- Mardi 22 mars 2011
- Audition de M. Jean-René Brunetière, ancien directeur général de l'Agence du médicament (1997-1999)
- Audition de M. Lucien Abenhaïm, ancien directeur général de la santé au ministère de la santé (1999-2003)
- Audition de M. Jean-Pierre Bader, professeur émérite, ancien président du Comité national de pharmacovigilance et de la commission du contrôle de la publicité, ancien conseiller au cabinet du ministre de la santé
- Jeudi 24 mars 2011
- Audition de M. Philippe Bas, président de l'Anses
- Audition de M. Antoine de Beco, président de la Société de formation thérapeutique du généraliste
- Audition de M. Jean-Louis Imbs, ancien président du comité national de pharmacovigilance
- Audition de Mme Geneviève Derumeaux, présidente de la Société française de cardiologie
Mardi 22 mars 2011
- Présidence de M. François Autain, président -Audition de M. Jean-René Brunetière, ancien directeur général de l'Agence du médicament (1997-1999)
M. François Autain, président. - Nous accueillons M. Jean-René Brunetière, ancien directeur général de l'Agence du médicament, pour l'auditionner sur la période 1997-1999. Nous le remercions d'avoir répondu à notre invitation. Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et sur Public Sénat.
En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je dois vous demander de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits.
M. Jean-René Brunetière. - Je n'en ai aucun.
M. François Autain, président. - Vous ne m'étonnez pas. Souhaitez-vous nous faire part de propos liminaires ?
M. Jean-René Brunetière. - Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions. Mon seul propos liminaire sera ma compassion pour les victimes de cette affaire que nous n'avons pas su protéger.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous avons deux catégories de questions à vous poser. L'une concerne le problème du Mediator afin d'obtenir quelques éclaircissements sur les dysfonctionnements constatés, l'autre l'évaluation, le contrôle et la politique du médicament que nous avons mis en place par l'intermédiaire de la législation actuelle.
Le rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas), dans sa conclusion, souligne que « le système de notification des cas par les professionnels de santé aurait pu permettre le retrait du Mediator dès 1999 si le principe de précaution s'était appliqué ». Quelle est votre appréciation sur cette affirmation ? Disposiez-vous à l'époque d'un certain nombre d'éléments qui vous auraient permis d'envisager une procédure de retrait du marché de ce médicament ?
En outre, vous avez été destinataire d'une dépêche AFP concernant une étude de l'union régionale des caisses d'assurance maladie (Urcam) de Bourgogne sur le fait que le Mediator était utilisé à des fins amaigrissantes, préconisant son reclassement dans le groupe des amphétamines. Pouvez-vous nous dire la suite que vous avez donnée à cette demande ?
M. Jean-René Brunetière. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, concernant la première question, je dois préciser que j'ai été directeur général de l'Agence du médicament de novembre 1997 au 8 mars 1999. Le premier cas de valvulopathie attribué au Mediator a fait l'objet d'un signalement qui est parvenu au centre de pharmacovigilance régional de Besançon en février 1999. Je n'en ai pas eu connaissance personnellement.
M. François Autain, président. - Je vous arrête, Monsieur. Vous faites allusion aux hypertensions artérielles pulmonaires ou aux valvulopathies imputables au seul Mediator ?
M. Jean-René Brunetière. - C'est exact.
M. François Autain, président. - Or, dans la période pendant laquelle vous étiez directeur de l'Agence, vous avez sans aucun doute eu connaissance de cas où le Mediator était associé aux fenfluramines et avait provoqué un certain nombre d'hypertensions artérielles pulmonaires. Tel est l'objet du « rapport Bechtel » qui émanait du Centre régional de pharmacovigilance de Franche-Comté en 1998 et qui, je pense, a été communiqué à la commission nationale de pharmacovigilance. Je souhaitais apporter cette précision.
M. Jean-René Brunetière. - Il convient de rappeler l'existence de plusieurs étages de décision : le comité technique de pharmacovigilance, la commission nationale de pharmacovigilance, la commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM) et le directeur général. A ma connaissance, il ne m'est jamais parvenu de signalement d'effets indésirables graves imputables au Mediator.
M. François Autain, président. - Vous avez raison ; ces effets indésirables n'ont jamais été imputés au seul Mediator.
M. Jean-René Brunetière. - Les soupçons que nous avions sur le Mediator provenaient essentiellement de sa parenté chimique avec les autres amphétamines qui avaient été retirées du marché ou restreintes entre 1995 et 1997, soit avant mon arrivée à l'Agence.
M. François Autain. - Excusez-moi de revenir sur cette question, mais j'ai sous les yeux l'enquête officielle présentée au comité technique de pharmacovigilance du 17 décembre 1998 alors que vous étiez encore directeur de cette agence. Il fait état de onze cas d'hypertension pulmonaire dans lesquels le Mediator était à chaque fois mis en cause parmi d'autres médicaments. Par conséquent, je pense que vous avez eu des remontées.
M. Jean-René Brunetière. - Je n'en ai pas eu.
M. François Autain. - Lorsque la commission nationale de pharmacovigilance ou le comité technique se réunissaient, n'aviez-vous pas un représentant qui y siègeait ? N'étiez-vous pas informé ?
M. Jean-René Brunetière. - Je ne suis pas médecin. Dès lors, chacun prenait ses responsabilités. A un moment donné, les commissions scientifiques de l'Agence se réunissaient, prenaient une position et proposaient à ma signature une décision, qu'il s'agisse d'une autorisation, d'un retrait ou autre. Je n'avais pas qualité pour leur indiquer qu'elles se trompaient sur tel ou tel point.
Cependant, je posais des questions lorsque quelque chose m'étonnait. Dix ans après, mes souvenirs sont vagues. Néanmoins, je me souviens de m'être étonné du fait qu'il existait des cas d'hypertension pulmonaire artérielle en France et de valvulopathie aux Etats-Unis liés aux fenfluramines, médicaments qui avaient été retirés du marché. On m'a alors expliqué que ces médicaments n'avaient pas été prescrits dans les mêmes stratégies thérapeutiques. Je me suis donc contenté de cette explication. S'agissant du Mediator, nous nous attentions davantage à des hypertensions artérielles pulmonaires qu'à des valvulopathies. J'ai cru comprendre que ces hypertensions artérielles pulmonaires n'avaient, durant mes fonctions à l'Agence, jamais encore pu être imputées par les scientifiques directement au Mediator. Ce dernier était sous surveillance étroite à titre officieux depuis 1995 et à titre officiel depuis mai 1998 - l'enquête officielle avait été déclenchée sous mon mandat - au titre de soupçons. Or, comme l'a souligné le rapport de l'Igas, il est très difficile de procéder au retrait d'un médicament sur des soupçons. Malheureusement, seuls des incidents graves permettent de le retirer immédiatement du marché.
A la même époque, nous avons connu un exemple de ce type avec le Tasmar qui était un antiparkinsonien du laboratoire Roche. Ce médicament était parfaitement efficace. Or, trois cas d'hépatites fulminantes ont été recensés dans le monde. Par conséquent, le médicament fut retiré du marché en quarante-huit heures. Le Mediator a survécu plus longtemps car nous n'avions que des soupçons. En l'absence d'incident grave, nous ne pouvions pas le retirer du marché. Le débat d'experts a permis la survie du Mediator.
M. François Autain, président. - Vous n'aviez pas entendu parler du Mediator ?
M. Jean-René Brunetière. - J'avais patronné la mise sous enquête - je ne saurais pas dire si c'était sous ma signature ou sous délégation de signature - donc j'étais au courant.
M. François Autain, président. - La mise sous enquête officielle a été décidée en mai 1998 mais l'enquête officieuse date de 1995.
M. Jean-René Brunetière. - C'est exact.
Le premier signalement de valvulopathie est parvenu quelques jours avant mon départ de l'Agence. Je n'ai pas le souvenir qu'il m'ait été communiqué. Si tel avait été le cas, je n'aurais manifestement pas eu le temps d'intervenir car il a été notifié le 16 février ; or j'ai quitté l'Agence le 8 mars.
M. François Autain, président. - Evoquez-vous le cas de valvulopathie de Marseille ?
M. Jean-René Brunetière. - C'est oui.
Pour répondre à l'autre question, la lettre de l'Urcam de Bourgogne a été publiée dans Le Figaro du 10 décembre. C'est ainsi que je l'ai découverte ou plutôt redécouverte.
M. François Autain, président. - Cela signifie-t-il qu'au moment où elle a été publiée, vous n'en aviez pas connaissance ?
M. Jean-René Brunetière. - Je n'ai pas de souvenir précis de tous les épisodes lorsque j'étais directeur général de l'Agence du médicament.
J'ai fait publier dans Le Figaro un droit de réponse. J'ai alors pris un avocat. Je pense que vous disposez d'une copie de mon droit de réponse.
M. François Autain, président. - Nous l'avons.
M. Jean-René Brunetière. - Cette lettre soulève trois problèmes : les effets indésirables du Mediator, le service médical rendu et son classement parmi les amphétamines.
M. François Autain, président. - N'oublions pas le mésusage de ce médicament.
M. Jean-René Brunetière. - L'autre problème était celui du mésusage lié au remboursement.
Comme vous pouvez le lire sur la copie de la lettre originale, j'ai adressé copie de la lettre aux deux directions compétentes, à savoir la direction de l'évaluation sous l'autorité du professeur Alexandre et la direction des études et de l'information pharmaco-économiques sous l'autorité du docteur Florette qui étaient respectivement en charge, pour le premier, de l'AMM et de la pharmacovigilance, et pour le second, du bon usage du médicament et du secrétariat de la commission de la transparence.
Les deux directions ont eu des échanges dont il est fait état dans le rapport de l'Igas. Ces échanges portent notamment sur les chiffres de vente car une surveillance de ces chiffres a été lancée simultanément avec l'enquête de pharmacovigilance. J'avais demandé aux deux directions de préparer conjointement une réponse à ma signature. En effet, « RMS » sur le document signifie « réponse à ma signature ». Le rapport de l'Igas m'a appris - je ne pense pas qu'une copie de l'échange entre les deux directions m'ait été communiquée - que la direction qui surveillait les ventes n'avait pas constaté d'augmentation significative des ventes au moment du retrait du Pondéral et de l'Isoméride. La direction de l'évaluation craignait alors un report de prescription lors du retrait du marché de l'Isoméride et du Pondéral.
M. François Autain, président. - Je vous rappelle que cela ne s'est pas vérifié par la suite. Nous avons au contraire observé une augmentation considérable des ventes du benfluorex à la suite du retrait de l'Isoméride. Cela prouve bien que le benfluorex était également prescrit comme coupe-faim, contrairement à ce que l'on veut nous faire admettre.
M. Jean-René Brunetière. - C'est exact. Nous avions manifestement une prescription en dehors de l'AMM, connue de l'Agence depuis 1997. A ce titre, la lettre de l'assurance maladie qui m'a été adressée ne faisait que confirmer les informations que nous avions à notre disposition depuis plus d'un an et qui avaient motivé le déclenchement de la surveillance des ventes. Je ne sais pas pour quelle raison la communication entre les deux directions fait état - ce que j'ai appris par le rapport de l'Igas - d'une absence d'augmentation significative des ventes. Toutefois, nous pouvions sans doute chiffrer à 20 % ou 30 % la prescription hors AMM du Mediator comme coupe-faim amaigrissant.
J'avais le sentiment que nous étions à l'affut en ce qui concerne la pharmacovigilance. S'agissant de la prescription hors AMM, je l'avais signalée à la direction compétente. En revanche - et je m'en veux encore -, je n'ai pas prêté particulièrement attention à la question du classement du médicament. Lorsqu'on se réfère aux deux passages que j'ai soulignés sur l'original, les traits un peu épais sont de ma plume. J'écrivais d'une encre brune reconnaissable.
M. François Autain, président. - J'ai l'original. Vous avez souligné deux passages.
M. Jean-René Brunetière. - Vous voyez que je n'ai pas souligné la fin sur le classement dans les amphétamines. En effet, j'étais très préoccupé des effets indésirables que nous aurions pu détecter lors de l'enquête de pharmacovigilance. J'étais également préoccupé de la prescription hors AMM. Cependant le classement du médicament ne m'alertait pas, n'étant ni médecin ni pharmacien.
Le rapport de l'Igas fait état d'un projet de réponse à cette lettre. Je ne saurais pas dire aujourd'hui si nous avons effectivement répondu ou non, mais le projet de réponse fait état de la manière dont l'Agence considérait les choses. Premièrement, ce médicament était sous surveillance du point de vue de la pharmacovigilance. Deuxièmement, le classement du médicament parmi les médicaments du diabète et de l'hyperlipidémie ne le répertoriait pas comme une amphétamine. En revanche, sa parenté avec les amphétamines justifiait notre vigilance. En effet, selon moi, ce médicament ne devait pas être assimilé à l'Isoméride et au Pondéral mais était un parent dont il fallait déterminer le degré de cousinage. Tel était mon état d'esprit à l'époque.
M. François Autain, président. - Est-ce que vous aviez connaissance du fait que ce médicament avait été retiré des préparations magistrales en 1995 ? Cela attestait sa nature chimique et son assimilation à un coupe-faim.
M. Jean-René Brunetière. - Je n'en ai pas le souvenir. La mémoire transforme les choses. Les explications qu'on m'avait données à cette époque m'avaient semblé convaincantes.
M. François Autain, président. - Quand vous dîtes « on », à qui pensez-vous ?
M. Jean-René Brunetière. - Je fais essentiellement référence à la direction de l'évaluation, c'est-à-dire le professeur Alexandre en qui j'avais toute confiance d'un point de vue scientifique. C'était une sommité mondiale ; il était à la fois président du comité européen et directeur de l'évaluation à l'Agence. Dès lors, il était extrêmement respecté dans le milieu. Par conséquent c'était ma référence scientifique. D'ailleurs, il avait parfois l'honnêteté de dire : « sur ce point-là, je ne sais pas ».
A l'Agence du médicament, la sortie des deux médicaments du marché - ce n'était pas encore un retrait définitif - était considérée comme un haut fait. Mon prédécesseur avait rencontré de grandes difficultés y compris des menaces ; vous êtes au courant de cela.
M. François Autain, président. - Nous l'avons auditionné. Nous en avons parlé.
M. Jean-René Brunetière. - Quand j'ai pris sa succession, mon prédécesseur apparaissait comme le mythe fondateur de l'Agence, ayant eu le courage d'avoir affronté un laboratoire français. Selon moi, le ménage était fait. Je considérais que le Mediator n'avait pas été retiré du marché car il n'était pas apparenté aux deux autres médicaments. Or, cette idée s'est révélée largement fausse par la suite.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Alors que ce médicament était placé sous surveillance pour sa parenté avec les fenfluramines et qu'une enquête officielle avait été mise en place le 11 mai 1998 sur ses effets indésirables, pourquoi n'avoir pas envisagé l'application du principe de précaution ou au moins de prudence ? La convergence de ces différents signaux d'alerte ne devait-elle pas conduire à ne pas attendre le résultat des études en cours ?
M. Jean-René Brunetière. - D'une certaine manière, nous pouvons largement regretter qu'à cette époque-là, le droit était presque davantage un droit du commerce et de l'industrie qu'un droit de la santé publique. En effet, ces questions étaient traitées à la commission européenne par la direction de l'industrie et non par la direction de la santé. Dès lors, pour interdire un produit, il fallait apporter - l'Agence avait d'ailleurs perdu un procès contre Servier pour une restriction d'indication d'un médicament juste avant mon arrivée - des preuves suffisantes pour que le tribunal n'annule pas la décision. Or, les scientifiques qui m'entouraient disaient que nous ne disposions pas de preuves suffisantes. Nous ne pouvions pas à l'époque retirer un médicament du marché sur des présomptions non prouvées.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez été directeur général de l'Agence. Qu'avez-vous mis en oeuvre pour améliorer la politique du médicament ? Que regrettez-vous de ne pas avoir mis en oeuvre ? Finalement, quel est le bon profil du directeur général d'une agence du médicament ? Vous dîtes que vous n'êtes pas médecin. Doit-on recentraliser l'Agence ou la garder telle quelle ? Quel doit être le champ des responsabilités du directeur général, notamment au regard des avis qui lui sont transmis par la voie de l'expertise ?
M. Jean-René Brunetière. - L'Agence constitue un grand progrès par rapport à l'ancien système de direction de la pharmacie car elle a permis de doter le nouveau système de moyens que l'ancien n'aurait pas pu acquérir ainsi que de recruter des personnes de qualité. Rappelons le contexte : l'industrie pharmaceutique était omniprésente et très riche tandis que le service public ne l'était pas. Par conséquent, le recrutement à l'Agence s'avérait difficile. En effet, nous n'offrions pas des salaires comparables à ceux de l'industrie pharmaceutique. Grâce à l'aura du professeur Alexandre, nous recrutions de nombreux jeunes pharmaciens prometteurs qui restaient quelques années à l'Agence mais avec la perspective de se faire embaucher un jour par un laboratoire. Les laboratoires « tournaient autour » de l'Agence pour recruter de nouvelles personnes.
M. François Autain, président. - Ils tournaient autour mais ne rentraient pas ?
M. Jean-René Brunetière. - Il m'arrivait tout de même de recevoir des représentants de l'industrie pharmaceutique.
M. François Autain, président. - J'emploie la même métaphore que vous pour évoquer l'influence des laboratoires sur l'Agence.
M. Jean-René Brunetière. - Il faudra que nous parlions des questions de conflits d'intérêts que ces aspects soulèvent.
Par ailleurs, je pense que l'expertise interne de l'Agence était de qualité même si je n'ai pas toutes les qualités pour en juger. Elle était doublée d'une expertise externe assez importante.
Toutefois, la séparation de l'AMM, du remboursement et de la transparence était peut-être source de difficultés.
Je ne suis pas sûr que l'existence de plusieurs systèmes est une bonne chose. Dans d'autres pays, lorsqu'un médicament est mis sur le marché, on considère qu'il a fait ses preuves et doit donc être remboursé le cas échéant. D'ailleurs, la dilution des responsabilités a été néfaste dans l'affaire du Mediator.
A l'époque, les dysfonctionnements concernaient la formation continue des médecins, l'influence des laboratoires sur la prescription et le défaut de moralisation de la visite médicale. Je n'ai pas la preuve que, dans le secret des cabinets, la prescription hors AMM n'ait pas été évoquée lors des visites médicales. La pression de l'industrie pharmaceutique était vraiment très forte.
En outre, le financement de l'Agence était public avec une participation majoritaire de l'Etat, de l'ordre de 50 % du fait des salaires. Je passais mon temps à répéter aux directeurs de l'industrie pharmaceutique que les taxes ne leur revenaient pas mais correspondaient à un prélèvement de l'Etat. Néanmoins, l'augmentation progressive du financement par les taxes prélevées sur l'industrie pharmaceutique ne me semblait pas aller dans le sens de l'indépendance de l'Agence et m'inquiétait déjà.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous nous dîtes que le système de l'Agence du médicament est préférable à une direction car elle bénéficie de plus de moyens. Or, si ces moyens avaient été mis directement au service de la puissance publique au sein de l'administration centrale, quelle aurait été la différence ?
Le système d'agence avait été largement mis en place par l'Angleterre avant d'être véhiculé dans toute l'Europe. Cependant, nous nous apercevons que l'expertise de l'Agence peut être sujette à l'erreur. Si ces moyens avaient été mis au sein d'une administration centrale, qu'est-ce que cela aurait changé ?
M. Jean-René Brunetière. - Cela n'aurait rien changé. Je fonctionnais comme un directeur d'administration centrale. J'étais en liaison constante avec le cabinet du ministre. Le ministre M. Bernard Kouchner nous réunissait tous les quinze jours autour des questions de sécurité sanitaire. Dès lors, je ne me comportais pas comme un électron libre au sein d'une agence voguant seule. Ce statut d'agence était un artifice administratif pour régler des problèmes financiers et administratifs. Je me considérais comme entièrement dévoué au Gouvernement. Dans la pratique, les décisions importantes étaient évidemment prises sous l'égide du ministre.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Si nous conservons le système de l'Agence du médicament, compte tenu de l'évolution du droit vers un droit de la santé publique, quel doit être aujourd'hui le champ de responsabilités du directeur général d'une agence du médicament au regard des avis qui lui sont transmis par la voie de l'expertise ? Par ailleurs, êtes-vous d'accord avec la proposition du rapport Debré-Even de transformer l'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) en une agence du médicament ?
M. Jean-René Brunetière. - Je prenais les décisions directement et non par délégation. En effet, la loi m'octroyait une délégation directe pour prendre les décisions d'AMM, de retrait, etc.
M. François Autain, président. - Le directeur général de l'Agence du médicament avait-il les mêmes prérogatives que celui de l'Afssaps qui remplacera l'Agence du médicament ? Prenait-il les décisions au nom de l'Etat ?
M. Jean-René Brunetière. - C'est exact. Cela n'a pas changé. Il prenait les décisions directement et non par délégation. Je trouvais ce système convenable car les responsabilités étaient clairement définies. C'est pourquoi je réponds aujourd'hui devant vous de mes responsabilités.
S'agissant des propositions qui m'étaient transmises par les commissions scientifiques, je n'étais pas lié par la totalité d'entre elles. Je pouvais demander que ces propositions soient revues. Néanmoins, je n'allais pas dire à des commissions scientifiques : « Vous vous trompez tous ; j'ai raison ». Cependant, sur certains points importants, je demandais des explications et des compléments d'information. J'ai une culture scientifique générale et des connaissances en statistiques. Dès lors, l'épidémiologie ne m'était pas étrangère. Par conséquent, je faisais une dernière relecture des propositions.
Sur le point de savoir si le poste de directeur général doit être confié à un médecin, je suis mal placé pour donner une réponse absolue. De mon point de vue, ce n'est pas nécessaire. Mon successeur a été un médecin.
M. François Autain, président. - Actuellement, ce poste est occupé par un médecin.
M. Jean-René Brunetière. - Oui ; dernièrement il a été occupé par un conseiller d'Etat... Je ne suis pas du tout sûr que le fait que le directeur général de l'Agence soit un médecin donne une garantie particulière. En effet, lors de l'accident nucléaire de Tchernobyl, nous revoyons les images du professeur Pèlerin qui était bien médecin. Par conséquent, tout le monde peut se tromper. En revanche, l'organisation de la délibération collective et de la collecte du savoir importe davantage.
