...
M. Philippe Dominati, président. - L'Etat français n'est pas en retard par rapport à d'autres Etats équivalents sur ce sujet-là ?
M. Éric Fourel. - Non, du tout !
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. - C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai noté tout ce que vous avez dit en préambule, et je vous relirai avec tout autant d'intérêt, car le rythme de votre présentation a été si dense qu'il conviendra de revenir sur nombre de vos propos.
Je soulignerai deux points.
Le premier concerne la notion de « montage ». J'ai compris votre allergie à ce terme, qui vous fait penser à un abus de droit. Au cours de votre exposé, vous avez utilisé une autre formulation beaucoup plus judicieuse, celle de « stratégie fiscale », derrière laquelle vous avez évoqué en particulier les notions de filiale et de succursale. Comment jouez-vous sur ces notions-là pour faire en sorte, en termes de stratégie fiscale, qu'une entreprise s'y retrouve au mieux de ses intérêts fiscaux dans un monde concurrentiel ?
Le second point sur lequel j'aimerais obtenir plus d'informations concerne l'évolution des réglementations fiscales. Vous avez pris l'exemple du Royaume-Uni, qui prend un certain nombre d'initiatives pour créer de l'attractivité fiscale.
Ce phénomène d'évolution des réglementations fiscales s'accélère-t-il dans le monde ? Quelles sont les tendances ? Certains pays deviennent-ils plus fiscalisés qu'ils ne l'étaient par le passé ? Inversement, d'autres lâchent-ils un peu de lest ? Qu'est-ce que cela peut entraîner par la suite ? Peut-il y avoir, à travers le monde, une redistribution fiscale en quelque sorte par les intérêts que les entreprises percevront pour elles-mêmes en termes d'implantation ou de délocalisation ? Tous ces enjeux-là sont-ils si importants ? Peut-on véritablement vivre un bouleversement en la matière ? Pourrait-il y avoir des évolutions très rapides ? S'adapte-t-on rapidement à ces fiscalités qui évoluent ou, au contraire, les conséquences étant quand même assez lourdes, y réfléchit-on à deux fois avant de changer ses sièges ou ses localisations ?
M. Éric Fourel. - Le choix succursale versus filiale est un terrain classique, historique, de questionnement autour de la bonne stratégie fiscale à employer.
Voilà deux ans, je crois, le Royaume-Uni a réformé son principe de territorialité mondiale pour finalement adopter un principe de territorialité restreinte, comme celui de la France, en tout cas face à des structures situées dans des pays conventionnés. Par conséquent, il n'est plus possible aujourd'hui de déduire au Royaume-Uni les pertes susceptibles d'être générées par des succursales situées à l'étranger. La France ne l'a jamais permis, en vertu, justement, de son principe de territorialité restreinte.
Je vais vous citer un exemple de paradoxe.
Le principe de territorialité français veut donc qu'on ne puisse pas déduire les pertes engendrées par des succursales à l'étranger. On aurait envie d'ajouter : a fortiori dans le cas d'une structuration d'une filiale, donc d'une entité autonome dotée d'une personnalité juridique propre.
En effet, on devrait encore moins essayer de remonter les pertes engendrées éventuellement par le démarrage de l'activité contre l'assiette française. Le dispositif législatif particulier qui l'autorise a, je crois, été supprimé par les dernières lois de finances rectificatives. Mais, indépendamment de ce régime spécifique, le fait d'utiliser une filiale nous conduit à avoir des relations contractuelles avec cette personnalité morale autonome et donc à lui consentir, par exemple, des prêts.
Par la suite, si la société filiale en question n'est pas in bonis et en capacité de rembourser votre prêt, vous pouvez tout simplement lui consentir un abandon de créance, assorti ou non d'une clause de retour à meilleure fortune. Ce sont des techniques de stratégie fiscale tout à fait classiques et vieilles comme le monde.
En fait, par le biais de l'abandon de créance, vous remontez indirectement la perte et le déficit générés par la filiale à l'étranger, qui, du coup, devient votre perte, puisque vous avez perdu le prêt et le financement que vous lui avez octroyés.
De ce point de vue, le choix succursale ou filiale n'est évidemment pas indifférent. Dans ce contexte-là, il est paradoxalement plus intéressant d'avoir une filiale. Mais une filiale, en général, génère un impôt sur les sociétés locales, plus une retenue à la source au moment où vous distribuez le dividende en France correspondant aux profits réalisés, alors qu'avec une succursale, dans la plupart des cas, vous payez l'impôt au niveau local et vous pouvez ensuite rapatrier le profit sans source supplémentaire de frottement fiscal local.
