Jeudi 25 novembre 2010
- Présidence de Mme Michèle André, présidente -Femmes et sports - Audition de Mme Edwige Avice, vice-présidente du bureau de prévision économique
La commission entend Mme Edwige Avice, vice-présidente du BIPE (Bureau de prévision économique, ancienne filiale de la CDC) et ancien ministre (première femme en charge du portefeuille des sports).
Mme Michèle André, présidente de la délégation. - Je souhaite la bienvenue à Mme Edwige Avice, qui inaugure notre série d'auditions sur les femmes dans le sport. Vous avez été la première femme ministre des sports en France. Je sais, pour vous avoir alors côtoyée comme adjointe aux sports à la mairie de Clermont-Ferrand, que vous avez vécu, alors, quelques moments déconcertants. Je me souviens notamment de la courageuse décision par laquelle vous aviez demandé à la Fédération de rugby de boycotter le championnat qui devait se tenir en Afrique du Sud, et qui avait eu le don d'agacer son président d'alors, Albert Ferrasse, peu enclin à admettre un tel acte d'autorité venant d'une femme. Bien vous en avait pris, pourtant, car il avait su ensuite évoluer et était le premier à se féliciter de la présence de jeunes filles dans les clubs.
Nous souhaiterions connaître votre point de vue, madame la Ministre, sur la situation, aujourd'hui, des femmes dans le sport, qu'il s'agisse des pratiques ordinaires comme du sport de haut niveau et de leur place dans les fédérations.
Mme Edwige Avice. - Si j'ai été neuf ans ministre déléguée au temps libre, à la jeunesse et aux sports, je suis ingénieur financier de formation, métier que j'ai continué d'exercer au long de ma vie professionnelle. J'ai ainsi dirigé douze ans une entreprise financière vouée aux investissements dans les domaines de la défense (au niveau des PME), de l'aéronautique et de l'espace. Mes fonctions actuelles au Bureau de prévision économique m'amènent également à travailler sur des sujets pointus, liés aux pôles de compétitivité.
J'ai donc mené de front une activité dans deux domaines, et j'ai à plusieurs reprises été appelée par les ministres en charge pour mener des travaux tantôt sur les questions de défense, avec Alain Richard, tantôt sur les questions sportives avec Marie-Georges Buffet et Jean-François Lamour. C'est ainsi que j'ai dirigé, par exemple, le Conseil national des activités physiques et sportives et qu'à la demande du président du Comité national olympique et sportif français, Denis Masseglia, reprenant une idée d'Henri Sérandour, son prédécesseur, et d'André Auberger, paraplégique à la suite d'une blessure reçue au cours de la guerre d'Algérie, et qui a dirigé le mouvement handisport, je travaille aujourd'hui à la création d'une Fondation du sport français.
Comme universitaire et grande voyageuse, j'ai côtoyé beaucoup d'étudiants de toutes nationalités, qui ont donné un horizon international à ma vision de la situation, laquelle ne porte pas toujours à l'optimisme. Le rapport 2009 sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement montre assez que nous sommes loin du compte pour ce qui concerne les femmes, notamment en matière de lutte contre les mariages précoces.
Dans les différents métiers que j'ai exercés, j'ai pu constater que les femmes n'étaient guère présentes et que seules les plus pugnaces, comme Annette Roux, vraie porteuse de projet, parvenaient à se faire une place au soleil. Même chose dans le monde politique, où la France est encore montrée du doigt. Le constat vaut aussi pour le monde syndical, qui a perdu Nicole Notat, et le monde associatif - il y a probablement plus de femmes à la tête de fédérations sportives que de grands mouvements associatifs.
François Mitterrand, lorsqu'il était dans l'opposition, avait bâti un contre-cabinet qui comptait une femme, Marie-Thérèse Eyquem, hélas décédée avant qu'il n'arrive au pouvoir. Et c'est ainsi que j'ai été appelée au portefeuille des sports. Je dois reconnaître que le monde politique et les fédérations sportives ont vite oublié mon appartenance au sexe féminin pour s'intéresser avant tout aux projets que je défendais : réforme du statut des clubs - on se souvient des fameuses caisses noires de Saint-Etienne -, reconnaissance des missions de service public, reconnaissance des acquis professionnels et organisation de filières éducatives, toutes choses inscrite dans la loi de 1984, statut, aussi, des athlètes de haut niveau - tant j'avais été frappée par la différence avec ce qui prévalait alors aux États-Unis.
