Mercredi 29 septembre 2010
- Présidence de M. Martial Bourquin -Audition de M. Franck Riboud, président-directeur général de Danone SA
M. Martial Bourquin, président. - Notre sujet est la désindustrialisation de la France mais notre souci est surtout : comment réindustrialiser la France ?
M. Franck Riboud, président-directeur général de Danone. - Le groupe Danone est d'origine française, il s'appelait BSN et son secteur était celui du verre emballage. Des choix stratégiques mais aussi les chocs pétroliers et les investissements énormes exigés par les changements technologiques en particulier dans le verre plat nous ont incités à passer « du contenant au contenu », pour reprendre une formule de mon illustre père Antoine Riboud. Nous étions actionnaires de nos clients, les Brasseries Kronenbourg, Evian, Blédina, et nous avons donc investi les secteurs du baby food, de l'eau, des brasseries. Toute l'histoire du groupe est celle non d'une délocalisation mais d'une course à la croissance car nous avons toujours voulu nous distinguer de nos concurrents comme l'un des groupes à plus fort taux de croissance. C'est encore vrai aujourd'hui.
J'ai pris la suite de mon père mais notre groupe n'est pas familial : 98% de son capital est flottant, le plus gros actionnaire possède 3% des parts et Danone est totalement opéable ! Je tiens les rênes depuis 1996 et j'ai eu depuis lors une seule équation en tête : comment continuer à faire croître l'entreprise, qui était encore à cette époque centrée sur le verre emballage.
Nous étions alors franco-italo-espagnols. Nous avions fusionné avec Gervais Danone en 1973. Notre allié était déjà dans l'agro-alimentaire, dirigé par la famille Carasso, famille juive sépharade réfugiée à Barcelone. Et en Italie, la famille Agnelli, l'un de nos gros actionnaires, nous prêta main-forte sur le marché italien.
Nos métiers ne sont pas de ceux que l'on délocalise. Aujourd'hui, nous réalisons 50 % de notre chiffre d'affaires dans des pays émergents, dont les Etats-Unis - oui, car ils sont émergents quant à la consommation de yaourt par habitant... En France, nous ne réalisons plus que 11 % de notre chiffre et comptons 8 000 salariés - sur un total de 80 000. Cette évolution s'accélère en raison de notre stratégie de développement par acquisitions ou créations dans les pays où la population et le nombre de consommateurs sont importants et où nous avons la possibilité de développer nos marques.
Nous fabriquons pour plus de 50 % des produits laitiers ultra-frais, à partir de lait liquide : la délocalisation est difficile, puisque le lait ne se conserve pas plus d'un jour et demi et que nous ne pouvons guère le transporter à plus de 250 kilomètres. Pas question pour nous, donc, de fabriquer en Chine pour importer en France !
Une norme telle que le « fabriqué en France » me paraît grotesque. Les études marketing le montrent, le consommateur français, devant le linéaire, se moque de savoir où le produit a été fabriqué. Le consommateur anglais ne s'en soucie pas non plus et c'est tant mieux, car nous avons dans le pays de Bray une usine qui travaille entièrement pour le marché britannique !
Nous sommes plutôt engagés dans une démarche de relocalisation car nous avons besoin de lait liquide. C'est pourquoi nous avons pris des positions courageuses - et contraires à celles de toute la profession - sur le prix du lait. Nos produits se conservent 25 jours environ ; nous n'avons pas envie de perdre cinq jours en transport. Nous nous sommes aussi engagés à réduire nos émissions de CO2 de 35 %... De même pour l'eau : la législation nous interdit d'embouteiller l'eau d'Evian ailleurs qu'à Evian. Bref, une grande part de notre chiffre d'affaires n'est pas délocalisable. Blédina a racheté Numico et nous sommes présents aux Etats-Unis, en Chine, en Europe. Nos entendons produire localement pour le marché local. La délocalisation n'a pas d'intérêt.
