MISSION COMMUNE D'INFORMATION SUR LA NOTION DE CENTRE DE DÉCISION ÉCONOMIQUE ET L'ATTRACTIVITE DU TERRITOIRE NATIONAL

Mercredi 20 septembre 2006

- Présidence de M. Philippe Marini, président. -

Audition de M. Jean Peyrelevade, associé-gérant de Toulouse et Associés

La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Jean Peyrelevade, associé-gérant de Toulouse et Associés.

M. Philippe Marini, président, a tout d'abord souhaité la bienvenue à M. Jean Peyrelevade en rappelant les principaux éléments de son parcours qui l'amènent aujourd'hui d'une part, à se consacrer, à une activité de banque d'affaires et de conseil aux entreprises et d'autre part, à mener plusieurs réflexions sur l'économie et la société, notamment dans le cadre de l'association Dialogues qu'il préside, et au travers d'ouvrages, le dernier en date étant intitulé « Le capitalisme total ». Il a aussi indiqué qu'après avoir lui-même présidé un grand groupe financier, M. Jean Peyrelevade siégeait au conseil d'administration de plusieurs groupes français tels que Suez, Bouygues ou CMA-CGM. 

Puis M. Philippe Marini, président, a présenté la mission commune d'information du Sénat sur la notion de centre de décision dont M. Christian Gaudin a été nommé rapporteur. Il a précisé que cette mission était constituée dans une optique pluridisciplinaire, comme en témoigne le fait qu'elle associe trois commissions permanentes : affaires économiques, affaires sociales et finances. Il a ensuite posé deux questions préliminaires, la première sur la pertinence de la notion de nationalité des entreprises et la seconde, sur les modalités d'une éventuelle action publique volontariste en la matière.

Après avoir souligné l'importance des thèmes abordés par la mission, M. Jean Peyrelevade s'est proposé de répondre successivement aux deux questions posées.

A la question relative à la pertinence et à l'importance du concept de nationalité des entreprises, il a tenu à répondre d'emblée par l'affirmative.

Il a justifié cette position en faisant valoir que l'affirmation de la nationalité des entreprises était d'autant plus nécessaire que les forces du marché tendaient à la nier au profit d'un espace de libre échange universel, c'est-à-dire sans frontières. Il a d'ailleurs fait valoir qu'en dépit de ce mouvement de l'économie mondiale, le fait national existait toujours et que, contrairement à ce que laissaient entendre certains discours, la nationalité des entreprises pouvait assez clairement être définie. Parmi l'ensemble des critères possibles, il a indiqué que le plus pertinent à ses yeux était la nationalité des dirigeants combinée à la localisation réelle -et non seulement juridique- des états-majors, ces derniers pouvant constituer le centre de décision principal (sièges centraux des groupes) ou éventuellement des centres secondaires (par exemple les sièges régionaux), à l'image du corps humain qui possède un cerveau central et plusieurs cerveaux secondaires. Il a estimé que cette nationalité avait une réelle influence sur les choix des entreprises, ne serait-ce que par la proximité avec le pouvoir politique des pays-sièges des centres de décisions. A titre d'illustration, il a considéré qu'EADS constituait une entreprise binationale car disposant de deux états-majors constituant chacun un centre de décision, l'un en France et l'autre en Allemagne.

M. Jean Peyrelevade a ensuite souhaité signaler une contradiction entre d'une part, l'affirmation de l'obsolescence du concept de la nationalité des entreprises et d'autre part, la mobilisation de beaucoup de moyens pour attirer sur le territoire national des sièges centraux ou régionaux des groupes internationaux. Si ce second objectif n'avait pas d'importance, il a considéré qu'il suffirait alors de viser la seule implantation de sites de production créateurs d'emplois, sur le modèle de l'usine Toyota de Valenciennes, sans se soucier du lieu d'implantation de son siège en Europe. Or, il a constaté que tel n'était heureusement pas le cas.

Il a ensuite abordé la deuxième question posée par M. Philippe Marini, président, relative à l'opportunité et aux modalités d'une action des pouvoirs publics. En préalable à sa réponse, M. Jean Peyrelevade a estimé qu'une action étatique en la matière ne devait nullement être regardée comme une forme de « protectionnisme », dans la mesure où aucune théorie économique ne permettait d'assimiler les flux d'investissements directs étrangers (liés à des rachats ou à des implantations d'entreprises) aux flux de biens et de marchandises. En effet, si la libéralisation des seconds tend en principe à un équilibre globalement créateur de richesse, aucune théorie économique ne permet de l'affirmer pour les investissements directs. Une politique publique de régulation de ces derniers n'est, dès lors, pas illégitime, y compris du strict point de vue de la théorie économique.

C'est dans ce cadre qu'il a envisagé l'hypothèse de deux types de politiques publiques, l'une, offensive, visant à attirer de nouveaux centres de décision et l'autre, défensive, touchant au maintien des centres de décision déjà implantés. S'agissant du volet offensif, il a estimé que les entreprises françaises étaient aujourd'hui en situation plutôt favorable et qu'aucune intervention particulière n'était dès lors indispensable.

En revanche, il a considéré qu'il n'en était pas de même en matière défensive, faisant observer qu'il existait une dissymétrie structurelle entre la taille des entreprises européennes et celle des entreprises américaines (la capitalisation des secondes étant en moyenne le double de celle des premières) ou des géants du capitalisme d'Etat russe tels que Gazprom. Ce déséquilibre hérité du fractionnement historique du marché européen, constitue, à ses yeux, un vrai facteur de vulnérabilité, ce qui rend nécessaire la mise en place d'une véritable politique industrielle à l'échelle du marché intérieur. A cet égard, il s'est demandé si un événement tel que l'acquisition d'une entreprise européenne du secteur de l'énergie par la société Gazprom ne serait pas de nature à accélérer la prise de conscience, par les Européens, de la nécessité d'une action visant à conserver les centres de décision.

