Mardi 13 mars 2012
- Présidence de Mme Frédérique Espagnac -Audition de M. Norbert Gaillard, économiste, consultant auprès de la Banque mondiale, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur les agences de notation
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui M. Norbert Gaillard, qui a publié plusieurs ouvrages et articles de référence sur les agences de notation qui font aujourd'hui autorité. C'est pourquoi nous avons souhaité l'auditionner le premier.
Je lui laisse le soin de se présenter à vous...
M. Norbert Gaillard. - Merci.
Je suis consultant indépendant, professeur visiteur au Graduate Institute de Genève ; je travaille sur la notation financière depuis environ dix ans. J'ai consacré ma thèse à la notation souveraine, sujet au coeur de l'actualité ces derniers mois. Je me suis plus particulièrement intéressé aux questions de réglementation de l'activité des agences et j'ai été par ailleurs consultant auprès du Parlement européen au sujet de la nouvelle réglementation en préparation à Bruxelles et Strasbourg.
La question de la notation est relativement nouvelle pour les législateurs et les régulateurs. C'est un paradoxe car la notation existe depuis un siècle. Les premières intégrations de notation dans les réglementations financières remontent à quatre-vingts ans. Il s'agit d'une réglementation américaine qui date de septembre 1931.
Malgré tout, les agences de notation ont progressivement acquis de plus en plus de pouvoirs, les marchés financiers étant devenus incontournables. Lorsque les Etats étaient peu endettés ou endettés auprès de banques, comme c'était le cas jusque dans les années 1970 à 1980, on ne parlait pas de notation souveraine. L'activité de la notation financière et la profitabilité des agences sont donc intimement liées au développement, à la largeur et à la profondeur des marchés financiers. C'est ce que j'ai découvert au fil de mon étude sur les marchés des titres obligataires souverains mais cela s'applique plus généralement à l'ensemble des marchés financiers.
Je serai bien évidemment ouvert à toute question, qu'il s'agisse de la notation souveraine que je connais particulièrement puisque mon dernier ouvrage traite de ce sujet ou, de façon générale, de toutes les questions qui peuvent concerner la notation financière.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Monsieur Gaillard, selon vous, pourquoi le marché des agences est-il oligopolistique ? Quelles sont les barrières à l'entrée ? S'agit-il d'une industrie intensive en capital ? Le facteur de réputation est-il prépondérant ?
M. Norbert Gaillard. - Le marché de la notation est effectivement depuis l'origine un marché oligopolistique. Il existait quatre agences dans l'entre-deux-guerres ; aujourd'hui, il n'y en a plus que trois. Les années 1980 à 1990 ont connu un certain accroissement de la concurrence mais les quelques petites agences américaines qui avaient alors percé ont toutes été rachetées dans les années 1990, à l'issue de fusions-acquisitions.
Le paysage, à la fin des années 1980, était assez diversifié et ce jusqu'au début 2000. Le problème est lié au fait que les agences de notation ont pris conscience que le marché de la notation était très profitable. Il était intéressant de détenir des parts de marché plus importantes et de procéder à des fusions-acquisitions. C'est ce qui a été fait au cours des années 1990, en particulier par Fitch qui, sous la houlette de Marc Ladreit de Lacharrière, qui en était le propriétaire via l'agence Fimalac, a procédé à un grand nombre d'achats d'agences concurrentes.
En second lieu, le marché de la notation peut être plus concurrentiel mais cela reste malgré tout difficile pour plusieurs raisons. Le problème réside dans la barrière de la réputation. De nombreux investisseurs, aujourd'hui, ne feraient pas confiance à une nouvelle agence et le disent clairement, tout nouvel acteur étant considéré comme peu crédible et son expérience largement insuffisante. Je rappelle que Fitch, Moody's et Standard and Poor's existent depuis quasiment un siècle. C'est la première raison invoquée par les investisseurs pour critiquer toute mesure visant à stimuler la concurrence.
Personnellement, je pense que l'on pourrait avoir une agence européenne spécialisée dans la notation souveraine. Il existe 193 Etats à l'ONU. On peut donc imaginer que la notation souveraine de l'ensemble des Etats du monde est relativement aisée mais si l'on devait noter l'ensemble des entreprises déjà notées, on multiplierait par cent le nombre d'émetteurs. On est là sur des ordres de grandeur très différents car ceci représenterait un investissement considérable. C'est pourquoi je pense que l'on peut avoir une alternative via la création d'une agence de notation européenne sur le segment souverain.
Certaines mesures peuvent stimuler la concurrence. J'avais ainsi suggéré de fixer une limite aux parts de marché des agences de notation au niveau européen, même si cela soulève des problèmes d'ordre juridique. La proposition avancée par la Commission et par Michel Barnier, qui consiste en un système de rotation, est relativement complexe à mettre en oeuvre et comporte malheureusement un risque d'effet pervers : au-delà de trois ans, une interdiction de notation pure et simple, y compris sous forme de note non-sollicitée, comporte un risque d'interruption du suivi de la qualité de solvabilité de l'émetteur. Au contraire, autoriser une agence à attribuer une note non-sollicitée risque de favoriser l'agence qui a la plus forte réputation sur le marché -Standard and Poor's, Moody's ou Fitch- et de lui permettre d'en tirer profit en faisant en sorte que sa notation devienne la référence pour beaucoup d'investisseurs.
Enfin, il est difficile de savoir si davantage de confiance permettrait ou non d'obtenir des notes de meilleure qualité. Certains travaux académiques ont démontré qu'il existait un risque d'inflation des notes et qu'un nouvel acteur risquait de noter plus haut que les autres. D'autres études ont également démontré l'inverse. Il existe donc un problème de légitimité dans le fait de lancer une mesure favorisant la concurrence.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Comment expliquez-vous le fait que, malgré que les agences se trompent depuis dix ans ou ne font que suivre le marché, les investisseurs continuent à s'appuyer sur elles ?
M. Norbert Gaillard. - Les investisseurs admettent volontiers que les agences ont commis des erreurs -voire une faute dans le cas de la crise des subprimes- mais estiment malgré tout qu'elles fournissent des indications précieuses qu'eux-mêmes sont capables de retraiter.
Les investisseurs des grands établissements de crédits ou des grandes compagnies d'assurance bénéficient de « scorings » internes ; ces systèmes de notation leur permettent d'ajuster la note qu'ils obtiennent de Standard and Poor's, de Moody's ou de Fitch. Paradoxalement, les investisseurs ne sont donc pas si gênés que cela par les erreurs commises ces dernières années.
Plusieurs investisseurs m'ont fait remarquer que les agences avaient certes commis une faute à travers les conflits d'intérêts auxquels elles ont été mêlées, en se montrant incapables de déterminer réellement le niveau de risques de ces produits structuré mais que les analystes étaient conscients qu'il s'agissait de produits très complexes. Certains m'ont confié qu'ils étaient restés à l'écart de nombreux produits structurés qu'ils ne comprenaient pas. Ceux qui ont essayé d'y voir clair se sont rendu compte que c'était impossible mais ont continué à acheter.
Le travail d'un investisseur consiste à porter un minimum de regard critique sur un émetteur de dettes et sur son risque d'insolvabilité mais également sur une note. S'il ne le fait pas, il commet lui-même une faute.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Les deux qualités nécessaires à une agence de notation sont la compétence et l'indépendance.
Votre proposition d'agence de notation européenne mérite d'être creusée. Je ne pense pas que l'on puisse mettre sur le même plan l'évaluation du risque financier d'une banque et l'évaluation des dettes souveraines. J'ai le sentiment qu'on est entré dans un système qui va bien au-delà d'une évaluation strictement financière et qu'on utilise à un certain nombre d'éléments juridiques, institutionnels, voire politiques, donc subjectifs...Pourquoi ne pas imaginer une agence traitant des dettes publiques, particulièrement en matière d'évaluation des dettes souveraines -bien qu'on ne puisse être juge et partie ?
M. Norbert Gaillard. - On peut en effet envisager que cette agence de notation européenne soit publique. Le financement pourrait être déterminé par le Parlement européen, à partir d'une taxe sur les institutions financières. On pourrait imaginer une taxe sur les compagnies d'assurance, les établissements de crédits, voire les fonds d'investissement européens. Cela offrirait un double avantage. En premier lieu, on disposerait d'une agence publique qui n'aurait pas de conflits d'intérêts avec les Etats eux-mêmes. Il s'agirait bien entendu de vérifier que les économistes et les analystes chargés de noter les Etats ne sont par ailleurs pas eux-mêmes au coeur d'un conflit d'intérêts mais une première difficulté serait écartée par le biais du financement.
En second lieu, on bénéficierait d'un financement très large et l'on pourrait imaginer que l'établissement de crédit le plus important ne contribue qu'à hauteur de 0,5 % ou de 1 % du financement de l'agence en question.
De ce point de vue, je crois que le projet d'agence de notation européenne publique est viable s'agissant de la notation souveraine.
Pour ce qui est du « corporate », il faudrait malgré tout beaucoup d'analystes. On peut imaginer qu'une vingtaine de spécialistes au profil assez varié -politistes, juristes, macro et microéconomistes- traitent de la notation souveraine. Il existe une alternative qui consisterait en une fondation également financée par cette taxe mais qui bénéficierait d'un statut privé.
In fine, un statut public ou privé -ou une fondation dotée d'un statut mixte- changerait peu de chose. A titre personnel, j'accorde assez peu d'importance au statut. Pour ce qui est de la taxe, celle-ci n'aurait rien à voir avec la taxe Tobin, les montants en jeu étant bien plus faibles. Le projet est d'autant plus viable que ce financement éviterait les conflits d'intérêts et permettrait que cette structure fonctionne rapidement.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - La question du financement est très importante. Ces agences ont aujourd'hui des actionnaires et souhaitent réaliser des profits, ce qui paraît assez incompatible avec l'idée de service public que devrait constituer la notation.
Je vous rejoins pour dire que le statut privé ou public est en effet peu important s'il existe une indépendance financière totale mais je partage l'analyse de Mme la présidente qui estime surprenant de parvenir à des résultats aussi différents selon les agences ! Ceci doit nous interpeller -même si vous avez indiqué que les investisseurs y attachent peu d'importance...
J'en arrive à me demander si ce système n'est pas complètement fou et si le plus important pour les investisseurs n'est pas d'attribuer un certain nombre de notations fixées par avance -« AA » (double A), « AAA » (triple A), etc.- afin de répondre en interne à un type d'objectif. Ceci est très grave car on donne ainsi aux agences de notation un pouvoir démentiel entièrement déconnecté de la réalité économique. Je crois donc qu'il convient d'être très vigilant. Confirmez-vous cette tendance qui expliquerait l'absence de responsabilités des agences dans la notation ?
M. Norbert Gaillard. - C'est tout à fait juste mais j'insiste sur le fait que cette tendance est malheureusement très ancienne. Dès les années 1920, des fonds d'investissement américains avaient déjà établi certaines règles prudentielles consistant à se fixer un minimum de 30 % de triple A dans un portefeuille et un maximum de 20 % d'obligations risquées -et ainsi de suite. Cela n'a pas changé. Ces mauvaises habitudes, prises il y a longtemps, se sont étendues à l'Europe, la plupart des fonds et des investisseurs institutionnels ayant intégré le même type de règles prudentielles. Ceci est très déresponsabilisant et constitue un réel problème.
Les gérants de fonds s'attachent avant tout à suivre les règles prudentielles. Le seul tort de l'agence qui a noté Enron est de l'avoir placée en catégorie « A » alors que cette entreprise aurait dû être en catégorie spéculative, étant tombée ensuite en défaut de paiement.
La notation financière est un avatar du capitalisme à l'américaine qui s'est développé au début du XIXème siècle et qui a consisté à segmenter les tâches de plus en plus. Il y a un siècle, à l'époque de Taylor, le système capitaliste avait pour objectif de confier à chacun une tâche bien précise, de faire en sorte que chacun se spécialise dans un domaine particulier et essaye d'être aussi performant que possible dans ce domaine précis. Le système s'est mis très rapidement en place dans les années 1920, avec les excès que l'on connaît. Les agences spécialisées dans l'analyse du risque de crédit n'avaient pas de capitaux -et c'est toujours le cas. Il s'agit d'acteurs des marchés financiers mais non d'acteurs capitalistes au sens propre et philosophique du terme. D'un autre côté, certains fonds recouraient à des règles prudentielles, les suivant aveuglément sans se poser de questions.