Je n'ai donc pas eu le sentiment que le monde sportif fût allergique à la prise de responsabilité des femmes, qui me semble poser beaucoup plus de problèmes, ainsi que je l'ai dit, dans le monde associatif. A l'entrée en vigueur de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, en 1981, un rapport de l'Insee présentait des chiffres accablants. Il apparaissait ainsi qu'une femme mère de deux enfants engagée dans la vie professionnelle travaillait en moyenne 39 heures de plus par semaine qu'un homme ! Même écart pour les loisirs : lorsque les hommes se livraient à des activités associatives ou sportives, les femmes restaient cantonnées à l'accueil de la famille, des vieux parents, ou à l'accompagnement des enfants au jardin public...
Nous n'en sommes plus là. Et les femmes accèdent aujourd'hui à des responsabilités plus élevées. C'est ainsi que l'on constate, partout dans le monde, que la place des femmes dans l'enseignement, en même temps qu'elle devient moins lourde dans le primaire et le secondaire, progresse à l'université. Dans le domaine sportif, les choses ont évolué au même rythme que la société. Dans le sport de haut niveau, les femmes sont de plus en plus nombreuses. Et cela est important, car elles jouent, pour toutes, un rôle de locomotive, d'autant qu'elles prennent bien souvent, ensuite, des responsabilités fédérales. Je pense notamment à Brigitte Deydier qui fut Directrice Technique Nationale de la Fédération française de judo. De plus en plus, les disciplines olympiques s'organisent pour laisser place aux femmes. Je pense au pentathlon, où elles font merveille, ou à la natation, dans le sillage de Monique Berlioux, devenue directrice du Comité International Olympique (CIO).
Outre que les femmes sont de plus en plus nombreuses à mener une vie active - 70 % des 25-55 ans travaillent - en partie grâce à une politique familiale beaucoup plus favorable en France que chez beaucoup de nos voisins européens, dont l'Allemagne, les évolutions démographiques jouent également. L'espérance de vie des femmes est supérieure de sept ans à celle des hommes. Les femmes de plus de 50 ans ont infléchi les pratiques sportives. C'est sous leur influence que se sont ainsi développés les sports de nature. Je recherche d'ailleurs, au sein de l'association de préfiguration de la Fondation du sport, des projets innovants dans le domaine sportif.
Pour avoir travaillé avec l'association « Ni putes ni soumises », je sais que des freins culturels persistent cependant. Brigitte Deydier s'est également penchée sur la question. Les jeunes filles des banlieues ont bien du mal à exercer certains sports... Il faut en avoir conscience... Je le dis pour avoir vu, au Qatar, une déléguée hollandaise vanter devant une assemblée de femmes voilées les mérites de la natation...
Mme Christiane Kammermann. - Au Moyen-Orient, les femmes se baignent tout habillées...
Mme Gisèle Printz. - Un peu comme chez nous, naguère...
Mme Edwige Avice. - En revanche, on trouve de plus en plus de femmes parmi les athlètes de haut niveau. Elles sont plus de 40 % dans les délégations. Là, l'effet d'attraction joue à plein. Voyez notre championne d'escrime, cette jeune antillaise si pugnace, voyez les effets du phénomène Laure Manaudou, pour la natation, comme en son temps Colette Besson, pour l'athlétisme.
Je formulerai une réserve, cependant. Plus cruciale est, pour les femmes, la question de l'entraînement. Un surentraînement peut conduire une femme de moins de 30 ans à l'ostéoporose, qui ne touche en temps normal que les femmes beaucoup plus âgées. Le phénomène de la puberté réclame aussi la plus grande attention. Il n'est pas admissible qu'une jeune athlète se retrouve dix ans plus tard dans l'incapacité d'avoir des enfants, ou qu'elle devienne victime d'obésité dès qu'elle cesse la pratique intensive.
Pour ce qui est de la progression des femmes au sein des appareils, notre vieille culture patriarcale ...
Mme Michèle André, présidente. - Héritée du code Napoléon...
Mme Christiane Kammermann. - N'oublions pas les avancées, toutefois.
Mme Edwige Avice. - ... a longtemps été un frein puissant. Les choses ont beaucoup changé depuis le temps que la femme était considérée en tout comme mineure, mais il faudra encore du temps pour que les choses évoluent : ce sont les personnes qui disposent de temps qui exercent des responsabilités au sein des associations, et donc souvent des personnes qui sont à la retraite. Elles y viennent avec leur âge, et la culture de leur temps... d'où la survivance de certains stéréotypes.