Selon le contexte dans lequel vous êtes, une activité qui va être rapidement profitable ou, au contraire, déficitaire en période de démarrage, vous pouvez avoir intérêt à choisir telle structure plutôt que telle autre, voire à la faire évoluer dans le temps.
Voilà un exemple de ce qu'est une réflexion fiscale autour d'un investissement à l'étranger pour un groupe français. Évidemment, le même type de questions existe pour les groupes étrangers. S'agit-il d'optimisation agressive ou de bonne stratégie fiscale ? À vous de juger !
Vous m'avez interrogé, ensuite, sur les grandes évolutions que l'on peut constater en matière de réglementations fiscales dans le monde.
Elles sont multiples, diverses, difficiles à décrypter, très largement mouvantes. C'est pour cela que le discours politique ambiant en France autour de la faible charge fiscale payée par les entreprises françaises me semblait, à titre personnel, être assez à contre-courant de ce qu'une bonne politique économique devrait conduire à penser.
Pour simplifier, je constate que la plupart des pays tendent à avoir une politique fiscale favorisant l'expansion de leurs entreprises nationales à l'étranger et parfois au détriment des fiscs locaux à travers un certain nombre de structures qui sont, sinon favorisées, du moins tolérées à partir du moment où elles ne portent pas atteinte à l'assiette fiscale de l'Etat du siège ultime.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous des exemples précis ?
M. Éric Fourel. - Oui, je pense à cet égard à la manière dont les check the box rules ont été entérinées aux États-Unis, puisque même l'administration Obama, qui souhaitait à un moment les remettre en cause, les a finalement laissées perdurer et prospérer. Ces règles conduisent en fait à paralyser les dispositifs américains de maintien de la base imposable des filiales localisées à l'étranger et à choisir un pays de localisation principale de cette base imposable par grandes régions dans lesquelles les groupes internationaux d'origine américaine peuvent opérer.
On peut dire de façon plus précise que les check the box rules permettent d'ignorer les entités juridiques qui peuvent avoir été constituées sous forme de filiales, de considérer qu'elles ne forment qu'un tout en dessous de l'entité holding qui aura été créée et donc d'opérer librement la localisation de la base taxable à l'intérieur de ce sous-ensemble par grandes régions d'investissement dans lesquelles les groupes américains interviennent.
Au départ, ce n'était pas l'objectif visé, mais au fil du temps, ce dispositif est apparu comme extrêmement bénéfique pour permettre aux groupes américains d'assurer leur expansion internationale sans avoir à rapatrier les profits aux États-Unis pour les réinvestir, donc en évitant d'avoir à payer l'impôt aux États-Unis sur les rapatriements de dividendes qu'ils auraient dû réaliser si ces règles n'existaient pas.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous citez les Etats-Unis, mais comment cela fonctionne-t-il au sein de l'Union européenne ?
M. Éric Fourel. - Je citerai l'exemple tout simple du Royaume-Uni, qui baisse son taux d'impôt sur les sociétés à 24 % alors que le nôtre est maintenant de 36 % avec la sur-cotisation qui a été imposée dans la dernière loi de finances. Voilà bien un élément de la guerre fiscale à laquelle se livrent les pays de l'Union européenne.
Il existe évidemment d'autres exemples, mais le Royaume-Uni, avec ce système d'entité détentrice de propriété intellectuelle qui bénéficiera d'un taux réduit à 10 %, participe à cette compétitivité, à cette compétition fiscale internationale autour de la propriété intellectuelle.
La propriété intellectuelle est l'enjeu majeur de la fiscalité internationale actuelle. En expliquant pourquoi, je répondrai aussi à votre question. En effet, dans la théorie générale des prix de transfert, on attribue la plus grande valeur - cette approche pourrait d'ailleurs être philosophiquement contestée - et donc la plus grande base imposable aux activités intellectuelles, qui sont à l'origine de l'innovation et de l'idée. On considère que c'est à elles que doit aller le profit résiduel une fois qu'a été rémunéré ce que l'on appelle les fonctions de routine, c'est-à-dire les fonctions de production et de distribution.
Donc, aujourd'hui, une guerre mondiale est engagée pour attirer cette propriété intellectuelle dans tel Etat plutôt que dans tel autre, en vue de pouvoir ensuite justifier de la localisation de la base taxable la plus forte dans cet Etat.