La question est plutôt : où fixons-nous le centre d'intérêt stratégique de l'entreprise ? Danone vous semble énorme, avec 20 milliards de chiffre d'affaires. Mais il est six fois plus petit que Nestlé, il représente un quart du chiffre mondial de Pepsi ou d'Unilever. Bref, un nain de jardin ! Il nous faut donc créer quelque chose d'unique, par notre culture de groupe - le double projet, économique et social, fait partie de notre compétitivité - et notre capacité à délivrer de la croissance rentable. Nous voulons rester indépendants et posséder la plus forte croissance dans tout le domaine des consumer goods. Les pays qui contribuent à la croissance du groupe aujourd'hui sont la Chine, l'Indonésie, le Mexique, la Russie, les Etats-Unis ; et demain, l'Egypte et d'autres.
Nous visons chaque fois à être le numéro un, avec un écart important par rapport au numéro deux. Et ce, en raison du rapport de force avec la grande distribution. Nous ne visons pas la place de numéro un mondial en étant troisième ou quatrième sur de très nombreux marchés : nous voulons additionner des positions de numéro un local. Car à terme, dans les rayons, il y aura le leader, la marque distributeur et le plus bas prix. C'est tout.
La marge de nos activités en France a baissé d'un tiers ces six dernières années. La loi LME a mis les choses au carré, mais nous avons ensuite dû trouver un nouvel équilibre, plus ou moins stable et vertueux, avec la grande distribution. S'il fallait tout reprendre une fois encore, ce ne serait pas très motivant. D'autant que nous faisons déjà face au renchérissement des matières premières, au souci public de ne pas pousser l'inflation, au refus de la grande distribution d'augmenter les prix finaux, etc.
Le discours prononcé par mon père en 1972 à Marseille a posé notre credo. Il faut du progrès social pour améliorer les résultats économiques et réciproquement. Notre système de bonus repose pour un tiers sur la capacité à développer des responsabilités sociales et environnementales, pour un tiers sur les qualités managériales et pour un tiers seulement sur les résultats économiques. On peut toucher les 2/3 de son bonus sans avoir dégagé de résultats économiques !
Je suis au conseil d'administration de Renault et je constate que le consommateur, dans la concession automobile pas plus que devant les rayons du supermarché, ne se soucie du pays de production. Il ne regarde pas le drapeau...
Une grande multinationale comme Danone n'a bien sûr pas de solution miracle pour réindustrialiser la France. Notre culture nous incite à chercher des actions à mener : le fonds Danone-écosystème doté de 100 millions d'euros finance un petit club de football près d'Evian, où jouent 100 enfants. Au Mexique, les petits vendeurs de rue appartiennent à une véritable mafia. Nous avons proposé des formations afin d'améliorer l'employabilité des personnes. Je crois aussi beaucoup à la diversité, non pas des couleurs de peau mais des caractères, car elle enrichit les sociétés. Or le système scolaire élitiste français ne produit pas cela. A Villetaneuse, nous avons rencontré des jeunes d'origine algérienne qui ont un intérêt colossal pour nous qui voulons nous implanter en Afrique du nord. Chaque patron du groupe doit développer un projet Ecosytème.
Boire de l'eau du robinet ? Pourquoi pas ! Il y a un équilibre à trouver entre les dimensions économique, sociale, environnementale. L'eau d'Evian est le plus beau des produits de développement durable, par la création de valeur qu'elle implique, les cinq mois d'intéressement, l'innovation constante, l'allègement du poids des bouteilles, etc. Un mot des allégations de santé : s'il suffit de dire « je bois du coca, donc j'absorbe les 2,5 litres d'eau nécessaires quotidiennement », nous arrêtons la recherche !
La création d'une entreprise prend une demi-journée en Angleterre, alors qu'elle est un véritable parcours du combattant en France. Ce ne sont pas les grandes entreprises qui créeront de l'industrie en France car elles sont loin devant et subissent des contradictions, des pressions pour croître toujours plus, une compétition intense... ce que l'on néglige trop en France, c'est l'importance de développer les volumes, quitte à baisser les prix pour y parvenir, afin que les usines tournent. Fermer une usine est en effet un investissement avec un retour sur investissement, exactement comme une ouverture : or en France cela coûte très cher. Je suis favorable aux lois sociales et à la nécessité de délais de réflexion - la fermeture d'un site de production doit être le dernier recours. Je ne suis pas pour la flexibilité ni pour l'utilisation des personnes comme de simples variables de régulation. Mais je suis contre une taxe qui pèse sur la productivité !
