- Mercredi 23 mars 2011
- Table ronde ouverte à la presse réunissant des représentants d'associations : Association française pour la réduction des risques - M. Serge Longère, président ; Parents contre la drogue - M. Serge Lebigot, président ; Association APTE Aurore - M. François Hervé, directeur du pôle addictions ; Sidaction - M. Marc Dixneuf, directeur des programmes associatifs France ; Oppelia - M. Alain Morel, directeur général ; Le Phare - Familles face à la drogue - Mme Marie-Françoise Camus, présidente, Mme Claire Moscicki, responsable de la formation et de la communication
- Audition du Professeur Daniel Bailly, pédopsychiatre, professeur de psychiatrie à l'université d'Aix-Marseille, auteur de « Alcool, drogues chez les jeunes : agissons »
Mercredi 23 mars 2011
- Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de M. Serge Blisko, député, coprésident -Table ronde ouverte à la presse réunissant des représentants d'associations : Association française pour la réduction des risques - M. Serge Longère, président ; Parents contre la drogue - M. Serge Lebigot, président ; Association APTE Aurore - M. François Hervé, directeur du pôle addictions ; Sidaction - M. Marc Dixneuf, directeur des programmes associatifs France ; Oppelia - M. Alain Morel, directeur général ; Le Phare - Familles face à la drogue - Mme Marie-Françoise Camus, présidente, Mme Claire Moscicki, responsable de la formation et de la communication
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Je souhaite la bienvenue aux représentants des associations qui participent à notre table ronde d'aujourd'hui.
Je vous demanderai de présenter synthétiquement votre association et de donner votre appréciation sur le fait de savoir si la politique française de lutte contre les toxicomanies est adaptée. Que peut-on selon vous améliorer ?
La parole est à M. Marc Dixneuf, directeur des programmes de France Sidaction.
M. Marc Dixneuf. - Sidaction est une association dont la mission première est de collecter des fonds privés pour soutenir des projets de recherche, de prévention et d'aide aux malades.
Ce qui fait la singularité de Sidaction dans le milieu associatif de la lutte contre le Sida réside dans le fait que nous ne sommes pas une association de terrain, en contact direct avec les publics concernés ; toutefois, les comités d'instruction bénévoles qui instruisent des demandes de financement représentent les acteurs de la lutte contre le Sida. Le comité scientifique et médical est composé de chercheurs en science fondamentale, d'épidémiologistes et de cliniciens qui instruisent des demandes de recherches cliniques et fondamentales. Le comité associatif Sida rassemble quant à lui l'ensemble des acteurs de la lutte contre le Sida, des représentants de grandes et de petites associations, des médecins, des éducateurs spécialisés, ainsi que des militants. Sidaction existe depuis une quinzaine d'années.
S'agissant du champ de la toxicomanie, on parlera plutôt de consommation, d'usage, d'abus et de dépendance. Le terme de « toxicomanie » ne décrit donc pas, selon nous, notre travail auprès des personnes concernées, directement ou non, par l'usage de drogues.
La place de Sidaction dans les actions associatives auprès d'usagers de drogues a d'abord été marquée par un soutien très prononcé aux ASUD, les associations auto-support d'usagers de drogues. Nous réalisons environ 300 000 € de transferts financiers par an pour le seul domaine associatif. Il en va de même pour les programmes scientifiques et médicaux. En 2002, nous avons soutenu des programmes de réduction des risques à l'intention des usagers de drogues pour plus de 700 000 €. Ceux-ci couvraient différents champs : réduction des risques, accompagnement social, prévention...
La création des CAARUD, qui ont été pour nous très utiles, nous a permis de transférer une partie des soutiens financiers privés. Le don moyen s'élève, pour Sidaction, à 30 €. Il est donc important que l'assurance maladie prenne le relais. Aujourd'hui, nous transférons environ 300 000 € de programmes de financement vers des associations présentes à Paris, en province, comme dans les DOM.
Nous considérons que les usagers de drogues sont des personnes qui doivent directement participer à l'élaboration de leur prise en charge, de la mise sous traitement, de la substitution ainsi qu'à la définition des programmes de réduction des risques.
Sidaction est donc plutôt favorable aux types de programmes qui ont été développés et soutenus lors de la création des CAARUD. Nous souhaitons aller au-delà de ce qui existe car si les dispositifs sont intéressants, on sait aussi que les usagers de drogues constituent un public en très grande précarité. Or, le financement de l'assurance maladie ne permet pas de prendre en charge la totalité des besoins des structures qui supportent les CAARUD. Une des missions de Sidaction est donc de contribuer aux discussions entre les associations.
Il y a deux ans, nous avons organisé une réunion pour faire le point sur les bénéfices et les limites du passage par les CAARUD. En matière d'hébergement et d'accompagnement social, les dotations sont insuffisantes et amènent Sidaction, en dépit de la création des CAARUD, à soutenir certaines associations.
Même si les usagers de drogues représentent un pourcentage infime des personnes infectées par le VIH, cette population est dix fois plus exposée que la population générale. Dominique Costagliola, directrice de recherche au sein de l'unité d'épidémiologie de l'infection à VIH à l'INSERM, qui est reconnue internationalement, insiste régulièrement sur cette question.
Il faut aussi tenir compte des programmes d'échange de seringues en prison et de l'accompagnement à l'injection ou des programmes de mise en place de salles de consommation à moindre risque.
Ce type de programme est très important pour les détenus et relève de la santé publique. Comme tout le monde, les détenus ont droit à une prise en charge médicale, aux traitements de substitution aux opiacés -qui ne sont pas toujours convenablement mis en oeuvre- et aux programmes d'échanges de seringues. Rien ne l'empêche, sinon des réticences -que l'on peut comprendre mais qui doivent être surmontées- de la part des médecins de l'UCSA ou du personnel de l'administration pénitentiaire.
C'est pourquoi nous organisons des journées de réflexion au cours desquelles nous faisons venir des experts internationaux -comme en 2009- et nous nous engageons financièrement sur ce type de programme.
Le conseil d'administration de Sidaction a voté pour 2010 et reconduit en 2011 un programme porté par la société d'hépato-gastro-entérologie de Languedoc-Roussillon destiné à la mise en place de programmes d'échanges de seringues en détention. Cela passe par des discussions avec l'administration pénitentiaire et les syndicats. Il s'agit d'une démarche de soins qui ne présente aucun risque pour les personnels de l'administration pénitentiaire et qui n'offre que des bénéfices pour les usagers de drogues incarcérés.
Bien entendu, les salles de consommation à moindre risque ne s'adressent pas à tout le monde mais ciblent les personnes qui en ont véritablement besoin. C'est une entrée dans le soin. En matière de réduction des risques, Sidaction a toujours en tête la lutte contre l'épidémie d'infection au VIH mais il s'agit là d'une logique qui va bien au-delà dans le soin, l'accompagnement, la prise en charge. Cet élément nous semble très important pour entrer en contact avec des personnes qui n'en auraient peut-être pas la possibilité autrement.
Enfin, nous soutenons des programmes d'emploi et d'insertion pour les personnes affectées par le VIH dont, entre autres, une association appelée « Ligne de vie », proche de l'hôpital Sainte-Anne, qui travaille sur l'insertion professionnelle et sociale des anciens usagers de drogues.
La question des femmes enceintes usagères de drogues mérite par ailleurs quelques attentions -même si elles ne représentent pas des centaines de personnes par an- tout comme la consommation de produits psychoactifs dans des groupes socialement bien insérés, comme le milieu gay, qui connaît un risque de transmission du VIH élevé.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.
La parole est à M. Serge Longère, président de l'Association française pour la réduction des risques.
M. Serge Longère. - Notre association existe depuis 1998 ; elle s'inscrit dans une politique et une volonté de réduction des risques liés à l'usage de drogues illicites et fédère des associations militantes réparties sur toute la France. Elle gère des accueils et des équipes de terrain dont la vocation est d'aller à la rencontre des usagers de drogues en ville ou en milieu festif, où les consommations sont massives. Ces structures accompagnent les usagers de drogues à travers un ensemble d'actions de prévention, de soins, de dispositifs adaptés aux usages ainsi qu'aux lieux de consommation.
L'AFRR défend le principe de réduction des risques en tant qu'outil au service des instances de santé, afin d'appréhender au mieux une politique des drogues pragmatique et humaniste dans le respect des droits du citoyen et s'inscrivant dans le principe d'égalité des chances.
Par ailleurs, l'AFRR accompagne et forme les professionnels dans leurs pratiques de réduction des risques -pharmaciens d'officine, médecins généralistes ou hospitaliers, infirmières scolaires, personnel pénitentiaire, forces de l'ordre.
L'AFRR milite pour inscrire la réduction des risques comme politique officielle en matière de drogues en France et cherche à modifier le regard de l'opinion sur l'usage des drogues ; elle ouvre le débat public sur la politique vis-à-vis de la consommation de drogues.
Les valeurs qui sont les nôtres sont celles de la réduction des risques au sens large. Elles sont inspirées du mouvement né à la fin des années 1980 qui a eu pour objet la lutte contre le Sida, l'information et la prévention des risques liés à la maladie.
L'AFRR inscrit les droits de l'homme et la démocratie dans ses principes ainsi que le pragmatisme dans son action.
L'AFRR se reconnaît également dans un certain nombre de valeurs associées à son combat au quotidien qui sont le militantisme, le respect, la responsabilité de l'usager, l'indépendance et le partage.
La politique française de lutte contre les toxicomanies est-elle adaptée ? La création des CAARUD a permis à plusieurs associations de poursuivre leurs actions de façon pérenne auprès des usagers de drogues. Grâce à ce cadre institutionnel, les usagers de drogues en rupture avec le droit commun ont eu accès à une prise en charge plus globale -échange de seringues dans le cadre de pratiques à moindres risques, meilleures conditions d'hygiène ou prise en charge sociale.
On note cependant, cinq ans après la mise en place des CAARUD, un accroissement de la précarité des usagers et un manque d'hébergement. Il convient également de renforcer la réduction des risques en milieu carcéral, insuffisamment présente aujourd'hui et de tenir compte du vieillissement d'une partie de la population des usages de drogues, pour lesquels on n'a pas ou peu de réponses.
La loi du 31 décembre 1970 constitue le cadre légal de la politique française de lutte contre les drogues. Le constat dressé par les acteurs qui oeuvrent dans ce secteur montre que la pénalisation de l'usage n'a pu enrayer le nombre de consommateurs ; la clandestinité de l'usage favorise les risques et éloigne l'usager du système de soins et de santé. On peut donner l'exemple du Portugal ou des Pays-Bas, qui ont décriminalisé l'usage des drogues et n'ont pas vu le nombre de consommateurs augmenter pour autant...
Quelques chiffres néanmoins. Depuis qu'elle a été mise en oeuvre, la réduction des risques a permis une baisse des overdoses et de la mortalité due à celles-ci de l'ordre de 80 % ; la prévalence du Sida est passée de 30 % début 1990 à moins de 3 % aujourd'hui et on enregistre une baisse de la délinquance liée à l'usage de drogues de l'ordre de 67 %.
Ces résultats sont dus aux actions mises en place dans le cadre de la politique de santé publique depuis 1998, régulièrement renforcées jusqu'à leur inscription dans le code de la santé publique en 2004, avec la mise en place des CAARUD...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Quelles sont vos sources ?
