- Mercredi 26 janvier 2011
- Audition de M. François Thierry, commissaire divisionnaire, chef de l'office central pour la répression du trafic des stupéfiants
- Audition de Mme Françoise Baïssus, chef du bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement du ministère de la justice et de M. Guillaume Vallet-Valla, magistrat
Mercredi 26 janvier 2011
- Présidence de M. François Pillet, coprésident pour le Sénat, et de M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale -Audition de M. François Thierry, commissaire divisionnaire, chef de l'office central pour la répression du trafic des stupéfiants
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. François Thierry, Commissaire divisionnaire, Chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, auquel je souhaite la bienvenue.
Nous avons auditionné la semaine dernière deux représentants de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies qui nous ont dressé un tableau très éclairant des évolutions de la toxicomanie en Europe.
Nous souhaitons aujourd'hui approfondir avec vous la question des trafics. Vous dirigez l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, qui centralise tous les renseignements pouvant faciliter la recherche et la prévention des infractions en matière de lutte contre le trafic illicite des produits stupéfiants ; il assure également la coordination des opérations tendant à sa répression.
Votre service a également un caractère opérationnel et peut agir seul. Vous vous trouvez donc à la croisée de l'administration et de l'action de terrain ce qui fait de vous un interlocuteur particulièrement précieux.
Je vous propose de nous exposer les grandes lignes de votre action et les principaux enseignements que vous tirez de votre expérience. Nous nous permettrons ensuite de vous poser quelques questions.
Vous avez la parole...
M. François Thierry. - Merci de ces mots de bienvenue. A titre personnel, je suis très intéressé par votre démarche et sensible à l'intérêt que vous portez à la matière sur laquelle nous nous investissons quotidiennement. Nous trouvons particulièrement intéressant de vous rencontrer et de pouvoir évoquer avec vous tous ces sujets, pour certains extrêmement sensibles.
Je m'occupe des stupéfiants depuis plus de dix ans à des titres divers, y compris un passage par le service d'infiltration français que j'ai eu l'honneur de diriger quelques années. Je dirige aujourd'hui l'Office central des stupéfiants, qui est rattaché à la Direction centrale de la Police judiciaire ; il existe depuis 1953. Ses missions sont celles que vous avez rappelées. Elles nécessitent cependant quelques précisions.
Ce service est un service de police qui compte en son sein des policiers, des gendarmes et des douaniers. C'est un service interministériel qui réunit quotidiennement des gens différents par leur origine et leur mode de fonctionnement dans le but d'embrasser le plus largement possible la problématique de la lutte contre les trafics.
Sa dominante est répressive mais il tente de mettre en oeuvre une approche transversale, différenciée et la plus large possible.
Ce service compte aujourd'hui un peu plus de cent personnes, pour l'essentiel installées à Nanterre. Les services espagnols, italiens, allemands disposent en effet d'effectifs plus importants. Les résultats ne sont d'ailleurs pas forcément fonction du nombre...
L'Office central des "stups" reste donc en Europe, même s'il est reconnu, un service dont l'effectif est mesuré.
A côté de l'implantation de Nanterre, il existe plusieurs antennes, dont l'une aux Antilles, créée en 2004. Une autre se trouve à Roissy et s'occupe essentiellement des enquêtes douanières. D'autres antennes sont en cours de création depuis août 2010 à Lille et à Marseille, l'objectif étant d'essayer de développer en métropole ce qui a fonctionné à Fort-de-France avec de très bons résultats. Si l'activité de ces deux antennes connaît des résultats intéressants en 2011, nous proposerons de décliner ce système dans d'autres grandes villes.
Nous disposons d'enquêteurs et de moyens d'enquête propres. Nous travaillons de la même façon que d'autres services consacrés à la lutte contre le trafic de stupéfiants et sommes saisis par des magistrats d'enquêtes préliminaires, d'enquêtes de flagrance ou sur commission rogatoire.
Nous luttons de manière très classique contre les trafics, en privilégiant ceux dont les débouchés sont internationaux. Nous sommes en effet correspondants des services spécialisés étrangers de lutte contre les stupéfiants. Toute enquête contre un trafic de stupéfiants à l'étranger et ayant des débouchés en France sera traitée par nous et toute enquête née en France connaissant des évolutions en direction de l'étranger aura vocation à passer par nous à un moment ou un autre.
Des dossiers franco-français nous sont également souvent confiés quand l'ampleur du trafic détecté dépasse les capacités d'un service territorial ou si, en raison de sa complexité, il nécessite l'appoint de personnes extérieures, que nous fournissons volontiers.
Nous avons aussi nos initiatives puisque nous gérons nous-mêmes des informateurs et que nous avons notre propre façon de prospecter pour identifier des trafics. Le fait de ne rien découvrir n'est pas forcément un signe de bonne santé d'un ressort géographique donné.
A ces missions que nous partageons avec les services de police et de gendarmerie s'ajoutent des missions spécifiques de l'Office central des stupéfiants ; j'ai évoqué les relations internationales avec d'autres services d'enquête, extrêmement importantes chez nous : nous avons en notre sein des officiers de liaison étrangers, pour la plupart européens -bien que nous ayons développé des liens avec d'autres services hors d'Europe. Il existe également des missions de synthèse et d'analyse, car nous tenons des statistiques répressives à l'intention des autorités politiques et de l'exécutif : commentaires des flux, recherche des faiblesses du système, propositions de stratégies nouvelles ou d'adaptation du dispositif...
Nous essayons donc de développer notre faculté de proposition, d'analyse, de réflexion et de recul en matière de lutte contre les trafics.
Nous sommes en outre membres d'un certain nombre d'institutions européennes internationales et nous participons à un certain nombre de travaux préparatoires visant des changements législatifs ou des ajustements européens.
Enfin, nous sommes porte-parole de la France dans le domaine de la lutte contre les trafics ; nous participons aux travaux et aux fichiers d'Europol ainsi qu'à un certain nombre d'enquêtes dans des affaires où la France n'est peut-être pas directement impactée mais qui concernent le territoire européen. Nous sommes ainsi amenés à lutter, par exemple, contre des trafics basés en Afrique -pour ce qui concerne la cocaïne- ou en Turquie ou en Russie -pour ce qui concerne l'héroïne- et à destinations de l'Europe.
Vous aurez compris que nous ne sommes pas trop de cent pour exécuter toutes ces missions en permanence !
Le bilan 2010 est en cours de constitution mais je puis d'ores et déjà vous faire part des évolutions que nous avons pu constater concernant ces phénomènes extrêmement structurés dans nos sociétés européennes...
La France reste à plusieurs titres un pays très concerné par les stupéfiants. Tout d'abord, elle est, pour des raisons géographiques, un pays de transit très important entre les deux grandes portes d'entrée des produits que sont les Pays-Bas et l'Espagne. Nous sommes, en Europe, au carrefour d'un certain nombre de réseaux d'acheminement. Les produits stupéfiants traversent donc notre territoire en permanence pour alimenter d'autres pays. Ceci est resté vrai en 2010, avec quelques particularités puisqu'on assiste, semble-t-il, à une diminution des flux routiers, notamment par voie de fret.
Nous pensons que les trafiquants ont eu énormément de déboires avec ce vecteur depuis deux à trois ans et cherchent des moyens plus discrets de faire voyager les produits stupéfiants.
La France reste également un pays de transit pour toute la messagerie expresse, ce qui est peut-être moins connu. Le hub de Roissy est devenu le second d'Europe pour Federal Express, DHL et Colissimo. Plusieurs millions de paquets par semaine transitent par ces hubs. Certes, les quantités sont mesurées mais il existe un trafic de fourmi et ces opérateurs nous posent un important problème de logistique, les paquets ne restant en transit sur notre territoire qu'un temps très court. Il est extrêmement difficile pour les services douaniers de détecter les trafics en une heure à peine.
La France demeure également le lieu d'une importante consommation de cannabis. La consommation de cannabis concerne en France un peu plus de 500.000 usagers quotidiens ou très réguliers et un peu plus d'un million d'usagers occasionnels.
Un certain tassement de la demande s'est cependant produit il y a deux ans et semble se poursuivre. Les chiffres, non seulement se sont stabilisés, mais décroissent lentement et régulièrement. Le produit semble passer lentement de mode -même si c'est peut-être au profit d'un autre- et on assiste à un début de désintérêt pour lui, ce qui est en accord avec ce que l'on peut constater dans d'autres pays.
Aux Etats-Unis, la demande a chuté d'environ 20 %. Elle diminue dans de moindres proportions mais de manière régulière dans d'autres pays européens. On peut donc estimer que l'on a atteint un plafond dans l'utilisation de ce produit.
On constate toutefois l'émergence du cannabis « indoor », domestique, ce qui est très préoccupant pour l'avenir.