Plutôt que pénaliser les entreprises qui ferment des usines, il faut poser des obligations de résultats en terme de formation, d'employabilité, de réindustrialisation. Là sont les leviers. Des incitations dans la durée pourraient être mises en place : lesquelles ? c'est à vous de voir ! Nous avons créé le programme Evoluence : une assistante qui a pour seule perspective de rester trente ans assistante n'a aucune chance de créer un jour une entreprise. Une assistante qui évolue dans l'entreprise en ressent une grande fierté - ses enfants aussi, ce qui est peut-être encore plus important. Cela vaut tous les discours à but pédagogique !
Vous ne pouvez pas demander à une entreprise de ne pas chercher à être compétitive. Il faut être tombé sur la tête pour imposer un label France ou une obligation de produire en France. Je comprends la démarche politique, mais je ne peux, comme chef d'entreprise, l'admettre.
Notre double projet, économique et social, n'est pas un double discours. Il passe par une efficacité et une productivité : si mes produits sont trop chers, Carrefour ne m'achète plus. C'est quand une entreprise est bénéficiaire qu'il faut lui laisser déployer sa productivité - mais en lui fixant des objectifs d'employabilité. Une entreprise au bord du gouffre ne sait rien faire et n'a rien à apporter en la matière.
Il n'y a pas à opposer eau du robinet et eau en bouteille, allaitement maternel et laits de premier âge ; il faut simplement gérer les équilibres !
M. Alain Chatillon, rapporteur. - Quelles sont pour vous les trois clés de la réindustrialisation ?
M. Franck Riboud. - Il faut d'abord définir ce qu'est l'activité industrielle pour la France. Il ne s'agit pas de transformer notre pays en camp de vacances, mais de focaliser les moyens sur les bonnes cibles. Les gens en France sont bien formés. Il y a aussi un historique du rapport au travail dont il faut tenir compte. Les infrastructures de transport sont efficaces, l'ingénierie solide. Une révolution scientifique fantastique est en cours, mais il faut déterminer les secteurs où nous avons pris un retard considérable et ceux où nous avons une image forte, une avance naturelle ou acquise. Je songe au camembert !
En deuxième lieu, nous sommes un vrai pays de diversité, contrairement à ce qu'on entend actuellement. Je m'appuierais sur le système éducatif, en orientant nouvellement ce dernier. Car il ne s'agit pas de couler des personnes différentes toutes dans le même moule, mais de valoriser cette diversité. Nous sommes loin d'accepter dans une grande faculté tel étudiant parce qu'il est un grand pianiste, tel autre parce que joueur de football exceptionnel ou tel autre parce que grand artiste.
Enfin, peut-être est-ce mon souci de marketing, mais je suis convaincu que l'on a besoin d'un projet : réduire les coûts ou respecter un seuil pour obéir à Bruxelles n'en est pas un ! Il faut avoir à ces efforts une compensation, un redéploiement des forces vers la jeunesse, la recherche...
M. Alain Chatillon, rapporteur. - Le niveau des charges sociales par rapport aux autres pays vous paraît-il un élément perturbateur ?
M. Franck Riboud. - Non, mais je veux être à la même enseigne que mes concurrents sur tous les territoires ! Nous avons réuni tous les directeurs généraux à Evian récemment : nous avons pu apprécier les différences de tempérament et de vision du monde, entre un patron au Mexique et en France ! Nous avons besoin d'un projet constructif, qui fasse dire à ses promoteurs : « on en bave mais on sait pourquoi ».
Pour en revenir aux charges sociales, il faut tenir compte des spécificités de chaque pays. Je suis fier des services hospitaliers rendus en France : et les Anglais qui en ont les moyens se font opérer chez nous, pas chez eux ! La santé est une industrie, un business, or le système français a une réputation énorme à l'étranger. Un mot enfin de la nutrition médicale, car on souhaite vivre non « le plus longtemps possible », mais « le plus longtemps possible en bonne santé ».