En politique, le nombre compte. Lorsque je suis entrée à l'Assemblée nationale, mon arrivée a multiplié par deux le nombre de femmes dans mon groupe, qui n'en comptait jusqu'alors qu'une seule. Voilà qui ne porte pas à la hardiesse, surtout quand ces messieurs ouvrent ostensiblement leur journal quand vous prenez la parole...
Mme Françoise Laborde. - Vous dites que le monde sportif est moins hermétique. Cela ne tient-il pas au fait que la concurrence n'y est pas la même, puisqu'il existe des disciplines masculines et féminines ?
Mme Edwige Avice. - Les femmes sont nombreuses dans les associations sportives et sociales, mais elles le sont moins si l'on ne regarde que le haut de l'échelle. Auditionnez Françoise Sauvageot, présidente de la Fédération française d'éducation physique et de gymnastique volontaire, et vice-présidente déléguée du Comité national olympique et sportif français : son expérience vous sera très précieuse.
Mme Michèle André, présidente. - C'est Alain Calmat qui, le premier, avait exigé un minimum de femmes dans les conseils d'administration. Je me souviens de l'effarement du comité de pétanque de Clermont-Ferrand découvrant qu'il leur fallait élire au moins une femme. Ce fut la femme du président...
Mme Edwige Avice. - On retrouve là quelque analogie avec la politique...
Un dernier mot sur le sport de haut niveau, pour rappeler que la mixité n'y est pas toujours facile à gérer. On a connu certains problèmes de harcèlement dans les vestiaires... Se pose aussi la question de la difficile relation entre une jeune sportive et son coach : voir la saga Laure Manaudou... Je sais que Roselyne Bachelot enquête sur toutes ces questions, auxquelles sa qualité de membre de l'Observatoire de la parité l'a sensibilisée.
J'en viens au sport de masse, où le rôle des femmes est très important. C'est le cas dans le sport-santé ou le sport de nature, où la présence des femmes a beaucoup aidé à mieux prendre en compte les marginalités - liées au handicap, au chômage, à l'âge, à la vie des banlieues... On a vu naître de nouveaux équipements, des bases de loisir. Les femmes ont imposé des pratiques associant mère et enfants. Les fédérations sportives ont repris des objectifs sociaux issus du mouvement ouvrier catholique, rural ou des mouvements caritatifs ou laïcs. On a vu naître d'importantes innovations, comme celles de la Fédération sportive et culturelle de France, qui, parmi de nombreux projets, aide par exemple une famille à sortir de sa banlieue le temps d'un week-end en proposant à chacun une activité sportive, ou celles de l'Éducation physique dans le monde moderne (EPMM), qui, via l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), proposait aux chômeurs une formation sportive pour les sortir du repli sur soi.
On a vu également exploser la pratique des sports de nature, notamment la randonnée, qui présente aussi l'avantage de pouvoir s'adapter aux publics spécifiques - personnes handicapées ou milieux défavorisés. Roselyne Bachelot a voulu développer les associations sport-santé, pour une pratique du sport tout au long de la vie. Beaucoup de femmes y sont impliquées, qui sont à l'origine d'initiatives comme celle du Nord-Pas-de-Calais, où une femme qui inscrit son enfant au foot se voit proposer la possibilité de pratiquer un sport. Je pense également à l'association Ciel Bleu qui se rend dans les maisons de retraite et propose des activités aux femmes atteintes de la maladie d'Alzheimer.
On assiste aussi à l'essor de la fitness, mais plus généralement dans des installations privées et payantes, loin d'être accessibles à tous puisque les cotisations y vont de 60 jusqu'à 3 000 euros.
Les choses bougent aussi en Europe, où l'on a vu apparaître dans les statistiques un « indice du bonheur brut », preuve que la notion de bien-être y gagne en faveur. Le ministère de la Défense de Belgique n'a-t-il pas, d'ailleurs, créé en son sein une division du bien-être, qui, pour s'adresser à des hommes - qui représentent la majorité de l'effectif - n'en est pas moins tenue par des femmes.
J'ai travaillé avec des équipes médicales, qui ont mis en évidence le rôle de l'activité musculaire dans le bien-être : l'expérience de personnes handicapées dont les jambes sont stimulées pour actionner les roues d'un vélo montre que les muscles ainsi mis en action envoient au cerveau des signaux et des hormones qui favorisent le bien-être.