Il est bon, malgré tout, de responsabiliser à nouveau les investisseurs. Cela passe par une nouvelle internalisation du risque. On a subi depuis 1920 une externalisation du risque de plus en plus marquée, une forme de sous-traitance de l'analyse du risque de crédit. Cette internalisation existait dans le capitalisme britannique ou anglo-français du XIXème siècle. Au coeur des grandes banques -Rothschild, Barings, Crédit lyonnais- des départements étaient consacrés à l'analyse du risque souverain, du risque « corporate », etc.
La notation est malgré tout utile mais il est temps que les grands investisseurs institutionnels utilisent leurs propres notes et non plus celles de Standard and Poor's, Moody's et Fitch. Lorsque vous avez à gérer des centaines de milliards d'euros ou de dollars, il est assez délirant d'externaliser une fonction fondamentale qui est l'analyse du risque de crédit. C'est une aberration !
Je suis tout à fait d'accord avec votre remarque sur les services publics. On peut même considérer que la note est une sorte de bien public.
Ma proposition de taxe irait dans le sens d'un actionnariat éclaté et éviterait les conflits d'intérêt qu'on a connus ces dernières années et que l'on connaît toujours. J'insiste sur le fait qu'il existe encore aujourd'hui de grands fonds américains actionnaires de Moody's et de Mac Grow Hill, propriétaire de Standard and Poor's. C'est l'un des trois grands types de conflits d'intérêts. Je pense que nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur ce sujet...
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Peut-on considérer qu'il existe un effet d'entraînement entre ces agences et que la dégradation opérée par l'une pousse forcément l'autre à s'aligner -sachant que les actionnaires sont généralement les mêmes ?
M. Norbert Gaillard. - Paradoxalement, je ne suis pas sûr que le phénomène de mimétisme vienne de l'actionnariat commun. Il faut en tout cas espérer le contraire !
En revanche -et ceci renvoie à un second type de conflits d'intérêts- on peut craindre qu'un fonds actionnaires d'une agence et d'une entreprise par ailleurs notée par cette même agence ne soit au coeur d'un conflit d'intérêts et bénéficie d'informations d'« insiders » lui permettant de prendre des positions avant tout le monde. Je n'ai pas d'élément me permettant d'étayer cette affirmation mais certains investisseurs relativement importants n'étaient pas au courant de ce type de conflits d'intérêts. Eux-mêmes estiment que le risque de fuites existe et peut favoriser les délits d'initiés.
Malgré tout, je crois que le mimétisme vient de ce que l'on a des méthodologies très proches dans le domaine de la dette souveraine et en matière d'entreprises. Le secteur bancaire est peut-être différent mais les méthodologies sont très proches. A la base, les notes sont similaires d'une agence à l'autre. Près de 90 % d'entre elles ont au maximum un point d'écart -ce qui est minime.
Lorsqu'il existe des tensions sur les marchés, les phénomènes de mimétisme jouent, aucune agence ne voulant être la dernière à dégrader un émetteur de dettes qui fera défaut. D'après mes discussions avec le « top management » des analystes qui travaillent dans les agences, il apparaît que leur objectif est d'éviter à la fois d'être le dernier à dégrader un émetteur qui fait défaut et également le premier à le faire.
C'est l'argument récurrent utilisé par Standard and Poor's à propos de la Grèce s'agissant de la dette souveraine. Standard and Poor's a été la première agence à dégrader la Grèce en 2004, puis en janvier 2009. Au moment de cette seconde dégradation, Moody's n'avait pas encore bougé. C'est encore un argument de marketing, non seulement pour la notation souveraine mais de façon générale. Standard and Poor's considère quelle n'est pas l'agence la plus dure mais la plus lucide. Cela lui permet par ailleurs d'écarter certaines critiques sur le fait que ces dégradations ont aggravé la crise au printemps 2010...
M. Michel Berson. - Les grandes institutions comme les banques centrales, la BCE et le FMI sont capables de réaliser les mêmes analyses que les agences de notation. On peut se demander si l'existence de ces agences est bien utile...
Je me réfère à mon expérience personnelle : j'ai présidé un conseil général durant quinze ans. Durant cette période, les services financiers de mon institution me livraient chaque année une analyse détaillée sur l'état de la dette, la capacité à rembourser la dette, l'influence de l'endettement sur les capacités à augmenter ou non telle ou telle dépense ou les marges de manoeuvre en matière de fiscalité. J'avais ainsi une palette de renseignements qui me permettaient de fixer le cap.
Ce qui est vrai pour une grande institution comme un conseil général peut également l'être pour d'autres collectivités territoriales. J'ai, dans un passé lointain, exercé des fonctions dans le domaine bancaire. Le banquier est celui qui, chaque jour, analyse les risques et prête en fonction de ceux qu'il a évalués. Une banque constitue une agence de notation pour ses clients. Quelle est donc la valeur ajoutée d'une agence de notation, sachant que chaque institution -entreprise, banque, Etat, collectivité territoriale- dispose d'outils fiables caractérisés par la compétence et l'indépendance ?
M. Norbert Gaillard. - C'est une question fondamentale. En termes de valeur ajoutée, l'intérêt de la notation financière réside dans le fait de fournir une indication aux investisseurs sur la solvabilité des titres, dans un marché très profond et très large. Les émetteurs de dettes y sont très sensibles. J'ai eu l'occasion d'en discuter il y a quelques semaines avec le directeur financier d'une entreprise française de taille importante, notée en bas de la catégorie « investissements », en « BBB » (triple B).
Cet émetteur de dettes défendait la notation financière, estimant que si l'on empêchait les agences de faire leur travail, un groupe comme le sien en pâtirait énormément ; aucun autre signal ne pourrait parvenir au marché et les investisseurs ne seraient pas incités à acheter les titres de dettes de cette entreprise. Je suis malgré tout d'accord avec le fait qu'il existe des alternatives -FMI, OCDE, banques centrales- mais on n'est pas à l'abri, en particulier dans le cadre du FMI, de conflits d'intérêts importants. Les Etats-Unis, actionnaires à hauteur de 17 % du FMI, devraient ainsi accepter une dégradation de leur note alors qu'ils sont les premiers actionnaires. Dans un tel cas, des pressions seraient préalablement exercées pour éviter que le FMI, agence de notation, ne dégrade les Etats-Unis...
Qu'il s'agisse de notation souveraine ou d'autres secteurs, il est difficile, de trouver des alternatives. On dispose malgré tout d'un outil essentiel qui permet selon moi d'offrir une alternative crédible, celui que constituent les banques centrales. La Banque de France développe ainsi des « scorings » d'une douzaine de notes qui ne concernent pas seulement les grandes entreprises ou les entreprises de taille intermédiaire mais l'ensemble du tissu industriel de services. On pourrait donc imaginer que les banques centrales publient ces notes -ce qui n'est pas le cas actuellement puisqu'elles ne sont rendues publiques que pour l'entreprise elle-même ou pour un banquier. On changerait certes la philosophie des « scorings » des banques centrales mais ceci reste envisageable.
Si ce peut être une alternative à la notation financière, il existe néanmoins un problème de tropisme. On pourrait systématiquement considérer qu'avec ce nouveau système, la Banque de France pourrait surnoter les entreprises françaises, surtout lorsqu'elles désirent accéder à un marché plus large que l'hexagone. Il en va de même pour la Banque d'Angleterre, etc.
Malgré tout, parmi les agences de notation, on trouve des acteurs internationaux, même s'il y a un biais occidental. On l'a vu avec la surnotation des pays occidentaux au cours des années 2000 alors que leur niveau de dettes augmentait fortement. Bien évidemment, étant donné le niveau de dettes, la dégradation des Etats-Unis est intervenue en août 2011 et de la France et de l'Autriche en janvier 2012. Toutefois, si l'on étudie les fondamentaux macroéconomiques, les pays occidentaux sont selon moi plutôt surnotés par les grandes agences.
Quant à l'aspect monétaire, on trouve également un biais lorsqu'on l'analyse de près les rapports de Moody's et de Standard and Poor's : le fait que la BCE ne fasse pas de « quantitative easing » comme la Federal Reserve pénalise les pays européens. C'est l'une des raisons qui explique les dégradations de notes ou les mises sous perspective négative de ces derniers mois.
On ne peut toutefois « jeter le bébé avec l'eau du bain » et je pense que les agences ont une réelle utilité, l'important étant l'usage que l'on fait de leurs notes. On est allé beaucoup trop loin en acceptant la sous-traitance des agences, qui a complètement déresponsabilisé les acteurs de marché, en particulier les grands investisseurs. Il est troublant de constater que ceux-ci ne disposent pas de leur propre système de notation, qu'il soit public ou privé, afin de favoriser une réinternalisation du risque, quitte à vérifier ensuite que les « ratings » internes sont fiables, surveillance que serait chargé d'appliquer le régulateur national ou européen.
M. Jean Bizet. - Pourquoi les agences n'ont-elles pas diagnostiqué les errances de Lehman Brothers et des fonds spéculatifs qu'ils ont titrisés et distribués dans le monde ?
En outre, comment expliquez-vous, après la dégradation de la note de la France, alors qu'on s'attendait à des taux d'emprunt et à des primes de risque importants, que cela n'ait pas été le cas ? La seule explication vient-elle du fait que la Banque centrale européenne a ouvert des lignes de crédits à hauteur de deux fois 500 milliards d'euros ?
M. Norbert Gaillard. - La faillite de Lehman Brothers et l'incapacité des agences à prévoir ce cataclysme financier s'expliquent par plusieurs éléments.
Les agences ont été incapables d'établir des diagnostics fiables sur les produits structurés parce qu'elles étaient en premier lieu au coeur de conflits d'intérêts. Je rappelle qu'elles ont joué un rôle de consultant occulte auprès d'institutions financières et ont noté les mêmes produits en amont et en aval.
En outre, ces produits structurés ont constitué jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires des agences en 2007 ; il était hors de question de risquer de perdre la clientèle de ces institutions financière en même temps que des milliers de produits ! Les auditions menées il y a environ deux ans ont démontré que le « top management » de Moody's avait d'ailleurs exercé des pressions pour surnoter les produits en question...
Le second problème vient de l'incapacité quantitative et qualitative de disposer de ressources humaines suffisantes pour noter les produits structurés, ce qui inclut les subprimes.
Qualitativement, on a vu qu'il existait un réel problème pour comprendre les montages juridiques et pour parvenir à une modélisation du risque. On s'est inspiré de modèles « corporate » pour noter des produits structurés alors que ceci n'avait rien à voir !
Quantitativement, on compte trop peu d'analystes au sein des agences. J'ai insisté auprès du Parlement européen sur le fait qu'il faudrait instaurer un nombre limite d'émetteurs de dettes par portefeuille d'analyste. Au milieu des années 2000, un analyste devait noter jusqu'à 35 ou 40 émetteurs de dettes. Ce n'est pas raisonnable ! Officieusement, des analystes m'ont dit qu'au lieu de réviser la note tous les ans -la révision implique des discussions avec l'émetteur de la dette- celles-ci avaient lieu tous les deux ans début 2000. Les notes n'étaient donc pas fiables : elles étaient « arrangées ».
Il s'agit là d'un vrai problème de déontologie. J'ai proposé que l'on instaure un maximum de 15 à 18 émetteurs de dettes par portefeuille d'analyste. Cela représente déjà un travail important.
Concernant Lehman Brothers, personne n'a vu venir le coup. On était alors dans la logique du « too big to fail » et on ne pensait pas qu'un risque de faillite de la cinquième banque d'affaires américaine soit possible.
Dans quelle mesure le fait que M. Paulson, secrétaire au Trésor américaine, ait été un ancien de Goldman Sachs n'a pas joué dans sa décision d'abandonner Lehman Brothers à son sort ?
M. Jean Bizet. - Cela a souvent été dit !
M. Norbert Gaillard. - Ca a en effet été dit par des gens plus avisés que moi...
On peut aussi considérer que c'est une vision du marché, seuls les plus forts devant survivre mais on a, dans le même temps, soutenu Fannie Mae, Freddie Mac et AG, le grand assureur. Pourquoi n'a-t-on pas fait de même pour Lehman Brothers ?
