Mercredi 4 avril 2012
- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -Audition de M. Dominique Baudis, Défenseur des droits
M. Jean-Pierre Michel, président.- Jean-Pierre Sueur, retenu par la délégation parlementaire au renseignement, m'a prié de le remplacer.
Nous recevons M. Baudis qui a été nommé Défenseur des Droits en juin 2011. Notre commission est traditionnellement attachée à la préservation des droits et libertés. Elle a ainsi, le 6 mars, reçu M. Delarue, qui a présenté devant nous le bilan de son activité et a commenté son rapport au Président de la République. Après vous, nous recevrons M. Jean-Paul Costa, qui lui aussi a eu, en tant que président de la Cour européenne des droits de l'Homme, une mission, au plan européen, pour faire respecter les droits et libertés. Avec Patrice Gélard, nous menons une mission consacrée à la Cour européenne et à l'évolution de son rôle.
Concernant votre institution, quel premier bilan faites-vous de votre action à la tête d'un organe ayant fusionné plusieurs autorités administratives indépendantes ? Vous êtes assisté dans vos fonctions d'adjoints que vous avez recrutés et de collèges. Comment fonctionnez-vous ? Nous nous interrogeons - et notamment Virginie Klès - sur les moyens dont vous disposez pour mener à bien votre mission constitutionnelle.
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Je vous remercie de votre invitation.
Le Défenseur des Droits est une institution nouvelle, créée par la loi organique de mars 2011 à la suite de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Mon premier souci a été de sauvegarder la spécificité des quatre missions explicitement confiées : médiation avec les services publics, défense des enfants, déontologie de la sécurité, lutte contre les discriminations et sauvegarde de l'égalité. Pour occuper les fonctions d'adjoints, j'ai choisi trois femmes de terrain, ayant une bonne expérience des sujets. Leurs compétences sont définies par la loi organique. La spécificité des missions se traduit aussi par l'existence de collèges également créés par la loi organique.
Les agents qui travaillaient dans les quatre institutions sont restés, sauf ceux qui sont partis à la retraite, mais il n'y a pas eu de perte de mémoire ou d'expérience. Le Défenseur des Droits reprend à la fois les dossiers, les agents et les budgets des quatre structures, à quelques ajustements près qui touchent toutes les administrations et autorités administratives indépendantes.
Sauvegarder c'est bien, mais il fallait aussi valoriser le potentiel de synergie issu du rapprochement. A titre d'exemple, le Médiateur de la République avait un pôle « Santé et sécurité des soins », auquel les trois autres autorités administratives indépendantes n'avaient pas accès alors que ç'aurait été utile. Cette cloison a été abattue par la fusion. Autre exemple : le Défenseur des enfants, quand il recevait un dossier de médiation avec les services publics, le transmettait au Médiateur de la République, au terme d'un circuit qui faisait perdre au moins un mois et demi. Du fait de la fusion des autorités, ces délais n'existent plus.
Lors de ma prise de fonctions, j'ai trouvé trois réseaux territoriaux : celui des délégués territoriaux du Médiateur, environ 300 personnes, celui des correspondants de la Halde, environ 100 personnes, et celui de la Défenseure des enfants, environ 30 personnes - qui n'était donc présente que dans un petit tiers des départements. J'ai regroupé les trois réseaux ; cela fait 430 personnes, qui reçoivent le public dans 650 points d'accueil en métropole et outre-mer. Pour certains secteurs, le réseau a donc été considérablement augmenté. Il se compose de bénévoles, tout juste défrayés à 350 euros par mois. Pour la plupart, ce sont de jeunes retraités de la fonction publique ayant eu des responsabilités élevées. Ils ont des échanges directs, personnels avec les citoyens, au-delà des courriers et courriels.
Au cours de ces dix mois d'exercice, j'ai veillé à mettre en oeuvre les moyens nouveaux donnés par le législateur pour mieux faire respecter les droits.
Je prendrai pour exemple celui, récurrent, des procès-verbaux que l'on continue de recevoir pour un véhicule dont on n'est plus propriétaire. Cela représente tout de même une dizaine de dossiers par jour ! Un homme a même engagé une grève de la faim : il en était à une cinquantaine de PV ! Pour lui, c'était sans fin : avec les moyens du Médiateur, il fallait annuler PV par PV. J'ai adressé une injonction à la ministre du budget et au garde des sceaux afin de mettre fin à toute poursuite à l'encontre de cette personne, au titre de ce véhicule qui n'était plus le sien depuis quatre ans. Sous 48 heures, les deux m'ont répondu avoir donné les instructions nécessaires.
J'ai également utilisé la capacité de procéder à des vérifications sur pièces et sur place. Suite à l'arrêt Popov c. France rendu au mois de janvier par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qui a condamné la France pour la rétention de mineurs, j'ai demandé à ce que chaque fois que la présence de mineurs dans un centre de rétention administrative nous est signalée par des associations, nous nous rendions sur place pour le vérifier. Nous nous sommes rendus dans une dizaine de centres, où nous avons constaté la présence d'enfants, parfois de nouveau-nés. À chaque fois, une solution d'hébergement d'urgence a été trouvée pour ces enfants. C'est une véritable avancée ; Mmes Versini et Brisset ayant regretté de n'avoir pas eu, en qualité de défenseure des enfants, ce pouvoir de vérification sur place.
S'agissant de la CEDH, je suis allé à Strasbourg il y a dix jours pour rencontrer le nouveau président britannique et le juge français. Et nos trois collèges ont entendu M. Costa sur l'articulation complexe entre notre droit interne et les décisions de la CEDH. Je serai donc très intéressé par votre échange avec M. Costa tout à l'heure.
Nous avons trois modes d'interventions. D'abord, le traitement des réclamations - elles sont de l'ordre de 100 000 chaque année. La création du défenseur des droits s'est traduite par une simplification pour le réclamant. Par exemple, une famille dont le fils handicapé ne peut être inscrit dans un établissement d'enseignement pouvait relever du Médiateur, de la Défenseure des enfants et/ou de la Halde. Au lieu de devoir frapper aux trois portes, elle s'adresse désormais à une autorité unique.