Mme Gisèle Printz. - Je ne suis pas une grande sportive. Il faut dire que, de mon temps, nous n'avions guère d'autre activité sportive que la marche... On n'apprenait pas à nager. Il me semble que, si le sport santé nature attire davantage les femmes que le sport de compétition, c'est qu'il est plus familial, et moins astreignant. Son développement me semble une bonne chose.
Mme Edwige Avice. - Pour avoir connu de nombreux sportifs de haut niveau, je n'ai pas constaté une moindre énergie ou moins de volonté de vaincre chez les femmes. Je dirai même qu'au contraire, dans la mesure où l'on a beaucoup cherché à développer l'esprit de compétition chez les filles, elles sont souvent plus combatives que les garçons. Elles en veulent !
Mme Christiane Kammermann. - Vous avez souligné combien le sport est source de mieux-être, c'est important, et je vous remercie pour tout ce que vous nous avez appris.
Mme Edwige Avice. - Une restriction cependant : on oriente encore davantage les filles vers les sports individuels plutôt que vers les sports collectifs, comme le foot.
Mme Christiane Kammermann. - Il est des sports collectifs moins violents que le foot, comme le basket ou le volley-ball.
Mme Edwige Avice. - Les filles savent aussi s'illustrer dans les sports réputés violents. En rugby, les Oursonnes de Tarbes sont légendaires... Les sports collectifs sont aussi une éducation à la vie en société. S'ils étaient plus souvent mixtes, ce serait une bonne chose pour les banlieues.
Mme Christiane Kammermann. - Le sport est important pour les jeunes. Je suis mère de cinq enfants. Mon mari et moi les avons toujours poussés vers les activités sportives qui se pratiquaient dans la ville de bord de mer où nous habitions. La voile, le ski nautique, leur ont heureusement permis d'éviter les écueils sur lesquels s'échouent trop souvent les jeunes de cet âge...
Mme Edwige Avice. - Il est de merveilleuses championnes de voile.
Mme Gisèle Printz. - On ne parle pas assez du sport féminin.
Mme Edwige Avice. -On parle beaucoup du tennis féminin.
Mme Christiane Kammermann. - Il est des sports plus féminins que d'autres. Il faut savoir rester femmes...
Mme Françoise Laborde. - Pour avoir été présidente de club de tennis, j'ai pu constater que les filles ne sont pas toujours encouragées à poursuivre dans le haut niveau. A l'adolescence, les parents s'inquiètent : ils ne veulent pas qu'elles oublient leur féminité...
Mme Edwige Avice. - Les parents se projettent parfois trop dans l'avenir sportif de leurs enfants.
Mme Michèle André, présidente. - Je vous remercie pour votre présentation tout à la fois réaliste et optimiste.
Mme Edwige Avice. - Le milieu du sport n'est pas pire que d'autres.
Mme Michèle André, présidente. - Il est peut-être plus exposé médiatiquement.
Mme Edwige Avice. - Il souffre peut-être, comme je l'ai dit, d'un effet de retard : les structures sont souvent gérées par des personnes d'une autre génération.
Mme Michèle André, présidente. - De même qu'on est élevé par sa grand-mère, dans la mesure où les jeunes mères reproduisent ce qu'elles ont connu. Je rejoins l'observation de Mme Printz. On ne se souciait guère, autrefois, de loisir pour les jeunes filles. Aux garçons, le sport, aux filles, la couture : il s'agissait avant tout de les préparer à leur métier de femmes.
Mme Edwige Avice. - Mon père, lorsque j'étais ministre, avait coutume de me dire : « J'espère que tu auras un jour un métier sérieux. »
Mme Michèle André, présidente. - Merci encore une fois, Madame la Ministre, pour votre présentation souriante et dynamique du sport féminin.
Femmes et sports - Audition Thierry Terret, professeur à l'Université Lyon I
Mme Michèle André, présidente. - Professeur à Lyon I, M. Thierry Terret dirige le Centre de recherche et d'innovation sur le sport ; il est aussi co-auteur d'une « Histoire du sport féminin ».
Notre délégation a onze ans. Elle veille à l'égalité dans les lois et les décisions. Elle a choisi de travailler, comme chaque année, sur une thématique sur laquelle elle rendra ses conclusions avant l'été. Puisque nous amorçons aujourd'hui ce travail, pouvez-vous nous donner votre vision du sport féminin ?
M. Thierry Terret, directeur du Centre de recherche et d'innovation sur le sport. - « L'Histoire du sport féminin » a plus de douze ans ; j'ai commis une dizaine de livres depuis lors.
L'invention du sport dans le dernier quart du XIXe siècle est une invention masculine, par les hommes, pour les hommes.