Je pense que tous les systèmes sont défendables à condition que le directeur général de l'Agence soit un organisateur.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous ne nous avez toujours pas répondu sur la question du champ de responsabilités du directeur général d'une agence du médicament au regard des avis qui lui sont transmis par la voie de l'expertise.
M. Jean-René Brunetière. - Il endosse la décision. C'est lui qui signe donc il a la pleine responsabilité. Je trouve que c'est une bonne chose. Je n'aurais pas accepté le poste si je n'avais pas approuvé ce système. Je savais la portée de mon engagement. Il est préférable que les responsabilités ne soient pas diluées mais confiées à une personne.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Je vous poserai une dernière question pour ma part. Faut-il donner à la commission de pharmacovigilance un pouvoir de décision et pas seulement une compétence à donner des avis ?
M. Jean-René Brunetière. - Je répugne un peu à donner à une commission un pouvoir de décision. Dans l'affaire du Mediator, la question n'a été que très rarement portée à la connaissance de la commission nationale de pharmacovigilance. Dix-sept réunions du comité technique ont été organisées selon le rapport de l'Igas mais leurs conclusions ne sont jamais parvenues à la commission d'AMM. La question d'un hiatus possible entre l'avis de la commission et un décideur n'a pas pu être posée puisque les conclusions de la commission n'ont pas été portées à la connaissance du décideur.
Je pense que la structure « avis scientifique et décision par un responsable public » n'est pas une mauvaise formule.
M. François Autain, président. - Je voudrais revenir sur la lettre du 21 septembre 1998 que vous ont adressée ces trois médecins-conseils nationaux de l'assurance maladie. Cette lettre de la caisse de Bourgogne a donné lieu à un reportage dans la région et à une dépêche de l'AFP qui est arrivée sur le bureau d'un des conseillers du ministre, à savoir Gilles Duhamel.
M. Jean-René Brunetière. - Il s'agit du docteur Gilles Duhamel.
M. François Autain, président. - Gilles Duhamel vous aurait transmis cette dépêche avec un mot. Je voudrais savoir si vous l'avez reçue et ce qui en a résulté.
M. Jean-René Brunetière. - Je voyais Gilles Duhamel au moins une fois par semaine et quelquefois plus lorsque nous avions des affaires importantes à traiter. Je suppose qu'il a dû me donner la dépêche lors de l'une de ses visites et que nous en avons parlé. Je n'en ai pas gardé le souvenir mais j'imagine que nous avons évoqué la question du Mediator et que je lui ai dit ce que l'Agence était en train de faire. Il m'a sans doute dit qu'il fallait faire attention. Cette dépêche doit dater de l'été 1998. La lettre des médecins m'est parvenue ultérieurement, en septembre 1998.
M. François Autain, président. - Cela est possible puisque la lettre est postérieure à l'enquête.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Ni Gilles Duhamel ni vous-même n'aviez alors pensé à alerter le comité technique de pharmacovigilance (CTPV) ou la commission nationale de pharmacovigilance (CNPV) ?
M. Jean-René Brunetière. - Ils ont été alertés puisque c'était le principe même de l'enquête de pharmacovigilance. Le CTPV et le CNPV devaient ainsi être alertés sur les dangers potentiels du médicament même si à l'époque, nous cherchions plutôt les hypertensions artérielles pulmonaires que les valvulopathies. Lorsque j'ai reçu cette lettre, j'avais le sentiment que les filets étaient en place et je l'ai donc vérifié. Je suppose que c'est dans ce sens que les choses ont été évoquées avec Gilles Duhamel.
M. François Autain, président. - Dans le rapport de l'enquête officielle pour laquelle avait été mandaté le comité régional de pharmacovigilance de Besançon, il est fait état de ces onze cas d'hypertension artérielle pulmonaire qui impliquent le Mediator. Or, il n'est fait aucune référence au problème soulevé par la caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) de Dijon. Cela signifie que tout est cloisonné. Or, il me semble qu'il s'agissait d'une occasion de citer ce rapport et d'envisager des mesures. On dirait que l'alerte de la caisse de Bourgogne n'a pas été suivie d'effets. Si une réponse a été donnée, nous n'en trouvons pas la trace. Il est vrai que les archives ne sont pas conservées au-delà de cinq ans. Nous avons interrogé M. Hubert Allemand qui ne se souvient pas avoir reçu de réponse.
C'est à la fois déprimant et inquiétant. Il semble que l'Agence n'ait pas réagi ; qu'elle ne s'est pas montrée proactive. Cela est arrivé de nombreuses fois par la suite à propos du Mediator. Nos interlocuteurs sont à chaque fois incapables de répondre. Soit ils n'ont rien vu, soit ils ne savaient pas, ou encore ils ne pouvaient pas... Aujourd'hui, je m'aperçois que nous en sommes réduits au même point.
M. Jean-René Brunetière. - Monsieur le Président, je m'exprime peut-être mal mais nous avions le sentiment que l'Agence avait déjà mis en place les éléments de réponse à ce que soulevaient ces médecins, grâce à l'enquête de pharmacovigilance, la surveillance des chiffres de vente, l'observatoire de la prescription, etc. Cette lettre, à l'époque où elle est écrite, ne constituait pas une alerte à proprement parler. Elle soulevait des problèmes que nous connaissions déjà à l'époque et dont nous avions le sentiment - à tort ou à raison - qu'ils étaient placés sous surveillance active. J'en apporte pour preuve les nombreuses réunions du comité technique de pharmacovigilance qui traitaient du cas du Mediator. Il n'a malheureusement pas fait remonter les informations à la commission nationale de pharmacovigilance, à la commission d'AMM et au directeur général.
M. François Autain, président. - J'espère que ce n'est pas pour cette raison que vous ne répondez pas.
M. Jean-René Brunetière. - Non ; je ne me vante pas de ne pas avoir répondu à la lettre.
M. François Autain, président. - Concernant le mésusage que vous reconnaissez, quelle mesure l'Agence a-t-elle prise ? Elle aurait pu adresser une lettre aux médecins. Cela s'est déjà produit. J'ai lu dans les annexes du rapport que le professeur Alexandre avait quelquefois envoyé des lettres aux médecins pour les alerter sur tel ou tel médicament, notamment lorsqu'il s'agissait de réduire la prescription des fenfluramines - avant votre arrivée. En outre, l'Agence aurait pu envoyer un courrier au laboratoire pour s'assurer que les visiteurs médicaux transmettent les indications contenues sur le résumé des caractéristiques du produit. Vous êtes bien d'accord avec moi : l'Agence du médicament n'a eu aucune réaction.
M. Jean-René Brunetière. - Il n'y a pas eu de réaction propre au Mediator. L'Agence a eu une réaction importante et générale au sujet des surprescriptions. C'est à cette époque que nous avons mis en place l'observatoire de la prescription, confié au professeur Bouvenot. En effet, la prescription hors AMN n'était pas l'exclusivité du Mediator. Nous avions une inquiétude générale sur la quantité de médicaments prescrits qui n'a pas cessé. Je suis prêt à assumer les responsabilités de l'Agence. Néanmoins, chaque médecin est responsable de ses prescriptions notamment lorsqu'il effectue des prescriptions hors AMM. L'Agence n'avait qu'un pouvoir d'observation et de recommandation que nous avons essayé de mettre en oeuvre en créant l'observatoire et en diffusant des documents sur les bonnes pratiques.
Il est vrai que le Mediator était l'objet, comme de nombreux autres médicaments, de prescriptions hors AMM et de surprescriptions que nous traitions de manière globale et non médicament par médicament. D'ailleurs, dans le cadre du Mediator, je ne pense pas que l'Agence aurait eu le pouvoir de réduire les prescriptions. Le médecin qui prescrit hors AMM sait ce qu'il fait.
M. François Autain, président. - C'est la liberté de prescription ; vous avez tout à fait raison. Cependant, je pense qu'il est du devoir d'une agence qui a aussi la mission d'informer les médecins, compte tenu de l'enquête, de les alerter sur la surprescription hors AMM. En outre, il était peut-être possible d'alerter les laboratoires Servier sur ces pratiques.
M. Jean-René Brunetière. - Cela aurait pu être fait ; vous avez sans doute raison.
M. François Autain, président. - Nous demanderons au professeur Alexandre pourquoi il ne l'a pas fait.
Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez dit qu'en l'état du droit à cette époque, il n'était pas possible de retirer un médicament seulement sur des soupçons ; il fallait des incidents graves donc des preuves. Aujourd'hui, en l'état du droit, sans preuve mais sur la base d'une convergence de soupçons, l'Agence a-t-elle le droit de retirer un médicament ?
M. Jean-René Brunetière. - Madame la sénatrice, je ne suis pas compétent pour répondre de manière détaillée à cette question, ayant quitté le secteur depuis longtemps. Je n'ai pas suivi suffisamment l'évolution du droit.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Aviez-vous connaissance à votre époque d'autres médicaments y compris génériques sur lesquels un certain nombre de soupçons se sont portés mais ont été tus pour des raisons idéologiques, environnementales, économiques ou autres ?
M. Jean-René Brunetière. - Les arguments économiques n'intervenaient pas dans mes décisions. En revanche, nous placions toujours nos décisions dans un contexte de santé publique. A l'époque, nous traitions la question du vaccin contre l'hépatite B qui avait des soupçons d'effets indésirables graves. Par ailleurs, les bienfaits pour la santé publique étaient indéniables. Nous cherchions à équilibrer les deux aspects. Nous défendions le seul intérêt de la santé publique.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - J'ai découvert ce matin une nouvelle catégorie de produits dits PTA, c'est-à-dire les produits thérapeutiques annexes. Bénéficient-ils du même type de contrôle ? Comment sont-ils encadrés ? Ces médicaments sont largement utilisés dans un certain type d'indications. Ils affectent directement le corps de la femme. Avez-vous eu connaissance de ces produits à l'époque où vous étiez directeur général de l'Agence ?
M. Jean-René Brunetière. - Je n'en ai pas connaissance. Mes souvenirs ne sont pas suffisants pour répondre à votre question.
M. François Autain, président. - Je crois que Monsieur Brunetière a quitté la santé depuis un certain temps pour se consacrer à l'environnement. Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.
M. Jean-René Brunetière. - Je reste à votre disposition.
Audition de M. Lucien Abenhaïm, ancien directeur général de la santé au ministère de la santé (1999-2003)
M. François Autain, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir M. Lucien Abenhaïm que nous auditionnerons en tant que responsable de la fameuse étude International primary pulmonary hypertension (IPPHS) et pour les fonctions de directeur général de la santé qu'il a exercées entre 1999 et 2003. Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et sur Public Sénat.
En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je vous demande de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits. Cette disposition de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades ne peut être appliquée que depuis 2007.
M. Lucien Abenhaïm. - Merci monsieur le Président. Madame la sénatrice et monsieur le sénateur, je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer aujourd'hui. C'est un sujet qui me tient à coeur et sur lequel je travaille depuis plus de vingt ans. Je me plie bien volontiers à la déclaration des conflits d'intérêts d'autant que j'étais en fonction lorsque la loi a été promulguée. En outre cette question des conflits d'intérêts est devenue mondiale à la suite de l'étude IPPHS. En effet c'est à la suite d'un éditorial frelaté, écrit par des personnes sous contrat avec les firmes pharmaceutiques à l'encontre de mon étude, que l'ensemble des revues médicales ont établi une politique de déclaration des conflits d'intérêts.
Aujourd'hui je suis résident britannique. J'exerce des activités de directeur scientifique d'un bureau d'études que j'ai fondé dans le domaine de la pharmaco-épidémiologie ainsi que des risques environnementaux et professionnels. Ces études sont essentiellement financées par des firmes pour la plupart pharmaceutiques dont je peux vous fournir la liste.
M. François Autain, président. - Rassurez-nous : Servier figure-t-il dans cette liste ?
M. Lucien Abenhaïm. - Je vous affirme très clairement que je ne reçois aucun financement de la part de Servier depuis 1996 ni de la firme Wyeth-Ayerst. Ces financements ont été arrêtés suite aux désaccords que nous avons eus au sujet de l'étude IPPHS. La firme Wyeth-Ayerst avait commercialisé le Redux qui est la copie du Mediator. Pour tout vous dire, Wyeth-Ayerst s'est joint à un groupe pharmaceutique avec lequel nous étions en contrat, nous avons immédiatement mis fin à ce contrat.
M. François Autain, président. - Vous nous remettrez la liste des firmes pharmaceutiques avec lesquelles vous êtes en contrat.
M. Lucien Abenhaïm. - Je travaille avec AstraZeneca, GSK, Johnsen, Merck, Novartis, Roche, Sanofi-Aventis et un consortium de petits laboratoires essentiellement français producteurs d'anti-arthrosiques. Je vous fournirai la liste complète par courrier électronique.
Je suis également professeur honoraire à la London School of Hygiene and Tropical Medicine qui est l'école de santé publique de l'université de Londres.
J'ai mené ma carrière dans le domaine des risques professionnels et environnementaux puis des risques des médicaments qui représentent l'essentiel de ma carrière. En tant que médecin épidémiologiste, je m'intéresse aux problèmes de santé lorsqu'ils se manifestent en grand nombre. J'ai notamment travaillé sur les conséquences de l'utilisation de l'« agent orange » par les Américains au Vietnam.
Comme vous avez eu l'amabilité de le rappeler, j'ai mené l'étude IPPHS sur l'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Cette pathologie avait déjà fait l'objet auparavant d'une épidémie à la suite de l'utilisation d'un anorexigène, l'aminorex. Lorsqu'un certain nombre de cas d'HTAP sont survenus en France, on m'a demandé d'étudier la question d'un point de vue épidémiologique.
M. François Autain, président. - On vous a contacté en 1991, est-ce bien cela ?
M. Lucien Abenhaïm. - C'est exact.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quand vous dites « on », à qui faites-vous référence ?
M. Lucien Abenhaïm. - Il s'agit des laboratoires Servier. J'ai également eu quelques échanges avec la commission nationale de pharmacovigilance en France et un certain nombre d'experts français. Je vivais alors au Canada où je dirigeais le programme de pharmaco-épidémiologie que j'avais créé en 1988.
Lorsque j'ai été contacté par la firme en tant que consultant, je lui ai indiqué dans une note qu'il existait selon moi une forte plausibilité de l'existence d'un lien entre ces produits et l'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). A l'époque nous n'avions recensé que sept cas. Nous avons lancé une étude internationale qui a été menée à la fin de l'année 1992 dans quatre pays : la France, la Belgique, l'Angleterre et les Pays-Bas. Elle était essentiellement financée par les laboratoires Servier. Elle était également financée par l'Institut d'hygiène et d'épidémiologie de Belgique et avait le soutien du Conseil de recherche médicale du Canada, ce qui en assurait l'indépendance. L'ensemble des travaux ont été menés sans la présence des laboratoires Servier et sans aucun échange avec eux sur les résultats sinon la veille des présentations dans les différentes commissions.
Cette étude avait été lancée à la suite d'une alerte initiée par l'équipe des professeurs Simmoneau et Duroux qui faisaient d'ailleurs partie du conseil scientifique de notre étude. Ces deux professeurs avaient rapporté un certain nombre de cas de pharmacovigilance. La méthodologie de cas-témoins consiste à collecter des cas et des témoins indépendamment de l'exposition et de vérifier les pourcentages d'exposition des cas et des témoins aux différents produits.
Les professeurs Bégaud et Weitzenblum faisaient partie de notre conseil scientifique. Cependant nos cas étaient triés par une équipe de trois Américains (les professeurs Rich, McGoon - qui a découvert les valvulopathies par la suite - Long Wayburn) et un Canadien. Nous avons remis un premier rapport intermédiaire en avril 1994.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pourquoi vos cas étaient-ils sélectionnés exclusivement par des Américains ?
M. Lucien Abenhaïm. - Nous pensions qu'il était important que les personnes qui sélectionnaient nos cas ne puissent pas être liées à celles qui avaient fait le diagnostic. Il fallait que l'expertise soit menée par des personnes susceptibles de rejeter un cas. Il en allait de l'indépendance de l'évaluation.
En outre, je vivais au Canada.
Tous les cas ont ensuite été revus par le comité scientifique dont les experts français. Les experts des quatre pays ont tous signé un accord sur le fait que les cas mentionnés étaient retenus. Nous avons rapporté cette étude en France à la commission nationale de pharmacovigilance en 1994 ainsi qu'à l'Agence du médicament qui avait été créée entretemps. Ce premier rapport faisait état d'une augmentation d'un risque associé aux fenfluramines bien qu'il s'agissait d'un rapport intermédiaire portant sur la moitié des cas. En mars 1995, nous avons rendu notre rapport final portant sur les produits spécifiques, que sont les spécialités pharmaceutiques dans lequel nous avons indiqué sans ambiguïté l'existence d'une relation causale entre l'exposition aux anorexigènes (notamment les fenfluramines) et l'HTAP.
Je tiens à souligner qu'il est assez rare qu'une étude épidémiologique conclue à la causalité sans estimer devoir mener d'autres études par la suite. Par ailleurs, il est assez rare qu'une étude financée par une firme pharmaceutique conclue à la responsabilité du produit dans une maladie mortelle sans ambiguïté.
M. François Autain, président. - Cela n'arrive qu'une fois. L'équipe qui a réalisé cette découverte a peu de chances de retrouver un contrat avec cette firme dans les mois qui suivent.
M. Lucien Abenhaïm. - Dans ce cas précis, nous avons eu des relations parfaitement cordiales avec la firme en France. Elle a financé la publicité des résultats de l'étude lors d'un congrès international à Montréal ayant réuni 750 participants et nous a permis de financer la poursuite de l'étude pour pouvoir explorer d'autres sujets.
Nous avions remarqué que les patients nous avaient rapporté avoir pris assez souvent des préparations que l'on ne pouvait pas attribuer à des coupe-faim particuliers car ils nous disaient qu'il s'agissait de préparations pour maigrir. Ils nous disaient « j'ai pris des plantes ». Grâce au deuxième financement, nous avons pu retourner chez les pharmaciens de ces patients. Nous avons ainsi pu vérifier que ces préparations magistrales comprenaient très souvent de la fenfluramine. A la suite de la découverte de la présence de fenfluramine dans les préparations magistrales, j'ai écrit au directeur de l'évaluation de l'Agence du médicament le 11 octobre 1995 pour l'alerter sur les préparations magistrales. Je pense que cette lettre a joué un rôle très important dans l'arrêté du 25 octobre 1995 indiquant que tous les anorexigènes et amphétaminiques étaient interdits dans les préparations magistrales, notamment le benfluorex.
M. François Autain, président. - Pourriez-vous nous procurer cette lettre dont nous n'avions pas connaissance ? Le rôle qu'elle a joué dans la décision est intéressant à évaluer. Il importe de savoir si vous êtes intervenu avant ou après que la bataille ait été livrée.
M. Lucien Abenhaïm. - Je vous la ferai parvenir. Je subodore que cette lettre a joué un rôle important puisque j'ai remarqué dans le rapport de l'Igas la conjonction entre les dates du 11 et du 25 octobre 1995.
Nous avions supposé le rôle des préparations magistrales dans notre rapport de 1995 mais nous n'en avions pas la preuve. C'est par l'analyse du contenu de ces préparations que nous en avons eu la preuve par la suite.
Après cette période, j'étais convaincu comme beaucoup que la question des anorexigènes était réglée pour l'essentiel, puisqu'une décision de limitation de la prescription des anorexigènes à l'hôpital avait été prise en Europe et en France. On m'avait indiqué une chute de 99 % des prescriptions.
M. François Autain, président. - Cette proportion est peut-être un peu exagérée.
M. Lucien Abenhaïm. - Cela m'a beaucoup étonné. J'ai découvert récemment que la décision européenne n'avait pas pour but de limiter à trois mois la prescription mais de permettre une prescription au long cours des fenfluramines, et non des autres amphétaminiques.
M. François Autain, président. - Ce point est soulevé dans le rapport de l'Igas.
M. Lucien Abenhaïm. - Nous croyions avoir réalisé une étude exemplaire à nos yeux. Or une réunion de la Food and Drug Administration (FDA) en septembre 1995 nous a appris qu'il existait une tentative d'introduction du Redux aux Etats-Unis qui est la forme américaine de l'Isoméride. Compte tenu de notre étude et de notre témoignage à la FDA, nous pensions pourtant que ce produit ne serait jamais accepté. Lors du premier débat à la FDA, j'avais d'ailleurs présenté oralement les résultats, y compris concernant les préparations magistrales. Le premier vote avait été négatif. Or il a été cassé par la FDA. Un deuxième vote a abouti à la mise sur le marché du produit avec une prescription au long cours et une publicité directe auprès du public. Cela nous a choqués. Par conséquent, nous avons fait des déclarations auprès des médias et des différentes sociétés. Nous avons cherché à mobiliser la FDA américaine et des firmes en leur exposant qu'il s'agissait d'un risque particulièrement inacceptable. C'est à ce moment-là que nos rapports avec la firme Servier ont commencé à se dégrader très fortement. Notre deuxième étude en cours sur les problèmes liés à l'insuffisance veineuse a été arrêtée d'un commun accord.
M. François Autain, président. - Le laboratoire nous avait parlé du Daflon.
M. Lucien Abenhaïm. - Sauf erreur de ma part, cette étude a été rapportée dans ma note au rapport de l'Igas. J'avais fait une étude peu de temps auparavant sur une base de données anglaise au sujet des antidiabétiques dont le Diamicron.
M. François Autain, président. - Vous n'en aviez pas profité pour tester le Mediator qui est aussi un antidiabétique des laboratoires Servier ; c'est dommage.
M. Lucien Abenhaïm. - L'étude a été menée en Angleterre où je ne crois pas que le Mediator ait été utilisé.
M. François Autain, président. - Pour Servier, le Mediator n'était pas un anorexigène mais un antidiabétique. Il est vrai qu'il n'était pas utilisé en Angleterre.
Décidément les occasions manquées ont été beaucoup trop nombreuses.
M. Lucien Abenhaïm. - Je suis d'accord avec vous ; il y en a eu beaucoup trop.
M. François Autain, président. - Cela devient suspect.
M. Lucien Abenhaïm. - Je reviendrai sur ce point par la suite.
A l'époque, cette étude portait sur les hypoglycémies. Je ne savais pas si le Mediator avait une indication d'antidiabétique à l'époque.
