Mercredi 2 mars 2011

- Présidence de M. Jacques Legendre, président -

Audition de Mme Anne-Marie Couderc, directrice générale de Presstalis

La commission procède à l'audition de Mme Anne-Marie Couderc, directrice générale de Presstalis.

M. Jacques Legendre, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Anne-Marie Couderc, directrice générale de Presstalis. Cette audition sera l'occasion de présenter à notre commission la profonde mutation que connaît la principale coopérative de messageries de presse en France, dans le cadre de la mise en oeuvre des préconisations du rapport de M. Bruno Mettling.

Le redressement financier de votre entreprise, accompagné par l'État, doit également s'analyser à la lumière d'une réforme plus vaste de la gouvernance de notre système de distribution de la presse. Il y a deux semaines, le ministre de la culture et de la communication a acté le principe de la création d'une Autorité de régulation de la distribution de la presse et s'est réjoui que la commission de la culture du Sénat conduise une réflexion en ce sens.

Il sera donc utile que vous nous donniez votre sentiment sur ces éléments de réforme afin de faire évoluer le système de diffusion de la presse en France.

Mme Anne-Marie Couderc, directrice générale de Presstalis. - J'ai succédé à M. Rémy Pflimlin au poste de directeur général de Presstalis, messagerie de presse anciennement connue sous le nom de « Nouvelles messageries de la presse parisienne » (NMPP). J'ai désormais en charge une entreprise qui évolue dans un secteur, celui de la distribution de la presse, exposé à de profondes mutations et des enjeux qui vont bien au-delà de problèmes purement industriels.

Ma nomination est intervenue dans un contexte particulier, au début de l'année 2010, au sortir d'une période de crises violentes qui ont affecté le secteur de la presse en 2009. L'économie des éditeurs de presse magazine et quotidienne s'en est trouvée profondément bouleversée. La distribution de la presse était déjà soumise à des évolutions importantes, notamment liées aux mutations technologiques de la diffusion de la presse sur les nouveaux médias.

Presstalis assure entre 75 et 80 % de la distribution de la presse. À la différence des Messageries lyonnaises de presse (MLP), nous transportons des flux particulièrement importants de presse quotidienne. Or, ce type de presse représente des contraintes considérables liées à la nécessité de servir, tous les jours, chaque point de vente du territoire métropolitain mais également à l'étranger. En matière de distribution de la presse quotidienne, il s'agit pour nous d'être présents, dès le matin, à l'ouverture des différents points de vente, ce qui suppose d'organiser un travail de nuit lourd.

Le système coopératif dans lequel s'inscrit Presstalis est régi par les dispositions de la loi « Bichet » de 1947, qui a connu jusqu'ici quelques aménagements mineurs sans jamais avoir été touchée dans ses principes fondamentaux. Notre messagerie est aujourd'hui détenue à hauteur de 51 % par des coopératives d'éditeurs de presse et de 49 % par le groupe Lagardère qui a succédé en propriété aux messageries Hachette. Compte tenu des difficultés financières majeures que nous avons connues en 2009 et des évolutions auxquelles nous devons procéder en 2010, le Premier ministre a chargé M. Bruno Mettling de dresser un état des lieux du secteur de la distribution de la presse et de formuler des préconisations en vue du redressement de notre entreprise. Cette démarche s'inscrivait dans la dynamique enclenchée par le Président de la République avec l'ouverture des États généraux de la presse écrite.

Le rapport de M. Bruno Mettling a permis, en mai 2010, de passer un accord entre, d'une part, les éditeurs et le groupe Lagardère, et, d'autre part, l'État qui subventionne de façon substantielle la distribution des quotidiens nationaux. L'entreprise s'est engagée à un certain nombre de réformes structurelles. La perte d'exploitation enregistrée à la fin de l'année 2009 a été évaluée à une quarantaine de millions d'euros. Une partie de l'exploitation était plus équilibrée du côté des publications magazines, l'activité la plus déficitaire étant la distribution des quotidiens.

L'État s'est engagé à porter sa subvention aux quotidiens à 18 millions d'euros d'une manière pérenne et annuelle. Il s'est également engagé à apporter, à la fin de 2010, une aide complémentaire structurelle en faveur des éditeurs de quotidiens de l'ordre de 20 millions d'euros. L'État a rempli ses engagements.

De leur côté, les éditeurs se sont engagés à diminuer le nombre de coopératives au sein du capital de Presstalis. Le groupe Presstalis comprenait auparavant huit coopératives (trois au sein de Transports Presse et cinq au sein de Presstalis), ce qui expliquait en partie son manque de réactivité. Par conséquent, les éditeurs ont accepté de réduire ses coopératives au nombre de deux : une pour les magazines, et une autre pour les quotidiens. Cela est effectif depuis le mois de décembre. Il est à noter que la distribution des magazines constitue près de 80 % du chiffre d'affaires de Presstalis. Par ailleurs, les éditeurs se sont également engagés à apporter à l'entreprise des fonds en capital à hauteur de 16 millions d'euros, répartis au prorata de leur chiffre d'affaires dans l'activité de Presstalis.

Pour sa part, le groupe Lagardère s'est engagé à apporter des fonds sous la forme de subventions ou d'apports en capital, et d'abandonner les 49 % qu'il détenait dans une des filiales bénéficiaires de Presstalis, à savoir l'actuelle société Mediakiosk dont le capital total est valorisé à 48 millions d'euros. Jusqu'ici, le groupe Lagardère a apporté 13 millions d'euros au capital de Presstalis et est appelé à lui verser une quote-part supplémentaire de 10 millions d'euros dans les mois à venir. Le 30 juin 2011, le groupe Lagardère devra être sorti complètement du capital de Presstalis pour en céder l'entière propriété aux éditeurs.

Les efforts de redressement de la situation de Presstalis doivent également s'inscrire dans une réforme de la logistique de la distribution en région parisienne et s'accompagner d'une diminution des effectifs du siège.

Le rapport de M. Bruno Mettling avait procédé à une analyse des surcoûts sociaux de Presstalis. Nous disposons d'une main d'oeuvre payée dans des conditions qui se distinguent très sensiblement de celles applicables à une main d'oeuvre de même niveau au sein d'une entreprise ordinaire. Une convention collective et de multiples accords internes encadrent ces surcoûts sociaux. Nous estimons que notre masse salariale représente un coût en moyenne de 30 % supérieur à ce qui devrait être la règle habituelle dans les entreprises analogues de distribution de la presse. À l'intérieur de ces surcoûts, évalués à 74 millions d'euros par rapport au coût de la masse salariale dans une société analogue, ce qui relève du surplus social devrait être de l'ordre de 50 %. Cette situation impose des réorganisations industrielles assez lourdes, ce qui nous a conduits, en région parisienne, à réformer en profondeur un établissement sans pour autant le fermer.