Mme Michèle André, présidente. - On s'en doutait...
M. Thierry Terret. - Le principe d'une séparation des sexes dans la société française de cette époque trouvait ainsi à s'exprimer. La défaite de Sedan avait mis à mal la communauté mâle, si je puis dire, et les fils des pères vaincus avaient besoin de se retrouver dans un « entre-soi » pour reconquérir leur virilité. S'y ajoutait la conviction d'une inégalité hommes-femmes.
Deuxième facteur, le sport repose sur une dimension corporelle, donc sexuelle. Les tabous étaient encore plus importants s'agissant des femmes, dont le corps est condamné à l'invisibilité et à l'immobilité alors que celui des hommes est visible et mobile.
La dimension institutionnelle est le troisième facteur. Les premières structures associatives sportives sont le fait d'hommes, et le contraire aurait entraîné un questionnement sur la démocratie et le droit de vote à l'échelon local voire national, une mise en danger des fondements patriarcaux de la IIIe République - L'Union des sociétés françaises des sports athlétiques (USFSA) a été fondée en 1887 et ne laisse pas davantage de place aux femmes.
Viennent ensuite, quatrième facteur, les symboliques associées à la pratique sportive. Ces éléments fondamentaux de la pratique sportive que sont la force, le principe de domination, le progrès, la maîtrise technique et technologique, sont associés à la masculinité hégémonique dans des sociétés occidentales comme la France.
Tout cela justifie que la pratique sportive soit masculine et explique que jusqu'en 1914, on traverse une période de critique, voire de rejet des pionnières. Les premières structures sportives ne délivrent d'ailleurs pas de licence aux femmes. Un tel rejet des sportives se vérifie plus généralement dans les pays qui pratiquent le sport ainsi que dans les structures internationales. Pierre de Coubertin le dira explicitement plus tard : « il n'y aura point d'olympiades femelles ». Absentes de la plupart des structures, soumises à une critique sociale forte et partagée dans la presse comme dans les milieux scientifiques et éducatifs, quelques femmes sportives dérogent pourtant à l'ordre du genre ; elles prennent des risques car elles heurtent les regards (il n'y a pas de stades, le sport doit se pratiquer dans l'espace public). L'on vilipende surtout les cyclistes, la centaine de femmes qui s'adonnent à la bicyclette, cet attribut masculin, synonyme de vitesse, d'ouverture des frontières et de maîtrise technologique. Les médecins dénoncent même leur attitude « vicieuse » sur le vélo, et dangereuse pour la maternité.
En revanche, l'on valorise la dimension hygiénique de la gymnastique, qui n'est pas encore un sport à cette époque. Cette activité est associée à des valeurs de santé et 3% de ses structures sont ainsi ouvertes aux femmes. Les sportives ne sont tolérées que lorsqu'elles souscrivent à un principe de mise à distance physique ou sociale. En alpinisme, par exemple, le Club alpin français, créé en 1874, accueille des femmes qui représentent déjà 10% de ses membres dans les années 1880. Elles demeurent en tenue civile, donc féminine, quand elles partent en randonnée, puis passent une tenue plus adaptée, donc plus masculine, une fois le tout dernier refuge atteint, c'est-à-dire loin des regards. C'est aussi parce qu'à 200 mètres de haut on ne les voit pas, que les femmes peuvent pratiquer le ballon dirigeable au sein de la Stella, le premier club féminin. Enfin, une frange très réduite de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie s'adonne au tennis, à la chasse et à l'escrime, dans des lieux écartés, comme les villas des bords de mer.
La Première Guerre mondiale ouvre une seconde étape. Les hommes sont envoyés au front, d'où une division sexuelle de la France. Leur contrôle s'affaiblit et les femmes prennent leur place dans les usines; elles démontrent qu'elles sont capables de le faire, et osent des pratiques jusque-là interdites (athlétisme, football). Les premiers clubs spécifiquement féminins se mettent alors en place, un premier championnat féminin de France d'athlétisme étant organisé en 1917. Si ces structures ont été créées et présidées par des hommes, Alice Milliat, accède en 1918 à la présidence du Femina Club, la structure la plus importante, puis elle crée une fédération multisports, la Fédération des sociétés féminines de France ; elle prend en 1919 l'initiative de rencontrer Pierre de Coubertin pour lui demander d'ouvrir les Jeux olympiques aux femmes et, quand il refuse, elle crée des jeux féminins, sous forme d'une compétition internationale en 1921 - ce sont les journalistes qui parlent alors d'olympiades - puis de véritables « Olympiades féminines » en 1922, 1926, 1930 et 1934. Elle met également en place une sorte de CIO au féminin avec la Fédération sportive féminine internationale. Aussi est-elle mondialement connue, et les étrangers s'étonnent qu'elle n'ait pas de rues ou de collèges à son nom en France.