M. Serge Longère. - Elles proviennent d'études de l'Institut de veille sanitaire (INVS) et de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Cette politique n'aurait pu fonctionner si les usagers de drogues n'avaient pas changé leur comportement. Il est donc important de s'appuyer sur la participation de l'usager lui-même.
Les préoccupations actuelles portent sur le taux de contamination par le VHC, encore très important parmi les usagers de drogues non seulement par voie injectable mais également inhalée ou sniffée.
Beaucoup de régions n'ont pas d'offre suffisante en termes de réduction des risques ; certains usagers de drogues ont peu accès à l'information et encore moins au matériel.
Enfin, la chasse à la drogue -que l'on confond toujours avec la chasse aux drogués- oblige ces derniers à un retour à la clandestinité dont on sait qu'elle coupe tout accès aux services de santé mais aussi toute possibilité de se voir reconnaître un statut de citoyen comme les autres.
L'AFRR s'inscrit donc dans le cadre du respect et du non-jugement des consommateurs et du soutien aux usagers.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.
La parole est à M. Serge Lebigot, président de l'association « Parents contre la drogue ».
M. Serge Lebigot. - L'association « Parents contre la drogue » reçoit toute la journée des parents dont les enfants sont des consommateurs de drogues diverses, en particulier de cannabis. Pour ce qui est de la cocaïne et de l'héroïne, on a tendance à les envoyer vers des communautés thérapeutiques.
Dans notre pays, on ne lutte pas contre la toxicomanie, on se contente de gérer les problèmes. Durant ces quinze dernières années, la consommation de drogues en France n'a cessé d'augmenter ; dans le même temps, les gens ont commencé à consommer de la drogue de plus en plus tôt. L'âge moyen du premier joint serait actuellement de douze à treize ans.
La raison de ce désastre est évidente : la France a délaissé la politique de prévention au profit d'une politique de gestion de la drogue. Le tristement célèbre slogan : « Savoir plus pour risquer moins » s'est traduit sur le terrain par : « Savoir plus pour consommer plus, en croyant risquer moins ».
Cette politique se résume à une capitulation face au problème de la drogue. Au lieu de combattre les causes, les responsables qui en ont la charge se sont contentés de les gérer !
La politique de l'autruche -« Pas de vagues ! »- a prévalu et nous a conduits à la situation inquiétante dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, avec une augmentation importante de la consommation de toutes les drogues chez les jeunes et un âge de la première consommation qui diminue chaque année.
Les parents sont très peu au courant ou très mal informés du problème de la toxicomanie, qui est complexe. En conséquence, ils deviennent victimes du système et ne peuvent jouer leur rôle d'acteurs en matière de prévention.
De plus, les discours banalisants de certains hommes politiques en faveur de la consommation de drogues contribuent également à la désinformation des parents.
Certains, devant ce constat, vont nous apporter des réponses toutes faites. « Nous avons un problème de cannabis ? Légalisons-le ! ». Ceci revient à dire : « La maison brûle ? Brûlons toutes les maisons ! ». Cette politique du pompier pyromane est absurde, tout comme la légalisation du cannabis ! L'expérience des autres pays nous le démontre. De nombreuses études à travers le monde prouvent que, lorsque la perception des risques perçus décroît, l'usage de drogues augmente.
Aucun des arguments avancés par les promoteurs de la légalisation ne tient la route ! En ce qui concerne les salles d'injection, aucune étude sérieuse indépendante -c'est-à-dire qui ne soit pas réalisée par ceux qui dirigent les salles d'injection ou qui les ont mises en place- n'a montré leur efficacité. En revanche, un grand nombre d'études indépendantes montrent que les salles d'injection ont une incidence négative en termes de consommation et de trafics de drogues. Elles montrent également que les overdoses à l'intérieur des salles d'injection sont fréquentes. Enfin, elles concluent que les salles d'injection n'ont aucune incidence en termes d'amélioration de la santé des toxicomanes.
Toutes ces propositions sont faites par des associations qui, sous couvert de soutien aux toxicomanes, militent en réalité pour la libéralisation complète des drogues !
Que propose notre association ? Plus que choisir la politique de la capitulation, c'est-à-dire la légalisation de la création de salles d'injection, nous demandons que soit enfin mise en oeuvre une politique de lutte contre la toxicomanie basée non plus sur des idéologies du passé mais sur des réalités de terrain, en France comme à l'étranger. Nous n'avons de cesse de réclamer une politique de prévention et de sortie de la toxicomanie. Je parle ici d'une prévention sérieuse, dès le plus jeune âge. Il ne s'agit ni de banaliser, ni de dramatiser mais d'expliquer les problèmes liés à la drogue, en relation avec les problèmes de l'adolescence. Certaines campagnes de prévention en faveur du port de la ceinture de sécurité ou du dépistage de certains cancers ont prouvé leur efficacité.
Il ne faut pas non plus réduire la prévention à la seule éducation nationale. C'est pourquoi nous demandons que chaque mairie organise une journée d'information sur les dangers des drogues. Cela permettrait de toucher de nombreux parents et enfants.
Arrêtons de classer les dealers par catégorie : gros dealers, petits dealers, dealers consommateurs : le poisson que chacun vend est le même ! Il est aussi dangereux pour le jeune qui va le consommer.
Drogues douces, drogues dures sont à également des termes à bannir car ils correspondent à des techniques de marketing utilisés par ceux qui veulent banaliser les drogues. La vraie distinction doit porter sur les drogues à effet rapide et les drogues à effet lent, l'héroïne jouant le rôle de la crise cardiaque et le cannabis celui d'un cancer qui ne se révèle que lorsque les dommages deviennent visibles.
Les dispositions de l'article L 3421-4 du code de la santé publique, qui réprime toute incitation directe ou indirecte à la prise de drogues, doivent être appliquées et renforcées.
Certaines stations de radios ou chaînes de télévision ne se privent pas de diffuser des messages banalisant l'usage de drogue. Promouvoir la drogue, ce n'est pas être « cool » : c'est être irresponsable !
Le cannabis ne doit plus conserver chez les jeunes son statut d'icône « cool », de produit naturel. Il est également important que sa consommation ne soit pas perçue par les jeunes comme une pratique à laquelle souscrit la société, et ne soit plus considérée sans danger. Consommer de la drogue quelle qu'elle soit revient à jouer à la roulette russe car il n'existe pas de consommation de drogues sans risque à court ou à long terme.
J'espère que cette mission sera l'occasion pour le pays d'abandonner la politique de la ligne Maginot intellectuelle et que l'on cessera de jouer aux apprentis sorciers avec les salles d'injection.
Commençons à tirer les leçons des expériences conduites à l'étranger. Les idées des années 1970 appartiennent aux années 1970 et non au XXI ème siècle ! Quand la santé des enfants, des adolescents et des jeunes adultes est en jeu, les idéologies du passé doivent s'effacer et la raison prévaloir.
Le phénomène de la drogue a changé ; nous devons avoir le courage de nous adapter car l'inaction et la complaisance de ces dernières années se sont traduites par des désastres en termes de santé publique.
Nous devons mettre en oeuvre une politique de prévention qui tienne enfin compte des réalités de terrain et non des objectifs politiques à court et moyen termes des lobbies de la drogue !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.
La parole est à Mmes Marie-Françoise Camus, présidente de l'association « Le Phare - Familles face à la drogue » et Claire Moscicki, responsable de la formation et de la communication.
Mme Marie-Françoise Camus. - Depuis quinze ans, notre association de familles confrontées à la drogue a aidé des milliers de parents qui ont dû faire face à la toxicomanie de leur enfant ou de leurs enfants, grâce à l'écoute téléphonique, aux entretiens personnels et surtout aux groupes de parole et à l'entre-aide qui en résulte entre parents.
Nous réalisons chaque année plusieurs centaines de formations et de sensibilisations en milieu scolaire pour les jeunes et pour leurs parents.
Notre premier souhait est de pouvoir transmettre notre expérience. Nous nous adressons aux parents dont les enfants s'adonnent à la drogue en tant que parents ayant vécu les mêmes difficultés.
L'aide que nous avons modestement apportée à quelques milliers de familles devrait être démultipliée pour s'adresser aux millions d'autres qui l'attendent, le plus souvent bien trop isolées dans une immense souffrance.
Nous nous plaçons délibérément dans une approche humaniste et globale de la personne. L'approche sanitaire du problème est sans doute nécessaire mais très insuffisante. Ce n'est pas grâce à elle que l'on éduque un adolescent. Ce serait même tout à fait désespérant d'en rester là !
Tous les jeunes que nous avons accompagnés pour sortir de la drogue ont été touchés pas la relation qui a été établie avec eux, relation de respect pour leur être et pour leur devenir.
C'est grâce à la fermeté aimante de leurs parents que beaucoup s'en sortent. Personne n'apprécie d'être aimé mollement et les parents qui soutiennent leurs enfants dans ces sorties de drogues réalisent des prouesses d'inventivité pour manifester cet amour ferme dont leurs enfants ont besoin. Nous ne pouvons pas décider à la place du jeune mais nous pouvons changer notre relation avec lui ; souvent, quand les jeunes constatent le bien que l'association fait à leurs parents, ils ont envie de nous connaître eux aussi.
Le soutien de l'association aide les parents à retrouver une autorité là où cela paraissait impossible et à chercher en eux la force indispensable à ce combat souvent épuisant.
Nous sommes une association familiale qui englobe tous les membres de la famille, parents et enfants. Lorsque des thérapies familiales plus spécifiques ou des centres de soins sont nécessaires, nous les conseillons à la famille. Nous cherchons à travailler le plus possible en partenariat avec les structures officielles.
La solide expérience que nous avons acquise depuis de nombreuses années pourrait servir de base à la création d'un site pilote entièrement dédié aux familles. Son objectif serait de permettre aux parents d'apprendre les bonnes pratiques, celles qui les placeraient effectivement au coeur du dispositif de prévention, comme l'a souhaité François Fillon lors du lancement du plan gouvernemental 2008-2011. Je rappelle ici ses propos, toujours valables et à considérer pour le prochain plan : « Agir sur la demande de drogues est la seule issue pour stopper la progression chez les jeunes générations. La famille doit désormais être au coeur du dispositif de prévention. Pour ce faire, il s'agira de réaffirmer l'interdit et de renforcer ainsi les parents dans leur légitimité à l'imposer à leurs enfants, de mettre l'accent sur la prévention des entrées en consommation des drogues illicites et des abus d'alcool chez les enfants et les jeunes, de combattre les attitudes qui contribuent à banaliser ces comportements d'usage et d'abus d'alcool ».
Mme Claire Moscicki. - Donner aux parents les moyens d'agir sur la demande de drogues suppose quelques préalables. Réaffirmer l'interdit parental ne peut suffire à enrayer la progression de l'expérimentation des drogues dès le plus jeune âge, nos enfants ne nous prenant pas au sérieux et nous ramenant invariablement au credo de la banalisation de la drogue. Celle-ci poursuit sa route dans les esprits, les textes, les discours, les points de vue, les débats d'experts, les émissions de télévision et de radio, les articles de presse, etc.
Nous souhaitons donc pour les jeunes enfants, préadolescents, adolescents et parents une révision des quatre postulats émis il y a une vingtaine d'années en faveur de la banalisation de l'usage de la drogue : « Une société sans drogue n'existe pas ; se droguer est un comportement universel ; l'usage simple n'est pas dangereux ; ce n'est pas le produit qui est dangereux mais son usage ».