Pour nuancer ses propos, M. Jean Peyrelevade a toutefois reconnu que la question de l'importance de la nationalité des entreprises et la perspective défensive qui en découle ne valaient peut-être pas pour le Royaume-Uni, qui fait figure d'exception. Ce dernier pays semble, en effet, avoir fait le choix d'une certaine indifférence à l'existence de centres de décision strictement britanniques, et ce avec un certain profit dans la mesure où cette orientation est vraisemblablement en cohérence avec ses spécificités nationales.

Puis M. Christian Gaudin, rapporteur, a interrogé M. Peyrelevade sur le décalage entre l'idée d'un capitalisme sans limites exposé dans son ouvrage « Le capitalisme total » et celle d'une possible action publique. Il l'a aussi interrogé sur l'existence de réelles marges de manoeuvre de la France dans ce contexte.

En réponse, M. Jean Peyrelevade a indiqué que son ouvrage ne faisait que constater l'absence d'action politique face au développement du capitalisme mondial, tout en estimant nécessaire d'agir non pas au seul plan français, mais au niveau européen, l'erreur ayant été d'appliquer sans limite aux acteurs non européens les principes libéraux qui n'auraient dû rester valables qu'entre les pays du marché intérieur.

Il a ainsi estimé nécessaire de sortir d'une certaine naïveté en la matière, au moment où les Etats-Unis rétablissent des règles de contrôle des investissements étrangers, alors qu'elles ont été supprimées dans tous les pays européens, y compris pour les opérations émanant d'entreprises extra-européennes.

Au titre de cet arsenal défensif communautaire, il a aussi proposé que la concurrence ne soit plus le seul intérêt pris en compte pour s'opposer à certaines opérations de concentration, mais que puissent prévaloir des notions telles que celle de l'intérêt industriel.

Il a considéré que la mise en oeuvre de ces politiques nécessitait que la Commission européenne et ses services rompent avec leur dogmatisme libéral traditionnel, ce dernier se trouvant d'ailleurs en parfait décalage par rapport à l'action réelle menée par les différents Etats membres, visant à défendre leurs intérêts économiques.

M. Aymeri de Montesquiou s'est ensuite interrogé sur l'importance réelle de la localisation des centres de décision, en prenant les exemples opposés des Chantiers de l'Atlantique repris par une entreprise norvégienne et de Peugeot qui, certes, dispose de centres de décision en France, mais produit néanmoins beaucoup à l'étranger. Il a aussi interrogé M. Jean Peyrelevade sur le point de savoir si le décideur réel de la politique des entreprises se trouve être le conseil d'administration ou les actionnaires.

Puis Mme Isabelle Lamure, faisant référence à une récente mission de la commission des affaires économiques en Inde, s'est demandé s'il n'existait pas une différence d'appréhension du concept de délocalisation entre l'opinion publique et les acteurs économiques internationaux.

En réponse à la question de M. Aymeri de Montesquiou et à celle de Mme Isabelle Lamure, M. Jean Peyrelevade a fait valoir qu'il convenait d'éviter toute confusion entre deux types d'opérations :

- d'une part les investissements, liés à des différences de conditions économiques -notamment de coûts- qui sont très difficiles à éviter et conformes à la logique de la création de richesse ;

- d'autre part, les choix de localisation des centres de décision ou de recherche, pour lesquelles il existe une réelle marge d'appréciation des dirigeants de l'entreprise. Il a ainsi pris l'exemple de la GMA-CGM dont il est administrateur, en faisant valoir qu'elle avait le choix d'installer son siège dans divers ports européens ou même asiatiques, sa décision s'étant finalement portée sur Marseille.

Il a estimé que ce second type de situation était d'autant plus important que le domaine du tertiaire et des activités à forte valeur ajoutée était un de ceux dans lesquels nos économies étaient les plus susceptibles d'être choisies comme lieux d'implantation. A ce titre, il a regretté que la fusion entre Pechiney et Alcan ait abouti à une perte de centre de décision pour la France, contrairement au schéma initialement proposé.

En réponse à la question de M. Aymeri de Montesquiou sur l'instance de décision effective des entreprises, M. Jean Peyrelevade a estimé nécessaire de distinguer deux cas : d'une part, celui des groupes disposant d'un ou plusieurs actionnaires prépondérants (tels que Mittal ou PPR), pour lesquels ce sont ces derniers qui choisissent les lieux d'implantation des centres de décision et d'autre part, celui des entreprises au capital dilué dans lesquelles c'est le conseil d'administration -de fait dominé par les dirigeants de l'entreprise- qui prend la décision.

M. Philippe Marini, président, a ensuite interrogé M. Jean Peyrelevade sur le rôle potentiel de la fiscalité nationale dans le cadre d'un marché européen intégré.

M. Jean Peyrelevade a estimé que ce rôle n'était pas déterminant dans la mesure où il était toujours possible aux administrations fiscales des pays défavorisés par le niveau de leurs impôts de modifier l'assiette des contributions, par une plus grande taxation des activités présentes sur leur territoire. Il a toutefois considéré que, sans être déterminant, le rôle de la fiscalité était néanmoins significatif, dans la mesure où la distorsion créée entre les petits pays -avantagés- et les grands pays était un facteur de tension et de complication au sein du marché intérieur, susceptible d'augmenter encore la rigueur des contrôles des administrations fiscales. Aussi a-t-il proposé la mise en place d'un encadrement communautaire des taux d'impôt sur les sociétés, à l'instar de ce qui existe pour la TVA.

M. Philippe Marini, président, a posé une dernière question, relative à la situation des plates-formes boursières européennes.

A ce propos, M. Jean Peyrelevade a regretté la situation actuelle née de l'incapacité d'Euronext et de la bourse allemande à s'allier entre elles, ou avec la bourse de Londres. Il a considéré que l'issue des manoeuvres actuelles était dès lors prévisible et qu'elle consisterait en un rapprochement entre Euronext et la bourse de New York, auquel la bourse allemande ne pourrait manquer de se joindre à plus ou moins brève échéance.

En conclusion, Philippe Marini, président, a remercié très vivement M. Jean Peyrelevade pour la clarté de son intervention.

