Mercredi 9 février 2011
- Présidence de M. Jean Arthuis, président -Euro et G 20 des ministres des finances - Audition de M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France
La commission procède tout d'abord à l'audition de M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, sur l'euro et sur le prochain G 20 des ministres des finances.
M. Jean Arthuis, président. - Nous recevons aujourd'hui Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, que nous avons entendu la dernière fois en juin 2010, dans le cadre de l'examen du projet de loi de régulation bancaire et financière.
Depuis six mois, l'actualité a continué d'être chargée pour les banques. Au plan conjoncturel, l'extension de la crise de la dette européenne à l'Irlande et au Portugal a ravivé certaines inquiétudes, en particulier sur l'état réel du secteur bancaire irlandais, qui a été presqu'entièrement nationalisé. De même, les stress tests réalisés sur quatre-vingt-onze banques européennes en juillet dernier n'ont pas totalement convaincu, du fait de certaines lacunes en matière, notamment, de liquidité et d'exposition aux dettes souveraines et à l'économie des Etats dits « périphériques ».
S'agissant des réformes structurelles, le Comité de Bâle a « rendu sa copie » en septembre dernier et a confirmé certaines orientations sur une appréciation plus rigoureuse des titres constitutifs du capital, le relèvement important mais progressif des exigences en capital « Tier One », ou l'introduction d'un ratio de levier. Certaines précisions doivent encore être apportées sur les deux ratios de liquidité, sans doute les dispositions les plus contestées, le traitement des titres hybrides et le coussin de capital des établissements systémiques.
Enfin, au plan national, le niveau de centralisation à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) des encours d'épargne réglementée a suscité de vifs débats. Le Président de la République a également insisté sur une meilleure utilisation des encours décentralisés au profit des petites et moyennes entreprises (PME), reprenant en cela une disposition que nous avions insérée dans la loi de régulation bancaire et financière.
Nous souhaitons donc dans un premier temps vous entendre réagir pendant une dizaine de minutes sur les thèmes suivants, avant d'aborder d'autres questions :
- la crise de la dette souveraine, le débat sur le Fonds européen de stabilité financière et la politique d'achats de titres souverains par la banque centrale européenne (BCE) et l'Eurosystème ;
- le débat sur le niveau de centralisation des encours du Livret A et du Livret de développement durable (LDD) à la CDC, et l'utilisation des encours décentralisés au profit des PME ;
- les grands axes de Bâle III et le nouveau défi pour les banques françaises consistant à mieux « capter » et valoriser dans leur bilan les dépôts et l'épargne de la clientèle de détail.
M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France. - La crise de la dette souveraine semble avoir quatre causes qui se confortent l'une l'autre :
- premièrement, la politique budgétaire des Etats a été insuffisamment rigoureuse. Le pacte de stabilité et de croissance, ou pour reprendre une de vos expressions, Monsieur le Président, « le règlement de copropriété » de la zone euro, n'a pas été correctement interprété. Ainsi la règle imposant une situation budgétaire proche de l'équilibre à moyen terme sur le cycle économique a été systématiquement interprétée comme une norme de déficit fixée à 3 % du produit intérieur brut (PIB), pouvant être dépassée en cas de mauvaise situation économique ;
- deuxièmement, nous n'avons pas prévu de cadre similaire pour la surveillance de la compétitivité des Etats. Or lorsque vous partagez une monnaie unique et que vous ne vous préoccupez pas de savoir si l'évolution des coûts de production est plus rapide que la cible d'inflation fixée par la banque centrale, vous vous exposez à des pertes de compétitivité qui s'accumulent d'année en année. Cet élément a été négligé. Le Conseil des gouverneurs de la BCE a tenté d'attirer l'attention sur ce point, mais a été relativement peu écouté ;
- troisièmement, la gouvernance n'a pas été bonne. La surveillance effectuée par les pairs et même par la Commission européenne a été insuffisamment rigoureuse et trop permissive. Les Etats-membres ont d'ailleurs eux-mêmes cherché à affaiblir le pacte de stabilité et de croissance.
M. Jean Arthuis, président. - C'est le « pacte des tricheurs » !
M. Christian Noyer. - Il y a eu un effort volontaire pour affaiblir une discipline qui était pourtant indispensable.
La quatrième cause de la crise de la dette souveraine est enfin à rechercher dans les faiblesses des dispositifs de surveillance bancaire, aussi bien en Europe que dans le reste du monde.
Face à cette crise, les orientations prises jusqu'à présent ont été les bonnes, à savoir : renforcer très sérieusement le cadre de surveillance budgétaire et les règles du pacte de stabilité et de croissance, afin de les rendre effectives ; mettre en place une surveillance de la compétitivité des Etats ; instaurer, en complément des plans de redressement, des dispositifs de soutien financier pour les Etats dont la situation économique et financière est telle que les marchés ne leur font plus spontanément confiance.
C'est au fond la philosophie des interventions du Fonds monétaire international (FMI) qui est appliquée à l'Union européenne. Leurs interventions sont d'ailleurs conjointes sur la base de plans de redressement communs.
Le débat se focalise désormais sur les mécanismes futurs à mettre en place. Deux idées sont principalement avancées :
- d'une part, ne faut-il pas chercher à disposer d'un montant effectivement disponible, à hauteur de ce qui avait été annoncé au départ, soit 440 milliards d'euros auxquels venaient s'ajouter 60 milliards d'euros d'un dispositif antérieur géré par la Commission ? Aujourd'hui, ce montant n'est pas vraiment disponible car, pour obtenir la meilleure notation sur les marchés (AAA), il a fallu mettre en place des dispositifs qui gèlent une partie des montants pouvant être empruntés. Cet objectif, partagé initialement par les Gouvernements de la zone euro, de disposer d'une force de frappe qui, combinée à celle du FMI, puisse représenter des montants dissuasifs pour la spéculation, semble être une bonne voie ;
- d'autre part, faut-il flexibiliser les dispositifs d'intervention ? J'y suis favorable à titre personnel et le Président de la BCE a indiqué la même chose. Dès lors que l'on souhaite mettre en place des mécanismes définitifs, il faut disposer de la plus grande flexibilité possible. Il s'agit, par exemple, de ne pas s'interdire de procéder à l'achat de titres sur le marché secondaire ou, le cas échéant, de prévoir des lignes de crédits de précaution à l'image de ce que le FMI a mis en place. Ces options me paraissent intéressantes.
S'agissant du programme d'achats de titres souverains par la BCE et l'Eurosystème, il convient de rappeler qu'après avoir pris plusieurs mesures sur les taux d'intérêt, l'allocation intégrale à taux fixe pour faciliter le refinancement du système bancaire, l'aide au redémarrage du marché des obligations sécurisées à long terme, nous avons été confrontés à un nouveau problème : les dysfonctionnements de la transmission de la politique monétaire. Un taux d'intérêt fixé par la BCE à 1 % s'est traduit, dans certains Etats, par des taux d'emprunt effectivement pratiqués à deux chiffres parce que les banques subissaient également la décote de l'Etat confronté à une crise de sa dette souveraine. Pour contrer cet effet, nous avons donc mis en place un programme d'achats de titres afin d'aider à la restauration d'une transmission plus ordinaire de la politique monétaire. Mais ce dispositif n'est concevable que si l'Etat en question prend des mesures drastiques pour redresser la situation de ses finances publiques et si les autres Etats-membres de la zone euro lui apportent un soutien financier.
Le programme d'achats lui-même s'est relativement bien passé. Nous observons des taux d'intérêt encore élevés dans les Etats concernés, mais nous avons réussi à contrer l'excessive volatilité de ces taux. Pour bien montrer que ces opérations n'étaient pas des programmes d'achats massifs ni de création de liquidité, nous avons tenu à stériliser systématiquement les montants achetés. Naturellement, la résolution des problèmes ne viendra que de la restauration de la confiance des marchés et du succès des plans de redressement.
Quant au débat sur le niveau de centralisation des encours du Livret A et du Livret de développement durable (LDD) à la CDC, et l'utilisation des encours décentralisés au profit des PME, la situation actuelle n'est pas alarmante à condition de ne pas déstabiliser la collecte.
Les prêts octroyés sont aujourd'hui couverts à près de 156 %, soit beaucoup plus que les 125 % légalement requis. Cela est dû au dynamisme de la collecte sur les livrets A, dont les encours ont augmenté de 5,5 % en 2010. Les banques commencent à proposer des prêts pour le logement social. Les montants demeurent encore faibles, mais c'est l'ébauche d'une politique qui peut être intéressante pour remplir les objectifs de construction de logements sociaux fixés par la loi.
Par ailleurs, avec un taux de rémunération porté récemment à 2 %, la collecte devrait être encore confortée. D'une manière générale, le livret A, réserve d'épargne garantie par l'Etat, rémunérée au dessus du taux d'inflation et non soumise aux prélèvements fiscaux et sociaux, reste attractif.
Aussi le risque que le seuil plancher des 125 % soit franchi est extrêmement faible, à condition de ne pas déstabiliser la collecte. A cet égard, la mise en place d'un seuil d'alerte à 135 %, proposée aujourd'hui, me paraît une bonne solution. J'avais d'ailleurs fait partie de ceux qui l'avaient recommandé !
La situation n'a donc rien d'alarmant, si l'on se garde néanmoins de fixer des objectifs contre-productifs. Il pourrait ainsi être risqué d'imposer aux banques à la fois un fort taux de centralisation et un faible commissionnement, dans la mesure où les établissements bancaires seraient alors incités à développer des produits concurrents aux livrets réglementés. Le problème se pose dans des termes analogues à ceux qui président à la définition d'un taux d'imposition : la recherche d'une maximisation des recettes fiscales ne saurait, sans se contredire, engendrer une réduction de l'assiette d'imposition.
