Mercredi 15 février 2012
- Présidence de M. Joël Bourdin, président -Audition de M. Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du Conseil économique, social et environnemental
M. Joël Bourdin, président. - Je me réjouis d'accueillir M. Jean-Paul Bailly, non pas en sa qualité de président directeur général de La Poste, mais en tant que président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Sans entrer dans le détail de sa longue carrière, je me contenterai de rappeler qu'il est membre du CESE depuis 1995, et qu'il fut en 1998 l'auteur d'un rapport remarqué, intitulé « Prospective, débat, décision publique », qui a introduit en France la notion de prospective. Lors d'une réunion de la délégation du CESE à laquelle j'ai assisté il y a quelques mois, j'ai pu constater nos convergences de méthode, et nous avons évoqué l'éventualité d'une collaboration. La question a été abordée ici même il y a quinze jours. Il est temps de passer à l'acte. Peut-être pourrions-nous, avant toute chose, organiser un colloque sur l'opportunité de relancer la planification stratégique en France.
M. Bailly pourrait-il nous exposer les raisons qui ont conduit à créer la délégation à la prospective du CESE, et les enseignements de ses premiers travaux ?
M. Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du Conseil économique, social et environnemental. Merci de votre accueil. Lorsque vous êtes venu assister à une réunion de notre délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques - car telle est notre double mission -, vous nous avez beaucoup aidé, monsieur le président, à mettre au point notre organisation et à définir nos premiers travaux. Vous venez d'évoquer mon rapport « Prospective, débat, décision publique » : je ne sais pas s'il a fait date, mais il procédait d'un intérêt ancien pour la prospective qui, dans les deux entreprises dont j'ai eu la charge, a conduit à des avancées très concrètes, qu'il s'agisse des autobus de nuit ou des nouveaux bureaux de poste.
La révision constitutionnelle de 2008, la loi organique et les deux décrets qui ont suivi ont modifié la composition du CESE pour l'adapter à l'évolution du pays et améliorer sa représentativité, à effectifs constants. Les représentants des entreprises publiques y sont moins nombreux, et c'est l'inverse pour les associations environnementales et les jeunes. La délégation que je préside vit d'ailleurs grâce aux moins de trente ans, qui y sont très actifs : c'est une leçon à retenir. Le nombre de mandats a été limité à deux, et le Conseil s'est féminisé : il compte à présent 43 % de femmes. Il peut être saisi par le Parlement ou le Gouvernement, par pétition de 500 000 citoyens, ou s'autosaisir. Quant à la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques, elle a été créé fin 2010 à la suite du vote de la loi organique, et compte 24 membres.
Il faut distinguer deux axes de travail. D'une part, la délégation peut se saisir de certains sujets. Elle travaille actuellement sur la prospective de la démocratie, sur la politique de la jeunesse, et sur l'articulation entre principe de précaution et devoir d'innovation, cet enjeu majeur. D'autre part, elle apporte une valeur ajoutée aux travaux d'autres sections, qui la saisissent pour obtenir un éclairage sur tel ou tel sujet. Notre réflexion méthodologique sur l'évaluation a été approuvée par le Bureau. Nous avons aussi publié des communications avec la Société française d'évaluation, et amorcé des rapprochements avec votre délégation, la revue Futuribles, les centres de prospective des ministères et le Centre d'analyse stratégique. La délégation produit des études, et non des avis, qui sont présentées en assemblée plénière sans être votées.
M. Joël Bourdin, président. - En avez-vous déjà produit ?
M. Jean-Paul Bailly. - Non : nous espérons que la première sera prête fin mars, et qu'elle fera l'objet d'un débat, éventuellement avec les personnes auditionnées. La délégation ne formule pas non plus de recommandations formelles, qui engageraient le CESE, mais des pistes ou des scénarios.
Permettez-moi de revenir sur les sujets dont nous nous sommes saisis, et d'abord sur la prospective de la démocratie. Le rapporteur est une jeune femme, Mme Mélanie Gratacos du groupe des associations, et nous espérons que l'étude sera prête fin mars ou début avril. Nous sommes partis d'un diagnostic : la double crise de légitimité et d'efficacité de la démocratie. Nous imaginons des scénarios, des dérives possibles, et nous suggérons des leviers d'action, insuffisants mais nécessaires : garantir le pluralisme de la représentation, renforcer la « redevabilité » (accountability), c'est-à-dire l'obligation de rendre des comptes, rendre plus interactive la démocratie représentative, et faire en sorte que le long terme soit mieux pris en compte. Ensuite, l'articulation du principe de précaution et du devoir d'innovation : le rapporteur est ici M. Alain Feretti du groupe UNAF (Union nationale des associations familiales), et l'étude devrait être achevée au deuxième semestre 2012. Enfin, le dossier de la politique de la jeunesse a été confié à M. Antoine Dulain, du groupe des organisations étudiantes et mouvements de la jeunesse.