La promotion des droits et de l'égalité, la diffusion des bonnes pratiques, sont un autre de nos modes d'intervention. La semaine prochaine, nous publierons un guide pratique pour la mesure de la diversité, en collaboration avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), pour sortir du dilemme des chefs d'entreprise, à qui l'on demande d'introduire de la diversité mais en en prohibant la mesure. Ils peuvent désormais mesurer la diversité, dans le cadre de règles validées par la Cnil.
Enfin, nous proposons des réformes. L'une d'entre elles a fait l'objet d'un texte adopté par l'Assemblée nationale, harmonisant les délais de prescription en matière de provocation à la discrimination. Cette proposition de loi a été transmise au Sénat. Lors de la journée mondiale de lutte contre le sida, j'ai demandé qu'on cesse d'écarter systématiquement les homosexuels hommes du don du sang. Ce n'est pas l'orientation sexuelle mais le type de comportement qui compte. Cette règle, mise en place dans les années 80 dans l'ignorance du mode de contamination, devrait être supprimée. Ce n'est pas l'orientation sexuelle mais le type de comportement qui compte.
Mme Virginie Klès, rapporteure pour avis.- Je voulais vous interroger sur certains points de la programmation budgétaire. Mais j'ai appris que vous travaillez sur les indicateurs, j'attends donc que vous ayez achevé vos travaux.
Concernant l'image de votre institution, qu'en connaît le grand public ? Je me rendrai dans vos locaux pour voir ce qu'il en est du rapprochement des quatre autorités antérieures. Quid des statuts du personnel ?
Par ailleurs, avez-vous été saisi de la question des tests biologiques osseux pour déterminer l'âge des enfants ? Vous êtes-vous aussi intéressé à la constitution d'un fichier des personnes qui contestent les PV ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Quand j'ai pris mes fonctions, les quatre institutions avaient chacune leur propre siège. De deux sites, le siège du Médiateur et celui de la Halde, nous ne pouvons partir avant 2014, à la fin d'un bail de neuf ans que nous ne pouvons dénoncer. France Domaine n'a pas trouvé de substitut pour les deux ans qui viennent. Nous allons fermer les deux autres sites au printemps. Le déménagement est en cours. Nous serons passés de quatre sites à deux, 500 m² en moins. Cela représente une économie non négligeable sauf en 2012 du fait des frais de déménagement. L'objectif en 2015 est d'aller en un seul et même lieu. Il est question d'aller avec la Cnil dans la grande opération Ségur, près de la place de Fontenoy. C'est une hypothèse de travail.
Je n'ai pas voulu communiquer trop tôt. Il fallait d'abord que l'institution nouvelle fonctionne, avec un nouvel organigramme, dans le dialogue, excellent, avec les agents. Toute communication risquait d'entraîner un afflux de dossiers. Une fois le cap du rapprochement franchi, les agents, d'abord méfiants, ont adhéré sans réserve : plus de 80 % de participation aux élections aux instances représentatives du personnel ! Le directeur général des services construit en ce moment le cadre d'emplois. Les quatre structures avaient des habitudes très différentes sur l'organisation du temps de travail, sur les rémunérations et les primes ; nous allons harmoniser vers le haut. Tout ne se fera pas en un an mais on ne pourra pas garder longtemps dans le même bureau des agents avec des statuts soumis à de telles disparités.
Nous communiquons, en région parisienne, sur le réseau Métrobus : pas de promesses, mais des résultats, à partir d'expériences vécues, par exemple pour la personne des PV que j'ai citée. Je vais développer des partenariats avec des collectivités locales, pour mieux faire connaître nos actions de proximité.
Sur la question des tests osseux, considérés comme peu fiables, je ne puis répondre sur le fond. Dans ce domaine, j'ai d'ailleurs rencontré le président du conseil général de votre département, l'Ille-et-Vilaine, le troisième de France pour le nombre de mineurs étrangers isolés.
Pour le fichier des personnes contestant les PV, je ne suis pas compétent pour vous dire s'il est juridiquement fondé, c'est du ressort de la Cnil. Je veille à ne pas empiéter sur les compétences des autres autorités indépendantes.
Mme Virginie Klès, rapporteure pour avis.- Vous auriez pu échanger avec elle.
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Nous allons vivre ensemble à partir de 2015... Mais nous n'avons pas parlé de ce sujet.
M. Patrice Gélard.- C'est un plaisir de vous recevoir au Sénat. Je sais à quel point la mise en place de votre institution est difficile. Êtes-vous satisfait de la rédaction de la loi organique, oeuvre du Sénat ?
M. Jean-Jacques Hyest.- Comme la révision constitutionnelle !
M. Patrice Gélard.- La visibilité du Défenseur n'est pas très bonne. Je suis donc réservé sur votre approche de la communication. On connaît la Halde, le Médiateur, le Défenseur des enfants, un peu la Commission déontologique de la sécurité, dans leur spécialité. Vous, pas du tout. Il y a un effort à faire.
Les réseaux n'ont pas bien fonctionné d'emblée. Je n'ai pas eu de réponse sur une demande que j'ai faite à trois reprises à votre délégué local. Le Médiateur avait un réseau en détention, est-il interrompu ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Non.
M. Patrice Gélard.- Soit. La Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) est autonome et M. Delarue cessera bientôt ses fonctions. Pensez-vous qu'il serait opportun que vous absorbiez ces deux institutions ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Je suis très heureux de venir devant vous. Je suis déjà venu au Sénat pour une réunion avec Mme Klès et une avec le président Sueur. Je suis preneur de toute rencontre avec les parlementaires.