S'agissant de l'utilisation des encours non centralisés au profit des PME, elle doit répondre à deux règles qui sont très largement respectées :
- d'une part, l'encours doit représenter au minimum 80 % de l'encours décentralisé de l'épargne réglementée. Ce ratio, qui est aujourd'hui de 262 %, est respecté par toutes les banques ;
- d'autre part, la loi de régulation bancaire et financière dispose que, chaque année, lorsque le montant total des sommes déposées sur les livrets A et les livrets de développement durable et non centralisées par la CDC augmente, l'établissement de crédit collecteur doit consacrer au moins les trois quarts de l'augmentation constatée à l'attribution de nouveaux prêts aux PME. Les flux nouveaux ont représenté, l'année dernière, dix fois plus que la collecte. Ce critère est donc largement respecté.
Si je n'ai pas d'inquiétude sur le respect de ces deux règles, en revanche, nous nous heurtons à une difficulté qui tient à la définition de la notion de PME fixée par un arrêté d'application. Cette définition est extrêmement complexe. Or les bases de données des banques ne contiennent pas les indications nécessaires pour répondre aux critères choisis, ceci pour la simple et bonne raison que cette définition n'est pas harmonisée avec celle, plus simple, en vigueur dans d'autres domaines aux niveaux national, européen et international. Je proposerai donc au ministère chargé de l'économie d'aligner cette définition sur la réglementation prudentielle française et européenne.
S'agissant de la publication par la Banque de France de données sur les encours et les flux nouveaux de crédits aux PME et aux entreprises créées depuis moins de trois ans, nous serons en mesure, après un travail statistique considérable, de livrer au premier semestre 2011 une estimation de ces éléments.
J'en viens maintenant à Bâle III. Le dispositif prudentiel me paraît être un bon système : renforcer la quantité et la qualité du capital. Il fallait trouver le juste équilibre pour améliorer considérablement la solidité du système bancaire mondial. Nous avions surtout besoin de définitions homogènes pour être sûr que, d'un Etat à l'autre, il n'y ait pas des degrés de résistance très différents avec, apparemment, les mêmes ratios. Il fallait, en même temps, éviter de pénaliser le financement de l'économie. Je crois que nous nous sommes accordés sur un ratio exigeant mais raisonnable. Nous avons également étalé la mise en oeuvre, qualitative et quantitative, sur une bonne partie de la décennie, jusqu'au 1er janvier 2018.
Dans ce volet prudentiel, parmi les éléments les plus importants, nous avons considérablement augmenté les exigences de fonds propres au regard des activités de marché. Elles ont été multipliées, en moyenne, par un facteur de trois à quatre.
Les autres volets comprennent le ratio de levier, qui est également sous observation, parce que nous souhaitons que ce soit un ratio simplement complémentaire, de sorte que nous pourrons vérifier qu'aucune banque ne s'est créé un effet de levier excessif. Normalement, le ratio sur actifs pondérés doit rester le principal ratio. Au demeurant, jusqu'à présent, nous avions des divergences comptables importantes entre les normes européennes et américaines, qui avaient, dans le cas du ratio de levier, un impact énorme. En particulier, les modalités de compensation des dérivés étaient différentes. Il y a très peu de compensation dans le système IASB utilisé en Europe et beaucoup dans le système américain. Les deux normalisateurs comptables viennent de faire une proposition commune, qui me paraît excellente. Ils viennent également de faire une proposition sur le provisionnement sur le cycle. Là aussi, c'est une excellente nouvelle. Avec la crise, on s'est aperçu de la lacune que constituait l'absence de provisionnement prospectif. En fait, on attendait que la catastrophe arrive pour passer des provisions.
Les deux ratios de liquidité sont également en période d'observation. Ils correspondent à un vrai besoin sur le fond. La crise a autant été une crise de liquidité qu'une crise de solvabilité. Le degré de transformation dans le système bancaire mondial était excessif. Pour autant, ces deux ratios ont été construits très vite et ils présentent, à mon avis, quelques défauts. Par exemple, dans la présentation des actifs liquides, malgré un certain rééquilibrage que nous avons opéré au mois d'octobre, il existe toujours une prééminence forte pour les titres publics. Or nous avons vu avec la crise de la dette souveraine que les titres publics ne sont pas nécessairement les plus liquides. De même, les hypothèses d'entrées-sorties du bilan des différents types de dépôts ou d'engagement de crédit nous paraissent ne pas être complètement réalistes et, de ce fait, pouvoir présenter des marges de progression.
Il est clair que les banques n'attendront pas 2015, pour le ratio de court terme, et 2018, pour le ratio de long terme, pour se mettre en conformité. Elles commenceront à faire évoluer leur bilan beaucoup plus vite. Il importe donc que nous procédions à une clarification rapide du contenu exact de ces deux ratios.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Je ne suis pas totalement satisfait de la réponse que vous nous avez apportée sur l'application de l'article 66 de la loi de régulation bancaire et financière. Ce dispositif vise à ce qu'un établissement collecteur de sommes déposées sur les livrets A ou les LDD consacre au moins trois quarts de l'augmentation des encours, en termes de flux, à des nouveaux prêts aux PME, sous peine de centralisation forcée. Cette disposition législative a pris naissance ici. C'est une initiative que j'ai exprimée, au nom de la commission des finances, auprès d'un gouvernement qui était réticent. Quelque temps après, j'observe avec plaisir que le Président de la République, à Saint-Nazaire, s'est félicité de ce dispositif. Selon ses propres termes, « ceci aboutirait à mettre chaque année trois milliards d'euros de plus à la disposition des PME ».
Pouvons-nous disposer d'un tableau retraçant, pour les principaux groupes bancaires français, d'une part l'augmentation de la collecte sur les livrets A et LDD, d'autre part l'augmentation de l'encours de prêts aux PME ? Bien entendu, il faut retenir la définition communautaire des PME. Nous souhaitons que l'article 66 soit appliqué et nous voulons disposer d'outils de suivi qui en assurent l'effectivité.
J'en viens maintenant aux situations des banques dans la zone euro, c'est-à-dire aux stress tests. J'aurais souhaité entendre de la part de l'Eurosystème, que vous représentez en France, une autocritique. Les tests de résistance se sont appliqués, notamment, à l'Irlande. Il serait bon que l'on sache pourquoi ils ont dysfonctionné et quelles sont les mesures prises pour éviter que de tels dysfonctionnements ne se reproduisent. Les difficultés que nous avons connues récemment sont étroitement corrélées à la méconnaissance de la situation d'un établissement irlandais et de ses engagements. Par conséquent, avons-nous réellement tiré tous les enseignements de ce dysfonctionnement ?
Enfin, s'agissant de la mise en oeuvre des plans de redressement et de solvabilisation de la Grèce et de l'Irlande, quelles sont les modalités de reporting entre ces pays et la Banque centrale européenne (BCE) ?
Pouvez-vous nous dire comment se situe la BCE entre la Commission européenne et le FMI ? La BCE missionne-t-elle régulièrement des équipes pour s'assurer de la réalisation des engagements pris par ces deux pays ? Quel est le sort donné à ces rapports d'audit s'ils existent ?
M. Christian Noyer. - Sur la question de l'application de l'article 66, au-delà du problème bureaucratique que j'ai signalé, je n'ai aucun problème pour fournir à votre commission le tableau que vous demandez.
M. Jean Arthuis, président. - A vous entendre, nous avions l'impression que les banques avaient prêté infiniment plus que ce qu'elles avaient collecté et que, dans ces conditions, il n'y avait pas d'engagements particuliers. Or il s'agit ici d'isoler ce qui a déjà été prêté aux PME et de constater que les flux, les suppléments de collecte, sont effectivement un supplément de prêts aux PME.
M. Christian Noyer. - Sur la deuxième question, effectivement, les tests de résistance réalisés l'année dernière avaient deux faiblesses. La première, c'est qu'ils n'ont pas visé tous les établissements. Il avait été décidé, conjointement par le Comité européen des régulateurs bancaires et par le Conseil des ministres, de ne demander, au minimum, que deux banques par Etat. Il se trouve que la France a testé plus largement. L'Espagne a décidé de faire un stress test national. Dans beaucoup de pays cependant, il n'y a eu que deux banques testées, notamment dans le cas de l'Irlande. La banque qui a connue les plus grandes difficultés et qui est en train de disparaître n'avait pas été testée.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Cette lacune n'est probablement pas un hasard puisque le choix des établissements soumis aux tests a été fait par chaque Etat.
M. Jean Arthuis, président. - Nous mesurons là la perfectibilité de la gouvernance européenne. C'est comme la sincérité des comptes grecs...
M. Christian Noyer. - De surcroît, les stress tests ont été réalisés trop rapidement. Plus précisément, il y avait trois sous-ensembles. Dès le printemps, il avait été décidé de faire un test sur les vingt principales banques européennes. Le travail a été engagé sur plusieurs mois, de façon interactive, fouillée et très sérieuse. Le second bloc concernait l'Espagne qui avait décidé de faire un stress test spécifique sur tout son secteur bancaire compte tenu de la pression apportée par les marchés. Enfin, le troisième bloc regroupait les autres Etats ne disposant pas de banques incluses dans le premier groupe et qui, par conséquent, ont dû conduire des tests dans une période très brève. A mon sens, il n'était guère possible de conduire des tests sur l'ensemble du secteur dans un délai aussi contraint.
Quelles les conclusions peut-on en retirer ? Tout d'abord, il faut des tests qui s'appliquent de la façon la plus générale possible à l'ensemble du système bancaire. Il ne faut pas seulement en prendre la moitié ou le tiers. Ensuite, il faut prendre le temps nécessaire pour les réaliser sérieusement et pouvoir se contrôler les uns les autres et avoir le temps de fouiller les différents paramètres. C'est notre ambition pour le prochain test, actuellement en cours de préparation.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Dans le prochain test, qui va désigner les groupes bancaires qui seront assujettis au contrôle ?