Ces postulats n'ont rien à voir avec une vérité historique, scientifique, philosophique, psychiatrique, voire religieuse. Ils sont plutôt le fait d'un programme, d'un choix de société prôné par des décideurs qui ont baissé les bras face à l'ampleur des dégâts de la toxicomanie en Europe. Ce programme est pour nous totalement utopiste et irréaliste : il est absurde de demander à des enfants et à des adolescents de contrôler et de maîtriser la consommation de produits dont le pouvoir addictogène est élevé !
Puisqu'il s'agit d'un choix de société, réaffirmons pour le prochain plan ce qui a été envisagé l'an dernier : le droit légitime de nos enfants à une enfance et à une jeunesse sans drogue !
Nous demandons pour ce faire que l'Etat et les institutions en charge des campagnes nationales de prévention de la toxicomanie définissent, en accord avec les experts médicaux, les principes qui légitiment l'interdit parental et abrogent, expertises à l'appui, les principes de la banalisation de la drogue. Nous réclamons que soient donnés aux familles les moyens financiers, logistiques et techniques de prendre elles-mêmes en charge leur destin face à ce fléau qu'est la toxicomanie en Europe.
Les parents, bien sûr, doivent définir les bonnes stratégies. Les discours de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) doivent les soutenir, les encadrer mais ne suffisent pas à en faire des acteurs de terrain.
Faut-il que les parents connaissent les processus pathologiques de la drogue ? Ont-ils besoin d'essayer toutes les drogues pour pouvoir en parler savamment à leurs enfants ou s'agit-il d'autre chose ?
Nous savons, avec l'expérience et le nombre d'appels téléphoniques que nous avons reçus depuis dix-sept ans, qu'ils ont besoin de données scientifiques nettes et précises qui ne fassent pas débat entre experts médicaux.
La drogue est un problème de santé publique. Il est temps que les données scientifiques effectives ne soient plus contestées par les lobbies. Les parents ont besoin de connaître les mécanismes neuronaux et cérébraux qui peuvent mener sans le savoir n'importe lequel d'entre nous à une addiction « en douceur », quel que soit le produit, qu'il s'agisse de drogues psychoactives, de jeux vidéo, de jeux d'argent, de cyberdépendance.
Les parents doivent comprendre qu'il existe des techniques de manipulation mentale, des pressions de groupes, des pratiques de harcèlement, afin de pouvoir transmettre à leurs enfants les moyens d'évitement, de maîtrise du danger qui permettent de dire non. Ces éléments concernent le développement psychomoteur de l'enfant, celui de ses facultés intellectuelles et psychosociales, dont il a besoin pour résister aux pressions, dire non, développer l'estime de soi, faire confiance et se faire confiance.
Le premier échelon de la maîtrise du danger, c'est l'évitement, la non-consommation choisie. Lors de nos conférences, les parents et les enfants sont particulièrement surpris d'apprendre comment cela fonctionne. Nous leur donnons envie de préserver leur capital santé, de remettre à plus tard les expérimentations hasardeuses et douteuses. Nous renforçons leurs capacités de résistance à la pression du groupe. Ils découvrent qu'ils sont des êtres exceptionnels, que leurs cerveaux sont de petits bijoux avec lesquels aucun ordinateur au monde ne pourra rivaliser. Ce cerveau, nous leur apprenons à l'aimer, à en prendre soin -et ils apprécient de le faire !
Ce que nous faisons avec quelques-uns, nous souhaitons le faire à grande échelle, avec des moyens financiers qui permettent la création de véritables sites-pilotes et l'évaluation des outils mis en oeuvre.
L'autoformation des adultes référents doit être possible grâce à des supports faciles d'accès, ludiques, attractifs -aussi bien pour les adultes que pour les jeunes.
Les comportements de solidarité, de respect mutuel et de non-violence doivent être renforcés. Il faut que les médias -et non simplement les pouvoirs publics- nous aident dans ce domaine. Il est symptomatique de constater la difficulté qu'ont les parents à se faire entendre sur un point particulier, celui de leurs prérogatives en tant que parents.
Nous espérons que le prochain plan de prévention des toxicomanies aille plus loin dans l'expression de la parentalité et propose un recadrage des droits et des devoirs de chacun, enfants et parents, en vue de relégitimer ces derniers dans leurs rôles d'éducateurs.
Une partie des parents, soumis au diktat de la banalisation de l'usage de drogues et du jeunisme, oublient qu'ils doivent contrôler les agissements de leurs enfants dès qu'ils entrent au collège, par exemple lors des fêtes que ceux-ci organisent chez les uns ou les autres. Ils n'osent plus avertir les autres parents lorsqu'ils rencontrent un jeune en danger, sous prétexte que leurs propres enfants le leur interdisent, par peur de perdre un copain fournisseur !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci. Vous avez la possibilité de compléter cette audition par l'envoi de documents. Nous avons parfaitement entendu votre message.
La parole est à M. Alain Morel, directeur général d'Oppelia.
M. Alain Morel. - Un des éléments pour comprendre les discussions, les controverses et les adaptations relatives à la politique de la France en matière de drogues et d'addictions repose sur la prise en compte des changements intervenus depuis quarante ans dans ce domaine. Le socle législatif de cette politique repose sur la loi de 1970. Depuis lors, ce cadre légal n'a pas significativement évolué. Quelles sont donc les réalités en la matière ?
Cela fait trente-cinq ans que je m'occupe de ces sujets. L'association Oppelia gère une quinzaine d'établissements : CSAPA, CAARUD, unités de prévention, lieux d'accueil pour les familles. Elle reçoit annuellement environ 6 000 personnes.
J'ai été président de l'ANIT, l'Association nationale des intervenants en toxicomanie, au début des années 1990, dans une période où le Sida faisait des ravages : 11 000 usagers de drogues sont morts en une dizaine d'années du fait de la contamination. C'est à cette époque qu'ont eu lieu les controverses sur la réduction des risques et la mise en place de traitements de substitution, contre lesquels beaucoup de personnes s'élevaient, y compris dans nos rangs, avec des arguments assez proches de ceux que je viens d'entendre.
Un autre virage très important a eu lieu à la fin des années 1990 et au début 2000 ; j'ai été à cette époque le premier président de la Fédération française d'addictologie, qui réunit l'ensemble des associations de professionnels travaillant dans le champ de la toxicomanie, de l'alcoologie et de la tabacologie. C'est à ce moment que nous avons construit une approche beaucoup plus globale de ces questions.
J'ai également été le premier président de la Fédération européenne des intervenants en toxicomanie. Nous avons remis en doute le sentiment que nous avions de l'excellence de notre propre système lorsque nous avons vu comment nos collègues européens obtenaient des réponses plus adaptées, plus dynamiques et plus ouvertes que les nôtres.
Cela nous a permis d'adopter un regard plus scientifique et moins idéologique sur ces questions, que nous n'avions alors pas véritablement en France.
Les changements ont donc d'abord eu lieu en matière de pratiques et de populations d'usagers, puis dans les réponses qui ont été apportées à nos modes de fonctionnement.
On a assisté à une très importante diffusion des pratiques de consommation dans toutes les couches de la société. On peut le regretter et le dénoncer, mais c'est une réalité partagée par tous les pays développés. Qui, à la fin des années 1970, aurait pu penser que, trente ans après, on dénombrerait 4 millions de consommateurs de cannabis plus ou moins réguliers dans notre pays, alors qu'on n'en comptait à l'époque que quelques milliers ? Qui pouvait penser qu'il y aurait 300 000 usagers de drogues dites dures, comme l'héroïne ou la cocaïne ? Personne !
Outre la forte diffusion, on assiste à une très grande diversification des drogues et de leurs usages. En 1970 ou 1980, on n'avait jamais entendu parler d'Ecstasy, de Catamine, de binge drinking, ou de binge cocaïne, de dopage dans le milieu professionnel, etc. Il existe donc « des » drogues, avec beaucoup de différences entre elles mais « la » drogue n'existe pas.
Ceci nous a amenés à considérer que notre rôle était moins de chercher à nous confronter aux usagers que de travailler sur toutes les formes d'accompagnement possible pour les aider à évoluer.
Le Sida nous a violemment mis devant le fait accompli, cette notion de sevrage obligatoire comme seule perspective de soins faisant fuir beaucoup d'usagers.
Il faut ajouter à cela une meilleure connaissance épidémiologique, sociologique et neurobiologique de ces phénomènes. Cette connaissance nous permet d'avoir une vision plus sérieuse et plus objective des véritables dommages sanitaires et sociaux qui sont facilités par les usages de drogues. Il n'est bien entendu pas question de nier la toxicité de ces produits ou leur impact psychique. Nous y travaillons avec des personnes qui le vivent quotidiennement. Le potentiel addictif est également plus ou moins important selon les drogues.
Pour nous, la prétendue distinction entre drogues dures et douces ne peut être retenue, pas plus que la distinction légale : les drogues qui sont aujourd'hui prohibées ne sont pas forcément plus dangereuses que certaines drogues légales utilisées massivement et pouvant occasionner de grands dommages.
Il est très important de recourir à la science pour comprendre ces phénomènes mais c'est prendre là un risque, la science nous amenant parfois à déconstruire ce que l'on croyait être la vérité. Il faut donc accepter le risque de devoir réviser nos certitudes.
Enfin, en matière de soins, l'abstinence n'est plus aujourd'hui l'unique enjeu mais une option. Il peut y en avoir d'autres extrêmement utiles, voire prioritaires pour un certain nombre d'usagers. L'objectif premier des soins est pour nous, avant tout, de diminuer les dommages en accompagnant l'usager.
La réduction des risques s'appuie sur deux éléments. Le premier est une réponse pragmatique à un dommage lié à un mode de consommation. L'autre aspect de la réduction des risques réside dans la responsabilisation des usagers et le fait de leur donner par l'information, le contact, la relation, l'accueil, la capacité de se saisir de ces outils et d'évoluer dans un sens favorable à eux-mêmes et à la société.
Les traitements de substitution aux opiacés en sont un exemple. Il s'agit d'une réponse pragmatique au problème du manque, mais pas plus ; l'intérêt du traitement vient de ce qu'il crée un dispositif d'accompagnement qui va permettre d'aider l'usager à se responsabiliser.
Ce n'est pas simplement un problème de comportement mais de contexte de vie. Modifier son mode de vie est long, difficile et parfois douloureux, et nécessite souvent une aide extérieure.
A ce titre, je veux souligner l'intérêt des salles de consommation à moindre risque. C'est un exemple d'un de ces services, dans le cadre de la palette que je viens de présenter, qui s'impose comme une nécessité pour certaines catégories d'usagers.
La prévention, en France, a toujours consisté à expliquer les dangers et à fixer des interdits. C'est nécessaire mais absolument insuffisant. Les critères d'efficacité de la prévention disent tous qu'il faut agir dans la durée, se rapprocher des individus et des populations. Enfin, il faut une approche multifocale qui intègre la famille, les usagers et la communauté sociale. Tous ces éléments sont indispensables.
Nous avons besoin de durée, de proximité, donc de dispositifs. Or, aujourd'hui, nous n'en avons pas ! En effet, la France ne dispose pas de politique de prévention en matière de conduites addictives. Il existe pourtant deux stratégies importantes. La première consiste en une intervention précoce afin d'apporter, dans le dialogue, des outils de changement pour ceux qui en ont besoin. La seconde repose sur l'éducation préventive et le travail sur les comportements d'usage.