La loi organique est bonne. Mon rôle est de l'appliquer. J'essaie d'être fidèle à la lettre comme à l'esprit du texte. Je me suis ainsi tenu à trois adjoints, sans en créer un supplémentaire, pour me tenir aussi près que possible du texte issu des travaux du Parlement, qui nous donnera une pleine efficacité dans l'accomplissement de notre mission : l'accès aux droits des citoyens. La loi fonctionne, sans l'ombre d'une difficulté.
M. Patrice Gélard.- Y compris dans le domaine nouveau des rapports privés entre employeurs et employés ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Ce n'est pas nouveau par rapport aux missions de la Halde.
Je vois peut-être une petite retouche à faire : dans une affaire de déontologie de la sécurité, un juge ne peut nous refuser l'accès à un dossier au motif du secret de l'instruction. Toutefois, pour nous refuser cette transmission, il lui suffirait de ne pas motiver son refus sur ce motif pour que nous ne puissions rien faire. En pratique, toutefois, les échanges avec l'autorité judiciaire sont fluides.
J'accepte votre reproche sur la visibilité. Il va m'aider. Ma tempérance dans ce domaine était due à ma crainte, dans les premiers mois, d'être submergés par une vague de dossiers. En outre, les dépenses de communication de certaines autorités précédentes avaient été jugées excessives. Je ne les engage donc que d'une main tremblante. J'essaie de trouver des espaces de communication gratuites. Nous pourrions tout de même prendre une demi-page de la presse quotidienne régionale de temps en temps. Avec le soutien du service d'information du Gouvernement (SIG), nous avons réalisé en 2011 un sondage : 50 % des Français interrogés n'avaient pas entendu parler de la nouvelle institution, 25 % en avaient entendu parler mais ne savaient pas ce qu'elle recouvrait, 25 % croyaient savoir ce que c'était. Cela laisse une marge de progression d'autant que 70 % connaissaient la Halde ou le Médiateur.
Je suis désolé, M. Gélard, que votre lettre soit restée sans réponse. Il y a eu quelques mois de flottement dans le réseau. Il devrait à nouveau bien fonctionner. Plus de la moitié des dossiers de médiation sont traités sur le terrain.
On continue dans les prisons : 160 délégués y vont. Tous les établissements pénitentiaires reçoivent des visites de délégués du Défenseur des droits. J'ai pu mesurer leur travail extraordinaire.
M. Jean-Jacques Hyest.- Pour l'accès au droit, déjà.
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - En effet ! C'est encore plus difficile en prison de faire valoir ses droits qu'à l'extérieur. Les saisines sont beaucoup plus fréquentes, proportionnellement, dans la population pénitentiaire que dans la population générale.
Monsieur le sénateur, sur un rapprochement avec la Cada et le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, voire un périmètre plus large comme cela avait été évoqué dans le débat parlementaire, la décision vous appartient !
Sans viser aucune autorité, il faut néanmoins admettre que, si nous réussissons dans notre mission, cela créera une dynamique, pas forcément autour de nous, pour réduire le nombre trop élevé d'autorités administratives indépendantes.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.- Certes, vous avez des pouvoirs que ne détiennent pas les autorités précédentes, mais elles s'étaient fait connaître pour leurs spécialités, bien identifiées. Vous devez faire valoir que votre spectre d'intervention est plus large, sinon il risque de se restreindre, du fait de la méconnaissance de vos missions par le plus grand nombre.
Vous savez que j'étais contre la fusion. Aujourd'hui, parlons au présent. Vous n'avez pas évoqué la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS). Avez-vous été saisis ? Avez-vous exercé votre pouvoir d'injonction ?
M. Philippe Kaltenbach.- J'ai été très intéressé par votre travail avec la Cnil sur la discrimination, notamment pour l'accès au logement. Dans notre département, des journalistes de Mediapart se sont livrés à des statistiques à partir de la consonance des noms, mais ces exercices ont leurs limites. Ne peut-on généraliser les outils de mesure de la diversité et de la discrimination, sans lesquels la lutte contre celles-ci sera bloquée ?
Pour la communication, comptez sur les villes ! Nos bulletins municipaux sont ouverts bien sûr à des informations dans la mesure où elles sont pratiques et utiles à nos concitoyens.
M. Jean-Pierre Michel, président.- Toutes les collectivités, si elles sont contactées, devraient être d'accord !
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Nous sommes en contact avec l'Association des maires de France (AMF) à ce sujet.
M. Jacques Mézard.- Je n'étais pas, lors des débats parlementaires, favorable à la fusion de la commission nationale de la déontologie de la sécurité. Quelle est votre vision de l'évolution de votre travail sur la déontologie de la sécurité ?
De manière générale, la semaine dernière, j'ai constaté un problème de périmètre avec les conciliateurs de justice, qui souvent, sur le terrain, empiètent sur votre compétence. Envisagez-vous une concertation avec le ministère de la justice à ce sujet ?
M. Jean-René Lecerf.- Je visite souvent les établissements pénitentiaires. J'ai constaté qu'il était nécessaire de rassurer les délégués qui ne viennent plus ou ne savent plus trop de qui ils dépendent. Vous dites que cela se passe « bien » avec l'administration pénitentiaire, cela peut inquiéter ! Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ne souhaite pas forcément que cela se passe trop bien avec cette administration... La CNDS a accompli un travail remarquable, mais peu efficace : il n'y a eu guère de sanctions !
Quelle est votre approche ? Comptez-vous utiliser votre pouvoir d'injonction ?
M. Philippe Bas. - Beaucoup de problèmes de votre institution peuvent se régler localement. Mais il me semble que les administrations, les préfectures notamment, vous connaissent mal. C'est dommage car les préfets ont le pouvoir de débloquer les situations au niveau local.
M. André Reichardt.- Moi aussi, je trouve que ni l'administration ni les associations ne sont suffisamment informées de votre existence. Certes, les associations locales forment une nébuleuse, mais certaines sont nationales. Pourriez-vous communiquer auprès d'elles ?
Mme Corinne Bouchoux.- Les associations qui militent pour la liberté d'orientation sexuelle sont souvent mal perçues. Celles d'Angers nous demandent que toutes ces associations soient prises en considération.