M. François Autain, président. - En France, théoriquement il n'aurait pas dû avoir l'indication d'antidiabétique. Or en pratique, il l'avait puisque cette indication a été maintenue en dépit des avis défavorables de la commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM), de 1987 en particulier, ce qui est énigmatique.
M. Lucien Abenhaïm. - C'est même choquant.
L'étude sur l'insuffisance veineuse avait été subventionnée mais nous n'avons plus reçu aucun fonds après cette date. Nous n'avons jamais réalisé l'étude de l'essai pharmaco-économique sur le Daflon. En revanche, l'étude menée précédemment sur les hypoglycémiants a été présentée devant le Conseil québécois de pharmacologie qui est l'équivalent de la commission de la transparence, sans donner lieu à aucune décision.
Le Mediator n'était pas non plus commercialisé au Canada.
M. François Autain, président. - Il est dommage que ce laboratoire ne vous ait pas demandé cette enquête pour la France. Il aurait alors fallu inclure le Mediator.
M. Lucien Abenhaïm. - Sachez que cette étude portait sur les hypoglycémies et non sur les valvulopathies ni les HTAP.
M. François Autain, président. - Le Mediator était considéré comme un antidiabétique en France. Nous aurions alors pu étudier s'il était aussi efficace que le Diamicron par exemple, puisqu'il a été comparé à la Metformine.
M. Lucien Abenhaïm. - Souhaitez-vous plus de détails sur les hypoglycémiants ?
M. François Autain, président. - Poursuivez votre intervention sur les Etats-Unis en particulier. Vous en étiez au deuxième vote venu contredire le premier. Que s'est-il passé ensuite ?
M. Lucien Abenhaïm. - Merci.
Je pense que le produit a été mis sur le marché aux Etats-Unis en mai 1996 environ. Cela avait amené la plupart des observateurs à croire qu'il existait d'autres médicaments coupe-faim sur le marché américain dont l'équivalent du Pondéral qui s'appelait Pondimin et des génériques de ce produit (fenfluramines), ainsi que d'autres amphétaminiques dont la phentermine. Une publicité extraordinaire a commencé pour une combinaison de fenfluramine-phentermine appelée Fen-Phen. Nous avons ainsi connu en quelques mois une forte épidémie de consommation de fenfluramine et de phentermine. Par ailleurs, dix-huit millions de prescriptions de Redux ont été faites. Plusieurs millions de personnes ont donc été exposées à ces produits aux Etats-Unis pendant plusieurs mois alors que nous publions notre article (en août 1996) indiquant que les anorexigènes étaient la cause de HTAP, notamment les fenfluramines.
Cette publication a été accompagnée d'un éditorial frelaté, c'est-à-dire rédigé par des personnes qui étaient en contrat avec des firmes. Nous avons dénoncé très fortement cette situation. Dès lors la publicité sur ces médicaments était due davantage à l'éditorial. Entre notre passage à la FDA et la publication, nous avions rencontré beaucoup de scepticisme de la part de la majorité des intervenants, qui disaient : « Comment la FDA peut-elle se tromper ? » Heureusement je n'étais pas seul. J'avais le soutien d'une douzaine de centres nord-américains dont les plus grands. L'éditorial frelaté a donc entraîné une énorme suspicion. Il a beaucoup plus fait parler de lui que notre étude.
Jusqu'en 1997, c'est-à-dire jusqu'au retrait des fenfluramines, on parlait beaucoup de notre étude et des risques ainsi que des manipulations qui pouvaient avoir lieu autour de la décision de la FDA puisque personne ne comprenait le renversement à une voix du vote américain. Nous avons demandé le lancement d'une deuxième étude aux Etats-Unis sur l'HTAP. Or nous avons obtenu une fin de non-recevoir de la part des firmes pharmaceutiques - y compris la FDA pendant un certain temps. Par conséquent j'ai utilisé les fonds restants de l'étude IPPHS pour lancer cette deuxième étude appelée SNAP de surveillance nord-américaine de l'hypertension artérielle pulmonaire primitive. Cette étude, qui a mobilisé l'ensemble de la communauté américaine, a été attachée à ma note au rapport de l'Igas mais n'a pas été publiée avec le rapport. La conclusion de cette étude était la suivante : « l'importance de l'association avec l'HTAP, l'accroissement de l'association avec l'accroissement de la durée de l'utilisation et la spécificité des fenfluramines sont cohérentes avec les études précédentes [IPPHS] indiquant que les fenfluramines sont reliées de façon causale à l'HTAP ». Les résultats préliminaires furent disponibles dès 1997. La communauté et les avocats américains - dont certains attendaient même les patients à la sortie des hôpitaux - se sont fortement mobilisés, y compris la Mayo Clinic - où le professeur McGoon avait découvert les valvulopathies.
M. François Autain, président. - On cite aussi souvent le professeur Connolly.
M. Lucien Abenhaïm. - Le professeur Connolly était le chirurgien. Cependant c'est le professeur McGoon qui a fait le lien entre les fenfluramines et les valvulopathies chez ces patientes. L'une des patientes souffrait également d'HTAP. C'est ainsi qu'il a fait le lien avec Redux.
En septembre 1997, les fenfluramines ont été retirées mondialement du marché. Je pensais à nouveau, à tort, que la question était réglée. Pendant toute l'année 1997, nous avons subi des pressions considérables, certaines pour lesquelles je témoignerai sous serment en temps et en lieu. Certaines sont déjà apparues dans la presse. Heureusement je n'étais pas seul à traiter le sujet donc cela n'a pas eu un impact très important sur moi.
Jusqu'à ce que fin 2008 j'apprenne l'existence de cas d'hypertension artérielle pulmonaire primitive en France et un cas de valvulopathie associés au Mediator, je n'avais pas entendu parler de cette situation.
Je suis arrivé à la direction générale de la santé (DGS) en août 1999. On ne m'a alors pas parlé du Mediator. Durant mon séjour à la DGS, on ne retrouve aucune mention à mon endroit sur le Mediator de la part d'aucune instance. D'ailleurs, cette question n'a jamais été abordée par la commission nationale de pharmacovigilance durant cette période. Elle n'a jamais été à l'ordre du jour des comités techniques de pharmacovigilance, et seulement abordée quatre fois en questions diverses ou en tour de table en deux lignes. Elle n'a pas donc pas été abordée une seule fois pendant la période qui a suivi ma nomination surprise à la DGS.
M. François Autain, président. - Pourquoi parlez-vous de « nomination surprise » ?
M. Lucien Abenhaïm. - En juillet 1999, une commission de pharmacovigilance s'est réunie. On m'a contacté pour prendre la DGS pendant que j'étais au Canada.
M. François Autain, président. - Quand vous dites « on », à qui faites-vous référence ?
M. Lucien Abenhaïm. - Je fais référence au cabinet de Mme Aubry. Le rapport de l'Igas fait mention d'une réunion de la commission de pharmacovigilance en juillet 1999 au cours de laquelle le Mediator a été abordé. J'ai été nommé en août 1999. Or personne n'a évoqué cette question devant moi. C'est pourquoi je parle de nomination surprise.
M. François Autain, président. - Ce n'est pas la nomination qui vous a surpris.
M. Lucien Abenhaïm. - Je pense que cette nomination a constitué une mauvaise surprise pour beaucoup de monde car j'étais particulièrement mobilisé contre les anorexigènes depuis plusieurs années. Je pense d'ailleurs que c'est peut-être la raison pour laquelle on n'a pas du tout entendu parler du Mediator après ma nomination. C'est mon interprétation des faits.
M. François Autain, président. - Pendant que vous étiez à la DGS, il est vrai qu'aucune commission nationale de pharmacovigilance n'a abordé le problème du benfluorex. Nous pouvons le déplorer car en 1999 les alertes étaient suffisamment graves pour qu'on puisse prendre des mesures conservatoires de retrait du produit. Or cela n'a pas été le cas.
M. Lucien Abenhaïm. - J'ai terminé mon exposé.
M. François Autain, président. - Madame la rapporteur a un certain nombre de questions à vous poser.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Dès lors que vous avez été nommé quatre ans après la publication de vos études, comment se fait-il que vous n'ayez pas provoqué le débat sur le Mediator ?
M. François Autain, président. - Pourquoi n'avez-vous pas adopté une démarche proactive ?
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Je ne comprends pas. En tant que citoyenne, je voudrais comprendre.
M. Lucien Abenhaïm. - Je ne comprends pas non plus. Votre question est parfaitement légitime. Comment se fait-il que l'expert que j'étais, connaissant parfaitement les questions d'HTAP, ait pu rester quatre ans à la DGS sans que le Mediator ne soit retiré du marché ?
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous auriez pu susciter d'autres études avec des experts français.
M. Lucien Abenhaïm. - Je vous rappelle que l'étude IPPHS a été menée en France avec une trentaine de centres français et des experts français, en lien direct avec l'agence française du médicament.
Pour répondre à votre question, à l'époque je ne savais pas que le Mediator était un anorexigène, qu'il s'agissait du benfluorex. Je n'ai pas pensé une seule seconde qu'un pays comme la France puisse avoir laissé sur le marché une fenfluramine, produit mortel, avec la publicité extraordinaire qu'avait eu le retrait mondial des fenfluramines. J'avais été nommé « scientifique de l'année 1997 » par Radio Canada en reconnaissance du travail que nous avions mené. Je pense que la France ne pouvait pas avoir laissé des fenfluramines sur le marché, et je pense que je n'étais pas le seul, puisque des centaines d'experts semblent avoir laissé cette question perdurer.
En 2008, lorsque je reçois en tant que relecteur pour European respiratory journal la publication intitulée « Fenfluramine like » (produit apparenté à la fenfluramine) écrite par les docteurs Simmoneau et Frachon, j'ai alors recommandé sa publication. Cela a donc été pour moi un coup de tonnerre d'apprendre qu'il existait encore en France un produit à base de fenfluramine. C'est à ce moment que j'en ai entendu parler.
M. François Autain, président. - Vous savez, monsieur le professeur, qu'il existe encore des amphétamines masquées sur le marché français.
M. Lucien Abenhaïm. - Paraît-il. S'agit-il d'anorexigènes ?
M. François Autain, président. - Le Zyban est l'une de ces amphétamines.
M. Lucien Abenhaïm. - J'espère qu'il n'est pas utilisé comme anorexigène aujourd'hui.
M. François Autain, président. - Je crois que ce médicament a été prescrit dans la lutte antitabagique.
M. Lucien Abenhaïm. - Je me souviens avoir écrit une note pour déconseiller son remboursement lorsque j'étais à la DGS.
M. François Autain, président. - Malheureusement votre préconisation n'a pas été suivie.
M. Jacky Le Menn. - Vous dites que vous ne saviez pas que le Mediator était du benfluorex. Estimez-vous avoir été abusé par votre entourage ? Si oui, par qui et pourquoi ?
M. Lucien Abenhaïm. - J'espère que personne à la DGS ne savait alors que le Mediator était un anorexigène.
M. François Autain, président. - Monsieur le professeur, je vous arrête ; le problème avait été signalé dès 1998 à l'Agence du médicament par les trois médecins conseils de l'assurance maladie. Ils avaient indiqué que le Mediator n'était pas prescrit comme antihyperglycémique mais comme coupe-faim. Que vous ne le sachiez pas à l'époque, pourquoi pas. Cela a peut-être été étouffé par la suite. Toutefois, cela a donné lieu à des publications dans la presse et à des émissions télévisées. Comme je le déplorais lors de l'audition de M. Brunetière, l'Agence du médicament n'avait pris aucune décision.
M. Lucien Abenhaïm. - Je ne crois pas que quiconque ait pu avoir conscience de ce problème sans m'en informer car cela aurait été volontaire. Le problème tient au fait que la DGS siège à la commission nationale de pharmacovigilance et au comité technique de pharmacovigilance. Or le problème du Mediator n'a jamais fait l'objet d'une alerte ou d'une urgence quelconque durant ces quatre années. A la lecture des comptes rendus des réunions, je ne pense pas que les agents de la DGS aient été mis dans la situation d'alerter.
A l'évidence, j'ai été abusé par Servier qui ne m'a pas indiqué au moment de l'étude qu'il avait un autre produit à base de fenfluramine commercialisé en France. Une étude épidémiologique est menée comme une enquête criminelle. Quand on suspecte un produit de pouvoir créer des problèmes, on présente le produit à des témoins mêlé à d'autres produits, pour qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir pointé du doigt le produit. Dans le cadre de l'étude IPPHS, nous avons interrogé les patients de chaque pays sur vingt et une classes de médicaments, comptant cent cinq médicaments au total, dont le Mediator qui faisait partie en France de la classe des hypolipémiants à une époque (1989 à 1992) où il y avait très peu de produits dans cette classe. Mais parmi nos cas, il n'y avait que deux utilisateurs d'hypolipémiants. Nous n'étions pas dans un dispositif d'étude qui aurait pu, sur la base des données dont nous disposions, mettre en évidence le Mediator. Cependant je pense que ce n'est pas par hasard si l'on ne nous a pas signalé l'existence du Mediator au cours de cette période.
M. François Autain, président. - Comment les cas que vous avez examinés dans votre étude IPPHS étaient-ils répartis en France ?
Comment avez-vous travaillé avec les centres nationaux de pharmacovigilance ? Les cas qui ont été relevés sur mandat de la commission nationale de la pharmacovigilance et du comité régional de Besançon, ont-ils été intégrés dans l'étude IPPHS ?
M. Lucien Abenhaïm. - Nous avions contacté 220 centres de traitement de l'HTAP en Europe.
Aujourd'hui notre étude et celle que j'ai menée aux Etats-Unis sont les seules preuves dont nous disposons quant au lien des fenfluramines avec l'HTAP. Les résultats de mon étude s'appliquent au benfluorex et les victimes du benfluorex s'appuieront sur cette étude et celle que j'ai réalisée ensuite car, aujourd'hui, elles apportent la preuve de son rôle comme principe actif causant les HTAP.
M. François Autain, président. - Vous voulez dire que les deux études pharmaco-épidémiologiques sur le benfluorex s'inspirent de la méthodologie que vous avez utilisée pour les fenfluramines ?
M. Lucien Abenhaïm. - Pas tout à fait, ces études qui ont été faites portaient sur les valvulopathies. Or je parle de l'HTAP, un peu oubliée. Aujourd'hui les victimes éventuelles du benfluorex qui souffrent d'HTAP pourront s'appuyer sur mes études de l'époque, en l'absence d'études récentes.
M. François Autain, président. - Il me semble que les études pharmaco-épidémiologiques qui ont été menées, l'une par Mme Hill et l'autre par M. Weil, portaient non seulement sur les valvulopathies et aussi sur les hypertensions artérielles pulmonaires primitives. Dans les deux cas, il y a souvent hospitalisation et, hélas, décès.
M. Lucien Abenhaïm. - Je crois qu'elles ne portaient que sur les valvulopathies. Du point de vue de la méthodologie, les études de causalité sont différentes des études d'évaluation du risque. Mes études sont des études de causalité différentes des études d'évaluation et d'augmentation du risque. Elles seront utiles aux victimes. En matière de politique de santé publique, les études de Mme Hill, de M. Weil et de Mme Frachon étaient suffisantes pour décider du retrait du produit : un cas et, en termes de précaution, peut-être même que zéro cas suffirait dès lors que le bénéfice était considéré comme nul. Nous avons donc collecté les cas en France et dans d'autres pays.
M. François Autain, président. - Vous avez donc court-circuité les centres régionaux de pharmacovigilance (CRPV) ?
M. Lucien Abenhaïm. - Ce n'est pas la même méthodologie. Il y avait deux enquêtes parallèles : celle du CRPV de Besançon, qui collecte des cas exposés aux fenfluramines et plus généralement les coupe-faim, et notre étude cas témoins épidémiologiques de causalité qui n'a pas comme objectif de collecter tous les cas, mais des cas certains de la maladie et, parmi eux, de voir la proportion exposée aux fenfluramines.
M. François Autain, président. - Avez-vous pris en compte les cas qui ont été détectés par les centres régionaux de pharmacovigilance détectés notamment le CRPV de Besançon ?
M. Lucien Abenhaïm. - Nous n'avons pu prendre en compte qu'une partie de ces cas car certains centres les ont déclarés au CRPV de Besançon et n'ont pas voulu participer à notre étude. De plus notre enquête porte sur la période postérieure à 1992 alors que l'enquête de la commission nationale de pharmacovigilance (CNPV) porte sur des cas qui peuvent avoir été diagnostiqués bien avant.
Par ailleurs, comme je l'ai découvert dans le rapport de l'Igas, en juillet 1995, a eu lieu une enquête sur le Mediator et l'HTAP qui aurait découvert quelque dix cas dont il est dit qu'ils faisaient partie de l'enquête de pharmacovigilance du CRPV de Besançon présentée à la CNPV le 28 avril 1995 alors que nous présentions notre enquête. Je peux vous dire que cette dizaine de cas associés au Mediator n'a pas été vue le 28 avril. J'ai ici l'enquête du CRPV de Besançon. Il y a un seul cas que je retrouve dans leur tableau et, d'ailleurs, pas avec les HTAP, mais concernant un décès. Quarante et quelque cas sont présentés avec les amphétamines, mais en aucun cas le nom Mediator n'est présenté dans l'enquête du CRPV de Besançon en avril 1995.
M. François Autain, président. - Monsieur le professeur, je vais vous apporter un démenti. Il s'agit certes non pas de la réunion du CNPV du 28 avril 1995, mais de celle du 10 mai 1994, dont le compte rendu ne figure d'ailleurs pas dans les annexes de l'Igas, au cours de laquelle vous avez présenté un rapport intermédiaire sur votre étude.
M. Lucien Abenhaïm. - Je me souviens d'être venu du Canada à cette occasion.
M. François Autain, président. - Au cours de cette réunion, le centre régional de pharmacovigilance de Besançon vous a présenté un rapport faisant suite au rapport présenté en juin 1993 devant la commission nationale de pharmacovigilance qui concernait les effets indésirables de l'Isoméride recueillis par l'ensemble des centres régionaux de pharmacovigilance entre novembre 1985 et le 1er décembre 1992. Certains de ces cas se retrouvent forcément dans votre étude. Ce rapport signale dans ses annexes un certain nombre de cas d'HTAP. Pour quatre cas, il était mentionné expressément que ces personnes avaient pris du Mediator.
M. Lucien Abenhaïm. - Je n'ai pas eu ce rapport.
M. François Autain, président. - C'est dommage car vous auriez appris que certains malades qui prenaient de la fenfluramine prenaient aussi du Mediator. Les patients sont identifiés par des numéros pour respecter leur anonymat. Je pourrai vous communiquer ce rapport.
M. Lucien Abenhaïm. - Quelle est la date de ces cas ?
M. François Autain, président. - Entre novembre 1985 et le 1er décembre 1992.
M. Lucien Abenhaïm. - Donc aucun cas ne pouvait faire partie de notre étude. Notre étude a commencé en décembre 1992 pour les cas collectés et diagnostiqués après.
M. François Autain, président. - Si vous aviez eu connaissance de ce rapport et l'aviez lu, vous auriez découvert que des patients exposés aux fenfluramines prenaient aussi du Mediator.
M. Lucien Abenhaïm. - Pourquoi ne m'a-t-on pas demandé de prendre en compte le Mediator dans mon étude puisqu'il s'agissait d'un sujet de préoccupation ?
Pourquoi ces cas ne sont-ils pas rapportés dans le rapport subséquent de 1995 du centre régional de Besançon, qui fait l'ensemble des cas précédents et, dans son enquête sur l'Isoméride de 1995, ne signale qu'un seul cas ?
Ces enquêtes ne m'ont jamais été remises car je réalisais une enquête indépendante.
M. François Autain, président. - Pourtant vous assistiez à cette réunion.
M. Lucien Abenhaïm. - Je suis venu présenter mon étude.
M. François Autain, président. - Nous poserons ces questions à M. Imbs qui était le président de cette commission.
Il s'agissait là encore d'une occasion de prendre connaissance du lien entre le Mediator et les fenfluramines, puisqu'il était prescrit en même temps qu'eux, peut-être comme antidiabétique. J'utilise ce mot car le professeur Alexandre dit encore aujourd'hui que le Mediator n'est pas un anorexigène mais un hypoglycémiant mal étudié.
M. Lucien Abenhaïm. - Qu'il s'agisse d'un anorexigène ou non, si c'est une fenfluramine, ce dont plus personne ne doute vraiment aujourd'hui et qu'il n'y a pas des métabolites contrariant son action, il demeure une cause définitive de l'HTAP, que j'ai fait inscrire par l'OMS. Il reste à savoir si l'effet antidiabétique ou hypotriglycéridémiant justifiait ce risque. J'en doute fortement. Un produit qui crée une pathologie probablement mortelle, pouvant l'être ou entraînant un traitement à vie, lorsqu'on le laisse sur le marché, c'est qu'il remplit un besoin médical non satisfait, et je ne crois pas qu'on avait d'autres options que le Mediator.
La seule raison pour laquelle vous pouvez conserver sur le marché un produit connu comme ayant des risques mortels reproductibles, c'est lorsqu'il s'agit du seul traitement connu pour la maladie en question. Or ce n'est pas le cas du Mediator.
M. François Autain, président. - Manifestement la prescription simultanée d'une fenfluramine et du Mediator aboutissait à l'augmentation de la dose de fenfluramine, car cela aboutit à la production de norfenfluramides qui est leur métabolite commun.
M. Lucien Abenhaïm. - Il est possible que ce rapport ait été présenté devant moi. On l'avait pour d'autres produites : car on me l'a demandé pour le Prozac et les autres amphétaminiques, car il y avait le précédent de l'animorex. Cependant personne ne m'a demandé d'analyser si le Mediator présentait un risque. J'étais alors au Canada. J'ignorais que le Mediator faisait partie de cette famille de médicaments.
M. François Autain, président. - C'est un problème vraiment franco-français à part quelques pays méditerranéens. Encore une occasion ratée ! Nous essaierons d'éclaircir cette énième énigme avec les principaux protagonistes. Nous auditionnons M. Iimbs, alors président de la CNPV.
Mme Marie-Christine Blandin. - A la question de M. Le Menn, vous avez répondu avoir confiance en les agents de la DGS. Vous nous avez raconté le revirement brutal de la FDA. Nous avons connu un cas similaire en France avec l'Afssaps le 24 avril 2000 puisque l'agence a refusé une demande d'AMM comme antidiabétique de premier rang. Un recours a été rejeté le 11 septembre 2000. Or en juin 2001, l'AMM devient un adjuvant du régime du diabète à surcharge pondérale, comme le voulait Servier. Des agents de la DGS surveillent-ils des comportements étonnants de ce type ?