Dans ses préconisations, le rapport de M. Bruno Mettling tablait sur des économies de l'ordre de 20 millions d'euros en région parisienne. Nous réaliserons 17 millions d'économies par le biais de restructurations, les 3 millions restant devant être dégagés par des négociations avec les organisations syndicales qui s'avèrent ardues compte tenu du climat social tendu.

Un plan de départs sur le siège de 100 personnes est envisagé. Il s'agit d'adapter le siège de notre société au dimensionnement qui devrait être le sien compte tenu de la réduction de son revenu au cours de ces dernières années. M. Bruno Mettling avait identifié 55 millions d'euros d'économies à générer sur deux années pleines. Grâce à nos efforts, nous nous situons, en année pleine, sur une économie de déjà 61 millions d'euros. Mais cela reste insuffisant. Il faut garder à l'esprit que la contraction de la vente au numéro continue de nous faire perdre près de 15 millions d'euros de marges. Nous devons donc nous attacher à poursuivre nos plans d'économies et d'optimisation de nos moyens logistiques.

C'est pourquoi nous nous lançons désormais dans des redéploiements. La messagerie est un outil fantastique : nous gérons les flux financiers de livraison du papier jusqu'aux diffuseurs sur l'ensemble du territoire, voire au-delà à l'étranger ; nous gérons également des flux d'informations en analysant ce qui est vendu et ce qui ne l'est pas, et en étudiant les comportements d'achat de la presse au sein des familles ; enfin, nous gérons des flux logistiques. Notre entreprise évolue dans un secteur particulièrement réglementé. Toutefois, nous disposons, en interne, de compétences remarquables et de personnels passionnés par leurs métiers, et très mobilisés.

J'aimerais ajouter que M. Bruno Mettling nous avait fortement incités à travailler à la mise en place d'une comptabilité analytique afin d'identifier les sources de nos pertes. Nous avons ainsi démontré que c'est essentiellement la distribution de la presse quotidienne qui génère des coûts spécifiques aussi bien sur le niveau 1 des messageries, qui réceptionnent l'ensemble des paquets de quotidiens à distribuer, que sur le niveau 2 des dépositaires et le niveau 3 des diffuseurs.

Nos efforts de rationalisation s'inscrivent ainsi dans la résolution de la problématique globale de l'ensemble de la profession. Nous sommes décidés à réformer le niveau 2, compte tenu du maillage trop important de notre territoire en termes de dépôts. Le marché des dépositaires fait intervenir aussi bien des messageries telles que Presstalis et les MLP que des dépositaires indépendants. Autant les messageries ont entrepris des efforts considérables au niveau de leurs propres dépôts, autant il demeure difficile d'inciter les dépositaires indépendants à nous rejoindre dans ce sens.

Nous devons également prendre en compte la problématique du portage. Dans ce secteur, les acteurs sont multiples et comprennent La Poste, les entreprises de portage mais aussi l'État qui subventionne très fortement aussi bien le portage que la vente au numéro. À tout le mieux, le portage permet de stabiliser la dégradation de la diffusion de la presse, sans pour autant parvenir à renverser l'érosion des ventes. D'une façon générale, la distribution de la presse est un secteur d'activité qui nécessite une approche de professions et de filières. Cette analyse m'a conduite à préconiser un panel de solutions coordonnées associant d'autres partenaires que Presstalis.

En 2010, nous devrions enregistrer une perte évaluée à 24 millions d'euros. L'année 2011 ne permettra pas le retour à l'équilibre, que nous visons plutôt en 2012. Le secteur de la distribution de la presse est considérablement subventionné par les deniers publics. C'est pourquoi je tiens à rencontrer de façon régulière les pouvoirs publics afin de rendre compte de l'activité de mon entreprise.

M. David Assouline. - Madame, votre exposé montre bien la continuité de votre action par rapport à celle de votre prédécesseur, ainsi que les difficultés que vous rencontrez. Heureusement, il existe des compétences et un dynamisme exceptionnels au sein de votre société.

J'ai plusieurs questions à vous poser. La première porte sur votre sentiment sur la transformation du Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) en une véritable instance professionnelle dotée de la personnalité morale et d'un pouvoir normatif d'autorégulation du secteur. En contrepartie, seriez-vous favorable à la création d'une « Autorité de régulation de la distribution de la presse », distincte du CSMP, appelée à régler les différends que les normes édictées par le CSMP ne seraient pas parvenues à résoudre ? J'ai été très attentif au détail de vos efforts de rationalisation et, à ce propos, je souhaite savoir si vous seriez favorable à une nouvelle répartition des aides de l'État concernant les points de vente. Je pense que la réorganisation des efforts financiers est indispensable, mais qu'il faut garder à l'esprit que le sauvetage de la presse quotidienne passe également par la proximité avec le lecteur.

M. Claude Domeizel. - Je m'inscris dans le prolongement des propos de mon collègue, et je souhaite ajouter que je représente ici un département rural, peut-être moins de 5 % de lecteurs, mais que nous existons. L'enjeu principal est celui de la proximité. Je remarque que souvent le diffuseur par défaut dans ces territoires est un petit commerçant (boulanger, épicier du village...), ce qui conforte l'activité de ces petits commerces en zone rurale mais qui a comme inconvénient majeur de n'offrir qu'un seul quotidien régional. La presse nationale est absente de ces petits points de vente.

M. Louis Duvernois. - Mon intervention va dans le même sens. J'aimerais avoir un éclairage sur ces petits points de vente et connaître leur nombre, leur statut. Sont-ils rémunérés à la commission, y a-t-il un système de filialisation... ? Par ailleurs, j'ai remarqué que l'on voit de moins en moins la presse française disponible à la vente à l'étranger. Quel est l'état de vos réflexions sur ce sujet et comment pensez-vous y remédier ?

Mme Anne-Marie Couderc. - La question du CSMP a beaucoup agité la profession. La voie retenue est équilibrée. On a réformé le CSMP, ses compétences, et en particulier, sa composition, ce qui était une nécessité. En effet, la présence d'un représentant des pouvoirs publics au sein du CSMP me semble assez saine, compte tenu de l'importance des deniers publics dans le secteur de la distribution. J'adhère complètement à l'idée d'un Conseil renforcé aux côtés d'une autorité indépendante qui pourrait valider les normes élaborées par ce Conseil et arbitrer les différends non résolus à l'amiable. Je considère cette autorité indépendante comme une voie de recours.

Sur la question de l'aide de l'État, le niveau 3, c'est-à-dire, les diffuseurs, est un sujet majeur. Il existe à la fois une dimension économique et une dimension de mission de service public liée à la nécessité de la vente de proximité. La presse quotidienne nationale doit être mise à disposition de tous les citoyens à des fins d'information. Le maillage des diffuseurs et la proximité pour le lecteur sont essentiels. Dans les zones rurales et dans les zones difficilement accessibles se pose le problème de l'animation de ce lien social. Le réseau des petits points de vente est dans une situation catastrophique. La question financière se pose mais ne réglera pas toutes les difficultés. Sur le plan économique, nous nous sommes attelés, depuis l'année dernière, à la question de la rémunération des diffuseurs. L'État a apporté une aide que la profession ne pouvait plus assurer. Aujourd'hui, il y a un vrai débat sur le niveau 3, le réseau traditionnel est en contraction et il n'y a pas de nouveaux points de vente pour remplacer ceux qui ferment.