Le développement du sport féminin après-guerre passe ainsi par des clubs féminins. Avec l'éclatement de l'USFSA en de multiples fédérations uni-sport entre 1919 et 1920. Plusieurs de celles-ci s'ouvrent aussitôt aux femmes (natation), d'autres les suivent dans les années 1930 souvent sous la pression des fédérations internationales. En effet, Coubertin parti en 1925, le CIO s'ouvre lentement aux femmes, avec le baron belge Henri de Baillet-Latour de même que la fédération d'athlétisme internationale (IAAF). Les initiatives d'Alice Milliat ne se remettront pas de cette nouvelle attractivité des anciennes structures masculines. Toutefois, ces conquêtes restent limitées par une vision stigmatisante, et le sport féminin reste confronté à un triple défi : celui de la sexualité, avec le soupçon d'homosexualité et le thème si courant de la dégénérescence ; celui de la morale, la professionnalisation étant associée à des valeurs négatives ; celui de l'esthétique, car la spécialisation et la fatigue sont jugées non-conformes à la féminité et peu adaptées à la bonne épouse ou à la bonne mère...
Mme Gisèle Printz. - Famille, patrie...
M. Thierry Terret. - Scientifiques et journalistes ont été très attentifs à l'athlétisme lors des Jeux olympiques d'Amsterdam en 1928 : fallait-il laisser les femmes courir le 800 mètres et un tel effort était-il compatible avec la féminité ? La chute d'une concurrente à l'arrivée suscite un tel scandale que le 800 mètres ne figure plus dans le programme féminin jusque dans les années 1960...
Les fédérations masculines adaptent les règlements à la fragilité supposée des femmes : on réduit le terrain, on prend des poids moins lourds... Le conservatisme de Vichy ne remet pas en cause cette évolution ; au contraire, toutes les fédérations féminines autonomes sont supprimées par une loi de 1940.
De là jusque dans les années 60, le sport féminin connaît une évolution continue et sous contrôle, quel que soit le régime. La dynamique reste très importante sous Vichy, pour les femmes comme pour les hommes, et la pratique sportive se développe dans les années 50 et 60 : 10% des Français pratiquent un sport à a fin des années 50, 30 à 35% à la fin des années 60, mais les femmes ne représentent toujours que 6,7% des licenciés au début des années 1960 et 10% en 1970 - elles pratiquent de plus en plus, mais essentiellement en dehors des fédérations. L'événement sportif, s'il entre dans la vie quotidienne des Français, reste masculin qu'il s'agisse de la presse, de son lectorat ou encore des principaux sportifs. L'on ne compte que 10% de femmes dans les délégations aux jeux olympiques et quand Michèle Ostermeyer remporte une médaille d'or de lancer de disque aux jeux de Londres, en 1948, pas un journaliste n'est présent ; la presse ne commence à s'intéresser à elle qu'à ses deuxième et troisième médailles. Le silence, retombé autour d'elle quelques semaines après, reflétait les attentes limitées des lecteurs de l'époque. Si celles-ci augmentent du temps de Kiki Caron, de Colette Besson et des soeurs Goitschel, elles n'ont rien de comparable avec la présence d'un Jean-Claude Killy par exemple. Le discours médiatique, politique et journalistique continue de relayer les anciennes représentations essentialistes et les textes officiels demeurent ceux des années 20 à l'image du Règlement général d'éducation physique - méthode française, qui explique que « les femmes ne sont point faites pour lutter mais pour procréer ».
Mme Michèle André, présidente. - Pourrez-vous nous le communiquer ?
M. Thierry Terret. - Bien sûr. Il a été rédigé par le colonel Boigey, à Joinville en 1925.
Le discours des journalistes stigmatise les sportives. Moins présentes, elles sont montrées comme « femmes de ... », épouses. Les photographies comme le corps des articles tendent à les sexualiser, par exemple en ne les représentant pas en tenue de sport, mais en robe, en train de se maquiller, et l'on parle plus de celles qui réussissent dans des sports connotés comme féminins.