Il faut noter que le Maroc a saisi plus de 100 tonnes de cannabis en 2010 alors qu'il n'en saisissait il y a dix ans que 3 ou 4 par an. Les Marocains expliquent qu'ils ont récemment diminué les surfaces cultivées en cannabis d'au moins un tiers. Il faut reconnaître leur effort mais nous sommes par ailleurs persuadés que le rendement à l'hectare a considérablement cru. Il faut donc nuancer cette annonce de succès majeur tout en saluant un résultat qui n'allait pas de soi.
Les Espagnols ont également fait un effort alors qu'ils sont seulement pays de transit, le cannabis n'ayant pas la faveur de leurs usagers. Ils saisissent également plusieurs dizaines de tonnes par an.
Tous ces efforts conjugués ont fini par payer ; on constate une réduction de la demande et, progressivement, du produit disponible, même s'il faut rester vigilant en ce qui concerne le cannabis domestique.
La France reste un pays de consommation de cocaïne, produit très préoccupant. Le plafond n'est probablement pas encore atteint, le nombre d'usagers continuant à augmenter, tout comme celui des trafiquants interpellés.
On pense que le développement de cette activité n'est pas encore arrivé à son point d'équilibre ; c'est pourquoi nous sommes extrêmement motivés pour poursuivre la lutte contre les trafiquants de cocaïne qui ont la particularité d'être particulièrement corrupteurs pour les Etats dans lesquels ils oeuvrent. On l'a vu de manière spectaculaire dans des Etats comme le Mexique ou le Venezuela et, plus près de nous, plus récemment, dans les Etats africains concernés.
On se rassure en se disant que la situation de ces Etats n'a rien à voir avec la nôtre et que les trafiquants bénéficient dans ces pays de structures faibles, voire inexistante, à tout le moins largement désorganisées. C'est pain béni pour les trafiquants que de s'installer dans des endroits où l'oeuvre de justice a beaucoup de mal à rencontrer des succès.
On voit des organisations sud-américaines progresser désormais au Sahel, au Maghreb et, ces dernières années, en Espagne. Même si leur impact est moins fort pour le moment en France en termes de corruption, nous sommes extrêmement vigilants parce qu'elles sont très puissantes en raison des fonds dont elles peuvent disposer, des méthodes qu'elles utilisent et des succès qu'elles comptent déjà à leur actif.
Je ne m'étends pas sur le problème de santé public car je sais que d'autres le développeront de manière détaillée, mais il est vrai que la cocaïne pose des problèmes majeurs en termes de santé publique et de polytoxicomanie, la cocaïne associés à d'autres produits ayant des effets terribles.
Nous restons donc extrêmement combatifs sur le sujet. On a saisi en 2010 plus de 5,6 tonnes de cocaïne, ce qui reste dans la moyenne de ce que l'on saisit habituellement.
Pour ce qui est de la consommation, nous sommes également -mais à un niveau bien moindre- un pays consommateur d'héroïne. Il y a deux ou trois ans, je l'aurais à peine citée, aujourd'hui on assiste lentement mais sûrement à une reprise de son usage malgré les efforts de l'Etat en matière d'accompagnement des toxicomanes, les soins dispensés, les campagnes d'information, la disponibilité de produits de substitution. Ce produit a une apparence plus « attirante » qu'autrefois, s'injecte moins, se sniffe et se fume plus qu'avant mais a toujours les mêmes effets dévastateurs sur la santé et sur les capacités d'insertion de nos concitoyens dans la vie sociale.
L'héroïne revient progressivement par l'Est de l'Europe. Les chiffres des saisies, plus d'une tonne cette année, sont en augmentation régulière. Je pense qu'il faudra être extrêmement vigilant et surveiller la diffusion de l'héroïne par le biais du milieu festif ou des « raves parties ».
Les trafiquants ont bien étudié le problème. Ce sont des « commerçants » : ils ont compris les inconvénients de leur produit et ont énormément travaillé le packaging, l'image, la publicité, les effets secondaires et le mode de prise. Il fallait que ce soit plus à la mode qu'un « shoot » qui a aujourd'hui mauvaise presse.
Ils ont réussi à offrir un produit relativement compétitif et disposent d'environ deux ans de stocks, en raison de l'importante production afghane et maintenant iranienne. Ils peuvent ainsi se permettre d'offrir des prix bas pour favoriser la reprise de la consommation.
Nous sommes également, marginalement, un pays consommateur d'ecstasy et d'amphétamines. On annonce une augmentation des saisies d'ecstasy de 500 % mais nous partons de chiffres extrêmement modestes : environ 700.000 cachets ont été saisis cette année, ce qui reste très en-deçà des 2 à 3 millions saisis couramment par an il y a dix ans.
Ce produit n'a donc pas fonctionné commercialement. Il faut toujours ramener le trafic de stupéfiants à celui d'un commerce. Certes, ce n'est pas un commerce comme un autre mais il génère pour les trafiquants des problématiques commerciales classiques de production, d'acheminement, de stockage, de marché, de marges, de risques sur la route. Il faut rapprocher les lieux de stockage des lieux de demande. Si vous mettez trop de temps à répondre à une demande, vous allez être concurrencé sur votre marché et vous ne serez plus compétitif, de même que si vous êtes trop cher ou si votre marchandise est de mauvaise qualité. Si vous effrayez le consommateur -ce qui est fréquent dans le domaine des stupéfiants- vous ne serez plus compétitif non plus !
Toutes ces problématique sont au coeur du métier de trafiquant de stupéfiants et nécessitent des adaptations incessantes.
L'ecstasy n'a pas la faveur du consommateur français, contrairement à ce que l'on constate aux Pays-Bas, en Belgique ou en Grande-Bretagne, mais cela ne signifie pas qu'elle ne resurgira pas sous une autre forme. Il faut noter qu'il existe d'autres produits assez proches qui peuvent devenir à la mode en quelques mois.
L'ecstasy, en tout état de cause, ne représente pas un problème pour l'Etat français pour le moment, dans la mesure où, peu diffusée, elle est restée confinée dans des milieux particuliers pour ce qui est de l'usage mais aussi de la distribution. Ce n'est pas un produit aux mains du banditisme organisé. Autant la résine de cannabis est aux mains de trafiquants extrêmement déterminés et violents, autant la cocaïne est aux mains d'organisations qui ont des moyens d'intervention sur la vie d'un Etat, autant l'héroïne est aux mains d'organisations étrangères qui font de l'argent ailleurs et essayent de développer leur marché, autant l'ecstasy et, pour l'instant, les drogues de synthèse, restent l'objet de « micro trafics », avec des lieux de production peu éloignés du lieu d'usage, et ne sont pas pour le moment aux mains de maffias ou d'organisations criminelles.
Nous sommes restés un pays de transit et un pays consommateur de deux produits phares mais nous allons peut-être désormais de plus en plus devenir un pays producteur. Peu à peu diminue ce qui nous distinguait des pays producteurs que nous avons énormément dénoncés, comme le Brésil qui a récemment regretté d'être pointé du doigt par l'Europe en tant que plate-forme de départ pour la cocaïne. En tant qu'enquêteur, je puis toutefois vous dire que c'est bien une réalité.
La France peut devenir, comme d'autres pays européens désormais, un pays producteur. La Belgique et les Pays-Bas accueillent ainsi depuis longtemps des laboratoires de transformation ou de production de drogues de synthèse.
Aujourd'hui, ils accueillent en outre des centres de culture qui permettent de trouver du cannabis « made in Europe », ce qui n'était pas le cas jusqu'alors, ou dans des proposions modestes. Nous avons tous en tête l'image de l'étudiant cultivant du cannabis chez lui après avoir ramené des graines d'un voyage aux Pays-Bas. A cette production a succédé progressivement, depuis deux ou trois ans, celle effectuée dans des appartements dédiés à cette culture, voire dans des lieux plus importants exploités par des gens dont les préoccupations sont avant tout commerciales.
Le cannabis européen est produit de manière hydroponique ; il est transgénique, les semences ayant été manipulées pour être plus productives. Le principe actif du cannabis, le tétrahydrocannabinol, est présent entre 3 et 6 % dans la plante à l'état naturel, comme au Maroc. Le plant peut aller jusqu'à 25, 30 ou 35 % de concentration. On en trouve à 37 ou 38 % quand le plan a été génétiquement modifié pour que son rendement en THC soit supérieur. La particularité de ces plans est d'avoir une croissance plus rapide et d'être plus forts, ce qui conduit aussi le cannabis à être plus dangereux qu'avant et susceptible de davantage d'utilisations en raison de sa très forte teneur en principes actifs.