M. Christian Noyer. - Je n'ai pas la réponse à votre question. Je pense qu'il s'agira d'une décision formelle de l'Agence bancaire européenne, mais la décision définitive pourrait être prise par le Conseil ECOFIN. A mon sens, on ne laissera plus certains Etats ne présenter que les meilleurs établissements. Nous n'avons plus le droit à l'erreur.
En revanche, j'ai la conviction que les tests appliqués à la France ont été de très bonne qualité parce que nous avons pris le temps nécessaire et que nous avions une grande habitude de cet exercice.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Pourquoi la qualité a-t-elle été inégale entre les Etats ? Un tel constat ne peut qu'alimenter la défiance des marchés.
M. Christian Noyer. - En ce qui concerne les plans de redressement de la Grèce et de l'Irlande, ces deux pays ont signé un accord formel avec l'Union européenne. La surveillance de l'exécution de ces programmes est conjointement menée par le FMI et par la Commission européenne, en liaison avec la BCE. Très concrètement, des équipes de la BCE participent aux missions d'inspection régulièrement effectuées sur le terrain par le FMI ou la Commission européenne. Ces équipes ont accès à tous les livres à toutes les données utiles. La BCE est donc en mesure de donner un avis sur le respect ou le non-respect des conditions inscrites dans les programmes de redressement.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Ce suivi fait-il l'objet de procédures formalisées ?
M. Christian Noyer. - Il y a régulièrement ce que le FMI appelle une « revue » qui se traduit par un rapport du FMI transmis à son conseil d'administration qui porte sur l'adéquation de la politique suivie avec les objectifs du programme. Du coté de l'Union européenne, un rapport de la Commission est transmis soit à l'Eurogroupe, soit au conseil ECOFIN.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - La BCE n'est-elle qu'un sous-traitant du FMI ?
M. Christian Noyer. - La BCE serait plutôt un sous-traitant de la Commission européenne et, à vrai dire, une associée de la Commission. Un compte-rendu est effectué devant le Conseil des gouverneurs de la BCE.
Mme Nicole Bricq. - Sans revenir sur la question de la centralisation des encours du Livret A, j'aimerais savoir ce qu'il en est de l'engagement pris en 2008, lors de l'examen de la loi de modernisation de l'économie, d'empêcher la multi-détention de Livret A. L'outil statistique n'était alors pas opérationnel et il a fallu s'en remettre à une simple déclaration sur l'honneur qui, d'ailleurs, n'était pas toujours demandée. Qu'en est-il aujourd'hui ?
Par ailleurs, je voudrais revenir sur les tests de résistance. Certes, vous nous dites qu'ils sont fiables. Mme Lagarde a publié, l'été dernier, un communiqué se félicitant que les banques français avaient réussi les tests. En 2008, vous aviez fustigé les méthodes du FMI, trop inspirées des pratiques anglo-saxonnes, les méthodes européennes étant, soi-disant, bien meilleures. La réalité nous a démontré qu'elles ne l'étaient pas forcément. Le FMI a lancé une série de stress tests en Europe.
J'ai deux questions de principe :
- comment s'assurer de la fiabilité, de la pertinence et, pour tout dire, de la crédibilité des stress tests tant que ne seront pas connus avec précision les différents éléments de la méthodologie utilisée ?
- quelle transparence pouvons-nous attendre sur ces tests, en particulier auprès du Parlement ? Nous, parlementaires, sommes capables de responsabilité !
Au regard des événements récents en Grèce, en Irlande et maintenant dans les pays du Maghreb, quelle est l'exposition des banques françaises dans ces pays ? D'après des sources de presse, elle s'élèverait, au total, à près de 150 milliards d'euros.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Heureusement que la presse existe !
Mme Nicole Bricq. - Ces chiffres sont-ils exacts ? Existe-t-il un risque pour les banques ? Pouvons-nous craindre des tensions supplémentaires qui pourraient justifier l'intervention de la banque centrale ?
Mme Fabienne Keller. - J'entends bien ce que vous dites sur le livret A et les nouveaux encours de prêts aux PME. Néanmoins, nous sommes régulièrement interpellés par la contradiction, déjà longuement discutée, entre les ambitions affichées et ce que nous disent les PME sur le terrain. Existe-t-il un problème avec le thermomètre ? Quelle est la méthodologie de chiffrage ? Qu'appelez-vous « nouveaux prêts » ? Comment cela peut-il être mesuré notamment au regard des variations de stocks ou des prêts récurrents ?
Mon autre question porte sur la centralisation des encours du Livret A. Par exemple, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) travaille sur la base de projections dans la longue durée comparables à celles du Plan Campus ou des TGV. La moitié, au moins, des plans de rénovation des quartiers sensibles sont financés par les fonds d'épargne de la CDC. Dès lors, la centralisation du Livret A est-elle à la hauteur du défi ? Vous nous dites que les banques financent le logement social. On ne peut que s'en réjouir mais elles restent, à mon avis, totalement marginales dans le dispositif. Qu'en est-il du lien entre la collecte et ces besoins de financement considérables ?
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - La semaine dernière, lors d'une présentation à Bordeaux, vous avez déclaré que les banques centrales traitent les crises de liquidité et les Etats les crises de solvabilité. Les crises bancaires que nous connaissons actuellement ne mélangent-elles pas les deux aspects ?
J'ai lu également que la Banque de France avait prévu une croissance de 0,8 % pour le premier trimestre - ce qui serait formidable. Néanmoins, je m'interroge sur la divergence entre les différentes prévisions. N'est-elle pas une source d'instabilité ?
M. François Marc. - Nous avons constaté que la doctrine de la BCE et de l'Eurosystème a évolué en ce qui concerne l'achat des titres. Il y a encore quelques mois, il était hors de question que les banques centrales s'engagent dans un tel dispositif qui aurait pu relancer l'inflation. Aujourd'hui, on cherche à stériliser immédiatement sur le marché autant de liquidités que celles générées par les achats de titres. Êtes-vous sûr de cette étanchéité que vous semblez admettre a priori comme inhérente à ce dispositif ? N'y a-t-il pas un risque de déperdition et, au fond, n'y a-t-il pas un risque que le taux d'inflation de confort, aujourd'hui situé à 2 % par la banque centrale américaine, évolue vers 2,5 % ou 3 % ? Le processus ne risque-t-il pas de conduire, pas à pas, à un retour de l'inflation admise par les banques centrales de façon beaucoup plus importante qu'elle ne l'est aujourd'hui ?
M. Serge Dassault. - La valeur de l'euro est très préjudiciable à toutes les économies européennes qui souhaitent exporter vers la zone dollar. Pourrait-on envisager une dévaluation de l'euro ?
M. Pierre Bernard-Reymond. - Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la présidence française du G 20 ?
M. Jean Arthuis, président. - Vous avez en charge la surveillance des banques. Êtes-vous cependant en mesure d'exercer la pression requise sur les gestionnaires des banques pour qu'ils renforcent leurs fonds propres ; tout d'abord en régulant le niveau de rémunération des dirigeants et, plus globalement, de leurs agents et, ensuite, en régulant le niveau de dividende versé aux actionnaires ? Disposez-vous d'un véritable levier pour renforcer les fonds propres des banques ?
S'agissant de la Grèce et de l'Irlande, nous avons pu constater des défaillances majeures dans la sincérité des comptes publics. Le réseau des banques centrales ne serait-il pas l'échelon le plus pertinent pour porter une appréciation sur la sincérité des comptes publics ? Ce sujet est-il évoqué à la BCE ? Faites-vous pression sur les Etats pour que les comptes publics soient plus conformes à la réalité ?
M. Christian Noyer. - En ce qui concerne la multi-détention du Livret A, il existe un système informatique, le FICOBA, qui permet de suivre les différents comptes, mais il s'agit d'un fichier fiscal. Pour des raisons, que je n'ai jamais vraiment comprises, les services de Bercy ont longtemps été réticents à introduire dans ce fichier les comptes sur livret. Je ne sais pas si des progrès ont été accomplis récemment. Si tel était le cas, toutes les situations de double détention apparaîtraient immédiatement.
La méthodologie des stress tests a été publiée, tout comme pour ceux réalisés aux Etats-Unis. Nous avons également publié les expositions souveraines. La vraie difficulté des stress tests ne réside pas là. Un test n'est ni une photo de la réalité, ni une prévision. Il s'agit de la capacité de résistance d'une institution bancaire lorsqu'elle est soumise à un stress extrême. Nous essayons de faire des hypothèses dures, même s'il arrive qu'elles soient en dessous de la réalité. Par exemple, en juillet dernier, l'hypothèse macroéconomique était celle d'une replongée dans la récession, ce qui ne fut le cas que pour quelques Etats seulement. L'hypothèse était donc juste pour l'Irlande ou la Grèce mais fausse pour la France et l'Allemagne. C'est cela qui rend les choses difficiles. Je me tiens à la disposition de la commission pour vous communiquer la méthodologie des tests.
Historiquement, les tests étaient des outils de supervision utilisés par le régulateur. Nous sommes transparents mais c'est compliqué. La qualité du test tient beaucoup à la qualité de réalisation par les banques et au contrôle qui en est fait par les superviseurs. Lorsque celui-ci bénéficie de plusieurs années d'expérience, il lui a été possible d'apprendre de ses erreurs. Nous avons pu améliorer notre méthode de vérification et de surveillance. Pour ceux qui débutent, il y a forcément une période d'appréhension, d'où la nécessité de se contrôler les uns les autres et de s'échanger les techniques. Nous devons tous progresser pour renforcer la solidité des exercices que nous conduisons.