Concernant la place de la presse française à l'étranger, nous venons de nous saisir de cette question qui est également une de nos priorités.

Organismes extra-parlementaires - Désignation de candidats

La commission propose les candidatures de M. Louis Duvernois à la nomination du Sénat pour siéger comme membre du Conseil d'administration de l'Institut français et de Mme Claudine Lepage comme membre Conseil d'orientation stratégique de l'Institut français.

Prix du livre numérique - Table ronde

La commission procède à l'audition des personnes suivantes :

- M. Matthieu de Montchalin, vice-président du syndicat de la librairie française (SLF) ;

- M. Jean-Luc Treutenaere, président du syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) ;

- M. Antoine Gallimard, président des éditions Gallimard et président du syndicat national l'édition (SNE), Mme Sylvie Marcé, présidente des éditions Belin, et M. Alain Kouck, président d'Editis ;

- M. Geoffroy Pelletier, directeur général de la société des gens de lettres (SGDL) ;

- M. Paul Fournel, auteur, membre du collectif du 4 février.

M. Jacques Legendre, président. - J'ai souhaité réunir aujourd'hui l'ensemble des acteurs de la chaîne du livre afin qu'ils puissent nous exposer leur point de vue sur le texte de la proposition de loi sur le livre numérique tel qu'il résulte des débats de l'Assemblée nationale. Nous accueillons donc des représentants des éditeurs, des distributeurs et des auteurs. L'organisation syndicale de ces derniers, le SNAC, n'a pu se rendre disponible mais les auteurs seront représentés par la société des gens de lettres et par un membre du collectif dit du 4 février. Cette audition se déroule à un moment où la question nous semble être véritablement d'actualité et appeler de notre part la réponse la plus adaptée. Je donne tout de suite la parole à nos invités.

M. Antoine Gallimard, président des éditions Gallimard et du syndicat national de l'édition (SNE). - Je me propose d'intervenir en premier. Je vous remercie de nous recevoir. Le sujet qui nous préoccupe est d'une actualité brûlante, d'autant qu'un certain nombre d'éditeurs ont reçu hier la visite d'inspecteurs de la Commission européenne enquêtant sur un risque d'entente entre éditeurs s'agissant du marché numérique. Il va de soi que cette démarche nous a totalement offusqués et que les griefs nous paraissent absurdes. Nous sommes aujourd'hui très préoccupés par les risques que représente l'émergence d'un marché numérique, d'une part un risque de disparition de la valeur de la chaîne du livre et, d'autre part, un risque réel de piratage. Nous nous félicitons donc que vous ayez compris notre souhait d'établir un marché légal numérique attractif en adoptant une TVA ajustée à un taux de 5,5 % et de réglementer les prix de vente. Le SNE se préoccupe cependant du fait que le principe d'extraterritorialité puisse aller à l'encontre de l'esprit libéral extrêmement puissant qui anime Bruxelles et qui pourrait faire échec à cette loi. L'Union européenne avait accepté la loi sur le prix unique, qui a montré tous ses bienfaits, parce qu'elle visait à protéger la librairie française. Sans l'intervention rapide d'une réglementation, le marché peut se révéler extrêmement difficile et nous occasionner de gros problèmes. Nous sommes attachés à notre capacité à fixer des prix de vente pour éviter la disparition des valeurs. La liberté du commerce doit également être préservée. Nous redoutons cependant un effet de contagion sur le prix unique, qui pourrait nous laisser sans rien durant deux ans.

M. Alain Kouck, président d'Editis. - Sur le problème de la diversité, nous sommes aujourd'hui confrontés à des acteurs incontournables présentant des caractéristiques différentes. Certains acteurs sont purement numériques comme Google, d'autres couplent le numérique et le produit comme Apple et d'autres encore conjuguent le papier et une offre numérique comme Amazon. Les libraires et grandes surfaces représentent des prescripteurs absolument indispensables pour nous. Nous publions aujourd'hui 60 000 titres par an, sélectionnés par nos prescripteurs. Ces acteurs traditionnels qui ont fait le bien des auteurs, des éditeurs et des lecteurs durant trente ans doivent persister. Nous devons donc les aider à présenter une offre numérique mais cela s'avère compliqué face aux acteurs numériques qui disposent de moteurs de recherche et qui peuvent offrir l'exhaustivité. C'est la raison pour laquelle nous pensons qu'à très court terme, il convient de s'appuyer sur ce texte qui, certes imparfait, préserve cette situation. Nous sommes par ailleurs confrontés à l'urgence. Nous ne nous opposons pas aux trois objectifs affichés tenant au prix unique, à la TVA et à l'extraterritorialité mais nous estimons qu'il convient, d'abord, de s'assurer des deux premiers objectifs afin d'éviter l'apparition d'un vide dans deux-trois ans. Sans un cadre qui permette de présenter une offre en priorité aux libraires et aux grandes surfaces, les éditeurs se retrouveront contraints de signer. Si l'offre est captée par ces trois acteurs américains, nous vivrons une situation beaucoup plus grave que celle d'aujourd'hui.

M. Jean-Luc Treutenaere, président du syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC). - Nous nous rejoignons sur l'objectif principal de disposer rapidement d'une loi sur le prix unique, une « bonne » loi qui ne crée pas une concurrence déloyale vis-à-vis des grands intervenants français. Nous souhaitons bénéficier d'une loi durable qui offre la possibilité aux entreprises françaises que nous représentons de réaliser les investissements nécessaires leur permettant d'être présentes sur ce marché dématérialisé. Les récents bouleversements évoqués aujourd'hui par Monsieur Gallimard démontrent l'importance, tant pour les politiques français que pour tous les intervenants, de mener une action législative rapide et de tenir une position forte vis-à-vis de la loi sur le prix unique du livre numérique. La question de l'extraterritorialité peut tout à fait être défendue devant la Commission européenne. Nous en avons apporté la preuve. Cela suppose cependant une véritable volonté de la part du Gouvernement et exige une démonstration solide et argumentée. Une solution purement nationale s'avérerait forcément non pérenne et serait à coup sûr remise en cause dans deux ou trois ans, voire avant. J'ai en effet la conviction que, si des acteurs aussi puissants qu'Amazon, Apple ou Google décident d'investir le marché français, ils émergeront en quelques mois à peine, mettant à mal toute une partie de l'édition et de la distribution françaises. Ce sont les raisons pour lesquelles nous appelons de tous nos voeux la reprise du texte présenté par les sénateurs en première lecture, avec sa mention de l'extraterritorialité, dans le cadre de la loi sur le prix unique du livre numérique.