Enfin, il nous faut changer de paradigme en matière de modernisation de notre approche et de notre législation. L'approche politique des usages de drogues ne peut plus être centrée sur la définition d'un acte de délinquance, ce qui est le cas actuellement. Il faut passer d'un traitement pénal des usagers à un traitement sanitaire et social. Les mesures légales envers les usagers doivent être moins centrées sur la stigmatisation, la punition, la contrainte que sur l'accès aux informations, aux soins et aux aides dont les usagers peuvent avoir besoin.
Par exemple, les interdits d'usage envers les mineurs ou sur la voie publique sont évidemment nécessaires mais ne sont utiles que s'ils servent à la fois de protection et de prévention des nuisances, et surtout s'ils créent des opportunités systématiques de rencontres, de consultations, voire de suivis thérapeutiques, à l'image de ce que fait depuis dix ans le Portugal.
C'est ainsi que la politique et la législation pourront contribuer à réduire le nombre et la gravité des conduites addictives et des toxicomanies.
Sachez que si vous, représentants du peuple français, ouvrez la voie à la recherche d'une véritable adaptation, d'une amélioration et d'une plus grande efficacité des politiques de notre pays dans le domaine des drogues, vous trouverez du côté des professionnels beaucoup de propositions, de réflexions mesurées, basées sur des validations scientifiques -ce qui est notre recherche permanente- ainsi qu'un certain enthousiasme à pouvoir enfin participer à une mobilisation de l'ensemble de la société.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci de cet éclairage, qui comportait quelques éléments de synthèse...
La parole est à M. François Hervé, directeur du pôle Addictions de l'association APTE Aurore.
M. François Hervé. - Je souscris largement à ces éléments de synthèse.
J'ai la lourde mission de représenter à la fois la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) -Nicole Maestracci ne pouvant se rendre disponible et m'ayant demandé d'en dire quelques mots- ainsi que l'association Aurore, dont je dirige le pôle « Addictions, santé, précarité ».
La FNARS m'a transmis un document que je vous remettrai en fin de séance. La FNARS est un réseau associatif au service des plus démunis qui fédère 850 associations et représente 2 500 établissements de nature différente -centres d'hébergement, foyers, hôtels sociaux, résidences sociales.
Il n'y a pas de réflexion spécifique à la FNARS sur la question des addictions mais un partenariat avec la fédération « Addictions » s'est mis en place. Cependant, il existe une confrontation très large avec l'addiction dans les différents dispositifs d'hébergement et d'insertion fédérés par la FNARS.
Quelques chiffres issus d'études démontrent la prévalence de ces problématiques parmi les personnes les plus démunies. En 2002, 14 % du public de la FNARS déclaraient un problème d'addiction aux drogues illicites et 22 % un problème lié à l'alcool.
Cela concerne plusieurs dizaines de milliers de personnes, ce qui n'est pas négligeable. Le rapport relatif à la santé des personnes sans chez soi, remis à Mme Bachelot en novembre 2009, faisait aussi état d'une surreprésentation des pathologies mentales et des addictions parmi ce public. L'enquête « Samenta » réalisée par le Samu social de Paris montre que la dépendance à l'alcool touche 21 % des personnes rencontrées, la consommation de drogues hors alcool et cannabis 17 %, 16 % de personnes étant concernées par la consommation régulière de cannabis.
Ceci accole à la grande précarité l'image de consommation et de surconsommation ; or, on trouve aussi parmi ce public une surreprésentation de gens complètement abstinents. Le constat de la FNARS -et je pense que l'association Aurore le partage, ayant elle-même des dispositifs d'urgence et de précarité- met en lumière le fait que le secteur de l'hébergement est de plus en plus amené à palier les carences de la politique de santé ou de la politique pénale.
Ainsi, hier, en province, au cours d'une réunion sur la prévention de la récidive, on nous a décrit le cas d'un détenu qui, sortant de six années de prison, a vu son dossier refusé par le Service intégré de l'accueil et de l'orientation (SAIO), censé l'orienter vers les dispositifs d'hébergement, du fait de l'absence d'attestation de ressources ! En six ans, je pense qu'on a le temps de préparer une sortie ! Cela montre bien la difficulté de l'articulation entre les dispositifs. Je crains qu'il y ait de grandes chances pour qu'on retrouve cet ancien détenu dans un des dispositifs de la FNARS !
Il existe également une limite aux politiques publiques de santé et aux sorties d'hôpital car il n'y a pas toujours de possibilités d'hébergement. Ceci a amené la création d'un dispositif, mais il reste insuffisant.
Par ailleurs, des problèmes restent liés à un certain nombre de dispositifs de soins sociaux, certains refusant les personnes couvertes par la seule CMU ou l'aide médicale d'Etat. Il s'agit d'un problème d'accès aux soins pour cette partie de population très précaire.
Les Agences régionales de santé (ARS) prenant en charge le soin et le médico-social et les services de l'Etat traitant le sujet de la précarité et de l'hébergement en centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), la FNARS demande à être associée à la définition des politiques publiques à travers les conférences de territoires et les différents dispositifs mis en place entre les ARS et les services de l'Etat.
Il paraît important de pouvoir disposer d'un interlocuteur au sein de chaque ARS concernant la santé des plus démunis, comme cela existe dans certains endroits. Il semble également nécessaire de mettre en place une instance d'articulation entre les secteurs de la santé sociale au sein des ARS afin de favoriser l'articulation sur le terrain entre l'ambulatoire, l'hospitalier social et le médico-social.
Aurore, membre actif de la FNARS, partage l'ensemble de ces constats grâce à son expérience de plusieurs dispositifs... L'association Aurore est ancienne ; elle a été fondée en 1871 pour réinsérer les détenus qui revenaient du bagne. Elle s'est développée pour s'organiser autour de trois axes -soigner, héberger et insérer- répartis en sept pôles, dont un pôle « Addictions, santé, précarité ».
Ce pôle comporte un certain nombre d'établissements, une centaine d'appartements de coordination thérapeutique et un service « lits halte soins santé » pour des personnes en situation de précarité nécessitant des soins.
La partie addictologie comprend un CSAPA ambulatoire qui traite plus particulièrement de l'alcool à Paris. Il ne s'agit pas d'un choix -je suis personnellement plutôt généraliste- mais d'une demande de l'autorité de contrôle dans la mesure où il existait peu de dispositifs spécifiques dans la capitale. Une communauté thérapeutique fonctionne également en Dordogne depuis trois ans ; elle a été l'une des premières à être créée suite à l'appel d'offres de la MILDT-DGS. Une autre communauté thérapeutique a ouvert ses portes en Seine-Saint-Denis. Il s'agit d'un projet un peu particulier, puisque nous sommes contraints d'attendre le dispositif d'hébergement qui permettra à cette communauté de fonctionner à plein.
Nous y expérimentons le travail communautaire de jour, qui n'existe pas en France mais que l'on a pu voir à l'étranger. Nous proposons à des gens de s'engager dans un cycle de quelques semaines ou de quelques mois. La méthode repose globalement sur un tiers de travail de groupe, un tiers de travail individuel et un tiers d'activités sportives et artistiques.
Il existe également, à côté de ces dispositifs, un centre de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie avec hébergement, dont la partie collective reçoit spécifiquement des usagers de drogues sortant de prison. Il s'agit là d'un accompagnement à la sortie de détention qui compte trois places extérieures, dans le cadre d'une convention avec les services de la justice, et 24 appartements thérapeutiques recevant un public généraliste.
Enfin, on trouve à Bussy-le-Long un CSAPA qui fonctionne sur le principe du modèle « Minnesota » très orienté sur l'abstinence comme but mais également comme moyen. Ce modèle est basé sur le principe des douze étapes d' « Alcooliques anonymes » et de « Narcotiques anonymes ».
A côté de ces dispositifs, on trouve quelques actions au financement instable, notamment des places de CHRS destinées à des usagers de drogues en insertion ou à des personnes sous main de justice.
Il existe également un dispositif d'accueil inconditionnel à haut seuil de tolérance pour des usagers en situation de sur-exclusion à Paris, qui ne parviennent pas à intégrer les dispositifs classiques d'hébergement ou de soins.
J'insiste sur tous ces dispositifs pour en montrer la diversité. Comme Alain Morel l'a souligné, il n'existe pas de réponse unique mais une multitude de réponses, qui correspondent à une diversité de situations et de capacités des personnes à s'engager dans tel ou tel type de traitement.
Je ne reprendrai pas non plus tout ce qui a été dit à propos des politiques publiques. Je souscris là encore largement à ce qu'a dit Alain Morel à ce sujet. Je m'en tiendrai aux dispositifs de soins résidentiels et d'hébergement. Les soins résidentiels s'adressent à des personnes pour lesquelles les soins ambulatoires sont insuffisants et qui ont besoin d'un cadre protecteur pour pouvoir mener à bien leur projet.
Il me semble qu'il convient de réfléchir à plusieurs axes pour traiter ces questions, et tout d'abord développer les capacités d'accueil des dispositifs généralistes d'hébergement ; on s'aperçoit en effet que les usagers de drogues, lorsqu'ils sont stigmatisés comme tels, ont beaucoup de mal à intégrer les CHRS ou les lits de stabilisation.
Il faut donc renforcer leurs compétences, par la formation des personnels et par l'incitation, pour que toute personne qui en a besoin puisse accéder à un dispositif d'hébergement adapté qui ne soit pas nécessairement spécialisé mais de droit commun.
On doit également développer des passerelles permettant l'accès des personnes en situation de sur-exclusion ou de sur-stigmatisation -les femmes, les plus jeunes, les usagers vieillissants, les personnes sortant de prison... Organiser de telles passerelles suppose un maillage des outils de la prévention, du soin et de la réduction des risques pour conduire ces personnes vers les dispositifs auxquels elles peuvent prétendre.
Il faut aussi repenser les schémas régionaux prévus par la loi de 2002 relative à la rénovation de l'action sociale et médico-sociale. Certains établissements doivent pouvoir avoir une compétence régionale ou nationale, comme les communautés thérapeutiques. Les établissements dotés de spécificités devraient aussi pouvoir bénéficier d'un recrutement national identifié comme tel.
Enfin, il faut insister sur le fait qu'il n'existe aujourd'hui ni programmations ni moyens dans le champ médico-social des addictions. Or, le médico-social paraît incontournable dans l'accompagnement des usagers.
Je pense qu'il faut veiller aussi à ce que ces problématiques figurent dans les priorités des conférences territoriales, où la question pèse très peu dans le dispositif de santé. Il est important que la question des addictions soit prise en compte à sa juste valeur, les budgets de l'addictologie pesant relativement peu au regard des budgets de la santé mais les conséquences des addictions étant potentiellement lourdes en matière de santé et de société.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.
La parole est aux parlementaires.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - MM. Longère et Morel ont évoqué le vieillissement, qui posait de nombreux problèmes et semblait mal pris en compte. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Mme Catherine Lemorton, députée. - Monsieur Lebigot, d'où vient votre association et comment s'est-elle montée ? Vous affirmez que le livret d'informations « Savoir mieux, consommer moins » serait à l'origine de l'augmentation des chiffres de la consommation. D'où tenez-vous ces éléments ?