Mme Nathalie Goulet. - Il y a vingt ans, Jérôme Monod à la Lyonnaise des Eaux préconisait d'aller dans les banlieues et d'utiliser la diversité au service de la France, de créer des escadrons pour les entreprises françaises à l'étranger. Et à l'Onu où j'étais la semaine dernière, le président Obama a tenu le même discours : nous ne pouvons tout faire, concentrons-nous là où nous sommes les meilleurs et laissons d'autres se charger du reste.
Nous avons eu beaucoup de mal à faire passer des décisions cohérentes lors de l'examen de la loi LME. On connaît les conditions de recrutement dans les ambassades, dans nos services économiques extérieurs : comment faire passer une ou deux idées utiles ? Nous avons auditionné nombre de représentants de l'administration, ils ont souvent un discours totalement décalé par rapport au terrain. Combien de chefs d'entreprise tiennent le même discours que vous ? Car nous voudrions bien nous appuyer sur eux. Voyez la TVA dans la restauration : l'abaissement du taux n'a eu aucun effet et pourtant, jamais nous ne pourrons revenir sur cette mesure. Comment appliquer les idées de la mission ? Vous pratiquez cet exercice de l'intérieur.
M. Franck Riboud. - Je fais tout pour me tenir le plus loin possible du monde politique car je suis à la tête d'une puissance économique et son comportement ne dépend que de moi. Nous avons créé Danone Communities, Danone Nature, Danone Ecosystème...
Sur la restauration, si Accor peut faire quelque chose, le petit cafetier du fond de l'Ardèche, lui, n'embauchera pas... Nombre d'entreprises sont en état de survie et non de croissance. Il n'y a pas de solution immédiate. Il faudra dix ans pour reconstruire une équipe de France de football...
La loi littoral est une idiotie, car elle bloque tout au lieu d'imposer des règles d'écologie drastiques afin de protéger l'environnement. Pourquoi ne dit-on pas aux développeurs : voilà 500 mètres de côte, vous devez la développer en recourant aux éoliennes, à la biomasse, etc. Autour du lac d'Annecy, il y a en outre la loi montagne. On ne s'en sort pas !
Mme Élisabeth Lamure. - Je suis élue de l'agglomération où est installée Blédina. Pensez-vous que la France peut se passer d'industries manufacturières, en se concentrant sur le tourisme, le BTP, le « clinic business » ?
M. Franck Riboud. - Les Français sont sous pression avec peu de vision d'avenir. Il faut choisir des mesures de nature à produire des résultats à court terme, en analysant les forces actuelles - et pas seulement dans les industries de pointe... Bref, en créant rapidement de la valeur, on pourra la diffuser ailleurs ensuite. Les Anglais n'ont plus d'industrie, ils ont tout misé sur la finance.
Mme Élisabeth Lamure. - Il n'est pas dans les intentions du législateur de bouleverser la loi LME. Mais son application est difficile et nous entendons ce que disent les fournisseurs de la grande distribution. Quels aspects du texte faut-il selon vous ajuster ?
M. Franck Riboud. - M. Jean-René Buisson serait plus qualifié que moi pour vous répondre. Mais j'entends M. Michel-Edouard Leclerc fulminer contre les grandes multinationales alimentaires, alors que dans ses supermarchés, mes produits représentent 1% de son chiffre ! La loi doit s'appliquer aux fournisseurs et aux distributeurs.
Mme Élisabeth Lamure. - La DGCCRF fait le gendarme.
M. Franck Riboud. - Les pénalités sont collectées par les services de l'Etat mais les fournisseurs à qui elles reviennent doivent les réclamer. Je serais curieux de savoir combien le font...
M. Martial Bourquin, président. - Des propos comme les vôtres sur le lien entre l'économique et le social sont rares. Il n'est pas fréquent d'entendre placer comme priorités l'éducation, l'employabilité, la création d'entreprise - cette dernière étant effectivement un problème en France.