M. Matthieu de Montchalin, vice-président du syndicat de la librairie française (SLF). - Les libraires souhaitent, en préambule, remercier le Sénat d'avoir contribué à l'adoption de cette première version du texte de loi. Il nous importe qu'il existe un cadre juridique qui nous permette de monter dans le train du numérique. Cette loi vise en priorité à offrir à l'ensemble des distributeurs de livres physiques la possibilité de participer à cette aventure. Sans loi, les libraires ne pourront pas intégrer le marché du numérique. Face à la taille des « mastodontes » que sont Apple, Google et Amazon, les petits libraires comme nous n'existent pas. Cette loi s'inscrit dans le même raisonnement que la loi de 1981 sur le livre papier. Si les conditions de la concurrence se fondent uniquement sur les prix, les grands acteurs américains pourront fixer les prix qu'ils souhaitent et écraser le marché. Par ailleurs, le contrat de mandat ne peut à lui seul constituer une solution alternative à la loi, notamment pour les libraires. Je travaille aujourd'hui avec 2 400 maisons d'édition et dispose de plus de 900 comptes fournisseurs. Je ne peux négocier des contrats de mandat avec l'intégralité de ces derniers, d'autant que ces contrats présentent de nombreux inconvénients, restreignant notamment la possibilité de choisir l'offre en fonction de ses spécificités et de sa clientèle.

Les libraires sont attachés à la loi et souhaitent qu'elle soit votée le plus rapidement possible afin de pouvoir entrer immédiatement sur ce marché comme les éditeurs. Se pose cependant la question de l'extraterritorialité. Nous conservons sur ce point une position de prudence. Nous ne pouvons aujourd'hui menacer l'existence de cette loi. Si l'extraterritorialité fait courir peu de risques à la loi notamment vis-à-vis de la Commission européenne, elle représente en soi une protection supplémentaire que les libraires ne peuvent que regarder d'un bon oeil. Si les plateformes étrangères sont soumises à la même loi que les libraires, la loi étant plus forte que le contrat, nous serons tous mieux protégés. Si, en revanche, l'analyse du risque montre que l'extraterritorialité peut entraîner la remise en cause de l'ensemble de la loi, il convient de s'assurer que le dispositif ne devienne pas contre-productif. Une analyse juridique sur le droit européen doit donc être opérée mais le syndicat de la librairie française ne détient pas en interne les compétences pour la réaliser. Nous nous en remettons au savoir-faire, aux compétences et à la sagesse du Parlement et du Gouvernement qui, nous le savons, représenteront au mieux les intérêts des libraires. Nous nous tenons prêts néanmoins à participer aux réunions qui pourraient être organisées dans ce cadre.

M. Geoffroy Pelletier, directeur général de la société des gens de lettres (SGDL). - La société des gens de lettres et la communauté des auteurs se montrent extrêmement favorables à la loi sur le prix unique du livre numérique et à l'initiative consistant à confier la maîtrise des prix à l'amont de la chaîne du livre. Deux raisons principales président à cela. Il s'agit en premier lieu de la seule possibilité, à nos yeux, de préserver la diffusion du livre, à l'instar de la loi de 1981 sur le livre imprimé. En protégeant la diffusion du livre, l'on préserve la diversité de l'édition et donc des auteurs. Il s'agit également de la seule manière de garantir une assiette stable pour les droits des auteurs. Pour ces deux raisons, les auteurs souhaitent vivement que cette loi soit le plus rapidement adoptée.

Pour autant, cette loi, telle qu'elle est aujourd'hui rédigée, donne presque les pleins pouvoirs aux éditeurs : fixation du prix de vente, fixation de la remise du libraire et fixation du montant des droits d'auteur voire fixation de la rémunération des diffuseurs et distributeurs. C'est la raison pour laquelle nous avions accueilli de manière extrêmement favorable l'initiative des sénateurs d'introduire dans le texte de loi initial un article 5 bis qui permettait de garantir aux auteurs « une rémunération juste et équitable pour l'exploitation numérique de leurs oeuvres ». La demande des auteurs reste la même aujourd'hui. Elle tend à obtenir un montant de rémunération pour le numérique au moins identique à celui obtenu pour le livre imprimé. Les avenants et contrats aujourd'hui proposés aux auteurs reprennent, dans leur grande majorité, les pourcentages des livres imprimés. Or, le prix de vente fixé par l'éditeur pour le livre numérique devant probablement être très largement inférieur à celui du livre imprimé, les auteurs subiront à l'avenir une perte de revenus importante. Nous avons calculé cette perte. Dans l'hypothèse d'une diminution de 30 % du prix de vente TTC entre la version imprimée et la version numérique et d'un taux de droits d'auteur maintenu à 10 % du prix de vente hors taxe, cette perte atteindrait le taux significatif de 38 %. Pour maintenir un montant de rémunération identique, il conviendrait que le droit d'auteur s'élève à environ 16 %. Par ailleurs, les autres modes de rémunération - offres groupées, abonnements, recettes publicitaires - ne sont quasiment jamais envisagés dans les contrats actuels pour le numérique. La crainte majeure des auteurs est de n'obtenir aucune garantie tant sur le mode de calcul que sur le montant de la rémunération pour la commercialisation de leurs ouvrages sur support numérique. L'article 5 bis permettait justement d'offrir aux auteurs cette garantie.

Des discussions interprofessionnelles sont certes menées entre auteurs et éditeurs depuis près de six mois sur la question des droits numériques mais elles n'ont pas encore abouti à une conclusion favorable. Les éditeurs proposent au mieux de garantir un pourcentage pour le numérique identique à celui de l'imprimé. D'autres questions n'ont pas non plus été réglées, au premier rang desquelles le principe d'une durée de cession limitée pour le contrat d'édition numérique. Il s'avère en effet difficile de demander aux auteurs à la fois de percevoir moins sur leurs oeuvres et de confier leurs droits aux éditeurs pour l'éternité ou presque, d'autant que le principe d'une exploitation permanente et suivie, contrepartie de la cession de très longue durée des droits d'auteur, n'est pas encore pleinement définie dans l'univers numérique.

Certes, l'article 7 relatif au rapport annuel d'application de la loi a été renforcé et l'amendement adopté à l'Assemblée nationale évoque désormais une rémunération juste et équitable des auteurs, un terme qu'il importe de préciser. Il n'explicite pas néanmoins les suites à donner à un rapport qui se révélerait négatif. La commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale et le rapporteur ont estimé que le tir pourrait être rectifié lors de la remise de ces rapports annuels. Il nous semble que la correction pourrait être apportée dès la rédaction. Pour toutes ces raisons, la SGDL, le SNAC et une large partie des auteurs représentés au sein du conseil permanent des écrivains sont favorables à la réintroduction de l'article 5 bis dans le projet de loi.