Diverses sections nous ont aussi demandé des contributions. Ainsi, la section des affaires européennes et internationales, consultée en 2011 par le Conseil économique et social européen sur l'Acte pour le marché unique, nous a sollicités. De même, la section de l'aménagement durable des territoires, chargée de rendre un avis sur les missions et l'organisation de l'Etat dans les territoires, nous a demandé une contribution que nous avons intitulée : « Quelle place pour la prospective : Etat stratège, Etat visionnaire ? ». Les rapporteurs prennent en compte comme ils l'entendent nos contributions, qui sont annexées aux rapports.
Nous avons aussi identifié plusieurs thèmes qui pourraient faire l'objet de futurs travaux, voire d'une collaboration avec votre délégation : la solidarité intergénérationnelle - qui va bien au-delà des retraites, mais touche aux problèmes du vivre-ensemble, du logement, du vieillissement, de l'accompagnement des parents, des services à domicile, de la coexistence de quatre générations au lieu de trois - ; la culture et le développement du potentiel humain ; la cohésion sociale ; le développement durable et le partage équitable des ressources naturelles ; la ville durable ; la compétitivité et l'innovation ; la gestion collective et la gouvernance de l'évaluation aux niveaux national, européen et mondial ; l'acceptabilité des technologies ; la santé, la recherche pharmaceutique, les maladies émergentes, etc. Nous avons travaillé à ces thèmes en liaison avec M. Hugues de Jouvenel.
M. Joël Bourdin, président. - Nos préoccupations et nos méthodes se rejoignent. Je vous félicite de vous être lancés d'emblée dans une entreprise aussi complexe que la prospective de la démocratie. M. Jean-François Legrand avait suggéré ici même de réfléchir au lien entre nouvelles technologies et expression démocratique.
M. Jean-Paul Bailly. - Nous nous y intéressons aussi, car les nouvelles technologies peuvent contribuer à rendre la démocratie plus participative.
M. Joël Bourdin, président. - Le Sénat a aussi publié plusieurs rapports sur des sujets proches, que nous vous communiquerons, comme celui de M. Jean-Pierre Sueur sur les villes du futur : un atelier doit être organisé prochainement à ce sujet. Le travail qui doit être accompli sur l'avenir des territoires ruraux en sera le pendant : il a été confié à trois sénateurs d'orientations politiques différentes, car nous savons allier le chaud et le froid. M.Yvon Collin travaille quant à lui sur le défi alimentaire à l'horizon 2050.
Sur la suggestion de M. Alain Fouché, nous avons évoqué la semaine dernière la question de la planification : les organes dédiés n'existent plus, et l'horizon de la réflexion politique se raccourcit : on nous soumet à présent une loi de finances chaque trimestre... Peut-être nos deux délégations pourraient-elles organiser conjointement un colloque sur la restauration de la planification, le rétablissement d'outils de réflexion systématique à long terme.
M. Aymeri de Montesquiou. - Il serait intéressant d'étudier les réseaux sociaux, qui bouleversent la société et la politique, y compris au plan international. C'est un sujet qui concerne de près La Poste.
M. Jean-Paul Bailly. - Il concerne toutes les entreprises, en particulier celles qui travaillent en réseau. Nos deux délégations ont envie de collaborer, c'est évident, mais il faut choisir entre un colloque ou un rapport commun, et d'abord définir un thème. Je ne peux pas m'engager aujourd'hui au nom de la délégation, mais nous pourrions organiser une réunion commune.
Cela dit, les thèmes que vous proposez sont passionnants. Nous sommes tous orphelins du Commissariat au plan. Peut-être ne faut-il pas le recréer à l'identique... Quant aux réseaux sociaux, c'est un sujet d'une extraordinaire complexité, tant les progrès sont rapides : nul n'aurait imaginé il y a cinq ans les développements récents. Cela me rappelle l'électricité : à l'origine, on supposait qu'elle ne servirait qu'à éclairer les bateaux, où les bougies étaient moins pratiques qu'ailleurs ! Voilà la raison d'être de la prospective.
M. Joël Bourdin, président. - Il est bon de partager nos expériences. Le CESE, par son enracinement dans le monde réel, a beaucoup à nous apprendre. Vous avez dit que les sections du Conseil vous adressaient des commandes. Au Sénat, les commissions ne sollicitent pas la délégation : nous ne sommes pas en prise directe sur l'activité législative.