On a vu apparaître des plantations en Belgique, aux Pays-Bas et un peu en Pologne. Le Canada est également touché, avec des surfaces très importantes de serres agricoles ayant fait faillite rachetées par des gens qui y ont installé des plantations de cannabis et qui font énormément d'argent avec.
Ceci est préoccupant pour deux raisons : les plantations sont très proches de l'endroit où le produit est consommé -le délai de route s'est donc considérablement raccourci- et le produit est plus fort.
Aux Pays-Bas, comme en Belgique, cette production est déjà aux mains d'organisation criminelles extrêmement structurées qui commencent à se voler les récoltes, incendier les plantations, enlever les jardiniers et demander des rançons, un jardinier compétent ayant dans ces pays une valeur sur le marché du cannabis.
Ce produit très fort qui a la faveur des clients est par ailleurs peu cher, les risques sur la route étant moindres, de même que les surfaces de stockage ou le nombre de personnes à corrompre ou à payer pour les passages.
Ce cannabis a également su se prévaloir d'une image « bio ». Les trafiquants marocains, libanais ou afghans ont de plus en plus mauvaise réputation : les produits ont été tellement coupés que les consommateurs se sont tournés vers un produit vendu comme plus naturel et de manière plus directe. Ce produit risque donc d'avoir la faveur des consommateurs dans les deux à trois ans qui viennent, et de nous poser problème.
Il n'y a aucune raison pour que nous ne courrions pas le risque de voir la production s'implanter dans notre pays : nous avons nous aussi des surfaces agricoles à même d'accueillir ces fermes et des exploitations en faillite pouvant être rachetées. Cela générera les mêmes troubles qu'ailleurs. On estime à 45.000 le nombre total des plantations, de dimensions diverses, aux Pays-Bas. Les autorités en découvrent plusieurs par jour. Pour un aussi petit pays, ce chiffre paraît énorme.
Je termine le bilan en signalant la progression très prometteuse et très importante du nombre de saisies d'avoirs criminels, qui ont plus que doublé l'an dernier, pour atteindre un peu plus de 30 M€.
L'essor de l'activité de saisie est réel et sa logique est désormais intégrée pas les services. Ce qui était une conséquence est maintenant un des critères les plus importants d'ouverture de dossiers. On progresse au niveau européen sur ce sujet et on va jusqu'au Maroc pour récupérer le patrimoine des trafiquants !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci de cet exposé très clair et très enrichissant.
La parole est aux parlementaires.
Mme Christiane Hummel, sénatrice. - Etant du Sud-Est de la France, je ne suis pas surprise d'apprendre que l'on cultive du cannabis. J'en ai même vu dans des champs et on a apporté dans ma médiathèque municipale, une nuit, une trentaine de pots de cannabis dont quelqu'un voulait sûrement se débarrasser !
Je suis cependant étonnée que l'on trouve sur Internet des sites ou l'on vende des graines de cannabis et des kits. On y explique également comment cultiver. N'y a-t-il pas moyen d'interdire cette vente ?
Mme Catherine Lemorton, députée. - Vous disiez en préambule que la France est un pays de transit entre deux plaques tournantes, les Pays-Bas et l'Espagne. La Belgique est-elle confrontée au même problème ?
Par ailleurs, quelle est la relation entre la baisse des saisies de cannabis et la baisse de sa consommation ? La politique de saisies en quantités importantes et les lois plus ou moins répressives selon les pays y contribuent-elles ?
Quant aux gros efforts de la France en matière de traitements de substitution aux opiacés, je rappelle que l'on avait un fort retard à rattraper.
Vous évoquez d'autre part un important stock d'héroïne. S'agit-il de produit pur ou coupé ? A Toulouse, les trafiquants mélangent l'héroïne à de la brique rose : les quantités ne sont-elles pas, par suite, démultipliées ? Avez-vous une idée de l'importance de la revente illégale de méthadone et de Subutex ?
Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée. - Les saisies d'avoir criminels existent-elles dans les autres pays ?
Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice. - Vous avez saisi 66 tonnes de cocaïne en 2010 ; quel est le rapport entre ce que vous saisissez et ce qui ne l'est pas ?
Par ailleurs, constatez-vous un trafic de faux médicaments dans les banlieues ?
D'autre part, quel est l'impact des nouvelles drogues -GHB, GBL- sur la santé ?
Enfin, je m'étonne, face aux conséquences de la prise de cocaïne à vie, que l'on ne fasse pas appel aux chercheurs pour attirer l'attention des usagers sur les risques qu'ils encourent.
M. Georges Mothron, député. - Je suis élu de la seconde couronne. Vous faisiez référence à la relation, dans certains quartiers, entre la tranquillité et la vente de drogue. Or, je le vois chez moi, la tranquillité est souvent synonyme de prosélytisme salafiste. Les services collaborent-ils parfaitement en matière de renseignements, de façon que vous puissiez être aussi bien informés que possible ?
Par ailleurs, quelle est la structure d'âge de la consommation de cannabis, de cocaïne mais aussi d'héroïne ? Y a-t-il des profils particuliers de consommateurs dans les strates socioprofessionnelles ?
M. François Thierry. - Il est vrai qu'en matière de criminalité, Internet va être un des gros enjeux des années à venir.
Pour ce qui concerne les stupéfiants, Internet propose non seulement des graines à la vente mais aussi la méthode pour planter et récolter, ainsi que le matériel. Plus de 400 sites sont accessibles en France. Internet propose également de la vente de produits nouveaux comme le « spice », cannabis de synthèse fabriqué sous forme de spray dont on peut imbiber n'importe quel support à fumer.
Ce produit est interdit mais la molécule, Delta 09, est extrêmement puissante. On manque de recul pour évaluer ses incidences sur la santé publique mais un produit plus fort que le cannabis ne devrait pas être bon pour la santé. De tels produits -méphédrone, kétamine, spice- sont disponibles sur Internet...
Je n'ai pas de solution en matière de contrôle d'Internet : nous sommes pourtant nombreux à être concernés. Nous agissons avec Internet comme pour tous les autres moyens de transport du produit. Nous faisons de la veille et nous allons en faire davantage. Nous visitons ces sites, faisons de l'infiltration, comme pour les autres affaires.
Nous réalisons aussi des livraisons surveillées. Leur nombre a plus que doublé en un an. Ce mode d'action auquel nous croyons beaucoup consiste à laisser passer le produit pour interpeller son destinataire et éventuellement son fournisseur. Nous essayons de ne pas couper un chaînon du transport pour voir où va le produit et qui est derrière, en accord avec les magistrats. Tout cela est très rôdé, même en Europe.
C'est plus difficile avec certains pays, plus concernés que d'autres : appeler les Pays-Bas pour les informer que nous réalisons une livraison surveillée de 800 g de spice ne les intéresse pas vraiment : ils ont 2.000 demandes par semaine ! Nous essayons toutefois de motiver nos correspondants et de privilégier ces modes d'action classiques qui donnent de très bons résultats.
On ne fera pas de miracle avec Internet dans le domaine des stupéfiants. Le problème est ici identique à celui que posent la pédopornographie, le terrorisme, les financements occultes, etc. Internet sert à tout cela, comme il sert à plein de choses.
Pourquoi n'existe-t-il pas un discours plus vigoureux à propos des dangers de la cocaïne ? Les usagers qui ont une vie sociale développée, des relations familiales normales, qui font usage de cocaïne à titre ponctuel ou régulier, soit pour travailler mieux soit dans le cadre de fêtes et qui m'expliquent qu'ils hésitent à absorber un yaourt périmé depuis une journée ou deux me font toujours sourire : il y a en effet dans la cocaïne au minimum seize produits chimiques différents, voire plus, sans compter les coupages. Les feuilles de cocaïne trempent d'abord dans un bain de kérosène afin de les transformer en pâte que l'on fait réagir avec de l'acide sulfurique, puis chlorhydrique. C'est cette substance que l'on s'introduit dans le nez, alors qu'on hésite par ailleurs à manger un yaourt périmé ou que l'on recherche du bio sous prétexte que c'est meilleur !
La cocaïne souffre encore d'un important déficit d'information des consommateurs. C'est un produit encore à la mode qui a été fort bien lancé commercialement par ceux qui en vendent. Il jouit encore d'une certaine faveur dans la "jet set" ou dans une certaine classe sociale et ce ne sont pas les confessions publiques d'animateurs de la télévision qui y changeront quelque chose...
Une alerte est effectivement nécessaire en matière de santé publique mais ce n'est pas à moi de la lancer, certains s'en occupent d'ailleurs très bien. On sait qu'il existe un chiffre noir des décès par overdose de cocaïne et que certaines personnes développent des troubles mentaux sévères mais aussi bien d'autres pathologies. Nous sommes persuadés qu'un certain nombre d'infarctus, de ruptures d'anévrisme, etc., sont dus à la consommation de ce produit sans ce soit détecté. Il reste donc de gros progrès à faire dans ce domaine.