En ce qui concerne les nouveaux crédits aux PME, je sais bien que le sentiment des PME est souvent à l'opposé de ce que disent les statistiques. Tout simplement, parce que les banques n'accordent pas toutes les demandes de prêts. L'année dernière, la croissance des crédits aux PME s'est élevée à 4,4 % contre 1,6 % pour l'ensemble des entreprises : il s'agit du taux le plus important de la zone euro. Le crédit aux PME n'a donc pas été contraint. De plus, les taux d'intérêt des crédits aux PME en France sont les plus faibles de la zone euro. En moyenne, ils sont 40 à 50 points de base en-deçà de la moyenne allemande. Les dernières enquêtes conduites dans la zone euro, tant du coté des banques que des entreprises, montrent que les conditions sont jugées, d'une façon générale, satisfaisantes. Certes, il s'agit d'une vérité statistique qui ne se retrouve pas nécessairement pour chaque PME prise individuellement.
Sur le logement social, je ne suis pas qualifié pour juger des montants qui seraient nécessaires pour assurer son financement. Néanmoins, le mieux reste l'ennemi du bien. Si les chiffres démontraient que vous avez besoin de centraliser presque la totalité des encours du Livret A et, dans le même temps, d'abaisser drastiquement le taux de commissionnement, le résultat sera certain : vous n'auriez rien ! C'est un problème d'arbitrage. Je ne prétends pas me mettre à la place du législateur ou du Gouvernement pour faire ce choix. L'équilibre est fragile : la maximisation des montants que l'on peut lever ne passe pas nécessairement par un taux de centralisation élevé.
Pour répondre à Mme des Esgaulx, il est vrai qu'une crise de liquidité peut facilement se transformer en une crise de solvabilité. Lors de la présentation que vous avez mentionnée, je voulais souligner que lorsqu'une banque centrale consent à accorder de la liquidité en urgence, c'est parce qu'il y a un problème d'alimentation en liquidité de la banque mais que celle-ci demeure fondamentalement saine, c'est-à-dire que ses crédits ne sont pas compromis et que ses fonds propres sont suffisants. L'intervention de la banque centrale permet alors d'aider à passer un cap en attendant la restauration de la confiance du marché. Si l'on s'aperçoit que la banque est en faillite, il ne nous revient pas de la recapitaliser ou de la nationaliser. Ceci étant dit, en tant que superviseur, notre action nous conduit également à suivre les établissements les plus en difficulté.
S'agissant de la prévision de 0,8 % au premier trimestre 2011, nous avons intégré les dernières données d'enquête postérieures à la publication de l'INSEE mi-décembre 2010, qui montrent une évolution très positive de la production manufacturière. En particulier, la fin de la « prime à la casse » a eu un effet très stimulant sur l'activité. Cet effet n'est pas nécessairement représentatif des trimestres suivants... Si nous avons vu juste, le premier trimestre aidera à avoir une moyenne un peu meilleure que les prévisions des instituts. Il semble bien que le rythme de la croissance tend à s'accélérer mais pas encore suffisamment pour s'approcher du potentiel d'avant la crise.
En ce qui concerne la politique monétaire et les achats de titres. Il y a en réalité deux philosophies. La première est représentée par la Fed et la Banque d'Angleterre et s'appelle le « quantitative easing » - ajustement quantitatif. En Angleterre, l'idée est de lutter contre le risque de rétraction de la masse monétaire, en forçant l'injection de liquidités dans l'économie. Au fond, il s'agit de parer un risque de déflation. Aux Etats-Unis, la même politique cherche surtout à peser sur l'évolution de la courbe des taux et, en particulier, des taux longs. La Fed injecte des liquidités sans les reprendre.
L'Eurosystème a toujours refusé cette idée d'injecter de la liquidité à travers des achats de titres publics. Nous avons toujours préféré, même au plus fort de la crise, injecter de la liquidité dans le système bancaire pour essayer de faciliter l'activité de crédit. Si nous avons changé notre fusil d'épaule c'est en raison de la mauvaise transmission de la politique monétaire : les problèmes de certains Etats se répercutaient sur les banques et in fine sur le coût du crédit. Dans certaines parties de la zone euro, les taux d'intérêt ne reflétaient plus du tout le coût du crédit. En revanche, nous avons considéré qu'il fallait se démarquer très nettement de la politique de quantitative easing.
En tout état de cause, nous n'aimons pas intervenir massivement sur la dette publique. Ce n'est pas notre rôle. Nous devons être sûrs de ne donner que la liquidité exactement nécessaire dans le système. La technique que nous avons mise en oeuvre, qui consiste à faire des reprises de liquidité auprès des banques, nous permet de nous en assurer. Le jour où nous reviendrons à des adjudications traditionnelles de liquidités auprès du système bancaire, il suffira simplement d'ajuster le montant de liquidités en réduisant le portefeuille d'effets publics. Je n'ai pas d'inquiétude techniquement mais il n'est pas toujours aisé de l'expliquer car nos consoeurs banques centrales ont utilisé des outils similaires pour atteindre des objectifs radicalement différents.
S'agissant de la valeur de l'euro, les relations entre les grandes monnaies étaient un problème longtemps débattu dans le cadre du G 7. Dans un système de flottement des changes, le marché fixait les taux mais, en même temps, il y avait une surveillance du G 7 pour être sûr que l'on ne s'orientait pas vers des configurations de change anormales. Aujourd'hui, le G 20 a succédé au G 7, mais il est constitué d'économies beaucoup moins homogènes entre elles. En particulier, les économies émergentes ont des politiques de change très différentes les unes des autres. Certaines ont des politiques très fixes, comme la Chine, d'autres ont, en principe, le même système de flottement mais il leur arrive d'intervenir ou de contrôler les changes lorsqu'elles s'inquiètent d'une appréciation trop rapide de leur monnaie. La situation est un peu instable. Dans le cadre du G 20, le Président de la République veut reposer la question du système monétaire international. Pouvons-nous rebâtir ensemble un système qui soit plus équilibré, plus solide et qui réponde mieux aux besoins de toutes les économies et donc qui permette de maximiser le bien-être mondial ?
Enfin, sur la question des fonds propres, je considère que nous sommes en mesure de faire pression sur les banques. Nous discutons avec elles d'une trajectoire d'augmentation de leurs fonds propres. Par conséquent, leurs politiques de rémunération et de dividende doivent s'y ajuster. En particulier, sur les rémunérations, nous allons faire respecter très étroitement le règlement de décembre 2010 pris en application de la directive CRD 3.
En ce qui concerne la sincérité des comptes publics, nous nous sentons interpellés, en tant que banque centrale, de ne pas avoir vu certaines déviations, surtout en Grèce. La solution qui me paraît bonne est de donner à Eurostat des pouvoirs intrusifs. C'est indispensable et, naturellement, la BCE et l'Eurosystème y apporteront leur concours car, nous aussi, avons besoin d'y voir clair.
Loi de finances rectificative sur la fiscalité du patrimoine - Table ronde d'économistes
Puis la commission procède à l'audition de MM. Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l'Université Dauphine et président du cercle des économistes, Christian Saint-Etienne, professeur au CNAM et membre du conseil d'analyse économique, Thomas Piketty, économiste et professeur à l'école d'économie de Paris, et David Thesmar, économiste et professeur à HEC, en vue de la préparation du projet de loi de finances rectificative sur la fiscalité du patrimoine.
M. Jean Arthuis, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons cette matinée par une audition, sous forme de table ronde, qui marque la deuxième étape de nos travaux sur la future réforme de la fiscalité du patrimoine.
Après avoir pris connaissance, la semaine dernière, du panorama des pratiques fiscales dressé par les responsables du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, nous allons aujourd'hui nous concentrer davantage sur les principes et les pistes envisageables.
Nous recevons donc Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l'Université Dauphine et président du cercle des économistes, Christian Saint-Etienne, professeur au CNAM et membre du conseil d'analyse économique, Thomas Piketty, économiste et professeur à l'Ecole d'économie de Paris, et David Thesmar, économiste et professeur à HEC.
Nous comptons sur ces quatre spécialistes pour nous éclairer sur les enjeux économiques de la réforme. J'invite donc nos intervenants à effectuer, chacun à leur tour, une brève présentation liminaire en répondant plus spécifiquement aux questions suivantes : pourquoi faire cette réforme ? Quelle forme doit-elle prendre ? Quels impôts devraient être dans son champ et quels résultats peut-on en attendre ?
Je passerai ensuite la parole au rapporteur général puis, chacun d'entre vous, mes chers collègues, pourra interroger nos intervenants.
Je propose de commencer par M. Lorenzi, suivant l'ordre alphabétique.
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je voudrais pour commencer insister sur deux points. Tout d'abord, comme beaucoup d'économistes, je ne suis pas un spécialiste de la fiscalité, mais j'ai l'occasion de réfléchir à ces questions dans le cadre de plusieurs groupes de travail. Je suis notamment membre du groupe de la Cour des Comptes qui réalise le rapport sur la convergence entre la France et l'Allemagne. J'ai également lu avec grand intérêt l'ouvrage de M. Piketty et de ses deux collègues, Camille Landais et Emmanuel Saez.
Tout cela donne l'impression que toute approche de la réforme fiscale par la seule réforme de la fiscalité du patrimoine est une absurdité intellectuelle. J'ai pu, en particulier, le constater avec le groupe de la Cour des Comptes : le regard sur une fiscalité étrangère nous amène forcément à considérer l'ensemble des sujets. Si je suis convaincu qu'il n'y aura pas de grande réforme fiscale en 2011, je crois qu'il faut surtout éviter de traiter dans la précipitation un sujet aussi complexe et important pour notre économie.
Deuxièmement, en ce qui concerne la dimension comparative, je tiens à souligner que rien ne dit que l'Allemagne soit le modèle à suivre en matière de fiscalité du patrimoine. En effet, ce pays se distingue fortement des autres États membres de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) dans ce domaine. Il faut donc être prudent et comparer des cas semblables, et non pas des situations totalement différentes. Nous sommes en effet dans un rapport de 1 à 4 en ce qui concerne la taxation du patrimoine. La focalisation sur la convergence avec l'Allemagne n'a donc pas grand sens.