A la fin des années 60, nous entrons dans une autre période. La pratique sportive connaît une inflexion vers le haut, en partie sous l'influence de l'école car l'éducation physique devient sportive et le report à 16 ans de l'âge scolaire place les adolescentes, toutes les adolescentes, en situation d'expérience sportive à un âge de construction de leur identité. En 1981, presque autant de femmes que d'hommes pratiquent un sport (43%). Cela ne semble pas lié à Mai 68, la mouvance féministe n'ayant pas eu plus d'influence à cet égard que les suffragettes de la Belle époque : il n'y a pas de recoupement entre leur engagement et le sport, cette institution masculine ne leur inspirant pas un discours militant. La méta-analyse d'une soixantaine d'études internationales sur le « bodybuilding » révèle d'ailleurs que la moitié des articles y dénoncent une aliénation de la femme, l'autre moitié concluant en sens opposé à une émancipation.
Du football en 70 à la boxe en 1986, les dernières fédérations récalcitrantes s'ouvrent aux femmes, avec, dans le cas de la Fédération française de foot, le projet d'occuper les tribunes par des matchs féminins avant les grandes rencontres, et l'espoir d'inciter les futures mères à envoyer leurs enfants dans les clubs. Même normalisation dans les programmes : en athlétisme, par exemple, le 400 mètres haies, longtemps soupçonné d'agiter les organes internes, devient féminin en 1976, le marathon en 1980, le 10 000 mètres en 1985, le triple-saut en 1990, le marathon en 1994, le 5 000 mètres en 1995 et le 3 000 mètres steeple en 2000 seulement. Les adolescentes peuvent aujourd'hui s'identifier à des championnes ; Jeannie Longo, Mary Pierce, Laura Flessel, Laure Manaudou ont engrangé un capital de sympathie auprès des jeunes impensable il y a quarante ans.
La médiatisation suscite simultanément des contre-modèles. Ainsi les pays de l'Est, dès les années 50, ont fait une priorité de la pratique sportive, et leur avance a été telle que leurs représentantes ont raflé les médailles dans les années 70. Le choc produit est tel que l'on met en place des tests de féminité, et cela à partir de 1966 en athlétisme ; on utilise en 1968 le test des corpuscules de Barr, attestant de la présence des XX, un certificat de féminité étant ensuite remis aux sportives de haut niveau. En 1968, à Grenoble, Erika Schinegger ne réussit pas le test - elle est devenue quelques années plus tard Erik Schinegger. Ce test stigmatisant et fortement critiqué reste utilisé jusqu'à la fin des années 1990 aux Jeux olympiques.
Les femmes pratiquent moins en fédération. Elles s'adonnent aux gymnastiques de tout type, qui vise à l'entretien de soi. La Fédération française d'éducation physique et de gymnastique volontaire, fondée en 1888 sous la forme de la Ligue Girondine d'Education Physique, comprenait 95 % d'hommes, elle est désormais à 95 % féminine et le nombre d'adhérentes ayant été multiplié par mille, elles sont en 1980 300 000 à pratiquer la gymnastique. Le phénomène Jane Fonda, les émissions de Véronique et Davina ont soutenu l'extension du marché de la forme pour les femmes.
La marche vers l'égalité n'a toutefois pas modifié les représentations dominantes. Les femmes continuent à pratiquer plutôt à l'intérieur quand les hommes pratiquent davantage à l'extérieur, elles sont moins présentes dans les sports olympiques et dans les fédérations, où elles n'exercent que rarement des responsabilités : il y a un plafond de verre à briser. A la fin des années 1990, l'égalité sociodémographique est réalisée, mais reste l'équité. Il y a moins de femmes licenciées, elles sont moins nombreuses dans les sports de haut niveau, dans les lieux de décision, aux Jeux olympiques : 42 % aux Jeux de Pékin en 2008 (mais seulement 39% pour la France, dont on pourrait attendre plus) contre 15 % à Munich en 1972. Les femmes sont toujours plus présentes dans des sports connotés comme féminins. Pourtant, le football, qui reste éminemment masculin en France est, aux Etats-Unis, féminin à 80%. Les discriminations, auxquelles les médias sont devenus plus attentifs, reconnaissons-le, se font plus subtiles. L'infantilisation et l'essentialisation demeurent. Certaines sportives tournent parfois la sexualisation à leur avantage pour rentabiliser leur image - c'est l'effet Anna Kournikova, du nom de cette championne qui a gagné plus d'argent grâce à son image que sur les courts. Le vocabulaire du sport demeure sexué : on dit un entraîneur, pas une entraîneure, encore moins une entraîneuse... Tous ces blocages maintiennent un plafond de verre.