M. François Autain, président. - Je signale à Mme Blandin que la DGS est membre de droit de la commission d'AMM.
M. Lucien Abenhaïm. - A la différence du Redux, nous n'avions aucun moyen en 2000 de savoir que le Mediator était lui-même à l'origine d'HTAP.
Mme Marie-Christine Blandin. - C'est le revirement qui m'interroge.
M. Lucien Abenhaïm. - Les agents de la DGS n'avaient aucun moyen de savoir que ce médicament était une fenfluramine créant des HTAP et des valvulopathies.
Mme Marie-Christine Blandin. - Il est visible qu'une pression des laboratoires a fait changer d'avis les experts.
M. Lucien Abenhaïm. - N'ayant pas assisté à cette réunion, je ne peux pas savoir ce qui a eu lieu. Suite à l'affaire du sang contaminé, la DGS a été privée, à mon avis à juste titre, de ses moyens d'intervention sur l'autorisation de mise sur le marché, sauf en situation d'urgence. Ils ne se prononcent pas comme experts, dans un processus qui doit être indépendant du pouvoir politique et de l'administration. Je continue de penser que l'indépendance de l'autorisation de mise sur le marché de la DGS et du politique est un bon système.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Il nous a été dit par les laboratoires Servier que « lorsqu'on administre la fenfluramine ou la dexfenfluramine (composé parent), elles représentent environ 60 % des composés circulants, les 40 % autres circulants étant la norfenfluramine. Si vous prenez du benfluorex, ce dernier ne circule pas au niveau plasmatique en tant que tel mais est métabolisé en trois ou quatre métaboliques circulants. La norfenfluramine ne représente alors que 10 % des composés circulants. Par conséquent la différence majeure tient au fait que le benfluorex ne donne pas naissance à de la fenfluramine. Dès lors la fenfluramine et la norfenfluramine sont tous deux porteurs de l'activité pharmacologique, alors que pour le benfluorex la norfenfluramine ne représente qu'environ 10 % de l'exposition plasmatique de l'ensemble des métaboliques, qui sont d'une autre nature. » Etes-vous d'accord avec cette déclaration ?
M. Lucien Abenhaïm. - Je ne suis pas pharmacologue. Toutefois je me méfie des pourcentages : sur combien de milligrammes portent-ils ? Je crois avoir vu que dans le cas de l'Isoméride, on parle de 30 % de 30 à 40 mg, et pour le Mediator de 10 % de 150 mg, c'est-à-dire au total la même quantité dans le sang, auquel cas l'argument est spécieux. Je vous invite à interroger le professeur Bégaud, qui est un excellent pharmacologue.
M. François Autain, président. - J'aurais tendance à être d'accord avec vous. Nous lui poserons évidemment la question.
En France, votre étude IPPHS a eu pour effet de restreindre considérablement la prescription des fenfluramines, la vente du produit en France ayant été pratiquement divisée par dix. Cependant ce médicament n'a pas été retiré du marché. Or aux Etats-Unis, le médicament a été mis sur le marché en dépit de votre étude. Je ne comprends pas pourquoi un pays comme la France n'a pas retiré ce médicament du marché malgré les nombreux cas d'HTAP signalés. Or lorsque ce médicament est retiré du marché aux Etats-Unis, après n'avoir été prescrit que pendant un an, il est retiré trois jours après en France.
M. Lucien Abenhaïm. - Il a été retiré dans le monde entier.
M. François Autain, président. - L'Isoméride était toutefois majoritairement prescrit en France. Pourquoi a-t-il fallu que les Etats-Unis retirent ce médicament du marché pour que la France agisse de même ?
M. Lucien Abenhaïm. - On entendait beaucoup dire à l'époque qu'il y avait un bénéfice de ce produit. L'HTAP est une maladie rare : elle survient chez deux personnes sur 500 000 et, dans notre étude, nous montrions que, sous fenfluramine, le risque pouvait être de 1 sur 10 000 ou 1 sur 20 000. Tandis que les valvulopathies sur lesquelles les produits ont été retirés en septembre 1997 avaient des pourcentages rapportés entre 1 % et 30 % parmi les personnes qui les prenaient. Donc, c'était considéré comme un phénomène très rare, comme le choc anaphylactique dans la pénicilline, imprévisible comparable à des réactions immunologiques compensées par des « bénéfices » en termes d'obésité. A l'époque, de savants calculs ont été effectués aux Etats-Unis et, en France, de grands experts, dont certains encore actifs, affirmaient que le bénéfice dans le traitement de l'obésité compensait le risque de la maladie mortelle qu'était l'HTAP, très rare, tandis que pour les valvulopathies, ce modèle ne fonctionnais plus du tout puisqu'on parlait de 1 % à 30 % des personnes. Même s'il a été démontré ensuite que le chiffre de 30 % était faux, la proportion de 1 % était déjà trop élevée, alors qu'il y avait des millions d'utilisateurs.
Personnellement, je n'étais pas convaincu de l'argument de la rareté de l'événement. J'ai alerté la FDA sur le risque qui pouvait être plus important que le bénéfice. On peut perdre du poids pour de mauvaises raisons, y compris quand on est malade. Or à l'époque nous n'étions pas entendus ; les Etats-Unis vivaient les débuts de l'épidémie d'obésité, ce qui créait une grande peur. Pour notre part, nous sentions que, avant les valvulopathies, les choses commençaient à sentir le « roussi » pour le produit. Dans la surveillance que nous menions, des cas apparaissaient : pour le premier cas, la firme a été condamnée à 1 milliard de dollars d'indemnisation de la victime, notamment avec des dommages punitifs du fait des pressions que nous avions subies. Il y a eu un règlement hors cour.
Tout le monde avait peur d'une épidémie d'hypertension artérielle pulmonaire primitive semblable à celle qui avait eu lieu en Suisse. Mon maître, Paul Montastruc de Toulouse, disait toujours que « si vous voulez savoir si un produit a des effets secondaires, regardez la bourse ».
M. François Autain, président. - Le Vioxx en est une illustration.
M. Lucien Abenhaïm. - Les valvulopathies auraient dû porter le coup de grâce, y compris au benfluorex.
M. François Autain, président. - Par conséquent, vous pensez qu'on aurait dû suspendre le produit dès 1995, plutôt que de restreindre les prescriptions ?
M. Lucien Abenhaïm. - Je n'étais pas décideur mais expert à l'époque. Pour conserver notre crédibilité, nous devions nous prononcer sur la science et non sur la décision.
En 1995 même, le rapport bénéfice-risque ne me semblait pas évident.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez mentionné le cas d'un patient souffrant à la fois de valvulopathie et d'HTAP. Peut-on en conclure que les fenfluramines permettent de montrer un lien de causalité pour les deux maladies ?
M. Lucien Abenhaïm. - A mon sens, il ne fait aucun doute que les fenfluramines sont la cause des deux maladies. Les valvulopathies présentent des membranes blanches qui sont typiques de la fabrication de sérotonines. La causalité est encore plus claire qu'avec les HTAP, car on a quasiment une signature moléculaire.
M. François Autain. - Nous pourrions en dire autant du benfluorex.
M. Lucien Abenhaïm. - Si le benfluorex produit vraiment de la fenfluramine dans les mêmes quantités, nous n'avons pas à nous poser la question. C'est au moins une question de précaution en matière de santé publique. J'ai déjà pris l'argument des études sur le tabac, dont les premières ont été faites aux Etats-Unis sur du tabac blond, mais elles s'appliquaient aussi aux Gitanes et aux Gauloises. Nous n'avons pas besoin d'avoir exactement la même molécule pour savoir si le risque existe ou non.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Lorsque vous êtes arrivé à la DGS, pour vous, il n'y avait aucune fenfluramine sur le marché ?
M. Lucien Abenhaïm. - C'est ce que je croyais et ce que l'on a bien essayé de faire croire à tout le monde. Croyez-vous que si j'avais su que des fenfluramines étaient commercialisées en France, j'aurais publié en 2000 l'étude SNAP dans un article indiquant que les fenfluramines créent une maladie mortelle tout en étant à la DGS ? Il faudrait être sacrément inconsistant ou inconscient.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Comment améliorer la réactivité du processus décisionnel en cas d'effets secondaires graves ? Comment améliorer le dispositif de pharmacovigilance et la politique du médicament ? Je viens de découvrir une nouvelle catégorie de produits, les produits thérapeutiques annexes (PTA), qui ne sont pas sans créer des problèmes.
Comment faire en sorte que nos concitoyens retrouvent confiance dans le médicament, dont nous avons aussi besoin ?
M. Lucien Abenhaïm. - Le rapport Debré-Even vient de sortir. Pour la pharmacovigilance, je suis d'accord avec deux réserves. Il faut peut-être séparer la pharmacovigilance de l'AMM, dans une organisation empruntant aux méthodes épidémiologiques les plus avancées.
Mme Marie-Thérèse Hermange. - Ce que nous disions déjà en 2006, avec moins de succès médiatique.
M. Lucien Abenhaïm. - Il faut être un peu en avant des masses, et pas derrière. En outre, je suis d'accord avec le fait que les commissions sont pléthoriques et pas décisionnelles. Je suis plutôt pour un système d'administration forte, avec un certain nombre d'experts nommés pour un temps limité et des commissions volantes, sujet par sujet, pour qu'il n'y ait pas de conflits d'intérêts.
M. François Autain, président. - Ne peut-on pas avoir des experts sans liens d'intérêts ?
M. Lucien Abenhaïm - Des personnes sans aucun lien d'intérêts, en les réunissant quatre ou cinq à la fois, pendant un mois sur un problème particulier, c'est possible. Si vous avez vingt personnes réunies tout le temps, c'est trop facile de savoir où sont les conflits d'intérêts.
Cependant je ne suis pas d'accord sur le fait que seuls les médecins, surtout professeurs d'université, peuvent gérer ce type d'organisation. Je ne pense pas qu'ils constituent une garantie unique et suffisante. J'ai appris à la DGS que l'administration publique peut être de très haut niveau même sans être formée de médecins, du moment qu'elle fait travailler des experts. Je trouve enfin que le rapport ne développe pas assez l'aspect européen.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Faut-il réformer le système français de pharmacovigilance ou suffit-il de transposer la directive européenne en la matière du 15 décembre 2010 ?
M. Lucien Abenhaïm. - Sur la pharmacovigilance, après avoir eu de l'avance, la France a pris du retard en Europe ; il faut amener son système de pharmacovigilance au niveau européen.
La France a négligé de façon considérable la pharmaco-épidémiologie. Or c'est l'une des causes du problème.
M. François Autain, président. - Nous avons tout de même accompli des progrès en la matière. Deux études ont été réalisées, et une autre est en cours sur l'Avandia. La base de données dont nous disposons avec l'assurance maladie nous permettra de mener des enquêtes pharmaco-épidémiologiques pour peut-être détecter rapidement des effets indésirables.
M. Lucien Abenhaïm. - La base de l'assurance maladie est une source extrêmement importante, permettant d'établir des évolutions de risque. Il faut aussi mener des études de terrain de type pharmaco-épidémiologique pour établir les liens de causalité.
Il faut se garder de penser que l'assurance-maladie puisse offrir la base unique d'évaluation du problème.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - S'agissant de la pharmaco-épidémiologie et du lien de causalité, avez-vous le sentiment - comme cela nous a été dit lors de l'étude sur le Vioxx - qu'il faille modifier la norme à partir de laquelle un médicament est mis sur le marché ? Il nous a été expliqué que c'est une norme pasteurienne, alors que les médicaments mis sur le marché s'appliquent à des maladies chroniques. Faut-il changer la norme ?
M. Lucien Abenhaïm. - La France doit se battre aux plans européen et international pour faire en sorte que les évaluations des produits mis sur le marché soient considérablement renforcées, avec des acceptations temporaires, et tiennent compte des conditions réelles d'utilisation, et remettent ensuite en question l'AMM. Pour prendre l'exemple du Vioxx, j'ai refusé - et la France a été la seule à agir ainsi - de rembourser le Vioxx pendant un an et demi après les autres pays, avant de mettre en place un système d'évaluation et de prescription du produit, ce qui a contribué en France que les problèmes n'aient pas été les mêmes qu'ailleurs. Même quand un produit a fait l'objet d'une autorisation de mise sur le marché, la France a encore les moyens d'agir, sur les conditions d'utilisation et de prescription à travers sa politique de remboursement. Et cela a été fait depuis plusieurs années entre le comité économique des produits de santé (Ceps) et la DGS.
Au mois de novembre 2010, j'ai organisé un colloque international à Londres où les grandes agences européennes étaient représentées. Toutes ont mis en avant les atouts du système français sur l'accessibilité au médicament et son remboursement. Par exemple, on survit mieux au cancer en France. La méthodologie française n'est pas que mauvaise ! La France est un des rares pays ou l'on peut prendre immédiatement une décision sur soixante millions de personnes.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Comment peut-on améliorer le modèle ?
M. Lucien Abenhaïm. - La mise sur le marché d'un médicament doit être conditionnée à l'évaluation de son bénéfice et de ses risques réels, ce qui est déjà un peu le cas en France avec la politique de remboursement.
M. François Autain, président. - Pour ma part, je pense qu'il vaut mieux faire un examen pré-AMM et ne mettre sur le marché que des médicaments présentant un progrès thérapeutique. Entre 1999 et 2003, à l'Agence européenne du médicament, on a ainsi mis sur le marché des médicaments qui avaient subi des essais comparatifs pour plus de la moitié des produits. Je pense que nous devons nous orienter dans cette voie même si nous pouvons sans doute faire mieux.
Je vous remercie infiniment d'avoir répondu à nos questions.
Audition de M. Jean-Pierre Bader, professeur émérite, ancien président du Comité national de pharmacovigilance et de la commission du contrôle de la publicité, ancien conseiller au cabinet du ministre de la santé
M. François Autain, président. - Nous poursuivons cette audition avec M. le Professeur émérite Jean-Pierre Bader, ancien président du comité national de pharmacovigilance et de la commission du contrôle de la publicité. Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une diffusion audiovisuelle sur le site Internet du Sénat et sur Public Sénat.
Je vous demanderai de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits.
M. Jean-Pierre Bader. - J'ai eu beaucoup de liens mais je n'en ai plus.
M. François Autain, président. - J'ai souhaité vous auditionner car j'ai été très intéressé par votre rapport de 1995, et notamment les questions de mésusage du médicament et du rôle des visiteurs médicaux. Ce rapport est resté d'une grande actualité. Nous serions très heureux de connaître votre appréciation sur l'affaire du Mediator. Vous avez la parole.
M. Jean-Pierre Bader. - Je suis resté au cabinet de M. Poniatowski pendant plus d'un an avant de rejoindre le cabinet de Mme Weil. J'étais alors chef de service à Henri Mondor à Créteil. J'assistais à de nombreux congrès de gastro-entérologie. Je me suis fait un jour ridiculiser par un Américain de la Food and Drug Administration (FDA) qui m'a dit : « Vos dictionnaires de médicaments français sont un sujet de plaisanterie pour nous. » J'en ai parlé à Mme Weil qui m'a demandé de m'occuper immédiatement de ce problème. J'ai alors convoqué le responsable du Vidal. Les fiches des médicaments étaient jusqu'alors éditées dans le Vidal sans avoir été relues au préalable. Quinze jours après, j'apprenais qu'il avait vendu sa maison d'édition.
M. François Autain, président. - En quelle année cela s'est-il produit ?
M. Jean-Pierre Bader. - Cela date de 1977-1978. J'ai mis en place une commission qu'on a appelée la « commission Alexandre ».
M. François Autain, président. - On l'appelait aussi la « commission du dictionnaire ».
M. Jean-Pierre Bader. - On l'appelait plus précisément la commission de révision des dictionnaires du médicament qui comptait une vingtaine de collaborateurs et qui ne concernait pas que le Vidal. La commission de contrôle de la publicité est née au moment du deuxième passage de Mme Weil. J'étais président de la commission du contrôle de la publicité et du bon usage du médicament, et j'ai fait ajouter ces derniers mots au nom de la commission.
Le travail réalisé a été extraordinaire. Le climat a été complètement changé puisque les fiches étaient contrôlées par l'administration avant d'être publiées. Je me suis étranglé il y a quelques jours lorsque j'ai lu, dans le rapport Debré-Even : « Il y aurait un livre à écrire sur les erreurs, les mensonges et les dissimulations du Vidal noyés dans des détails sans intérêt et dont la fiche du Mediator est un exemple éclatant ». Mon conflit d'intérêts avec le Vidal, dont j'ai été un moment membre du conseil d'administration, fut extrêmement productif.
M. François Autain, président. - Le Vidal n'est pas en cause puisqu'il ne fait que retranscrire les fiches transmises par l'Agence du médicament. Toutefois, je m'étonne qu'il ne soit pas une seule fois fait mention des effets indésirables du Mediator de type cardio-vasculaire. Je trouve cela anormal.
M. Jean-Pierre Bader. - Monsieur Autain, j'ai la réponse à vos questions. Je dispose d'un graphique des événements qui se sont produits entre la mise sur le marché du Mediator (visa de 1974 et commercialisation en 1976) et son retrait.
Dès 1979, la « commission Alexandre » a presque complètement raboté la mission d'efficacité du produit avec des motifs très précis. Le médicament a perdu son indication « athérosclérose » et vu son indication « diabète et hypertriglycémie » réduite à « options ou propos aidants ». En 1987, la commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM) supprime l'indication « diabète » mais cela n'a pas été appliqué ! En 1999, la commission de transparence dit que c'est un SMR insuffisant. Rien ne se passe. Il faut donc attendre 2007 pour lire : « Les résultats de votre étude [étude Moulin] semblent montrer une efficacité sur l'hémoglobine qui est intéressée sur cette maladie. Néanmoins à ce jour aucune conclusion définitive ne peut porter sur cette efficacité. Toutefois, dans l'attente des réponses complémentaires et des résultats de l'inspection, aucun motif de protection de la santé publique ne s'oppose à ce que l'indication soit maintenue. »
En 2009, le produit est retiré du marché.
Jusqu'à présent, je n'ai abordé que l'efficacité de ce médicament et non la question de sa dangerosité qui n'a pas été évoquée initialement, sauf en Belgique. L'Isoméride a constitué une alerte très forte à la fin des années 1990 en raison de la parenté des molécules. Ensuite nous aurons connaissance des rapports Garattini en 1998 en Italie, Ribera en Espagne en 1999, Montastruc en 2007, puis Frachon et Iung en 2009.
Vous pouvez constatez un décalage entre le travail réalisé par la commission du contrôle de la publicité et la « commission Alexandre » dans les années quatre-vingt et les problèmes de dangerosité qui n'apparaissent qu'en 1998-1999 pour s'étaler entre 2004 et 2009.
Ce produit ne servait à rien mais on l'avait laissé sur le marché.
M. François Autain, président. - En 1999, nous avons connu deux alertes : la valvulopathie cardiaque de Marseille signalée par le docteur Chiche et l'hypertension artérielle signalée par les docteurs Simmoneau et Humbert du groupe hospitalier de Béclère.
Je déplore que ces signaux n'aient pas modifié le contenu du résumé des caractéristiques du produit (RCP) de l'année suivante concernant les effets indésirables du Mediator.
M. Jean-Pierre Bader. - Ces effets indésirables d'abord isolés ont fini par être regroupés.
M. François Autain, président. - Or, il aurait fallu savoir que l'on prescrivait de la norfenfluramine en prescrivant du Mediator, ce qui n'apparaissait pas non plus dans le RCP. L'identité du produit a été masquée.
M. Jean-Pierre Bader. - La volonté du laboratoire est évidente ! Le Mediator a été créé après le Pondéral. Certains même de mes amis se sont laissé influencer par le fait que ce médicament avait des effets métaboliques que n'avaient pas les autres anorexigènes.
M. François Autain, président. - Comment peut-on se laisser influencer ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne peux pas vous le dire en public mais j'ai mon opinion là-dessus.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Lors d'une conférence débat que vous avez donnée en février 1982 devant l'Association des cadres de l'industrie pharmaceutique (Acip), vous avez déploré le délai d'un an entre la constatation des dangers d'un médicament (en l'occurrence, la thalidomide) et son retrait du marché. Le dispositif actuel vous paraît-il plus réactif, une fois les effets indésirables constatés ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne peux pas dire que je suis satisfait de la manière dont on a traité ce médicament. Je cherche désespérément pourquoi il en a été ainsi.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quel est le système de contrôle à mettre en place pour améliorer le dispositif ?
M. Jean-Pierre Bader. - Il a fallu trente-cinq ans pour se rendre compte que ce produit avait une efficacité nulle. En outre, sa dangerosité aurait dû émerger dès la dangerosité connue de l'Isoméride, au plus tard à la fin des années quatre-vingt-dix.
M. François Autain, président - J'ai appris que le premier cas d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) lié au Mediator, en association avec d'autres médicaments, date de 1988.
M. Jean-Pierre Bader. - Il est certain que le problème de la dangerosité a été masqué. Il n'est pas suffisant d'identifier les responsables. Le professeur Alexandre est aujourd'hui cité par les médias comme le grand responsable. Il a été mon élève. Je ne comprends pas.
M. François Autain, président. - Il a persisté à dire que le Mediator n'était pas un anorexigène mais un « antidiabétique mal étudié ».
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne comprends pas. Je pense que l'explication est collective. Dans un éditorial de 1992 de la revue Prescrire, peu suspecte de sympathie pour l'industrie pharmaceutique, les années 1976-1981 sont présentées comme l'âge d'or du médicament, à la période où j'étais aux affaires ! Il y a ensuite eu une dégradation, avant que la création d'une agence ne soit vue comme la solution miracle. Mais il n'y a pas eu plus d'affaires réglées.
Les raisons tiennent aussi aux personnalités. Jean Weber était un homme rigoureux : avec lui, le travail ne se discutait pas.
Les décisions ont ensuite éclaté, avec la place croissante de la procédure européenne. Il y a eu une certaine perte d'efficacité du système.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur - La sécurité sanitaire est-elle une mission régalienne qui devrait relever d'une administration centrale, et non d'une agence ?