M. Franck Riboud. - Les solutions pour soutenir la création d'entreprises ne sont pourtant pas si compliquées.
M. Martial Bourquin, président. - Quelles sont vos relations avec vos fournisseurs et vos sous-traitants ?
M. Franck Riboud. - Nous devons être les plus compétitifs dans notre métier, mais nous avons aussi des responsabilités à l'égard de nos fournisseurs. Il existe une charte, qui inclut des aspects sociaux, environnementaux - car nous voulons réduire nos émissions de CO2, or vous savez que les vaches polluent beaucoup en émettant du méthane ! Je n'ai pas de contrats avec les producteurs de lait : j'achète du lait et j'émets des factures. Je veux du lait liquide. Je pourrais acheter du lait en poudre en Nouvelle-Zélande, mais l'impact CO2 serait élevé à cause du transport et les produits seraient moins bons. Il y a un écart de qualité entre mes produits et ceux des marques distributeur, mais aussi un écart de salaire entre nos employés, de près de 35 %...
M. Martial Bourquin, président. - Quid des circuits courts ?
M. Franck Riboud. - Il faut les laisser se créer, sous la forme de coopératives par exemple.
M. Martial Bourquin, président. - Et les groupements d'achat ?
M. Franck Riboud. - A la condition qu'ils soient encadrés... Quel que soit le pays, Danone fait environ 80 % de son chiffre d'affaires avec quatre clients : Carrefour représente 16 % de mon chiffre mondial.
Jusque très récemment, il y avait un écart entre les délais de paiement des produits secs et des produits frais. Aujourd'hui, les conditions sont les mêmes, paiement à trente jours, alors que les produits secs sont stockés et écoulés dans le temps, mais les produits frais vendus dans la journée ! La FNSEA remarque qu'il serait facile de différencier les délais de paiement. Cela vaudrait pour nous aussi, dans nos paiements à nos fournisseurs.
En outre, je suis contre l'ouverture des magasins le dimanche, très déstabilisante.
M. Martial Bourquin, président. - Quelles relations entretenez-vous avec les groupements d'achat en France et au Royaume-Uni ?
M. Franck Riboud. - Aux États-Unis, le discount étant interdit, seul le « prix-tarif » fait foi, ce qui oblige industries et groupements d'achat à négocier sur les obligations de moyens pour atteindre un même objectif. Autrement dit, outre-Atlantique, prévaut une logique de « gagnant-gagnant ». En France, les groupements d'achat commencent par négocier un plan de ristourne, ce qui exclut toute hausse de tarif. Résultat, les usines ferment... Nous, nous prônons la contractualisation, notamment avec les producteurs laitiers.
M. Alain Chatillon, rapporteur. - Nous sommes très attachés à nos grandes industries agro-alimentaires. Dans un contexte de mondialisation, quels sont les moyens de défense pour que Danone reste français ?
M. Franck Riboud. - La culture d'entreprise, parce que toute entreprise qui attaquerait Danone devrait la respecter, et la qualité de nos résultats économiques, liée à nos compétences internes. Âgé de 55 ans, je souhaite transmettre le flambeau à une personne du groupe. Or les nouvelles règles appliquées aux retraites-chapeaux, créées initialement il y a 50 ans pour que la rémunération des dirigeants soit prise en charge par l'entreprise et les actionnaires, et non par l'État, nous fragilisent. Danone a été contraint de supprimer les retraites-chapeaux en 2002 ou 2003, car le dispositif était très coûteux. Demain, si je propose à une personne de me succéder, elle partira en courant ! Autrement dit, ces règles sont contreproductives : elles favorisent le mercenariat. La législation doit aider les entreprises à conserver leurs talents, via les stock options ou les actions gratuites, sans quoi nous nous les ferons voler à l'heure où l'on va en manquer à l'échelle planétaire.
Mme Nathalie Goulet. - A propos de la délocalisation de l'agriculture, sujet souvent évoqué ces temps-ci, pensez-vous que les AOC, une des pistes esquissée dans la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche, permettent de tisser un lien irrévocable avec le territoire ?
M. Franck Riboud. - Absolument ! Au reste, l'agriculture ne doit pas être réduite à sa mission première. Elle participe, par exemple, de l'industrie du tourisme. A Évian, notre site est installé sur une poche granitique, un terrain géologique extraordinaire. La difficulté est de protéger les terres en amont, situées sur le plateau de Gavot, où affluent les eaux usées en raison de leur moindre coût. Pour protéger la ressource, nous avons investi, avec les communes d'Évian, de Neuvecelle et de Publier dans un groupement d'intérêt économique destiné à la collecte des eaux usées et à la reconversion du maïs en reblochon -c'est moins polluant ! Qu'on arrête de dire qu'il faut boire l'eau du robinet ! L'eau en bouteille, c'est du développement durable.
