Travaux de la délégation pour la planification



DÉLÉGATION DU SÉNAT POUR LA PLANIFICATION

I. MERCREDI 7 DÉCEMBRE 2005

- Présidence de M. Joël Bourdin, président.

A. PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS DES SIMULATIONS DE LA LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES COMMERCIAUX - EXAMEN DU RAPPORT D'INFORMATION

La délégation a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage sur la libéralisation des échanges commerciaux.

MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage, rapporteurs, ont tout d'abord rappelé que leur rapport d'information s'appuyait sur les travaux récents du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), organisme d'étude placé auprès du Commissariat Général du Plan, dont les travaux en économie internationale sont désormais validés par toutes les organisations économiques internationales.

Ils ont indiqué ensuite qu'ils avaient souhaité présenter ces travaux avant le Sommet de Hong-Kong de la semaine prochaine parce qu'ils apportent des éléments nouveaux et surtout une tonalité différente par rapport au courant dominant, selon lequel la libéralisation des échanges est toujours un jeu « gagnant-gagnant ».

Les rapporteurs ont ainsi expliqué que le CEPII arrivait à un constat assez différent de celui de la Banque mondiale ou de l'OCDE, car ses méthodes de simulations sont différentes, essentiellement sous deux aspects :

- d'abord, le CEPII raisonne sur les droits effectivement appliqués par les Etats, ce que ne faisaient pas les simulations conduites jusqu'à présent qui prenaient en considération les droits consolidés, qui sont les droits négociés à l'OMC, alors que les droits effectivement appliqués pour les Etats peuvent être inférieurs aux droits consolidés. Les droits consolidés peuvent ainsi être abaissés sans que cela touche les droits effectivement appliqués, auquel cas l'incidence sur le commerce international est nulle.

Ceci explique que les simulations réalisées jusque récemment surestimaient les gains de la libéralisation.

- le deuxième apport du CEPII est que cet organisme prend en compte toutes les préférences commerciales accordées aux pays les plus pauvres dans le cadre des accords ACP ou de l'initiative « Tous sauf les armes » qui exempte les pays les moins avancés de droits de douane à l'entrée sur le marché européen (sauf sur la banane et le sucre).

Un abaissement généralisé des droits de douane réduit ainsi l'avantage concurrentiel dont bénéficiaient les pays les plus pauvres : cette « érosion des préférences commerciales » était largement passée sous silence dans les simulations menées jusqu'à une période récente.

Le CEPII a ainsi construit des outils de mesure des droits de douane et de toutes les protections commerciales extrêmement précis, qui permettent de répondre à des questions sur lesquelles on avait jusqu'à présent un regard faussé.

La première question posée par les rapporteurs concerne le protectionnisme de l'Europe : celui-ci est-il confirmé par l'analyse conduite par le CEPII ? Sur ce point, M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a tout d'abord indiqué que les droits de douane effectifs imposés par l'Europe sont, en moyenne, peu différents des droits de douane imposés par les Etats-Unis.

L'Union européenne applique certes des droits en matière agricole (17,9 %) supérieurs à ceux des Etats-Unis (5 %), mais inférieurs à ceux de nombreux pays émergents (près de 60 % pour l'Inde par exemple) et inférieurs aux droits moyens mondiaux sur les produits agricoles (19,1 %).

Mais, dans le secteur manufacturier, l'Europe est parmi les zones qui appliquent les plus faibles droits de douane. Les droits de douane appliqués à l'importation, par pays exportateur, montrent que l'Europe est plus ouverte que les Etats-Unis, ou n'importe quel autre pays développé, aux exportations des pays les moins avancés (PMA).

Une autre question est de savoir si les pays pauvres recourent effectivement à ces préférences commerciales qui leur sont proposées pour leurs exportations vers l'Europe.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a rappelé que la Banque mondiale avait jeté le doute sur ce point en disant que les préférences commerciales accordées par l'Europe étaient théoriques et qu'en réalité elles n'étaient pas utilisées par les pays les plus pauvres.