Cette guerre à laquelle se livrent les différents régulateurs peut être positive à travers une attractivité spécifique donnée aux éléments de propriété intellectuelle - le Royaume-Uni en est un exemple tout récent. Mais elle peut aussi s'exercer à travers une répression tous azimuts : par exemple, on vous dira que l'entité de distribution qui se contente de vendre ses shampooings localement et assure un certain nombre de dépenses publicitaires à cette fin a en fait développé un savoir-faire marketing spécifique, une propriété intellectuelle particulière, un actif de grande valeur parce qu'elle a acquitté les dépenses publicitaires correspondant à la promotion des ventes et que, par conséquent, une partie de la propriété intellectuelle doit être attirée dans cette étape de distribution et que vous devez lui laisser non pas 5 % mais 10 % de profits normatifs, eu égard à cette plus grande valeur qui est attachée à des fonctions que d'autres estimeront être de routine.
En résumé, soit positivement, soit négativement, aujourd'hui, l'une des grandes tendances de la réglementation fiscale internationale est de réussir à préserver, attirer et parfois confisquer une propriété intellectuelle, afin de justifier du rattachement le plus grand possible d'une certaine base imposable.
M. Jacques Chiron. - Je souhaiterais obtenir quelques précisions complémentaires concernant le crédit d'impôt recherche que vous avez évoqué.
D'après ce que j'ai compris, dans certains pays, lorsqu'un crédit d'impôt recherche est accordé, le résultat de la recherche ou de la propriété intellectuelle doit rester localisé dans le pays, alors qu'en France il est possible de le délocaliser.
Pour essayer de résumer, je dirai que le crédit d'impôt recherche permet à certains grands groupes qui ont créé des sociétés par actions simplifiées, des SAS - jusqu'à plusieurs centaines - de ne pratiquement plus payer d'impôts : on embauche un chercheur ou deux, quelquefois un peu plus, on défiscalise au maximum, et on localise le résultat dans d'autres pays où sera située la propriété intellectuelle de la recherche. En outre, on peut aussi produire dans d'autres États. Si bien que l'on paye localement tout ce qui représente la valeur ajoutée, mais on ne profite d'aucun résultat.
On peut dire que le crédit d'impôt recherche représente 5,5 milliards d'euros. Or seulement 15 % des PME-PMI qui en ont bénéficié sont restées localisées en France, parce qu'elles n'avaient pas les moyens d'aller ailleurs. En revanche, tous les grands groupes ont « pu » transférer tout le reste à l'extérieur.
Il me semble que c'est en 2008 que l'élargissement a été permis : le crédit d'impôt recherche a été instauré avant, en 2002-2004, ...
M. Jacques Chiron. - ... mais il a vraiment été élargi en 2008. On nous dit que ce crédit d'impôt recherche est extraordinaire. C'est vrai si son effet reste localisé en France, tout au moins la valeur intellectuelle. C'est en quelque sorte une première question que je pose.
Je souhaiterais poser également une seconde question.
Autant les Etats-Unis ont une force en tant que tels, autant nous, à l'échelon européen, comme vous l'avez dit, avec l'Angleterre d'un côté, d'autres Etats de l'autre, nous n'avons plus aucune force de négociation. Par conséquent, comment l'Europe pourrait-elle retrouver la possibilité de peser véritablement sur ce type de délocalisations ? Disant cela, je suis très prudent dans mes propos parce qu'en réalité je pense qu'il s'agit d'une évasion.
M. Éric Fourel. - Sur le premier point, je n'ai pas été assez précis et me suis mal exprimé.
Le crédit d'impôt recherche est effectivement octroyé en fonction du déploiement d'une activité de recherche sur le territoire français ou au sein de l'Union européenne et indépendamment du lieu de localisation de la propriété intellectuelle que cette activité génère.
Cela étant, parmi tous les exemples que j'ai pu observer, je n'ai pas vu un seul groupe français délocaliser sa propriété intellectuelle issue de telles activités de recherche parce que, au-delà du crédit d'impôt recherche, le régime de l'article 39 terdecies opère une incitation très forte au maintien en France de la détention de cette propriété intellectuelle issue des activités de recherche avec l'application d'un taux réduit sur les redevances, qui seront taxables à 15 %, outre les impôts complémentaires.
Somme toute, ces deux régimes combinés, s'ajoutant au fait que les groupes français ont tout de même une plus grande facilité à suivre leurs activités centrales corporate lorsqu'elles sont réalisées en France, font que ceux-ci, à ma connaissance, ne délocalisent pas leurs propriétés intellectuelles.