Le défaut de Lehman Brothers était très difficile à prévoir et les agences ne peuvent être blâmées sur ce point.
Quant à la dégradation de la France, elle a été largement anticipée. Je connais assez bien la notation souveraine : on n'a jamais vu de tels effets d'annonce ni une telle préparation à la dégradation d'une note. C'est exceptionnel ! Les rumeurs de dégradation de la France, celles concernant la faillite de la Société générale, en août 2011, n'étaient pas le fait des agences.
Celles-ci ont ensuite déclaré que la France était le maillon faible au sein de la catégorie triple A -ce qui ne constituait pas véritablement une nouvelle, beaucoup d'investisseurs considérant déjà notre pays comme plus risqué que les autres. Les taux étaient d'ailleurs déjà plus élevés.
On a également eu, en novembre, la vraie fausse dégradation de la France. On a dit qu'il s'agissait d'un problème technique mais cela reste troublant.
Enfin, on a connu une « mise sous surveillance de la perspective de la France ». Cette action n'existe pas au sens des agences. Moody's a annoncé qu'elle se donnait trois mois pour revoir cette appréciation. On était là dans l'ébauche d'une éventuelle dégradation de la France. Beaucoup de précautions ont été prises par les agences mais les investisseurs eux-mêmes considéraient notre pays comme plus risqué que les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l'Allemagne : il suffit pour s'en convaincre d'étudier les taux à cinq ou à dix ans...
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - A-t-on déjà vu un pays refuser d'être noté ?
M. Norbert Gaillard. - Oui. Un certain nombre de notes ne sont pas sollicitées par les pays concernés. C'est le cas de la France ou de l'Allemagne. L'activité de notation souveraine a connu une certaine léthargie depuis les années 1930. Les grands pays industrialisés ont été pour la plupart à nouveau notés dans les années 1980, les agences ayant voulu augmenter rapidement leur couverture sur les segments souverains.
Aujourd'hui, une quinzaine de notes ne sont pas sollicitées. La plupart du temps, il s'agit de pays occidentaux industrialisés.
M. Christian Namy. - Je me suis souvent posé la question de l'utilité des agences de notation en matière d'accompagnement des décisions politiques.
En tant que président de conseil général, j'ai trouvé, après mon élection, une situation financière très difficile, avec un endettement très fort. J'ai été amené à prendre des mesures draconiennes qui n'ont pas toujours été faciles à faire admettre. Je précise, afin qu'il n'y ait pas d'équivoque, qu'il n'y a pas eu de changement de majorité mais plutôt un cumul négatif des politiques précédentes.
J'ai volontairement fait appel à une agence de notation. C'est Standard and Poor's qui a remporté le marché public. Au bout de trois ans difficiles, ma notation a été réévaluée régulièrement, me permettant de conforter les politiques mises en place et de recrédibiliser l'action du conseil général.
L'agence de notation peut donc constituer un outil que nous pourrions utiliser de temps à autre. Je ne suis pas sûr que, dans notre pays, le Gouvernement n'ait pas utilisé la diminution de la notation pour faire passer d'autres mesures ou sensibiliser les Français aux risques actuels...
M. Norbert Gaillard. - C'est une question très intéressante. On la retrouve chez les émetteurs de dettes « corporate » qui, surtout lorsqu'ils sont notés en double A, en A, voire en triple B, sont très satisfaits. Ils peuvent difficilement accepter une dégradation mais cela constitue la preuve d'une ouverture sur les marchés financiers, que l'émetteur de dettes -collectivité locale ou entreprise- joue le jeu du marché et qu'il n'existe pas d'opacité. C'est fort bien vu par les investisseurs qui, s'agissant des collectivités locales, sont bien conscients que les restructurations de dettes bancaires, ces dernières années, ont été faites de la façon la plus discrète possible -lorsqu'on n'a pas tout simplement essayé de les étouffer. Plusieurs restructurations de dettes de petites villes françaises ont ainsi eu lieu -même si celles-ci n'étaient pas notées.
Le fait d'aller sur les marchés et d'être noté constitue un risque. La ville de Paris avait prévu de se refinancer en septembre 2008, au moment de la crise de Lehman Brothers. Or, malgré sa bonne réputation, on a subi un report de quelques jours, le marché était complètement fermé à ce moment. C'est donc un pari qui est fait.
On peut considérer dans une certaine mesure qu'une bonne note constitue un quitus donné à une gestion, qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'une collectivité locale. En termes politiques, les collectivités locales ou un Etat sont des entités publiques qui ont la capacité de lever des taxes et donc d'augmenter leurs revenus de façon rapide. On est dans un cadre juridique et politique bien particulier mais on ne peut pas en conclure qu'un autre maire ou une autre couleur politique aurait connu une dégradation ou une augmentation de note.
Un Etat ou une collectivité locale présentent beaucoup d'inertie en termes de solvabilité. Leur solvabilité ne se dégrade généralement pas en quelques semaines. Cela prend beaucoup plus de temps. Il faut tenir compte du fait qu'on est là dans un temps long, ce qui est moins le cas dans le « corporate ». On l'a vu ces derniers mois avec Renault, Peugeot, Carrefour, où les choses peuvent facilement dégénérer sur les marchés.
Malgré tout, la question que vous soulevez est intéressante. Dans le cadre français, elle revêt un intérêt encore plus grand mais je crois que le jeu vient plus des autorités politiques que des agences. On l'a vu avec l'instrumentalisation qui peut avoir lieu en matière d'augmentation de note. Lorsque le Brésil est passé à 10 sur 20, après avoir été noté durant des années entre 5 et 9 sur 20, pour le président Lula, cela a constitué une publicité extraordinaire au plan politique, économique, financier. On ne peut dire que les agences se prêtent à ce jeu...
M. Christian Namy. - Elles ne s'y prêtent pas mais on peut aussi l'utiliser à bon escient ! Mes taux bancaires ont baissé et j'ai pu faire admettre au public des mesures très difficiles à faire passer -même dans ma majorité et mon opposition.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Ne peut-on interdire la notation de pays qui ne l'ont pas sollicitée ? Il est grave de noter quelqu'un qui n'a rien demandé !
M. Norbert Gaillard. - Michel Barnier a déposé une proposition en ce sens au Parlement européen. Cette interdiction me laisse assez sceptique. Si on supprime la note, on ajoute de l'opacité à une situation dans laquelle il y a du stress...
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Si on a trouvé le financement, je ne vois pas pourquoi on irait au-delà ! Une notation est payée par celui qui la sollicite. Il en va de même pour les commissaires aux comptes. Dans le cas présent, les agences ne sont pas payées ; or, on touche forcément là à un conflit d'intérêts. Si les agences délivrent une note, c'est parce qu'il existe par ailleurs un prêteur. C'est très dangereux !
D'autre part, j'ai bien noté que la méthodologie des agences est publique et que celles-ci font actuellement des efforts de transparence mais ces agences ne sont contrôlées par personne, comme c'est le cas pour les commissaires aux comptes !
L'Allemagne bénéficie d'un triple A. Tant mieux ! Toutefois, l'annonce de la suppression du nucléaire n'est pas neutre dans la trajectoire budgétaire de ce pays. Peut-être les choses se présentent-elles sur le trop long terme pour qu'on dégrade sa note tout de suite mais on peut se poser la question. Il y a là deux poids, deux mesures. La subjectivité est totale ! C'est pourquoi on pourrait au moins ne pas noter les pays qui ne le demandent pas.
M. Norbert Gaillard. - S'agissant de l'accès au marché, je ne suis pas d'accord avec vous : les pays qui verraient leur note suspendue seraient l'Irlande ou le Portugal, qui sont déjà défavorisés dans ce domaine. Imaginons des difficultés avec l'Espagne -ce qui est à craindre dans les semaines ou les mois à venir : si on commence à parler d'une restructuration ou d'un plan d'aide, supprimer la note de l'Espagne signifiera qu'on essaye de cacher certains éléments aux investisseurs. Je suis donc vraiment réservé sur ce point...
Je comprends fort bien que l'on ne veuille pas être noté. C'est fort légitime. Le problème vient du fait que les réglementations y obligent aujourd'hui. Il y a quelques mois, une nouvelle réglementation de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a forcé les émetteurs de titres à court terme à êtres notés. L'intoxication continue donc ! Malgré tout, cela sert de repères aux entreprises. Lorsque vous détenez un triple B, vous êtes très heureux de pouvoir montrer que vous vous situez dans la catégorie « investissements » mais il est vrai que le caractère automatique est problématique. On pourrait imaginer que ce soit facultatif et que l'investisseur lui-même demande à une agence le niveau de solvabilité des entreprises en question.
Quant au débat entre la France et l'Allemagne, noter un souverain est éminemment complexe. Ceci vient du fait que la dégradation de la solvabilité d'un émetteur « corporate » peut être rapide. La complexité de la notation d'un souverain est davantage liée à la non prise en compte d'éléments qui, ex-post, crevaient les yeux : situation d'une banque ou d'un secteur bancaire, etc. Dans le cas précis de l'Allemagne et du nucléaire, on est sur du long terme. Or, les agences ne regardent pas le long terme ; les notes ont une valeur indicative d'un an environ, voire un peu plus. Elles ont malgré tout leur « marotte », comme le rôle accru de la BCE...
A titre personnel, je crois que les agences se sont peut-être un peu trop avancées en affirmant que l'Allemagne ne serait en aucun cas dégradée au cours de l'année 2012. Le secteur bancaire allemand est plus fragile que le secteur bancaire français. La volonté de Standard and Poor's, en faisant ces annonces, était de bien faire comprendre que l'Allemagne était jugée comme nettement plus solvable que la France. Le message est passé mais ce type d'engagement peut être problématique.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Merci. Il sera intéressant de revenir vers vous à la fin de nos auditions pour connaître vos préconisations, au moment de l'élaboration de notre rapport.
M. Norbert Gaillard. - Avec plaisir.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - La séance est levée.
Mercredi 14 mars 2012
- Présidence de Mme Frédérique Espagnac, présidenteTable ronde avec d'anciens salariés d'agences de notation
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Vous connaissez les agences de notation de l'intérieur, et je vous invite à exposer votre point de vue sans langue de bois. Mme Catherine Gerst doit encore nous rejoindre ; en attendant, messieurs, pourriez-vous vous présenter ?
M. François Veverka. - J'ai dirigé pendant seize ans les activités de Standard and Poor's en Europe, après avoir travaillé au ministère des finances et à la commission des opérations de bourse (COB). Chez Standard and Poor's, j'ai notamment été comme directeur général en charge des discussions avec les autorités françaises et européennes aux débuts de la réglementation des agences.
M. Pierre Cailleteau. - Pour ma part, j'ai travaillé chez Moody's pendant cinq ou six ans en tant que responsable de la notation des Etats. J'ai aussi travaillé pour le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque de France.
M. Anouar Hassoune. - Chez Standard and Poor's pendant sept ans, puis chez Moody's pendant trois ans, j'ai noté des banques et des compagnies d'assurance. J'ai ensuite créé ma propre entreprise.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Avant de passer aux questions, souhaitez-vous dire un mot d'introduction ?
M. Pierre Cailleteau. - Ma perspective sera sans doute quelque peu différente de la vôtre. Au risque de vous choquer, j'estime qu'au lieu de renforcer la réglementation, il faut au contraire déréglementer. On a sacralisé le rating. Oblige-t-on les gens à ne fréquenter que les restaurants auxquels le guide Michelin accorde de une à trois étoiles - car son échelle n'a que trois barreaux ? Eh bien, c'est justement ce que l'on fait pour les agences de notation : la réglementation interdit à certains investisseurs d'acheter des produits en dessous d'une certaine note, et les règles prudentielles applicables aux banques vont dans le même sens. Cette accumulation de règles élève une barrière à l'entrée sur le marché, dont il faudrait évaluer le coût financier global : combien cela coûte-t-il aujourd'hui de créer une nouvelle agence ? Je ne doute pas que les régulateurs aient leurs raisons, mais de bonnes intentions font de mauvaises règles...
M. François Veverka. - J'ai un avis similaire, mais un peu plus nuancé. Les agences de notation répondent à un besoin, à l'heure où les marchés financiers jouent un rôle grandissant dans un financement de l'économie : les Etats, les entreprises, les banques y recourent massivement. La future réglementation bancaire CRD 3 (Capital requirements directive) ne fera que renforcer leur importance au détriment de la finance directe. Or il existe un très grand nombre d'investisseurs, qui souhaitent parfois placer leur argent à l'autre bout du monde : ils ont besoin de références pour mesurer les risques qu'ils prennent. L'essor des agences de notation ne fait qu'accompagner la montée de la dette dans le financement de l'économie.