Or le travail original conduit par le CEPII aboutit à deux conclusions claires :

- globalement, les préférences commerciales accordées par l'Union européenne sont largement utilisées (pour quatre exportations sur cinq) ;

- si l'initiative « Tout sauf les armes » est faiblement utilisée, comme le prétend la Banque mondiale, la raison en est que la plupart des pays les plus pauvres ont en quelque sorte « mieux ailleurs », notamment dans le cadre de l'Accord de Cotonou au profit des pays d'Afrique, Caraïbes et Pacifique.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a ensuite soulevé une troisième question : l'Europe fait-elle un usage protectionniste des mesures environnementales ?

En réponse, il a rappelé que la grande majorité du commerce international est constituée de produits potentiellement affectés par des mesures environnementales.

Or, les pays importateurs peuvent être tentés de faire un usage protectionniste de ces mesures, afin de protéger les producteurs locaux.

Le CEPII montre que le nombre de produits affectés par ces mesures est trois fois plus faible en Europe qu'aux Etats-Unis ou au Japon.

En Nouvelle-Zélande et en Australie, qui défendent les positions les plus libérales, les trois quarts de la valeur des importations agricoles sont affectées par des mesures environnementales.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a conclu sur ce point en estimant que les réponses ainsi apportées ne dessinaient certainement pas le portrait d'une « Europe forteresse », comme elle est très généralement qualifiée à la simple lecture des droits de douane dans le domaine agricole.

M. Daniel Soulage, rapporteur, a ensuite présenté les principaux résultats des simulations de l'impact de la libéralisation des échanges. Rappelant que l'actualité des négociations évolue chaque jour, il a indiqué qu'il était préférable d'insister sur le sens de quelques évolutions marquantes, mises en évidence par les simulations, plutôt que de présenter des résultats détaillés.

Il a ainsi souligné que le sujet agricole était décisif, tant du point de son impact économique pour les pays en développement que pour les négociations. Sur ce point, la principale conclusion de ces simulations est que les pays en développement auraient des gains inégaux à la libéralisation agricole.

Les pays émergents qui appartiennent au Groupe de Cairns, y seraient fortement gagnants et alors que pour les plus pauvres, notamment l'Afrique, l'impact global serait négatif.

Ceci s'explique, pour les pays émergents, par les avantages comparatifs (terres disponibles, main d'oeuvre abondante, une agriculture qui commence à accéder à des techniques modernes) dont ils disposent.

Pour les plus pauvres, les raisons de la chute de revenus résident à la fois dans l'érosion des préférences commerciales (qui se traduit par la perte d'un avantage concurrentiel) et dans la dégradation des termes de l'échange.

En effet, un résultat très important de ces simulations est que la libéralisation devrait se traduire par une hausse mondiale des prix agricoles en raison de la baisse des subventions dans les pays riches : l'incitation à produire diminuant, l'offre globale se réduit et les prix mondiaux augmentent.

Pour les pays importateurs nets de produits agricoles (qui sont généralement des pays pauvres), cette hausse se traduit par une augmentation de la valeur des importations, une dégradation de la balance commerciale ; pour équilibrer leur commerce extérieur, ces pays sont obligés d'exporter des biens à bas prix et faible valeur ajoutée. Ceci se solde par un appauvrissement global du pays.

Les rapporteurs ont ainsi conclu sur ce point en considérant qu'il y a donc certainement beaucoup de raisons d'ouvrir les marchés agricoles dans les pays du Nord, mais qu'il serait exagéré de justifier cela au motif que cela profiterait aux pays les plus pauvres.

M. Daniel Soulage, rapporteur, a également indiqué que ces simulations montraient que les pays développés gagnent à la libéralisation des produits agricoles.

Pour des pays comme l'Australie ou la Nouvelle-Zélande, le gain serait substantiel. Pour l'Europe, il a jugé le résultat plus surprenant. En effet, le gain pour le consommateur y serait supérieur à la perte des producteurs, ce qui entraînerait un gain de PIB global. Une libéralisation du type de celle qui est discutée en ce moment se traduirait par une baisse de la valeur ajoutée agricole en Europe, le gain de pouvoir d'achat pour le consommateur et le fait qu'on arrête de subventionner des activités moins rentables auraient un effet globalement positif.

Les rapporteurs ont également souligné l'apport original du CEPII sur l'impact de la libéralisation agricole sur les régions européennes. Les régions les plus pauvres, qui sont généralement spécialisées dans l'agriculture seraient celles qui perdraient le plus. Les rapporteurs ont relié cette question à celle de la réduction programmée des fonds structurels et à la problématique d'aménagement du territoire en Europe.