Audition de M. Jean-Luc Belingard, président-directeur général du groupe Ipsen
M. Jean-Luc Belingard, président-directeur général du groupe Ipsen. - Je suis très heureux d'être aujourd'hui auditionné sur la ré-industrialisation de la France. Ce sujet me touche particulièrement à coeur en tant que président d'Ipsen, un groupe pharmaceutique international solidement enraciné en France où il possède trois usines, un centre de recherche et son siège social, et en tant que porte-parole du G5, qui regroupe les cinq premiers pharmaceutiques français -outre Ipsen, LFB, Pierre Fabre, Sanofi-Aventis et Servier. Nous avons pour caractéristique commune de maintenir nos centres de décision en France. Avec plus de 45 000 salariés répartis sur tout le territoire, nous contribuons à hauteur de 6 milliards à la balance commerciale de la France. Très engagés dans la recherche et le développement, nous employons plus de 11 000 chercheurs dans plus de 30 centres de recherche en France. J'ai d'autant plus de plaisir à échanger avec votre mission d'information que le ministre de l'industrie m'a demandé récemment de présider le comité stratégique de filière des industries de santé dans le cadre des états généraux de l'industrie. Les industries de santé représentent en France 65 milliards de chiffre d'affaires, dont 80 % réalisé à l'étranger, 22 milliards d'euros à l'export, 211 000 emplois et 600 à 800 000 emplois induits, 900 entreprises et plus de 2 000 sites industriels disséminés sur le territoire. Acteur dynamique de la vie industrielle nationale, nous participons également au premier chef à la compétitivité de la France, premier pays en matière d'industrie de santé au monde. Ce point doit être souligné car la compétitivité industrielle de la France est souvent associée aux ventes de TGV, d'Airbus ou de centrales nucléaires. Dans cette situation, l'industrialisation consiste donc à préserver l'existant et à le développer. Dernière précision pour marquer l'importance de mon secteur, les industries de santé au sens large, c'est-à-dire les industries agro-alimentaires comprises, représentent 2 millions d'emplois en France, soit 10 % de la population active.
Quels défis doivent affronter les industries de santé ? Tout d'abord, la pénétration des génériques. Leur part de marché atteint déjà 20 % en volume en France, contre 70 % aux États-Unis et 50% en Allemagne, ce qui fragilise la France, premier fabricant et exportateur européen de médicaments, et les entreprises qui innovent. Ensuite, l'émergence des biotechnologies depuis le séquençage du génome humain et la compréhension de la structure des gènes et des protéines exprimées par les gènes. La croissance des produits biotechnologiques est aujourd'hui de 15 % par an, soit une hausse très forte au regard d'un marché qui croît de 5 à 6 % par an, et pourrait représenter bientôt 50 % des parts de marché dans un avenir proche. Or la France n'a pas pris le train des biotechnologies, contrairement au Royaume-Uni, l'Allemagne du Sud et les États-Unis qui seront bientôt rejoints par l'Inde et la Chine : elle compte seulement cinq sites de production sur les soixante recensés en Europe. Pour remédier à ce retard presque structurel de la France, il faut encourager une coopération plus étroite entre les recherches publique et privée. En bref, la chimie médicinale classique est aujourd'hui supplantée par les technologies nouvelles, domaine dans lequel la France, sans être absente, n'est pas leader. Autre défi, l'environnement technico-réglementaire. L'agence européenne des médicaments, l'EMEA, l'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, l'AFSSAPS, la FDA américaine et son équivalent chinois qui vient d'être créé concourent à l'harmonisation mondiale des normes. Pour autant, la complexité de la gouvernance en France constitue un frein. Cet environnement ne doit pas être assoupli, par complaisance pour les industries, mais adapté pour protéger notre compétitivité internationale quand 20 % du chiffre d'affaires de notre industrie tombera sous le coup des génériques dès 2015. Les mêmes contraintes doivent être imposées à l'industrie de l'innovation et à l'industrie du générique. Enfin, le niveau élevé de la recherche médicale. Sans innovation, pas d'industrie compétitive. Le ratio de recherche et développement rapporté au chiffre d'affaires est de 18 % pour le G5, 20 % pour Ipsen. Les investissements en recherche et développement se situent à 26 milliards en Europe, 6 milliards pour les seules entreprises françaises, dont la moitié réalisée en France. Or les technologies nouvelles sont porteuses de très hauts risques dont la gestion est influencée par l'environnement technico-réglementaire - je pense, entre autres, à la législation sur les cellules-souches ou encore sur les manipulations génétiques. Celui-ci doit être adapté pour préserver notre compétitivité. L'interfaçage entre recherches publique et privée est un élément de réussite fondamental car les industries de santé, plus que toutes autres, exigent une grande proximité entre innovation et production. Autrement dit, là où il y a innovation, il y a industrialisation.