Troisièmement, pour les économistes, un débat existe depuis deux siècles sur la relation entre la croissance et la fiscalité d'un pays. En la matière, l'OCDE donne volontiers des recettes toutes faites. Par exemple, la fiscalité sur la consommation serait ce qu'il y a de mieux. C'est un vrai débat. Il n'existe pas de solution miracle, mais ce sujet mérite une réforme fiscale d'urgence.
En la matière, j'ai un point de vue personnel. Je ne suis pas un « déclinologue », et, sur le fond, j'estime que la société française est très dynamique, et que la fiscalité peut permettre de tirer fortement la croissance. Cependant, nous sommes confrontés à un problème macroéconomique complexe. En effet, d'un côté, nous devons réduire notre dette, ce qui implique une diminution de nos dépenses annuelles de l'ordre de 30 à 40 milliards d'euros. Cela risque d'être particulièrement compliqué dans le cadre des exercices 2012 et 2013. De l'autre côté, nous devons dégager parallèlement 30 à 40 milliards d'euros d'investissements complémentaires, de long terme, destinés à se substituer aux activités que nous avons perdues depuis quatre ou cinq ans sous la forme de transferts dans les pays émergents.
Ce constat m'amène à formuler deux observations.
Premièrement, la fiscalité du patrimoine ne m'intéresse pas au titre des débats sur la suppression ou non du bouclier fiscal et de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) - je relève d'ailleurs que les 4 milliards d'euros de l'ISF ne sont qu'une goutte d'eau parmi les 850 milliards de prélèvements obligatoires - mais sur la façon dont elle peut permettre d'allonger l'épargne afin que cette dernière puisse être disponible pour des investissements plus risqués de long terme. La question est donc de savoir quelle fiscalité pourrait résoudre ce problème crucial. Le deuxième problème est de savoir comment investir dans des activités risquées. A cet égard, je pense que l'un des handicaps majeurs de nos pays est l'aversion au risque, qui ne s'arrangera pas avec le vieillissement de la population. La clé de la réforme consiste donc, à mon avis, à se concentrer sur l'allongement de la fiscalité de l'épargne, à savoir les flux du patrimoine, et de faire en sorte que l'État prenne en charge une part du risque sur les investissements de long terme. C'est en effet de cela que nous aurons besoin pour investir dans les années à venir.
Deuxièmement, une large partie de notre croissance insuffisante provient de la difficulté que nous avons à fournir des emplois aux jeunes. Il y a urgence à résoudre ce problème. Au-delà de la question du marché du travail et du contrat de travail unique, j'estime qu'il faut fluidifier les transferts intergénérationnels. Une dizaine de milliards d'euros descendent de la génération N à la génération N+2 aujourd'hui, chiffre très insuffisant. Cela signifie que la réforme de la fiscalité du patrimoine devrait se focaliser sur les différences de taxation entre les successions et les donations. Si l'on ne résout pas ce problème, les gens continueront à toucher leur héritage à un âge relativement avancé. Pour cela, deux logiques peuvent se mettre en place : favoriser le viager et rééquilibrer la taxation des successions par rapport aux donations, afin de faire en sorte que de l'argent revienne vers les générations plus jeunes, au moment où elles en ont le plus besoin.
M. Thomas Piketty. - Je partage le point de vue de M. Lorenzi selon lequel la fiscalité du patrimoine, l'ISF et la taxe foncière ne constituent pas le coeur du sujet en ce qui concerne la réforme du système fiscal français. La vraie problématique consiste à mon avis à simplifier et à moderniser notre système d'imposition des revenus, qui est beaucoup trop complexe et morcelé, notamment au regard des revenus de l'épargne. En outre, il ne pratique toujours pas la retenue à la source, contrairement à nos voisins. Enfin, notre système de protection sociale repose trop fortement sur les cotisations. Ces questions seront davantage traitées en 2012. Néanmoins, puisque l'ISF est un thème qui semble être au coeur des discussions actuelles, je vous présenterai mon point de vue à son sujet.
Il existe différentes formes d'imposition du stock de patrimoine en France. Nous disposons en effet de l'ISF et de la taxe foncière. Cette dernière est une taxe sur le patrimoine immobilier, assise sur des valeurs cadastrales obsolètes, dont la réforme présente de nombreuses difficultés. Cela explique notre incapacité à les actualiser depuis quarante ans. Si l'on considère les choses de façon objective, il apparaît que l'ISF est, du point de vue technique, un impôt beaucoup plus moderne que la vieille taxe foncière, et que le supprimer serait une grave erreur. Certes, l'ISF est imparfait, les gens doivent le déclarer, et l'on peut discuter du niveau du seuil d'imposition comme des taux de son barème. Néanmoins, il a le mérite de considérer les valeurs de marché au 1er janvier de l'année concernée, ce qui constitue un critère objectif et efficace et empêche les redevables de contester l'atteinte du seuil.
En outre, je tiens à souligner que l'ISF français n'a strictement rien à voir avec les anciens impôts sur le patrimoine en Allemagne, Espagne et Suède, où ils ont été supprimés pour des raisons totalement distinctes de celles qu'on reproche, en France, à l'ISF. En effet, les impôts étrangers étaient basés sur des valeurs cadastrales très anciennes, aux variations extrêmement arbitraires d'une commune à l'autre, pour décider qui se situait en dessous ou au-dessus du seuil d'imposition. La justice a tranché, en dénonçant des problèmes d'équité des contribuables devant l'impôt. L'impôt sur le patrimoine a donc été supprimé dans les trois pays précités. Il n'était pas question de délocalisation mais de rupture d'égalité devant les charges publiques. Les impôts sur le patrimoine de l'Allemagne, de l'Espagne et de la Suède nous venaient directement du XIXème siècle, comme notre taxe foncière. La création de notre ISF dans les années 1990 a répondu au constat que l'inflation était un phénomène durable, que l'inflation sur les prix des actifs était un problème sérieux, et que si l'on voulait un impôt sur le patrimoine il fallait avoir des valeurs de marché, peut-être imparfaites, mais fournissant une base objective.
De plus, l'ISF a l'avantage de déduire les emprunts immobiliers de son assiette, ce qui n'est pas le cas de la taxe foncière, pour le paiement de laquelle on ne fait aucune distinction entre le contribuable endetté au titre d'un emprunt immobilier, et le contribuable non endetté. Or, quand on déduit l'emprunt et le passif financier, il est logique d'ajouter les actifs financiers. On aboutit alors à un impôt sur le patrimoine global dont le fonctionnement est beaucoup plus intelligent que notre taxe foncière.
Cette comparaison doit être centrale dans notre réflexion. En termes de masse, de quoi parle-t-on ? La taxe foncière rapporte plus de 15 milliards d'euros par an, soit plus de trois fois le produit de l'ISF, estimé à 4,5 milliards d'euros. Dans beaucoup de pays du monde, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, la taxe foncière est beaucoup plus élevée qu'en France. En proportion de la capitalisation immobilière, on serait à 25 milliards d'euros environ. La question est de savoir s'il vaut la peine de supprimer un ISF qui rapporte 5 milliards, pour se retrouver avec une taxe foncière qui rapportera 5 ou 10 milliards de plus. Pour ma part, j'estime que ce serait une absurdité d'un point de vue technique. Il conviendrait plutôt de rapprocher l'assiette de la taxe foncière de celle de l'ISF, en envisageant des déductions d'emprunts immobiliers et en essayant de recourir aux valeurs de marché.
Enfin, comme M. Lorenzi, j'estime que la comparaison avec l'Allemagne est faussée. Ses impôts sur le patrimoine, notamment fonciers, sont plus faibles que dans les autres pays, notamment parce qu'elle a une capitalisation immobilière plus faible. Si l'on tient compte de ce paramètre, en proportion de la capitalisation immobilière, la taxation du patrimoine dans nos deux pays se rapproche. Du point de vue du marché immobilier, la comparaison avec le Royaume-Uni est au moins aussi pertinente pour nous que celle avec l'Allemagne.
M. Christian Saint-Etienne. - Je partage certains points de vue de mes collègues, mais j'ai également des points de divergence. Sur les points communs, je voudrais dire tout d'abord qu'aborder la réforme fiscale sous le seul angle de la taxation du patrimoine est évidemment réducteur. On peut néanmoins procéder à une première étape d'une réforme globale dès 2011, à condition de l'inscrire dans une direction d'ensemble cohérente.
Cette première remarque établie, je voudrais insister sur les nécessités et l'urgence d'une réforme globale de notre système fiscal. Je pense en effet que nous sommes à la veille d'une crise historique des finances publiques françaises, comparable à celle qui secoua la fin de l'Ancien régime. Je rappelle au passage que les révolutions politiques ont bien souvent comme origine une crise des finances publiques... Notre déficit structurel atteint 6 % du produit intérieur brut (PIB), soit 120 milliards d'euros. C'est dire l'ampleur de l'effort qui nous attend.
Deuxièmement, un point qui n'a été que peu évoqué, et qui est pour moi central, est que nous sommes membres d'une Union européenne qui est un champ clos de concurrence fiscale et sociale. D'un point de vue économique et stratégique, je considère que l'avenir de la France est menacé à court terme, ce qui ne signifie pas que nous n'ayons pas beaucoup de potentiel. Cette menace vient pour une minorité de la compétition en provenance de la Chine. Mais la grande majorité de notre problème de compétitivité globale provient de la concurrence interne à l'Union européenne, qui vide notre pays de sa substance productive. En conséquence, toute réforme fiscale d'ensemble devra avoir pour objectif prioritaire de refonder un système productif français fonctionnant dans un contexte européen, en gardant à l'esprit que le point clé de l'équité est que chacun ait un emploi.