M. Daniel Soulage, rapporteur, a ensuite évoqué la libéralisation des produits industriels. En raison de tarifs douaniers au départ très différents, la libéralisation aurait des effets très contrastés : les pays du Nord seraient ainsi globalement gagnants à une libéralisation des produits manufacturés, de même que les pays en développement d'Asie du Sud, qui ont des tarifs douaniers déjà bas et qui sont relativement épargnés par une nouvelle baisse.

Pour certains pays émergents, l'Inde en particulier, qui ont une forte protection douanière et une compétitivité fragile sur les produits industriels, la libéralisation pourrait avoir des effets négatifs, ce qui permet d'illustrer la position très défensive de ces pays sur cette question dans les négociations en cours. Pour eux, en effet, plus la libéralisation est ambitieuse, plus ils se font concurrence entre eux, puisqu'ils se situent sur les mêmes gammes de prix et de produits.

Pour les pays les plus pauvres, exemptés de tout engagement de libéralisation dans les négociations en cours, les importations seraient donc peu touchées ; en revanche, comme pour l'agriculture, l'érosion des préférences commerciales leur ferait perdre des parts de marché à l'exportation.

Ces considérations ont conduit les rapporteurs à poser, en conclusion, la question du lien entre ouverture commerciale et développement.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a ainsi rappelé que lorsque la conférence de Doha avait lancé le cycle de négociations actuel, elle avait affiché une ambition claire : ce cycle serait celui du développement. Il s'est donc demandé comment ont pouvait analyser cet objectif à la lumière des travaux des simulations présentées.

D'abord, il a mis en évidence que l'analyse économique confirmait qu'il n'y a pas une, mais plusieurs problématiques du développement et qu'il était absurde de raisonner sur une notion globale des pays en développement, dont les problématiques sont parfois contradictoires.

Il a ainsi relevé le paradoxe qui veut que dans les négociations, depuis Cancun, les plus pauvres sont objectivement alliés aux pays émergents.

Il a également souligné que l'Europe était critiquée dans ces négociations, car elle aurait dû proposer des compensations sur les quelques produits sensibles aux pays les plus pauvres. Or elle ne l'a pas encore fait suffisamment, ce qui peut expliquer sa position difficile dans cette négociation.

Il a également regretté qu'on ait cherché à « survendre » aux pays les plus pauvres les avantages de la libéralisation.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a enfin estimé que ces simulations confirmaient ce qui peut être observé depuis 20 ans, c'est-à-dire le creusement des inégalités mondiales. Ces simulations montrent bien par quel mécanisme ce phénomène se produit, celui de la dégradation des termes de l'échange. Les pays pauvres se spécialisent sur les exportations dont les prix baissent alors que le prix de leurs importations augmente.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a exprimé la crainte que le cycle qui se déroule actuellement n'accélère ce mouvement, car à la dégradation des termes de l'échange va s'ajouter l'érosion des préférences commerciales, donnant comme exemple celui de l'Ile Maurice, dont les exportations de sucre sont lourdement menacées.

Il a cependant estimé que le processus de la libéralisation ne devait pas être condamné pour deux raisons : tout d'abord, les grands pays émergents comme le Brésil ont des avantages à la libéralisation, or ces pays comptent beaucoup de pauvres qui profiteront de l'augmentation du revenu national ; ensuite, si l'ouverture n'entraîne pas la croissance, elle est un catalyseur de croissance : l'ouverture permet de supprimer les rentes d'importation, sources de corruption, d'améliorer la transparence et la crédibilité des institutions, donc la gouvernance ; elle permet de bénéficier des avancées technologiques, ce qui stimule la productivité.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur, a d'ailleurs observé pour les pays asiatiques en forte croissance, la Corée en particulier, l'ouverture n'a pas été décisive. Mais elle a permis à l'investissement public d'être rentable.

Les rapporteurs ont ainsi estimé que l'analyse économique conduisait à souhaiter que ce cycle de négociations aboutisse, mais que cela supposait des conditions.

Il est tout d'abord nécessaire que les pays du Nord dans leur ensemble, mais l'Europe au premier rang, traitent résolument et clairement la question de l'érosion des préférences pour les pays les plus pauvres, au lieu de laisser au FMI le soin de traiter ce problème.