Dans ces conditions, il est normal que le rating soit soumis comme toute autre activité financière à un corpus réglementaire. Mais l'approche actuelle repose sur un contresens. On a intégré la notation des agences dans la réglementation applicable à certaines entités. Or une note est une opinion, qui n'a de sens que dans un environnement pluraliste. La santé d'une agence repose sur la confiance dans la qualité de sa notation. Si son activité est soutenue par la réglementation, elle change de nature et devient une activité protégée. Renforcer les contraintes d'information ou d'organisation ne gênera pas les grandes agences. En revanche, il devient très difficile l'entrée de nouveaux acteurs, à moins qu'ils ne soient protégés, au risque de détériorer la qualité de leur notation.
On a transformé les agences en quasi-régulateurs, et on leur a presque confié un droit de vie ou de mort : si la note d'un émetteur est dégradée, sa dette n'est plus éligible pour tel ou tel investissement, ses papiers ne sont plus utilisables comme garantie auprès d'une banque centrale, etc. Ainsi on n'a fait que renforcer l'oligopole. Or la pluralité des opinions et la concurrence sont absolument nécessaires. Les autorités américaines ont judicieusement commencé à retirer de leur réglementation les références à la notation des agences. Celles-ci doivent retrouver le rôle qui est le leur. Les trois grandes conserveront leur influence tant qu'elles ne font pas d'erreur majeure, mais il faut de nouveaux intervenants.
M. Anouar Hassoune. - La réglementation ne m'intéresse pas. Son renforcement n'améliorera que de manière marginale le fonctionnement des agences, qu'il s'agisse des conflits d'intérêts ou de la transparence. C'est surtout leur modèle économique qui est en cause, car elles font tout pour préserver leurs marges. On attend beaucoup trop d'elles : qu'elles mesurent les risques, qu'elles jugent la politique monétaire américaine, qu'elles se prononcent sur le cours du monde, comme si elles avaient une boule de cristal...
Les agences veulent maintenir leurs marges tout en continuant à se développer sur le marché. Pour ce faire, elles peuvent réduire leurs coûts en s'installant à Dakar : c'est ce que j'ai fait. Si les marges rétrécissent, les actionnaires ne sont pas contents. Je vais vous surprendre, mais selon moi, un actionnaire privé est un mauvais actionnaire. Il faudrait mettre sur pied une agence de notation à capitaux publics, soit en nationalisant Moody's - il serait plus difficile de nationaliser Standard and Poor's -, soit en créant une nouvelle agence. Les Chinois l'ont fait, mais leur agence a pour défaut rédhibitoire d'être possédée par un seul Etat, ce qui met en doute son indépendance. En revanche, la collectivité publique mondiale pourrait le faire ; les actionnaires d'une agence publique mondiale pourraient être le FMI, la Banque mondiale, la Banque des règlements internationaux, etc. Le rating est presque devenu une mission de service public. En diminuant les marges, on pourrait améliorer la qualité du recrutement - or dans ce domaine les hommes comptent plus que la technologie -, de l'information, donc des notations, et orienter dans le bon sens les décisions de crédit.
M. Charles Revet. - Les décisions des agences ont de telles conséquences pour les Etats, les banques et les entreprises que nous avons besoin de comprendre comment elles fonctionnent, avant même d'envisager une éventuelle modification de la législation. Quelles étaient vos missions chez Standard and Poor's ou chez Moody's ?
M. Pierre Cailleteau. - Je l'ai dit, j'étais responsable chez Moody's de la notation des Etats. Des équipes d'analystes travaillaient sous ma supervision à New York, Singapour, Dubaï, Francfort et Londres. Chaque pays était suivi par un certain nombre d'entre eux, et nos notations reposaient sur une méthodologie publiée. S'il estimait que la note d'un pays devait être relevée ou abaissée, un analyste pouvait convoquer un comité de notation sans que je puisse m'y opposer ; je présidais ces comités, dont les réunions se tenaient par téléphone selon une procédure délibérative. J'avais introduit deux nouvelles règles : à chaque comité étaient associés des spécialistes d'autres domaines que la notation des Etats, afin qu'un double A signifie la même chose pour une banque et un Etat ; un prosecutor était chargé d'élaborer des contre-arguments. Je faisais en sorte que la délibération soit ordonnée et intelligente, et les décisions étaient prises à la majorité simple, selon le principe suivant : un homme, une voix. Enfin, nous publiions un communiqué où nous cherchions à justifier notre décision de manière intelligible. Toute décision supposait un travail analytique considérable en amont, et il fallait s'assurer qu'il n'y avait pas d'erreur matérielle.
M. François Veverka. - Chez Standard and Poor's, j'ai d'abord supervisé la notation des entreprises et des émetteurs du secteur public en France, puis j'ai été désigné responsable du développement et de l'expansion en Europe. Dans 99 % des cas, la notation est demandée par l'émetteur qui espère ainsi attirer les investisseurs et obtenir de meilleures conditions d'émission. La démarche est donc consensuelle et coopérative.
M. Robert del Picchia. - La notation est parfois obligatoire.
M. François Veverka. - En effet, une obligation réglementaire peut favoriser le consensus... L'agence, au terme de recherches préliminaires, définit en concertation avec l'émetteur les sujets à examiner. Ensuite, les analystes - deux, parfois plus - travaillent en se fondant sur des informations publiques ou transmises par l'émetteur. L'analyse est au cas par cas, mais suit quelques figures imposées : s'il s'agit d'une entreprise, il faut examiner sa situation financière, ses métiers, son endettement, ses risques... Des réunions de travail sont organisées avec l'émetteur, et la procédure est contradictoire. Puis le comité de notation se réunit : il s'agit normalement d'un comité ad hoc, composé de spécialistes de la zone géographique - des connaisseurs des institutions françaises si l'émetteur est français - ou du secteur - s'il s'agit de Renault, des analystes ayant noté Toyota ou Daimler. Le comité de notation est libre de ses décisions, sans que la direction de l'agence ait aucune autorité sur lui : si des interférences étaient connues, cela ruinerait le crédit de l'agence. La décision du comité est communiquée à l'émetteur, qui peut demander son réexamen dans un délai très bref, car il faut éviter toute fuite qui donnerait lieu à une information privilégiée. Le comité conclut et publie un communiqué pour diffuser l'information auprès du marché et de la presse.
Les analystes sont regroupés en équipes spécialistes de tel ou tel secteur (banque, corporate...) ; ils sont plusieurs centaines à travailler sur certains secteurs. Leur formation est économique, financière et comptable ; beaucoup ont d'abord travaillé en tant qu'auditeurs dans un cabinet. Ils restent en général assez longtemps dans une agence, car ce métier demande de l'expérience. La communauté est assez proche de celle des études économiques des banques ; l'on retrouve aussi à peu près ce profil à l'OCDE, dans les banques centrales, au FMI, etc.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Je ne mets pas en doute les qualités personnelles des analystes, mais dans quel esprit travaillent-ils ? Est-il normal que les agences soient sollicitées par les émetteurs ? C'est un peu comme si Miss Venezuela payait pour l'élection de Miss Monde... Pourquoi les investisseurs ne paient-ils pas plutôt ?
M. François Veverka. - C'est une question fondamentale. Les agences de notation sont par nature confrontées à un conflit d'intérêts : l'émetteur paie, mais la notation profite aux investisseurs. A l'origine, les agences vendaient des publications aux investisseurs. Le modèle a changé quand les marchés ont pris de l'importance et que les émetteurs se sont intéressés à leur notation. Une notation n'a de sens que si elle est crédible. Aujourd'hui, on critique volontiers les agences pour la sévérité de leurs décisions...
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Ou leurs erreurs !
M. François Veverka. - Parfois. Mais si elles faisaient preuve de complaisance, leur travail n'aurait aucune valeur.
Si les investisseurs payaient, cela poserait d'autres problèmes, car les notes sont publiques. Or un grand investisseur comme BlackRock qui paierait pour que soit évalué tel ou tel émetteur n'aimerait pas que l'information soit divulguée. Les investisseurs ont parfois leurs propres équipes.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Le travail des agences s'apparenterait alors à une consultation.
M. François Veverka. - Oui, mais il en résulterait une asymétrie d'information. La réglementation impose la publicité des notes.
M. Anouar Hassoune. - Savions-nous ce que nous faisions ? Non, pas toujours. Sur 1 000 à 1 200 banques, j'ai contribué à en noter plus de 300. Noter la National Bank of Abu Dhabi, ce n'est pas trop compliqué : son bilan avoisine les 50 milliards, et l'on peut savoir assez précisément ce qu'il y a derrière les chiffres. Mais le bilan du Crédit agricole, c'est vingt-trois fois le PIB du Maroc ! Je ne sais pas faire, je l'ai dit, on ne m'a pas écouté, je suis parti. Pour analyser correctement la situation du Crédit agricole, il faudrait une dizaine d'analystes très expérimentés, connaissant tous les métiers de la banque, rémunérés chacun entre 500 000 et 600 000 euros : cela ruinerait une agence. De même, les agences n'ont aucun moyen de noter les Etats-Unis.
On revient donc à la question du business model, qui détermine la qualité de la notation. Entre 2000 et 2007, avant la crise, le recrutement a été un peu laxiste : les directions des ressources humaines ne s'en mêlaient pas, mais c'étaient les analystes seniors qui choisissaient eux-mêmes leurs équipes et certains, pour avoir la main sur leur équipe, ont été laxistes et n'ont pas retenu les plus « capés »... Or le monde est devenu de plus en plus complexe à la suite de l'énorme choc monétaire américain de 2003 et 2004, et nous nous sommes aperçus que l'information manquait. Tout le monde n'est pas Pierre Cailleteau !
Le modèle de l'investisseur payeur est intenable. Quand l'information est rare, elle a un prix. Aujourd'hui l'information est publique, disponible immédiatement sans aucun coût, et aucun investisseur ne veut payer. Une note communiquée confidentiellement à un investisseur aurait bientôt fait le tour de la planète ! Une fois l'information devenue un point focal au sens de Thomas Schelling, c'est l'émetteur qui doit la payer.
Quant aux conflits d'intérêts, il y en a, mais ils sont bien gérés. N'oubliez pas que la valeur du travail des agences repose sur leur crédibilité. Si on les savait corruptibles, elles seraient ruinées. Nous sommes tous co-responsables de la crédibilité de notre métier.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Monsieur Cailleteau, vous dites qu'il ne sert à rien de réglementer. Mais les agences de notation ne sont-elles pas en partie responsables de la crise financière actuelle ? Sans la crise, on ne parlerait pas d'elles. Peut-on les considérer comme de simples prestataires de services ? Je peux le comprendre lorsqu'il s'agit de noter des entreprises, mais la dette souveraine, n'est-ce pas tout autre chose ?
Monsieur Veverka, j'ai entendu dire de mon côté que le modèle économique des agences de notation avait changé lorsqu'on s'est mis à s'échanger les notes...
M. Robert del Picchia. - Comme les sondages !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Les agences n'évaluent pas seulement les institutions, mais aussi leurs produits : cela représente 50 % de leur chiffre d'affaires. Pourtant, n'est-ce pas d'une nature tout à fait différente ?
M. Pierre Cailleteau. - Les agences ont-elles commis des fautes, en particulier à propos de la finance structurée ? On peut en débattre. Si on l'admet, cela justifie-t-il un renforcement de la réglementation ? Je n'en suis pas certain. La crise est en partie due à la sacralisation du rating, à son intégration dans la réglementation. Encore une fois, oblige-t-on les gens à ne dîner que dans les restaurants étoilés ? Je ne suis pas convaincu par la réponse règlementaire.
Madame la sénatrice, vous dites que ce n'est pas la même chose de noter un Etat et une entreprise, mais qu'entendez-vous par là ? Cela signifie-t-il que les agences ont un rôle de service public ? Qu'elles devraient attendre plus longtemps avant de dégrader la note d'un Etat ? A mes yeux, l'idée de créer une agence de notation publique est saugrenue. Ces deux dernières années, les dirigeants européens juraient qu'ils ne laisseraient pas la Grèce faire défaut, mais c'est ce qu'ils ont fait cette semaine ! Quel crédit pourrait-on accorder à une agence placée sous l'autorité de la Commission européenne ?