Vous dites d'autre part que le phénomène de la drogue a changé ; beaucoup l'ont dit. Au fond, n'est-ce pas la société qui a changé, modifiant du coup tous les modes de vie ?
Mme Moscicki a évoqué une société sans drogue. J'ai beau chercher dans ma mémoire, il n'en existe pas depuis l'antiquité -à moins que vous ne me prouviez le contraire !
Vous dites par ailleurs qu'il faut, dès le plus jeune âge, amener les enfants à avoir confiance et à se faire confiance. Or, la vie est pleine d'accidents dont l'enfant est souvent la victime. Il a beau être confiant, les accidents de la vie feront qu'il aura de moins en moins confiance en lui.
Enfin, pour ce qui est des soins, ne pensez-vous pas qu'il conviendrait d'améliorer l'accès à la méthadone, très encadré et que l'on ne trouve que sur certains territoires, ce qui oblige les prescripteurs des autres territoires à recourir à une stratégie thérapeutique différente, comme la buprénorphine ?
M. Alain Morel. - J'ai présidé la conférence de consensus sur les traitements de substitution en 2004. Vous avez raison de souligner qu'il existe un problème entre la buprénorphine et la méthadone en termes d'accessibilité et d'égalité d'accès. Les usagers sont en particulier probablement mieux pris en charge quand ils font l'objet d'un traitement par méthadone, en raison du médicament lui-même et d'un cadre plus précis.
La conférence de consensus de 2004 avait souhaité une harmonisation des deux dispositifs pour diminuer cette inégalité. Nous y travaillons, trop lentement à mes yeux et aux yeux d'un certain nombre de mes collègues -mais les choses évoluent progressivement.
Je coordonne une étude intitulée « Méthaville » destinée à préfigurer la mise à place d'une primo-prescription de méthadone par des médecins de ville. Actuellement, le début de la prescription ne peut se faire qu'en centre spécialisé. On imagine la difficulté pour venir chercher quotidiennement la méthadone lorsqu'il n'existe qu'un seul centre par département, certaines villes se situant à 80 ou 100 kilomètres de ce centre. C'est une des raisons pour lesquelles on a, avec la DGS, à la demande du ministre de l'époque, Xavier Bertrand, mis en place l'étude qui est en train de s'achever. Elle permettra de savoir si cette primo-prescription par des médecins de ville permet un meilleur accès et ne complique pas la prise en charge de ces usagers.
M. François Hervé. - Tous les dispositifs présentent de plus en plus d'usagers qui ont passé la cinquantaine voire la soixantaine, et qui ont derrière eux une longe pratique. Il est extrêmement difficile de leur trouver des dispositifs d'accueil. Ils n'ont pas accès aux maisons de retraite, ni à un certain nombre de dispositifs classiques. Ils sont parfois extrêmement fatigués du fait de leur vie passée, et très marqués. Leur vieillissement est souvent prématuré. Il est nécessaire de réfléchir à des dispositifs d'accueil de ces personnes.
M. Serge Longère. - Le public des CAARUD vieillit comme tous les publics inscrits dans le champ médico-social. L'une des missions des CAARUD porte sur la réinsertion professionnelle mais, au-delà d'un certain âge, il n'en est plus question.
Nos actions sont également limitées en termes de capacités d'accueil. Vers quel dispositif de droit commun orienter ces usagers qui sont soit stabilisés par des traitements de substitution, soit dans une consommation de drogues encore active mais gérée et qui développent, pour certains, au-delà des virus associés à l'usage de drogues, des pathologies liées au vieillissement ?
Mme Claire Moscicki. - Je ne puis répondre à la question de Mme Lemorton concernant les sociétés sans drogues. Je n'ai pas la compétence pour le faire. Je souhaite vivement que des spécialistes de l'histoire des civilisations et des anthropologues y répondent.
Mme Catherine Lemorton, députée. - C'est déjà fait !
M. Jean-Marie Le Guen, député. - Il n'y a jamais eu de société sans drogues !
Mme Claire Moscicki. - Ce qui m'a interpellée, c'est l'utilisation de cette donnée et l'impact qu'elle a eu sur la jeunesse. Des études ont-elles vraiment été menées sur ce sujet ? Je ne le sais pas !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Je crois comprendre que c'est l'utilisation de la formule et son impact plus que la réalité anthropologique qui posent problème...
Mme Claire Moscicki. - En effet...
Mme Marie-Françoise Camus. - J'ai un certain âge. Il était impensable, pour ma génération, de fumer ou de boire. L'école sans drogues existait à l'époque...
Mme Catherine Lemorton, députée. - L'alcoolisme n'existait-il pas ?
Mme Marie-Françoise Camus. - On ne le rencontrait pas chez les jeunes ! Les premières « saoûleries » avaient lieu au service militaire, non au collège !
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Chacun peut faire le constat d'un changement par rapport à cette époque. On peut, si vous le souhaitez, débattre de la question de l'évolution des sociétés...
M. Serge Lebigot. - « Parents contre la drogue » regroupe un certain nombre de personnes qui se connaissent et qui ont décidé, il y a douze ans, de créer cette association. Nous sommes membres de deux fédérations internationales, la Fédération mondiale contre les drogues et « Europe contre les drogues » ; nous sommes également membre du réseau EAD, qui regroupe l'action contre les drogues de la Commission européenne et du réseau de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
Pour les enfants, le livret d'information sur les drogues s'est présenté comme un mode d'emploi qui leur a appris à gérer la drogue sans l'interdire. Toutes les familles font le même constat à l'heure actuelle. Je reçois de nombreuses familles qui témoignent du fait que ce livret est à l'origine de la première consommation.
Il n'existe aucune étude sur ce livret, qui affirme que le cannabis, mélangé avec du tabac, est dangereux parce qu'il est cancérigène ! Ce n'est pas une donnée à faire valoir à des enfants. D'ailleurs, le cannabis est tout aussi cancérigène que le tabac ! Il en va de même pour l'ecstasy...
Oui, la société a changé : on demande aux enfants d'être performants très rapidement et, faute de prévention nationale en France, un nombre important d'entre eux consomment des drogues de plus en plus tôt. Il suffit de voir ce qui se passe dans tous les lycées parisiens ou provinciaux, où l'on en est à la cocaïne ! J'entends souvent dire que la consommation de cannabis a baissé. C'est vrai pour la France comme pour le monde entier ; malheureusement, en France, le cannabis a été remplacé par d'autres drogues, qu'il s'agisse de la cocaïne ou de l'ecstasy.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Personne ne nie le fait que la consommation ait lieu de plus en plus tôt...
M. Jean-Marie Le Guen, député. - Vous avez insisté sur la nécessité de ne pas différencier les petits, moyens et grands dealers, et l'importance de la pénalisation. Quel niveau de peine souhaitez-vous voir appliqué à ces dealers ? Pouvez-vous nous éclairer sur le soutien que les familles que vous représentez apportent à cette question ?
Mme Marie-Françoise Camus. - La sanction doit en premier lieu être éducative, comprise immédiatement par le jeune et adaptée. Multiplier les travaux d'intérêt général (TIG) et les séjours de rupture aiderait considérablement les familles à signifier l'interdit. Georges van der Straten a dit : « Je te dis non parce que je t'aime » mais le dire ne suffit pas : il faut agir également et lorsque la famille ne le peut plus, un jeune a besoin du relais de la société.
M. Jean-Marie Le Guen, député. - Je ne connais pas de parlementaire qui affirme que la drogue est une bonne chose, notamment pour les enfants ! Ce qu'il faut nous indiquer, ce sont des politiques précises. Vous nous suggérez la mise en place de TIG : à partir de quel niveau ?
Mme Marie-Françoise Camus. - Quand un jeune est déscolarisé, ne travaille pas et est livré à lui-même, la famille ne plus gérer une telle situation. Mettre en place davantage de séjours de rupture pourrait sauver beaucoup de jeunes.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Je crois comprendre que vous préconisez une mesure d'assistance éducative cumulée avec un séjour de rupture. En matière judiciaire, c'est ce que l'on pourrait appeler le sursis avec mise à l'épreuve -si ce n'est qu'il n'y a pas là de peine avec sursis...
M. Serge Lebigot. - Je n'ai jamais compris pourquoi on distinguait petits dealers, gros dealers et consommateurs : la drogue est aussi dangereuse pour un jeune, qu'il soit consommateur ou revendeur plus ou moins important !
Pour ce qui est des peines, je ne suis pas juriste : il revient aux élus de déterminer les plus adaptées. Lorsqu'un dealer est arrêté, il est condamné à douze mois de prison, dont onze avec sursis. Un ancien magistrat, actuellement avocat aux Etats-Unis, me faisait valoir qu'il existait là un problème, puisqu'on sait très bien qu'avec les remises pour bonne conduite, ce genre de condamné peut faire un séjour en prison encore plus court. A sa sortie, il deviendra le caïd du quartier et recommencera !
Les pays du Nord de l'Europe, en s'attaquant aux petits dealers, ont réussi à limiter le phénomène. On sait qu'il faut dix ans pour arrêter un gros dealer et qu'il sera en tout état de cause remplacé par un autre.
La culture de cannabis par les particuliers a multiplié le nombre de petits dealers, qui explose en France. J'ai rencontré hier une enfant dont le revendeur n'est autre que son ami, qui cultive le cannabis chez lui. On trouve de plus en plus de ce type de revendeur qui peut gagner facilement jusqu'à 3 000 € par mois, voire plus.
Or, pour différentes raisons, on ne s'en prend pas à eux. Peut-être n'y a-t-il pas assez de places de prison mais dans ce cas, trouvons autre chose ! C'est aux élus de proposer un système pour stopper cette classification entre revendeurs.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Je remercie chacun pour sa contribution.
Le sujet de la sortie de l'addiction a été assez peu abordé. Je voudrais poser une question à M. Hervé, qui est le seul à avoir évoqué les communautés thérapeutiques ouvertes et les expérimentations qui y sont menées. Vous avez parlé du travail communautaire qui peut être fait de jour, d'un accompagnement à la socialisation -quand elle peut encore se faire, compte tenu du fait que beaucoup vieillissent et ne sont plus réinsérables. Avez-vous un retour d'expérience ?
Que pensez-vous par ailleurs de l'injonction thérapeutique, qui est une proposition offerte par la loi mais assez peu utilisée dans ce domaine ?
S'agissant de la prévention, qui n'est assurément pas correctement menée car de nombreuses familles demeurent dans le désarroi, comment peut-on mieux faire ? Quelles solutions apporter dans l'accompagnement des enfants, voire des parents ?
Par ailleurs, comment agissez-vous dans le cadre de vos associations familiales ? Quelles sont vos sources de financement et quelles sont vos limites ? Avez-vous des propositions concrètes en matière de prévention ?
M. François Hervé. - S'agissant des communautés thérapeutiques, l'objectif du cahier des charges est l'abstinence. Cet objectif est à une portée plus ou moins proche des personnes que l'on prend en charge, et un certain nombre ne peuvent tenir que parce qu'elles ont un traitement de substitution qui leur permet de suivre le programme. Globalement, ils ont tendance à le diminuer progressivement.
Les communautés thérapeutiques accueillent aujourd'hui un public qui souffre beaucoup de comorbidité psychiatrique ; l'âge moyen est compris entre trente et quarante ans. Il s'agit souvent d'un public très marqué par son parcours dans l'addiction.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - A combien s'élève le nombre de personnes admises dans ces communautés ?