M. Paul Fournel, auteur, membre du collectif du 4 février. - Le collectif du 4 février fait suite à une lettre ouverte à nos éditeurs que nous avons publiée dans Le Monde en décembre dernier avec Hervé Letellier et trois autres écrivains. Nous avons ensuite organisé un colloque le 4 février à la société des gens de lettres, où nous avons fait salle comble, réunissant des auteurs très déterminés et désireux de voir la situation évoluer. Je suis, comme tous les auteurs, favorable à un prix unique du livre numérique pour autant qu'il s'applique de manière internationale car le défaut de prix unique à l'international signifierait la condamnation immédiate de l'édition française.

Les auteurs demandent un débat raisonnable et raisonné avec les éditeurs sur l'ensemble du problème numérique. Il est évident que les éditeurs ont besoin de leurs auteurs. Que peut-il se passer ? Imaginez demain qu'Apple décide de s'installer éditeur. Il donne aujourd'hui 70 % du prix de vente d'un texte numérisé. A l'avenir, si les éditeurs ne valident pas leurs auteurs et vice-versa comme des instances d'identification et de marquage de leur travail, nous nous trouverons confrontés à de grandes difficultés face à ces grandes sociétés internationales diffusant du texte de façon universelle. Nous devons donc mener une réflexion avec nos éditeurs sur le fond et pas uniquement sur le montant « féérique » du contrat, en nous plaçant dans un contexte d'inter-validation de nos activités. A défaut, nous courrons au devant de graves dangers. Le plus court chemin du lecteur électronique vers un texte n'est pas l'éditeur ni le libraire de quartier mais le nom de l'auteur, le titre de l'ouvrage voire du serveur. La transaction se déroule de manière extrêmement rapide. J'en appelle donc à la solidarité entre auteurs et éditeurs et à un débat de fond sur l'édition électronique.

S'agissant du texte de loi, je déplore, comme les représentants de la SGDL, le tour de passe-passe qui a fait disparaître la mention de juste rémunération des auteurs, d'autant que cette notion, relativement grave, ne faisait pas peser un poids insupportable à l'édition mondiale. Cette loi nous semble par ailleurs dangereuse dans la mesure où elle propose un prix unique du livre qui n'inclut pas certains territoires et une certaine extraterritorialité.

M. Antoine Gallimard. - J'ai demandé un droit de réponse après les interventions de la SGDL et du SLF. La plupart des éditeurs ne pratiquent pas les mêmes taux de droits d'auteur pour le livre numérique et le papier. Nous fixons des droits plus élevés et avons prévu une clause de revoyure afin de réétudier, dans deux ou trois ans, les conditions économiques. Par ailleurs, je pense que ces droits d'auteur relèvent d'un autre débat qui doit s'inscrire dans le cadre des usages et conventions, les droits d'auteur reposant sur un contrat de gré à gré. S'agissant de la juste rémunération, vous avez souhaité qu'elle apparaisse dans la loi. Elle y figure bien, à l'article 7, que je vous invite à relire. Au-delà de vos instances syndicales, nous menons des discussions sur les rémunérations. Nous ne pouvons véritablement comparer puisqu'il s'agit d'un marché émergent dont nous ignorons l'aboutissement. Le syndicat souhaite absolument disposer d'une loi mais celle-ci doit être acceptée en Europe. Or, si elle fait l'objet d'une contestation, comme probablement la TVA en début d'année prochaine, nous serons confrontés à un vide juridique permettant aux grandes entreprises américaines de s'installer. J'ai moi-même publié un communiqué dans Le Monde pour rappeler que nous devons nous réunir pour faire face aux puissances américaines.

Mme Sylvie Marcé, présidente des éditions Belin. - Je représente une petite maison très ancienne, les éditions Belin. Le débat aborde largement aujourd'hui les auteurs de littérature générale alors que l'édition comprend bien d'autres choses, comme l'édition scolaire ou universitaire. Je souhaiterais donc que le débat ne se focalise uniquement sur les grands auteurs mais englobe l'édition dans son ensemble. La question qui nous est posée aujourd'hui se révèle hautement stratégique. Elle tend à déterminer la meilleure façon de se prémunir d'un envahissement rapide dans un marché émergent de grands acteurs. De notre point de vue, l'ensemble du dispositif comprenant une loi et des contrats de mandat, certes imparfaits mais qui permettent de résister aux positions de diffusion qui ne satisferaient ni les éditeurs ni les auteurs, nous paraît, dans les deux prochaines années, la meilleure garantie pour se prémunir des attaques visant une loi qui se trouve dès le départ un peu condamnée à être attaquée et de la poussée des grands acteurs durant ces années d'émergence du marché. Une incertitude juridique trop forte durant cette période pourrait favoriser la prédominance de ces grands acteurs et il nous sera ensuite trop tard pour intervenir.

M. Jacques Legendre, président. - Je vous remercie. Toutes les institutions présentes ce jour ont pu s'exprimer. Nous sommes tous rassemblés ici avec la même volonté d'action. Notre problème tient au fait que le Parlement français doit circonscrire son action au territoire national alors que la menace provient, pour une grande part, d'au-delà nos frontières. Il nous faut donc trouver des dispositifs efficaces qui ne nous exposent pas à de mauvaises surprises. Outre l'action du Parlement, le Gouvernement peut lui aussi peser dans un certain nombre de lieux où se prennent des décisions de portée internationale. Nous cherchons ici la meilleure solution pour vous aider et faisons preuve, dans cet exercice, d'une grande détermination.

La parole est maintenant aux parlementaires. Madame Mélot, en tant que rapporteur, vous avez la parole.

Mme Colette Mélot, rapporteur. - La clause d'extraterritorialité demeure la principale pierre d'achoppement aujourd'hui. Nous pouvons nous interroger sur un éventuel déséquilibre des obligations imposées aux nationaux par rapport aux sociétés établies hors de France. La concurrence risque de se trouver encore aggravée par les différences de taux de TVA qui s'appliquent aux uns et aux autres. Devons-nous pour autant attendre avant d'imposer cette clause ? Cette attente ne risque-t-elle pas de placer l'édition française et la librairie dans des conditions ne leur permettant plus d'être sauvées ? La question est posée. Il nous reste un peu de temps pour y réfléchir. Revenir à la version du Sénat s'avère-t-il aussi dangereux que certains d'entre vous l'ont laissé présager ? Il nous incombe de trouver la meilleure solution.