M. Jean-Pierre Bader. - Dans ses cinq premières années, l'Agence du médicament a bien fonctionné. Or lorsqu'elle fonctionne dans le cadre d'un ministère, il est impossible de recruter. Jean Weber et moi avons été les premiers à réclamer la création d'une plus grande structure permettant de recruter du personnel, comme aux Etats-Unis. Cet agrandissement a peut-être évolué vers le gigantisme ; nous sommes peut-être allés trop loin, puisque les structures décisionnelles ont éclaté. Mais seule une agence donne une certaine liberté, dans un système hiérarchisé.
La hiérarchie des décisions doit être vraiment équilibrée.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Comment appréciez-vous le rôle des « lanceurs d'alerte » et de revues indépendantes comme Prescrire qui, selon certains observateurs, ont suppléé les organismes de pharmacovigilance ? Faut-il leur conférer un statut ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne crois pas que le lanceur d'alerte puisse être le patient. Le malade n'est pas capable de juger de la corrélation entre un symptôme et un médicament. Sur la liste des soixante-dix sept médicaments sous surveillance, comment peut-il juger ? Cette liste était une maladresse totale.
M. François Autain, président. - Je suis d'accord avec vous. Toutefois, concernant la notification d'effets indésirables, pensez-vous que le patient puisse jouer un rôle ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je le pense, dès lors qu'un médicament est annoncé comme dangereux. Or, dans ce cas, on le retire du marché.
M. François Autain, président. - Jusqu'à présent, les patients n'avaient pas le droit de faire des notifications auprès de l'Afssaps ou du centre régional de pharmacovigilance. Or, ils auront bientôt ce droit en vertu de la législation européenne.
M. Jean-Pierre Bader. - Je suis plutôt conservateur. Je pense qu'il appartiendrait plutôt au médecin de lancer l'alerte.
M. François Autain, président. - Vous avez noté le problème de sous-notification chez les médecins.
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne pense pas que le patient soit un bon vecteur de l'alerte. Le lanceur d'alerte peut être le médecin généraliste mais cela prend du temps et il n'est pas toujours assez informé. En revanche, je pense que le médecin spécialiste a un rôle fondamental à jouer.
Pour ma part, j'ai géré une alerte, celle du bismuth, à la fin des années soixante-dix et j'ai dû faire périr un grand nombre de laboratoires qui ne produisaient que cela. Les neurologues ont vu apparaître les encéphalopathies, l'alerte étant venue de l'étranger, comme toujours. Je suis persuadé que le problème était dans le surdosage, mais nous n'avons pas fait dans le détail et le bismuth a été interdit.
Le spécialiste a une analyse plus fine que le généraliste. Il convient de généraliser la politique d'alerte. Je pense que tout le monde a sa part de culpabilité dans l'affaire du Mediator. Il y a eu une défaillance à toutes les étapes, outre le rôle d'un laboratoire sur lequel je ne reviendrai pas.
Je suis à l'origine de la création des départements de pharmacologie clinique et hospitalière qu'on pourrait relancer. Je pense qu'ils ne sont pas encore opérationnels.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Comment réagissez-vous aux propositions du rapport Debré-Even concernant la pharmacovigilance, à savoir la création d'une Agence nationale de pharmacovigilance ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne veux pas parler de ce rapport car je me suis étranglé en le lisant.
Ce rapport comporte beaucoup de vérités sur le comportement des laboratoires ou le financement de la presse médicale, mais aussi de nombreuses contre-vérités, parmi lesquelles celle que je vous ai citée sur le Vidal. Je pense que ce rapport sème la zizanie. Il ne nous facilite pas la tâche.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Aujourd'hui nous disposons de plans de gestion des risques qui nous permettent de mieux surveiller les médicaments nouveaux. De quels outils dispose-t-on pour les médicaments plus anciens ? A partir de quel niveau d'alerte un médicament doit-il être mis sous surveillance ? Par exemple, aujourd'hui l'Aspegic serait-il mis sur le marché ?
M. Jean-Pierre Bader. - Il faut faire la balance de l'efficacité et de la dangerosité. Le retrait doit être immédiat et massif pour un produit à efficacité faible ou nulle, pour lequel on dispose d'autres thérapeutiques.
Il faut réfléchir à l'organisation des alertes. Il faut persuader les généralistes de s'intéresser à ce problème et les rémunérer à cet effet. Cependant je pense que les spécialistes seront toujours les détecteurs les plus précis.
M. François Autain, président. - Le rôle d'Irène Frachon souligne la place importante des spécialistes.
M. Jean-Pierre Bader. - Oui, pour le bismuth, il s'agissait des neurologues et pour la thalidomide des pédiatres.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Aujourd'hui, les retraits se font sur des études de cas individuels, plus difficiles à rassembler. Il faut démontrer le lien d'imputabilité. Comment remettre en cause cette distorsion ? Par une place accrue des études de cohorte dans le dispositif de pharmacovigilance par exemple ?
M. Jean-Pierre Bader. - Il y a d'abord eu l'identification d'un cas d'hypertension artérielle et d'un cas de valvulopathie. C'était des cas isolés avant que les études épidémiologiques ne donnent des chiffres élevés. Les études scientifiques doivent nécessairement être raffinées. Je me moque de savoir combien de morts ce produit a entraîné car je considère qu'un produit aux bénéfices marginaux doit être arrêté dès lors qu'il provoque la mort de deux personnes.
M. François Autain, président. - Je suis d'accord avec vous.
M. Jean-Pierre Bader. - Nous assistons à une véritable guerre des chiffres qui me met un peu mal à l'aise.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous savez que le RU 486 a provoqué des décès. Dès lors, pensez-vous que nous aurions dû le retirer du marché ? Existe-t-il certains médicaments pour lesquels les risques sont tus ?
Je découvre aujourd'hui la nouvelle catégorie des produits thérapeutiques annexes (PTA) qui servent à mettre en place la politique de fécondation in vitro. Ils peuvent avoir un certain nombre de conséquences.
M. Jean-Pierre Bader. - Concernant le RU 486, je pense qu'il y a un risque. En revanche je n'ai pas de compétences particulières pour répondre aux autres questions.
Il faut prendre des décisions de bon sens. A l'heure actuelle, on a fait un tel charivari autour de ce dossier que les nouveaux documents ne font pas avancer l'affaire.
M. François Autain, président. - Il y aura peut-être d'autres documents qui reviendront sur le passé.
M. Jean-Pierre Bader. - J'ai connu Robert Debré qui a créé les centres hospitaliers universitaires (CHU). Cette fantastique réforme a bouleversé la médecine française. Cette réforme s'est construite dans le plus grand secret avant de faire l'objet d'ordonnances. Or j'ai l'impression qu'aujourd'hui, on fait d'abord éclater les problèmes.
M. François Autain, président. - C'est la démocratie directe, c'est moderne !
M. François Autain, président. - Dans votre rapport, j'ai lu des choses très intéressantes sur les visiteurs médicaux et les études de phase IV. Je souhaiterais vous interroger à ces deux sujets. A votre avis, est-ce que la situation a beaucoup changé depuis 1995 ?
M. Jean-Pierre Bader. - Vous allez me faire des copains dans l'industrie !
M. François Autain, président. - Vous êtes retraité ; il faut en profiter !
M. Jean-Pierre Bader. - Théoriquement, le visiteur médical peut aider. D'ailleurs la Sécurité sociale a créé son propre réseau de visiteurs. L'expérience de mon père me rappelle que le médecin généraliste est très solitaire. Le médecin a besoin d'un support. Cependant, il est vrai que l'aide apportée par les laboratoires est très orientée vers la vente de leurs produits, ce qui ne pose pas de problème lorsqu'ils sont efficaces. Mais ce sont surtout les produits ayant un bénéfice marginal qui sont encouragés.
M. François Autain, président. - M. Bouvenot, président de la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé, dit que les médicaments qui apportent une innovation majeure chaque année se comptent sur les doigts d'une main.
M. Jean-Pierre Bader. - C'est totalement vrai.
Le rapport Debré-Even dit la vérité sur un point : nous constatons en France une forte efflorescence des produits à bénéfice marginal.
M. François Autain, président. - Pensez-vous qu'une information qui émane d'un laboratoire est forcément promotionnelle ?
M. Jean-Pierre Bader. - Ce n'est pas forcément vrai. Toutefois, ils sont rémunérés sur le coefficient des ventes dans leur département.
M. François Autain, président. - Dans ces conditions, pouvons-nous imaginer que certains visiteurs médicaux de Servier aient présenté le Mediator comme un coupe-faim après le retrait de l'Isoméride.
M. Jean-Pierre Bader. - Monsieur le Président, vous êtes-vous demandé à quoi était due l'efflorescence de prescriptions hors autorisations de mise sur le marché (AMM) ? Elle tient à la véritable indication de ce médicament.
Nous avons tout de même diminué le nombre de visiteurs médicaux.
M. François Autain, président. - S'agissant des essais de phase IV, qui sont souvent confiés aux généralistes, estimez-vous qu'ils sont utiles et scientifiquement crédibles ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je les appellerais plutôt des essais post-commercialisation. A partir des essais qui ont précédé l'AMM, nous ne connaissons pas la totalité des effets que peut produire le médicament. Ces essais ne peuvent pas être conduits pour tous les médicaments car ils sont très longs et très coûteux.
M. François Autain, président. - Quelle connaissance avons-nous de l'ensemble de ces essais ? Elle est presque nulle. Votre avis sur la question a-t-il changé ?
M. Jean-Pierre Bader. - Je pense que nous avons fait quelques progrès.
M. François Autain, président. - Vous ne pensez donc pas que ces essais ont pour but d'obéir à des impératifs de politique commerciale.
M. Jean-Pierre Bader. - Je ne crois pas, ou du moins marginalement.
M. François Autain, président. - J'ai eu beaucoup de plaisir à vous entendre. Je vous remercie.
M. Jean-Pierre Bader. - Je souhaite que le travail que vous menez soit productif.
M. François Autain, président. - Nous espérons que nos propositions seront reprises.
Nous vous donnons rendez-vous fin juin ou début juillet pour la publication de ce rapport.
Jeudi 24 mars 2011
- Présidence de M. François Autain, président -Audition de M. Philippe Bas, président de l'Anses
M. François Autain, président. - Nous accueillons M. Philippe Bas, président de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). ministre de la santé et des solidarités en 2007, il avait dirigé le cabinet du ministre du travail et des affaires sociales de 1995 à 1997.
Publique et ouverte à la presse, cette audition fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel.
En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je dois vous demander si vous avez des liens avec l'industrie pharmaceutique ou des cabinets de conseil dans le domaine de la santé.
M. Philippe Bas, président de l'Anses. - Je n'ai aucun lien avec aucune entreprise, a fortiori avec une entreprise du monde de la santé.
Vous avez rappelé certaines des fonctions que j'ai exercées. J'ai été impliqué dans la gestion de la santé publique depuis que j'ai été directeur adjoint du cabinet de Simone Veil, ministre des affaires sociales de 1993 à 1995, puis directeur de cabinet de Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales de 1995 à 1997. J'ai été en charge de la santé pendant deux ans et ministre de la santé et des solidarités en 2007. Je n'ai néanmoins jamais participé en quoi que ce soit au dossier du Mediator.
M. François Autain, président. - Vous n'êtes pas le seul : ce médicament a évolué dans la solitude.
M. Philippe Bas. - Voilà peut-être l'une des raisons de ce grave accident sanitaire.
Il faut toutefois se garder de jeter le bébé avec l'eau du bain. J'ai connu la direction du médicament avant la création de l'Agence du médicament en 1993, je me souviens de ce qui existait avant l'Agence française du sang, et je vois avec le recul que le système que nous avons mis en place n'a cessé d'être conforté et que, malgré le drame du Mediator, il représente un progrès très important dans le système de sécurité sanitaire. Je mets donc en garde contre sa destruction au motif qu'il a révélé des éléments de faiblesse. Nos agences ont en Europe une très forte réputation et servent de référence sur bien des points. Certes, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) a une part de responsabilité, mais l'on aurait tort de tout lui imputer.
Le travail d'évaluation doit faire l'objet d'améliorations, surtout pour les autorisations de mise sur le marché anciennes. Ce médicament est passé entre les mailles du filet malgré des alertes nombreuses. Il y a là une défaillance. Il faut la corriger sans esprit de système car, à ne faire peser la responsabilité que sur l'expertise, l'on passerait à côté de beaucoup de choses. Autant sont utiles les déclarations d'intérêts, secrètes puis publiques, l'appel à candidatures pour éviter les cooptations...
M. François Autain, président. - On n'y est pas complètement parvenu !
M. Philippe Bas. - Autant il faut affirmer les règles de déontologie, autant il n'est pas possible, selon moi, de devenir expert sans une expérience du travail avec l'industrie pharmaceutique. Il sera plus fécond, après avoir renforcé les règles éthiques, de faire en sorte que l'évaluation soit contradictoire et transparente plutôt que, par excès de puritanisme, de refuser un lien avec l'industrie que l'on recherche dès l'université.
M. François Autain, président. - Sur le Mediator, il y a aussi une défaillance du politique. Les experts de la commission de la transparence ont fait leur travail entre 1999 et 2006 ; l'on n'a pas tenu compte de leurs avis. M. Mattei a bien expliqué qu'une fois qu'un médicament a été mis sur le marché, il était politiquement difficile de le retirer en cas de service médical rendu insuffisant. Mieux vaut donc agir en amont. Au-delà de l'indépendance de l'expert, il y va de la capacité ou de l'incapacité du politique à prendre la bonne décision.
M. Philippe Bas. - J'y venais. J'essayais de dire qu'on ne peut faire porter tout le poids de la responsabilité sur le processus de décision au moment de l'autorisation de mise sur le marché : il y a ensuite de nombreux carrefours avec des signalements. Ce n'est pas seulement le politique qui est défaillant.
M. François Autain, président. - Qui alors ?
M. Philippe Bas. - Vous avez cité la commission de la transparence, qui n'a pas dit que ce médicament était un « poison », mais que le service médical rendu ne justifiait pas sa prise en charge par la sécurité sociale, ce qui n'est pas le signalement d'un danger. Ici, la décision n'est pas de sécurité sanitaire, mais relève de la gestion de la sécurité sociale, afin que chaque euro dépensé soit un euro utile.
M. François Autain, président. - Je mettrai ce bémol : la commission de la transparence prend en compte les effets indésirables d'un médicament. Le Canard enchaîné a publié la communication faite aux membres de la commission de la transparence sur la toxicité de ce médicament ; celle-ci a ensuite estimé inacceptables les effets indésirables de ce médicament.
M. Philippe Bas. - Il s'agit d'un rapport entre le bénéfice et le risque. Tout médicament a des effets indésirables, ce qui n'est pas synonyme de toxicité.
M. François Autain, président. - Le paracétamol est toxique.
M. Philippe Bas. - Toute pharmacopée a des effets indésirables.
Il faut améliorer la qualité du processus d'autorisation de mise sur le marché afin que les mailles du filet soient aussi serrées que possible, mais ce n'est qu'une partie du travail, car le danger tient à la faiblesse de notre organisation de vigilance. Le signalement, le recueil et de celui-ci de son exploitation, voilà où a résidé surtout la défaillance, voilà ce à quoi il faut remédier sans déstabiliser l'Agence, mais, au contraire, en la confortant.
Le rôle de l'assurance maladie en matière de surveillance est insuffisant. Depuis 1993 et la convention sur le codage des pathologies, on n'a toujours pas d'exploitation au niveau national du lien entre le diagnostic et la prescription. Un médicament, qui est mis sur le marché dans le cadre des indications de son autorisation, peut être prescrit en dehors de celles-ci. Le Mediator avait une indication erronée, mais un produit peut être pertinent dans le cadre de son autorisation de mise sur le marché...
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - L'aspegic !
M. Philippe Bas. - ... et non dans d'autres cas.
Lorsqu'un médicament reçoit son autorisation de mise sur le marché, on estime son prix en fonction des indications et des quantités prévues : si les ventes étaient estimées à 100 000 et qu'on vend 400 000 boîtes, il convient de se demander pourquoi. On verra alors qu'il est prescrit pour d'autres pathologies et l'on se dira qu'il y a là une dérive dangereuse. On aurait évité beaucoup de victimes si l'on avait su faire cela. L'assurance maladie n'y parviendra jamais sans une forte implication du corps médical. Mais cela signifie, pour un médecin, que ses prescriptions, ses diagnostics soient vérifiés par des confrères. Or le corps médical, dont c'est le coeur du métier, ne l'a jamais accepté.
M. François Autain, président. - La loi existe pourtant depuis 1991.
M. Philippe Bas. - En effet. Nous avons achoppé sur les négociations conventionnelles.
M. François Autain, président. - Message transmis au directeur général de la Cnam, M. Van Roekeghem ! De nouvelles négociations vont commencer.
M. Philippe Bas. - Il faut le dire, il y a eu dans l'affaire du Mediator des médecins qui ont développé leur clientèle en se spécialisant dans la prescription de ce coupe-faim. J'ai reçu le témoignage de jeunes médecins qui avaient dû, à l'occasion de remplacements, mettre fin à ces pratiques.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez rappelé que vous n'avez pas vu passer le dossier du Mediator quand vous étiez aux responsabilités et, comme nous ne sommes pas des juges, je me concentrerai davantage sur les questions relatives à l'évaluation et au contrôle des médicaments. Compte tenu de votre fonction de président de l'Anses depuis janvier comme de votre expérience passée, quels enseignements tirez-vous du fonctionnement d'une agence sanitaire comme l'Afssaps ? Une agence a plus de moyens qu'une direction de l'administration, mais ne peut-on envisager un regroupement de ces moyens au sein d'une administration centrale ?
M. Philippe Bas. - Ce n'est pas la question primordiale. Je suis pragmatique, et je peux tout envisager. Cependant, il importe surtout de s'assurer de la compétence et l'indépendance des experts pour que la décision soit prise sur des fondements scientifiques, dans la collégialité et la transparence, et que les Agences régionales de santé, les médecins et l'assurance maladie convergent dans la vigilance. Cela dit, pour répondre à votre question, je préfère les agences parce que, dans l'organisation de notre Etat, chaque fois qu'on en a établi une, elle a reçu indépendance et moyens. Rien ne s'oppose en principe à ce qu'une administration reçoive ces moyens, cependant l'expérience est là.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Qu'est-ce qui a fondamentalement changé depuis l'époque de la Direction du médicament et de la pharmacie ? A-t-on, en prônant la création d'agences, simplement adopté un mode de pensée anglo-saxon ? Quelles réformes institutionnelles préconisez-vous ?
M. Philippe Bas. - Je préconise surtout de ne pas faire une réforme institutionnelle qui revienne sur le progrès important que représente la création de l'Afssaps reconnue partout en Europe comme une institution indépendante.
M. François Autain, président. - Pourtant, selon le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), l'Agence est « structurellement et culturellement en conflit d'intérêts avec l'industrie pharmaceutique ». Peut-être faut-il mieux assurer son indépendance...
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Faut-il réformer le fonctionnement interne de l'agence : par exemple, en ce qui concerne la publicité des travaux, le vote des décisions à la majorité ou par consensus ou les suites données aux opinions divergentes ?
M. Philippe Bas. - Je suis d'accord avec ces propositions, mais pas avec un changement institutionnel comme la suppression de l'agence. Le rapport de l'Igas ne se réduit pas à cette appréciation d'ordre politique et qui dépasse de beaucoup son mandat. Attention aux conflits d'intérêts, mais préservons l'expertise...
M. François Autain, président. - Un expert peut-il siéger dans une commission chargée d'émettre un avis sur le médicament d'un laboratoire avec lequel il a des liens d'intérêts ?
M. Philippe Bas. - Sans lien avec l'industrie pharmaceutique, il n'y a pas d'expertise possible, seulement des pharmacologues en chambre. Il est absolument nécessaire de connaître le travail de l'industrie car un travail de chercheur solitaire n'assure pas la sécurité sanitaire requise.
M. François Autain, président. - On peut imaginer qu'il y ait un temps entre le travail avec l'industrie et l'expertise. Le professeur Maraninchi, nouveau directeur général de l'Afssaps, ne sera-t-il pas plus indépendant dans la mesure où il n'a plus de liens avec l'industrie depuis cinq ans ?
M. Philippe Bas. - Il n'y a pas de doute là-dessus. Cependant, je ne veux pas que les experts soient en décalage par rapport à l'état de la recherche, que leur savoir ne soit pas le plus récent. C'est pourquoi je préfère des règles plus strictes afin de ne pas nous priver des meilleurs experts au prétexte qu'ils ont travaillé avec l'industrie. En outre, personne ne peut émettre un avis seul : j'insiste sur la collégialité, le dialogue entre experts sans lesquels une décision ne saurait être fondée scientifiquement. Ne nous laissons pas porter par un excès de puritanisme !
M. François Autain, président. - Le directeur de l'Afssaps n'a plus de lien avec l'industrie depuis cinq ans, celui de l'Haute Autorité de santé depuis deux mois et demi. Le premier aura plus de recul que le second.
M. Philippe Bas. - C'est le bon sens. Il faut faire attention à la collégialité, à la transparence et à la procédure contradictoire qui permettent le meilleur avis pour prendre la meilleure décision. Je suis d'accord pour l'expression des avis divergents mais je ne souhaite pas qu'on tarisse l'expertise : l'on peut relativiser sans disqualifier.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quel avis portez-vous sur les propositions du rapport Debré-Even ?
M. Philippe Bas. - Je n'en ai pas encore pris connaissance.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - La constitution d'un groupe réduit d'experts de haut niveau, bien rémunérés, protégés par un statut, en lieu et place du recours actuel à une multitude d'experts internes et externes souvent en conflit d'intérêts ?
M. Philippe Bas. - C'est une vision simpliste des choses. Nous devons avoir des experts de très haut niveau : c'est le premier impératif. Il est moins important qu'ils aient travaillé ou non en lien avec l'industrie. Le primat, c'est l'excellence de l'expertise ! Sinon on laissera passer des produits dangereux. La question des conflits d'intérêts est essentielle mais demeure seconde.
M. François Autain, président. - N'y a-t-il pas un lien entre les deux ?
M. Philippe Bas. - J'essaie de combiner ces impératifs sans exclure de bons experts et il y a pour cela des conditions éthiques.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Une commission indépendante des contrôles et de la méthodologie d'évaluation des essais cliniques est...
M. Philippe Bas. - ... une excellente proposition.
Mme Virginie Klès. - A quel niveau situez-vous le contradictoire dans la chaîne d'analyse et d'expertise ? Membre de la commission des lois, j'entends bien cela, pour la justice, en amont, mais au final le juge doit décider en toute indépendance. De plus, où placez-vous la barrière du conflit d'intérêts ?