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - La communication commencée sur Métrobus porte sur des cas concrets, par exemple l'histoire de deux petites filles bloquées dans un pays africain parce que la mère, d'origine congolaise, avait perdu leurs passeports : nous sommes intervenus et le Réseau d'éducation sans frontières s'est publiquement félicité de notre action. Des cas précis, avec des résultats, aident à comprendre notre domaine d'intervention.
La déontologie de la sécurité, c'est le domaine où le nombre de dossiers a le plus augmenté, cinquante par mois contre quinze auparavant, puisque tout citoyen, victime ou témoin de faits contraires à la déontologie, peut nous saisir et non plus seulement les parlementaires.
M. Jean-Jacques Hyest.- Eh oui !
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Certains dossiers se traduisent par des poursuites disciplinaires contre des policiers, par le ministère. Ce sont des procédures lourdes pour arriver à une demande de poursuites car les procédures sont contradictoires. Ces décisions ont jusqu'à présent toujours été prises à l'unanimité du collège. J'ai pris comme adjointe spécialisée une femme qui a été avocate, puis magistrate du parquet, puis nommée à la direction générale de la gendarmerie, puis passée par l'administration pénitentiaire. Elle connaît le terrain !
Nous disposons d'une capacité d'injonction, avec, s'il n'y a pas de suite, la publication d'un rapport spécial au Journal officiel : c'est nouveau. Si une personne victime de manquements à la sécurité s'adresse au tribunal administratif, nous pouvons déposer des observations. Au pénal, les réquisitions du parquet et les jugements rendus reprennent d'ailleurs souvent les termes du Défenseur des Droits. Nous recevons des stagiaires de l'École nationale de la magistrature recrutés sur titre qui étaient auparavant avocats et n'effectuent donc pas un stage en cabinet. Ils renforcent notre pôle d'instruction pour les dossiers en matière de déontologie de la sécurité.
Concernant la mesure de la diversité, nous avons fait une enquête avec l'Organisation internationale du travail sur les discriminations dans le monde du travail, secteur privé et secteur public, en intégrant la question de l'orientation sexuelle. La Halde avait mené cette étude déjà pendant quatre ans.
Une entreprise que je connais bien, Airbus, a été condamnée pour discrimination, en appel et en cassation. C'est l'analyse patronymique qui a fait apparaître qu'il y avait beaucoup d'Européens de diverses origines mais très peu de salariés dont le nom avait une consonance du Maghreb. La Cour de cassation a validé cette méthode utilisée par la Halde qui était pourtant jugée fragile sur le plan juridique. L'outil que nous élaborons avec la Cnil sera utile car sécurisant pour les entreprises.
Sur le logement, les combats sont toujours à livrer. Foncia a refusé à des handicapés l'accès à un logement au prétexte que l'allocation adulte handicapé qu'ils percevaient figurait dans leurs ressources et que cette allocation n'est pas saisissable. Mais c'est vrai aussi des pensions alimentaires ! Si le plus gros cabinet immobilier européen adopte cette attitude, où va-t-on ? Nous lui avons demandé de mettre fin à cette discrimination, ce qu'il a fait. En justice, cela aurait pris deux ans.
Le conciliateur, certes, fait de la médiation, mais entre personnes privées, pas avec les institutions. Pour les litiges entre voisins, avec l'employeur, nous ne pouvons pas intervenir !
Il a pu y avoir un vide pendant un temps, parmi les délégués dans les prisons. Cela était dû à des départs en retraite. Ils ne font pas le même travail que le Contrôleur général. Tel détenu leur parle d'un problème général. Ainsi, à Poissy, la chaleur suffocante dans certaines cellules quand on gèle dans d'autres. Le délégué est intervenu, les travaux de modernisation du chauffage sont effectués. Les délégués dans les prisons sont des médiateurs entre l'administration pénitentiaire et les détenus. Ils ne font en rien la tâche du Contrôleur : ou bien on est médiateur, ou bien on contrôle.
J'intensifierai l'effort de communication vers le public, les administrations, les associations -je passe la moitié de mon temps à recevoir les grandes, Amnesty, Licra, Croix Rouge, etc. Je vais rencontrer les grandes centrales syndicales, après les syndicats de policiers. Je me déplace en région, ainsi en Pays de Loire tout récemment, pour voir la presse régionale, les élus locaux, le procureur de la république, les associations... Je me suis gardé de procéder de façon tapageuse mais peut-être me faut-il accentuer l'effort de communication..
Nous avons fait un gros travail avec les associations homosexuelles contre les discriminations dans le milieu du travail. Nous avons appelé à la réversion de la pension pour les pacsés, à une harmonisation des pratiques entre administrations en matière de droit à un congé pour pacs ainsi qu'à la fin du refus de don du sang par des hommes homosexuels.
M. Jean-Pierre Michel, président.- Avez-vous des relations avec vos homologues étrangers ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. - Oui, dans le cadre de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. En Espagne, le Défenseur du peuple a des compétences larges, comme nous ; ailleurs ce sont des institutions sectorielles, avec des périmètres différents d'un pays à l'autre. Il y a aussi le réseau francophone d'une quarantaine d'ombudsman ou médiateurs. Les pays d'Afrique tendent à se doter de telles institutions, qui doivent gagner leur indépendance par rapport au pouvoir -l'appartenance à notre réseau les aide. Mon homologue togolais a dû récemment quitter précipitamment son pays après avoir publié un rapport sur la torture de prisonniers putschistes. Il est désormais à Paris et ne peut plus rentrer chez lui.
Un réseau méditerranéen est en sommeil, il aboutira lorsque les événements politiques se seront décantés dans cette région, même s'il n'existe pas un correspondant dans chaque pays comme en Syrie naturellement, en Egypte ou en Algérie.
M. Jean-Pierre Michel, président.- Avez-vous rencontré le nouveau commissaire aux droits de l'Homme au sein du Conseil de l'Europe ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. -Pas encore mais c'est prévu.