Une autre avancée est nécessaire en matière de « traitement spécial et différencié » en faveur des pays en développement. La négociation doit entériner que pour se développer, certains pays ont besoin de protections temporaires, pour protéger leurs industries naissantes.

Les rapporteurs ont également estimé que les pays en développement avaient autant besoin d'assistance et de conseil pour créer des capacités de production et d'exportation que de baisse des tarifs douaniers.

Ils ont ensuite évoqué une troisième solution qui consisterait de demander aux grands gagnants de l'ouverture agricole que sont les pays émergents d'octroyer un système de préférences aux pays les moins avancés : cette solution serait la plus logique, car les marchés en forte croissance dont pourraient bénéficier les pays les plus pauvres se trouvent dans ces pays.

Les rapporteurs se sont enfin félicité que les travaux du CEPII aboutissent à créer une véritable expertise française sur ces sujets et que son apport revêtait à cet égard un caractère stratégique. Précédemment, la France ne disposait pas de ce type d'outils et cela peut expliquer que, dans les négociations commerciales internationales, elle avait parfois eu du mal à justifier ses positions.

M. Yves Fréville a souligné que ces simulations mettaient en évidence la difficulté à redistribuer les gains de la libéralisation commerciale. Il a rappelé que les évolutions décrites dans ces travaux reposaient sur l'hypothèse de taux de change constants. Or, leurs fluctuations peuvent avoir un impact considérable sur la répartition de la croissance mondiale.

Il a enfin relevé que le CEPII contribuait par ses travaux à améliorer l'expertise économique de l'administration française, mais regretté que celle-ci souffre encore d'un manque de diversité et de pluralisme. Il a également souhaité que les administrations parlementaires puissent renforcer leurs moyens d'évaluation économique.

M. Bernard Angels a observé que l'Union européenne faisait preuve dans le domaine agricole d'une certaine probité, puisqu'elle impose des droits de douane élevés, mais n'utilise pas les mesures environnementales à des fins protectionnistes, soit une stratégie contraire de celles des Etats-Unis ou des pays développés du groupe de CAIRNS.

M. Yvon Collin s'est interrogé sur les effets positifs de la libéralisation agricole pour l'Union européenne.

M Gérard Bailly a souligné l'impact inégalitaire de l'ouverture commerciale pour les pays européens ainsi que la nécessité de prendre en compte l'impératif d'autosuffisance agroalimentaire. Il s'est demandé dans quelle mesure des dispositifs fiscaux nationaux, de type TVA sociale, seraient de nature à infléchir les tendances mises en lumière par les simulations.

M. Joël Bourdin, président, a évoqué les difficultés de mesure de l'évolution des termes de l'échange et souhaité connaître les raisons pour lesquelles la Banque mondiale minimisait la question de l'érosion des préférences.

En réponse, les rapporteurs ont indiqué que les divergences de mesure de l'impact de l'érosion des préférences constituaient effectivement un point de désaccord constant entre la Banque mondiale et le CEPII, mais que les méthodes utilisées par le CEPII étaient certainement plus rigoureuses. Ils ont précisé que ces simulations rejoignaient la plupart des travaux disponibles sur la question de l'impact positif d'une libéralisation agricole pour le PIB global de l'Union européenne, mais que ce résultat reposait sur une hypothèse fragile, qui est celle d'une baisse des prix agricoles en Europe dont profiteraient réellement les consommateurs.

Un débat s'est enfin engagé sur la nécessité de renforcer les moyens d'évaluation économique à la disposition du Parlement auquel ont notamment participé MM. Yves Fréville, Jean-Pierre Plancade et Joël Bourdin, président.

La délégation a ensuite décidé d'autoriser la publication du rapport d'information de MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage, rapporteurs.

B. AUDITION DE MADAME SOPHIE BOISSARD, COMMISSAIRE AU PLAN

Après avoir félicité l'intervenante pour sa récente nomination, M. Joël Bourdin, président, a rappelé que la délégation au Sénat pour la planification avait été créée conformément à la loi du 29 juillet 1982 portant réforme de la planification avec pour mission d'informer le Sénat sur l'élaboration et l'exécution des plans.

Les plans stricto sensu ont disparu. Mais la « planification à la française » a subsisté, et les présidents du Sénat, qui se sont succédé, ont demandé à la délégation de s'adapter à ces changements.