C'est pourquoi votre Délégation a été mise en place et que des mesures ont été prises pour la parité. Le mouvement sportif l'a compris, à commencer par le Comité international olympique qui, sous la pression des Nord-américains, organise depuis 1996 des conférences sur les femmes et le sport, et fait pression sur les comités nationaux. En France, des mesures coercitives comme l'obligation pour les clubs de Ligue 1 d'ouvrir des sections féminines, ont eu des effets sur l'engagement des adolescentes qui ont pu s'identifier à un club comme l'Olympique lyonnais.
L'augmentation du nombre de pratiquantes ne constitue plus vraiment un enjeu majeur, je le dis tranquillement, même si le ministère des sports pense sans doute le contraire. Il y a certes moins de licenciées que de licenciés, mais cette problématique pourrait être inversée : pourquoi les hommes ne sont-ils pas plus présents dans les pratiques d'entretien ? Cela relève d'un choix. Les trois défis majeurs me semblent plutôt tenir à la division sexuelle des fonctions dirigeantes, au fait que les enceintes sportives sont des lieux privilégiés de développement et de dissimulation des violences sexuelles, et au traitement différent dont les sportifs et les sportives sont l'objet dans les médias.
Mme Michèle André, présidente. - Je vous remercie de cet exposé brillant. Ancienne adjointe aux sports de Clermont-Ferrand puis ministre, j'ai appris des choses passionnantes sur la société française. Comme souvent, les femmes exclues ont développé des organisations parallèles. Votre réflexion recoupe des débats que l'on a eus sur le droit de vote. Il est difficile de parler de ce qui touche à la sexualité. Je ne pensais pas que l'on avait attendu l'an 2000 pour ouvrir le 3 000 mètres aux femmes - ce que vous avez dit du 400 mètres haies est très drôle car pour les hommes aussi l'exercice est délicat... Quand j'étais ministre des droits des femmes, j'avais été invitée à France Inter avec Mme le général André. Le journaliste lui ayant demandé s'il fallait dire le général ou la générale, elle a répondu « le général » car, avait-elle ajouté, « la générale gagne ses galons dans le lit du général ». Officier du service de santé, elle avait fait partie des dernières troupes à sauter sur Dien Bien Phu et elle racontait que, lors de son premier entraînement de parachutisme, son instructeur avait hésité à lui passer les harnais du parachute ; quand elle l'avait interrogé sur cette hésitation, il lui avait demandé, en désignant sa poitrine, si elle n'allait pas être gênée à cet endroit ... ; elle avait répliqué en lui demandant si les harnais ne dérangeaient pas aussi les hommes, plus bas ...
M. Thierry Terret. - Je n'ai pas évoqué le travail de Marie-Thérèse Eyquem qui a rédigé le document officiel sur la femme et le sport publié sous Vichy, en 1944. On y trouve tous les stéréotypes : c'est ainsi que les femmes pratiqueront plutôt le basket, sport sans contact, et où les mouvements vers le haut et l'esthétique, améliorent la respiration et la grâce. Issue de la Fédération sportive catholique, elle se retrouvera ensuite aux côtés de François Mitterrand.
Mme Michèle André, présidente. - D'autres l'ont remplacée et il y a eu des évolutions...
Mme Gisèle Printz. - Vous m'avez appris beaucoup de choses. C'est pire que ce que je croyais ! Vous avez renforcé ma détermination à lutter contre ces inégalités. Je constate néanmoins que les progrès sont parfois liés à des développements commerciaux pour l'habillement ou les équipements sportifs. Des progrès, il en reste à accomplir au Sénat aussi, où certaines collègues veulent toujours être appelées « Mme le sénateur ». La situation est-elle différente dans les autres pays ?
M. Thierry Terret. - On constate une corrélation assez forte entre la diminution du temps consacré aux tâches domestiques, la présence des femmes sur le marché du travail et la pratiques sportive ; cela se vérifie dans les pays scandinaves, en Angleterre et en Amérique. La France, qui se situait dans une position intermédiaire, tend à rejoindre le haut du tableau grâce à des initiatives politiques. L'Asie, avec sa culture patriarcale, reste à la traîne, de même que l'Afrique noire, où règne la culture machiste...
Mme Gisèle Printz. - Est-ce la religion ?
M. Thierry Terret. - L'animisme ne joue guère dans les relations hommes-femmes.
Mme Michèle André, présidente. - Je vous remercie pour cette communication.