M. Pierre Hérisson.- Je suis président de la Commission consultative des gens du voyage. Les problèmes de ceux-ci relèvent beaucoup de la médiation. Je crois qu'il faut modifier la loi Besson pour aller vers un statut que j'ai dit « proche du droit commun ». Les déplacements en nombre sur le territoire à l'occasion de fêtes posent des problèmes, le Défenseur des Droits devrait prendre en compte cette problématique.
L'amalgame avec les Roms est nuisible à l'intégration des gens du voyage dans notre société : on confond un problème d'immigration avec celui de l'intégration de Français dont le mode de vie est nomade.
Quelqu'un chez vous pourrait-il être chargé de ces questions ?
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. -Nous apprécions votre travail.
M. Pierre Hérisson.- Ce n'est pas le cas de la Cour des comptes, qui trouve que je fais trop votre travail, pas assez le mien !
M. Dominique Baudis, Défenseur des Droits. -L'inscription sur les listes électorales est possible après six mois de résidence dans la commune... sauf pour les gens du voyage, à qui l'on demande trois ans de résidence ! Les panneaux « Stationnement interdit aux gens du voyage » ne sont pas acceptables : comment expliquer aux enfants qui les voient qu'il ne faut pas exercer de discriminations ? Nous avons aussi demandé l'extension aux gens du voyage du principe de la trêve hivernale.
Il y a des lois qui s'appliquent mal, des obligations que les communes ne respectent pas : le Défenseur des Droits ne peut tout faire seul.
M. Jean-Pierre Michel, président.- Merci à M. Baudis pour sa disponibilité et la transparence de ses propos.
Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -
Audition de M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme
M. Jean-Pierre Sueur, président.- C'est un grand honneur et un immense plaisir pour moi d'accueillir, devant notre commission des lois, M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Avant de devenir le grand juge que nous connaissons tous, vous avez été un grand serviteur de l'État, tantôt dans vos fonctions de conseiller d'État, tantôt dans les fonctions que vous a confiées le Gouvernement - vous avez notamment dirigé le cabinet d'Alain Savary, ministre de l'éducation nationale, pendant près de trois ans.
Vous êtes également professeur associé de droit aux universités d'Orléans - ce qui n'est pas un mince mérite - et de Paris I - Panthéon-Sorbonne ; vous avez exercé des responsabilités au sein de l'Institut international des sciences administratives.
Votre engagement en faveur des libertés publiques est ancien, puisqu'après avoir participé à la commission « Justice pénale et des droits de l'Homme » au ministère de la justice en 1989, vous avez présidé la Commission d'accès aux documents administratifs pendant trois ans (1995-1998). Et puis il y eut la Cour européenne des droits de l'Homme, dans laquelle vous avez commencé à siéger en novembre 1998 et que vous avez présidée de janvier 2007 à novembre 2011. C'est en raison de cette grande expérience à la tête de cette institution - dont nous mesurons le rôle essentiel pour la défense et le respect des droits en Europe - que nous souhaitions vous entendre.
Des discussions ont en effet été engagées par la présidence britannique du Conseil de l'Europe pour modifier le statut de la Cour. Il s'agit de remédier à l'engorgement chronique de la Cour : plus de 150 000 affaires pendantes devant elle à l'heure actuelle. Mais il y a aussi - le Premier ministre David Cameron ne s'en est pas caché - la volonté de diminuer le rôle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Autant nous souscrivons au premier objectif, autant le second est un sujet de réelle préoccupation pour notre commission, traditionnellement attachée au respect des droits et des libertés publiques. Aussi souhaiterions-nous vous interroger sur le bilan que vous tirez de cinq années de présidence de cette institution et sur les perspectives qui vous semblent s'ouvrir pour elle.
Je veux enfin dire un mot à la mémoire de Richard Descoings qui a mené une action remarquable à l'Institut d'études politiques.
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme. - Je suis honoré de votre invitation. Je me joins à cet hommage à Richard Descoings, qui fut notre collègue au Conseil d'État, avec Philippe Bas, et qui laisse une grande marque dans la politique éducative française.
La CEDH, dont l'influence sur le droit des 47 États membres et le volume de dossiers portés devant elle n'ont cessé de croître, se trouve confrontée à des difficultés liées à cette croissance même. Le nombre des requêtes est la rançon du succès. La réforme à l'ordre du jour - une conférence aura lieu à Brighton le 18 avril - n'est pas une nouveauté : la Cour est entrée dans un processus de réforme depuis le milieu des années 90. Le protocole n°11, ratifié au bout de quatre ans et demi par tous les États, le 1er novembre 1998, a permis la fusion en une entité seule des deux organes qui composaient la juridiction. C'est à cette date que j'ai pris mes fonctions, dans une Cour unique et permanente, avec des juges à temps plein. On imaginait que les économies d'échelle résoudraient l'engorgement. Or la chute du mur de Berlin a entraîné un doublement des États membres du Conseil de l'Europe. Ils furent acceptés, ce qui me semble sage, dans l'idée que mieux valait les intégrer dans le système pour les ancrer dans les démocraties. Le succès médiatique de certaines décisions de la Cour a ainsi contribué à l'augmentation du nombre de requêtes portées devant elle.
Un nouveau protocole à la convention, n°14, a été présenté ensuite pour rendre les procédures plus efficaces. Il s'agissait de substituer aux comités de trois juges chargés de se prononcer sur la recevabilité, un juge unique, et de rendre ces comités compétents pour se prononcer au fond sur des affaires relevant d'une jurisprudence bien établie. La Fédération de Russie a été la dernière à ratifier ce protocole, trois ans et demi après l'avant-dernier État membre, mécontente des condamnations concernant la Tchétchénie. Ce n'était bien sûr pas l'argument avancé. Les Russes affirmaient : « juge unique, juge inique ». Ils en savent quelque chose ! Le protocole est finalement entré en vigueur le 1er juin 2010.