M. Jean Peyrelevade a tenu à rappeler que cette clarté ne devait toutefois pas être considérée comme de la certitude, tant les sujets concernés sont complexes.

Jeudi 21 septembre 2006

- Présidence de M. Philippe Marini, président.

Audition de M. Jean-François Roverato, président-directeur général d'Eiffage

Puis la mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Jean-François Roverato, président-directeur général d'Eiffage.

M. Philippe Marini, président, a tout d'abord remercié M. Jean-François Roverato de sa venue, rappelant qu'avec un chiffre d'affaires de l'ordre de 8 milliards d'euros, Eiffage était le 6e groupe européen de la construction et des concessions. Il a également indiqué qu'Eiffage employait plus de 50.000 collaborateurs au sein de 500 filiales, en France et à l'étranger, regroupées au sein de 5 pôles.

Il a ensuite invité M. Jean-François Roverato à faire partager à la mission commune d'information ses réflexions sur la question de la nationalité des entreprises, sur le patriotisme économique, au niveau français comme au niveau européen, et, plus généralement, sur l'importance qu'il convient d'attacher à la notion de centre de décision économique, en se fondant sur son expérience de chef d'entreprise.

M. Jean-François Roverato a tout d'abord estimé que la localisation du « cerveau d'une entreprise » avait, à long terme, des conséquences déterminantes sur l'emploi. Il a appuyé son propos en prenant l'exemple des travaux publics, secteur dans lequel les décideurs, c'est-à-dire le plus souvent les collectivités territoriales, auraient naturellement tendance à privilégier des entreprises qui leur sont proches.

Puis afin d'aborder de façon concrète la problématique de la conservation des centres de décision économiques en France, il a dressé un bref historique de l'évolution de l'actionnariat de son groupe. Il a rappelé qu'après avoir gravité pendant 40 années dans l'orbite de Paribas, la maison-mère, qui s'appelait alors Fougerolle, a fait l'objet en 1989 d'un rachat d'entreprise par les salariés (RES), les salariés d'Eiffage ayant même été dernièrement pendant un an, de mars 2005 à mars 2006, le seul actionnaire stable du groupe. Il a indiqué que la part des salariés, qui sont presque tous actionnaires, représentait environ 23 % du capital d'Eiffage, soit une valorisation d'environ 1,1 milliard d'euros.

M. Jean-François Roverato a ensuite souligné l'importance de cet actionnariat qui, conjugué au soutien de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et de quelques autres actionnaires, a permis à Eiffage de résister à l'offensive lancé sur son capital par le groupe espagnol Sacyr, en avril 2006, au lendemain de l'attribution par l'Etat à Eiffage de la concession des Autoroutes Paris Rhin Rhône (APRR). Expliquant que la bataille contre Sacyr ne lui semblait toutefois pas terminée, il a déclaré qu'Eiffage avait décidé de réaliser une augmentation de capital réservée à ses salariés afin de renforcer son principal pôle de stabilité.

En réponse à M. Christian Gaudin, rapporteur, qui l'interrogeait sur la représentation des actionnaires au sein du conseil d'administration d'Eiffage, M. Jean-François Roverato a expliqué que depuis la loi n° 2001-152 du 19 février 2001 relative à l'épargne salariale, les salariés et les anciens salariés d'Eiffage ont constitué une société d'investissement à capital variable d'actionnariat salarié (SICAVAS), laquelle compte 56.000 actionnaires, et que, depuis 2001, la présidente de cette SICAVAS siège au conseil d'administration du groupe.

Puis M. Christian Gaudin, rapporteur, citant les exemples de plusieurs grands groupes parmi lesquels Eiffage, a souhaité savoir si la diversité toujours plus grande des métiers des principaux acteurs du secteur de la construction n'entraînait pas un déplacement des centres de décision de ces structures, de la direction générale à la direction opérationnelle des différents métiers. Il a ensuite évoqué la question de la sous-traitance, se demandant si, face à des groupes tels qu'Eiffage, les directions des entreprises sous-traitantes pouvaient être considérées comme des centres de décision économiques à part entière. Enfin, après être revenu sur l'action de la CDC au sein du capital d'Eiffage, il a interrogé l'intervenant sur le rôle qu'il estimait devoir être celui des pouvoirs publics afin de conserver les centres de décision économique français sur le sol national.

Répondant tout d'abord à la première question du rapporteur, M. Jean-François Roverato a relativisé l'importance de la diversification des métiers des grands groupes de construction, précisant qu'à son sens, seul Bouygues s'était vraiment engagé dans cette voie. A ce sujet, il a rappelé que l'entreprise Fougerolle, dont est issu Eiffage, avait exercé une activité dans les concessions dès la fin du XIXe siècle, même si, après la Libération, l'Etat était devenu le seul acteur important en ce domaine. Il a ajouté que le récent retour de groupes tels que le sien dans le métier des concessions s'expliquait avant tout par des raisons de valorisation boursière.

Au sujet de la sous-traitance, il a insisté sur la qualité des relations d'Eiffage avec ses sous-traitants, et souligné que leur autonomie était respectée.

Puis, sur la question plus générale du rôle souhaitable de l'Etat dans le maintien des centres de décision économique en France, M. Jean-François Roverato a estimé qu'après une période de trop grand dirigisme étatique dans les années 1960 et 1970, le balancier était aujourd'hui parti dans l'autre sens. Revenant sur la qualité du partenariat d'Eiffage avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), il a souligné à quel point le soutien de cette institution avait été crucial lors de la dernière assemblée générale des actionnaires d'Eiffage, face à l'offensive de Sacyr.

Mme Nicole Bricq a ensuite souhaité savoir si la nationalité du prestataire revêtait la même importance dans le métier de la concession que dans le métier des travaux publics. Elle a également interrogé M. Jean-François Roverato sur ce qu'il pensait de la notion de réciprocité en termes de participation financière, notamment au sein de l'Union européenne. Elle lui a enfin demandé son sentiment quant au texte du projet de loi pour le développement de la participation de l'actionnariat salarié.