M. Anouar Hassoune. - J'ai parlé d'une agence à capitaux publics.
M. Pierre Cailleteau. - Faire des agences des auxiliaires de la réglementation bancaire et financière, leur accorder un rôle de stabilisation est une erreur. Lorsque je travaillais auprès de la Banque des règlements internationaux, auprès d'une banque centrale ou chez Moody's, je me suis souvent interrogé sur la procyclicité des mesures que l'on prenait pour stabiliser le système...
La tâche des agences de notation est dire, en conscience : « Voilà ce que nous pensons » ; à d'autres d'en tirer les conséquences. Il n'y a pas lieu de leur confier un rôle contracyclique ou macro-prudentiel. Ce qu'il faut, c'est désacraliser les notes qu'elles publient et renforcer la pluralité des opinions.
M. Anouar Hassoune. - Tous les maillons de la chaîne de valeur sont responsables de la crise, les agences de notation ne le sont pas davantage que les banques régionales américaines qui ont accordé des crédits hypothécaires à des emprunteurs insolvables ou les compagnies d'assurance qui ont acheté du LBO (leverage buy out) « au cube ». La principale responsabilité incombe à la politique monétaire américaine.
M. Pierre Cailleteau. - Et au Congrès qui a encouragé à toute force l'accession à la propriété.
M. Anouar Hassoune. - La Réserve fédérale a maintenu des taux anormalement bas pendant des années, pour faire face aux conséquences du 11 septembre et financer la guerre. A partir de 2004, quand on eut proclamé « War is over », les taux d'intérêt ont augmenté de 25 points de base chaque trimestre. Nos modèles de notation étaient fondés sur l'expérience passée, et jamais on n'avait vu politique monétaire aussi belliqueuse !
Noter des institutions ou des produits titrisés, ce n'est pas la même chose, même si le produit fini est toujours une note. La notation des produits titrisés est l'affaire de juristes qui examinent le cadre juridique des produits, et de mathématiciens qui analysent la composition de portefeuilles infiniment granulaires. Le problème est que les spécialistes de la titrisation, qui travaillaient à un étage différent du même bâtiment, n'ont jamais demandé l'avis des autres sur la politique monétaire américaine ni sur les créances hypothécaires : ils estimaient leur modèle suffisamment robuste, sans y avoir intégré les effets d'une politique monétaire irresponsable.
M. Pierre Cailleteau. - Nous sommes au coeur du sujet. Les agences, c'est vrai, analysent deux types d'objets : des « animaux à quatre pattes » comme les entreprises, et des produits structurés. Après la crise, on les a obligées à différencier les notes de ces deux types d'objets, et à ajouter à celle des produits structurés les initiales « SF » (structured finance). Tout au contraire, il aurait fallu les mettre au défi de prouver que lorsqu'elles accordent un « AAA » à un produit titrisé, cette note a la même valeur que lorsqu'elle est appliquée à l'Allemagne ou à la Rabobank.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Je souhaite la bienvenue à Mme Catherine Gerst. Voulez-vous vous présenter et ajouter quelque chose aux remarques de vos collègues ?
Mme. Catherine Gerst. - Je suis entrée chez Moody's en 1991 comme analyste spécialiste des produits structurés - titrisation, crédits hypothécaires et commerciaux en France et en Europe occidentale. Plus tard, en tant que directrice générale de Moody's France, sans avoir une connaissance aussi précise de chaque domaine, j'assistais à tous les comités. J'ai quitté l'agence en 2001. Entre 2006 et 2008, j'ai travaillé pour l'agence canadienne DBRS, qui n'est restée en Europe que deux ans : alors qu'ils déploraient depuis longtemps l'oligopole des trois grandes agences, les émetteurs prétendaient avoir déjà assez à faire avec celles-là, et s'ils acceptaient d'être évalués gratuitement, ils refusaient de changer de prestataire...
Cela fait trois ou quatre ans que l'on parle de réglementer les agences de notation. En Europe, on a pris le parti de renforcer la concurrence, mais cela aurait mérité plus ample discussion, et ce n'est pas la voie qu'ont choisie les Etats-Unis. Comme le contrôle aérien, la notation fait partie des secteurs de « sécurité » qui supportent mal la concurrence. Imaginez que deux tours de contrôle se fassent concurrence, l'une ferait atterrir vingt-cinq avions par heure même si la réglementation fixait la limite à quinze : si j'ai le choix, je préfèrerai l'autre... Les autorités européennes ont décidé de soumettre les agences à une procédure centralisée de visa : sur les vingt-cinq qui en ont fait la demande, seize ont été autorisées, dont les trois grandes, DBRS, quelques compagnies d'assurance-crédit et des inconnus, dont on ne sait comment ils ont été audités.
Suis-je pour ou contre une réglementation ? Les drafts successifs dont j'ai eu connaissance sont fondés sur un diagnostic mauvais, insuffisant ou incomplet et ne se donnent pas les moyens de traiter leur objet. Ils n'auraient rien empêché s'ils avaient été en vigueur à la veille de la crise des subprimes.
Les agences de notation ne sont sur la sellette que depuis quatre ans. Or elles existent en Europe depuis 25 ans. J'ai ouvert le bureau de Moody's en France en 1989. Le sujet n'a émergé qu'à partir du moment où les Etats ont commencé à s'endetter massivement. C'est en 1988, Pierre Bérégovoy étant ministre des finances, que le gouvernement français a fait venir les agences de notation, sans aucune contrepartie, pour soutenir les emprunts de la France à l'étranger. Depuis lors, et jusqu'il y a trois ans, les gouvernements qui se sont succédé dans notre pays et chez nos voisins européens ont été foncièrement satisfaits du comportement des agences, qui leur accordaient un triple A. Ce n'est qu'à partir du moment où des interrogations ont surgi sur cette notation que le débat a été porté sur la place publique.
Les projets de régulation sont inadaptés. Pour modifier le fonctionnement des agences, il faut changer le système dans lequel nous sommes. La puissance des agences est liée à celle des marchés de capitaux. Sans la dette des Etats, il n'y aurait plus de marchés de capitaux ! La montée en puissance de la dette en Europe a été concomitante de celle des agences de notation. Je parie que si la dette des Etats diminuait, les marchés financiers redeviendraient ce qu'ils étaient avant, des lieux d'échanges obligés, et tout se dégonflerait. On retournerait au système bancaire, la finance servant le commerce. Il y aurait des évaluateurs, dont les agences de notation. On parle de boîte noire, à propos des agences, mais personne ne lit leurs analyses, à part quelques spécialistes ! Je ne suis plus dans le métier depuis quatre ans, mais je suis toujours assaillie de coups de fil d'hommes d'affaires, de banquiers, d'hommes politiques, me demandant telle étude de Standard and Poor's, telle statistique de Moody's, parce que c'est là que se trouvent les informations. Il faudrait s'interroger sur l'importance de cette recherche. Par quoi la remplacer ? Tout le monde s'en sert, parce qu'il n'y a qu'elle ! Les agences disposent de la seule ressource utile pour les hommes d'affaires...
M. Anouar Hassoune. - Mais elle pourrait être de meilleure qualité...
Mme Catherine Gerst. - Quelle est la responsabilité des agences ? Des fautes, il y en a, mais plus ou moins que dans les banques ? Quel service au monde est exempt de faute ? Y a-t-il eu de la malhonnêteté, de la fraude pour les subprimes...
M. Robert del Picchia. - Ou de l'incompétence ?
Mme Catherine Gerst. - De mon point de vue, il ne s'agit pas d'incompétence mais de la conséquence d'une concurrence déjà trop forte dans le secteur. Les agences ont tenu le même raisonnement et pour les mêmes raisons que pour les assureurs européens. Quand on leur a demandé de noter ces produits apparus en 2005-2006 aux Etats-Unis, elles ne disposaient pas des données suffisantes. En matière hypothécaire, il faut dix ans de données et, sur les subprimes, les agences n'avaient que deux ans de statistiques ! Elles ont accepté de noter, en sachant pertinemment qu'elles manquaient de données, parce que si l'une des grandes refusait, la deuxième ou la troisième aurait accepté, ou les petites agences qui pullulent sur l'énorme marché américain. Il y a trop de concurrence entre les agences ! Il a fallu donc prendre les deux ans de données disponibles et extrapoler à partir de tout ce que l'on savait depuis 40 ans des assureurs américains, en s'efforçant de reconstituer des séries cohérentes, l'ensemble représentant des milliards de dollars. Est-ce une faute ? Oui. Une agence devait dire non. Ça a été ma position chez Moody's. En interne, elle était impossible à tenir !
M. Anouar Hassoune. - Jamais les actionnaires n'auraient accepté !
Mme Catherine Gerst. - Dire oui si rapidement après le lancement d'un produit était une faute.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Et l'on ne répond jamais de ses fautes ?
Mme Catherine Gerst. - Si, les agences ont été décimées. Des cohortes d'analystes sont parties, parmi les meilleurs.
M. Anouar Hassoune. - Les bons deals de titrisation ne sont pas notés actuellement. La titrisation est la plus grande innovation de ces dernières années. C'est comme une Lamborghini, on ne va pas lui reprocher d'être ce quelle est ! C'est une technique fantastique, « trois en un », puisqu'elle assure à la fois le refinancement, la liquidité et une valeur de marché. On a eu peur de dire non, à cause du business model. Résultat : aujourd'hui, de bons deals ne trouvent pas preneurs !
Mme Catherine Gerst. - Les agences se sont très vite aperçues de leur erreur car dès 2007, les performances des portefeuilles dérivaient. Elles ont immédiatement averti le marché et mis ces produits sous surveillance. Moins qu'une faute, ça a été un formidable aveu de transparence. Les prêteurs triple A ont vendu leurs parts, dont la valeur faciale s'est écroulée, mais les pertes qu'ils ont subies ne sont pas dues à la notation. Il y a là une incompréhension totale. Lorsque les bourses mondiales perdent 1 %, 15 000 milliards de dollars sont perdus, en une journée, à comparer avec 3 000 milliards au total dans la crise des subprimes. Il faut ramener les choses à leur juste proportion.
M. Anouar Hassoune. - 150 Maroc !
Mme Catherine Gerst. - L'incompréhension de ce qui s'est passé a ouvert chez les hommes politiques européens, notamment en France et en Allemagne, la possibilité de tirer à vue sur les agences. Ça a été dramatique ! Ces discours politiques ont provoqué la sortie de la titrisation. C'est comme si l'on asséchait les pompes à essence ! Que s'est-il passé ? Un an après, les banques, qui ne pouvaient plus se refinancer, sont venues se plaindre au Trésor et au gouvernement ! Elles ont expliqué que la titrisation existait depuis trente ans, qu'il y avait eu des problèmes avec les subprimes, mais qu'elles étaient coincées et que les discours politiques avaient paniqué tout le monde. Une commission a été mise en place, sans publicité, avec le Trésor, les principales banques françaises, des experts, dont j'ai fait partie ; au bout d'un an et demi, sans le dire, la titrisation a été remise à l'ordre du jour, afin de redonner confiance aux marchés, à condition qu'elle porte sur du triple A, qu'elle soit bien encadrée, etc.
M. Christian Namy. - Les agences sont des accompagnateurs. Les responsables politiques les sollicitent pour accompagner leur politique de développement. Président de conseil général, aurais-je pu faire les mêmes choses si j'avais eu la chambre régionale des comptes en face de moi ? Je ne le pense pas. La démarche des agences de notation n'est pas facile. Les conséquences des mots employés sont considérables. C'est une gymnastique intellectuelle !
M. Anouar Hassoune. - Je n'ai pas évoqué un établissement public, mais une agence de notation à capitaux publics, ce qui permettrait de limiter le rendement exigé par l'actionnaire. Dans certains pays émergents, certains analystes doivent évaluer une trentaine d'émetteurs, ce n'est pas possible ! Nous n'étions que deux pour évaluer le Crédit agricole, nous aurions dû être six ou sept ! Un actionnaire public accepterait une compression des marges que refusent les actionnaires privés !