Le processus de réforme s'est poursuivi. Sous ma présidence, nous avons demandé aux États de réaffirmer leur attachement aux droits de l'Homme, au cours d'une conférence interministérielle ; nous avons proposé un programme de réformes pour améliorer le fonctionnement de la Cour. La Suisse, alors présidente du Conseil, a accueilli la Conférence à Interlaken ; c'est là que le délégué russe a apporté le document de ratification du protocole n°14, une demi-heure avant l'ouverture de la conférence. Une déclaration et un plan d'action ont été adoptés : mieux aurait valu, du reste, attendre quelques années avant de réunir une autre conférence mais la Turquie, après la Suisse, a souhaité accueillir elle aussi une autre conférence, à Izmir, en avril 2011. Elle s'est montrée critique envers la Cour, sans doute à cause du contentieux chypriote. Les Britanniques semblent suivre, aujourd'hui, cet exemple, avec la conférence de Brighton, prévue le 18 avril.
Quelle est la situation actuelle ? L'encombrement est important. Plus de 90 % des décisions concluent à l'irrecevabilité. Les exigences liées à l'épuisement des voies de recours interne, aux délais de la procédure, aux domaines de compétence de la Cour ne sont pas toujours prises en compte par les requérants. Une meilleure information doit contribuer à réduire le nombre des requêtes irrecevables. Un filtrage plus efficace serait aussi nécessaire, sans aller jusqu'à suivre l'exemple américain, où la Cour suprême n'examine que 1 % des requêtes. Autre explication à l'encombrement, les États ne respectent pas toujours les décisions, ce qui amène de nouvelles requêtes, justifiées certes, mais qui seraient inutiles si l'exécution des décisions de la Cour était améliorée. Dès la conférence d'Interlaken, la CEDH et les États membres ont formulé des recommandations pour favoriser une meilleure exécution des arrêts de la Cour, pour réduire ces requêtes indésirables et répétitives. À partir d'août 2011, pour la première fois, la courbe s'est infléchie pendant quelques mois, sous l'effet du protocole n°14 : le nombre des entrées a été un peu inférieur à celui des sorties.
Comment réformer la Cour ? Il faut lutter contre le surencombrement et s'opposer à toute diminution du rôle de la Cour, car ce serait un danger mortel pour elle qui, depuis un demi-siècle, a fortement contribué à renforcer les droits et libertés en Europe, aussi bien dans les pays les plus problématiques que dans les démocraties traditionnelles.
D'ailleurs, sauf à dénoncer la Convention, on ne peut y introduire des règles trop limitatives de l'influence de la Cour. Une marge nationale d'appréciation est reconnue aux États, chacun ayant sa culture juridique, ses traditions, son histoire, sauf pour les violations les plus graves. C'est la Cour elle-même, à partir des années 70, qui a développé cette notion, pour s'autolimiter. Sinon, elle risquerait de perdre en crédibilité. Cette marge d'appréciation ne peut être codifiée.
Des réformes peuvent résulter de modifications de la Convention, par exemple sur le droit de recours individuel, qui pourrait être restreint, avec des amendes pour recours abusifs, des frais de justice, l'utilisation obligatoire d'une des deux langues officielles de la Cour, la représentation par un avocat... Mais là aussi, attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ni décourager des recours individuels sur des violations graves des droits de l'Homme...
Je ne suis pas pessimiste par tempérament mais l'alerte est évidente : attention à ce que Brighton ne soit pas « le commencement de la fin » ! Je ne crois pas que ce sera le cas. Beaucoup d'États ont le souci de préserver le rôle irremplaçable de la Cour. Votre mission offre une occasion de rappeler l'importance de l'enjeu.
M. Patrice Gélard, rapporteur.- Il n'est pas vrai que les Russes statuent à plusieurs juges. La plupart des décisions de justice sont rendues par un juge unique. On ne pourrait qualifier de juges les assesseurs populaires de l'ère soviétique !
Certains États du Conseil de l'Europe sont à la limite de la démocratie. Comment se comportent-ils ? La Russie et la Turquie battent tous les records.
Doit-on craindre que la Cour s'éloigne de la tradition du droit continental au profit de la Common law ? À Brighton, les Britanniques formuleront une série de propositions aboutissant à une diminution du rôle de la Cour et au renforcement des cours nationales, alors même qu'ils n'ont pas de Cour suprême ! Quel est votre avis sur les propositions britanniques ? Les relations entre la CEDH et les cours nationales sont-elles suffisamment développées ? Comment améliorer l'efficacité et l'application des décisions ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Le nombre de recours à Strasbourg dépend aussi de la population de chaque pays. La Russie représente 27 % des requêtes : c'est aussi dû à ses 145 millions d'habitants. Il est vrai que plusieurs pays sont souvent condamnés : la Russie, l'Ukraine, la Turquie, la Roumanie...
Le pari du Conseil de l'Europe dans les années 1990 consistait à accepter ces États en les soumettant à la juridiction de la Cour pour améliorer l'état de droit interne. On a été très optimiste sur les délais. On pensait que les améliorations seraient plus rapides, mais il y a une grande résistance au changement, une inertie. Les nouvelles générations de juges, avocats, magistrats intègrent bien la Convention européenne des droits de l'Homme, heureusement. Tout de même, ce pari sera gagné à terme. Il serait regrettable de faire marche arrière. Seuls la Biélorussie et le Saint-Siège, pour des raisons différentes, ne sont pas membres du Conseil de l'Europe. C'est donc une cour paneuropéenne.
Je m'inscris en faux contre l'idée selon laquelle a Cour appliquerait de plus en plus les principes de la Common law. Certes, certaines pays ont imposé leurs droits et pratiques à Strasbourg ; d'autant plus facilement que notre pays n'a ratifié la convention qu'en 1974 et accepté le recours individuel qu'en 1981. L'arrêt Bosman contre France date de 1986 ! Il y avait alors déjà des acquis juridictionnels... Depuis lors, le melting pot se forme entre nos traditions juridiques différentes. Ainsi le droit au silence de l'accusé n'existait pas dans le droit continental, tandis que les pays de Common law n'attachaient pas la même importance que nous à la protection de la vie privée. La Cour est un peu une entreprise d'import-export de droit, dans le sens de la progression des libertés.