Mme Marie-Thérèse Hermange a souhaité savoir ce que M. Jean-François Roverato pensait de la directive européenne instituant le comité d'entreprise européen.

M. Serge Dassault a exprimé ses doutes quant à la nécessité de développer l'actionnariat salarié, estimant, d'une part, que les salariés actionnaires pouvaient, notamment au sein du conseil d'administration s'ils y étaient représentés, prendre des positions allant à l'encontre des intérêts des autres actionnaires, et d'autre part qu'un tel système faisait courir un risque boursier trop grand aux salariés. Il s'est également interrogé quant à la solidité réelle de ce bloc d'actions, estimant qu'en cas d'offre suffisamment élevée, les salariés pouvaient être tentés de céder leurs actions à son initiateur.

M. Jean-François Roverato, répondant en premier lieu aux questions de Mme Nicole Bricq, a estimé que, si la nationalité des entreprises pouvait revêtir une certaine importance au moment de l'attribution d'un marché de concession par les pouvoirs publics, elle n'intéressait, par la suite, en aucune façon les clients finals. En outre, il a expliqué que la nature et la pérennité des emplois n'étaient pas comparables dans les métiers de la construction, d'une part, et des concessions, d'autre part, rendant moins critique la sensibilité des pouvoirs publics à la nationalité des opérateurs dans ce dernier domaine.

Au sujet de la réciprocité des investissements en Europe, il a redit qu'il trouvait souhaitable de conserver en France le « cerveau » du plus grand nombre de groupes possible. Il a, de plus, indiqué que les marchés européens du bâtiment et des travaux publics s'articulaient presque tous autour de quelques grandes entreprises nationales, soulignant que les filiales d'Eiffage ne prétendaient « jouer en première division » qu'en France, en Belgique et en Pologne, ces deux derniers pays ne disposant pas de leaders nationaux, pour se contenter, sur les autres marchés, d'une place d'opérateur de second rang.

A propos de l'actionnariat salarié, M. Jean-François Roverato a constaté, à partir de plusieurs exemples pris dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, qu'il se développait rapidement en France. Il a expliqué que, les banques ayant tendance à se désengager de ce secteur, les salariés actionnaires pouvaient les remplacer en tant qu'actionnaires stables, en particulier dans les groupes pour lesquels la masse salariale représentait une part significative de la capitalisation boursière.

Puis, en réponse à Mme Marie-Thérèse Hermange, il a qualifié les comités d'entreprises européens d'utiles « outils de formation des élites syndicales », permettant aux représentants des salariés d'élargir leur vision de leur groupe. Il a déclaré que, dans le cas d'Eiffage, les salariés étrangers, notamment espagnols, s'étaient joints à la défense de la direction au moment de l'offensive de Sacyr, les contacts établis lors des réunions du comité d'entreprise européen ayant, à son sens, joué leur rôle dans cette attitude.

Enfin, M. Jean-François Roverato s'est exprimé à propos des remarques de M. Serge Dassault au sujet de l'actionnariat salarié. Il a tout d'abord remarqué que la présidente de la SICAVAS d'Eiffage, très appréciée de l'ensemble des salariés et anciens salariés du groupe, n'avait jamais défendu de revendications embarrassantes pour la direction au sein du conseil d'administration ; il a souligné à ce propos que les salariés choisissaient leurs représentants à la tête de la SICAVAS sur des critères patrimoniaux, de sorte qu'une structure de ce type ne saurait être, d'après lui, un « outil de complication sociale ». Il a ensuite déclaré que l'épargne salariale, qui supporte le risque patrimonial lié à l'évolution du cours de l'action de l'entreprise, ne devait être, du point de vue des salariés, qu'un complément de rémunération, rendant par là même acceptable le risque de perte. Il a relevé que tel était bien le cas au sein d'Eiffage, qui, en 20 ans, a permis à ses salariés, au moyen d'un développement volontariste de la participation et d'abondements de 50 % de l'entreprise, de constituer une épargne s'élevant en moyenne à 20.000 euros par individu. En conclusion, il a réaffirmé son attachement à ce type d'actionnariat, qui a, selon lui, prouvé son utilité et sa solidité à l'occasion de l'offensive de Sacyr sur Eiffage même si, par nature, une offre très élevée pouvait toujours séduire les actionnaires.

M. Philippe Marini, président, a souhaité, à l'instar de Mme Nicole Bricq, que M. Jean-François Roverato exprime plus précisément sa position sur les dispositions du projet de loi pour le développement de la participation de l'actionnariat salarié. Il a également voulu savoir si Eiffage avait mis en place un dispositif d'encouragement de l'épargne retraite.

M. Jean-François Roverato, répondant en premier lieu à cette dernière interrogation, a indiqué que les efforts d'Eiffage en matière d'épargne salariale avaient, pour les raisons stratégiques précédemment évoquées, exclusivement porté sur le développement de l'actionnariat salarié du groupe. Il a, de plus, estimé que les actions de la SICAVAS constituaient, dans les faits, une épargne en capital utilisable par les salariés au moment de leur départ à la retraite. En guise de conclusion, il a déclaré qu'à court terme, Eiffage ne changerait pas sa politique en la matière, réservant toutefois sa réponse à plus long terme en fonction de l'évolution des efforts consentis par les pouvoirs publics afin d'encourager l'épargne retraite des salariés.

A propos du projet de loi pour le développement de la participation de l'actionnariat salarié, il a exprimé ses réserves quant au raccourcissement de la durée de blocage conditionnant la défiscalisation de ce type d'épargne, relevant que, dans le cas d'un groupe comme Eiffage, c'est cette durée qui « fabrique le stock » d'actions détenues par les salariés. De plus, il a regretté que les dispositions législatives actuelles subordonnent la défiscalisation des actions provenant des stock-options accordées à certains cadres au maintien de ces actions au sein de leur plan d'épargne d'entreprise d'origine, puis souhaité qu'un assouplissement de la loi intervienne à cet égard.