Pour ce qui est de l'héroïne, les deux ans de stock concernent le produit tel qu'il arrive en Europe, avant la plus grosse partie des coupages. L'héroïne est fréquemment coupée avec du plâtre, de la farine, de la colle, du sucre, du talc, de la brique et avec énormément d'anesthésiants vétérinaires qui renforcent son effet. L'usager a l'impression que le produit est bon parce qu'il a un effet puissant ; en réalité, c'est surtout l'anesthésiant vétérinaire ajouté qui produit l'effet.
Concernant la méthadone et le Subutex, peu de cas de trafics sont recensés. On sait qu'il existe un détournement -depuis le vol d'ordonnance jusqu'à la revente dans la rue- et de la contrefaçon mais il n'y a pas de dossier d'envergure, en France. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en aura pas.
Les cas ponctuels sont en général gérés par les services territorialement compétents. Pour le moment, on n'a pas perçu l'émergeante d'un phénomène préoccupant, même si la Suède nous alertés plusieurs fois à propos de Subutex venant de France vendu en fraude dans ce pays. On a trouvé la source et déféré l'auteur mais il ne s'agissait pas de grosses quantités.
Concernant les avoirs criminels et la cohésion européenne dans ce domaine, tout le monde a très bien compris l'intérêt que cela pouvait représenter en période de budget contraint. Outre la recherche d'efficacité, nous avons aussi la volonté d'essayer de coûter le moins cher possible à l'Etat. C'est pourquoi nous tentons de récupérer le plus d'argent possible.
Cela fait l'objet d'un atelier européen géré par Europol qui pousse les pays en retard à adopter des législations permettant le versement des avoirs criminels dans le budget des Etats. La Grande-Bretagne est extrêmement motrice sur le sujet, la France également. Des progrès restent à accomplir mais nous avons largement compensé notre retard. Nous croyons beaucoup aux perspectives d'évolution dans ce domaine. J'ai évoqué le Maroc ; nous avons également d'autres pistes avec l'Afrique ou la Turquie. Ce n'est qu'un début mais on arrive à remonter la trace de certains patrimoines alors qu'auparavant, on n'osait même pas poser la question ! Cela va donc dans le bon sens.
Quel est le rapport entre ce qui est saisi et ce qui passe ? Nous saisissons de manière certaine entre un cinquième et un quart de ce qui entre. Cela varie selon les produits, le moment et la typologie du trafic sur lequel on travaille. Un trafiquant, pour commercialiser un kilo, doit envoyer 1,5 à 2 kilos, voire plus. Les saisies ont donc d'un impact réel sur le trafic.
Elles font partie des préoccupations majeures des trafiquants, qui sont obligés de changer leurs routes et d'adopter des stratégies plus onéreuses. C'est ainsi que la cocaïne voyage de moins en moins sous sa forme finie. Traditionnellement, la cocaïne peut voyager en pain d'un kilo ; aujourd'hui, elle est déstructurée et mélangée à d'autres supports dans un laboratoire du pays de départ. Il s'agit de lui donner une forme différente pour la rendre moins détectable et plus facilement dissimulable et stockable à l'arrivée. Ceci nécessite, outre le laboratoire du pays de départ, d'en avoir un dans le pays d'arrivée pour retransformer la cocaïne et la rendre à nouveau compatible avec une commercialisation directe.
Ces deux laboratoires sont pour les trafiquants des outils extrêmement compliqués à mettre en place : il leur faut des gens compétents, ils risquent de se faire escroquer par leurs associés qui sont, avec nous, leur principal problème. Nous y voyons une forme de succès, même si cela n'a pas tari le trafic.
Quant aux faux médicaments, nous ne sommes pas saisis de ce sujet.
Concernant les quartiers, la collaboration entre services de renseignements est réelle. Elle pourrait s'accroître et s'améliorer, la marge de progression demeurant importante mais nous leur transmettons tout ce que nous identifions. Nous avons moins de retours de leur part, ce qui est normal car nous interpellons plus de 170.000 personnes par an. Notre volant d'activités est forcément supérieur à celui des services qui enquêtent sur les mouvements salafistes.
M. Patrice Calméjane, député. - Que peut-on faire pour vous aider à lutter contre la vente de produits par l'intermédiaire des hubs ?
Par ailleurs, que changeraient pour vous les salles d'injection, si elles étaient institutionnalisées ?
Mme Brigitte Bout, sénatrice. - A combien estimez-vous le nombre de trafiquants qui circulent sans que vous les arrêtiez ?
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - Un best-seller récent a montré comment travaillait l'Office de répression des stupéfiants à Roissy, faisant des révélations dont la véracité reste à confirmer. Que pensez-vous du trafic dans nos aéroports, notamment à Roissy ?
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Concernant les trafics, la répression du trafic illicite de stupéfiants s'inscrit dans une politique publique. A-t-elle un impact sur l'offre ? Une politique de prévention plus appuyée, qui pourrait réduire la demande, réduirait-elle l'offre ?
En second lieu, certains proposent d'instaurer des salles d'injection, d'autres la dépénalisation, voire la légalisation de certains produits, comme le cannabis. Que pensez-vous de ces éventuelles évolutions de la loi ?
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Monsieur le Commissaire, de quels changements législatifs auriez-vous besoin dans votre travail ?
M. François Thierry. - Il faut bien sûr travailler sur la demande. On ne peut méconnaître le fait que ces produits auront à terme des conséquences très nocives sur la santé de nos concitoyens si ceux-ci en sont usagers. C'est pourquoi ils sont interdits. Il n'y a pas d'autres justifications. Il faut donc absolument travailler à la réduction de la demande, nous sommes d'accord sur ce sujet.
Les organisations criminelles qui recourent au trafic de stupéfiants ont des stratégies commerciales extrêmement agressives. Les diminutions de la demande sont toujours compensées, comme on le voit aux Pays-Bas, par une relance de la stratégie commerciale de l'organisation qui se sent visée.
Cela ne veut pas dire que l'on ne peut arriver à réduire la demande, mais toute réduction accroît la concurrence entre organisations et développe des stratégies commerciales agressives : tout le monde a vu des reportages sur les « drug runners » qui, aux Pays-Bas, le long des autoroutes, cherchent, les armes à la main, à vendre de force leurs produits !
Il ne s'agit pas de ne rien faire mais il ne faut pas attendre des organisations criminelles qu'elles baissent les bras devant une réduction de la demande. Ce ne sera pas le cas ! Mon propos rejoint un peu la problématique de la dépénalisation, voire de la légalisation. Dépénaliser ou légaliser n'enlèvera rien à la détermination de ces organisations qui, de toutes façons, continueront à s'enrichir par d'autres moyens ou en utilisant les failles de la dépénalisation ou de la légalisation.
Le cannabis n'est pas un produit stable, on l'a vu : si vous autorisez la production d'un cannabis le moins dangereux pour la santé, à 10 % de THC, les organisations criminelles vendront du 30, du 35 ou du 38 %. Ils en vendront aux mineurs si vous en avez interdit la vente aux mineurs ; ils en vendront la nuit si vous avez interdit la vente de nuit !
C'est ce qui se passe aux Pays-Bas, où toutes sortes de commerces sont apparus à côté du commerce légal, ce qui ne résout rien. Vous aurez autorisé un produit de plus, et Dieu sait que l'on a du mal avec ceux qui le sont déjà, comme le tabac et l'alcool. Si on avait pu les interdire, on l'aurait fait. On a aujourd'hui 10 millions d'usagers d'alcool, 12 millions d'usagers de tabac et on essaie, à coup de spots télévisés et d'affiches de toutes sortes, de conseiller aux usagers de moins consommer et de prendre garde à leur santé !
Autoriser un produit de plus ne diminuera pas l'activisme très violent de ces organisations criminelles, ni leur activité. Les Pays-Bas, qui s'étaient engagés dans cette voie, sont en train d'en revenir. Ils subissent des conflits entre bandes rivales qui se battent pour fournir les coffee shops. Les coffee shops sont autorisés à vendre 100 kg d'une provenance fléchée mais en vendent en fait 2 tonnes : 100 kg de la provenance fléchée et, sous le manteau, 1,9 tonne de provenances diverses !
Aux Pays-Bas, 75 à 80 % des gens qui viennent se fournir dans les coffee shops ne sont pas hollandais. Cela a généré des trafics énormes. L'Etat en récolte certes les fruits, les gens dépensant de l'argent par ailleurs, mais on ne sait plus comment se défaire de ces trafics. Les coffee shops sont fermés les uns après les autres et l'on assiste à des troubles associés colossaux, avec des plaintes du voisinage incessantes.