M. Christian Namy. - Qui dit « actionnaire public » dit pression publique : voyez EDF...
M. Anouar Hassoune. - Il peut s'agir du FMI, de la banque mondiale, d'entités qui peuvent s'engager à ne pas interférer dans la gestion de l'agence et à accepter des marges plus faibles, ce qui accroîtra la qualité de l'évaluation. L'exigence de marges très élevées se paye, sur le terrain, au niveau des analystes qui se retrouvent avec une cinquantaine de crédits à noter. Lorsqu'il s'agit d'une banque du Kazakhstan, cela pose peu de problèmes, mais lorsqu'un même analyste doit noter Rabobank, BNP et le Crédit agricole, ou ne serait-ce que 50 milliards de gestion active des portefeuilles cantonnés (GAPC) d'une seule banque française, ce n'est pas possible !
M. Aymeri de Montesquiou , rapporteur. - C'est de l'incompétence !
M. Anouar Hassoune. - Non, c'est une question de moyens. Trois prix Nobel qui s'attèleraient jour et nuit à la même tâche, sans dormir ni manger, n'y arriveraient pas davantage !
M. François Veverka. - Je ne crois pas du tout à une agence publique, parce que dans une situation de stress très importante, un évaluateur doit garder une totale liberté d'appréciation. S'il est soumis au FMI ou à la banque mondiale, il ne l'aura pas. En revanche, je suis favorable à une réglementation de l'activité du secteur, en faisant attention à ce que l'on veut réglementer. Fitch dégrade la note de la Grèce, cela fait la une des journaux : c'est avant tout un problème de communication ! L'avant-projet de la Commission européenne, même s'il ne l'affiche pas clairement, tendant à interdire de noter le risque souverain, ne me paraît pas aller dans le bon sens. Il faut revenir à la problématique de la concurrence et des moyens. Face à un marché de bulle, qui peut exploser, mais qui est un eldorado pour les émetteurs, les investisseurs et les agences, la tentation est forte de capter ce marché, en ne mettant pas en place toutes les ressources nécessaires pour l'analyser.
Lorsque Standard and Poor's Londres constate que le marché européen de la titrisation, qui n'a pas connu beaucoup de difficultés depuis sa création, augmente de 40 % par an depuis l'an 2000, il faut des analystes en nombre suffisant pour accompagner la croissance de ce marché.
Les subprimes existent depuis plus longtemps que ne l'a dit Catherine Gerst. La titrisation des créances hypothécaires remonte aux années Clinton. Les banques n'ont pas fourni les informations qu'elles étaient censées fournir. Tout le monde s'est emballé, personne n'a vérifié s'il y avait des hypothèques de premier rang. Au bout d'un à deux ans de dysfonctionnements, les courbes ont divergé.
La réglementation doit s'appuyer sur la transparence. Je crois à la concurrence. Sans doute ne faut-il pas aller jusqu'à 25 agences, mais elle me paraît saine. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec Anouar. Je préside le comité d'audit du Crédit agricole. Les analystes bancaires des grandes agences sont très respectés des banques. Ce sont des partenaires, qui jouent un rôle très important, au-delà de la notation. Se pose le problème de l'ajustement de la ressource, face à la complexité des marchés financiers. Il n'y a pas qu'une seule catégorie d'aide. Les agences doivent être capables d'accompagner le mouvement. La concurrence est une bonne chose, elle évite les situations de confort. De nouveaux entrants peuvent déployer des méthodes différentes. C'est très bien, y compris pour les grands acteurs.
La transparence est essentielle. Les acteurs de marché non spécialistes doivent voir ce que font les agences. Beaucoup d'informations sont données. Il faut fournir les informations sur les moyens dont on dispose, donner confiance au marché, éviter la complaisance. Il convient d'éviter les oligopoles et les marchés captifs.
J'ai passé beaucoup de temps, dans les années 2000, à négocier la possibilité d'avoir suffisamment de moyens. Recruter des analystes, c'est bien. Il faut veiller aux risques, sur certains marchés, mais attention à la crédibilité et à l'image des agences sur les marchés. La note de la France est actuellement triple A avec perspective négative chez Moody's, AA+ avec perspective négative chez Standard and Poor's, mais la notation implicite des marchés, selon le prix accordé par les investisseurs aux CDS (credit default swaps) ou contrats d'assurance garantie, est triple B, équivalente à celle de l'Irlande. Cela montre que les marchés ont une opinion plus négative que les agences, dont ils estiment la notation trop favorable. Si les agences disparaissaient, les marchés financiers seraient beaucoup plus volatils.
Je me souviens de la notation de France Telecom, triple B, qui n'est pas des meilleures, mais correspond à un risque faible. L'agence a été critiquée, au motif qu'elle ne comprenait rien au soutien de l'opérateur par l'Etat, triple A. Le prix de marché s'est d'abord établi autour du double A, puis, quand le premier éclatement de la bulle internet a entraîné une désaffection pour France Telecom, l'agence a maintenu sa note triple B, alors que les prix, en 2002, correspondaient à ceux d'un émetteur pourri, au bord de la faillite ; la note est restée stable et les prix de marché ont de nouveau convergé. Les agences jouent un rôle de contrepoids de la volatilité des marchés.
Que la réglementation porte sur la transparence et supprime toute référence réglementaire aux agences de notation semble une voie plus réaliste que l'interdiction de telle ou telle activité ou la rotation à très court terme, qui rendrait les relations entre agences et émetteurs très instables. La réglementation telle qu'elle est envisagée actuellement fait fausse route. Sans doute ai-je un regard plus objectif, maintenant que je ne suis plus en agence, je ne suis pas leur lobbyiste !
M. Jean Bizet. - Je suis libéral par philosophie, mais sensible aux arguments en faveur d'une agence de notation financée sur fonds publics, qui pourrait asseoir la crédibilité européenne. Comment voyez-vous la volonté qui pourrait s'exprimer à ce niveau ?
Quel regard portez-vous sur l'évolution du comportement de la banque centrale européenne, qui a contribué à détendre les marchés, ce que j'approuve ?
M. Anouar Hassoune. - La constitution d'une agence financée sur fonds publics me paraît conceptuellement séduisante. Les pays émergents devraient y être favorables, notamment les Indiens et les Chinois, l'Amérique latine, de même que la Banque mondiale, qui dispose de bureaux dans ces pays. Quand nous devions évaluer les banques sud-africaines, nous voyagions à Johannesburg en faisant escale à Londres, mais nous n'avions pas idée de la tectonique quotidienne du secteur sur place. Nous avons là un défi à relever. Les Anglais n'en veulent pas.
M. Jean Bizet. - Ce n'est pas une surprise.
M. Anouar Hassoune. - On peut commencer à y travailler. Quant au comportement de la Banque centrale européenne, je crois comme vous qu'elle n'a pas le choix et qu'il est conforme à son devoir, même s'il n'est pas conforme à son mandat...
M. Jean Bizet. - Les Allemands se sont laissés convaincre...
M. Anouar Hassoune. -...et si elle devra revenir à un comportement plus conforme à son objet initial après la crise.
M. Jean Bizet. - Il faudra revoir le traité.
M. Robert del Picchia. - Je suis plutôt favorable aux agences de notation, mais je constate que certains actionnaires de Standard and Poor's et ceux de Moody's sont les mêmes...
Mme Catherine Gerst. - Il y en a de communs !
M. Aymeri de Montesquiou , rapporteur. - 38 % !
M. Robert del Picchia. - Cela fait pas mal d'actionnaires communs ! Lorsque Standard and Poor's abaisse la note des Etats-Unis, comment et par qui cette décision est-elle prise ? Abaisser la notation de la France est une chose, abaisser celle des Etats-Unis en est une autre.
Lorsque vous notez les grandes entreprises, tout est-il mis sur la table, en toute transparence, pouvez-vous aller partout ?
M. François Veverka. - L'abaissement de la note des Etats-Unis a eu lieu l'an dernier, je l'ai vécue comme observateur et non comme insider. En dépit de critiques là-bas, cette décision a été analysée comme une démonstration de l'indépendance des agences par rapport aux autorités américaines.
Pour la notation corporate, le principe est de donner à l'agence la liberté d'obtenir les informations sur les points qui lui paraissent essentiels. Il s'agit de poser les bonnes questions, à partir de la connaissance que l'agence a du secteur. Contractuellement, l'émetteur s'engage à répondre aux questions posées par l'agence, dont les analystes peuvent aller partout. Pour autant, ce ne sont pas des auditeurs. Ils doivent utiliser l'information organisée dont ils ont connaissance, afin de bien comprendre les déterminants fondamentaux des risques des émetteurs, à partir de leur situation financière et de leur environnement économique. Bien sûr, les émetteurs ont intérêt à avoir la meilleure note possible, mais c'est aux agences de s'en faire une idée aussi précise que possible.
M. Pierre Cailleteau. - Il y a beaucoup de cas ou de pays où la transparence est moins importante. Peut-on noter, sans disposer des informations nécessaires ? La note peut être plus sévère en raison de l'opacité.
M. Anouar Hassoune. - On ne peut pas aller partout. Dans le cas que vous évoquez, on retient la pire hypothèse et on explique à l'émetteur pourquoi, ce qui l'incite à donner une information supplémentaire. A l'inverse, on peut surnoter, en fonction d'hypothèses trop positives. Ça a été le cas de l'Islande et de la Hongrie - quand j'ai été amené à remplacer des collègues, je me suis refusé à noter le système bancaire.
Il était courageux de dégrader les Etats-Unis, ce qui apparaissait à beaucoup comme impensable, même si le triple A, en raison de l'énormité de la dette accumulée (150 fois le PIB du Maroc !) et du déficit commercial abyssal, après vingt années de guerre, avait quelque chose d'irréel. Pierre Cailleteau a inventé la notion de robustesse institutionnelle. Standard and Poor's attendait un prétexte pour abaisser la note des Etats-Unis. En dépit de la maîtrise du dollar, la baisse des taux d'intérêt américains, consécutive à la faillite des dot.com puis du 11 septembre, suivie de leur maintien, de 2001 à 2004, autour de 1%, était intenable.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Pouvez-vous refuser de noter ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Rendez-vous ce refus public ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Quelle est la part de marché des agences liée aux collectivités publiques ? Je soutiens la constitution d'une agence publique, au niveau européen. Que fait la Chine ? Y a-t-il des écarts de notation entre les agences chinoises et les autres ? Avant l'entrée de la Grèce dans l'euro, dès 1997-1998, un premier rapport au Parlement européen et à la Commission européenne était très réservé, puis on a envoyé je ne sais quels spécialistes qui ont estimé que les comptes de la Grèce lui permettaient de rejoindre l'euro ; quel a été le rôle des agences de notation dans ce diagnostic ?
M. Pierre Cailleteau. - Je n'étais pas à l'agence à l'époque. Lorsque j'étais responsable de la notation des Etats, les règles et les objectifs chiffrés de l'Union européenne ne constituaient pas un sujet majeur. Les agences n'avaient en tout cas pas la responsabilité de les valider.
M. François Veverka. - Les collectivités locales représentent un secteur limité, dans le portefeuille des agences, par rapport aux entreprises et aux banques. Les entités publiques contrôlées par l'Etat, comme la CADES ou La Poste, en revanche, émettent des quantités importantes sur les marchés et ont intérêt à convaincre les investisseurs. Elles ont besoin des agences pour optimiser leurs conditions d'accès aux marchés. Lorsque les agences se sont implantées en Europe, la notation des émetteurs répondait d'abord à un objectif de communication. Les emprunteurs sur les marchés décidaient de se faire noter, en espérant une bonne note, et s'ils n'en étaient pas satisfaits de celle qu'on leur donnait, ils n'avaient pas l'obligation de la publier. Ils sélectionnaient l'agence qui leur paraissait la plus favorable.
Ensuite, nous sommes passés à un marché d'investisseurs, le poids de l'endettement s'est accru et les acteurs ont eu besoin des marchés pour se refinancer. Ils ont dû fournir les évaluations des agences, même si elles ne correspondaient pas à ce qu'ils souhaitaient. Dans cette hypothèse, compte avant tout la crédibilité des notateurs. Si une nouvelle agence était créée sur capitaux publics, elle devrait susciter la confiance des investisseurs, ce qui prendrait du temps. En effet, il lui faudrait faire la preuve de son indépendance, qui pourrait être sujette à caution, si elle dépendait de la Commission, de la Banque centrale européenne ou du FMI. En attendant, il faudrait accepter de perdre de l'argent pendant un certain temps.