En revanche, les groupes étrangers, qui n'ont pas en soi d'attachement ou de raison opérationnelle de maintenir la propriété intellectuelle sur le territoire français, ont intérêt à essayer de centraliser cette détention d'actifs incorporels dans un lieu unique, qui est soit leur Etat de siège soit un pays de localisation particulière. En général, ceux-ci profitent du crédit d'impôt recherche en France à raison d'activités de recherche dans notre pays sans pour autant y localiser le fruit issu de cette recherche, parce que, en réalité, le législateur n'a pas souhaité conditionner l'octroi du crédit d'impôt recherche à cette localisation. Il a avant tout cherché avec cet outil, je l'imagine, à faire baisser le coût de l'activité de recherche tel qu'il existerait en France sans ce système d'incitation par rapport au prix de la recherche effectuée aujourd'hui dans d'autres États, en particulier des pays émergents.
Le crédit d'impôt recherche opère donc avant tout, aujourd'hui, me semble-t-il, comme un outil permettant de réduire le coût salarial, c'est-à-dire le coût du travail lié aux activités de recherche déployées en France. C'est la raison pour laquelle il n'a pas été conditionné à une localisation des actifs correspondants en France.
Cependant, en la matière, il n'y a pas réciprocité : quand un groupe français opère des activités de recherche à l'étranger, s'il rapatrie la propriété intellectuelle correspondante en France, très souvent, il n'aura pas droit aux dispositifs locaux d'incitation qui peuvent exister en matière d'activités de recherche.
M. Jacques Chiron. - Poursuivons la réflexion. Vous avez dit, au tout début de votre intervention, que l'entreprise doit être rationnelle et avisée : si l'Angleterre décide de fixer le taux à 10 %, on peut imaginer que, demain, beaucoup passe outre-manche.
Vous n'avez pas répondu à la question du nombre de sociétés créées. En effet, certains très grands groupes créent jusqu'à 100, 200, voire, d'après ce que j'ai entendu, 230 filiales en SAS : or, plus vous multipliez le nombre de ces filiales, plus vous augmentez la charge de l'Etat, qui finance la recherche. Qu'en pensez-vous ?
M. Éric Fourel. - Sur ce plan, je n'ai plus précisément les règles en tête, mais le phénomène que vous décrivez correspond à la multiplication des entités afin d'effectuer des opérations de recherche sans limitation du plafonnement de ces dépenses de recherche, ...
M. Jacques Chiron. - Tout à fait !
M. Éric Fourel. - ... plafonnement qui dès lors joue par entité et non pas à l'échelle du groupe économique.
En l'espèce, on se situe sur un terrain où la question de l'abus de droit pourrait parfaitement être posée.
Quelle raison autre que la systématisation du crédit d'impôt recherche pourrait inciter à démultiplier ce nombre d'entités ? Est-ce un droit ? A mes yeux, nous nous trouvons devant un type de montage qui pourrait être porté devant le juge lui-même et faire éventuellement l'objet d'un redressement.
M. Jacques Chiron. - Voire à ce que des précisions soient apportées par le législateur.
M. Yannick Vaugrenard. - Je suis quelque peu dubitatif sur le contenu de votre introduction. Nous ne sommes pas là pour nous livrer à un débat idéologique, mais sachez tout de même que je ne partage pas le point de vue que vous avez développé. Je ne pense pas que la compétitivité des entreprises puisse se mesurer ou être infléchie uniquement en fonction d'une fiscalité trop forte ou trop faible à tel ou tel endroit du continent européen.
M. Éric Fourel. - Ce n'est pas ce que j'ai dit !
M. Yannick Vaugrenard. - Cela peut jouer, je n'en disconviens pas. Néanmoins, chacun sait que, aujourd'hui, une entreprise s'implante aussi en raison de la qualité de la formation qui est dispensée dans une région ou dans un pays, de l'environnement, de tout un contexte qui dépasse de beaucoup le degré de pression fiscale.
Je souhaiterais obtenir des exemples plus précis que celui que vous avez cité tout à l'heure. Je vous pose la question parce que de tels exemples peuvent nous permettre, me semble-t-il, d'affiner nos propositions législatives et d'essayer d'éviter une trop grande optimisation fiscale que, personnellement, je traduirai plutôt par l'expression d'« évasion fiscale ».