On va créer selon moi un problème plus compliqué que celui d'origine. Si, demain, la cocaïne connaît le même engouement, va-t-on nous expliquer qu'il faut la dépénaliser et la légaliser ? On va reculer le problème sans avoir un effet réel sur les organisations criminelles. Or, ce sont elles que l'on veut viser, non l'usager. Certes, l'usage reste répréhensible mais l'usager est peu poursuivi pénalement : il est surtout encadré. Quand il est poursuivi pénalement, c'est pour mieux l'inciter à décrocher, non pour lui infliger réellement une peine.
Les législateurs que vous êtes ont pour l'instant souhaité ne pas modifier le droit, les praticiens et la jurisprudence ayant adapté leurs réponses : on ne matraque pas l'usager comme un délinquant ordinaire, on essaye de l'inciter à suivre des canaux de santé publique dans son propre intérêt. C'est fort utile pour l'inciter à décrocher.
Il est important de conserver des infractions qui permettent de toucher les organisations criminelles ; si vous les supprimez, vous privez les services d'enquête d'un moyen d'accès à ces organisations. Il s'agit d'infractions occultes, difficiles à mettre en lumière. La situation peut être très calme dans un quartier alors que celui-ci est aux mains d'une organisation de trafiquants ! Un intérêt de l'incrimination est de contraindre l'usager à nous parler, avant de l'envoyer chez le médecin ou l'assistante sociale.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - C'est là votre réponse à la dernière question qui vous a été posée : qu'attendez-vous des politiques ?
M. François Thierry. - Nous attendons du législateur une sécurité juridique. L'arsenal existe déjà. L'Office pour la répression du trafic de stupéfiants existe depuis 1953. Le législateur français a été particulièrement clairvoyant en fixant de grands axes diversifiés de travail : soins, répression...Il a également laissé la coopération européenne se développer.
Le problème réside dans l'insécurité des régimes de garde à vue qui mettent terriblement à mal les procédures. On attend du législateur un signe fort et pérenne sur le sujet, une stabilisation de l'état du droit plutôt que des idées novatrices. L'effort doit porter sur la coordination, l'accompagnement et le développement de la lutte contre les trafics. Il faut continuer à taper au porte-monnaie, à donner des moyens pour lutter contre ces organisations criminelles, qui travaillent comme la maffia italienne il y a vingt ans ou les cartels colombiens et mexicains aujourd'hui. Même si c'est plus impressionnant au Mexique, la méthode de travail est la même. Il faut donc que les outils soient adaptés mais je crois qu'on en dispose déjà largement.
Les « salles de shoot », comme la dépénalisation, ne sont pas selon moi une bonne idée. La logique française a consisté à limiter la demande et à accompagner les personnes tombées dans l'usage incontrôlé de ces produits sur les plans médical et social. Elle a été aussi de les punir lorsque c'est judicieux. Mais la mission de l'Etat est plus d'accroître l'accompagnement des gens que d'organiser l'usage, qui risque de multiplier les problèmes.
Si vous créez des « salles de shoot », les dealers s'introduiront à l'intérieur : pour eux, ce sera un marché à prendre ! Vous aurez également des problèmes entre usagers : certains vont venir sans ce qui leur est nécessaire et voler les autres. Vous aurez également des vendeurs aux abords des salles de shoot... Vous entrez dans des problèmes sans fin et très difficiles à gérer à moins de poster des policiers dans chaque salle, ce qui est une antinomie totale dont personne ne veut !
Il faudra instaurer une zone où l'usage sera semi-encadré. Je comprends que, pour les professionnels de santé, cela puisse être une solution potentielle mais, à long terme, ce n'en est pas une. Certes, les pays qui se sont lancés dans cette voie depuis 1986 ont pu diminuer le nombre d'infections -et encore- et stabiliser l'usage des seringue mais, pour nous qui luttons contre les organisations criminelles, la problématique est marginale. Nous ne voulons pas voir se reproduire dans ces salles de shoot ce qui se passe déjà dans les hôpitaux français, où il existe, dans chaque service spécialisé, des toxicomanes ravitaillés par des dealers qui démarchent directement certains hôpitaux. Ce sera la même chose ! On croit résoudre le problème par ce biais alors qu'on l'élargit !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Merci.
M. François Thierry. - Je reste à votre disposition. L'une de mes missions prioritaires est de vous informer.
Audition de Mme Françoise Baïssus, chef du bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement du ministère de la justice et de M. Guillaume Vallet-Valla, magistrat
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Nous accueillons à présent Mme Françoise Baïssus, Chef du bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement au ministère de la justice, accompagnée de M. Guillaume Valette-Valla, Magistrat.
Les auditions qui ont précédé la vôtre nous ont permis de commencer à acquérir une idée plus claire de la situation de la toxicomanie en France et de prendre connaissance des préconisations de certains intervenants pour mieux appréhender les problèmes sanitaires.
Ces premières approches nous ont confirmé, s'il en était besoin, le caractère prégnant des aspects juridiques et judiciaires de la lutte contre la toxicomanie. Le bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement, que vous dirigez, est chargé, semble-t-il, de fixer l'action du ministère de la justice en matière de traitement judiciaire des addictions et des dépendances.
Vous allez donc pouvoir nous aider à cerner l'arrière-plan judiciaire d'un certain nombre de débats en cours.
Je vous propose de synthétiser les grandes lignes de votre action, les inflexions qui pourraient lui être apportée, après quoi nous aurons un échange.
Mme Françoise Baïssus. - Je vous remercie d'avoir invité le ministère de la justice et des libertés. C'est un honneur pour nous de parler cet après-midi devant vous au nom de la direction des affaires criminelles et des grâces.
Le Parlement a décidé de constituer cette mission parlementaire afin que ce sujet de société et de santé publique soit abordé avec un certain recul, avec de la hauteur de vue.
Vous allez faire des propositions réalistes, efficaces pour lutter au mieux contre ce phénomène et apporter aux victimes des réponses appropriées.
Mon propos sera de vous présenter la mise en oeuvre de la politique pénale par la direction des affaires criminelles en matière de toxicomanie.
Je voudrais insister fortement, au préalable, sur le fait que les principes qui gouvernent ces politiques sont ceux décidés par la représentation nationale.
C'est le législateur qui fixe les grands choix de société en matière pénale et pénitentiaire, ces choix sont déclinés en politiques pénale et pénitentiaire mises en oeuvre par le ministère de la justice.
Je vous exposerai de manière synthétique les grandes lignes de notre action, nous serons ensuite à votre disposition pour répondre à vos questions.
Ces orientations, quelles sont-elles ? En matière pénale, le postulat est l'interdiction de la consommation de produit stupéfiants et la sanction de comportements nuisibles à la santé publique. Je vous parlerai bien entendu du traitement judiciaire du simple usage de produits stupéfiants et non du trafic, même si il faut agir de façon concomitante sur l'offre et sur la demande.
Ce traitement judiciaire, depuis plus de quarante ans, se veut différencié, adapté à la situation particulière de l'usager, individualisé aussi et ne se réduit pas à la poursuite répressive d'une infraction pénale mais participe d'une vision holistique de la personne qui fait usage du produit stupéfiant.
L'autre politique -la politique pénitentiaire- c'est la mise en oeuvre du choix du législateur de recourir à l'incarcération.
S'agissant de la politique définie par la direction des affaires criminelles pour le traitement judiciaire de l'usage de produits stupéfiants, je commencerai par quelques données générales et quelques chiffres.
Tout d'abord, on distingue entre drogue licite et drogue illicite. Guillaume Vallet-Valla est spécialisé dans la lutte contre les addictions, y compris le tabac et l'alcool.
Vous le savez, l'alcool est le produit psychoactif addictif qui pose le plus de problèmes aux magistrats et c'est celui qui est le plus souvent lié à la commission des infractions. Deux chiffres parlent d'eux-mêmes : 40.000 morts liés à l'alcool, 200 liés à un usage abusif d'héroïne.
Sur 65 millions de Français, 12 millions ont consommé des produits illicites, 1 à 2 millions ayant une consommation régulière de produits stupéfiants. 800 à 900.000 sont des consommateurs réguliers de résine de cannabis, surtout dans la tranche d'âges 15-25 ans.
150.000 procédures de police ou de gendarmerie sont établies par an. Sur ce chiffre 80.000 procédures feront l'objet d'un traitement judiciaire.
Votre rapport de 2003, fort intéressant, notait, en matière d'usage de stupéfiants, un certain désintérêt à l'égard de l'interpellation. Or on considère aujourd'hui que les interpellations ont été multipliées par deux depuis la fin des années 1990, donnant lieu de façon consécutive à une augmentation du nombre de procédures et du nombre de traitements judiciaires.