Aujourd'hui, la délégation exerce une mission de réflexion économique générale destinée à mesurer les enjeux des politiques publiques. La délégation traite en outre de thèmes comme la mondialisation et ses effets, le rôle et la place de l'évaluation des politiques publiques, ou les enjeux de la libéralisation des échanges commerciaux internationaux. Elle se penche aussi sur des questions sectorielles comme l'économie de la publicité et des médias ou l'économie du pétrole.

Enfin, elle exerce deux activités, l'une traditionnelle, qui est d'explorer des scénarios économiques à moyen terme, l'autre, plus nouvelle, dans le champ de l'évaluation des politiques publiques.

M. Joël Bourdin, président, a ajouté que la délégation avait toujours su apprécier les relations de confiance qui se sont nouées, au fil du temps, avec le Commissariat général du Plan (CGP).

Rappelant que, dans sa lettre de mission, le Premier Ministre avait demandé à Madame Sophie Boissard, Commissaire au Plan, de réfléchir aux modalités les plus appropriées pour associer le Parlement aux travaux du Centre d'analyse stratégique, il a souhaité que son audition soit pour elle l'occasion de livrer ses premières réflexions sur ce point et indiqué qu'elle trouverait dans la délégation, un interlocuteur historique, très attentif à la plus que jamais « ardente obligation » de clarifier les enjeux de la décision publique.

Mme Sophie Boissard, Commissaire au Plan, a indiqué que, lors de sa prise de fonctions, elle avait trouvé une institution fortement troublée par les profondes modifications qu'elle avait subies, dans ses missions avec l'abandon de l'évaluation des politiques publiques, mais aussi dans son organisation.

La structure par services avait été délaissée au profit d'une structure par groupe de projets, la composition du personnel ayant évolué dans le sens d'une augmentation de la part prise par de jeunes chargés de mission au statut précaire.

La multiplication récente d'organismes ayant une activité proche de celui du Commissariat Général du Plan (CGP) était vécue comme une concurrence appauvrissante, tandis que les groupes de projet du Plan paraissaient tourner un peu à vide, car sans lien suffisant avec le processus de décision publique.

Mme Sophie Boissard a alors interprété la décision du Premier ministre de réformer le CGP comme répondant à son souci de se doter de moyens propres d'expertise mieux adaptés à sa fonction d'arbitrage. Il s'agit fondamentalement de disposer d'une instance technique capable de produire, ou de faire réaliser, des éléments d'aide à la décision. Le rôle du Conseil d'analyse stratégique devra ainsi être un rôle d'alerte et de veille, mais aussi de synthèse des informations sur des sujets structurants.

Mme Sophie Boissard a précisé que le CAS devrait conduire son activité autour de quatre axes principaux : l'économique sous l'angle de la stratégie de Lisbonne, le renouveau du pacte républicain, le social et enfin les aspects sectoriels, avec pour prisme le développement durable. Elle a souligné que ses travaux devraient systématiquement tenir compte des dimensions européennes et de mondialisation qui sont l'environnement désormais naturel de la décision publique.

Mme Sophie Boissard a alors indiqué que l'organisation du CAS devrait concilier l'existant et des innovations de méthode. Elle a souhaité que des personnalités qualifiées puissent être associées à ses travaux, que le CAS s'engage sur des procédures transparentes, avec des règles précises de publication de ses rapports et une certification de leur qualité scientifique, et qu'il agisse plus comme tête de réseau que comme enceinte centralisatrice de l'expertise publique. Elle a jugé souhaitable qu'un conseil d'administration pluraliste puisse participer à l'élaboration d'une partie de son plan de charge en arrêtant son programme de travail public.

Ayant insisté sur la nécessité de lui donner une visibilité internationale en tissant des liens avec ses homologues étrangers, elle a estimé qu'il serait envisageable que le Parlement puisse saisir le Conseil par le truchement du Premier ministre, s'interrogeant sur l'opportunité d'une association organique du Parlement avec le Conseil.

Enfin, évoquant le programme de travail du CAS pour 2006, Mme Sophie Boissard a souligné l'importance de le situer dans la perspective de la future présidence française de l'Union européenne et a mentionné ses différentes priorités : l'organisation des services publics à l'horizon 2015, les grands axes d'une politique maritime, la prospective des métiers et des qualifications, l'ouverture du système social, l'avenir de l'enseignement supérieur.