Si j'ai bien compris votre démonstration, la société mère ne remboursait finalement pas le déficit ou l'emprunt qui avait été contracté par la filiale, ce qui est une forme, disiez-vous, d'optimisation ou de stratégie fiscale extrêmement agressive. Si ce type de montage financier, qui est par ailleurs interdit par les instances européennes, est utilisé de manière détournée, ce n'est plus de l'optimisation fiscale, c'est de l'évasion fiscale. A ce moment-là, il faut que, à l'échelon de notre pays, nous puissions intervenir en termes législatifs pour être plus efficaces et éviter cette optimisation fiscale agressive ou plutôt cette évasion fiscale.
Y a-t-il des exemples similaires à celui que vous avez développé tout à l'heure qui, sans être forcément des montages artificiels - quoique -, nous permettraient d'avoir une vision plus claire et d'estimer tout simplement ce que nous pourrions améliorer ?
J'ai bien compris que, du fait des conseils que vous dispensiez, vous étiez facilitateur d'optimisation fiscale et non pas, semble-t-il, d'évasion fiscale. Tout ce monde des PME-PMI, qui constitue le socle de notre économie, profite-t-il de vos conseils, et dans quelle proportion ?
M. Éric Fourel. - Sur le premier point, je n'ai pas du tout voulu dire que la compétitivité économique était dépendante de la seule fiscalité, ni même influencée de manière prépondérante par elle. Mon propos est simplement de dire que nous sommes face à une compétition fiscale internationale, conduite par les différents États d'une manière plus ou moins délibérée, plus ou moins offensive, et que le débat français autour de la fiscalité pesant sur les entreprises illustre bien, pour moi, la situation actuelle : nous nous tirons un peu une balle dans le pied !
Si, en réalité, nous voulons véritablement mettre fin à des outils visant à minimiser la charge fiscale qui sont, pour les uns, de l'optimisation, ou qui se situent déjà, pour les autres, sur le terrain discutable de l'évasion, je trouve, à titre personnel - mais il est évidemment très difficile d'y parvenir dans une Union européenne qui, en la matière, fonctionne selon la règle de l'unanimité -, que nous aurions bien mieux à faire : il vaudrait mieux travailler à une véritable harmonisation, une vraie convergence des systèmes fiscaux nationaux, adopter l'assiette consolidée en matière d'impôt sur les sociétés - c'est la France qui l'a retirée de l'agenda de l'Union européenne - ainsi que tout autre outil et idée de coopération interétatique, plutôt que de chercher à mettre l'accent sur l'arsenal répressif contre les entreprises, lequel risque en définitive de pénaliser encore un peu plus notre compétitivité économique.
Voilà tout ce que je voulais dire sur ce sujet.
Pour ce qui est d'exemples d'autres structures, il ne m'en vient pas spontanément à l'esprit, mais je pense à toute situation d'investissement économique, d'acquisition, et à la manière dont on compte réaliser cette acquisition : va-t-on créer une holding qui va reprendre l'entité acquise dans le pays considéré moyennant un endettement permettant éventuellement de déduire, contre les résultats de la cible, les charges financières qui seront encourues plutôt que de localiser la charge financière dans l'État du siège ? Voilà un autre terrain classique d'interrogations sur les moyens de structurer fiscalement ces opérations dans l'ordre fiscal international.
Au fond, derrière chaque opération économique se pose la question de sa qualification et de ses conséquences fiscales, qui peuvent être différentes, multiples selon les objectifs visés. Voilà pourquoi cette activité de planification fiscale, même si elle peut vous paraître source de débats parce qu'elle conduit à réduire la recette publique, est aussi une source d'activités légitimes dans la mesure où elle permet de répondre à une meilleure structuration des objectifs économiques des entreprises.
Toutes ces pratiques sont-elles de la stratégie fiscale ? Pas forcément, il existe évidemment des entreprises qui sont plus sensibles sur ce terrain que d'autres. Je ne dirai pas que c'est nécessairement la taille qui les distingue ; en réalité, il s'agit davantage de culture d'entreprise, d'un état de nécessité justifiant parfois de recourir au levier fiscal comme renfort des autres leviers économiques de l'entreprise.
Enfin, je pense qu'en la matière nous bénéficions encore, en France, d'une relative modération par rapport à ce que d'autres pays ont pu connaître.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. - Je suis assez d'accord avec la description que vous avez faite de la réalité du monde des affaires. Le problème est qu'il existe un taux théorique et un taux réel, ...
M. Jacques Chiron. - C'est exact !
M. Francis Delattre, président. - ... et que l'on constate un écart entre les deux comme en témoignent les déclarations des uns et des autres.
Vous me direz que le problème du résultat consolidé pose une vraie difficulté, ce qui est certain. Mais ne pensez-vous pas que nous sommes face à un double problème, celui du taux réel et du taux annoncé ?