Troisièmement, je voudrais dire que lorsqu'on se lance dans une réforme fiscale, il faut bien sûr prendre en compte le contexte. Nous ne sommes plus dans l'économie agricole de la fin du XVIIIème siècle ou dans l'économie industrielle fermée des années 1980. Je rappelle à cet égard que le contrôle des changes n'a été supprimé qu'en 1990 ! Aujourd'hui, nous évoluons dans ce que j'appellerais l'économie entrepreneuriale de la connaissance. D'après une étude du Conservatoire nationale des arts et métiers (CNAM), sur l'ensemble des outils technologiques que nous utilisons quotidiennement, aucun n'est fabriqué en France. Nous avons raté, sur le plan de la production, la révolution technologique du numérique, nous sommes en train de rater celle des biotechnologies, et l'on s'affaiblit dans les nanotechnologies. Comment peut-on espérer rester une grande puissance industrielle si l'on ne se dote pas des moyens de remettre l'entrepreneur au coeur de la reconstruction de notre système productif ?
Ces éléments sont cruciaux, parce que si l'on aborde de façon étroite la réforme fiscale, avec notamment un biais moral, en proclamant que l'on va faire payer telle catégorie sociale, notamment les riches, on court à l'échec. Il faut donc rétablir une plus grande équité dans notre système, car celui-ci est devenu un « gruyère » et il est vrai que les plus hauts revenus, ceux du premier centile, ont un taux de fiscalité plus faible que le deuxième centile supérieur, qui a lui-même une fiscalité inférieure au troisième centile. Ensuite, la tendance s'inverse, et les taux de fiscalité baissent. Il faut donc corriger le fait que les premier et second centiles ont des taux de fiscalité plus faibles. Cela peut se faire dans le cadre d'une réforme globale qui doit concerner simultanément l'impôt sur les sociétés (IS), la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), l'impôt sur le revenu (IR), l'ISF, la contribution sociale généralisée (CSG) et la cotisation famille de 5,4 % sur les salaires.
De mon point de vue, sur le plan de la compétitivité économique, il faut donc sonner l'alarme et agir dès aujourd'hui, sans attendre 2013.
La réforme de la fiscalité du patrimoine ne peut donc constituer que la première étape d'une réforme d'ensemble de la fiscalité française. Si elle est bien abordée comme telle, plusieurs remarques et pistes peuvent être formulées. S'agissant de la suppression du bouclier fiscal, je souligne le risque de délocalisation d'une partie du patrimoine national, en tout cas de certains entrepreneurs qui sont des acteurs clés pour la reconstruction du système productif français. Cette éventualité doit nous conduire à réfléchir à la nature de l'impôt de solidarité sur la fortune, qui, au vu des débats actuels, ne devrait pas être supprimé à court terme. Parallèlement, il convient de redéfinir les taux de cet impôt qui a été créé dans un contexte de forte inflation, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Or le taux de rendement du capital doit être pris en compte dans la définition de la fiscalité du patrimoine. Les trois principaux éléments du capital en France et dans le monde aujourd'hui sont les actions, les obligations et l'immobilier. L'immobilier parisien a un rendement net compris entre 2 % et 2,5 %, le capital obligataire et les dividendes représentent un revenu après impôt de 2,5 % et 3 %. Dans cette perspective, si l'ISF devait être maintenu, sa nouvelle structure pourrait être la suivante :
- d'une part, un impôt qui ne s'applique qu'aux patrimoines d'une valeur supérieure à trois millions d'euros. Ce seuil permet d'éviter les débats récurrents sur les modalités de prise en compte de la résidence principale ou sur l'imposition des classes moyennes qui résident dans les grandes villes en France ;
- d'autre part, un impôt organisé autour de deux tranches d'imposition : la première au taux de 0,5 % pour les patrimoines dont la valeur est comprise entre 2 et 20 millions d'euros (ou entre 3 et 30 millions d'euros), une seconde tranche au taux de 0,75 % pour les patrimoines évalués à plus de 20 ou 30 millions d'euros.
Cette architecture permettrait de ramener la fiscalité du patrimoine à un tiers ou un quart du rendement moyen du capital, ce qui semble correct. La question réside dans le financement de ce dispositif dont le coût peut être évalué entre 1,2 et 1,5 milliard d'euros par rapport au produit net de l'ISF, qui est actuellement de 3,2 milliards d'euros.
Deux mesures centrées sur les détenteurs de très hauts patrimoines me semblent pouvoir compenser le différentiel. La première concernerait le relèvement de deux points du taux marginal d'imposition de l'impôt sur le revenu qui passerait de 41 % à 43 %. Cette hausse serait applicable aux foyers fiscaux dont le revenu net global est supérieur à 100 000 euros par part. La seconde mesure consisterait à revoir les droits de mutation à titre onéreux lorsque la valeur de la transaction immobilière est supérieure à 600 millions d'euros.
Dans le cadre d'une réforme fiscale globale, j'estime que les principaux leviers de réforme sont la contribution sociale généralisée et la taxe sur la valeur ajoutée. Au niveau européen, on constate, depuis les premières mesures prises par l'Allemagne, un mouvement d'augmentation de la TVA pour financer une diminution du taux de l'impôt sur les sociétés. Le pays qui représentera le mieux à court terme le système fiscal européen sera la Finlande, avec un taux de la TVA relevé à 23 %, afin de permettre une baisse de l'impôt sur les sociétés, baisse éventuellement ciblée sur les bénéfices mis en réserve. En effet, n'oublions pas, comme le rappelait précédemment Christian Noyer, que le niveau des prêts octroyés aux petites et moyennes entreprises (PME) constitue un réel problème économique en France, qui peut en partie être résolu par l'augmentation de fonds propres de ces entreprises afin de réduire l'aversion des banques particulièrement attentives au ratio d'endettement sur fonds propres.
En conclusion, ma préférence n'est pas une réforme partielle de l'ISF. Toutefois, si celle-ci doit être faite, il conviendrait de supprimer les principaux défauts de cet impôt. Dans le cadre d'une réforme plus globale qui s'impose à notre pays, l'ISF à vocation à être supprimé au profit d'une tranche supérieure de l'IR. Ce remplacement n'interdit pas de maintenir sous une forme différente le principe de l'ISF-PME qui permet d'apporter un financement à certaines entreprises, en le liant à la nouvelle tranche supérieure de l'IR.
M. David Thesmar. - Contrairement à mes collègues, mon étude n'a pas concerné la fiscalité dans son ensemble mais uniquement celle associée au patrimoine des ménages. La fiscalité française du patrimoine se caractérise par sa complexité et par la multiplicité des dispositifs dont les finalités peuvent être contradictoires entre elles. On cherche aussi bien à favoriser l'épargne risquée (un tiers de l'épargne des ménages avec incitation fiscale) que non risquée (40 % de l'épargne des ménages avec incitation fiscale), l'épargne liquide que l'épargne bloquée. Au total, le résultat de l'ensemble de ces incitations fiscales est neutre, voire légèrement défavorable à l'épargne risquée selon une étude récente du Trésor. Par ailleurs, cette complexité a pour conséquence un effet de redistribution à l'envers puisque pour pouvoir bénéficier des dispositifs dégressifs, il est nécessaire initialement de disposer de revenus relativement importants. La poursuite simultanée des logiques progressive et dégressive est un exemple supplémentaire de conflit d'objectifs. Au total, l'accumulation de priorités traduit le manque de priorités globales.
En outre, en ce qui concerne l'épargne réglementée, les évaluations sont insuffisantes. Un certain nombre de questions ne sont pas tranchées. A-t-on besoin de l'argent du livret A pour financer le logement social ? Le rationnement du crédit aux PME est-il pathologiquement plus important qu'à l'étranger ? Le dispositif ISF en faveur des PME est-il efficace ?
Outre cette complexité, il convient de souligner que certains problèmes ne sont pas résolus, notamment celui de l'épargne retraite. L'intervention de l'Etat via la fiscalité se justifie par une volonté paternaliste d'inciter les personnes à se constituer une épargne retraite. Toutefois, l'encours de cette épargne à long terme, c'est-à-dire essentiellement le plan d'épargne pour la retraite collectif (PERCO), aujourd'hui très faible, ne permet pas d'avoir un impact sur le financement des entreprises au travers d'un effet volume comme on pourrait l'imaginer. En effet, alors qu'à l'étranger le patrimoine des ménages représente environ cinq fois le PIB, le patrimoine des ménages français équivaut à trois fois le PIB, ce qui souligne un manque de capitalisation du système par des dispositifs collectifs ou individuels. Les expériences étrangères montrent également que les incitations fiscales ne permettent pas de modifier la part d'épargne allouée au long terme mais seulement le volume d'épargne, l'accroissement de ce volume permettant alors une augmentation homothétique du compartiment à long terme.
Au regard de ce constat, deux types de propositions peuvent être envisagés autour d'un objectif de simplification du système fiscal sans augmentation de la pression fiscale :
- une première version, que je qualifierais de timide mais qui peut paraitre relever à vos yeux de la science fiction, serait de créer, sur les revenus du patrimoine, un taxe unique de 15 % dont l'assiette pourrait faire l'objet d'un abattement, par exemple 500 euros, pour introduire un élément redistributif. En contrepartie, les impôts actuels sur les revenus du patrimoine ainsi que les niches afférentes seraient supprimés. Afin d'obtenir un dispositif à revenu constant, la définition du taux prendrait en compte, d'une part, les revenus du patrimoine, soit 150 milliards d'euros selon le dernier rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, et d'autre part, le produit actuel des impôts sur les revenus du patrimoine, soit 24 milliards d'euros. Ce taux pourrait éventuellement être modulé pour financer des incitations fiscales à l'épargne de long terme ;
- la seconde version, plus ambitieuse, serait de remplacer l'ensemble de la fiscalité patrimoniale par un impôt unique de type ISF, assis sur la totalité du patrimoine des ménages auquel s'appliquerait un taux de 0,65 %. Ce chiffre correspondrait au calcul du poids actuel des impôts liés au patrimoine (ISF, taxe foncière, droits de mutation, imposition des revenus), soit 65 milliards d'euros, par rapport à la valeur du patrimoine des ménages français, soit 10 000 milliards d'euros dont 5 000 milliards d'euros au titre de la résidence principale. La mise en place de cette taxe unique entrainerait la suppression des autres dispositifs d'imposition actuels en lien avec le patrimoine.