Après une demande de précision sur ce dernier point de lui-même et de Mme Nicole Bricq, M. Philippe Marini, président, a remercié M. Jean-François Roverato pour la qualité de son intervention.

Audition de M. Xavier Fontanet, président-directeur général d'Essilor

Enfin, la mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Xavier Fontanet, président-directeur général d'Essilor.

M. Philippe Marini, président, ayant remercié M. Xavier Fontanet d'avoir accepté l'invitation de la mission sénatoriale, a rappelé qu'Essilor était le numéro un mondial de l'optique ophtalmique, avec un chiffre d'affaires de 2,4 milliards d'euros, un effectif de 26.500 collaborateurs dans le monde, dont 9.500 en Europe et 8.600 aux Etats-Unis, un réseau mondial de 18 usines de production, 220 laboratoires de prescription et 4 centres de recherche à travers lesquels le groupe consacre près de 5 % de son chiffre d'affaires à la recherche.

Il a ensuite demandé à M. Xavier Fontanet d'exposer à la mission sa réflexion sur la nationalité des entreprises, le rôle des centres de décision économique et les facteurs stratégiques à prendre en compte pour permettre à la France de conserver sa substance économique.

M. Xavier Fontanet a alors indiqué qu'Essilor était issue de la fusion, en 1972, des deux principales entreprises de l'optique-lunetterie française : d'une part, la coopérative ouvrière Essel, détenue à 100 % par le personnel, et, d'autre part, la partie industrielle du groupe Lissac, détenue par une seule personne. Cette fusion a permis aux deux entreprises, qui possédaient un leadership technologique mondial en matière de verres progressifs et de verres en plastique, de s'imposer sur le marché mondial au lieu de se concurrencer en France. C'est ainsi que la capitalisation d'Essilor a été multipliée par 160 depuis 1978 et par 40 depuis 16 ans, sur un marché augmentant seulement de 3 à 4 % l'an. Un facteur essentiel de cette réussite, fondée sur le schéma deux tiers de croissance organique pour un tiers de croissance par acquisitions, a été la participation du personnel au capital de l'entreprise. Au départ, le capital d'Essilor, détenu par les employés d'Essel, la famille Lissac et certains cadres de Lissac ayant racheté des actions au fondateur, a été logé dans une structure denommée Valoptec. Progressivement, par le jeu de l'impôt sur les successions et des augmentations de capital destinées à financer l'acquisition de nouvelles parts de marché, la part de Valoptec est tombée à 8 %, représentant 15 % des droits de vote. Face à cette situation, il a estimé que, si la meilleure garantie de la stabilité du contrôle reste la performance économique et la capitalisation, il serait néanmoins souhaitable que Valoptec monte à 20 % des droits de vote afin de mieux sécuriser le déroulement des assemblées générales. Aujourd'hui Valoptec compte 3.000 membres. La détention par le personnel d'une partie du capital est par ailleurs déterminante pour l'avenir de l'entreprise, dans la mesure où elle implique et responsabilise des employés actionnaires.

En réponse aux questions de M. Christian Gaudin, rapporteur, sur la nationalité d'Essilor, sur les facteurs de localisation des centres de décision et des activités de production et de recherche, sur le rôle du régime juridique des stock options, et sur la notion de patriotisme économique dans le contexte des OPA d'origine étrangère, M. Xavier Fontanet a précisé la répartition des droits de vote : 15 % pour le personnel, quelque 25 % à des institutionnels français, 1 ou 2 % dans le public français, 30 % en Angleterre et 30 % aux Etats-Unis. Par ailleurs, 15 % des effectifs sont en France ; le chiffre d'affaires est effectué à 88 % hors de France ; depuis 16 ans, l'investissement a été effectué à 80 % hors d'Europe et à 90 % hors de France. Environ 60 % de la recherche est installée en France, 25 % aux Etats-Unis, et 15 % en Asie, Japon et Singapour.

M. Philippe Marini, président, ayant demandé si la culture d'entreprise avait favorisé la localisation de centres de recherche en France, M. Xavier Fontanet a indiqué que, dans ce domaine, les décisions dépendent essentiellement de la répartition des talents entre continents. L'Europe est particulièrement performante dans le design des produits et en matière de calcul, et n'a rien à envier au Japonais Nikon en optique complexe. En revanche, la partie chimie de la technologie du verre est plutôt installée aux Etat-Unis et le Japon creuse, grâce à l'informatique, une avance considérable dans la technologie des couches minces du verre. Le Français, mélange de cartésianisme et de créativité, apparaît souvent comme un ferment, sans posséder le sens du détail, très développé chez le Japonais. La logique économique ne conduit donc pas à concentrer les centres de recherche en France, mais à les disperser en fonction des talents disponibles dans chaque zone. Essilor n'en assume pas moins ouvertement sa nationalité française, y compris aux Etats-Unis au point culminant de l'incompréhension entre les deux pays avant la guerre en Irak. Le caractère français d'Essilor se manifeste par un style de management différent de l'approche américaine. L'attention aux personnes et la décentralisation des responsabilités, éléments caractéristiques du management à la française, sont appréciées des candidats au recrutement, comme on le constate à l'heure actuelle en Asie, où Essilor parvient à recruter des ingénieurs recherchés par les grands groupes américains.

M. Xavier Fontanet a ensuite jugé le système des stock-options performant et utile, à condition de faire l'objet d'une gestion intelligente. En réponse à une question de M. Philippe Marini, président, sur l'opportunité de légiférer dans ce domaine, il a précisé que la transparence était une condition nécessaire et suffisante de la déontologie et de la modération. Les actionnaires et les conseils d'administration, avec les comités d'éthique, doivent mieux jouer leur rôle, et la bonne gouvernance progresse peu à peu dans ce domaine grâce à la transparence, atout des économies de marché. Du côté de l'Etat, l'Autorité des marchés financiers (AMF) doit jouer un rôle d'accompagnement.

É

voquant alors le patriotisme économique, M. Xavier Fontanet a considéré que l'excès de contrôle et d'intervention étatiques est inefficace et démobilisateur. L'Etat doit montrer son patriotisme en se réformant lui-même et en se recentrant sur ses tâches régaliennes. En étant, lui-même, irréprochable sur sa propre gestion, il donnera l'exemple et le territoire redeviendra attractif.