M. Jean-Pierre Leleux. - Les intervenants ont évoqué les mastodontes et les nano-entreprises. Je ressens aujourd'hui la crainte vive de la chaîne du livre française voire européenne, qui se place sur la défensive face à ces mastodontes américains. Si hier j'étais très favorable à la nécessité impérative d'introduire une clause d'extraterritorialité, j'en suis encore plus convaincu ce matin, compte tenu du caractère extrêmement invasif de la Commission européenne dans un pays comme la France. Cela m'inquiète à un point que je me demande si cette attitude ne sert pas davantage les intérêts américains que les intérêts européens. Devant cette situation de David et Goliath, la profession française doit se structurer rapidement. Les différents acteurs de la chaîne doivent trouver une position commune forte pour faire front commun vis-à-vis de la concurrence étrangère. Le débat actuel, qui n'est pas uniquement franco-français, présente des fragilités dangereuses. Nous apprenions encore ce matin que le projet des 1 001 libraires avait du mal à se mettre en place. Des questions se posent. Sans extraterritorialité, faut-il une loi ? Le contrat de mandat est-il susceptible, face à des attaques extérieures, d'être validé par les autorités de la concurrence et l'Europe ? Quelle est notre capacité à fédérer d'autres pays d'Europe pour une stratégie commune ?

M. David Assouline. - Que cette commission ait, à l'unanimité, décidé de porter ce sujet démontre la volonté du Sénat de préserver l'ensemble de la chaîne du livre et de lui permettre d'accomplir cette révolution sans trop de casse, en ayant appris les leçons du passé, celles de la musique et du cinéma. Le Sénat s'est également prononcé à l'unanimité afin que, dans cette révolution, l'ensemble des acteurs puisse être également et équitablement défendu. Pour les éditeurs, en particulier, nous avons tenu à fixer ce principe d'extraterritorialité car le prix unique ne rime à rien dès lors qu'une société peut vendre sur le marché français sans y être implantée. Nous détenons les outils et arguments pour défendre une telle position d'autant que tous les gouvernements européens vont se trouver confrontés à cette révolution et auront intérêt à défendre leur édition nationale. Je crois qu'il faut revenir à la version du Sénat. Je suis surpris, en tant qu'auteur de l'article 5 bis unanimement défendu par les sénateurs, que cette mention de la rémunération juste et équitable des auteurs ait été supprimée.

M. Antoine Gallimard. - Elle figure dans l'article 7.

M. David Assouline. - L'article 7 prévoit que le rapport établi par le comité de suivi doit veiller à cette rémunération juste et équitable. Dans de nombreux domaines, on substitue des rapports au cadre législatif et ce n'est pas suffisant pour que les discussions aboutissent à un résultat équilibré entre les parties. Dans le livre numérique, les éditeurs affirment que la rémunération sera supérieure aux 10 % du livre papier mais les économies réalisées par ceux-ci sont telles qu'ils toucheront six fois plus que les auteurs. Nous avons étudié les expériences en vigueur au Japon, au Canada ou aux États-Unis. Sans nous substituer à la négociation contractuelle entre auteurs et éditeurs, nous devons fixer un cadre imposant une rémunération juste et équitable. Lorsque nous avons discuté des lois sur la propriété intellectuelle, nous étions attachés à la défense des créateurs et auteurs. Face à nous se trouvaient alors un front uni d'auteurs et d'éditeurs. L'industrie de la musique s'est appuyée sur les auteurs et chanteurs pour demander des lois qui surveillent et contraignent. Aujourd'hui cette solidarité, cette union n'existent plus. Nous avions au Sénat une unanimité pour fixer une part juste et équitable, laissant à la négociation la liberté de fixer les détails. Je ne pense pas aux grands auteurs, qui auront toujours les moyens de peser dans les discussions mais à ces milliers de petits auteurs, qui éprouvent déjà des difficultés. Il leur faut un cadre sur lequel s'adosser. Toute la chaîne se sentira portée par une loi qui les défend tous. C'est la raison pour laquelle il faut en revenir à la version du Sénat.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je rejoins les propos de Monsieur Leleux sur la clause d'extraterritorialité et complète sa question sur notre capacité à fédérer les autres pays. Avez-vous des contacts avec d'autres acteurs de la chaîne du livre au niveau européen ? Face à Monsieur Baroin, pour défendre la TVA à 5,5 %, j'avais avancé l'argument que la Norvège ou la Suède avait obtenu gain de cause pour fixer une TVA à 5,5 % sur les livres pour malvoyants. Je souhaiterais également connaître l'état d'avancement de la plateforme 1001 libraires.com. Enfin, au-delà du livre homothétique apparaîtront très rapidement aussi des oeuvres enrichies par l'interactivité. Cette question évoquée au Sénat a été reprise dans les débats à l'Assemblée nationale. Comment anticipez-vous cette problématique notamment en termes de juste rémunération ?

M. Jack Ralite. - Les interventions successives montrent une division. Or il importe que cette loi soit portée par tous. Une peur s'est installée : si l'on traite de l'extraterritorialité, on risque de perdre ce que l'on pouvait gagner sur le plan national. Je souhaiterais que nous cherchions ensemble à faire reculer cette peur. Les interventions ont diminué dans la création alors qu'il en faudrait plus. Peut-être serait-il judicieux de lancer une initiative européenne, de manière à apaiser les peurs et trouver un texte commun. Les éditeurs éprouveront de grandes difficultés face aux sociétés comme Google ou Apple. Quelle que soit les forces de vos grandes maisons, leurs forces se révèlent gigantesques et peuvent engendrer une concurrence que tout le monde paiera cher. Lors d'une table ronde au Salon du livre l'an dernier, un représentant français de la concurrence avait montré un profond manque de respect de la dignité de la profession. Pour rétablir cette dignité, il convient de s'unir pour faire reculer cette peur, qui nous fait partir avec une faiblesse, d'autant que le Plan média fait l'objet d'une offensive au niveau européen. Sur le plan audiovisuel, la SAA nouvellement créée réunit déjà 17 organisations européennes pour le cinéma. Il est urgent qu'une initiative européenne soit lancée en ce domaine. Nous devons nous unir et construire une loi dans laquelle tout le monde trouve sa part, en fonction des nouvelles conditions du marché. Le débat reste aujourd'hui trop concentré au sein des professions. Le débat doit être public, au besoin en s'alliant au secteur audiovisuel. Le texte issu du Sénat me paraissait constituer un bel effort d'offensive apte à gagner. Or, l'attitude de l'Assemblée nationale me semble « peureuse ». Ne faudrait-il pas, à l'occasion du Salon du livre, organiser une réunion, avec tous les acteurs de la chaîne ? Je ne crois pas que nous y arriverons en rétrécissant notre espérance. Le Gouvernement lui-même devrait faire une déclaration très nette sur ses intentions. La donnée de base reste, de mon point de vue, le texte du Sénat, voté par tous à l'unanimité, démontrant notre volonté de nous unir. Il est dommage que la profession marque un retrait, d'autant que la situation des auteurs s'avère difficile au plan international puisque les États-Unis ont ratifié la convention de Berne mais sans l'article 7 bis qui fixe le fondement du droit moral.