M. Philippe Bas. - Rendre public tout conflit d'intérêts est un impératif absolu. Un intérêt fort peut conduit à exclure l'expertise, cela n'exclut pas une audition de la personnalité scientifique.
Il faut rendre publiques les opinions divergentes et prendre les décisions de manière indépendante. Ma position n'est ni noire ni blanche, parce que je pense qu'on doit préserver une expertise utile.
Mme Janine Rozier. - Comment améliorer le système en impliquant plus les médecins alors que, dans nos régions, nous manquons de généralistes ? Comment eux, qui travaillent 12 heures par jour dans leur cabinet, pourraient-ils en plus renseigner et alerter ?
M. Philippe Bas. - Il ne s'agit pas d'une mission facultative. Elle leur incombe déjà en cas d'empoisonnement par un médicament, et ce devoir déontologique passe avant une consultation pour le rhume des foins.
Elu du plus petit canton rural de la Manche, j'entends bien ce que vous dites sur les déserts médicaux. Les médecins sont submergés de tâches bureaucratiques. Il ne s'agit en l'occurrence que de signaler ce qui est grave. Le médecin de Brest...
M. François Autain, président. - Irène Frachon.
M. Philippe Bas. - ... a signalé le rôle du Mediator, mais n'a pas été écoutée, comme si elle était un praticien non compétent. Si le rôle du médecin est essentiel, l'Agence régionale de santé est-elle équipée par ailleurs pour accueillir les signalements, et l'assurance maladie pour évaluer l'adéquation des prescriptions aux diagnostics ? Non !
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Les pharmaciens pourraient contribuer à cette mobilisation avec le dossier pharmaceutique.
M. François Autain, président. - Et le dossier médical qu'on nous a promis en 2005 ?
M. Philippe Bas. - Cette idée est même antérieure. Le dossier médical personnalisé figurait déjà dans la réforme Juppé.
M. François Autain, président. - M. Douste-Blazy nous promettait une économie de 3 milliards d'euros en 2007.
M. Philippe Bas. - Je suis heureux que vous regrettiez qu'il n'ait pas été mis en place.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous en avons tous reçu un, sous forme papier, et nous l'avons tous classé.
Mme Marie-Christine Blandin. - L'Agence que vous présidez, l'Anses, est issue de deux organismes de culture radicalement différente, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), complaisante et même autiste - je pense au bisphénol -, et l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset), qui avait une culture d'écoute et comptait dans son conseil d'administration des représentants d'associations qui servaient de relais aux donneurs d'alerte. Je me félicite que ce soit également le cas de la nouvelle Agence. Le Grenelle a prévu une Haute Autorité de l'indépendance de l'expertise et de l'écoute des lanceurs d'alerte dont la forme n'a pas été définie. Le regard extérieur que proposerait un tel organisme vous semble-t-il intéressant ?
M. Philippe Bas. - Vous avez évoqué les cultures qui se rejoignent dans l'Anses. L'une des raisons pour lesquelles j'en ai accepté la présidence est la composition de son conseil d'administration. Celui-ci compte en effet cinq collèges : les représentants de l'Etat, qui, s'ils n'y sont pas les plus nombreux, y détiennent la majorité des voix, puisque l'agence fonctionne avec des subventions de l'Etat ; ceux des collectivités territoriales ; ceux des organisations non gouvernementales, agissant dans le champ de la consommation et de l'environnement ; ceux du monde de l'économie - ils ont leur légitimité - ; ceux du personnel enfin.
L'expression « lanceur d'alerte » pose question dans le cadre du conseil d'administration de l'agence. Les membres du conseil d'administration traitent des moyens ou du programme de travail, mais n'ont pas une qualification d'expertise. A tout le moins, un membre du conseil d'administration peut faire part d'une inquiétude et demander une étude. En tant que président du conseil d'administration, en de telles circonstances, je mets alors aux voix la proposition et fait part de la décision à la direction générale. Le programme de travail de l'Anses a été élaboré selon ce mode de fonctionnement après un travail préparatoire réalisé par des commissions où siégeaient les organisations non gouvernementales.
M. François Autain, président. - M. Hirsch, ancien directeur de l'Afssa, a indirectement porté une accusation contre l'Anses : « L'agence que j'ai dirigée il y a quelques années a récemment publié un rapport sur les régimes amaigrissants : il n'y a pas eu un mot sur les pilules amaigrissantes ! Or, le président de ce comité d'experts est payé par les quatre plus gros laboratoires pharmaceutiques : même s'il est honnête, comment voulez-vous qu'il dénigre ses employeurs ? » Qu'avez-vous à répondre ?
M. Philippe Bas. - Je suppose qu'il est sûr de son information, que je ne possédais pas. En tout état de cause, un régime amaigrissant n'est pas un traitement amaigrissant. Notre agence n'est pas qualifiée pour évaluer les médicaments, il y en a une autre pour cela. Nous nous prononçons sur la qualité des épinards, pas sur les pilules.
M. François Autain, président. - Vous ne voulez pas le savoir ?
M. Philippe Bas. - Je ne crois pas que la confusion entre les missions des agences fasse progresser la sécurité sanitaire, sauf à créer une grande agence - tout peut se discuter.
M. François Autain, président. - J'avais essayé de traduire dans la loi une recommandation du rapport élaboré par le Sénat en 2006 : « Médicament : Restaurer la confiance » en interdisant le financement de la formation médicale continue, pardon !, du « développement professionnel continu » par les laboratoires. Vous m'aviez répondu que leur participation était indispensable.
M. Philippe Bas. - Pourriez-vous lire ma réponse dans son intégralité ?
M. François Autain, président. - J'avais déposé un amendement pour modifier le code de la santé publique. Mon amendement visait à ne plus permettre à l'industrie pharmaceutique de financer la formation médicale continue. Le rapporteur avait émis un avis défavorable. Pour que les choses soient claires, je vais vous donner lecture du Journal officiel de cette séance :
« M. Alain Vasselle : En voilà une bonne idée ! (Sourires.) Je suis surpris que le Gouvernement n'y ait pas pensé plus tôt. Voilà la solution qui permet de diminuer d'autant l'impact de la taxe de 1,96 % sur le chiffre d'affaires !
« Ainsi, on ferait faire aux laboratoires une économie de 1,1 % sur leur chiffre d'affaires! Mais pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt, monsieur le ministre? M. Autain veut rendre service aux laboratoires ! Mais comment allons-nous dorénavant financer la formation médicale continue ?
« Pour l'instant, ce sont les laboratoires qui contribuent à ce financement. Que proposez-vous, monsieur Autain ?
« Plus sérieusement, dans le cadre de la réforme de l'assurance maladie, nous avons prévu une charte de la visite médicale. Je ne sais pas où on en est, mais elle a fait l'objet de discussions et de négociations avec les laboratoires et doit entrer en application ; elle devrait donc bientôt porter ses fruits. Grâce à la mise en oeuvre de cette charte, disposition que vous n'avez d'ailleurs pas votée lors de l'examen du projet de loi relatif à l'assurance maladie, nous devrions atteindre l'objectif que vous poursuivez, monsieur le sénateur. Vous empruntez donc une autre voie pour aboutir au même résultat.
« Considérant que cette charte répondra à vos attentes, nous estimons que votre amendement est satisfait. Aussi, je vous demande de bien vouloir le retirer; à défaut, la commission émettra un avis défavorable.
« M. le président : Quel est l'avis du Gouvernement ?
« M. Philippe Bas, ministre délégué : Le Gouvernement partage en tous points l'avis que M. le rapporteur vient d'exprimer. Monsieur le sénateur, vous avez déploré tout à l'heure le fait que nous ne vous ayons pas demandé de retirer votre amendement, laissant entendre que vous l'auriez fait si nous vous l'avions demandé. Au vu des explications qui viennent de vous être apportées, nous vous demandons donc instamment de bien vouloir retirer l'amendement n° 213.
« En effet, la participation de l'industrie pharmaceutique à la formation des prescripteurs est indispensable, et pas seulement pour des raisons financières. Nous avons d'ailleurs eu tout à l'heure un débat sur les modalités de progression de la recherche et du développement de nouveaux médicaments.
« M. Bernard Murat : Exactement !
« M. Philippe Bas, ministre délégué : Pour que ces médicaments soient prescrits à bon escient, il faut que les laboratoires puissent rendre compte des essais thérapeutiques et des recherches qui justifient les indications des médicaments. Il est donc nécessaire que l'industrie pharmaceutique participe à la formation continue, à condition toutefois qu'elle respecte scrupuleusement toutes les règles déontologiques. Je puis vous l'assurer, nous y veillons, notamment dans le cadre de la charte de la visite médicale que M. le rapporteur a fort opportunément évoquée »
Cette lecture est un peu longue, mais éclaire mon propos.
M. Philippe Bas. - Le rôle de l'industrie pharmaceutique dans la formation médicale continue est très important et je comprends que votre amendement ait été rejeté à l'époque. S'il s'agit de passer d'un système à l'autre, il ne suffit pas d'abolir le système antérieur, il faut prévoir et organiser la suite, après concertation.
Il n'est pas indispensable d'interdire toute participation de l'industrie pharmaceutique à la formation médicale continue. Les médecins doivent être tenus au courant des nouveaux médicaments mis sur le marché. Bien évidemment, les informations délivrées doivent être de qualité. Le système mérite d'être réformé, amélioré, mais sans exclure la participation des laboratoires ou des pharmaciens qui ont procédé aux essais thérapeutiques. Je ne pars pas du principe que tout laboratoire pharmaceutique a des intentions criminelles ou des intentions économiques qui absorbent la totalité des motivations de ceux qui travaillent pour la mise au point des médicaments.
M. François Autain, président. - Je vous rappelle qu'une directive européenne considère qu'une information qui émane d'une entreprise est de la publicité. Je vous ferai parvenir des extraits de cette directive.
M. Philippe Bas. - J'en serai heureux : elle fera progresser ma réflexion.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous avons une mission de contrôle, mais nous devons également faire des propositions afin de redonner confiance dans le médicament et dans l'expertise.
Pensez-vous que des problématiques sanitaires pourraient être tues pour des raisons économiques, financières ou idéologiques ? On sait ainsi que le RU486 a tué au moins une personne, mais nul n'en a parlé, car c'est toute une politique de santé publique qui serait remise en cause. Or, dans l'affaire du Mediator, j'entends dire que, même si un seul patient était mort, il aurait fallu le dire.
J'ai découvert récemment les « produits thérapeutiques annexes » pour tout ce qui concerne la fécondation in vitro. Or, ces produits ne sont pas contrôlés.
Ne risque-t-on pas demain d'avoir d'autres affaires similaires à celle du Mediator ?
M. Philippe Bas. -Toute décision en matière de sécurité sanitaire doit être précédée de l'information la plus complète, la plus objective et la plus contradictoire possible, de sorte qu'on puisse la justifier aux yeux des Français. Il est toujours plus facile d'inquiéter que de rassurer. La mission d'une agence n'est de faire ni l'un, ni l'autre, mais de dire la vérité. C'est ainsi qu'on peut justifier les décisions qui sont prises. Il ne faut pas croire que le risque zéro soit atteignable : il n'existe pas de médicaments sans contre-indications. Tout est dans le bon usage : il faut respecter la dose et le traitement.
Il ne faudrait pas que, sous le coup de l'émotion, on retire un médicament ayant donné lieu à un ou plusieurs accidents, alors que, ce faisant, on priverait des dizaines de milliers de patients d'un traitement indispensable. Il y a toujours une balance à faire entre le risque et l'avantage pour les malades. Si l'explication n'a pas lieu, nous serons tous emportés par la vague de l'émotion à chaque fois qu'un évènement sanitaire surviendra.
Vous citez un exemple que je ne connais pas : je ne puis donc me prononcer.
Il est très important de toujours distinguer la conviction que l'on peut avoir sur l'utilisation d'un produit utile pour la santé ou pour des raisons liés aux moeurs, et les risques sanitaires qu'il fait encourir. La chape de plomb n'est jamais la bonne solution : il faut tout mettre sur la table.
M. François Autain, président. - Je vous remercie pour votre témoignage.
Audition de M. Antoine de Beco, président de la Société de formation thérapeutique du généraliste
M. François Autain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec M. Antoine de Beco, président de la Société de la formation thérapeutique du généraliste (SFTG). Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et sur Public Sénat. En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, pouvez-vous nous indiquer si vous avez des liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant dans ces domaines ? Votre société de formation est-elle financée ou a-t-elle des liens d'intérêts avec des laboratoires pharmaceutiques ?
M. Antoine de Beco. - Je n'ai aucun lien avec l'industrie pharmaceutique et la SFTG non plus.
M. François Autain, président. - C'est extraordinaire parce que vous tranchez par rapport à l'ensemble des sociétés savantes qui reçoivent des aides, parfois infimes, des laboratoires.
M. Antoine de Beco. - Je vous remercie de m'avoir invité en tant que président de la SFTG pour porter témoignage au sein de votre commission et vous parler de la formation professionnelle des médecins généralistes.
Je vais présenter la SFTG qui est l'une des sociétés scientifiques de médecine générale. L'affaire du Mediator révèle le besoin d'une formation médicale continue indépendante, notamment pour les généralistes. Une telle formation peut exister, mais les obstacles à son développent sont nombreux. L'histoire de la SFTG et les nuages qu'elle voit poindre à l'horizon légitiment son inquiétude.
La SFTG a été créée en 1977 : elle a pour objet la formation médicale continue et l'amélioration de la qualité des pratiques des professionnels. Ses actions s'appuient sur une charte dont les grands axes sont les suivants : développer la compétence scientifique, humaine et sociale du médecin généraliste, renforcer son rôle d'acteur de santé publique, enseigner et former, fonctionner dans l'indépendance et la transparence, dans le respect de l'éthique des droits et de l'intérêt des patients. La SFTG est indépendante de l'industrie des produits de santé pour son fonctionnement, et dans ses interventions elle est indépendante de toute structure syndicale, universitaire ou commerciale. Enfin, la pluridisciplinarité est prônée : recherche, formation continue, amélioration des pratiques en médecine générale ne peuvent se concevoir qu'en lien étroit avec les autres disciplines scientifiques, humaines et sociales.
Un des champs d'intervention principaux de la SFTG concerne la formation médicale continue : son but essentiel est de former les médecins pour le bénéfice des patients et de la santé publique.
La SFTG a créé des groupes locaux de formation ou d'échanges de pratiques tant en province qu'en région parisienne, dans lesquels des médecins se retrouvent une fois par mois pour travailler sur un sujet préparé par des membres généralistes du groupe ou pour réfléchir sur leurs pratiques. Des médecins généralistes ou spécialistes d'organes sont invités à participer dans le cadre de la formation professionnelle conventionnelle à des séminaires de formation d'une ou de deux journées. Ces formations sont un lieu d'échange et de partage d'informations. Les experts intervenants doivent garantir la qualité, la validité et l'indépendance de leurs informations. Nous nous attachons à ce qu'ils soient des acteurs de terrain : experts médecins généralistes associés, dans la même équipe d'intervenants, à des experts spécialistes libéraux ou hospitaliers, à d'autres professionnels de santé ou du secteur social et, parfois, à des représentants des sciences humaines. Nous exigeons toujours des experts qu'ils déclarent leurs conflits d'intérêts. Les interventions sont discutées avec l'organisateur de la formation, membre de la SFTG, qui veille au respect des principes de notre charte.
Nous avons organisé plusieurs colloques pour ouvrir des pistes de réflexion, et nous avons eu l'honneur d'en tenir deux au Sénat. Nos derniers colloques se sont intitulés : « Le pivot du système de soin », « L'indépendance de l'expertise médicale », « La course à la dénomination commune internationale (DCI) : à vos marques, prêt, partez ! », « Les Etats généraux de la formation médicale continue : construire une charte éthique de la formation médicale continue (FMC) », « L'information santé des patients », « Le médecin, le patient et l'environnement : quelles informations pour agir ? ».
M. François Autain, président. - Qui finance ces colloques ?
M. Antoine de Beco. - Ils sont financés sur fonds propres.
M. François Autain, président. - Comment se fait-il que les autres sociétés savantes n'y parviennent pas ? Pour un simple buffet, elles sont obligées de s'adresser aux laboratoires. J'ai entendu des experts me dire que, sans le concours de l'industrie pharmaceutique, ils ne pourraient jamais se rencontrer.
M. Antoine de Beco. - L'indépendance a un coût et nous n'avons pas la prétention d'être extrêmement nombreux, mais d'autres sont peut-être encore plus rigoureux, comme la revue Prescrire.
M. François Autain, président. - Je ne comprends pas que votre exemple ne soit pas suivi. Il faudrait faire comme vous pour renforcer l'indépendance de l'expertise et des médecins.
M. Antoine de Beco. - Nous avons créé avec des partenaires le collège de la médecine générale qui tente de s'organiser autour de ces principes.
J'en reviens aux colloques que nous avons organisés : il y transparaît l'intérêt de la SFTG pour le respect des patients, la passion de la santé publique et l'exigence de l'indépendance. Nous proposons toujours à nos participants et à notre public de faire une lecture critique des informations disponibles : une telle lecture s'apprend et c'est un outil indispensable pour les médecins, tant sont nombreuses les informations qu'ils reçoivent. Les patients doivent également se familiariser avec la lecture critique dans ce monde de communication multiple. Les jeunes générations d'étudiants y ont accès par quelques formations en faculté de médecine. Ce n'est sans doute pas par la visite médicale, la publicité ou la presse médicale, hormis Prescrire, que ce sens de la lecture critique est encouragé.
La SFTG travaille depuis plusieurs années sur l'aide que l'informatique peut apporter au suivi des patients et à la stratégie thérapeutique : ces travaux ont été menés exclusivement avec de l'argent public obtenu en répondant à des appels d'offre de recherche. Ces travaux ont donné lieu à des rapports et à des publications. En partenariat avec la Haute Autorité de santé, la SFTG a piloté l'élaboration de recommandations pour l'hygiène au cabinet médical et pour la prise en charge de patients souffrant d'insomnies en médecine générale. Enfin, la SFTG est fortement impliquée dans le congrès national annuel de médecine générale et dans le collège de médecine générale créé en 2010.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Que pensez-vous des informations qui étaient à la disposition des médecins généralistes prescripteurs pour connaître la nature du Mediator, notamment son caractère anorexigène ? L'information disponible permettait-elle d'opérer le rapprochement entre benfluorex et anorexigènes ?
Comment appréciez-vous les prescriptions du Mediator hors autorisation de mise sur le marché (AMM) ? Ont-elles été fréquentes et se justifiaient-elles au regard de la situation des patients ?
Ce sont les spécialistes, plus que les généralistes, qui ont signalé les effets indésirables du Mediator : dans quelle mesure les médecins généralistes pouvaient-ils connaître et signaler les effets indésirables dus au Mediator ?
M. Antoine de Beco. - La formation en pharmacologie dans les facultés était extrêmement pauvre à mon époque. Le concept de bénéfice-risque des médicaments y était peu enseigné. De plus, les médicaments sont connus sous leurs noms de marque et non sous leur dénomination commune internationale (DCIS). Les médecins généralistes qui s'intéressent à la thérapeutique ont pu être sensibles au nom de benfluorex, mais pas à celui de Mediator qui n'éveille pas l'attention de la même façon. La revue Prescrire développe une rubrique sur les suffixes, les segments clés, qui met en éveil, mais tout le monde ne lit pas cette revue.
En plus, les médecins ne reçoivent pas les mêmes messages et je ne suis pas certain que la visite médicale des laboratoires Servier expliquait que le Mediator était un anorexigène, mais je ne puis en dire plus, étant donné que je ne reçois pas de visiteurs médicaux.
M. François Autain, président. - Mais comment faites-vous pour vous informer ? On vient de nous dire que cette visite est indispensable !
M. Antoine de Beco. - Je ne sais pas s'il s'agit d'une information. En tout cas, il ne s'agit certainement pas d'une formation. Cela s'apparente peut-être plus à de la publicité.
M. François Autain, président. - Vous pouvez retirer le « peut-être »...
M. Antoine de Beco. - Lorsqu'un médicament nouveau est mis sur le marché, un médecin généraliste en a-t-il besoin immédiatement ? Certainement pas, sauf peut-être pour traiter quelques maladies orphelines. Certaines revues, comme Prescrire, vont en parler rapidement et le médecin généraliste sera informé. Si la visite médicale consiste à me faire un rappel sur des produits que j'utilise déjà, j'ai d'autres façons de m'informer.
M. François Autain, président. - Recevez-vous Le Quotidien du médecin ?
M. Antoine de Beco. - Oui, sans y être abonné, et comme quantité de médecins. Je reçois aussi Impact médecin et Le Panorama du médecin. Je lis ces revues en diagonale, en tant que président de la SFTG, car j'ai besoin d'y apercevoir les lignes de force qui y sont développées, mais je ne les lis pas pour l'information médicale.
M. François Autain, président. - Vous recevez ces journaux de façon permanente ?
M. Antoine de Beco. - Oui. Je suis installé depuis vingt-six ans et je ne me suis jamais abonné.
M. François Autain, président. - Ce que vous dites contredit ce que M. Kouchner nous a affirmé : d'après lui, il procède à des abonnements tournants : il envoie pendant quelques semaines un journal à des médecins et, si ces derniers ne s'abonnent pas, il change de praticiens.
M. Antoine de Beco. - Je suis peut-être persona grata, mais je n'ai pas toujours été président de la SFTG. Sans doute, certains jours je ne reçois pas tel ou tel journal, mais il n'y a jamais d'interruption prolongée.
Pour revenir sur l'histoire de la SFTG, il y a une trentaine d'années, les plus anciens se réunissaient avec des pharmacologues de la Pitié Salpêtrière pour recevoir ensemble les visiteurs médicaux : l'expérience n'a pas été concluante et ils ont décidé de se former autrement. En l'absence de formation pharmacologique correcte, nous sommes dans un rapport qui n'est pas favorable à la capacité de compréhension et de discrimination du médecin. Pour moi, la visite médicale n'est pas indispensable.