M. Jacques Chiron. - Tout à fait !
M. Francis Delattre. - La deuxième difficulté est le taux réel appliqué aux PMI et aux grands groupes dans ce pays.
Autre question qui dépend de la précédente : nous avons la chance - vous l'avez dit tout à l'heure -, d'avoir de grandes entreprises du CAC 40 dont la structure est satisfaisante, voire meilleure que celles qui existent chez nos partenaires européens ? N'est-ce pas lié à l'organisation de notre pays, qui est un Etat centralisé permettant les discussions entre les entreprises, y compris les grands groupes, et le ministère ? En Allemagne, par exemple, le système est beaucoup plus décentralisé.
En réalité, le fait que la fiscalité des grands groupes soit à l'évidence rationalisée alors que les PMI ne sont pas dans cette situation, tient beaucoup à notre type d'organisation administrative, politique, etc.
Votre société, qui est implantée à Paris, possède-t-elle des antennes régionales ? En effet, vous devriez être à même de conseiller les PMI comme les grands groupes. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cet incontestable hiatus fiscal - les ordres de grandeur de cet écart peuvent être discutés mais son existence est évidente - entre les PMI et les grands groupes ?
Ma dernière question vise simplement à vous demander - puisque 20 % de fiscalité sur le chiffre d'affaires, c'est important - si vous constatez parfois des désaccords entre les actionnaires et le management.
Lorsque vous nous dites que les entreprises ont parfois uniquement le souci de renforcer leurs fonds propres, nous le comprenons très bien, puisque c'est l'intérêt de l'activité, de son développement, etc. Quoi qu'il en soit sur des questions comme celles-là, avez-vous eu connaissance de distorsions entre le management et les actionnaires, c'est-à-dire, en gros, les fonds de pension ?
M. Éric Fourel. - Vous m'interrogez sur le taux réel et le taux théorique, ainsi que sur la situation des entreprises de petite et moyenne taille par rapport à celle des grands groupes.
Je ne me suis pas penché sur la méthode selon laquelle on a déterminé le taux effectif d'imposition des grands groupes pour dire qu'il n'était que de l'ordre de 8 % à 10 % alors que celui des entreprises de taille moyenne serait plus de l'ordre de 28% à 30 %.
M. Jacques Chiron, président. - Il est de 34 %.
M. Philippe Dominati, président. - En réalité, 34 %, c'est le taux théorique.
M. Jacques Chiron. - Non, c'est le taux réel.
M. Éric Fourel. - En fait, une source importante d'incompréhension en la matière tient aux assiettes que l'on compare. Au fond, les entreprises de petite et moyenne taille, qui sont implantées essentiellement sur le territoire national, déterminent leur assiette fiscale en fonction de leur activité économique en France, sur laquelle s'applique le taux de l'impôt ; somme toute, en l'occurrence, il n'y a pas grande latitude.
M. Francis Delattre. - Il faut optimiser !
M. Éric Fourel. - Il est sûrement possible d'optimiser certaines choses, mais, en définitive, c'est une opération arithmétique simple que de multiplier l'assiette par le taux de l'impôt.
Pour ce qui est des grands groupes, je ne suis pas sûr que ces comparatifs retiennent véritablement la bonne assiette par rapport au bon impôt : l'impôt retenu est rattaché aux comptes consolidés. Or des écarts existent entre le bénéfice comptable, social et les bénéfices consolidés.
Je suis tout simplement en train de vous dire que la rationalisation de ces écarts mériterait un examen beaucoup plus détaillé que je ne l'ai fait. Je ne suis pas certain que l'écart serait aussi important que cela si l'on comparait des choses strictement comparables.
Cela étant, comme je le mentionnais dans mon propos liminaire, à partir du moment où une entreprise est en phase d'expansion à l'international, notre système fiscal, à l'instar d'autres systèmes, autorise certaines déductions de l'assiette fiscale française : cela favorise cette expansion à l'étranger sans que les produits correspondants soient taxables en France.
L'exemple le plus criant est évidemment celui des charges financières qui sont encourues pour acquérir une filiale à l'étranger, pour acheter un groupe étranger : ces charges financières sont déductibles de l'assiette française alors que le résultat correspondant sera taxable localement et pourra éventuellement être rapatrié sous forme de dividendes, qui seront exonérés à hauteur de 95 % en France.
Je ne dis pas que cette source soit la seule possible ; c'est l'une des sources importantes qui ont permis aux groupes français de diminuer leur charge fiscale par rapport à leur assiette normative française.