Madame Nicole Bricq a demandé si un modèle de croissance axé sur l'innovation et la croissance organique expliquait la politique d'Essilor en matière de localisation des centres de recherche, et si d'autres modèles de croissance pouvaient conduire à d'autres choix d'implantation.

M. Xavier Fontanet a répondu que l'économie mondiale se segmentait actuellement en métiers de plus en plus parcellisés. Il existe actuellement une centaine de métiers au sein d'Essilor. Or les continents se spécialisent par grand savoir-faire en fonction des performances des systèmes éducatifs. Les décisions d'implantation des centres de recherche sont ainsi étroitement liées à l'offre de cerveaux, pour la qualité de laquelle le lien entre la recherche, l'université et l'industrie est essentiel, comme le montre l'expérience du Massachusetts Institute of Technology (MIT). De son côté, Essilor tient à témoigner des résultats tout à fait remarquables obtenus dans ses partenariats dans deux centres de recherche avec le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).

A plusieurs questions de M. Serge Dassault sur la répartition du capital d'Essilor et sur la politique de l'entreprise à l'égard des salariés actionnaires, M. Xavier Fontanet a répondu qu'une trentaine de fonds de pension étaient présents de façon relativement stable dans le capital de l'entreprise, qui leur a offert jusqu'ici une rentabilité moyenne de 17 % par an en montée de cours. Il a aussi indiqué que la détention de capital par le personnel suscitait à l'égard de l'entreprise un attachement dont témoigne la faiblesse du turnover. Pour limiter le risque patrimonial supporté par le personnel détenteur d'actions, il serait utile de mettre en place un système d'assurance limitant à 50 % la perte éventuelle de valeur du portefeuille. Un rendez-vous mensuel entre la direction générale et Valoptec permet d'assurer l'information du personnel actionnaire. En outre, l'assemblée générale de Valoptec, au cours de laquelle la stratégie et la politique humaine de la direction générale d'Essilor font l'objet d'un vote à bulletins secrets, se réunit deux fois par an. Quand on donne la durée à l'actionnariat du personnel, les résultats sont impressionnants, les 800 plus gros porteurs de Valoptec disposent d'un capital moyen d'au moins 500.000 euros en actions Essilor. Ils laissent le capital dans l'entreprise et ont la possibilité d'en faire donation à leurs enfants, qui peuvent dorénavant être membres de Valoptec. Il existe par ailleurs un plan d'épargne entreprise et un plan de retraites complémentaires.

M. Xavier Fontanet a enfin confirmé à Mme Nicole Bricq, qui rappelait l'importance de la localisation de la recherche pour le maintien de la compétitivité d'un pays, le caractère essentiel de la qualité de la formation initiale.

Audition de M. Alain Juillet, Haut responsable chargé de l'intelligence économique au Secrétariat général de la défense nationale

La mission d'information commune a procédé à l'audition de M. Alain Juillet, Haut responsable chargé de l'intelligence économique au Secrétariat général de la défense nationale.

En préambule à cette audition, M. Philippe Marini, président, a rappelé que M. Alain Juillet exerçait ses fonctions depuis la création du poste de Haut responsable chargé de l'intelligence économique, à la fin de l'année 2003. Il a fait valoir qu'il était légitime, l'intelligence économique occupant une place croissante dans le débat relatif à la compétitivité des entreprises françaises, que la mission commune d'information entende M. Alain Juillet lors de ses toutes premières auditions. Il a demandé à celui-ci de faire part à la mission de ses réflexions sur la notion de centre de décision économique et sur la capacité des décideurs politiques français à mener une action volontariste en faveur du maintien, voire de l'installation, sur le territoire national, de tels centres. Evoquant le contexte des « grandes manoeuvres » capitalistiques en cours, il a également sollicité ses commentaires sur la vulnérabilité de nos entreprises à des prises de contrôles étrangères et, face à cette menace, sur le caractère stratégique de certaines activités.

M. Alain Juillet, en ouverture de son propos, a souligné l'importance et, à la fois, la difficulté du sujet que s'était assigné la mission commune d'information. Il a fait observer la diversité des critères envisageables en vue de définir la nationalité d'une entreprise, et il en a cité quelques-uns : localisation du siège social, nationalité des dirigeants, pays concentrant le plus grand nombre d'emplois de l'entreprise, implantation des centres de recherche... Rappelant que le droit français réputait française l'entreprise dont la majorité des capitaux étaient français et dont le siège social se trouvait en France, il a fait part du caractère insuffisant, selon lui, de ce critère légal, et il a exprimé sa conviction qu'une approche « multicritères » s'avérait nécessaire afin de mieux cerner la réalité. Evoquant la complexité de celle-ci, il a mentionné notamment, à titre d'exemples, d'une part, l'origine étrangère de la majorité des capitaux des entreprises figurant au CAC 40 et, d'autre part, la proportion parfois très importante des effectifs employés hors de France par des entreprises françaises : c'est ainsi qu'il a cité le cas de la société Sodexo qui, pour conserver sa position de fournisseur de l'armée américaine, avait mis en avant le très grand nombre de ses employés aux Etats-Unis et fait admettre, à l'opinion publique américaine, qu'elle méritait d'être considérée comme une entreprise « américaine ». Par ailleurs, il a indiqué que le droit des Etats-Unis obligeait les sociétés dont le siège est américain à déposer leurs brevets aux Etats-Unis, au contraire du droit français, qui laisse les entreprises dont le siège se trouve en France libres de déposer les leurs à l'étranger.