M. Jacques Legendre, président. - Nous avons pris contact avec les autorités européennes dont Monsieur Barnier. Notre objectif est clair. Il s'agit de protéger et faire respecter la diversité culturelle et linguistique de par le monde. Nombre d'entre nous se sont battus pour l'adoption par l'UNESCO d'une convention sur la diversité. Le Parlement s'attache à résoudre les problèmes qui sont de son ressort et inciter l'ensemble des gouvernements européens à une initiative commune pour régler collectivement un problème qui dépasse manifestement le cadre national.

M. Geoffroy Pelletier. - Je souhaiterais lever les doutes qui semblent émerger de vos interventions. Les auteurs sont très favorables à la loi sur le prix unique du livre numérique. Ils accompagnent depuis l'origine éditeurs et libraires sur ce principe, présentant un front totalement uni. Les auteurs ne craignent pas la révolution numérique mais souhaitent qu'elle ne s'opère pas à leur détriment. La majeure partie d'entre eux sauront résister aux sirènes des 70 % de droits d'auteur et souhaitent continuer à travailler avec leurs éditeurs pour le numérique. Ils demandent cependant obtenir l'assurance d'une rémunération juste et équitable. C'est aussi la demande de la Commission européenne. Or, l'article 5 bis permettait justement de bâtir un cadre pour les négociations individuelles entre l'auteur et l'éditeur. Sans lui, ces négociations se trouvent souvent déséquilibrées au détriment de l'auteur.

M. Antoine Gallimard. - Ne pensez pas que nous nous retranchons derrière nos positions. Nous discutons régulièrement avec nos syndicats et partageons les mêmes valeurs sur un socle commun et la même crainte de voir ce marché disparaître violemment.

Le marché numérique existe déjà depuis une dizaine d'années s'agissant des professionnels et se concrétise non seulement par la vente de fichiers mais également par des abonnements ou des procédés comme le Cloud computing. Je ne comprends donc pas le malentendu avec les auteurs sur le prix. L'amendement du député socialiste Marcel Rogemont a bien introduit dans l'article 7 de la loi la notion de rémunération juste et équitable. Le SNE souhaite qu'une loi soit adoptée qui ne puisse être trop attaquée. Nous avons tous la volonté de progresser et de mener un véritable dialogue. Quant à l'extraterritorialité, gardons à l'esprit qu'il règne un hyper-libéralisme à Bruxelles. La loi sur le prix unique a été acceptée en 1981 parce qu'elle protégeait la librairie française. Le contrat de mandat mis en place par les éditeurs français a également été validé par la haute autorité de la concurrence française et n'a pas été rejeté par l'Europe, jusqu'à présent. Ce contrat a même fait reculer Amazon aux États-Unis, son influence étant passée de 85 % à 45 % du marché. Si cette loi ouvre un contentieux, émergeront une insécurité juridique énorme et des risques de piratage. Face à l'incertitude sur ces risques, nous optons pour la prudence, afin qu'une loi soit rapidement votée, quitte à ce qu'une nouvelle initiative vienne la solidifier dans quelques mois.

M. Alain Kouck. - Vous nous jugez frileux. Je pense que c'est l'inverse mais nous ignorons l'avenir sur les oeuvres numériques. Nous ne souhaiterions pas être fragilisés lorsqu'émergera cet enjeu. Nos groupes investissent lourdement depuis plusieurs années dans le numérique. Nous ne nous opposons pas à la juste rémunération. Nous avons même souhaité qu'elle figure dans la loi. La France présente néanmoins une spécificité liée au fait que 35 % des livres vendus sont des livres de poche. Une réduction de 30 à 40 % de leur prix à l'instar de la pratique d'Amazon aux États-Unis rendra difficiles les négociations sur la rémunération. Nous devons nous battre ensemble pour fonder la rémunération sur un prix acceptable du marché. Aujourd'hui, nous perdons déjà de l'argent avec le numérique car l'écart de TVA annule les économies de stockage et de logistique. Ceci n'est pas une vision seulement d'éditeurs. Toutes les analyses le montrent. Le peu de numérique offert aujourd'hui vient cannibaliser le papier. Jusqu'à ce qu'il vienne s'y substituer totalement, nous devons définir une transition qui permette de conserver nos équilibres économiques. Nous avons perdu la bataille du e-commerce en pensant que la loi, interdisant de vendre à perte, nous protégeait de la concurrence d'Amazon. De fait, ce marché est aujourd'hui entièrement détenu par ce dernier. Nous devons donc suivre un principe de réalité.

M. Matthieu de Montchalin. - Le portail 1001 libraires.com de la librairie indépendante existe. Le logiciel fonctionne. Ce projet comporte deux parties : un site national véhiculant une image globale et la fédération de centaines de libraires via leur propre site. Cette dernière partie sera visible juste avant l'ouverture du Salon du livre. La librairie que je dirige à Rouen, par exemple, ouvrira son site en utilisant la machinerie de 1001 libraires.com avant le Salon du livre. Ce long projet a nécessité la mobilisation des libraires et a reçu entre autres le soutien des pouvoirs publics ou du centre national du livre. Compte tenu de notre nombre et notre indépendance, il est certain que les décisions ont pris plus de temps, exigeant un effort plus important de concertation. Nous avons préféré reporter sa publicité lorsqu'il serait bien rodé.

Néanmoins, si la loi ne voit pas le jour rapidement, le projet 1001 libraires s'arrêtera à brève échéance car ce n'est pas grâce au e-commerce du papier sur lequel nous pourrions reprendre des parts de marché importantes. 1001 libraires constitue la seule porte d'entrée des libraires indépendants sur le marché du numérique. Il s'agit d'une initiative relativement unique dans le commerce de détail en France. Ce n'est en effet qu'en mutualisant nos forces que nous parviendrons à nous positionner sur ce marché en tant qu'acteur.

Mme Colette Mélot, rapporteur. - Combien de libraires adhèrent au projet ?

M. Matthieu de Montchalin. - Le chiffre de 1001 est largement franchi si l'on compte les collaborateurs des librairies. 36 libraires ont investi dans la construction de ce portail. Une centaine de librairies ont souhaité adhéré dès le début. Elles devraient être 300 avant l'été. La géo-localisation des stocks des libraires présente par ailleurs notre principal avantage concurrentiel par rapport à Amazon pour les 90 à 92 % de livres encore vendus en version papier aujourd'hui. La libraire indépendante française possède le stock disponible le plus important et le tissu de librairies le plus dense du monde.

M. Jacques Legendre, président. - Nous voulons tous ici que ce texte soit voté ce printemps. Il est aujourd'hui examiné en deuxième lecture. Le Sénat doit se positionner avant le retour à l'Assemblée nationale. Le Gouvernement peut aussi convoquer une commission mixte paritaire.

M. Jack Ralite. - Lors du vote du Sénat, je n'ai entendu aucune opinion restrictive sur le texte. Que s'est-il passé entre le Sénat et l'Assemblée nationale pour que, sans discussion publique, un tel rétrécissement ait été décidé ? Quant à l'extraterritorialité, Apple et Google sont respectivement implantés au Luxembourg ou en Irlande et ne se préoccupent pas des lois, sans que l'Union européenne ne s'en soucie. Nous nous trouvons presque à un carrefour éthique.