Un large débat s'est alors ouvert en délégation.

En réponse à une question de M. Joël Bourdin, président, sur l'état de l'évaluation des politiques publiques en France, Mme Sophie Boissard a relevé qu'il s'agissait d'un sujet sensible et concédé que l'évaluation se trouvait en panne, faute sans doute d'une volonté suffisante. Elle s'est demandé si le CAS serait à même d'être au coeur d'un dispositif d'évaluation qui nécessite des moyens et une organisation spécifiques. Ayant souligné que le CAS ne pourrait être indifférent aux enjeux de l'évaluation, puisqu'il est de bonne règle de mesurer l'existant lorsqu'on veut se projeter dans l'avenir, elle a indiqué que le Conseil d'État avait récemment fait la suggestion intéressante de faire précéder chaque nouveau projet législatif d'une étude destinée à en établir la nécessité, étude qui ne serait pas pilotée par le ministre concerné.

M. Yvon Collin s'est montré perplexe quant à la multiplication passée des organismes périphériques à l'activité du CGP et s'est interrogé sur leur coexistence avec le nouveau CAS.

Mme Sophie Boissard a estimé qu'une voie de conciliation raisonnable serait de faire du CAS une tête de réseau de cet ensemble d'organismes dont les vocations différentes devraient être respectées. Elle a cependant insisté sur la nécessité d'éviter que ceux-ci deviennent des structures permanentes absorbant l'expertise publique au prix d'une perte d'utilité pour leur environnement.

M. Yves Fréville s'étant félicité que le CAS puisse coordonner l'expertise sans la monopoliser, s'est inquiété du risque qu'avec le CGP disparaisse une enceinte plurielle de rencontres irremplaçable. Il a estimé qu'il était justifié que le CAS demeure ancré dans la sphère administrative ministérielle, choix qui est une condition de son efficacité. Il a suggéré que l'organisation de ses relations avec le Parlement s'inspire des modalités retenues par la loi organique sur les lois de finances pour régler les rapports entre le Parlement et la Cour des comptes. Il s'est enfin inquiété du niveau des moyens du CAS face à l'ampleur du travail évoqué.

M. Daniel Soulage ayant insisté sur l'importance d'une communication entre le CAS et le Parlement, Mme Sophie Boissard a précisé que si la structure permanente du CAS disposait de moyens relativement réduits, avec 136 emplois équivalents temps plein, celui-ci pouvait recourir à la collaboration de conseillers scientifiques dans des conditions de souplesse satisfaisantes. Elle a souligné son intention de maintenir une tradition d'ouverture à l'extérieur conforme à l'esprit original du CGP.

M. Bernard Angels a alors observé que les projets exposés par le Commissaire au Plan relevaient un peu de la quadrature du cercle. Il s'est demandé comment concilier le souhait de réunir auprès du Premier ministre des ressources d'expertise propres sur le modèle d'une administration centrale traditionnelle et, en même temps, de préserver le pluralisme des points de vue et l'ouverture sur l'extérieur.

M Jean-Pierre Plancade ayant partagé ces derniers propos, a souligné les enjeux d'un maintien de l'indépendance des organismes associés au CGP, citant notamment le CEPII, et d'un esprit d'indépendance du CAS sans lequel la qualité scientifique de ses travaux risquerait d'être un voeu pieux ainsi que sa capacité à satisfaire la demande sociale.

M. Gérard Bailly a approuvé le programme de travail cité par le Commissaire au Plan, estimant qu'il reflétait bien les défis à relever par le pays.

En réponse, Mme Sophie Boissard a concédé que le CAS ne saurait être seulement un centre de réflexion au service exclusif du Premier ministre. Elle a, en ce sens, estimé que l'organisation du CEPII pouvait servir de modèle et que des garanties pourraient être réunies dès lors que des règles précises de saisine ou de publication seraient posées. Ayant remarqué que sa nomination était intervenue dans un contexte institutionnel de choix discrétionnaire et que la voie alternative consistant à créer une autorité administrative indépendante n'avait pas été privilégiée, elle a souligné que, pour autant, le CAS n'avait pas vocation à exercer les fonctions d'un cabinet ministériel mais, bien plutôt, d'apporter une aide à la décision stratégique sur des bases scientifiques.