M. François Hervé. - On compte trente-cinq personnes par établissement ; le séjour peut durer jusqu'à deux ans mais la moyenne est plutôt d'une année, ces dispositifs ayant été bâtis autour de séjours de deux ans à une époque où le rapport au temps n'était pas le même.
Il s'agit aujourd'hui de séjours à géométrie variable, avec une phase d'accueil, une phase de traitement avec participation aux groupes et aux activités liées à l'insertion, et une phase, en fin de parcours, permettant d'accompagner les gens dans une insertion. Ce n'est pas toujours évident, la problématique n'étant pas la même selon qu'on a affaire à quelqu'un qui a un métier et qui est capable de reprendre un parcours professionnel ou à des personnes qui sont en situation d'exclusion depuis leur scolarité.
Les communautés thérapeutiques sont des dispositifs qui permettent d'accompagner les gens durant un temps suffisant pour redonner un élan à un parcours d'insertion.
Ce n'est pas toujours l'image que l'on peut en avoir, en particulier par rapport à la question de l'abstinence pure et dure. Les dispositifs qui pratiquent l'abstinence, comme celui de Georges van der Straten en Belgique, le font au prix d'une exclusion permanente des consommateurs. Les résultats ne tiennent pas compte des gens qui ne sont pas allés jusqu'au bout du parcours. Il faut donc savoir de quoi l'on parle.
Le dispositif de Bussy-le-Long, basé sur le modèle « Minnesota », repose sur le principe de l'abstinence à l'entrée comme à la sortie mais suppose que les personnes soient capables d'y entrer. Cela signifie qu'il n'y a ni comorbidité psychiatrique, ni traitement psychiatrique. Ce dispositif est donc relativement sélectif. C'est pourquoi, dans mon exposé, j'insistais sur le fait de pouvoir penser des dispositifs qui s'insèrent dans un schéma national et non dans un schéma régional. Un tel dispositif a toute sa place dans un schéma national, qui permet un recrutement large.
Les dispositifs d'hébergement existant doivent pouvoir s'adapter aux situations des usagers et les amener à une rupture avec leur consommation antérieure sans appliquer radicalement l'abstinence. On ne peut exiger des usagers une abstinence aux traitements qui font partie des parcours, même si on peut les aider ensuite à les diminuer ou à les arrêter.
L'entrée dans les traitements était auparavant beaucoup plus compliquée qu'à présent. On a maintenant le choix d'entrer dans un dispositif de sevrage ou dans un dispositif qui recourt à un traitement. Cela aide davantage de personnes.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - On compte aussi 150 000 personnes sous traitement de substitution qui ne savent pas comment arrêter...
M. François Hervé. - Il faut aussi traiter cette question et pouvoir développer les dispositifs afin d'accompagner l'arrêt de ces traitements.
Les politiques publiques conduites en France fonctionnent par grands coups de balancier. Il faut trouver un juste milieu et un certain équilibre entre répression, financement du soin, prévention, réduction des risques ; il faudrait également y investir davantage de moyens financiers.
Quant à l'injonction thérapeutique, elle ne peut être soustraite au contexte législatif. Je pense qu'il faut aussi la repenser et distinguer entre la dangerosité pour soi et la dangerosité pour autrui. Aujourd'hui, elle permet de mettre des usagers en contact avec des soignants. C'est là sa vertu. Elle est appliquée diversement sur le territoire et il n'existe pas de consensus entre les parquets sur les modalités d'utilisation de ce dispositif.
Il ne faut toutefois pas se cacher derrière l'injonction thérapeutique pour éviter de réfléchir à la manière dont la loi devrait reprendre la question des consommations de substances psychoactives dans sa globalité. On ne peut y répondre aujourd'hui comme on le faisait dans les années 1970, dans un contexte alors très particulier. Il ne faut pas être laxiste pour autant mais il convient de repenser les choses et d'actualiser les dispositifs.
M. Serge Lebigot. - Je prône le recours aux communautés thérapeutiques depuis de nombreuses années. Elles fonctionnent dans le monde entier avec des résultats excellents prouvés par des organes officiels ou par différentes études. Je travaille avec une communauté du nom de San Patrignano, en Italie, qui compte 1 800 toxicomanes et un taux de réussite de 73 % ! Le terme de communauté est un terme mondial qui signifie communauté sans drogue, légale ou non. Pourquoi cela fonctionnerait-il ailleurs et non en France ?
Nous sommes un des seuls pays à interdire aux associations d'entrer dans les écoles pour faire de la prévention. Nous ne pouvons en faire que dans le privé, le public nous étant interdit pour des raisons que je ne comprends pas !
Quant aux moyens, nous n'en avons pas alors qu'on en donne à ceux qui prônent l'usage des drogues ! Il ne fait pas bon être contre les drogues en France...
Je reçois 200 enfants par an ; depuis que je suis passé sur France 2, il y a quinze jours, je reçois une dizaine de familles par semaine, dont les enfants ont d'énormes problèmes. On n'a pas de centres de soins adaptés pour les enfants dépendants du cannabis et nos associations n'ont aucun moyen d'obtenir des subventions. On peut trouver 46 000 € pour rédiger un rapport mais si je veux organiser une conférence sur les salles d'injection, je ne puis bénéficier d'un seul centime ! C'est une chose que je ne comprends pas dans un pays qui se dit démocratique !
Mme Marie-Françoise Camus. - Nous sommes à 95 % bénévoles. Pour ce qui est des subventions, nous percevons 1 000 € du conseil général du Rhône, 600 € de la caisse d'allocations familiales (CAF) au titre des groupes de soutien à la parentalité et 300 € d'une dotation cantonale.
Nous aidons toutes les familles, adhérentes ou non, mais certaines souhaitent nous soutenir davantage, ce qui nous permet de dégager 5 000 € de rentrées par an et à peu près autant de la part des écoles au titre des opérations de prévention que nous réalisons. Les 10 000 € que nous percevons chaque année servent au fonctionnent de l'association. Cela fait dix ans que je travaille bénévolement 70 heures par mois pour cette association.
Mme Claire Moscicki. - Mes trois enfants étant toxicomanes et ayant tout essayé quand j'étais à Paris en tant que conseil en prévention, j'ai décidé de quitter Paris avec eux. Nous avons emménagé dans une ferme en ruine, en rupture totale avec notre ancienne existence. Depuis douze ans, mes trois enfants ont retrouvé l'école, ont passé des diplômes, sont heureux de vivre. Sur les trois, deux ont arrêté. L'aîné, qui était le plus touché, continue à fumer du cannabis, des cigarettes et à boire de l'alcool mais a arrêté toutes les autres substances. On a réussi à lui faire retrouver le goût de vivre et sa place dans la société. Il a réussi son diplôme de peintre en décor du patrimoine. Il a un emploi, un patron et il est heureux dans la vie. Il n'a pu s'arrêter. Il en rêve tous les jours, fait du sport mais c'est difficile pour lui. Il a maintenant trente ans.
Chaque année, depuis sept ans, je reçois les amis de mes enfants qui viennent se ressourcer pendant une semaine ou quelques mois, pour faire le point sur leur consommation, trouver un lieu où ils peuvent redémarrer dans la vie, se réinscrire à la maison pour l'emploi, se réinsérer. Parmi les jeunes que j'ai reçus, la moitié est repartie sur la route qui était la leur.
Je fais cela bénévolement. Je souhaite maintenant, mes enfants étant sortis d'affaire, devenir famille d'accueil et recevoir un ou deux jeunes par an pour aider les familles.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Il ne nous a pas échappé, au cours de nos auditions, que s'il existe des « fourmis » qui assurent la distribution de drogues, il en existe d'autres qui, comme vous, font du travail sur le terrain !
M. Alain Morel. - Ce témoignage est important et intéressant. Il confirme ce que nous disons depuis le début de cette séance : il faut promouvoir la diversité des approches et des possibilités d'accueil. Il ne s'agit donc pas d'affirmer ici que les communautés thérapeutiques ne fonctionnent pas. C'est le contraire qu'a tenté d'expliquer François Hervé mais il faut les replacer dans un ensemble. Si certains peuvent en bénéficier, d'autres ne le peuvent pas et il nous faut donc des réponses plurielles, que nous essayons d'organiser. Il ne s'agit pas de simples réponses autour de l'abstinence, même si celles-ci sont utiles et que nous cherchons à les développer...
Informer des dangers et affirmer des interdits ne suffit pas. Beaucoup de gens ne s'abstiennent pas de consommer pour autant, prennent des risques et transgressent les interdits. Ce n'est pas inutile -au contraire- mais reste insuffisant.
Que faut-il faire de plus ? L'idée de stratégies et d'intervention précoce est très importante. L'intervention précoce a été inventée pour lutter notamment contre les psychoses infantiles, en rapprochant les premiers symptômes des services de soins et des aides nécessaires. Cela amène des résultats considérables et permet de redonner à un enfant ou à un adulte les capacités de modifier son comportement grâce à une aide et à un certain nombre d'outils simples, qui ne sont pas ceux de spécialistes mais qui nécessitent des formations.
Parmi les patients que nous recevons, plus de la moitié connaissent des problèmes d'addictions en même temps qu'un psycho-traumatisme lié aux maltraitances, abus sexuels, accidents graves. La prise de produit -légal ou illégal- constitue une recherche de solution. Croyez-vous qu'en leur disant que la consommation est interdite et en leur expliquant les dangers qu'ils courent, on va arriver à répondre à ces problèmes ? Bien sûr que non ! Si on ne se rapproche pas de ces personnes pour évaluer avec elles la situation et apporter des réponses dans la communauté, à travers la famille, les services sociaux, l'école, il n'y a aucun espoir que ce comportement change -ou tardivement, une fois que les choses sont graves.
Mme Marie-Françoise Camus. - Je m'inscris en faux contre la caricature des préventions que nous réalisons. Je pense que celles-ci sont extrêmement efficaces. Nous regrettons que beaucoup de familles viennent nous demander notre aide trop tard. Nous rencontrer est souvent plus facile pour elles que d'aller d'emblée vers un service de soins, même si on les y pousse lorsque c'est nécessaire.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Je ne pense pas que M. Morel ait dénaturé vos propos. Il a compris votre problématique et votre action.
Mme Catherine Lemorton, députée. - Je suis heurtée par ce qu'a dit M. Lebigot à propos des acteurs qui interviennent dans les collèges et les lycées publics. Je ne suis pas pour l'action des gendarmes dans les écoles -qui est une autre question- mais je ne pense pas que lorsqu'ils y délivrent une information sur le cannabis, ils favorisent la consommation de drogues. On est plutôt là dans la pénalisation et l'interdit. Je ne le crois pas plus pour les autres acteurs.
J'ai également du mal à croire qu'on vous interdise l'entrée dans les écoles publiques parce que votre discours véhicule l'interdit. Je suis d'autant plus heurtée que j'ai fait il y a quelques années de l'information dans les collèges et les lycées ! Je ne pense pas que je favorisais alors la consommation !
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Nous allons rencontrer les différents syndicats ou associations d'infirmières scolaires voire, si on en a le temps, de médecins scolaires, afin de les interroger sur les politiques d'information et de prévention -même si l'on sait qu'il n'y en a jamais assez, qu'ils sont peu nombreux et qu'il existe beaucoup de postes vacants.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Je vous remercie de vos témoignages. La vérité n'est pas simple mais vous nous avez apporté des informations. Nous avons également décidé des déplacements sur le terrain. Cette mission nous passionne, tout comme elle vous passionne, à différents degrés.