Le débat sur l'usage des stupéfiants existe depuis plus de quarante ans. S'il existait une solution miracle, on l'aurait adoptée ! Nous avons au moins l'avantage de disposer d'un cadre légal clair, cohérent, simple à comprendre, structurant pour les consommateurs adolescents ou les très jeunes adultes, particulièrement vulnérables. Alors qu'on a pu évoquer assez souvent l'idée d'une « légalisation contrôlée », je préfère vous proposer la formule de « pénalisation contrôlée », toute l'histoire du cadre légal de l'usage de stupéfiants reposant sur ce principe.
La législation de l'usage de stupéfiants ne figure pas dans le code pénal mais dans le code de la santé publique. Même s'il s'agit d'un délit puni d'emprisonnement et d'une peine d'amende, l'usage de stupéfiants est ainsi plutôt appréhendé sous l'optique du soin médical : la réponse n'est pas que pénale.
La volonté publique dans ce domaine n'a cessé de se préciser, de s'affiner ; elle a, depuis 1970, en particulier avec la loi relative à la prévention de la délinquance du 5 mars 2007, multiplié, diversifié, individualisé la réponse pénale. Je ne parle pas de poursuites mais, volontairement, de réponse pénale, pour rendre compte du large éventail des outils disponibles.
Celui-ci s'étend des alternatives aux poursuites -réponse apportée dans l'immense majorité des cas par le procureur de la République- jusqu'à l'emprisonnement.
La loi de 2007 en est la parfaite illustration : elle prend en considération l'usage de stupéfiants soit comme circonstance aggravante, afin de protéger les victimes potentielles, soit comme révélateur d'un danger pour le consommateur lui-même.
C'est une loi qui innove : elle a introduit de nouvelles mesures et a complété l'éventail des réponses en créant le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de stupéfiants.
Cet outil pénal à visée pédagogique peut être utilisé dans le cadre d'une poursuite prononcée par un magistrat du siège dans le cadre d'une audience. Elle est cependant essentiellement prononcée avant tout déclenchement de poursuite.
La loi a essayé par ailleurs d'améliorer la prise en charge sanitaire en essayant de donner une autre dimension à l'injonction thérapeutique créée en 1970.
Pour mettre en oeuvre ce cadre légal de l'usage de produits stupéfiants, le ministère de la justice, la direction et mon bureau en particulier ont développé une action constante, notamment depuis 2007.
La politique pénale est guidée par la personnalité et le profil de l'usager. La circulaire du 9 mais 2008 a déterminé ses orientations en vue afin d'éviter de banaliser la consommation de drogues. C'est un point important, que l'on a largement défini et décliné à l'intention des procureurs généraux et des procureurs de la République.
Même si la mise en oeuvre n'est pas forcément uniforme dans tous les tribunaux de France métropolitaine et d'outre-mer, il n'existe pas un tribunal qui n'ait pas de politique pénale en matière d'usage de stupéfiants. Ceci mérite d'être relevé : qui dit politique pénale dit prise de conscience du fait qu'il faut apporter au moins une réponse pénale.
La circulaire du 9 mais 2008 est très clairs sur ce point : les réponses doivent être individualisées, appropriées, en fonction du profil de l'usager, mais systématiques, notamment lorsqu'il s'agit d'usagers mineurs.
Cette circulaire a été un premier apport pour essayer d'aider à la mise en oeuvre de la loi de 2007.
Nous essayons également d'apporter un soutien concret, pratique, matériel aux juridictions. Nous avons diffusé des instruments pédagogiques, créé un guide méthodologique sur le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de stupéfiants que l'on a diffusé à 2 ou 3.000 exemplaires. Nous avons réuni l'ensemble des parquets généraux pour essayer de les sensibiliser à mettre le stage en oeuvre avant d'en dresser 18 mois plus tard un premier bilan.
Les procureurs sont si surchargés par l'activité pénale de droit commun que ceci leur a paru fastidieux, d'autant qu'ils appliquaient déjà une politique pénale en matière de stupéfiants. Ils ont toutefois reconnu dans le stage un outil extrêmement intéressant, certes encore relativement confidentiel et peu généralisé, mais faisant désormais partie de l'éventail des réponses pénales et permettant une plus grande adaptation dans la mesure où il s'adresse à des personnes relativement insérées et non à des toxicomanes déjà dépendants.
Nous avons beaucoup travaillé en partenariat avec la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), grâce à laquelle nous avons pu diffuser massivement des guides et 1.000 clés USB contenant quantités de fichiers qui disent tout sur l'usage et le trafic de stupéfiants.
Une opération de bilan statistique a également débuté en novembre 2010, en partenariat entre le ministère de la justice et l'Observatoire français sur les drogues et la toxicomanie, afin d'étudier l'utilité effective des stages de sensibilisation.
Une action de la direction des affaires criminelles et du bureau de la santé public a été menée pour sensibiliser les magistrats de terrain à une réponse pénale intelligente en matière d'usage de stupéfiants. Il n'y a pas d'incarcération ni de poursuites systématiques ; elles peuvent exister mais n'interviennent que lorsque toutes les autres réponses pénales ont été épuisées : stages, ordonnances pénales, rappels à la loi avec orientation vers une structure sanitaire, rappels à la loi simple, classements sous réserve d'orientation vers une structure de soins, injonctions thérapeutiques...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - La parole est à M. Blisko.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Ce stage s'adresse bien à des jeunes qui commencent à faire usage de drogues et porte sur les dangers de la consommation ?
Mme Françoise Baïssus. - En effet.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Pouvez-vous nous le décrire et nous dire qui le suit ?
Mme Françoise Baïssus. - Ce stage est conçu en partenariat entre le procureur de la République -qui l'ordonne dans 95 % des cas- et une association spécialisée. Une fois la convention passée, on réunit généralement un jour et demi à 2 jours une dizaine d'usagers qui ont tous, peu ou prou, le même profil : il ne s'agit pas de toxicomanes mais de gens à peu près insérés pouvant payer le stage, le législateur de 2007 ayant estimé cette contribution nécessaire à des fins pédagogiques. Lorsqu'il s'agit de mineurs, les parents payent le stage.
Il existe trois modules : santé publique, risque judiciaire et risque sociétal, qui évoque la désocialisation et la perte d'intérêt pour la scolarisation et l'exercice d'une profession. Il ne s'agit pas d'un groupe de parole mais de permettre aux intéressés d'intégrer des notions de santé publique avec lesquelles ils ne sont pas forcément familiarisés, ainsi que des notions portant sur le risque judiciaire. Il est toujours bon de faire intervenir un procureur, un gendarme ou un policier qui est là pour rappeler le cap.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Pourrez-vous nous faire parvenir une de ces fameuses clés USB ?
Mme Françoise Baïssus. - Bien évidemment ! Nous en avons rééditées.
M. Patrice Calméjane, député. - Lors de nos premières auditions, on nous a beaucoup parlé de drogues dans les prisons. Je voudrais donc connaître la position du ministère de la justice, compétent dans le domaine de l'administration pénitentiaire.
Comment le problème est-il abordé ? On nous dit que des gens consomment en prison, y découvrent parfois la drogue et qu'il existe des trafics. Qu'elle est la réponse de l'administration judiciaire, sachant que vous disposez des personnes sur place ? Comment le travail de la justice est-il envisagé par rapport à la prévention, aux soins et à la répression des trafics dans les établissements relevant de votre compétence ?
Mme Françoise Baïssus. - Si vous le souhaitez, vous pouvez inviter la direction de l'administration pénitentiaire qui vous répondra mieux que moi. Cela étant, lorsque nous avons su que nous étions auditionnés, je suis allée lui demander de me donner quelques éléments. Je vais donc essayer de vous répondre dans la mesure du possible...
La drogue circule en effet en prison, il ne faut pas se voiler la face.
La dépendance aux produits stupéfiants est détectée lors de l'entretien médical qui a lieu à l'arrivée en prison, qui dure environ une heure.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Des analyses sont-elles pratiquées ?
Mme Françoise Baïssus. - Oui, il peut y en avoir...
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Sont-elles pratiquées d'office ?
Mme Françoise Baïssus. - Non, elles ne peuvent être imposées. On les fait sur la base du volontariat. Si les analyses sont demandées, elles sont faites. Elles sont proposées mais sont-elles systématiques ? Je ne pense pas pouvoir répondre...
S'il existe des produits stupéfiants en prison, on y trouve aussi des traitements substitutifs. Ils sont proposés et mis sans doute en oeuvre de façon inégale. L'administration pénitentiaire indique « qu'elle ne peut que regretter que les pratiques médicales dans la mise en oeuvre des traitements de substitution soient différentes d'une équipe médicale à l'autre ».