Les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme infléchissent les jurisprudences nationales. Nos trois plus hautes juridictions, la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, sont souvent réticentes devant ces remises en cause. Il nous faut donc améliorer encore nos relations avec les cours nationales. La première voie est le dialogue des juges, que nous pratiquons. Il est parfois assez vif dans les séminaires que nous organisons mais les jurisprudences tendent à s'harmoniser. Ainsi, sur le droit à l'image, la Cour de Karlsruhe a, au bout de plusieurs années, modifié sa position pour aller dans le sens de la CEDH. Celle-ci, autre exemple, a condamné les lois de validation rétroactive, sauf pour motif impérieux d'intérêt général. Les hautes juridictions françaises s'étaient prononcées différemment mais ont modifié leur jurisprudence en conséquence.
Une procédure peut aider à ce dialogue des juges : celle des avis consultatifs. Elle fera d'ailleurs l'objet de discussions à Brighton. Il n'y a pas encore de renvoi préjudiciel, comme cela se pratique à Luxembourg. Longtemps on a dit que cela chargerait encore notre barque, et puis on s'est rendu compte que cela préviendrait des contentieux nouveaux. On l'a vu en France en 1987 avec la réforme du contentieux administratif : les avis demandés par les tribunaux administratifs et cours administratives d'appel au Conseil d'État sont utiles.
M. Philippe Kaltenbach.- Il y a quelques mois, nous avons débattu ici de la répression de la négation des génocides. Un citoyen suisse a récemment porté la question devant la CEDH -question qui rebondira en France après la présidentielle, inévitablement. Quelle peut être, selon vous, la position de la Cour sur ce sujet ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Difficile de spéculer sur l'avenir. Dans le passé la CEDH a rejeté une requête de M. Garaudy, condamné pénalement pour négationnisme de la Shoah. La Cour n'a pas remis en cause la loi Gayssot. Elle a estimé que la liberté d'expression n'est pas illimitée. Elle pouvait aussi s'appuyer sur l'article 17 qui sanctionne l'abus de droit. Son adoption avait été très controversée ; c'est Pierre-Henri Teitgen qui avait convaincu le Conseil de l'Europe de l'adopter.
Je ne sais pas ce qui pourrait se passer sur le cas du génocide arménien. L'affaire est complexe : on ne peut présumer de la position de la CEDH par rapport à celle du Conseil constitutionnel. J'observe plus généralement que la question prioritaire de constitutionnalité est une bonne réforme pour protéger le citoyen contre certaines lois anciennes en France ; il s'agit-là d'une bonne application du principe de subsidiarité. Mais on ne peut préjuger que dans tous les cas la CEDH ira dans le même sens que le Conseil constitutionnel.
Mme Josette Durrieu.- Je salue votre travail à la tête de la Cour, qui est reconnu par tous. Le Conseil de l'Europe dépasse largement les frontières de l'Union européenne. Ce sont les parlementaires de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui élisent les juges de la Cour. Il ne faudrait pas que les réformes envisagées soient un remède pire que le mal. Vous nous avez lancé l'alerte, sur Brighton, qui aura lieu en même temps que la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
Quand M. Cameron est venu devant l'Assemblée, l'ensemble des parlementaires britanniques ont appuyé sa position. Comment appréciez-vous l'attitude de la France dans les négociations en cours ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Je ne suis pas nécessairement mieux informé que vous sur la préparation de la conférence de Brighton. Depuis quatre mois, je me retire sur l'Aventin pour ne pas empiéter sur les compétences de mon successeur, M. Nicolas Bratza, le juge britannique.
Il y a des négociations préalables entre États. La Conférence entérinera par consensus des solutions de compromis. Plusieurs États ont manifesté officieusement leur opposition aux réformes radicales souhaitées par les Britanniques, à commencer par l'Autriche. Il me semble que la France considère certaines propositions comme excessives et souhaite leur opposer un coup d'arrêt. La phase actuelle est importante. Je serais fort étonné de voir notre pays enfourcher les propositions les plus risquées...
M. Jean-Jacques Hyest.- En tout état de cause, la négation des génocides peut être sanctionnée par l'engagement de la responsabilité civile du fautif, ce que l'on oublie parfois...
La procédure pénale a évolué. La loi française s'est mise en conformité avec la jurisprudence de la Cour sur la présence de l'avocat en garde à vue. Qu'en est-il du statut du parquet français ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Sur la garde à vue, le droit français se conforme en effet à la jurisprudence de la CEDH.
Souvent, les observateurs interprètent mal nos arrêts sur le parquet. La Cour a toujours dit que l'existence ou non d'un parquet relevait de la marge d'appréciation nationale. Mais quel est son rôle ? C'est d'être l'avocat de la société, de contrôler la police, d'engager les poursuites pénales. La Cour n'y a rien trouvé à redire.
La question de l'indépendance du parquet en tant que telle n'a pas été posée à la Cour. Celle-ci a jugé que l'on ne pouvait être à la fois juge et partie. Si le ministère public chargé de poursuive une personne intervient sur sa demande de mise en liberté, il y a confusion des rôles. C'est là-dessus que la France a été censurée dans deux arrêts récents, Medvedev c. France et Moulin c. France. La Cour n'a pas innové, elle a posé les limites à ne pas franchir.
En France, les magistrats du siège et ceux du parquet n'ont pas le même statut. La Cour n'a pas eu à trancher cette question jusqu'ici.