M. Charles Revet. - Je retiens que M. Hassoune a reconnu ne pas avoir eu les moyens d'évaluer correctement et qu'il était difficile de dire non aux Etats-Unis. Mme Gerst a dit que des décisions ont été prises sans que les agences aient eu les moyens nécessaires. Mesurons les conséquences que peuvent entraîner de telles décisions, par exemple sur le crédit à la consommation, lorsque les taux doivent augmenter.
Il faut mettre en place un système crédible et solide pour éviter les dérapages, à partir d'un cahier des charges a minima. Est-ce à dire qu'il faut organiser la transparence, de telle sorte que les agences de notation aient les moyens d'appréhender la réalité ? Le législateur peut-il intervenir pour mettre en place un cadre de vérité ?
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Lorsque je parlais d'incompétence, je me référais non pas à la qualité des personnes, mais aux moyens dont elles disposent. Mme Gerst a évoqué la titrisation, sur laquelle les agences manquaient de données, mais quid de Lehman Brothers, d'Enron, grandes compagnies bien connues ? Si la crise des subprimes n'a englouti que 3 000 milliards de dollars sur 15 000 milliards c'est déjà énorme, puisque l'onde du choc grec a été ressentie jusqu'à Shanghai : l'effet papillon joue aussi en finance.
M. Pierre Cailleteau. - Lehman Brothers était une banque d'investissement extrêmement fragile et sensible au marché. Ses problèmes de financement ont donné lieu à un grand débat : la Fed allait-elle intervenir ? Compte tenu des implications systémiques, les uns et les autres ont pensé que oui et ont maintenu leur notation. L'analyse a dû prendre en compte un jugement probabiliste...
M. Aymeri de Montesquiou , rapporteur. - Selon quels critères ?
M. François Veverka. - Il s'agissait d'évaluer si la firme pouvait rembourser sa dette...
M. Anouar Hassoune. - ... ce qui ne paraissait pas douteux dès lors qu'elle pouvait compter sur l'aide de la Fed, en raison de son caractère systémique, partagé par une dizaine de banques aux Etats-Unis. Il manquait 7 points de capital, par rapport à l'évaluation initiale de 22 % à 23 % faite par Standard and Poor's pour une grande banque d'affaires, puisque, quelle que soit la banque, une petite banque commerciale au Kazakhstan ou une grande banque d'affaires américaine, nous disposions du même modèle d'évaluation. Sans doute l'adaptation n'a-t-elle pas suffisamment tenu compte du poids du refinancement. Quant à Enron, elle mentait comme un arracheur de dents, tout comme la Grèce !
M. Jean Bizet. - Et vous ne l'avez pas vu ?
M. François Veverka. - Les auditeurs non plus. Il y a d'ailleurs un autre cas : le producteur de lait italien Parmalat, qui a fait faillite, alors qu'il disposait d'une note BBB- ! Les informations reçues de cette entreprise bien connue étaient défaillantes, frauduleuses. Elle affichait, la veille de sa faillite, un excédent de trésorerie équivalent à quelque 7 milliards d'euros. Les agences de notation ne sont pas des auditeurs. Sinon, il leur faudrait non pas 500, mais 50 000 analystes ! Les analyses se fondent sur des informations validées, sur un dialogue avec l'émetteur : garbage in, garbage out, selon un adage du contrôle, une mauvaise information ne peut déboucher que sur une analyse erronée ! A certains moments, le rôle des analystes est un peu bizarre, lorsqu'ils sont confrontés à des situations très complexes.
M. Anouar Hassoune. - Nous n'avons pas mesuré tellement d'écarts avec la notation chinoise, qui a fait beaucoup parler d'elle parce qu'elle a été la première à dégrader la note de la France.
Mme Catherine Gerst. - Pourquoi ne pas envisager une délégation de service public, dans la mesure où les agences remplissent des missions de service public ? Cette formule juridique, que nous connaissons bien en France, permettrait, à partir d'un cahier des charges très strict, d'imposer un certain nombre d'obligations ne figurant pas dans la réglementation actuelle, notamment en matière de staffing, c'est-à-dire de ressources humaines : nombre d'analystes, nombre de crédits maximum par analyste (de l'ordre d'une dizaine). Il faudrait obliger les actionnaires à réinvestir leurs gains dans la ressource humaine. J'avais proposé cette idée à Bruxelles...
M. Jean Bizet. - Comment a-t-elle été accueillie ?
Mme Catherine Gerst. - Elle n'a même pas été entendue ! Elle permettrait pourtant de résoudre la question des moyens, soulevée par Anouar. Lorsque nous avons implanté Moody's, l'agence a subi cinq années de pertes...
M. Jean Bizet. - Ce serait une façon concrète de concilier les deux orientations présentes autour de cette table...
Mme Catherine Gerst. - Cette formule, qui n'est jamais parfaite, est utilisée dans bien des domaines, comme les aéroports...
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - L'on a besoin d'une visibilité qui ne paraît pas évidente, compte tenu du contexte que vous avez décrit. La méthodologie est en cause, pas seulement le nombre d'analystes...
M. François Veverka. - Il est difficile de réglementer la façon de noter : faut-il 5, 10 ou 50 analystes ?
M. Aymeri de Montesquiou , rapporteur. - Nous revenons à notre point de départ !
M. François Veverka. - Cela risquerait de conforter les grandes agences...
Mme Catherine Gerst. -Et alors ?
M. Charles Revet. - Il reste du travail à faire !
Mme Frédérique Espagnac , présidente. - N'hésitez pas à nous faire parvenir une note, pour compléter tel ou tel aspect de cette audition. Nous serons amenés à reprendre contact avec vous après les visites de terrain que nous avons prévues, notamment à Londres et à Washington...
M. Aymeri de Montesquiou , rapporteur. - L'argument du mensonge, s'agissant d'Enron, n'est pas recevable...
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - C'est un problème systémique !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Votre contribution à tous les quatre était passionnante !
Mme Frédérique Espagnac , présidente. - Je tiens à vous en remercier.
Audition de M. Philippe Mills, directeur général de l'Agence France Trésor
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Je vous souhaite la bienvenue.
M. Philippe Mills, directeur général de l'Agence France Trésor. - Je suis honoré d'apporter mon témoignage devant votre mission d'information.
L'Agence France Trésor est le point de contact naturel de l'Etat avec les agences de notation. Le rôle de celles-ci est un sujet d'actualité pour tous les acteurs des marchés financiers depuis l'été 2007 ; il l'est plus encore depuis deux ans pour les émetteurs de dette souveraine en Europe et le cycle sans précédent de décisions de notation que nous avons connu, décisions généralement négatives mais dont l'impact doit être relativisé.
Dans ce contexte, la question du cadre réglementaire est posée. La législation avait déjà été renforcée après la crise des subprimes ; elle l'a été à nouveau en 2011 avec l'extension des pouvoirs de l'autorité européenne des marchés financiers -enregistrement, surveillance, contrainte- aujourd'hui effective. Un troisième document est en préparation à Bruxelles. En matière de notation souveraine, le communiqué des agences doit être publié uniquement après la clôture des marchés européens ou au moins une heure avant leur ouverture, et la notification adressée aux autorités publiques au moins 12 heures ouvrées avant publication.
Les relations de l'Agence France Trésor avec les agences de notation sont régulières, un peu sur le modèle de la procédure de l'article IV du FMI lorsque celui-ci évalue un pays. La notation de la France par les trois agences principales est « non sollicitée », comme pour la plupart des grands émetteurs souverains ; ce qui veut dire que nous ne payons pas pour être notés. Nous sommes dans une situation non contractuelle, non commerciale, et cela a toujours été le cas. Ce qui ne veut pas dire que les agences ne sont pas soumises à la réglementation européenne. Le délai de 12 heures avant publication du communiqué permet à l'émetteur de procéder à des vérifications d'ordre factuel ; il n'y a pas d'échange avec l'agence sur le projet de communiqué, celle-ci étant libre de reprendre ou non les remarques qui lui sont faites. Les agences respectent scrupuleusement ces règles.
Les agences de notation sont également libres de définir la fréquence de notation des émetteurs souverains ; pour la France, elle est annuelle. Le processus de notation fait intervenir une équipe de trois ou quatre analystes qui exploite l'ensemble des données publiques disponibles et mènent des entretiens avec les administrations économiques et financières ; c'est l'occasion d'obtenir des informations additionnelles sur certaines réformes, la stratégie budgétaire, le programme d'émission, et d'échanger sur la conjoncture. L'approche est holistique : sont prises en compte toutes les administrations publiques ainsi que les engagements dits contingents, soit la dette hors bilan de l'Etat.
L'équipe d'analystes présente ensuite son projet de décision au comité de crédit de l'agence, qui prend la décision finale ; l'équipe rédige alors le communiqué qui est adressé à l'émetteur et publié 12 heures après. Le communiqué est complété dans les semaines suivantes par un rapport qui détaille les fondements de la décision. Le ministre est informé de l'évolution du dialogue au cours de tout le processus.
Parallèlement, les agences publient des études relatives au contexte de l'évaluation ou à l'émetteur lui-même, par exemple sur le système bancaire ou l'impact du vieillissement de la population sur la trajectoire des finances publiques. Les décisions d'ampleur telle que la réforme des retraites ou un projet de loi de finances rectificative important donnent lieu à des conférences téléphoniques entre nos services et les agences.
Il faut souligner que les agences de notation notent surtout les entreprises. La notation des Etats est moins fréquente et plus stable. En 2012, Moody's notera 110 pays mais 12 000 émetteurs.
Le récent cycle de dégradations, exceptionnel par son ampleur et sa durée, a permis de tester la solidité des modèles utilisés. Les grilles d'analyse des grandes agences, comparables, même si chacune insiste sur le caractère spécifique de son approche, comportent 21 ou 22 crans et trois à cinq grandes familles d'indicateurs, niveau de performance macro-économique, situation globale des finances publiques, niveau et structure de l'endettement, capacité de résilience aux chocs financiers ou économiques, efficacité de la gouvernance institutionnelle. Dans le cas français, les trois principales agences ont toutes mis en avant la diversité de l'économie, le niveau élevé de productivité des agents économiques, le faible endettement du secteur privé et la solidité du système financier. Mais elles n'ont pas tout à fait la même philosophie de notation ; dans leurs récentes décisions concernant notre pays, elles n'ont pas tiré les mêmes conséquences d'un argumentaire en partie commun sur le problème de la gouvernance politique et budgétaire de la zone euro. Ainsi Moody's et Fitch ont placé le triple AAA de la France sous perspective négative tandis que Standard & Poor's dégradait à AA+, en mettant en avant des préoccupations un peu différentes.
En tant qu'acteurs de marché, les agences sont, surtout en période de crise, sensibles aux tendances de court terme, qu'elles doivent cependant concilier avec une approche de long terme. C'est un problème de continuité méthodologique entre les moments de notation.
La part de la subjectivité est-elle ou non importante ? Les décisions de Standard & Poor's de dégrader les Etats-Unis à l'été 2011 et la France en janvier 2012 ont pu surprendre les investisseurs, dans la mesure où les arguments invoqués - incapacité du système politique américain à adopter des mesures de redressement budgétaire efficaces dans un cas, efficacité, stabilité et prévisibilité insuffisantes de la politique et des institutions européennes dans l'autre- laissaient une certaine place à l'interprétation.
N'oublions pas que les agences sont des organisations humaines donc faillibles -voir l'erreur technique de Standard & Poor's en novembre- et non exemptes de défauts d'organisation ; s'agissant plus spécifiquement des équipes en charge des dettes publiques, on peut penser qu'elles connaissent aujourd'hui une certaine surchauffe... On peut aussi imaginer que leurs responsables aient envie de se démarquer de leurs concurrents.