Pour ce qui est de la prescription hors AMM, elle peut trouver sa place dans certains domaines particuliers, mais je doute qu'il en soit ainsi pour un anorexigène. Les anorexigènes ne résolvent pas le problème de l'obésité qui est extrêmement difficile et douloureux pour des malades qui sont parfois rejetés par la société. En 1979, le Vidal parlait pour le Mediator d'hyperlipidémie et d'hypertriglycéridémie. En 2009, la définition est devenue : « adjuvant du régime adapté chez le patient diabétique ». Si j'avais lu cette définition dans le Vidal, j'aurais sans doute été plus prudent dans l'utilisation de ce médicament. Mais c'est en même temps très tentant : il n'y a pas beaucoup de médicaments qui font maigrir les diabétiques. Une des grandes difficultés chez le patient diabétique, c'est qu'il prend du poids au fur et à mesure de sa pathologie. Si on lui administre de l'insuline, il va encore prendre du poids. On est alors tenté de lui donner un médicament qui va le faire maigrir.
Pour la fréquence des prescriptions hors AMM, la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) pourrait vous répondre.
Les médecins généralistes sont en permanence soumis à des demandes discutables : il faut savoir dire non, mais le dire, cela prend parfois toute une consultation. Un clic de souris ou prendre son stylo pour rédiger une ordonnance, cela ne prend que quelques secondes. De plus, les médecins généralistes reprennent souvent des prescriptions établies par des spécialistes. Il est extrêmement difficile de refuser un renouvellement, surtout que les spécialistes jouissent d'une aura plus grande que les généralistes.
M. François Autain, président. - Les généralistes sont des spécialistes !
M. Antoine de Beco. - Certes, mais pas des spécialistes d'un organe.
Les traitements sont souvent prescrits en sortie d'hospitalisation, avec les médicaments disponibles dans la pharmacie de l'hôpital. Ils ne sont pas en DCI et ils ne sont pas forcément les moins chers. Bref, les médecins généralistes ne sont pas dans une position facile.
Vous avez dit que les spécialistes avaient plus alerté sur les effets indésirables du Mediator que les médecins généralistes. Certes, mais cela est compréhensible : les cardiologues concentrent les échographies et les chirurgiens cardiaques détectent les anomalies. Les diagnostics de valvulopathies atypiques ont été établis par des spécialistes, et c'est bien normal. Les médecins généralistes ne peuvent qu'entendre un souffle cardiaque, constater l'essoufflement, suspecter un trouble valvulaire : ils adressent alors le patient au spécialiste.
De plus, si la déclaration d'effet indésirable est obligatoire, elle est aussi bénévole. Il faudrait trouver des modes d'indemnisation des médecins, constituer des réseaux de pharmacovigilance, former les médecins généralistes afin qu'ils puissent déclarer les effets secondaires, avoir des médecins qui surveillent les molécules qui sont mises sur le marché. Mais la pratique actuelle de la médecine ne facilite pas ce type d'évolution.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pensez-vous que la loi « anti-cadeaux » de 1994 a été efficace ? Comment assurer une plus grande indépendance de la formation médicale continue vis-à-vis des industries pharmaceutiques ?
Participez-vous aux Assises du médicament ? Qu'en attendez-vous pour les généralistes, pour le système de santé et pour les patients ? Notre but est de redonner confiance dans les médicaments.
M. Antoine de Beco. - Certes, mais la liste des soixante-dix sept médicaments a paniqué certains de nos patients.
La loi « anti-cadeaux » a réduit un peu les abus : il n'y a plus de pots de départ à la retraite payés par les laboratoires, il n'y a plus de séminaires couplés avec des voyages en Mer rouge. Ces pratiques existaient, mais comme je n'y participais pas, je ne puis les décrire.
M. François Autain, président. - Je tiens à votre disposition des exemples qui contredisent ce que vous dites... Tous les colloques n'ont pas lieu à l'Assemblée nationale ou au Sénat...
M. Antoine de Beco. - Les groupes locaux de la SFTG s'autofinancent, la formation continue est financée dans un cadre conventionnel avec un organisme de gestion. Mais le prix de l'indépendance, c'est aussi une grande insécurité : quand il y a des crises conventionnelles, il n'est pas aisé de poursuivre des actions de formation continue. Nous sommes également confrontés aux contraintes économiques de la sécurité sociale. La signature de conventions bipartites avec les représentants de la profession peut faire l'objet de discussions, mais elle me semble préférable au financement par des acteurs ayant un intérêt direct.
Pour l'instant, dans le cadre conventionnel, il y a moyen de réfléchir aux thèmes de formation qui vont être développés.
J'en viens aux Assises du médicament : la SFTG n'a pas été invitée : elle n'y participe donc pas. La représentante de la SFTG qui participe à la commission ministérielle de suivi du Mediator à la demande de la direction générale de la santé prend forcément sur son temps de travail et de congés, sans être rémunérée. La notion de temps est essentielle : la démographie médicale est ce qu'elle est, et nous n'allons pas abandonner nos consultations. Il n'est pas simple de participer à de multiples réunions. Il est cependant très enrichissant de se retrouver entre collègues. Médecin généraliste est un métier très solitaire. Se retrouver avec d'autres, réfléchir à sa pratique, se rendre compte que l'on a les mêmes difficultés et tenter d'avancer ensemble dans notre connaissance, c'est indispensable pour éviter l'épuisement professionnel. Le taux de suicide dans la profession médicale est extrêmement élevé. C'est un métier où vous devez prendre plusieurs décisions par heure et, pour certaines, les conséquences sont importantes.
M. François Autain, président. - Il semble que les jeunes médecins soient de plus en plus attirés par l'exercice en groupe.
M. Antoine de Beco. - C'est vrai. Peu d'entre eux souhaitent s'installer en libéral : les jeunes médecins généralistes vont, pour beaucoup, dans les services de gérontologie ou dans les services d'urgence. En outre, ils préfèrent effectuer des remplacements pendant plusieurs années.
Des Assises du médicament, nous espérons des moyens pour une formation médicale continue indépendante et une réelle mise en oeuvre de l'obligation de formation.
M. François Autain, président. - Cela fait quatorze ans qu'on l'attend !
M. Antoine de Beco. - Il faudra là aussi trouver du temps et de l'argent, ce qui n'est pas simple. Si le prix de la formation continue pour tout le monde, c'est moins de formation pour ceux qui se formaient régulièrement, ce n'est pas vraiment acceptable. Nous espérons aussi que ces Assises déboucheront sur la possibilité de prescrire en DCI, grâce à des outils informatiques adaptés. A l'heure actuelle, je ne crois pas que cela soit possible. Si je tape la molécule amoxicilline au lieu de Clamoxyl, je me retrouve devant une liste considérable. Ce n'est pas ce que j'appelle prescrire en DCI, la multiplication des génériques rendant la situation encore plus compliquée.
Ces Assises devraient déboucher sur la mise en place d'un réseau de pharmacovigilance, d'une banque de données des médicaments indépendante de l'industrie, d'un dispositif de pharmacovigilance active basée sur les médecins généralistes. Elles devraient également prévoir des formations pour apprendre à dire non et s'appuyer sur les sciences sociales pour la formation des médecins.
M. François Autain, président. - Recevez-vous les délégués de l'assurance maladie ?
M. François Autain, président. - Vous ne recevez donc ni les uns, ni les autres. Comme les visiteurs médicaux, je ne suis pas certain que ces délégués soient formés à la pratique médicale.
M. Antoine de Beco. - Leur métier est celui de professionnels de la communication.
M. François Autain, président. - Vous appelez de vos voeux une banque de données indépendante de l'industrie pharmaceutique. Nous en avons parlé avec le directeur de l'assurance maladie : il existe une banque de données, Thesorimed, mais, quand elle est connue, elle n'est pas utilisée par les généralistes. Cette banque de données a été élaborée à partir de la banque Theriaque, et elle me semble répondre à vos attentes : elle est indépendante de l'industrie pharmaceutique, mais elle n'est pas utilisée. Pourquoi ?
M. Antoine de Beco. - Je ne la connais pas.
Nous travaillons de plus en plus avec des logiciels médicaux : la difficulté sera d'insérer cette banque dans les logiciels que nous utilisons afin de pouvoir prescrire.
Au début, on a marché sur la tête : de trop nombreux logiciels ont été créés. Il était difficile de communiquer, de se transmettre des informations, car ces logiciels n'étaient pas compatibles. Il risque d'en aller de même si l'on veut utiliser une banque de données médicamenteuse.
Au sein de la SFTG, un travail est mené sur cette question afin de mettre en place des tableaux de bord de suivi des patients ayant une pathologie chronique. La SFTG et la HAS tentent de mettre au point des langages communs entre les différents logiciels médicaux, mais les éditeurs de logiciels n'ont pas forcément intérêt à modifier leurs produits.
M. François Autain, président. - Utilisez-vous un logiciel d'aide à la prescription ?
M. Antoine de Beco. - Tout à fait. Il n'y en a qu'un qui soit agréé par la HAS.
M. François Autain, président. - C'est d'ailleurs assez étonnant, car cela fait six ans que la HAS s'en occupe.
M. Antoine de Beco. - Le logiciel agréé par la HAS et celui développé par la SFTG sont en lien et nous essayons de mettre en place le tableau de bord de suivi dont je vous ai parlé. Au sein du collège de la médecine générale, nous réfléchissons ensemble à ces questions importantes.
M. François Autain, président. - Je vous remercie.
Audition de M. Jean-Louis Imbs, ancien président du comité national de pharmacovigilance
M. François Autain, président. - Nous auditionnons maintenant le professeur Jean-Louis Imbs, qui fut président du comité national de pharmacovigilance (CNPV) pendant les années cruciales où l'on a perdu l'occasion de retirer le Mediator de la vente quand il en était encore temps. Cette audition, publique et ouverte à la presse, fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel pour diffusion sur le site internet du Sénat et, éventuellement sur la chaîne Public Sénat.
En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je dois vous demander de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou avec des organismes de conseil intervenant sur les produits concernant la santé.
M. le Professeur Jean-Louis Imbs, ancien président du CNPV - J'ai eu en effet des liens d'intérêts avec l'industrie pharmaceutique, que j'ai déclarés dans la déclaration publique exigée depuis plusieurs années par l'Afssaps. J'avais des liens avec le laboratoire Sanofi-Aventis. Mais je n'ai plus aucun de ces liens depuis trois ans. J'avais également déclaré à la Haute Autorité de santé un lien d'intérêt avec Servier, à l'occasion de la présentation du dossier d'un anti-ostéoporotique ; ce fut un lien très bref et d'ailleurs peu fructueux pour le laboratoire puisque, en matière d'amélioration du service médical rendu, ce produit obtint le classement 3 - sur une échelle de 5.
M. François Autain, président. - Lorsque vous étiez président du CNPV, aviez-vous des liens d'intérêts avec Servier ?
M. Jean-Louis Imbs - Non.
Je me présente. Je suis pharmacologue clinicien à la faculté de médecine de Strasbourg, j'ai été directeur de l'Institut de pharmacologie de cette faculté et directeur du service d'hypertension du CHU. Actuellement, je suis professeur de pharmacologie retraité.
Le réseau de pharmacovigilance français repose sur trente et un centres qui, bon an mal an, déclarent 20 000 effets indésirables, tous analysés. Ce réseau passe à la pratique de la pharmaco-épidémiologie, laquelle aurait dû être mise en place depuis des années, ce qui aurait peut-être modifié le devenir du Mediator.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous sommes une mission d'information, nous ne menons pas une procédure judiciaire. Nous avons un rôle de contrôle et d'impulsion d'une nouvelle politique du médicament.
Comment expliquez-vous que l'analyse des effets des fenfluramines par l'étude IPPHS n'ait pas conduit à interdire le Mediator ?
Le processus de prise de décision au sein de l'Afssaps est-il responsable du non retrait du Mediator ?
L'indépendance et la compétence des experts de l'Afssaps vous paraissent-elles pouvoir être remises en cause ? Une pétition circule où certains de ces experts s'inquiètent de voir leurs compétences livrées à l'opprobre de nos concitoyens.
Dans le cadre de vos activités de pharmacovigilance, avez-vous eu connaissance d'incidents concernant le Mediator, en France ou à l'étranger ?
M. François Autain, président. - Avez-vous toujours considéré le Mediator comme un anorexigène ?
M. Jean-Louis Imbs - Je n'étais pas au courant de cette pétition. Mais je souscris à son esprit. Le CNPV comprend des experts internes et externes. Les experts externes, dont j'ai longtemps fait partie, consacrent beaucoup de leur temps et de leurs compétences à l'analyse des dossiers. La liste des soixante-dix sept médicaments sous surveillance spéciale résulte de leur travail. Depuis environ dix ans sont venus s'adjoindre à eux des experts internes qui sont de plus jeunes collègues. La plupart des experts externes ont évidemment des contacts avec l'industrie pharmaceutique ; du fait qu'ils sont compétents, l'industrie a besoin d'eux.
L'étude IPPHS a marqué une étape à la fois pour la rationalité de la pharmacovigilance et pour le Ponderal et l'Isoméride. Elle a prouvé l'absolue nécessité de compléter la « notification spontanée » - les 20 000 notifications dont je parlais - par une démarche de pharmaco-épidémiologie. C'est cette démarche qui a permis de conclure formellement au lien de causalité entre la prise de ces fenfluramines et l'apparition d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). A l'époque, il n'était pas encore question de lésions des valves cardiaques ; cette complication n'a été mise en évidence que plus tard, avec une observation venue de la Mayo Clinic aux Etats-Unis.
M. François Autain, président. - L'étude IPPHS a été réalisée à l'époque où vous étiez président du CNPV, entre 1992 et 1995. Quel rôle ont joué les centres régionaux de pharmacovigilance dans la fourniture des cas-témoins ? Une enquête du centre de Besançon avait détecté onze cas d'HTAP dont était responsable l'association des fenfluramines et du Mediator. Ces cas ont été intégrés dans l'étude IPPHS. Je m'étonne que le Professeur Abenhaim et les membres du Conseil scientifique n'aient pas vu la responsabilité du Mediator. Pourquoi n'a-t-on rien vu ?
M. Jean-Louis Imbs - A l'époque le poids de la responsabilité des fenfluramines était tel que celle du Mediator est passé inaperçue.
Personnellement, je ne considérais pas ce produit comme un anorexigène. L'information n'est venue qu'après l'enquête de Besançon montrant que de la norfenfluramine était libérée par le métabolisme du benfluorex.
M. François Autain, président. - En tant que pharmacologue, vous saviez que le Mediator avait comme dénomination commune internationale « benfluorex » et que le suffixe « orex » désigne les anorexigènes ?
M. Jean-Louis Imbs - On aurait dû y penser. Mais au moment de l'étude IPPHS, le Mediator n'était pas perçu comme un anorexigène fenfluraminique, alors qu'il mène à partir d'un comprimé de 150 mg à une concentration ou une libéralisation de norfenfluramine qui est équivalente à celle que l'on peut obtenir avec l'Isoméride. Cela n'était pas connu.
M. François Autain, président. - Pourquoi ?
M. Jean-Louis Imbs - Je pense que Servier n'a pas donné toutes les informations nécessaires. Le métabolisme du médicament n'était pas connu sur le plan quantitatif. La quantité de norfenfluramine n'a été documentée que plus tardivement.
M. François Autain, président. - C'est étonnant car, dès les années 70, le Professeur Le Douarec, qui a travaillé pour Servier, disait - et avant même sa mise sur le marché - que le benfluorex était un anorexigène puissant. Cela a été complètement oublié.
M. Jean-Louis Imbs - Non, pas complètement oublié. Le rapport de Besançon fait allusion au risque de libération de norfenfluramine. Mais son effet était considéré comme minime et ne donnant pas lieu comme observation à une HTAP primitive liée au seul benfluorex.
M. François Autain, président. - Au fond, vous n'avez pas eu une démarche proactive.
M. Jean-Louis Imbs - Non, vous mettez là le doigt sur un manque de l'action de pharmacovigilance initiale et je suis persuadé que c'est une occasion perdue, en raison de multiples causes.
M. François Autain, président. - Qui sont les responsables ? Y en a-t-il ?
M. Jean-Louis Imbs - Il y en a. Comment ne pas le penser ?
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Que pensez-vous de ces propos d'un responsable des laboratoires Servier :
« Lorsque vous administrez de la fenfluramine ou de la dexfenfluramine, le composé parent, elle représente environ 60 % des composés circulants, les 40 % autres circulants étant de la norfenfluramine. Si vous prenez du benfluorex, ce dernier ne circule pas au niveau plasmatique en tant que tel: il est en effet métabolisé en trois à quatre métabolites circulants, la norfenfluramine ne représentant que 10 % des composés circulants. Ce qui fait la différence majeure, c'est que le benfluorex ne donne pas naissance à de la fenfluramine. Dans le cas de l'Isoméride, la fenfluramine est elle-même porteuse de l'activité pharmacologique, et donc en partie responsable de l'effet anorexigène. La fenfluramine et la norfenfluramine sont tous deux porteurs de l'activité pharmacologique alors que, pour le benfluorex, la norfenfluramine ne représente qu'environ 10 % de l'exposition plasmatique de l'ensemble des métabolites qui sont d'une autre nature. Le benfluorex ne donne pas naissance à la fenfluramine. Le rapport de l'Igas rappelle que l'effet anorexigène a été rapporté dans les études de pharmacologie chez l'animal. Mais il y a une différence majeure entre le métabolisme du rat et celui de l'homme pour ce qui concerne le benfluorex. Chez le rat, après administration de benfluorex, la norfenfluramine est le métabolite principal et est retrouvé en quantité très supérieure au métabolite S 1475 qui lui est le métabolite principal retrouvé après administration de benfluorex chez l'homme. Nous sommes donc dans un niveau d'exposition à la norfenfluramine différent et un ratio des composés circulants totalement inverse selon qu'on fait la pharmacologie chez le rat ou chez l'homme. Cela permet de comprendre pourquoi, chez le rat, on est capable de mettre en évidence, à des taux d'exposition élevés de norfenfluramine, une activité de type anorexigène, alors qu'on ne le constate pas chez l'homme ».
M. Jean-Louis Imbs - Cela fait partie de la politique de désinformation des laboratoires Servier.
M. François Autain, président. - Et vous n'êtes pas armés pour vous y opposer ? Je reconnais que ce sont d'excellents professionnels. J'admire qu'ils aient réussi à maintenir sur le marché pendant trente ans un médicament inefficace et dangereux... Les autorités sanitaires ont été incapables de contrer cette désinformation.
M. Jean-Louis Imbs - Je partage ce sentiment. Le rôle de la pharmacovigilance était d'analyser les observations communiquées et d'essayer d'y voir une relation de cause à effet. Ce n'est pas le CNPV qui prend les décisions de retrait. C'est le transfert d'information qui a pris trop de temps...
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Le cadre légal et jurisprudentiel imposant des certitudes scientifiques pour justifier le retrait d'un médicament vous semble-t-il trop contraignant ?
M. Jean-Louis Imbs - Question difficile. L'apparition d'une préoccupation avec les soixante-dix-sept médicaments soumis à surveillance spéciale ne signifie pas qu'il faille les retirer tous du marché. Il est difficile de prendre des décisions de retrait que nous voulons toujours fonder sur des relations de causalité démontrées. Avec l'étude IPPHS on a l'exemple de ce que doit faire la pharmacovigilance : ramasser les informations par des cas, les analyser et mener à une étude pharmaco-épidémiologique. C'est ce qui se met en place. Mme Frachon a bénéficié des études de cas brestois et français par une méthode mise en place par la pharmacovigilance de l'Afssaps. Il aurait été souhaitable qu'elle soit plus précoce. Mais la pharmacovigilance avait conclu - avec retard, certes - qu'un risque potentiel existait.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Que pensez-vous du débat entre les sources méthodologiques de Mme Frachon et celles de Mme Alperovitch ou du professeur Acar ?
M. Jean-Louis Imbs - Je ne vois pas à quoi vous faites allusion.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Que pensez-vous de la proposition de sortir le dispositif de pharmacovigilance du champ des compétences de l'Afssaps pour l'intégrer à l'InVS ?
M. Jean-Louis Imbs - J'ai peur que cela mette à mal un instrument qui fonctionne, au vu du nombre d'observations collectées et de la gestion des risques repérés. J'ai vécu la mise en place de ce réseau de trente et un centres régionaux. C'est un énorme travail et il serait dommage de jeter le bébé avec l'eau du bain.
Je suis frappé de constater que, dans tout cela, la chaîne complète du médicament n'est pas abordée. Certes la firme aurait dû fournir une information différente mais il y a aussi eu un dérapage dans les prescriptions du Mediator qui ont été faites hors AMM. Je n'en entends pas parler et j'aimerais comprendre pourquoi.
M. François Autain, président. - Là aussi, il est difficile de situer les responsabilités. Il y a eu un mésusage de ce médicament, dans des proportions allant de 10 % à 50 %. Les généralistes avancent qu'il était prescrit par les spécialistes et que, eux, ne faisaient que poursuivre. Nous n'avons pas encore auditionné les spécialistes. Il faut s'interroger : pourquoi tant de prescriptions hors AMM ? Il ne s'agit pas d'interdire celles-ci ; elles sont souvent utiles mais il faudra mieux les encadrer.
M. Jean-Louis Imbs - Et mieux former les médecins au médicament. Cette formation est tout à fait insuffisante !
Audition de Mme Geneviève Derumeaux, présidente de la Société française de cardiologie
M. François Autain, président. - En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je dois vous demander de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou avec des organismes de conseil intervenant sur les produits concernant la santé.
Mme la Professeure Geneviève Derumeaux, présidente de la Société française de cardiologie - J'ai effectivement des relations avec l'industrie pharmaceutique, notamment avec les laboratoires Servier, en tant qu'experte de l'échographie cardiaque dans le cadre de l'étude Regulate. J'ai obtenu des contrats de recherche subventionnés par les laboratoires Astra Zeneca, Trophos, Brams et Servier. Pour des invitations à des congrès scientifiques en France et à l'étranger, j'ai des relations avec Astra Zeneca, Sanofi Aventis, Metronic et Servier. Je suis également intervenue dans des symposiums financés par Boehringer Ingelheim, Sanofi Aventis, Toshiba, General Electrics, Metronic et Servier.
J'interviens aussi dans des symposiums non financés par l'industrie pharmaceutique. Les congrès organisés par la Société française de cardiologie ou par la Société européenne de cardiologie comportent des sessions qui, pour la plupart, ne sont pas financées par l'industrie. Celles qui le sont, sont identifiées de façon indépendante au sein de ces congrès. Le congrès de Stockholm de la Société européenne de cardiologie comporte une session financée par l'industrie, sans laquelle il ne serait pas possible de réunir 30 000 cardiologues européens.