M. Jean-Paul Bailly. - Nous souhaitons que les avis publiés par les sections comportent systématiquement une dimension prospective, qu'il s'agisse de l'Europe, d'affaires financières ou de méthodes d'évaluation.
M. Joël Bourdin, président. - L'évaluation entre dans votre champ de compétences. Au contraire, ce n'est pas la mission première de notre délégation, même si l'on ne peut pas faire de prospective sans évaluation.
M. Jean-Jacques Mirassou. - Nous devrions nous pencher sur l'avenir de la politique industrielle. Grâce aux transferts de technologies, les pays émergents, notamment l'Inde et la Chine, acquièrent des capacités que nous étions jusque récemment seuls à avoir : je pense en particulier à la fabrication des avions. Les industriels français y voient une fatalité, mais considèrent que la France et l'Europe, grâce à leur force de frappe intellectuelle, auront toujours un temps d'avance. Je n'en suis pas persuadé...
De même, on dit que les donneurs d'ordres exigent des sous-traitants un tel ratio qualité-prix que la délocalisation est inévitable, mais qu'il s'agit d'activités à faible valeur ajoutée. Mais donner à un pays de nouveaux moyens techniques, c'est un premier pas vers d'autres transferts. L'avenir des hautes technologies industrielles françaises inquiète beaucoup en Haute-Garonne. N'est-ce pas un sujet de prospective ?
M. Jean-Paul Bailly. - La délégation du CESE doit choisir des thèmes de réflexion assez transversaux, car une étude aussi pointue que celle que vous suggérez empiéterait sur le terrain de la section des activités économiques. Mais sur le fond, je partage vos préoccupations.
M. Joël Bourdin, président. - Notre travail est aussi renfermé dans certaines bornes, définies par les compétences des commissions permanentes. L'an dernier, lorsque nous avons voulu confier à Mme Fabienne Keller un rapport sur « les années collège dans les quartiers difficiles », la commission de la culture et de l'éducation a protesté. De même, les sujets monétaires et financiers me tenteraient, mais la commission des finances veille sur son pré carré. A la longue, cependant, nous avons gagné notre autonomie : personne ne nous a reproché de nous intéresser à la ville ou à l'alimentation.
M. Jean-Paul Bailly. - Mais notre délégation est encore plus récente que la vôtre.
M. Ronan Kerdraon. - M. Mirassou se préoccupe tout particulièrement de l'aviation, mais le problème qu'il a soulevé peut être généralisé : les pays émergents s'approprient des savoir-faire, parfois pour les revendre. Cela dépasse le champ de compétences de telle ou telle commission. Je pense par exemple à la pharmacie.
M. Yannick Vaugrenard. - Le déclin industriel et la disparition des sous-traitants affectent aussi la construction navale en Loire-Atlantique. Voilà qui mérite un travail d'évaluation et de prospective. Je suis tout à fait favorable à une collaboration avec le CESE, car on est plus intelligent à plusieurs.
Rétablir des outils de planification est une impérieuse nécessité. Nous n'en serions pas là si l'on avait mené il y a quelques années une réflexion à long terme !
Nous ne vivons pas dans un espace fermé : la mondialisation est un fait, mais encore faut-il la maîtriser. Les conséquences de la mondialisation sur notre destin national : voilà un beau sujet de réflexion.
Autre sujet : les nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui peuvent être un outil de développement, mais aussi de désinformation, y compris pour ce qui concerne les réseaux sociaux. Comment maîtriser le progrès ? La question se pose depuis que l'homme existe.
M. Pierre Bernard-Reymond. - Nouveau dans cette délégation, je m'exprimerai avec précaution, mais il me semble nécessaire de favoriser les synergies entre tous ceux qui s'intéressent à la prospective, auprès du Gouvernement, chez nos partenaires européens, au-delà même des frontières de l'Europe. Comme l'a dit M. Yannick Vaugrenard, nous vivons une époque de mondialisation ! Pourquoi ne pas créer un institut de la prospective chargé de centraliser les initiatives ? Connaît-on les études menées à l'étranger ? Sinon, quelles initiatives peut-on prendre ? Les Chinois ne souhaitent sans doute pas divulguer tous leurs travaux, mais eux aussi ont intérêt à échanger sur l'avenir de la planète.