S'agissant des pistes d'améliorations, la France soutient les propositions de la Commission européenne consistant à réduire la dépendance aux notations des agences, à mettre en place un régime européen de responsabilité civile et à mieux encadrer la notation des dettes souveraines en termes de transparence et de calendrier. Bien que le marché donne quelques signes d'ouverture, la France étant par exemple notée par l'agence canadienne DBRS ou l'agence japonaise JCR, 90% de l'activité demeure concentrée entre les mains des trois grandes agences. La France soutient la proposition européenne de mise en place de règles de rotation, ce qui renforcerait la concurrence ; cette mesure doit toutefois être calibrée de façon à tenir compte de façon réaliste de l'état du marché. Il faudra aussi regarder du côté de la règlementation bancaire, assurantielle et de marché, de sorte que l'avis ne résulte pas d'une norme imposée par le régulateur ; les grands acteurs de marché ont leurs propres analyses du risque.... De même, nous soutenons l'extension de la réglementation aux perspectives de notation. Nous estimons en revanche qu'il convient d'envisager avec prudence l'idée d'une substitution aux agences de notation. Je ne suis pas sûr que s'en remettre au marché serait un progrès.
Se pose aussi la question de savoir si la notation des Etats doit respecter les mêmes procédures que celles des entreprises, sujet sur lequel il n'y a pas aujourd'hui de consensus au niveau européen. Pour ma part, j'estime qu'il pourrait être utile d'encadrer la notation des dettes souveraines par la fixation d'un calendrier d'annonces, les risques d'augmentation de la volatilité des marchés à l'approche de ces dates connues à l'avance n'étant pas insurmontables. Cette solution aurait le mérite d'éviter la propagation de rumeurs entre deux dates. Il faut que les agences soient capables de s'appuyer sur des données de tendance.
S'agissant de la création d'une agence de notation européenne, si l'on ne peut que souhaiter davantage de concurrence et d'indépendance à l'égard des acteurs de marché privés, il faut être conscient des conditions qu'elle devrait remplir pour être acceptée par les marchés au même titre que les trois grandes agences historiques ; si elle n'était pas privée et indépendante, le risque existe que le marché la soupçonne de collusion avec les émetteurs souverains. Compte tenu du niveau de ces exigences, il me semble aujourd'hui préférable de mettre l'accent sur le renforcement de la réglementation, de la transparence et de la supervision.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Les agences de notation sont comme des médecins dont les diagnostics ne seraient pas soumis au secret médical, alors qu'elles peuvent commettre des erreurs considérables, comme sur les subprimes, Lehman Brothers ou Enron, dont les conséquences ne sont pas assumées par elles mais par l'ensemble de l'économie et des Etats. Nous avons besoin d'un antidote. Dans la mesure où vous repoussez l'idée d'une agence européenne qui me semble pourtant pouvoir représenter un élément pondérateur, quelles solutions préconisez-vous ?
M. Philippe Mills. - Je ne repousse pas l'idée d'une agence européenne, je dis simplement qu'elle devrait être en quelque sorte « ratifiée » par les acteurs de marché. Les agences elles-mêmes rappelant qu'elles ne font qu'émettre des opinions, le développement de la concurrence est aussi l'un des moyens d'en relativiser l'importance ; la règlementation devrait d'ailleurs rendre ce caractère d'opinion plus manifeste.
En période de crise, les agences prennent en compte des facteurs dont le caractère parfois difficilement évaluable est pris en compte par les acteurs de marché, comme en témoigne la réaction de ceux-ci aux dégradations des Etats-Unis et de la France. Comment mesure-t-on l'efficacité de la gouvernance ? Les investisseurs considèrent de plus en plus les avis de plusieurs agences tandis que les plus grands d'entre eux développent leurs propres outils d'analyses. La réglementation devrait venir en appui de cette évolution initiée par les acteurs du marché eux-mêmes.
Encore une fois, les agences posent un diagnostic mais ne dictent pas les remèdes.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Oui mais leurs avis sont loin d'être sans conséquence !
M. Charles Revet. - J'ai été proprement ahuri d'entendre que les notations des agences faisaient intervenir une telle part de subjectivité. C'est extrêmement grave au regard des conséquences de ces décisions, comme l'illustre le cas de la Grèce. Je ne sais pas s'il reviendra au législateur français ou européen de prendre des dispositions en la matière mais on ne peut pas laisser les agences continuer à travailler dans ces conditions. Serait-il au moins envisageable qu'on les oblige à être plus précises dans leurs appréciations et plus en phase avec les réalités ? Ne doit-on pas mettre en place des règles renforcées de transparence ?
M. Philippe Mills. - Telle est en grande partie l'objet des discussions en cours au niveau européen. L'autorité européenne aura un pouvoir de contrôle sur la méthodologie des agences. Quant à la Grèce, sa situation actuelle ne doit pas grand-chose aux agences de notation...
M. Charles Revet. - Je parlais des conséquences...
M. Philippe Mills. - Lorsque les agences notent les Etats, elles le font avec un certain recul dans le temps et l'espace, avec des critères d'une certaine stabilité, ce qui n'a pas été le cas dans leur évaluation des produits dérivés, produits sans mémoire dont le fonctionnement était inconnu, a fortiori dans un contexte de crise. Les acteurs de marché sont conscients de ces limites et ont déjà pris leurs distances. Les investisseurs que je rencontre souhaitent que la réglementation donne moins d'importance aux agences ; il faut desserrer la contrainte qui pèse sur le contrôle du risque au sein des institutions qui investissent en titres d'Etat.
J'ajoute qu'ayant été critiquées pour avoir réagi trop tard aux subprimes, les agences ont voulu réagir suffisamment tôt à l'évolution des dettes souveraines.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Quelles relations entretenez-vous avec l'agence chinoise ? Qui, à vous entendre, a encore confiance dans les agences de notation, certains spécialistes indiquant même que la France pour les CDS serait classée comme l'Irlande ?
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Triple B...
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Quelles sont les principaux partenaires de la dette française ? Si l'on excepte les agences, avec qui peut-on discuter du risque souverain ? Enfin, avez-vous une stratégie de lobbying visant à contrer le discours général très défavorable aux Etats ?
M. Robert del Picchia. - En 1854 déjà, Edmond About disait que la Grèce était en faillite...
Comment verriez-vous l'organisation d'une agence de notation européenne, privée et indépendante ? Enfin, la fixation d'une date pour les notations de dettes d'Etat n'alimenterait-elle pas la spéculation ?
M. Philippe Mills. - Nous n'entretenons aucune relation avec l'agence Dagong ; nous n'avons aucune information sur sa méthodologie, sa note n'est jamais citée par les investisseurs.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - On dit que la suspicion est née après la dégradation de la France par Dagong ...
M. Philippe Mills. - D'où vient cette analyse ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - D'un article des Echos, je crois.
M. Philippe Mills. - L'agence chinoise n'a aucune relation avec les émetteurs européens.
S'agissant du prétendu triple B français, il ne s'agit que d'une appréciation du marché des CDS, dont la taille est microscopique au regard de celle des obligations d'Etat et qui, du fait de ses fortes spécificités, s'il est un indicateur de tensions pour certaines entreprises, est un mauvais marqueur du risque souverain. Le meilleur instrument de mesure demeure l'évolution des taux auxquels les Etats se financent.
La détention de la dette française est très diversifiée, banques centrales et fonds souverains des pays émergents, compagnies d'assurance, fonds de pension, gestionnaires d'actifs. Cette diversité est d'ailleurs un gage de solidité pour notre dette et nos émissions.
Quant à la stratégie de communication, elle fait partie intégrante de mon métier. Etant l'une des toutes premières agences de dettes publiques du monde, France Trésor organise tous les ans une vingtaine de rencontres itinérantes avec les investisseurs, à quoi s'ajoutent la participation à des panels et séminaires divers ainsi que des rendez-vous dans nos bureaux. Au final, nous rencontrons physiquement environ 300 investisseurs, plus des conférences téléphoniques à l'occasion d'évènements particuliers au niveau français ou européen. Comme tout haut fonctionnaire de la République, j'ai à coeur de vendre les atouts de la France, tout en reconnaissant que, comme tous les pays d'Europe continentale, nous sommes handicapés par le fait que les principaux médias d'informations financières sont anglo-saxons.
Par ailleurs, je n'ai pas d'idée particulière sur la composition du capital d'une éventuelle agence européenne mais il me semble qu'une telle initiative, si elle était prise par de grands acteurs du marché, serait accueillie positivement dans la mesure où elle renforcerait la concurrence. Mais cela prendra du temps.
Enfin, s'il est vrai que la fixation d'un calendrier précis des notations peut être un facteur de volatilité des marchés, l'expérience de la Banque centrale européenne, qui prend ses décisions tous les premiers jeudis du mois, montre que ce risque est de mon point de vue tout à fait gérable. Un tel cadre permettrait en outre de prendre un peu de recul dans les situations tendues.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Si la réglementation a son importance, reste à savoir comment elle sera appliquée. Aussi, au-delà du contrôle de la méthodologie, ne serait-il pas nécessaire de mettre en place une véritable supervision des agences comme cela existe pour les commissaires aux comptes, cette mission pouvant être confiée à une institution supranationale ? Cela me semble indispensable au vu des conséquences considérables que peuvent avoir les décisions sur une dette souveraine, bien plus encore que sur une entreprise, ainsi que de la plus grande subjectivité dont il est fait montre dans ce cas.
M. Michel Berson. - Les échanges avec les agences pendant les 12 heures précédant la publication du communiqué sont-ils l'occasion d'un débat contradictoire susceptible d'infléchir la décision envisagée ?
M. Jean-Pierre Caffet. - Ces échanges sont-il seulement formels ou bien s'agit-il de discussions approfondies du type « FMI article IV » ?
En outre, tout en comprenant l'émotion suscitée par la dégradation de la note de la France, on peut s'interroger sur son impact réel au vu des conditions toujours favorables dans lesquelles le Trésor français continue de se financer. Le spread de taux avec l'Allemagne existait avant la dégradation ; il ne s'est pas passé grand-chose après. Dans le même ordre d'idées, la crise aurait-elle été évitée si les agences avaient alerté plus tôt sur les subprimes ? Au final, ne surestime-t-on pas l'impact des décisions de notation ?
M. Philippe Mills. - A propos de la supervision, rappelons qu'outre ce qui est prévu en cas d'erreurs graves et manifestes, les agences sont déjà soumises aux jugements des opérateurs du marché ; les décisions de notation sont regardées aujourd'hui avec davantage de prudence.
Quant aux discussions intervenant pendant la période des 12 heures, elles ne portent que sur des éléments factuels, les débats de fond ayant eu lieu auparavant ; la décision est déjà prise.
M. Michel Berson. - Ayant été confronté à ce type de situation en qualité de président d'un conseil général, je me rappelle que les discussions menées pendant les 12 heures avec l'agence avaient permis de modifier le contenu du communiqué...
M. Jean-Pierre Caffet. - C'est l'effet de votre force de conviction !
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - A la différence d'un Etat, le conseil général paye l'agence...
M. Philippe Mills. - Ce qui compte, c'est la notation. Après la décision du comité de crédit, elle ne sera pas modifiée ; il faut agir avant.
Quant aux discussions que nous menons, elles s'apparentent effectivement à celles conduites dans le cadre de l'article IV des règles du FMI ; il s'agit de débats très approfondis, réunissant un grand nombre d'experts et couvrant tous les aspects de la question. C'est le choix qu'a fait la France, ce n'est pas celui d'autres Etats comme l'Allemagne.
Enfin, le faible impact des décisions tient au fait que la majorité des investisseurs ne se fondent pas sur la notation d'une seule agence et qu'ils procèdent, pour ceux d'une certaine taille, à leurs propres analyses. La décision de Standard & Poor's du 13 janvier sur la dette française n'est d'ailleurs pas évidente à analyser pour les opérateurs, dans la mesure où elle est essentiellement justifiée par des considérations sur l'impact pour la France de l'efficacité de la gouvernance européenne. Au final, les écarts de taux ne sont pas accrus, l'ensemble des émissions à moyen et long terme de janvier et février ayant été réalisées au taux moyen de 2,4%, soit 80 à 100 points de base de plus que pour la dette allemande. Si ce niveau moyen était conservé tout au long de 2012, l'année serait celle où les taux auront été les plus bas depuis la création de l'euro.
M. Jean-Claude Frécon. - La dégradation n'a donc pas eu de conséquence sur le niveau des taux...
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - C'est dire que les décisions des investisseurs dépendent d'autres facteurs...
M. Philippe Mills. - Oui, ils analysent notamment les raisons de la notation, la situation des autres Etats ou encore le contexte macro-économique général.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Je vous remercie. Nous complèterons nos demandes par écrit et attendons encore certains documents demandés.