Une question se pose : cet avantage, qui se retrouve ailleurs et a permis l'expansion, parmi d'autres éléments, de certains groupes à l'étranger, est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Chacun pourra se faire son opinion.
Personnellement, je pense que la politique industrielle de la France et l'état de centralisation de notre pays ont beaucoup favorisé l'émergence de grands champions mondiaux. Mais notre politique fiscale y a aussi participé : je pense au régime des sociétés mères et à la capacité de rapatrier des dividendes en quasi-exonération d'impôts, en vigueur depuis avant même la seconde guerre mondiale mais aussi à la fameuse « niche Copé », qui n'est ni plus ni moins qu'un alignement sur ce qui se pratique partout en Europe, à savoir l'exonération des plus-values sur titre de participation, outil beaucoup plus récent qui a favorisé cette expansion à l'étranger.
L'article 39 terdecies portant sur les redevances de propriété industrielle, dont le dispositif remonte à 1965, a participé également à cette expansion.
Le bénéfice mondial consolidé, supprimé l'été dernier, a constitué un outil majeur d'expansion des grands groupes français qui en ont profité à l'étranger.
Notre politique fiscale n'est pas le seul levier, mais je reste intimement convaincu qu'elle a favorisé le renforcement de notre politique industrielle dans les années soixante et au-delà, et que nous en avons tiré un certain nombre de bénéfices en faveur de notre puissance économique.
Votre dernière question, monsieur le sénateur, portait sur les actionnaires et le management.
Je ne dispose pas d'éléments de réponse récents qui me viennent spontanément à l'esprit, mais je vous répondrai d'un point de vue historique.
En réalité - et c'est l'un des aspects dont les uns et les autres n'ont pas nécessairement conscience - le système de l'avoir fiscal qui a été supprimé en 2005 opérait comme un outil de convergence entre les intérêts des actionnaires et ceux du management, aux fins de localisation d'une base taxable importante, en tout cas dans une proportion nécessaire en France. Pourquoi ? Parce que le système de l'avoir fiscal envers les actionnaires, avoir fiscal qui était remboursé, y compris aux actionnaires non-résidents, notamment aux fonds de pension américains, s'appliquait aux bénéfices qui avaient été taxés en France au taux normal. Les bénéfices étrangers qui, éventuellement, étaient redistribués, pouvaient également donner droit à un avoir fiscal, mais il fallait payer un précompte qui, en fait, était l'équivalent de l'impôt sur les sociétés.
Par conséquent, par rapport à une politique de distribution autour de laquelle s'entendaient les actionnaires et le management d'un groupe - grosso modo 30 % du résultat consolidé d'un groupe destiné à servir le dividende des actionnaires -, il était de bonne politique fiscale à cette époque que l'assiette correspondante soit localisée en France, parce qu'elle permettait de procéder à des distributions avec un avoir fiscal directement octroyé aux actionnaires ou remboursable aux actionnaires non-résidents.
En 2005, on a supprimé le régime de l'avoir fiscal, parce que l'on craignait que l'Union européenne n'oblige la France à octroyer un avoir fiscal y compris pour les bénéfices qui étaient réalisés dans d'autres États membres. Depuis la suppression de l'avoir fiscal, les entreprises n'ont plus d'incitation naturelle à dégager un résultat imposable en France correspondant au moins au résultat qu'elles vont redistribuer.
Vous voyez donc comment des mécanismes peuvent évoluer, être modulés et se traduire de façon surprenante par rapport à l'objectif initialement visé.
En tout cas, aujourd'hui, il y a beaucoup moins de tensions entre les actionnaires et le management, puisque les premiers comme le second ont un intérêt commun, la maximisation de valeur pour l'entreprise, en vue soit d'accroître son autofinancement, soit de maximiser la politique de redistribution à l'égard des actionnaires ; de toute façon, elle obéit aux mêmes leviers fiscaux.
M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je ferai d'abord une remarque sur le fait qu'une fiscalité trop lourde serait facteur de désindustrialisation. Un seul contre-exemple me vient à l'esprit, dans ma région du Nord : l'entreprise Toyota, qui s'est installée à Onnaing dans le Valenciennois voilà quelques années alors que la taxe professionnelle existait encore ; à la question de savoir pourquoi les dirigeants du groupe étaient restés en France alors qu'ils avaient la possibilité d'aller à Singapour et en Hongrie - nous sommes en concurrence avec ces deux pays -, ils ont effectivement reconnu le poids de la fiscalité, mais ont aussi mis en avant, comme l'a dit notre collègue Yannick Vaugrenard, les infrastructures, les crèches, les garderies, les cantines que les collectivités mettent en place pour les enfants des salariés en question, le cadre de vie...