M. François Autain, président. - Donc, sans industrie, pas de congrès ! Sans laboratoires, pas de Société française de cardiologie ! C'est inquiétant...
Mme Geneviève Derumeaux - Actuellement toutes les sociétés ont deux types de revenus. Les cotisations de leurs membres - 80 euros par membre pour la SFC - sont insuffisantes, si bien que l'essentiel de leurs ressources vient des congrès et des subventions pour des recherches. Je le déplore autant que vous, mais le terme d'« inquiétant » me semble excessif. Je partage votre préoccupation. Je suis présidente de la Société française de cardiologie depuis janvier 2010 et j'ai tout de suite eu conscience qu'il fallait travailler à rediscuter le mode de financement de toutes ces sociétés savantes qui doivent, ne l'oublions pas, se positionner au niveau international.
Ces congrès sont des lieux où l'on fait part de ses recherches et où les jeunes chercheurs peuvent débuter leur carrière en exposant leurs travaux. Ce sont aussi des lieux de perfectionnement et d'enseignement post-universitaire, où les cardiologues, libéraux ou hospitaliers, bénéficient de mises au point de la part d'experts internationaux. C'est donc un temps fort de la vie de ces sociétés.
M. François Autain, président. - La Société française de cardiologie n'a donc pratiquement pas de moyens en dehors de l'aide fournie par l'industrie pharmaceutique ?
Mme Geneviève Derumeaux - Nos moyens propres sont limités. Nous regroupons 4 500 des 6 500 cardiologues français, plus des chercheurs et aussi des paramédicaux. Faites la multiplication. Avec 80 euros de cotisation nous ne pourrions jamais organiser ces congrès.
M. François Autain, président. - Il n'empêche que, à en croire le professeur Philippe Lechat, que nous avons auditionné, votre société aurait financé l'étude Valide dont il était l'investigateur principal. Comment pouvez-vous financer de telles études ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Nous sommes en effet une des rares sociétés savantes à avoir développé une cellule Recherche et une cellule Registres. Nos revenus viennent de notre congrès et de subventions de recherche fournies par des laboratoires mais qui sont versées dans un pot commun.
M. François Autain, président. - Donc, ce sont les laboratoires qui vous financent ?
Mme Geneviève Derumeaux - Ils donnent des subventions qui ne sont pas consacrées à leurs recherches propres et qui se ventilent entre études et registres.
M. François Autain, président. - L'étude Lechat porte sur un médicament. Or, il a argué du financement de votre société pour ne pas la déclarer comme lien d'intérêt. C'était masquer la réalité ! En réalité, ce sont les laboratoires qui financent et, à ce titre, ne doit-on pas déclarer ses liens d'intérêts ?
Mme Geneviève Derumeaux - La question est légitime. Ces subventions sont données de façon globale à notre société qui promeut des études et ventile les dotations des laboratoires. Peut-être le professeur Lechat n'avait-il pas ce mode de fonctionnement en tête. C'est un pot commun.
M. François Autain, président. - C'est une sorte de « blanchiment » ?
Mme Geneviève Derumeaux - Non, notre commissaire aux comptes a la liste des subventions versées par les laboratoires, des lignes budgétaires où elles sont affectées, et la transparence est totale.
M. François Autain, président. - Il s'agissait en l'occurrence d'une étude sur l'enoxaparine et j'imagine que vous recevez des subventions de Sanofi Aventis. C'est une pure coïncidence... Ce laboratoire finance, par votre intermédiaire, une étude Valide. A ce titre, il fallait la mentionner dans une déclaration publique de liens d'intérêts.
Mme Geneviève Derumeaux - Je l'aurais certainement mentionnée. Mais il m'est difficile de prendre position sur les propos du professeur Lechat.
M. François Autain, président. - Oui, mais cela met en cause la société dont vous êtes la présidente. Nous prenons acte de vos réponses....
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Le Parlement a une mission de contrôle et d'évaluation des politiques menées. Nous ne sommes pas une instance judiciaire. Nous tentons seulement de comprendre, afin de mieux réformer ce qui doit l'être.
Le rapport de l'Igas « constate que, malgré les résultats de l'étude cas-témoin de Brest et ceux de l'étude Regulate, les laboratoires Servier, représentés par le professeur Geneviève Derumeaux et le professeur Philippe Ravaud, se bornent à demander une modification des résumés des caractéristiques du produit. La mission note que ces modifications sont proches de celles déjà évoquées dans la version du rapport révisé rédigé dix ans plus tôt par l'Italie en lien avec la France, qui soulignait déjà la nécessité de faire modifier les RCP. »
Comment réagissez-vous à ces affirmations ? Quels ont été vos premiers contacts avec le Mediator et quand avez-vous eu connaissance des premières alertes relatives aux risques qu'il comportait ?
En plus de l'étude Frachon, certaines sources méthodologiques ont été mises en cause, notamment celles de l'épidémiologiste le docteur Annick Alperovitch, et le professeur Christophe Acar s'est lui aussi interrogé sur la méthodologie employée.
Mme Geneviève Derumeaux - Lorsque l'étude Regulate a été initiée par les laboratoires Servier, en 2005 - je n'étais pas encore présidente de la Société française de cardiologie -, le professeur Moulin, principal investigateur de Regulate, m'avait demandé une étude sur la sécurité d'emploi cardiovasculaire du benfluorex comparée à celle d'un produit de référence utilisé contre le diabète, la pioglitazone. A cette époque, Servier m'avait demandé s'il était possible d'évaluer les risques d'insuffisance cardiovasculaire de cette pioglitazone et, donc, avait besoin d'une étude échographique - je suis échocardiographiste. J'avais répondu qu'une échographie cardiaque pratiquée pour apprécier la force de contraction du muscle cardiaque devait être absolument complétée par une étude sur les valves et sur l'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). A l'époque il y avait peu de littérature dans la presse médicale sur le benfluorex. Il y en avait en revanche beaucoup sur l'Isoméride - alors retiré du marché - et sur le pergolide, administré en cas de maladie de Parkinson mais nocif pour les valves cardiaques. Sur le benfluorex, la seule alerte que j'avais alors venait d'une étude espagnole mettant en évidence l'apparition d'une valvulopathie.
M. François Autain, président. - Et la valvulopathie de Marseille ?
Mme Geneviève Derumeaux - Je n'en suis informée que depuis que le Mediator a été retiré, en septembre 2009.
M. François Autain, président. - Vous considérez que l'imputabilité de cette valvulopathie est contestable ?
Mme Geneviève Derumeaux - Elle est fort probable.
M. François Autain, président. - C'est un progrès : dans vos déclarations au site The Heart Organ, vous disiez qu'elle n'était pas évidente.
Mme Geneviève Derumeaux - Je n'ai jamais eu le dossier de ce patient. Je connais très bien la rigueur du Dr Chiche et je lui fais confiance. Mais pour affirmer, ou non, l'imputabilité, j'ai besoin du dossier. Sinon, je ne peux vous répondre avec certitude. Ce n'est pas du tout de ma part une dénégation. Je me réfère simplement aux conclusions de la pharmacovigilance de l'époque, où ce n'était qu'une alerte ; je n'avais pas connaissance d'une notification.
M. François Autain, président. - Dans la même interview, vous disiez qu'au moment du retrait du Mediator, on ne disposait que de « quelques cas erratiques », alors que, en mai 1999, trente notifications de valvulopathie avaient été présentées !
Mme Geneviève Derumeaux - L'incidence de la valvulopathie est importante dans la population générale et elle l'est encore plus dans cette population en particulier, où elle peut aller jusqu'à 50 %. Surtout si ces patients prennent aussi en association d'autres produits ! Mais il ressort de mon étude une indéniable imputabilité. Il n'y a, à cet égard, aucune dénégation de ma part. Et les membres de la commission de pharmacovigilance de 2009, que j'ai interrogés m'ont dit que ma présentation de Regulate et des résultats des échographies cardiaques avait été déterminante dans le retrait du Mediator.
M. François Autain, président. - Je parle de ce qui s'est passé avant Regulate. Vous dites qu'à ce moment là on ne savait rien sur les valvulopathies.
Mme Geneviève Derumeaux - Je maintiens qu'il s'agissait de cas erratiques, compte tenu de la fréquence des valvulopathies dans une population qui y est particulièrement exposée.
M. François Autain, président. - Vous ne pensiez pas que c'était une alerte et que cela imposait autre chose qu'une énième étude qui a retardé de quatre ans encore le retrait du Mediator ?
Mme Geneviève Derumeaux - A l'origine, cette étude ne portait pas sur les valvulopathies et c'est moi qui ai insisté pour qu'elles y soient intégrées. J'ai été alertée, bien sûr ; sinon, on n'aurait pas fait une étude pour rechercher l'émergence des valvulopathies et des HTAP, la seule étude en aveugle qui montre que, après un an, l'émergence de valvulopathie est multipliée par trois dans le groupe Mediator par rapport au groupe Pioglitazone. Dans le rapport de la Cnam, et aussi dans l'étude Weill, le risque est aussi de l'ordre de 3. Donc, j'ai été alertée.
Cette étude aurait pu être négative si je n'avais considéré que les fuites dites significatives. Or j'ai insisté pour qu'elle englobe également les fuites dites triviales, qui constituent le signal.
Quand à la déclaration du Dr Chiche en 1999, n'ayant pas eu le dossier entre les mains, je ne peux que rapporter les « on dit »...
M. François Autain, président. - La valvulopathie de Marseille n'est pas une simple rumeur !
Mme Geneviève Derumeaux. - Je répète que je n'ai pas eu le dossier entre les mains. Sur les cas précis, je ne connais que les données de la littérature, à savoir le cas de Barcelone en 2003, et ceux de 2006 rapportés par des équipes françaises.
M. François Autain, président. - Vous n'accordez pas le même crédit à la valvulopathie de Marseille qu'à celle de Barcelone, qui a, elle, fait l'objet d'une publication ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Ce n'est pas une question de crédit. Vous me demandez si la valvulopathie de Marseille est imputable au Mediator ; je vous réponds que c'est fort probable, mais que je ne connais pas le dossier. Pour le cas espagnol, je peux le dire avec certitude, car les données ont été publiées.
M. François Autain, président. - N'existe-t-il pas de documents sur le cas marseillais ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Certainement, mais je ne les ai pas eus en main.
M. François Autain, président. - N'avez-vous pas cherché à vous les procurer ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Ce n'était pas mon rôle de requalifier les éléments rapportés dans les services de pharmacovigilance.
M. François Autain, président. - Vous vous êtes donc exprimée sur l'imputabilité d'une valvulopathie alors que vous n'aviez aucun élément en main ?
Mme Geneviève Derumeaux. - J'ai émis un doute du fait que je n'étais pas en possession du dossier.
M. François Autain, président. - J'attache beaucoup d'importance à cette première valvulopathie, qui a été contestée. Qu'un professeur comme vous, avec votre autorité, semble mettre en doute son imputabilité est très regrettable.
Mme Geneviève Derumeaux. - Je ne mets pas en doute l'imputabilité de la valvulopathie, je dis que je n'ai pas les éléments pour me prononcer. Vous me faites un mauvais procès !
M. François Autain, président. - Le 13 décembre 2010, vous dites que l'imputabilité de la valvulopathie de Marseille en 1999 n'était pas évidente et n'avait donc pas été retenue. Cela me paraît grave.
Mme Geneviève Derumeaux. - Je me faisais le porte-parole du comité de pharmacovigilance, qui avait analysé le dossier de Marseille ; je ne portais pas un jugement personnel. Vous considérez que j'ai pu imaginer qu'il n'y avait pas de lien entre le Mediator et la valvulopathie ; or ce lien, je l'ai démontré, tout en étant pourtant experte mandatée par Servier ! J'aurais pu dans mon étude ne parler que des fuites de grade 2, qui n'induisent pas de symptomatologie. Je pense avoir fait preuve d'une probité totale dans ma recherche et dans ma présentation des résultats. Je me suis livrée à une relecture indépendante de toutes les échographies, sans savoir à quel groupe appartenaient les patients.
Je regrette que les éléments à charge soient ressassés, tandis que l'on balaye un travail de fond, dont la rigueur n'a jamais été contestée, au motif qu'il n'aurait eu aucun impact sur la décision de retrait du Mediator, ou qu'il serait arrivé trop tard, et serait inutile. Cela me paraît injuste !
L'alerte date de 2003. Sans vouloir botter en touche, je rappelle que le Mediator n'était pas un produit de cardiologie. Il était essentiellement prescrit par des médecins traitants, voire des endocrinologues, souvent hors AMM.
En 2008, la Société française de cardiologie a tenu une session dédiée aux valvulopathies induites par les médicaments. Dès le retrait du Mediator, le site de la Société française de cardiologie relayait l'information. Étonnamment, malgré cette publication, malgré l'étude de suivi lancée dès 2009, l'information des cardiologues, notamment libéraux, n'a pas été patente, et n'a pas constitué l'alerte. C'est fort dommageable. Le président du Syndicat des cardiologues, qui a également relayé l'information auprès de la communauté cardiologique, a fait le même constat.
Parlant avec Mme Irène Frachon avant le retrait du médicament, en mars 2009, je m'étais étonnée de la sévérité des cas qu'elle rapportait. Je suis des valvulopathies au quotidien : le premier travail de l'échographiste est d'identifier une valvulopathie, d'en apprécier la sévérité et l'étiologie. En quinze ans d'exercice, je n'ai pas eu de signal de valvulopathie induite par ce traitement. J'ai indiqué à Mme Frachon que nous étions en train d'achever une étude de suivi ; par un hasard du calendrier, nous nous sommes retrouvées en 2009 dans la même session du Comité national de pharmacovigilance.
J'avais dit à Mme Frachon qu'il serait intéressant de reconduire son observation brestoise à l'échelle nationale, et je l'avais mise en contact avec le professeur Christophe Tribouilloy, président de la filiale d'échographie cardiaque de la Société française de cardiologie, pour aider à la diffusion de cette étude et au recensement de ces observations. Les résultats de l'étude ont colligé une quarantaine de cas, rapportés récemment. L'étude de suivi, lancée à la demande de l'Afssaps sur l'ensemble du territoire, donnera des informations factuelles sur un nombre beaucoup plus important de patients exposés au Mediator.
Vous m'interrogez sur des divergences entre experts sur la mortalité induite par le traitement par Mediator. Personne ne conteste qu'il y a eu des valvulopathies induites : sur ce point, aucune voix discordante. Mais l'appréciation de la mortalité induite peut être divergente, car une logique d'épidémiologiste se heurte à une méthodologie de clinicien. J'ai dit, après les déclarations de Servier, qu'il me paraissait indécent de restreindre la mortalité à trois décès. Un seul décès est déjà un de trop ! Il n'y a pas de bagarre, mais une discussion entre experts sur les méthodes de calcul, car on ne saura jamais combien de décès sont liées à cette molécule.
Il faudrait revenir sur la cohorte de patients rassemblés par la Cnam, permettre à des experts cardiologues de revoir les dossiers des soixante-quatre patients décédés et d'adjudiquer la mortalité sur une cause cardiovasculaire ou non ; de retrouver les données précises des échographies cardiaques, des chirurgies, voire des anatomopathologies. L'étude de suivi va apporter des informations importantes. Elle va éclairer la sévérité de cette pathologie, pour les patients et pour la justice. La logique épidémiologique, dont je ne nie pas la valeur, repose sur un nombre de patients potentiellement biaisé par des erreurs d'allocation ; cela mérite qu'on y revienne.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Estimez-vous adaptée la proposition de décembre 2009 de maintenir l'AMM du Mediator, après la parution des études Frachon et Regulate, en modifiant uniquement le résumé des caractéristiques du produit (RCP) ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Le rapport de l'Igas fait planer une ambiguïté. On y lit que « le laboratoire Servier, représenté par le professeur Ravaud et le professeur Derumeaux, propose une modification du RCP ». A aucun moment je n'ai proposé une modification de RCP ! Dès que nous avons pris connaissance des résultats préliminaires - début juillet, une photographie de la répartition des valvulopathies - nous avons immédiatement arrêté tout traitement par Mediator dans le service du Dr Moulin à Lyon, et mis en place un contrôle d'échographie. Je ne peux donc pas avoir proposé le maintien du Mediator par une modification du RCP !
M. François Autain, président. - Qu'avez-vous proposé ?
Mme Geneviève Derumeaux. - On ne me demandait pas de faire de proposition, pas plus qu'à Mme Frachon. J'ai présenté des résultats, de façon factuelle.
M. François Autain, président. - La Société française de cardiologie va-t-elle se pencher sur le suivi des patients soumis au Mediator ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Elle le fait déjà. Une étude, pilotée par le professeur Tribouilloy, a été mise en route dès 2009. Le professeur Tribouilloy a présenté les résultats de son centre d'Amiens et rassemblé les dossiers de différents centres, en vue d'une publication dans une revue européenne.
Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Estimez-vous, comme le propose le rapport Debré-Even, qu'il faille créer un corps d'experts internes indépendants ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Je n'ai pas de réponse. Il faut des experts indépendants pour évaluer, lors de la mise sur le marché du médicament, le service médical rendu et surtout l'amélioration du service médical rendu.
Si je partage largement le diagnostic du rapport Debré-Even, il ne me paraît toutefois pas souhaitable de tenir les experts éloignés du terrain, de la pratique et des patients...
M. François Autain, président. - Ce ne serait que pendant trois ans.
Mme Geneviève Derumeaux. - Cela me paraît énorme !
L'indépendance est un voeu pieu. Qui peut dire être totalement indépendant, n'avoir jamais eu de relations avec l'industrie, quand celle-ci finance les congrès ?
M. François Autain, président. - Le fait de participer à un congrès financé par l'industrie constituerait un lien avec celle-ci ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Je vous en ai décrit le fonctionnement.
En janvier 2010, déjà, j'ai demandé au comité d'éthique de la Société française de cardiologie de réfléchir aux relations avec l'industrie. On parle beaucoup de la relation entre médecins et industrie, j'entends même parler de relation « incestueuse », mais il ne faut pas oublier la place des patients. C'est un triangle. Il faut leur redonner la parole. Quel est leur désir d'innovation, donc de coût supplémentaire ? Aux politiques de ne pas nous laisser seuls face aux patients dans le choix du traitement. Les patients doivent continuer à être acteurs dans l'évaluation des effets secondaires.
Il n'y pas lieu de diaboliser ou de stigmatiser les relations entre les sociétés savantes et l'industrie, si elles sont transparentes.
M. François Autain, président. - Est-ce à dire que vous seriez d'accord pour que ces liens d'intérêts soient rendus publics ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Absolument. Ils sont d'ailleurs en ligne sur notre site. Je rappelle au passage que ceux qui animent la Société française de cardiologie sont tous bénévoles, c'est beaucoup de travail notamment pour préparer le congrès annuel.
Il faut revenir au pourquoi de la maladie. J'ai lancé dès le début de ma présidence un groupe de travail translationnel, de façon à faire travailler ensemble chercheurs et cliniciens ; j'ai organisé un congrès dédié à cette approche ; pour la première fois, les patients seront présents. A défaut d'indépendance, il faut assurer une transparence totale, et associer au mieux les patients à notre réflexion éthique. A titre d'exemple, j'anime une prise en charge de patients suivant une filière autour de l'insuffisance cardiaque, avec un parcours du patient, qui donnera lieu à une évaluation qualitative et économique par des chercheurs en sciences humaines et sociales.
Nous n'avons pas le droit, en tant que médecin, d'évacuer la question du risque lié au traitement. Ce risque est permanent, car un traitement efficace entraîne des effets secondaires.
Molécule mise sur le marché par Sanofi-Aventis, la dronédarone, commercialisée sous le nom de Multaq, a fait l'objet d'une alerte de la Food and Drug Administration (FDA) américaine, qui a recensé deux cas d'hépatite. Alors que nous étions en plein congrès européen, le site de la Société française de cardiologie en faisait Etat, avant même que l'Afssaps ne relaye le message.
M. François Autain, président. - Est-ce à dire que l'Afssaps n'est pas assez réactive ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Pas du tout. Je dis juste que je n'ai pas attendu les conclusions de l'Afssaps pour relayer celles de la FDA sur notre site.
M. François Autain, président. - L'affaire du Mediator a-t-elle changé les relations de la Société française de cardiologie avec les laboratoires Servier ?
Mme Geneviève Derumeaux. - Elle change la façon dont nous allons accepter la collaboration avec l'ensemble des laboratoires. Servier ne contribue que pour 15 % au budget de la Société française de cardiologie. Notre bureau va discuter aujourd'hui même des engagements proposés par Servier, de la participation aux symposia, des actions qu'il souhaite mener à nos côtés. Il n'y a pas lieu de diaboliser nos relations avec Servier, qui travaille sur des molécules prometteuses dans le domaine de l'insuffisance cardiaque. Nous serons très vigilants dans les propos tenus lors des symposia, s'agissant de toute communication au regard d'une autorisation de mise sur le marché.
M. François Autain, président. - J'ai observé que vos colloques hebdomadaires se terminent par un buffet offert par Servier. C'est le cas pour le colloque du 6 janvier 2011, auquel vous participiez, ou pour le séminaire du 25 janvier, qui se tient « avec le soutien des laboratoires Servier »...
Mme Geneviève Derumeaux. - Je vous ai indiqué les conflits d'intérêts que je pouvais avoir. Là, il ne s'agit pas de la Société française de cardiologie : ce n'est pas moi qui organise ces colloques. Ils se tiennent au sein de l'hôpital, et sont organisés par le pôle d'activité médicale ; à tour de rôle, certains laboratoires offrent en effet des sandwiches - pas grand-chose !
M. François Autain, président. - Raison de plus pour vous passer de leur aide !
Mme Geneviève Derumeaux. - Je transmettrai vos remarques aux organisateurs de ce pôle d'activité médicale. Si je voulais jouer à ce petit jeu, je rappellerai que le Club Hippocrate, qui rassemble députés et sénateurs, travaille avec le soutien de l'industrie du médicament, et de la Générale de santé, ce qui est plus inquiétant !
M. François Autain, président. - Vous aurez remarqué que je n'en fais pas partie.
Mme Geneviève Derumeaux. - Pour ma part, je suis attachée à 100 % au service public. Je n'ai jamais eu d'activité libérale, et n'en aurai jamais.
M. François Autain, président. - Je ne peux que vous en féliciter.
Merci pour cette audition, qui a été très intéressante.