M. Jean Arthuis, président. - Je retiens deux grands enseignements de l'ensemble de vos interventions : d'une part, notre système fiscal est perfectible, d'autre part, la fiscalité du patrimoine n'est qu'un aspect de la réforme fiscale d'ensemble qui s'impose à vos yeux.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Ma première question s'adresse à l'ensemble des participants, mais peut-être plus encore à M. Piketty.
Le président Arthuis a évoqué, en introduction de cette table-ronde, la réunion de la semaine dernière avec des responsables du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. Il est ressorti de cette intéressante comparaison que, selon l'OCDE, la France est le pays qui a le plus d'impôts, la plus forte imposition, la plus forte progressivité et est celui où les taux nominaux sont les plus élevés tant pour l'imposition du revenu que pour celle du capital. En revanche, les bases d'imposition y sont assez basses en raison des niches fiscales.
Selon Jeffrey Owens, en mettant en regard les taux implicites d'imposition de la France et de l'Allemagne, en 2008, le travail était imposé à 41,4 % en France et à 39 % en Allemagne, le capital à 38,8 % en France, et 23,1 % en Allemagne, et la consommation à 19 % dans les deux pays. A partir de constat et au vu de vos propositions, vos travaux prennent-ils en compte le fait que la France n'est pas seule au monde et que la compétitivité fiscale existe ? Et pouvez-vous citer des pays disposant d'un système fiscal « idéal » selon vos critères et en dresser le bilan économique ?
Ma deuxième question concerne l'ensemble des auditionnés : considérez-vous que l'ISF, tel qu'il fonctionne actuellement, frappe bel et bien la « fortune » ainsi qu'il est censé le faire ? Et que pensez-vous du niveau du taux applicable à la tranche supérieure, soit 1,8 % ?
Par ailleurs, la résidence principale est-elle, selon vous, un élément devant figurer dans l'assiette d'un impôt sur le patrimoine ou d'un impôt sur les revenus du patrimoine ? Si l'imposition est un reflet de la vision de la société que se forge un peuple, considérez-vous possible et souhaitable de familialiser l'impôt progressif sur le patrimoine, selon les principes qui prévalent déjà en matière d'impôt progressif sur le revenu ?
Enfin, pourriez-vous nous livrer votre vision de la manière dont devraient être taxés les revenus patrimoniaux, dans un double souci d'équité et de compétitivité ? En particulier, cette fiscalité devrait-elle poursuivre notamment un objectif d'orientation de l'épargne des Français, alors que les changements de règles prudentielles dans les secteurs de la banque et de l'assurance font peser des menaces sur le financement des entreprises ? Au contraire, peut-on envisager, dans un objectif « anti-niches » de simplicité et de lisibilité, d'harmoniser le régime fiscal des différents revenus du patrimoine et de les intégrer dans le barème ?
M. Thomas Piketty. - Je crois que l'objectif de simplification de la fiscalité doit être prioritaire, notamment en matière d'imposition sur les revenus du patrimoine. Compte tenu de son degré de mitage, l'IR rapporte environ deux fois moins que la CSG. Le produit de l'impôt sur le revenu représente aujourd'hui 2,5 % du PIB, soit un niveau divisé par deux depuis le début des années 1990 et un niveau trois à quatre fois inférieur à celui constaté actuellement dans d'autres pays européens. Le diagnostic que nous faisons est qu'il est impossible de réformer cet impôt et qu'il convient de le remplacer par un élargissement de la CSG dont l'assiette et les modalités de recouvrement sont satisfaisantes à plusieurs égards. Cette extension s'accompagnerait de la mise en place d'un barème progressif.
Cette proposition permet de simplifier le système d'imposition et de mettre fin aujourd'hui au niveau de mitage et d'absurdité de l'impôt sur le revenu dont le rendement total pourrait être obtenu par 4,5 points de CSG supplémentaires ! Elle se distingue du dispositif présentée par M. Thesmar dans la mesure où elle ne sort pas l'imposition des revenus du patrimoine du champ d'application du barème progressif. En effet, en ne soumettant que les revenus du travail à une fiscalité progressive, la proposition de David Thesmar favorise, comme cela a été constaté à l'étranger, une optimisation fiscale entre revenus du travail et revenus du capital. Pour des raisons d'équité et d'efficacité, il me semble que la minimisation des distorsions implique l'application d'un barème progressif à l'ensemble des revenus et ce, quelle que soit leur dénomination juridique.
Par ailleurs, je souligne que débattre des taux du barème progressif que nous proposons n'est pas problématique, bien au contraire. Ce qui me semble important est de recueillir un consensus sur une nouvelle architecture fiscale simplifiée.
Enfin, je conviens du fait que la France affiche des taux d'imposition élevés, qu'il faudrait réduire en augmentant les assiettes, et, en fait, une faible progressivité. Pour autant, s'agissant de la taxation du capital, les chiffres qui auraient été communiqués par M. Owens ne me semblent pas, en l'absence de précisions méthodologiques, témoigner de la réalité. Les enquêtes d'Eurostat, dont les conventions statistiques sont publiques, sont en effet sensiblement différentes.
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je ne crois pas, moi non plus, à un tel écart entre les taux d'impositions implicites du patrimoine entre la France et l'Allemagne. Les chiffres que vous a donnés l'OCDE comportent sans doute des biais.
D'autre part, je considère, moi aussi, que la question de l'ISF est, somme toute, mineure au vu du faible poids de cet impôt dans la fiscalité globale. Une véritable réforme fiscale se résume, à mes yeux, essentiellement à trois sujets : le rapprochement de l'IR et de la CSG, l'évolution de la TVA et la fiscalité des produits de l'épargne.
Dans le débat actuel, on s'obstine à ne parler que du stock de patrimoine, mais ni des successions ni de l'épargne. Or je rejoins David Thesmar pour considérer que la vraie question, c'est bien celle de l'épargne et de l'investissement. Il conviendrait donc de rénover la fiscalité de l'épargne et de la moduler en fonction de l'engagement de durée qu'est prêt à consentir l'épargnant ainsi que du type d'investissement à réaliser.
M. Thomas Piketty. - L'expérience montre que cela ne marche pas...
M. Christian Saint-Etienne. - Il est vraiment nécessaire de simplifier les impôts.
De ce point de vue, les bases de la CSG sont bonnes et, à partir d'elles, on pourrait envisager un taux d'imposition global de 15 %, tant pour les revenus du capital que pour les revenus du travail. En revanche, je trouve très risqué de fusionner la CSG et l'IR afin d'en faire un impôt ultra-progressif : le risque d'un rejet massif de ce nouvel impôt par un grand nombre de contribuables et, partant, d'un « choc » sur les recettes publiques effectives, ne saurait être écarté. Il est vrai, toutefois, que, dans le système actuel, l'abaissement du taux marginal d'imposition des deux premiers centiles de nos concitoyens les plus aisés grâce aux différentes « niches » est insupportable.
S'agissant des revenus du patrimoine, faut-il accepter la dualité capital-travail ou parvenir à un barème unique ? En réalité, en réalisant, au préalable, la réforme des bases d'imposition, on aboutira à des taux d'imposition très proches, ce qui relativisera l'enjeu.
Enfin, il faudra bien traiter le sujet de la protection sociale. Dans le livre que je publierai en avril, je montrerai qu'il n'est pas pertinent de traiter de la même façon les mécanismes de protection sociale individuelle (retraite et accidents du travail) et les mécanismes de protection sociale collective (santé et famille). Quoi que nous fassions, les cotisations individuelles resteront importantes, notamment pour ce qui concerne la retraite. A cet égard, si on veut développer l'épargne longue dans les fonds de pension, un mécanisme simple et puissant devrait être mis en oeuvre : détaxer de cotisation sociale les versements dans les fonds de pension, dans la limite d'un certain plafond, pour ne pas recréer une « niche fiscale majeure ». On traiterait ainsi de la même façon la retraite par répartition et la retraite par capitalisation. En contrepartie d'un tel avantage, on pourrait se montrer, à bon droit, très exigeants quant aux contraintes d'investissements de ces fonds de pensions, notamment en actions.
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Certes, mais il faudra s'intéresser également à la possibilité même pour les gestionnaires d'investir en actions, sous l'effet des nouvelles normes prudentielles dans les domaines de la banque et de l'assurance.
M. Jean Arthuis, président. - M. Piketty, peut-être pourriez-vous vous exprimer sur la question de la familialisation de l'ISF.
M. Thomas Piketty. - Aujourd'hui, cet impôt n'est pas vraiment familial. Il est d'ailleurs incohérent de prendre le patrimoine du foyer tout entier pour la détermination des seuils sans instaurer de quotient familial. Il vaudrait mieux choisir franchement l'une de ces deux voies.
M. Jean Arthuis, président. - Il y a là une entrave à la nuptialité...
M. David Thesmar. - Pour revenir sur les débats précédents, j'ai bien noté le scepticisme de Thomas Piketty au sujet de l'incitation fiscale à l'épargne longue. S'il est vrai que les produits aidés individuels n'ont pas toujours donné des résultats probants, des mécanismes collectifs, au niveau de l'entreprise, pourraient être utilement mobilisés à cette fin. En un mot, il faudrait que l'épargne salariale serve à l'épargne longue, alors qu'actuellement, elle n'est qu'un pur produit de défiscalisation.
S'agissant de la question de la progressivité de l'impôt, je vous invite à examiner l'exemple néerlandais, qui mêle l'imposition du patrimoine, des revenus du patrimoine et des revenus du travail, à partir d'un rendement théorique de 4 % des revenus du capital, en en excluant la résidence principale - ce que je n'approuve d'ailleurs pas.