Il existe aussi un traitement à la méthadone. Il s'agit d'une prise de solution buvable, effectuée par le détenu sous le regard du personnel soignant. Une prescription de buprénorphine sous forme de comprimés est également possible. L'administration pénitentiaire note qu'elle peut donner lieu à des trafics, les détenus accumulant sans doute les comprimés de Subutex.
Cependant, moins de 5 % des détenus usagers de drogues sont traités médicalement, malgré l'offre et la détection mises en oeuvre. L'administration note également un arrêt des traitements prescrits à l'extérieur lorsque les personnes sont incarcérées. En effet, certaines personnes qui suivent un traitement ambulatoire, une fois incarcérée, ne le suivent apparemment plus. Ce sont là des décisions qui appartiennent au corps médical.
Les associations et la société civile relèvent de façon constante le fait que l'on ne respecte pas le principe d'égalité de soins entre personnes détenues et personnes libres en matière de toxicomanie. Cependant, des programmes de prévention des risques en détention ont été lancés par l'administration pénitentiaire en 2007. Il s'agit d'une prise en charge collective des personnes placées sous main de justice, sous forme de groupes de parole dont le thème porte sur le passage à l'acte. En 2010, une dizaine de programmes de prévention des risques ayant pour thématiques les addictions ont été mis en place au sein des établissements pénitentiaires.
Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée. - J'ai apprécié votre expression de « pénalisation contrôlée », qui me semble bien rendre compte de votre message.
Je voudrais revenir sur le stage de sensibilisation. Donne-t-il lieu à un suivi ou à un accompagnement ? Existe-t-il une réponse médicale apportée par des professionnels de santé ?
Mme Françoise Baïssus. - Le stage constitue en effet une orientation ponctuelle. Le public visé est en principe un public d'usagers occasionnels qui, a priori, ne nécessitent pas de soins. C'est ce que nous avons indiqué aux procureurs dans notre circulaire de politique pénale. Il s'agit d'une sensibilisation.
Si le stage se passe mal -ce qui peut arriver- la personne repassera devant le procureur qui lui signifiera les poursuites -ordonnance pénale, poursuite devant le magistrat ou le juge du siège, etc.
Mme Catherine Lemorton, députée. - Au moment de la loi pénitentiaire discutée à l'automne 2009, nous avons fait adopter un amendement sur la visite médicale d'accueil en prison. Celui-ci était tombé plusieurs fois au Sénat mais nous avons réussi à faire admettre qu'un bon diagnostique des addictions était nécessaire en prison. Il y avait d'ailleurs des moyens à prévoir pour ce faire...
Cela étant, il y a selon moi antagonisme entre les stages de sensibilisation et la réalité : l'usager festif, que vous décrivez fort bien, risque de ne pas comprendre la portée de cette sensibilisation car, pour lui, il s'agit d'une situation banale. Il suffit d'aller à la sortie des lycées pour prendre conscience que, pour un jeune, l'achat de drogue est un acte courant !
Pour peu que leurs parents aient fait 1968, aient déjà fumé et se soient néanmoins correctement intégrés dans la société, les enfants ne voient pas ce qu'ils font de mal ! Avez-vous un quelconque retour d'informations sur ces populations de consommateurs occasionnels à qui l'on impose un stage de sensibilisation et qui ont les moyens de les suivre ? Ces stages ne créent-ils pas des inégalités territoriales et sociales ? A Toulouse, cela fonctionne bien mais nous sommes en ville. N'y a-t-il pas un problème de mise en place dans les départements ?
Enfin, vous avez évoqué la loi de mars 2007 et l'individualisation de la réponse pénale. N'y a-t-il pas antinomie avec la loi sur les peines planchers, également votée en 2007 ?
Mme Françoise Baïssus. - La peine plancher ne concerne pas l'usage.
Quant aux retours d'informations à propos des stages de sensibilisation, ils sont extrêmement positifs dans l'ensemble. C'est précisément le but de l'étude que nous menons avec l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pour en déterminer statistiquement l'impact sur les usagers qui les ont suivis.
Dans un département rural, le stage de sensibilisation ne pourra être mis en place qu'au chef-lieu ; si le jeune usager vit en zone rurale, ce sera compliqué pour lui. On essaie de réduire les difficultés au maximum.
Je laisse M. Valette-Valla compléter ma réponse sur les retours d'informations.
M. Guillaume Valette-Valla. - L'OFDT et l'une des sous-directions du ministère ont lancé cette étude depuis le 1er décembre 2010 ; elle concerne l'ensemble des associations partenaires françaises qui mettent les stages de sensibilisation en oeuvre. Ceci va permettre de mieux cibler les actions mises en place localement.
Comme vous l'avez indiqué, il existe semble-t-il d'énormes disparités au plan national, à la fois sur le nombre des stages et sur leurs modalités de mise en oeuvre.
Pour l'instant, on ne sait pas quelles les zones du territoire sont les plus favorisées et mettent en place ces stages de façon active ; on ne connaît pas non plus les zones qui préfèrent d'autres outils plus simples ou plus fléchés, comme les injonctions thérapeutiques.
Nous disposerons des premiers résultats de cette étude fin 2011 et le rapport de l'OFDT sera publié au premier trimestre 20012.
M. Georges Mothron, député. - Je ne vous ai pas entendu parler de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui dépend également du ministère de la justice et est davantage tournée vers les mineurs. Il y a là aussi une force à développer. Comment l'appréhendez-vous ?
Mme Françoise Baïssus. - Le stage de sensibilisation est possible pour les mineurs de 13 ans.
Les stages de sensibilisation ne concernent pas, a priori, les mineurs suivis par la PJJ. Un jeune qui consomme occasionnellement, même mineur, n'a pas forcément de problèmes. Il n'est pas forcément suivi pas la PJJ.
J'ai tout d'abord pensé que la PJJ allait mettre en oeuvre ces stages de sensibilisation mais il n'en a pas été question, la PJJ disposant déjà d'un grand nombre de mesures. Il est plus profitable d'essayer de sensibiliser les parents d'un jeune bien inséré n'ayant pas besoin de la PJJ et de les impliquer dans un processus payant.
Cela étant, le stage étant maintenant passé dans les usages pour les majeurs plus que pour les mineurs, nous menons une action avec nos homologues de la PJJ, au niveau de l'administration centrale, pour faciliter la conclusion de conventions entre les parquets et les associations.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Les populations auxquels vous faites allusion sont issues de milieux non carencés....
Mme Françoise Baïssus. - A priori oui.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - L'apparition de nouvelles générations d'usagers de la drogue -jeunes errants, migrants et autres- ne va-t-elle pas nécessiter d'autres inventions juridiques. Avez-vous des pistes sur ce point ?
Mme Françoise Baïssus. - Je ne pense pas que le stage soit fait pour de tels cas. Si l'on détecte une toxicomanie chez ces jeunes errants, un soin leur sera bien évidemment proposé mais vont-ils le suivre, vont-ils être constants ? Il y a également un problème d'hébergement.
Les autres solutions sont d'essayer de les sédentariser le plus possible afin que les services sociaux puissent les retrouver. S'il ne s'agit que d'un simple usage, on commencera par le bas de l'échelle et on graduera les poursuites ; si l'usage est lié à une autre infraction ou à une quantité importante de produits stupéfiants, les sanctions risquent d'être plus autoritaires et plus contraignantes.
M. Patrice Calméjane, député. - On a souvent évoqué la problématique de la drogue aux Antilles. Quelles sont les actions que le ministère de la justice met en place dans ces territoires, qui connaissent un fort taux de chômage parmi les jeunes et qui sont proches des lieux de production ? Existe-t-il des éléments spécifiques à envisager pour ces territoires ?
Mme Françoise Baïssus. - J'en parlais avec le procureur de Cayenne il y a peu. Pour ce qui est du trafic, la criminalité est de type sud-américain.
L'usage du crack est en outre particulièrement inquiétant dans ces territoires. Certaines mesures de soins sont mises en oeuvre comme en métropole. Les problèmes de personnel soignant et de suivi psychologique y sont identiques, peut-être même plus aigus.
Nous en sommes parfaitement conscients. Les procureurs essayent de mettre cette politique pénale en oeuvre. C'est un réel problème. Les stages ont eu du mal à être organisés.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - L'éventuelle création des salles d'injection est-elle selon vous possible à droit constant ? S'adapte-t-elle à la législation française et est-elle compatible avec les conventions internationales signées par la France ?
Mme Françoise Baïssus. - Il est plus délicat de vous répondre puisque nous nous inscrivons dans le cadre qui est posé. Dans l'éventualité de cette création, il me semble qu'il faudrait en effet adapter la loi ainsi que la politique pénale. Qui dit centre d'injection spécialisé dit évidemment présence d'usagers, de toxicomanes autour de ces centres. Si je me place dans un cadre prospectif, il faudrait donc éviter des interpellations tout autour des centres et ne pas considérer comme complices les personnes fournissant les produits stupéfiants.