Parmi les récentes évolutions positives, le regroupement du CNRS, de l'Inserm et du CEA au sein de l'alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, l'Aviesan, autour d'une stratégie d'innovation clairement définie, favorisera le renforcement de la coopération entre public et privé et le concept de la valorisation. Autres exemples, la création prochaine des instituts hospitalo-universitaires d'excellence dans le cadre de la réforme des centres hospitalo-universitaires, lieux privilégies de l'expérimentation clinique en France et le crédit impôt recherche dont le G5, qui en bénéficie à hauteur de 276 millions sur 4,1 milliards, témoigne qu'il contribue à la compétitivité française.
Pour conclure, permettez-moi d'aborder un sujet tarte à la crème : la nécessité d'adapter notre système éducatif et universitaire aux révolutions technologiques. Aucun de nos équipements de recherche et de production n'est d'origine française ! Dans le cadre du comité de filière, nous tenterons d'identifier les technologies industrielles du futur, dont la France pourrait éventuellement développer les outils. Les ingénieurs français doivent être capables de fabriquer les outils du futur quand 90 % des ingénieurs seront chinois en 2050 !
M. Alain Chatillon, rapporteur. - Pourriez-vous préciser les difficultés réglementaires que vous rencontrez ? Les grands patrons des industries de santé sont, pour certains, âgés. Comment éviter que leurs entreprises ne passent sous pavillon étranger au moment de leur succession ? Quels sont les éléments-clés de la ré-industrialisation ?
M. Marc Daunis. - Pourquoi ce retard dans le domaine des biotechnologies ? Quelle est la part de responsabilité des industriels dans cette situation ? Ensuite, comment les industries de santé répartissent-elles leurs importants bénéfices entre capital et travail ? L'investissement dans l'outil de production et le recrutement des talents ne risquent-ils pas de pâtir de la forte rémunération du capital dans les années à venir ? Enfin, je m'étonne que le crédit impôt recherche constitue, pour vos grandes entreprises, un élément si central. Je regrette que les petites et très petites entreprises n'y aient pas davantage accès.
Mme Élisabeth Lamure. - Avez-vous mesuré l'impact de la suppression de la taxe professionnelle dans votre secteur ?
M. Jean-Luc Belingard. - Monsieur Chatillon, concernant la réglementation et la gouvernance, il n'est pas question de remettre en cause l'efficacité des organes français : la Haute autorité de santé et, en son sein, le comité de transparence, l'AFSSAPS, le comité économique des produits de santé au sein du ministère de la santé fournissent un excellent travail mais, au fil des années, chacun s'est mis à s'occuper de transparence et de mise sur le marché. L'environnement ayant changé, il est temps de mettre ce sujet à l'ordre du jour du conseil stratégique des industries de santé. Concernant l'âge du capitaine, la succession doit être faite de manière harmonieuse, compte tenu de l'importance de ces industries pour les territoires. Que serait Dreux sans Ipsen, le Languedoc-Roussillon sans Pierre Fabre et l'Orléanais sans Servier ? Je ne peux en dire plus à ce sujet qui intéresse des entreprises privées. Pour moi, la ré-industrialisation passe par l'innovation. Prenons l'exemple du médicament : une fois la molécule créée en laboratoire, il faut savoir la reproduire à des milliers d'exemplaires à un prix acceptable à qualité constante. Ce processus complexe impose une grande proximité entre innovation et industrialisation et, partant, recherche publique et privée. Autre facteur important, le savoir-faire de nos collaborateurs. En matière d'électronique médicale, si le séquençage de l'ADN a été réalisé en France par M. Daniel Cohen pour la première fois, tous les séquenceurs sont aujourd'hui californiens car nous manquait le savoir-faire industriel. D'où l'importance d'identifier les filières en amont.