M. Jean Arthuis, président. - Une délégation de la commission se rendra aux Pays-Bas dans les prochaines semaines.
Mme Nicole Bricq. - MM. Lorenzi et Saint-Etienne, vous nous proposez un modèle fiscal favorable à l'offre. Mais quand on interpelle le Gouvernement sur ce sujet, il répond que la fiscalité actuelle est déjà orientée dans ce sens, en s'appuyant sur des mécanismes comme le crédit d'impôt recherche (CIR), la réduction d'ISF pour investissement dans les PME ou encore la fiscalité privilégiée de l'assurance-vie.
Que pensez-vous donc de l'efficacité de ces dispositifs, et que proposez-vous concrètement ?
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Les dispositifs que vous évoquez « pèsent », tous ensemble, de 5 à 6 milliards d'euros alors que notre besoin de transfert d'épargne vers l'investissement est beaucoup plus élevé, de l'ordre de 30 milliards d'euros. Ils ne sont donc pas proportionnés aux enjeux. Or nous risquons, partout en Europe, d'avoir de très sérieux problèmes de croissance dès 2012.
Il faudra donc canaliser l'épargne. A cet égard, je ne trouve « pas très malin » le débat actuel autour de l'assurance-vie. Il semble que le ministère du budget veuille à tout prix récupérer de l'argent sur les aides fiscales actuellement consenties à ce type d'épargne. Mais nous ne devrions pas oublier que la moitié des sommes qu'elle draine sont investies en actions ou en obligations émises par des entreprises. Dans la conjoncture actuelle, mieux vaudrait donc ne pas commettre d'imprudence.
M. Christian Saint-Etienne. - Le CIR, qui coûte un peu plus de 4 milliards d'euros par an, est principalement capté par les grandes entreprises multinationales, qui n'ont pas toujours une stratégie de production orientée vers la France, à l'inverse d'ailleurs de leurs homologues allemandes.
J'observe d'ailleurs que, sur ces 25 dernières années, l'économie française a créé 2,5 millions d'emplois : 500 000 ont été détruits par les entreprises comptant plus de 250 employés tandis que les entreprises en-dessous de ce seuil en ont créé 3 millions. Or, comme je vous l'ai dit, ce ne sont pas elles qui sont les premières bénéficiaires du CIR.
Si nous voulons avoir un taux d'emploi satisfaisant, ce qui implique la création de 3 millions d'emplois d'ici sept à huit ans, ce sont donc les entreprises comptant actuellement une cinquantaine d'employés que nous devons inciter à croître. Pour cela, elles devront pouvoir disposer de quelque 20 milliards d'euros de fonds propres, ce qui leur permettra de souscrire de 30 à 40 milliards d'euros de crédits. A la fin, ces fonds ne peuvent provenir que d'un mécanisme de très long terme, du type fonds de pension ou « assurance-vie allongée » qui favorise la dérivation de l'épargne vers l'investissement productif. En outre, l'instauration d'un taux d'impôt sur les sociétés réduit de moitié pour les bénéfices mis en réserve serait une autre mesure-clé afin de parvenir à cet objectif.
M. Joël Bourdin. - J'observe que nous avons, en France, un taux d'épargne élevé mais que cette épargne est trop orientée vers des supports non risqués, qui peuvent, malgré tout, être subventionnés par l'Etat. Que pouvons-nous faire pour remédier à cette anomalie ?
D'autre part, pensez-vous que nous avons une assiette adéquate de la fiscalité du patrimoine ? Je prendrai simplement l'exemple des oeuvres d'art, qui ne figurent pas dans cette assiette alors même qu'elles font partie du patrimoine et que, de surcroît, leur valeur s'est beaucoup appréciée.
M. François Fortassin. - Bien que cette audition nous ait appris beaucoup de choses, elle n'a, pour l'heure, pas abordé des questions essentielles.
L'éventail des revenus s'est beaucoup élargi ces dernières années ; est-ce normal et que pouvons-nous faire ? Le concept de progressivité de l'impôt est-il bon ou mauvais d'un point de vue économique ? Que doit devenir la fiscalité des entreprises ? A cet égard, les mésaventures de l'ancien « eldorado irlandais » devraient atténuer les charmes de certains modèles... Enfin, de manière générale, j'ai l'impression qu'on peut distinguer, parmi les contribuables, ceux qui pourraient payer l'impôt mais ne veulent pas le faire, et ceux qui voudraient le payer mais ne peuvent pas le faire !
M. François Marc. - Pour employer une métaphore rapide, je souhaiterais que vous nous éclairiez sur la réalité du « grand méchant loup » des délocalisations qui, selon certains, va croquer le « petit chaperon rouge fiscal » si nous engageons des réformes tendant vers davantage d'équité. L'un d'entre vous peut-il décrire ce « loup » alors que les véritables exils fiscaux paraissent bien difficiles à distinguer entre les allées des uns, les venues des autres et les retours de certains ?
M. Serge Dassault. - Je n'ai pas vraiment de question mais je voudrais simplement rappeler que l'impôt sur le patrimoine est un impôt « imbécile », anti-économique, qui tue la croissance de notre pays. Vouloir « faire payer les riches » permet de faire de beaux discours, mais les riches pourront toujours quitter la France... De plus, nous manquons cruellement d'une véritable politique industrielle et notre formation des jeunes est déficiente. Là se situent les véritables enjeux pour l'avenir de notre économie, même si, par ailleurs, les interventions des personnes auditionnées sont intéressantes.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Tout d'abord, je vous ai trouvés sévères quant à l'opportunité de nous comparer avec l'Allemagne. Pour ma part, j'estime qu'une convergence fiscale entre les pays européens est à la fois utile et nécessaire.
M. Piketty, vous abordez l'ISF en termes d'équité. Permettez-moi de douter de l'équité réelle d'un impôt qui taxe des personnes sur la valeur virtuelle d'un bien, comme leur résidence principale, qu'elles ne céderont jamais.
MM. Lorenzi et Thesmar, je partage votre souci de développer l'épargne longue. Mais comment pouvons-nous procéder alors même que nos marges de manoeuvre sont faibles et notre taux d'épargne déjà élevé ?
M. Jean-Paul Alduy. - M. Piketty, dans votre ouvrage, vous vous attaquez à la taxe d'habitation. Je rappelle simplement que cet impôt constitue le fondement de l'autonomie fiscale des collectivités territoriales. Je vous invite donc à écrire un nouveau livre, propre à engager l'autonomie financière, et non plus fiscale, de ces collectivités, sur le modèle de ce qui se fait en Allemagne...
Mme Nicole Bricq. - M. Piketty, votre projet de réforme est séduisant, notamment pour les femmes car, derrière l'individualisation de l'impôt que vous proposez, on trouve une vision différente de la société. Simplement, le parti socialiste a reculé sur ce débat il y a une dizaine d'années car les intérêts en jeu sont tels qu'une réforme fiscale d'ensemble pourrait achopper sur ce seul point.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Il y a là, en effet, un vrai sujet de clivage entre nous.
M. Thomas Piketty. - L'individualisation de l'impôt bouleverse nos repères traditionnels et permettra d'ailleurs de sortir définitivement de débats récurrents comme l'extension de tel ou tel dispositif aux pacsés, la double ou triple déclaration pour l'année du mariage, etc. De nombreux gouvernements étrangers, de toute coloration politique, ont mené cette réforme à son terme. L'Allemagne y viendra. Nous pouvons, bien sûr, attendre d'être les derniers pour agir...
D'autre part, le contexte économique général est propice au développement des inégalités. Certes, on ne peut pas tout faire en France, la question de l'impôt sur les sociétés gagnant ainsi à être traitée au niveau communautaire. Là-dessus, une harmonisation est indispensable, les écarts actuels incitant les entreprises à opacifier leurs comptes à des fins d'évasion fiscale. Mais les choses bougent, comme le montrent les pressions exercées sur l'Irlande et je ne crois pas que le sens de l'histoire nous conduise vers un taux d'IS toujours plus bas et un taux de TVA toujours plus élevé. Cela étant, la France peut agir seule sur de nombreux impôts, ce que s'attache à montrer le dernier ouvrage que j'ai coécrit.
J'appelle M. Dassault à davantage de nuance, en lui rappelant qu'un économiste comme Maurice Allais plaidait pour l'impôt patrimonial au nom de l'efficacité économique. Il est vrai, toutefois, qu'une telle évolution n'apporterait pas toutes les garanties nécessaires à la stabilité du budget de l'Etat. Il faut donc un certain équilibre. Mais, dans le contexte actuel et au vu de la bonne santé du patrimoine en France, cet équilibre suppose une augmentation relative de la fiscalité patrimoniale.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - A un certain niveau de revenu, considérez-vous que c'est toujours le travail qui est rémunéré, ou bien le capital des individus ?
M. Thomas Piketty. - Le monde est à deux dimensions ! Toutes les situations existent et certains effectuent des arbitrages, à la frontière de ces deux univers. Toutefois, pour faire court, en remplaçant un milliard d'euros d'ISF par un milliard d'euros d'IR, on ne touchera pas les mêmes contribuables.
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je voudrais simplement indiquer que les délocalisations fiscales existent. Entre 5 000 et 10 000 ménages représentant des dizaines de milliards d'euros de patrimoine ont quitté la France.
Toute réforme fiscale devra prendre en compte cet élément et essayer de soumettre à l'impôt ces personnes qui, bien souvent, vivent au moins en partie en France et utilisent nos services publics. A cet égard, l'assiette de la taxe foncière présente au moins le mérite de ne pas pouvoir sortir du territoire, mais il faudra aller au-delà pour « rattraper » ces compatriotes faussement exilés, comme les Américains savent déjà le faire. J'aborderai cette question, à laquelle l'Allemagne réfléchit également, dans mon prochain ouvrage qui sortira début avril.
M. Jean Arthuis, président. - Il ne me reste qu'à vous remercier pour la qualité de vos interventions, qui ont éclairé les commissaires.