Audition du Professeur Daniel Bailly, pédopsychiatre, professeur de psychiatrie à l'université d'Aix-Marseille, auteur de « Alcool, drogues chez les jeunes : agissons »
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Monsieur le Professeur, nous attendons que vous nous livriez votre point de vue sur les addictions à partir de votre vision clinique.
Professeur Daniel Bailly. - Beaucoup de malentendus, lorsqu'on parle d'alcool et de drogues, proviennent du fait que l'on confond les modes de consommation. Tant qu'on n'aura pas saisi qu'il existe une différence fondamentale entre la consommation occasionnelle et l'abus et la dépendance, on ne pourra pas mettre en place de politique cohérente de prévention et de soins en matière de toxicomanie.
Il est par ailleurs aberrant de continuer à séparer l'alcool et les drogues. Ce n'est pas le cannabis qui est la porte d'entrée dans la toxicomanie, mais l'alcool chez les garçons, l'alcool et le tabac chez les filles. Plus la consommation est précoce, plus le risque de voir un abus ou une dépendance à la fin de l'adolescence est important.
L'abus et la dépendance ne surviennent pas par hasard. Ce n'est pas l'alcool qui fait l'alcoolique, ni la drogue qui fait le toxicomane. C'est parce que, à un moment donné, un individu rencontre ces produits et que ceux-ci lui apportent un gain, qu'il continue à rechercher cet état.
On connaît beaucoup de facteurs de risque en matière d'abus et de dépendance. On sait que la consommation précoce est le facteur le plus prédictif de la survenue d'une dépendance à la fin de l'adolescence. 75 % des adolescents consommateurs abusifs ou dépendants ont au moins un trouble mental associé ; dans les deux-tiers des cas, ce trouble a débuté avant l'abus ou la dépendance, qui apparaissent donc comme les complications d'un trouble ayant existé bien avant et évoluant depuis l'enfance.
Le cas le plus fréquent est le trouble des conduites. On a pu estimer qu'il convenait de supprimer la drogue pour réduire la violence à l'école ; c'est faux ! Toutes les études montrent que les conduites antisociales précèdent ou accompagnent le début de l'abus et de la dépendance. Prévenons au contraire la violence et les conduites agressives à l'école pour prévenir l'abus et la dépendance !
Il existe d'autres troubles -troubles anxieux, hyperactivité- facteurs de risque. Des facteurs génétiques interviennent également pour 30 à 60 % dans le déterminisme de la dépendance, vraisemblablement suivant des voies différentes. Certains facteurs génétiques interviennent dans le métabolisme dès la première prise. Nous ne sommes pas tous égaux devant les produits.
D'autres facteurs génétiques agissent sur notre vulnérabilité à développer une dépendance ou favorisent la survenue de troubles mentaux ou de facteurs de tempérament qui, secondairement, vont entraîner un abus ou une dépendance.
On sait que le climat affectif parental joue, tout comme la qualité des interactions entre parents et enfants. La position des parents vis-à-vis des produits et, chez l'enfant, des facteurs de tempérament interviennent aussi.
Il n'y a donc pas qu'un seul facteur à l'origine de la dépendance mais une rencontre entre de multiples facteurs. On sait que cela se détermine très précocement. Faire de la prévention à l'adolescence n'a aucun sens : c'est trop tard ! Le déterminisme de la vulnérabilité à l'abus et à la dépendance démarre dès l'enfance et les programmes de prévention qui se sont avérés efficaces en ce domaine démarrent au plus tard à l'école primaire.
Contrairement à ce qu'on a pu dire, les comportements d'abus et de dépendance ne sont pas des conduites suicidaires mais des conduites d'adaptation utilisées par un individu à un moment donné, après qu'il ait rencontré un produit qui lui a apporté un gain. Si on veut être efficace en matière de prévention, il faut aider les enfants à faire face aux difficultés qu'ils éprouvent.
Il convient de distinguer deux domaines de prévention : diminuer la consommation de produits chez les adolescents, ou prévenir l'abus et la dépendance sont deux choses totalement différentes. Ce n'est pas parce que l'on diminue la consommation moyenne de la population adolescente que l'on va réduire l'incidence de l'abus et de la dépendance. Autant les programmes de prévention généralisée centrés sur l'amélioration des compétences psychosociales et de l'estime de soi sont efficaces en termes de consommation, autant agir sur l'abus et la dépendance nécessite de repérer très tôt les enfants à risque pour les aider à faire face à ce risque.
Les deux types de prévention peuvent fort bien être mis en place en milieu scolaire mais ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs, ne recourent pas aux mêmes méthodes de travail et ne concernent pas les mêmes populations.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - L'inversion que vous avez évoquée sur le phénomène est intéressante...
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - J'ai relevé qu'il fallait débuter la prévention manifestement beaucoup plus tôt qu'on ne le fait actuellement. A quel moment selon vous ? A quel âge peut-on parler de dépendance ? En Suède, des informations sont dispensées dès le CM 2 à propos d'un certain nombre de risques dans lesquels peuvent tomber les adolescents -alcool, pédophilie, etc. Quel est votre point de vue ?
Professeur Daniel Bailly. - Il y a eu beaucoup de programmes de prévention, contrairement à ce que l'on pense, par ailleurs fort bien évalués.
Pour que la prévention soit efficace, il faut qu'elle intervienne avant le début du phénomène. Or, on sait que le facteur le plus prédictif de la survenue d'un abus ou d'une dépendance à l'adolescence est la précocité de la consommation -à peu près avant l'âge de douze ans. Il faut donc intervenir bien avant.
D'autre part, il existe des méthodes de prévention. On sait que l'information ne fonctionne pas. Dans une classe, elle est non seulement inutile mais de plus délétère : on augmente la curiosité des enfants et des adolescents. Lorsqu'on fait une évaluation à six mois ou à un an, le nombre de sujets qui a expérimenté les produits a augmenté.
Il faut non seulement démarrer tôt mais aussi que les programmes de prévention soient pérennes. Cela ne sert à rien de ne les dispenser qu'une fois. La prévention est un nouvel état d'esprit, une nouvelle manière d'éduquer nos enfants.
Comment préparer nos enfants à des risques qu'ils devront de toute façon affronter ? On parle beaucoup d'alcool et de drogues mais ce sont aussi des facteurs d'intégration au groupe des pairs ! Les consommateurs abusifs vont mal mais ceux qui n'expérimentent pas les produits vont tout aussi mal. Comment aider nos enfants à faire face aux premières fois en matière d'alcool, de drogues ou de sexe ?
Les programmes qui se sont montrés efficaces ne sont pas ciblés sur les produits mais commencent par travailler sur l'estime de soi et les compétences psychosociales : comment gérer les relations interpersonnelles, comment résoudre les problèmes, gérer son stress, comment améliorer la confiance en ses capacités ? Ce sont des compétences de vie. Ce n'est qu'ensuite que l'on met en scène des thèmes en fonction de la maturation du sujet.
Ces thèmes varient. Le dernier programme bâti aux Etats-Unis à partir du groupe de recherche sur la prévention va du primaire jusqu'à la fin du collège. Le primaire travaille essentiellement sur les compétences de vie et l'on commence à aborder des thèmes spécifiques à partir du collège, en lien avec ce que l'on a travaillé à l'école primaire.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Quel est ce programme ?
Professeur Daniel Bailly. - Je vous donnerai les références. Il figure dans mon livre. C'est un programme sur dix ans qui comprend deux parties, un programme de prévention généralisée qui s'adresse à tous les enfants et un programme de prévention sélective ciblée sur les enfants à risque issus des quartiers défavorisés ou qui présentent un niveau élevé d'agressivité repéré à l'école primaire.
Mme François Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Il n'y a pas que les enfants des quartiers défavorisés qui ont des problèmes...
Professeur Daniel Bailly. - On ne peut pas tout faire : faire de la prévention sélective, c'est travailler sur un groupe d'enfants à risque qui présentent des problèmes que l'on veut prévenir. Ce que les sociologues appelaient la sous-culture délinquante ou la sous-culture de la pauvreté existe : dans les quartiers défavorisés, le trafic de drogue constitue la seule économie de survie !
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Les dealers ne sont pas forcément consommateurs !
Professeur Daniel Bailly. - Certes, mais on y trouve beaucoup de consommateurs, toutes les études le montrent. On ne peut le nier. Vivre dans des conditions défavorisées est en outre le premier facteur de risque en cause dans toutes les maladies, somatiques ou psychiatriques.
Naître dans un milieu défavorisé expose l'enfant, dès le plus jeune âge, à des stress chroniques qui engendrent l'idée que l'on n'est pas très bon, que l'on ne maîtrise pas sa vie, que l'on est à la merci du monde extérieur ; sur le plan biologique, cela altère les mécanismes de régulation de la réponse de l'organisme au stress. On est donc beaucoup plus vulnérable que les autres face à celui-ci. De même, les tendances agressives sont un facteur de consommation.
Le programme a été centré sur la diminution de la consommation moyenne de la population adolescente et sur la baisse des accidents liés à la consommation. Les accidents mortels de circulation liés à un excès d'alcool chez les adolescents ne sont pas dus aux consommateurs abusifs mais occasionnels. On ne travaillera donc pas de la même façon suivant qu'il s'agit des uns ou des autres.
Dans le programme général, on commence par améliorer les compétences psychosociales puis on aborde la transition entre le primaire et le collège, les produits, la sexualité, le monde du travail, etc., en fonction de la maturation de l'individu.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Avez-vous un retour d'expérience en la matière ?
Professeur Daniel Bailly. - Ce programme a été mis en place il y a trois ans. On relève une diminution très nette de la consommation d'alcool et de drogues, des comportements violents à l'école, de l'absentéisme scolaire et du recours à l'orientation vers des classes spéciales.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Que suggérez-vous aux parents en matière de prévention ?
Professeur Daniel Bailly. - Ce programme intègre les enseignants et les parents, comme tous les programmes efficaces.
Les programmes à destination des seuls parents et enseignants sont plus efficaces que les programmes à destination des seuls enfants. L'idée est de créer un climat favorable à l'épanouissement de l'enfant et à son équilibre psychologique. Les programmes ciblés sur les enseignants visent à améliorer les compétences professionnelles des enseignants et à leur faire prendre en charge, au même titre que les autres matières, le travail sur les compétences de vie.
On l'a fait récemment à Limoges ; cela fonctionne et les enseignants sont très motivés. On intègre ce programme de prévention dans le cursus scolaire, comme s'il s'agissait d'une matière. Ce sont les enseignants qui le prennent en charge et c'est une des clefs de la réussite. Il ne faut pas que ce soit quelqu'un d'extérieur à l'établissement scolaire. Il faut que ce soit intégré à l'éducation de l'enfant. Les enseignants sont formés pour cela.
Le programme à destination des parents, comme pour des enfants, vise à améliorer les habiletés parentales en termes de communication et de gestion du comportement, ainsi que les liens entre l'école et les parents.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Il doit bien exister des groupes de niveau...
Professeur Daniel Bailly. - Ce n'est pas un problème de niveau ; le tout est que l'intervenant ait les compétences nécessaires pour pouvoir gérer ce genre de choses. Dans les classes, on est confronté aux mêmes choses. Or, cela ne pose pas de problème -au contraire- et permet à chacun de travailler sur les différences.