Cela étant, il vaudrait mieux réfléchir à adapter l'injonction thérapeutique, qui a du mal à se mettre en oeuvre, les centres d'injection supervisée étant destinés aux héroïnomanes qui s'injectent des produits stupéfiants. Or, notre problème est notamment celui du crack, auquel cette réponse n'apporte rien : il s'agit de volumes plus importants, d'usagers plus problématiques, d'infractions connexes souvent violentes, qui créent une insécurité massive. Paris et Bobigny ont une politique extrêmement dynamique et intelligente en matière d'injonction thérapeutique pour les usagers de crack.
Plutôt que d'essayer d'inventer quelque chose pour 200 personnes désocialisées, alors que la population d'usagers de crack atteint plusieurs dizaines de milliers de personnes, il vaut mieux adapter l'injonction thérapeutique aux réels besoins des usagers qui nécessitent un traitement de ce type.
Je voudrais laisser la parole à M. Valette-Valla sur le droit comparé.
M. Guillaume Valette-Valla. - Nombre de rapports existent sur l'injonction thérapeutique : rapport de Mme la sénatrice Olin, rapport de la commission des lois de M. Warsmann, sans compter les circulaires intervenues depuis quarante ans, qui déplorent le fait que l'injonction thérapeutique se mette en place de façon toujours très relative sur le territoire.
Comme l'a dit Mme Baïssus, la bonne réponse au problème des toxicodépendants usagers nous semble être l'injonction thérapeutique plus que la création de centres d'injection supervisée. L'étude INSERM fait état à ce propos de chiffres relatifs en termes de santé publique, le seul élément clairement fléché étant la réduction de la mortalité en cas d'overdoses -200 à 300 par an environ. Une étude de l'OFDT est en cours pour réévaluer ces chiffres.
Je ne sais s'il est nécessaire de modifier la loi de 1970, elle-même modifiée par celle de 2007 ; depuis les décrets Barzach de 1987 sur la libre mise à disposition des seringues et le début de la politique de réduction des risques, poursuivie depuis vingt ans par tous les gouvernements, il a fallu recourir au règlement pour mettre ces éléments à place. Ce sont d'ailleurs des sujets qui relèvent davantage du ministère de la santé que de notre ministère. Nous ne serions concernés que par la circulaire destinée à adapter ce nouveau dispositif, comme nous l'avions été en 1999 avec la circulaire Guigou sur les toxicomanies, qui était destinée à modifier la politique pénale en vigueur en recommandant aux officiers de police judiciaire de ne pas intervenir aux abords des centres d'accueil.
Dans l'hypothèse d'une expérimentation de ce type de centres d'injection, une circulaire « justice » sera nécessaire.
La légalité internationale des centres est extrêmement douteuse puisque l'organe international de contrôle des stupéfiants chargé de l'application et du suivi de l'application des trois grandes conventions des Nations-Unies a, à de multiples reprises, y compris dans son rapport annuel de 2009, émis des recommandations claires demandant aux Etats qui ont autorisés ces centres à les fermer. Selon cet organe, ces centres ne seraient pas conformes aux conventions, notamment à la convention de 1961 modifiée.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - On a évoqué la possibilité de dépénaliser certaines drogues dites « douces ». Le ministère a-t-il une opinion sur ce point ? Existe-t-il des réflexions ou des comparaisons avec des pays étrangers qui auraient déjà accompli ce pas ?
Mme François Baïssus. - Le droit français est très clair : il est opposé à la dépénalisation. En tant que membre du ministère de la justice, je ne puis donc vous dire que je suis pour.
Cela étant, en dépénalisant certaines drogues, on ne peut qu'introduire une confusion dans l'esprit des usagers et du public. C'est aussi ouvrir la porte à une plus grande difficulté en matière de poursuites. Agir ainsi, c'est ouvrir la boîte de Pandore !
Je pense qu'il faut une base très claire et très cohérente, avec une application nuancée, intelligente, adaptée, selon la méthode de la pénalisation contrôlée.
Selon le droit comparé, les expériences espagnole ou néerlandaise ont prouvé que la dépénalisation accroissait considérablement le trafic.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - 150.000 interpellations, 80.000 poursuites : je vous trouve optimiste quant à la réalisation de ces poursuites suivant les juridictions, beaucoup d'affaires étant classées sans suite !
Une politique contraventionnelle supplémentaire qui viendrait s'ajouter à l'arsenal existant ne serait-elle pas pour ces usagers un élément intéressant ?
Mme Françoise Baïssus. - On a largement évoqué cette possibilité en 2004. Il est très intéressant de conserver l'infraction délictuelle avec une peine d'emprisonnement à la clé et la possibilité de garde à vue : c'est une façon irremplaçable de remonter les trafics.
Lors de la préparation de la loi sur le dopage, nous avons cherché à pénaliser l'usage de produits dopants : faut d'y être arrivés, on ne parvient pas à remonter les filières. C'est évidemment sur le consommateur qu'il faut se concentrer si l'on veut remonter le trafic. C'est toujours ainsi que les choses se passent, il s'agit d'un cadre procédural qui simplifie la remontée des filières et améliore la possibilité de lutter contre le trafic.
Mme Catherine Lemorton, députée. - Je suis présidente du groupe d'études sur les toxicomanies à l'Assemblée nationale ; le Docteur Francis Saint-Dizier, de Toulouse, lors d'une audition, a indiqué que, depuis quatre ou cinq ans, la première expérience de l'usage du cannabis se situe plus tôt et touchent dorénavant des élèves de 6ème et de 5ème. C'est pourquoi je ne suis pas si sûre que les jeunes sachent tous que cet usage est interdit et qu'ils ne placent pas cette consommation au même rang que celle du tabac.
Mme Françoise Baïssus. - On essaye systématiquement de développer une politique de prévention et d'information dans les écoles par le biais des gendarmes, même dans le primaire. C'est une pratique qu'il faut multiplier. Je confirme en tout état de cause que la première expérience a lieu de plus en plus tôt.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Je voudrais revenir à l'alternative que constitue la réponse pénale. Les stages de sensibilisation fonctionnent apparemment bien, contrairement à l'injonction thérapeutique...
Mme Françoise Baïssus. - C'est variable suivant les régions et les tribunaux.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Il est vrai que la réponse sur les territoires est inégale et qu'elle se fait en fonction du procureur...
Mme Françoise Baïssus. - En effet.
Les interpellations reçoivent des réponses différentes suivant le procureur.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - La législation française est-elle adaptée aux placements en communauté ?
Mme Françoise Baïssus. - Qu'entendez-vous par là ?
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Depuis des années, dans le cadre de la politique de réduction des risques, on est allé vers des traitements de substitution, relativement bien accompagnés par un grand nombre d'associations de centres, etc. Toutefois, la substitution n'est pas la réponse adaptée à tous les produits. C'est une réponse intéressant les opiacés mais pas le crack ou la cocaïne.
Certains pays ont développé sur leur territoire des communautés thérapeutiques qui accueillent des toxicomanes pour des sevrages et qui les accompagnent pendant un certain temps dans le cadre d'une réinsertion socioprofessionnelle.
En France, il existe assez peu de ces communautés. Le placement en communauté fait-il partie des outils qui sont à votre disposition en contrepartie d'une sanction pénale ?
Mme Françoise Baïssus. - Le ministère de la santé pourrait vous répondre bien mieux que moi sur ces communautés.
Cela étant, lorsque nous prononçons une obligation de soins ou une injonction thérapeutique, nous pouvons orienter le toxicomane vers de tels centres mais, lorsque vous évoquez le placement autoritaire, il ne peut concerne que les mineurs.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Certain pays le font, comme la Suisse ou l'Italie. En Italie, il existe un exemple d'une communauté où l'on peut commuer les peines allant jusqu'à quatre ans de prison en mesure de placement en communauté, pour les mineurs comme pour les adultes.
Mme Françoise Baïssus. - L'injonction thérapeutique peut prévoir l'obligation de se rendre dans tel centre et de suivre tels soins. En cas de non-suivi, le juge d'application des peines peut révoquer le sursis avec mise à l'épreuve et procéder à une incarcération.
Je pense donc que, dans ce cadre, on peut imposer un soin contraint mais le placement stricto sensu que vous évoquez n'est pas prévu, sauf pour les mineurs et on ne se prive pas de le mettre en pratique. Il n'est pas prévu pour le majeur car on conserve l'idée de liberté du soin. Or, le soin contraint intervient dans un cadre très particulier.
Le sursis avec mise à l'épreuve et obligation de soins existe ; il peut être une variante de l'obligation de soins.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Il me reste à vous remercier pour toutes ces précisions.