Je poserai quatre questions, qui appellent, me semble-t-il, des réponses courtes.
Première question : avez-vous été amené dans vos activités, en tant qu'avocat, à opérer des déclarations de soupçon auprès de TRACFIN, et si oui, combien ?
Deuxième question : quelle est la part des opérations faisant intervenir les territoires offshore dans les affaires que vous avez à traiter ?
Ma troisième question concerne votre mode de rémunération : s'agit-il d'un forfait ou d'un pourcentage de l'optimisation gagnée pour les clients que vous recevez ?
J'en viens à mon quatrième et dernier point.
Nous avons reçu, ici même, M. Sivieude, directeur de la direction des vérifications nationales et internationales, la DVNI, qui nous a décrit en détail les pratiques des grands groupes - j'ai en tête la marque ombrelle, l'endettement artificiel, par exemple. Si ces pratiques ne sont pas organisées par des cabinets comme le vôtre, qui s'en occupe : des banques françaises, des banques étrangères via des commerciaux dépêchés sur le territoire ?
M. Éric Fourel. - Concernant les déclarations de soupçon TRACFIN, personnellement, je n'ai jamais eu matière à en effectuer.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Et le cabinet ?
M. Éric Fourel. - Je ne crois pas non plus, mais il faudra que je le vérifie.
Votre deuxième question a trait aux territoires offshore. Que signifie ce terme ?
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Les îles Caïmans, les îles vierges britanniques ?
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Jersey et le Luxembourg ?
M. Éric Fourel. - Jersey, Guernesey, personnellement, jamais.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Et votre cabinet ?
M. Éric Fourel. - Je pense que mon cabinet n'en a quasiment pas fait. Il existe certainement quelques contre-exemples. En revanche, s'agissant du Luxembourg, des Pays-Bas, de l'Irlande, de Singapour, de l'Uruguay, ma réponse est : oui évidemment.
J'en viens au mode de rémunération. Il est, dans 98 % des cas, fixé en fonction du temps passé. Nous ne pratiquons pas l'honoraire de résultat, sauf très rares exceptions, et en général pas en matière d'optimisation ; là où il peut s'en rencontrer de temps en temps, c'est en cas de réfaction d'un redressement fiscal.
Sur le dernier point, il faudrait que je me rapproche de M. Sivieude, parce que je ne connais pas la marque ombrelle.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire plus sur la commercialisation par BNP Paribas de la SICAV dénommée Luxumbrella ?
M. Éric Fourel. - Ce qui a beaucoup été pratiqué à une certaine époque, c'est l'investissement dans des entités luxembourgeoises qui opéraient de purs placements financiers passifs mais qui ont été redressées sous l'angle de l'abus de droit. Je pense notamment à l'arrêt Sagal du 18 mai 2005.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans votre cabinet, vous êtes amenés, avez-vous dit, à créer des schémas fiscaux agressifs. Cela fait-il partie de vos activités ? Dans quelle mesure ?
M. Éric Fourel. - Nous sommes soumis à des règles générales qui ont été édictées par Ernst & Young au niveau mondial en termes d'acceptation de dossier, et nous devons, avant de conseiller une entreprise, procéder à une estimation concernant la pérennité de la structure fiscale examinée. Si nous sommes face à une situation de less likely than not au regard de l'acceptabilité par les autorités de l'Etat en question du schéma fiscal considéré- à supposer que tous les tenants et aboutissants de la structure aient été remis dans les mains de l'administration fiscale en cause -, autrement dit si nous nous trouvons face à une structure qui, selon nous, aura peu de probabilité de passer les feux d'un contrôle fiscal, nous refusons d'intervenir, car c'est ainsi que nous définissons les positions fiscales agressives.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Combien y en a-t-il par an ?
M. Éric Fourel. - Pour nous, une position fiscale agressive est une position qui est less likely than not de tenir la route devant une administration fiscale qui aurait connaissance de tous les problèmes.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Combien cela représente-t-il dans une année sur le nombre de schémas proposés ?
M. Éric Fourel. - Dans ce cas, nous refusons d'intervenir.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Combien ?
M. Éric Fourel. - Il doit y en avoir en France, mais on ne nous en présente plus ; pour l'étranger, je ne pourrais pas vous répondre.
M. Philippe Dominati, président. - Il me reste à vous remercier de toutes ces précisions, monsieur Fourel.