Concernant la possibilité de mener, en la matière, une action volontariste, M. Alain Juillet a mis en garde contre deux excès inverses : d'un côté, le laxisme, attitude dangereuse ; de l'autre, le protectionnisme, position intenable dans le contexte d'une économie mondialisée. Il a appelé à définir une stratégie permettant d'attirer des centres de décision économique sur le territoire national et, dans le même temps, d'y maintenir ceux qui s'y trouvent, estimant que les difficultés de mise en oeuvre d'un « patriotisme économique », en Europe, découlaient de l'absence de définition préalable des secteurs qu'il convenait de défendre effectivement. Parmi ces derniers, il a cité, en premier lieu, la sécurité publique, au sens de l'article 56 du traité de Rome, et, en second lieu, des secteurs pouvant être qualifiés de « stratégiques », dont il a précisé que ses services en avaient repéré une quinzaine, globalement définis comme assurant la pérennité de l'industrie française. Il a précisé que l'un des handicaps français, en l'occurrence, tenait à la faiblesse des fonds d'investissement nationaux capables d'assurer le développement des entreprises, celles-ci devant en conséquence faire appel à des fonds étrangers. Il a donné pour exemple le cas des petites et moyennes entreprises fournisseurs d'Airbus.

En réponse à M. Philippe Marini, président, qui l'interrogeait sur les aspects de la stratégie de protection à mettre en place, il a détaillé les étapes de celle-ci :

- 1° définir les secteurs à protéger ;

- 2° recenser les entreprises relevant de ces secteurs ;

- 3° établir un contact avec ces entreprises, afin que l'Etat constitue pour elles un interlocuteur, en particulier dans le cas des petites et moyennes entreprises.

Il a précisé que c'était dans le respect des règles du droit de la concurrence qu'une aide devait être apportée, au besoin, à ces entreprises.

M. Christian Gaudin, rapporteur, a souhaité connaître les contours de la « politique d'intelligence économique » de la France, suivant l'expression employée par le Premier ministre, Dominique de Villepin, le 31 janvier 2006. Il a également demandé à M. Alain Juillet quel était le niveau de développement atteint par la France en matière d'intelligence économique, par comparaison avec d'autres pays, s'agissant, d'une part, des moyens consacrés par l'Etat et, d'autre part, de l'effort mis en oeuvre par les entreprises, grandes entreprises d'un côté et petites et moyennes entreprises de l'autre. Enfin, il s'est interrogé sur le critère départageant l'intelligence économique, pratique légale, et l'espionnage industriel.

Répondant sur ce dernier point, M. Alain Juillet a précisé que, selon lui, l'espionnage industriel commençait, précisément, dès l'instant où la légalité était enfreinte. Présentant la « politique d'intelligence économique » nationale, il a rappelé, à titre liminaire, les trois objectifs qui avaient été fixés en ce domaine, dans le sillage du rapport produit en 2002, à la demande du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, par le député Bernard Carayon :

- identifier les failles nationales ;

- sensibiliser à l'intelligence économique nos entreprises ;

- mettre en place toutes les mesures utiles pour aider ces dernières.

Il a indiqué que d'importants programmes de sensibilisation avaient été menés, en direction des entreprises, mais aussi des journalistes, pour des résultats satisfaisants, tandis que des travaux avaient été réalisés, ou se trouvaient en cours, afin de comparer la législation française aux droits d'autres pays, et d'en repérer les points faibles. Il a notamment évoqué le cas des règles de protection du secret des affaires. Ainsi, il a signalé qu'en France, les entreprises non cotées étant obligées de publier leurs résultats au greffe du tribunal de commerce, toute société qui envisageait de prendre le contrôle de l'une de ces entreprises pouvait avoir librement accès à son bilan, au contraire de ce qu'autorisent les règles existant aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Russie, en Chine ou au Japon. Quant à l'accompagnement des entreprises françaises dans leurs tentatives d'implantation à l'étranger, il a annoncé qu'il restait encore à mettre en place.

S'agissant des efforts consentis par l'Etat en faveur de l'intelligence économique, M. Alain Juillet a souligné l'extrême faiblesse des moyens mis à sa disposition en propre (une dizaine de collaborateurs), conséquence de la méthode interministérielle choisie en la matière. Il a reconnu que son action s'en trouvait parfois malaisée, d'autant qu'elle pouvait en outre se trouver compliquée par le rattachement au Secrétariat général de la défense nationale, compte tenu des spécificités de fonctionnement de ce dernier et de sa perception comme un organisme relevant de la défense. Par ailleurs, il a fait valoir que plus de la moitié des moyens des services de renseignement britannique et américain étaient consacrés aux aspects économiques, contre une activité marginale, en ce domaine, de la part des services de renseignement français. Enfin, il a indiqué que toutes les grandes entreprises développaient une activité d'intelligence économique, mais que les petites et moyennes entreprises posaient, à cet égard, un problème, dans la mesure où elles ne disposaient pas par elles-mêmes, hors soutien de l'Etat, des moyens nécessaires. Il a précisé que, cependant, certaines d'entre elles se trouvaient aidées par des collectivités territoriales et indiqué que les chambres de commerce et d'industrie étaient particulièrement mobilisées sur le sujet. Il a regretté, en revanche, une collaboration limitée avec le MEDEF.

Un large débat s'est alors instauré.

Mme Nicole Bricq a demandé à M. Alain Juillet quels seraient, selon lui, les leviers d'un « patriotisme économique » au niveau européen, notamment sur le plan institutionnel. Elle l'a questionné, également, sur la place ménagée aux compétences humaines dans l'approche « multicritères » de la nationalité des entreprises qu'il avait appelée de ses voeux.

Quant au premier point, M. Alain Juillet a commencé par poser en principe que le « patriotisme économique », français comme européen, ne saurait être considéré comme déplacé, dès lors que les comportements que pouvait recouvrir la notion n'étaient considérés comme inopportuns, notamment, ni en Russie ni aux Etats-Unis. Il a répété, toutefois, que le protectionnisme n'était pas une position viable. Dans ces conditions, il a estimé que, pour certaines activités stratégiques, identifiées en tant que telles, des règles de protection devaient être établies, afin que les entreprises françaises puissent combattre « à armes égales » avec les autres. Soulignant le caractère consensuel, mais fortement libéral des règles communautaires en vigueur, il a pointé comme problématique le droit de réciprocité qui devrait pouvoir s'exercer entre les entreprises relevant d'Etats membres de l'Union européenne et les autres entreprises. Il a fait valoir, également, la nécessité de se défendre contre certaines pratiques handicapant les entreprises européennes, dont il a cité pour exemple la législation antiterroriste américaine, prétexte à des fouilles dans les archives de toute société présente sur le territoire des Etats-Unis. Il a insisté sur la nécessité de peser en ce sens sur l'élaboration des normes communautaires.