Mme Catherine Lemorton, députée. - Cela touche tous les milieux, comme les lycées très favorisés où il existe un mélange de cannabis et d'alcool quasi automatique lors des soirées étudiantes qui me laisse pantoise...
Ne croyez-vous pas que les choses démarrent plus tôt, les enfants étant dès leur plus jeune âge placés face à la télévision et potentiellement préparés à évoluer vers l'addiction au jeu, à l'écran, à Internet, etc. ?
Professeur Daniel Bailly. - Vous évoquez le mélange d'alcool et de cannabis. A un moment donné, les adolescents font des expériences. S'agit-il d'une fois, de deux fois ? Est-ce un comportement dommageable pour la santé ? Est-ce déjà un signe de dépendance ? Je ne le sais pas ! Il y a des critères pour diagnostiquer l'abus et la dépendance...
C'est sur ce point qu'existe un grand malentendu dans notre société. On reste centré sur le produit mais il n'a aucune espèce d'importance. On sait très bien que les sujets qui ont une addiction à Internet ont aussi une addiction au tabac, à l'alcool, à la cocaïne, etc. Ce qui est important, c'est de savoir pourquoi un individu, quand il a rencontré un comportement ou un produit, en est venu à utiliser ce produit de telle façon qu'il ne peut plus s'en passer ! Cela touche moins de 20 % des consommateurs, même chez les adolescents. Autant la consommation est largement répandue et touche tous les adolescents, autant l'abus et la dépendance sont des phénomènes assez limités.
Il faut donc bien repérer les enfants à risque. L'addiction à la télévision intervient en effet chez les enfants soumis à des durées importantes. On sait que les programmes qui montrent des scènes de violence, renforcent les risques d'abus et de dépendance chez les plus vulnérables mais ce n'est pas la télévision qui en est responsable : c'est un ensemble de facteurs. Il faut travailler sur ces facteurs chez l'enfant, chez les parents et obligatoirement avec l'école.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Vous parlez des facteurs de risque ; pour autant, peut-on dédouaner une organisation sociale dont le culte de la performance conduit au dopage sportif ? Dans les classes préparatoires, la consommation de cocaïne et d'amphétamines est importante pour ceux qui veulent tenir face à des programmes démentiels. L'éducation nationale s'en rend-elle compte ?
Professeur Daniel Bailly. - La société donne forme à la manière dont les jeunes utilisent les produits mais n'est en aucun cas responsable de l'abus ni de la dépendance.
La consommation chez les jeunes a toujours existé. Les études de Régnier, à la fin du XIX ème siècle ou au début du XX ème siècle, relevaient que la morphinomanie débutait à treize ou dix-huit ans. Ce n'était alors pas la même utilisation : à cette époque, les enfants et les adolescents utilisaient les produits pour supporter des conditions de vie difficiles. Cela a toujours été le cas et les produits ont toujours participé à la construction de notre monde.
Les étudiants ont également toujours utilisé les amphétamines mais cela ne veut pas dire qu'ils sont consommateurs abusifs ou dépendants.
Le problème ne vient pas de la consommation mais de l'abus et de la dépendance. Que les sujets vulnérables décompensent à l'occasion de cette rencontre, c'est vrai mais dire que la société est responsable de l'abus et de la dépendance n'a pas de sens !
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Toute prohibition vous semble donc vouée à l'échec ?
Professeur Daniel Bailly. - Bien sûr. Tant que l'on restera centré sur le produit, on se trompera de cible. Le problème est celui des enfants à risque. On a maintenant les moyens de travailler avec eux et ce n'est pas les stigmatiser que de les repérer -au contraire ! Je trouve criminel, alors que nombre d'études montrent que l'on est capable de les repérer précocement, de les laisser évoluer en sachant qu'ils ont de grands risques de terminer délinquants ou toxicomanes.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Comment isoler l'enfant ? Comment le repérer de manière pragmatique ?
Professeur Daniel Bailly. - Le risque de stigmatisation existe ; un programme de prévention pour tous dédramatise les choses en montrant que tout le monde est concerné mais qu'il existe des différences dans les risques. Dans un second temps, on repère les enfants. Cela dépend du sujet sur lequel on veut travailler. Si l'on voulait travailler sur les troubles anxieux, ce ne serait pas les mêmes enfants car ce ne seraient pas les mêmes facteurs de risque.
Ce qui a été fait porte sur le lieu de vie des enfants et sur des évaluations menées à l'école maternelle. Des études canadiennes montrent qu'un enfant ayant un tempérament difficile repéré à l'école maternelle a trois fois plus de risques qu'un autre de terminer avec des conduites antisociales, un abus ou une dépendance. Il existe à cette fin des échelles de tempérament et on sait fort bien le déterminer.
Mme Brigitte Bout, sénatrice. - Connaissez-vous le programme « Ensemble, prévenons l'obésité des enfants » ?
Professeur Daniel Bailly. - Non...
Mme Brigitte Bout, sénatrice. - Nous avons mis en place un système de dépistage des enfants présentant des risques d'obésité. Nous l'appliquons dès la maternelle jusque à la fin du primaire.
Comment motivez-vous les enseignants ? Un enfant obèse se repère, ce n'est donc pas la peine de le stigmatiser. Il faut que l'ensemble des professeurs qui interviennent, par un biais ou un autre, éduquent les élèves. Certains enfants ne seront jamais obèses alors que d'autres ont tendance à le devenir. On repère assez vite les critères qui font que tel ou tel a une tendance à l'obésité. Je pense que c'est ce que vous appliquez -mais il faut l'accord de tous les intervenants...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Une fois l'enfant repéré, quelle est l'étape suivante ?
Professeur Daniel Bailly. - Il s'agit d'un programme structuré qui comporte ensuite des séances individuelles, un suivi tutorisé avec l'élève, des visites à domicile avec un enseignant référent pour aider les parents au soutien scolaire, des séances avec les parents pour aider à améliorer les habiletés parentales et des séances avec parents et enfant pour vérifier les acquis. C'est un programme lourd -mais c'est le prix à payer.
On a pu mettre en place à Limoges un programme de ce type. On voulait le démarrer à l'école primaire mais, s'agissant d'un programme expérimental, il fallait que la cohorte d'enfants soit suivie. Or, on perd beaucoup d'élèves en passant du primaire au collège, du fait de la dispersion. On a donc mené ce programme sur trois ans -sixième, cinquième, quatrième- et on va suivre les élèves jusqu'en seconde. Ce programme est basé sur l'idée qu'il faut d'abord travailler sur les compétences de vie, sur l'estime de soi, en partant de l'idée que c'est aux professeurs de le prendre en charge.
Nous sommes donc partis sur la base du volontariat. Nous avons présenté le programme et proposé aux volontaires de les former. Nous avons choisi les vacances scolaires pour le faire, n'ayant pas d'autres moyens. Les professeurs ont reçu trois jours de formation deux fois de suite. Nous avons eu beaucoup de volontaires, contrairement à ce que l'on pouvait craindre. Au bout de la première année, à la demande des enseignants, l'académie de Limoges a intégré cette formation à celle des maîtres et des professeurs.
La plupart des enseignants nous accueillent à bras ouverts, tant ils sont démunis devant ces enfants. Quand vous leur apportez des techniques et que vous les aidez à accompagner les enfants, ils sont demandeurs. Nous n'améliorons pas seulement les capacités de résistance des enfants à l'abus de la dépendance mais également l'ambiance de la classe, nous diminuons les comportements agressifs, nous résolvons les problèmes, et la classe en est transformée.
Mme Brigitte Bout, sénatrice. - Accompagnez-vous les enfants ?
Professeur Daniel Bailly. - Non, ce sont les enseignants qui ont pris le programme en charge. Nous sommes là en cas de problème...
Mme Brigitte Bout, sénatrice. - Que faites-vous lorsque vous décelez qu'un enfant présente plus de risques ?
Professeur Daniel Bailly. - Nous n'avons pas appliqué cette partie du programme. Quand un enfant est repéré comme présentant des problèmes, le lien est fait avec les services de santé locaux par l'intermédiaire des parents.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Ce programme est-il payé par l'éducation nationale ?
Professeur Daniel Bailly. - Non, ce sont les producteurs qui l'ont financé mais j'aurais été ravi que ce soit l'éducation nationale ! Une fondation appelée « Entreprises et prévention », qui réunit des producteurs d'alcool, a demandé à trois experts, dont je fais partie, de lui indiquer un programme qui fonctionnait...
Mme Virginie Klès, sénatrice. - Le programme a-t-il diminué la proportion de ceux qui tombent dans l'abus et la dépendance ?
Professeur Daniel Bailly. - Je ne puis répondre, le programme n'en étant qu'à sa deuxième année. Il faut attendre trois ans et les suivre au lycée.
1 200 collégiens bénéficient du programme et sont comparés à 1 200 autres n'en ayant pas bénéficié. En France, c'est la première fois que l'on a réussi à monter un tel dispositif.
Cependant, on a constaté que c'était déjà trop tard, les schémas étant déjà inscrits. On voit que les plus consommateurs, à onze ans, sont des adolescents rebelles, ayant des conduites antisociales.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Si j'ai bien compris, ce programme est d'origine canadienne...
Professeur Daniel Bailly. - Non, nous avons commencé par dresser une liste de facteurs favorables au programme et nous avons essayé d'étudier le degré de faisabilité dans le contexte français de l'éducation nationale.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Avez-vous travaillé avec l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (ANIT) ou ce genre d'association ?
Professeur Daniel Bailly. - Je ne travaille plus avec l'ANIT.
On ne peut plus se focaliser sur les produits. Les associations le sont beaucoup trop. C'est le reproche que je leur adresse. Je comprends que ce soit leur raison d'être mais je pense que c'est un chemin qui mène à une impasse.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - En diriez-vous autant des parents en plein désarroi qui sont prêts à réaliser des interventions dans les écoles ?
Professeur Daniel Bailly. - Non seulement cela ne sert à rien, mais c'est de plus délétère ! Le premier à l'avoir prouvé est français. Il s'agit d'un enseignant qui, en Bretagne, travaillait sur la prévention et l'alcool dans les écoles. Il a démontré que venir parler du produit dans une classe augmentait la curiosité et poussait à l'expérimentation. Depuis, énormément d'études l'ont confirmé.
Face à une classe, il y a trois groupes d'élèves. Le premier est constitué de ceux qui sont a priori contre. Le second est composé de ceux qui ont déjà expérimenté et qui ont leur propre idée sur les produits ; le danger est de raconter des choses qui soient à mille lieues de ce qu'ils ont vécu. Dire que le cannabis rend fou va les faire rire. Enfin, il y a ceux qui sont entre les deux. Ce sont les plus dangereux. Ce n'est pas notre parole qui va compter mais la manière dont ceux qui expérimentent vont interpréter nos propos. Le grand risque est d'être disqualifié, en particulier quand on stigmatise le produit, qui est quand même un facteur d'intégration au groupe des pairs.
Faire intervenir un ancien toxicomane est plus dangereux. Intervenir juste après un incident dans l'école lié au produit l'est encore plus. Pourquoi continue-t-on à le faire ?
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - C'est une bonne question !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Votre livre fera partie de notre documentation...
Professeur Daniel Bailly. - Tout ce que j'avance y est référencé.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.