M. Philippe Bas. - La Convention européenne des droits de l'Homme comporte très peu de droits sociaux. Quels liens entretient la Cour avec le Comité européen des droits sociaux et comment peut-elle améliorer l'efficacité des droits proclamés par la charte sociale européenne ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- La CEDH a souvent cité des recommandations du Comité européen des droits sociaux, qui est une quasi-juridiction. C'est inévitable, compte tenu de la spécificité de certains droits sociaux. Chaque fois que la Cour touche à ces questions, elle s'inspire des positions du Comité. Mais la Convention n'ignore pas tout à fait les droits sociaux. Son article 11 garantit la liberté d'association et la liberté syndicale. Il y a aussi l'article 14, sur la non-discrimination en matière sociale.
Dans un arrêt de la fin des années 70, la Cour a précisé qu'il n'y a pas de cloison étanche entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux.
M. Jean-Pierre Sueur, président.- Dans la décision de février 2012 sur le droit d'asile, la Cour a condamné le classement automatique de certaines demandes en procédure prioritaire et l'absence de recours suspensif devant la CNDA. J'ai interpellé le gouvernement à ce sujet. Quelle est la position de la Cour si l'État en cause ne modifie pas ses textes ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Sur le placement d'enfants en centres de rétention administrative, la Cour a, dans l'arrêt Popov contre France, jugé contraire à l'article 3 le placement d'enfants en centre de rétention administrative. Je sais que le Défenseur des droits s'en préoccupe. Je ne sais ce que va faire le Gouvernement, ou le Parlement, dans le cas que vous soulevez.
La CEDH n'est pas chargée de l'exécution de ses arrêts. C'est la tâche du comité de suivi, qui demande aux États comment ils agissent pour se conformer aux arrêts de la Cour. Il y a des sanctions financières à l'encontre des États, des mesures individuelles et des mesures générales, tendant à modifier la législation ou la réglementation applicables. C'est parfois difficile. La Grèce, la Turquie, la Russie n'ont pas toujours exécuté les décisions.
L'idée de remettre la Cour dans la boucle a été annoncée lors de l'adoption du protocole 14, qui a introduit un recours en interprétation et un recours en manquement inspiré de celui qui existe au sein de l'Union européenne. Mais la décision appartient au comité des ministres à la majorité des deux tiers. Or, « Selon que vous serez puissant ou misérable... »
M. Jean-Pierre Sueur, président.- Y a-t-il beaucoup de cas où le comité des ministres a enjoint à un État de tirer les conséquences d'un arrêt de la Cour ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Oui.
M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.- Vous n'êtes pas favorable à l'idée d'inclure dans la Convention le principe de subsidiarité et le principe de marge d'appréciation, comme proposé par les Britanniques. Cela n'existe-t-il pas déjà dans les faits ? Comment les États appliquent-ils les décisions ? Devraient-ils interroger la Cour au préalable ?
Certains États n'appliquent pas la Convention européenne des droits de l'Homme qu'ils ont pourtant ratifiée. Ils sont condamnés. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe peut mettre en oeuvre la procédure de monitoring. Mais, à la dernière session, il a été impossible de débattre de la situation de la Hongrie. L'Assemblée parlementaire a des responsabilités. Elle doit faire en sorte que les procédures s'appliquent et aboutissent, le cas échéant, à une exclusion.
Quelles sont les relations entre la Cour de Strasbourg et celle de Luxembourg ? L'Union européenne a-t-elle une compétence en matière de droits de l'homme ? Comment l'exerce-t-elle ? Doit-elle ratifier en tant que telle la convention ?
M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Je suis moins pessimiste que vous. En treize ans, j'ai vu des évolutions favorables, tant dans les veilles démocraties, comme notre pays, que pour les pays dits en transition.
Les réticences françaises à la jurisprudence de la CEDH ont beaucoup reculé. J'en rends hommage aux avocats et aux juridictions de notre pays. Ainsi, depuis trente ans, on débattait de vieilles discriminations datant du code civil, à l'encontre des enfants dits adultérins. L'arrêt Mazurek c. France, en l'an 2000, a dit que ces dispositions discriminatoires devaient être écartées au profit de celles de la Convention européenne des droits de l'Homme. Quelques mois plus tard, dans une affaire similaire, le tribunal de grande instance de Montpellier a écarté les dispositions de droit civil comme contraires à la Convention. Avant même que le législateur ne modifie ces dispositions, les tribunaux ont joué le jeu sans susciter l'opposition de la hiérarchie judiciaire. La modification législative n'est intervenue qu'ensuite.
En Turquie, la législation et la Constitution prévoient une composition des cours de sûreté de l'État contraire à la Convention européenne. Les arrêts de la Cour ont entraîné une modification constitutionnelle.
Le Conseil de l'Europe dispose d'une arme « nucléaire », trop puissante pour être souvent utilisée : l'exclusion, comme celle de la Grèce des colonels. La Russie, devant les événements en Tchétchénie, n'a cependant pas été exclue comme certains le réclamaient. La Hongrie prend depuis deux ans des décisions incompatibles avec les valeurs du Conseil de l'Europe, mais rien ne se passe...
Les Cours de Strasbourg et de Luxembourg se réunissent régulièrement et s'efforcent d'harmoniser leurs jurisprudences. Aux termes du traité de Lisbonne entré en vigueur le 14 décembre 2009, l'Union européenne a, en tant que telle, adhéré à la Convention. Pour rendre cette adhésion effective, il fallait l'accord des 47 membres, ce qui a été acquis avec le protocole 14. Comment l'Assemblée parlementaire va-t-elle élire le juge pour l'Union européenne ? Nous verrons. La crise de l'euro a mis au second plan cette question juridique. Dommage, car l'harmonisation est une bonne chose et il faut poursuivre la dynamique lancée.
La CEDH a réalisé de grandes choses, elle a fait progresser les droits et libertés dans de nombreux pays. Renforçons son efficacité sans diminuer son rôle ! (Applaudissements)
M. Jean-Pierre Sueur, président.- Merci à notre invité. La commission des lois se penche, à l'heureuse initiative de MM. Gélard et Michel, sur une question fondamentale. Nous surveillerons ce qui se passera à Brighton et nous rendrons prochainement, sans doute en mai, à Strasbourg.