M. Jacques Legendre, président. - Ces questions s'avèrent tout à fait légitimes mais nous n'allons pas refaire l'histoire.

M. Jean-Luc Treutenaere. - Je tiens à remercier les sénateurs présents aujourd'hui qui ont abondé dans notre sens. Je reviendrai en particulier sur les propos de Monsieur Assouline. Dans le domaine de la musique, en 2004, Virgin méga, une société française, a interpelé en vain le Conseil de la concurrence pour prévenir la structuration et la concentration du marché par un opérateur dominant. De fait 90 % du marché de la musique dématérialisée en France sont détenus aujourd'hui par Apple qui paie un taux de TVA ridicule dans un pays proche.

Je souhaite également remercier les sénateurs d'avoir appelé de leurs voeux un front uni. En janvier 2009, la SDLC et le SLF ont organisé une conférence de presse commune pour réclamer un prix unique du livre et un taux de TVA réduit à 5,5 %. Nos positions ne sont guère éloignées aujourd'hui. J'invite donc les éditeurs à nous rejoindre sans peur dans ce combat. Je n'imagine pas une seconde que le texte de loi, quel qu'il soit, ne soit pas attaqué demain par les distributeurs américains sur la base du contrat de mandat. Ils ont d'ailleurs commencé à le faire. Je m'étonne qu'une maison centenaire comme Gallimard puisse remettre son devenir à demain. Je m'étonne d'une démarche attentiste des actions d'autres pays européens. C'est à la France de montrer le chemin.

Nous devons défendre notre exception culturelle, notre langue, notre édition, nos libraires. Aujourd'hui, nous devons prendre très fortement position. Le sénateur Ralite a rappelé la nécessité de porter ce débat au niveau européen. A cette fin, notre syndicat a récemment adhéré à l'EBF, l'European Booksellers Federation. Le marché du livre numérique existe déjà. Tous les acteurs américains qui y interviennent se remplissent les poches avec une TVA extrêmement réduite alors que les intervenants français paient une TVA à 19,6 %. Tant que l'incertitude perdurera sur les investissements à venir, les taux de TVA et le prix unique du livre, nous n'encouragerons pas nos enseignes à investir sur ce marché, laissant les Américains en profiter pleinement.

M. Antoine Gallimard. - Je vous rappelle cependant qu'en 1981 les éditeurs se sont fortement mobilisés sur la loi pour le prix unique et se sont trouvé bien seuls. L'absence de cette loi peut poser des problèmes graves. Nous en sommes tous convaincus. J'ai lancé, voilà un an, une pétition européenne défendant un ajustement du taux de TVA, qui avait recueilli près de 5 000 signataires. Nous nous préoccupons donc bien de ces questions. Quant à l'idée que notre hésitation fasse le lit des grands opérateurs étrangers, je vous rappellerai qu'entre l'examen de cette loi par le Sénat et l'Assemblée nationale, sont intervenus des avis de la Commission européenne qui expliquent le changement du texte par les députés.

M. Hervé Le Tellier, écrivain. - Nous avons beaucoup parlé de confiance et de prudence. Il conviendrait aussi de parler de transparence. Les auteurs connaissent parfaitement le modèle économique du livre papier, modèle dans lequel la place de l'éditeur, entre le libraire, le lecteur et l'imprimeur se justifie depuis Diderot. Le circuit du livre numérique se révèle extrêmement différent. Plus d'investissements en papier, plus de distribution aberrante.

Les auteurs jeunesse et littérature constituent une petite partie de l'édition mais « labellisent » les éditeurs. Ces auteurs travaillent six mois à un an sur un livre alors qu'il faut aux éditeurs un à deux mois de travail pour les corrections, qui coûtent de 500 à 1 000 euros. Or, les auteurs sont payés de trois à cinq fois moins. Il existe un réel danger de rupture du contrat de confiance et d'affection entre les auteurs et les éditeurs. A l'avenir, les acteurs américains pourraient développer un circuit parallèle sur lequel nous ne disposons d'aucune visibilité. Aujourd'hui aux États-Unis Amazon vend un livre sur deux en numérique. Apple présente l'Apple n° 2. Des modifications extraordinaires du circuit du livre vont se produire dans les cinq prochaines années, qu'il s'avère impossible de prédire. Or, le lecteur est le grand absent de ce débat. Il nous faut une visibilité sur le coût réel du livre numérique. Il apparaît des études que les auteurs sont les plus lésés. Nous ne souhaitons pas représenter les variables d'ajustement d'une économie du numérique dans laquelle nous serions rémunérés à des tarifs tellement faibles que le risque existe que les grands auteurs quittent le circuit. Tel est d'ailleurs déjà le cas puisque Marc Levy a repris ses droits numériques.

M. Alain Kouck. - Ceci est totalement faux !

M. Hervé Le Tellier. - Les agents pourraient arriver massivement en France dans les années à venir car les relations entre auteurs et éditeurs sont en train de se tendre. La rupture du contrat de confiance entre nous pourrait ainsi favoriser les Américains, ce que les auteurs ne souhaitent pas.

M. Jean-Luc Treutenaere. - Entre le Sénat et l'Assemblée nationale est intervenu un avis de la Commission européenne qui a été totalement occulté. Il n'a permis à personne de présenter ses arguments. Or, trois arguments permettent de défendre valablement l'exception culturelle au niveau européen : une raison impérieuse d'intérêt général, la nécessité de la mesure envisagée et la proportionnalité de la mesure en cause.

M. David Assouline. - Les éditeurs sont-ils satisfaits de la version de l'Assemblée nationale ? On peut bien comprendre dans ce cas le changement !

M. Alain Kouck. - Satisfait est un mot assez facile. Nous prônons le pragmatisme qui se doit d'écarter tout danger.

Mme Sylvie Marcé. - Nous sommes tous d'accord sur l'objectif final. J'approuve la proposition du sénateur Ralite d'aborder la question au niveau européen. Une question demeure cependant. Agir au niveau européen peut-il se faire en parallèle d'une loi strictement française, avec rendez-vous pris pour aller plus loin à moyen terme ? Cette voie me semble plus prudente en termes de finalité. Prendre le risque de porter l'extraterritorialité dès aujourd'hui laisse craindre un mal plus grand de voir les grands opérateurs s'engouffrer dans le marché.

M. Jacques Legendre, président. - Je souhaite que chacun lise de très près l'avis de la Commission européenne. Notre commission avait trouvé un accord unanime sur le texte qui avait été adopté à l'unanimité au Sénat, montrant notre volonté de défendre toute la chaîne du livre. Il importe que vous repreniez la discussion entre vous pour arriver à une position commune. La représentation nationale est parvenue à un accord. Essayez vous-mêmes de vous accorder pour que l'on puisse porter une position unanime. Je vous en remercie.