Un sujet qui mérite réflexion, c'est la démographie mondiale : l'explosion démographique est à la racine de la plupart des grands problèmes actuels. Or les Européens ont tendance à considérer la démographie comme une donnée : puisqu'il est impossible d'agir à l'échelle d'une génération, il n'y aurait qu'à s'adapter aux évolutions en restreignant notre mode de vie. Il est rare d'entendre parler de planification démographique mondiale. La Chine a adopté le modèle de l'enfant unique, qui montre aujourd'hui ses limites, à mesure que s'aggrave le problème du troisième, voire du quatrième âge. En outre, les Chinois seront bientôt moins nombreux que les Indiens. Il manque une réflexion approfondie sur une régulation démographique mondiale, qui pourrait anticiper la décélération prévue : on dit qu'un pic sera atteint en 2050, après quoi la population mondiale s'accroîtra moins vite grâce à la régulation naturelle.
M. Alain Fouché. - Nos institutions souffrent d'un manque de planification, nous l'avons dit lors de la dernière réunion. La France, contrairement à l'Allemagne ou encore à la Chine, a abandonné cette thématique. A nous d'y retravailler.
M. Gérard Bailly. - Le Conseil économique et social travaille-t-il sur le devenir des territoires ruraux ?
M. Jean-Paul Bailly. - Oui, nous lui avons consacré un rapport. Je suis très sensible à ce sujet, comme à la nécessité d'intégrer la prospective dans la prise de décision politique. Le monde a changé, il n'est plus question de recréer le Commissariat au plan. En revanche, nos grandes assemblées pourraient, comme dans d'autres grands pays, consacrer une semaine à un débat sur un rapport prospectif une fois par mandat. Articuler prospective et instances suprêmes de la démocratie serait l'occasion de réintroduire une vision de long terme dans le temps politique.
M. Joël Bourdin, président. - Tout à fait. Je me suis rendu en mission en Finlande. C'est peut-être le pays qui a le plus bâti son action politique et économique sur la prospective. Il baigne, pour ainsi dire, dans la prévision. Régulièrement, l'organe chargé de la prospective présente son rapport devant l'assemblée plénière du Parlement, qui en débat. L'idée est effectivement, non de revenir au passé du Commissariat au plan, mais de créer des moments partagés. Peut-être pourrions-nous y travailler avec le Conseil économique, social et environnemental durant le colloque sur la planification proposé par M. Fouché.
Monsieur Vaugrenard, notre délégation peut, si elle en décide ainsi, mener un travail d'évaluation. Mais ce n'est pas son rôle au Sénat. Dans d'autres pays, l'évaluation est au coeur des politiques publiques. Aux Etats-Unis, il est impossible de présenter un texte de loi sans une évaluation chiffrée des dépenses et des recettes présentée dans un tableau à la première page du rapport.
Monsieur Bernard-Reymond, M. Jean-Pierre Sueur, dans son rapport sur les villes du futur, ou encore M. Yvon Collin, dans son rapport sur l'avenir de l'alimentation, ont entièrement fondé leurs hypothèses sur des évolutions démographiques. C'est dire l'importance de la démographie.
A l'heure de la mondialisation, on ne peut plus se contenter de réfléchir dans sa cuisine aux grandes problématiques, a dit M. Jean-Jacques Mirassou. L'industrialisation dans mon département de l'Eure ou dans celui de la Haute-Garonne sont des thèmes intéressants. Mais, pour les comprendre, il faut les envisager dans leur dimension internationale.
M. Jean-Paul Bailly. - Je présenterai cette idée de colloque au bureau du Conseil économique.
M. Joël Bourdin, président. - Je me renseignerai, de mon côté, auprès des instances du Sénat. Si nous voulons organiser cet événement en octobre, il faut y travailler dès mars.
Quant aux autres sujets, nous pourrons également y réfléchir de manière approfondie. Je pense à l'évolution de la sous-traitance, mais aussi aux réseaux sociaux. Si je ne les maîtrise pas, je sais leur influence sur l'expression démocratique et l'e-commerce.
M. Jean-Paul Bailly. - La Poste, qui apporte son expertise en logistique et en communication aux acteurs du e-commerce, considère que, dans dix ans, tous les commerçants travailleront aussi sur internet. C'est un axe d'avenir pour le développement de notre société.
M. Joël Bourdin, président. - L'évolution sera peut-être plus rapide...
M. Michel Magras. - Ce débat sur l'internationalisation des échanges était fort intéressant. Mais quelle suite lui sera donnée ? Pour atteindre un public ciblé dans la France entière, nous devrions davantage communiquer sur la publication de nos rapports et ne pas renoncer à leur impression : je continue à croire au support papier, en parallèle à Internet.
M. Joël Bourdin, président. - Dont acte, quoique la délégation dépende d'autres services pour sa communication.