M. Philippe Marini, président, a fait remarquer que la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004, concernant les offres publiques d'acquisition, transposée en droit français par la loi n° 2006-387 du 31 mars 2006, avait introduit un principe de réciprocité, s'agissant des moyens de défense qu'une société cible pouvait mettre en oeuvre à l'encontre d'une offre publique d'acquisition. Il a précisé que cette disposition laissait le champ à des interprétations contradictoires, mais qu'elle n'en constituait pas moins un fait remarquable.

M. Alain Juillet a admis que cette nouvelle règle pourrait s'avérer, en effet, riche de possibilités en vue de rétablir, le cas échéant, l'équilibre souhaitable. Puis, répondant à la seconde question de Mme Nicole Bricq, il a affirmé que l'intelligence économique se présentait avant tout comme un état d'esprit, consistant à « s'ouvrir aux autres », afin d'appréhender un monde concurrentiel. Il en a déduit que le partage des informations était, en la matière, essentiel, afin que ces informations soient recoupées puis mutualisées, et il a conclu à la nécessité d'une formation spécifique des élites françaises, notamment administratives, visant à dépasser les réflexes « individualistes » traditionnels.

Mme Marie-Thérèse Hermange a déploré que des entreprises françaises déposent des brevets à l'étranger, tandis que les entreprises américaines se trouvent tenues de le faire aux Etats-Unis. Elle a souhaité pouvoir disposer d'évaluations sur le nombre de brevets qui, de cette manière, « échappent », chaque année, à la France. D'autre part, elle a voulu savoir quelles pistes concrètes pouvaient être suivies pour mieux déterminer le « centre » et la nationalité des entreprises.

M. Alain Juillet, en réponse à ce dernier point, a souligné l'importance majeure de la localisation des centres de recherche des entreprises. Pour le reste, il a mis l'accent sur la nécessité que les négociateurs des normes communautaires prennent conscience que le droit, en matière économique, constituait une véritable « arme de guerre » pour les entreprises. Il a mentionné à titre d'exemple le cas des normes comptables internationales (IFRS), faisant observer que celles-ci, étant modelées sur les normes anglo-saxonnes, offraient de fait un avantage concurrentiel, dans un premier temps du moins, aux entreprises habituées à manier ces dernières. Il a souhaité que cette dimension stratégique du droit soit mieux prise en compte, à l'avenir, lors de l'élaboration des règles.

M. Serge Dassault s'est interrogé sur la possibilité réelle, pour une entreprise, de rechercher de l'information sur ses concurrents, notamment sur leur stratégie à l'encontre des produits de cette entreprise.

M. Alain Juillet a assuré que l'information concernant une entreprise, d'ordinaire, était légalement disponible à hauteur de 90 % environ, la seule difficulté consistant à savoir comment trouver cette information. Néanmoins, il a fait état de comportements déviants, observés çà et là au plan international, ayant recours, notamment, à des méthodes d'écoutes et d'interception de communications. Il a affirmé que seul l'Etat, pour des motifs spécifiques, tenant en particulier à la défense et la sûreté de son territoire, pouvait légitimement employer de telles méthodes.

M. Aymeri de Montesquiou a souhaité obtenir des précisions sur la diffusion des informations recueillies par l'intelligence économique auprès des petites et moyennes entreprises.

M. Alain Juillet a indiqué que ces petites et moyennes entreprises, en principe, n'avaient besoin que de certaines informations, très spécifiques. Il a exposé les termes d'un débat, délicat à trancher, tendant à décider si l'Etat français, à l'instar des Etats-Unis et du Royaume-Uni, devait communiquer aux entreprises les informations qu'il était susceptible de recueillir dans le cadre de ses activités régaliennes, lorsque ces informations pouvaient contribuer à faciliter les efforts des entreprises à l'international.

Après que M. Philippe Marini, président, eut rapporté les faits d'un cas réel, M. Alain Juillet a reconnu le caractère courant de « hiatus », entre les approches de différentes administrations d'Etat, sur un même problème concret concernant une entreprise. Il a insisté sur l'utilité d'une identification de toutes les entreprises relevant des secteurs jugés « sensibles », tout en reconnaissant que cette identification pouvait être malaisée. En outre, il a signalé la récente création de fonds d'investissements, actuellement au nombre de sept, associant la Caisse des dépôts et consignations et des investisseurs privés, destinés à financer le développement d'entreprises intervenant dans un domaine stratégique.

M. Philippe Marini, président, lui ayant demandé quelle démarche, selon lui, aurait dû être adoptée, afin d'éviter que les fournisseurs d'Airbus ne dépendent de capitaux étrangers, M. Alain Juillet a préconisé une meilleure connaissance de ces entreprises et l'établissement de contacts suivis avec elles, ainsi qu'une veille renforcée concernant la stratégie des investisseurs étrangers. Il a cité en modèle les postes d'expansion économique américains, implantés dans les grandes villes françaises, visant à repérer les entreprises performantes. En réponse à l'interrogation de Mme Marie-Thérèse Hermange, il a confirmé que ces postes américains disposaient vraisemblablement, pour certaines régions françaises, d'une information plus étendue que les services compétents de l'administration.

Enfin, sur une dernière question de M. Philippe Marini, président, il a rappelé le contexte du développement de Gazprom, dont il a souligné le rôle d'outil au service de la politique stratégique russe, et il a fait part de l'attention que lui-même et son équipe portaient aux opérations en cours.

Au nom de la mission commune d'information, M. Philippe Marini, président, a remercié M. Alain Juillet pour la qualité et la richesse de ses réponses.