M. Marc Daunis. - Ce savoir-faire n'existe-t-il pas dans votre branche ? Areva, par exemple, a contribué à la reconversion du Creusot en utilisant le savoir-faire en matière de chaudronnerie au service des centrales nucléaires.
M. Jean-Luc Belingard. - Ce travail est en cours. Néanmoins, il est troublant de constater la dérive des vocations chez nos étudiants : nous observons peu d'engouement pour les activités d'opérateurs de produits biotechnologiques, considérées comme non nobles. Beaucoup reste à faire en ce domaine. Parmi les autres facteurs d'industrialisation, la stabilité de l'environnement réglementaire. Les industries de santé en ont besoin pour investir, elles qui ont des cycles très longs. Il nous faut entre 8 et 12 ans pour fabriquer un médicament.
Monsieur Daunis, les industriels ont certainement leur part de responsabilité dans le retard qu'a pris la France en matière de biotechnologies. Pour sa part, Ipsen est la cinquième entreprise européenne et la dixième mondiale dans ce secteur. Ce retard s'explique par notre environnement bancaire français, plus conservateur que celui des Américains et moins proche des entreprises que celui des Allemands. Résultat, 50 % des start up dans le domaine des biotechnologies n'existeront plus dans trois ans. Nous avons besoin d'un environnement financier plus entrepreneurial. La création du fonds InnoBio, créé par l'État et les industries de santé dans le cadre du conseil stratégique des industries de santé, de même que celle du Fonds stratégique d'investissement vont dans ce sens. Autre cause, la distance entre les recherches publique et privé qui va s'effaçant avec la nouvelle génération. La recherche privée n'est plus aujourd'hui vue comme le grand Satan. Ce manque de proximité a été calamiteux pour notre secteur : jamais, du MIT de Boston en passant par l'université de Pékin, je n'ai vu de meilleurs chercheurs qu'en France et nous ne coopérions pas ! Nous devons prendre le train des biotechnologies, sans quoi nous resterons sur le bord de la route. La forte rémunération du capital dans les industries de santé est liée à l'importance des risques pris : Sanofi-Aventis a perdu la moitié de sa valeur en trois ans parce que deux de ses molécules sont mortes. De surcroît, les dividendes ne sont pas confiscatoires de l'investissement en recherche.
M. Martial Bourquin, président. - Et les rémunérations ?
M. Jean-Luc Belingard. - Le taux de retour est inférieur à 5 % par an, 3,5 % par an chez Ipsen. De mémoire, depuis 1974, jamais on n'a bloqué la recherche pour verser des dividendes dans les industries de santé.
M. Martial Bourquin, président. - Ne pensez-vous pas que les génériques vont dans le sens de l'histoire et stimulent l'innovation ? Pourquoi cette vision pessimiste de notre retard dans le domaine des biotechnologies que vous qualifiez même de structurel ?
M. Jean-Luc Belingard. - Les technologies dans le domaine du vivant se renouvelant très rapidement, le train repart tous les matins, il faut avoir le courage de le prendre.
M. Martial Bourquin, président. - Lors du déplacement de notre mission en Rhône-Alpes, certains de vos collègues ont insisté sur le handicap que constitue le principe de précaution pour certains projets. Quelle est votre analyse ?
M. Jean-Luc Belingard. - L'innovation est, par définition, porteuse de risques. Mais gardons-nous d'un principe de précaution tout-puissant : la législation de M. Bush relative à la recherche sur les cellules-souches a été dévastatrice pour les entreprises américaines. Aujourd'hui, on peut éteindre ou allumer un gène, à la manière d'un interrupteur, et donc soigner une maladie. Mais quelle réaction en chaîne cela déclenchera-t-il ? Nous devons mener une réflexion approfondie sur une certaine forme de courage...
M. Marc Daunis. - ...et la différence entre danger et risque !