Travaux de la délégation aux droits des femmes
DÉLÉGATION DU SÉNAT AUX DROITS DES FEMMES ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES
Mardi 22 juin 2004
- Présidence de Mme Gisèle Gautier, présidente.
L'alcool et les femmes enceintes - Audition du Dr Denis Lamblin, pédiatre, membre de l'Observatoire régional de la santé de la Réunion, accompagné du Dr Béatrice Larroque, épidémiologiste, chargée de recherches INSERM u 149, Unité de recherches épidémiologiques en santé périnatale et santé des femmes, et du Dr Maurice Titran, pédiatre
La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition du Dr Denis Lamblin, pédiatre, membre de l'Observatoire régional de la santé de La Réunion, accompagné du Dr Béatrice Larroque, épidémiologiste, chargée de recherches INSERM u 149, Unité de recherches épidémiologiques en santé périnatale et santé des femmes, et du Dr Maurice Titran, pédiatre sur le thème « L'alcool et les femmes enceintes »
Mme Gisèle Gautier, présidente, a accueilli et présenté brièvement les intervenants, avant de remercier Mme Anne-Marie Payet d'avoir été à l'origine de cette audition sur le thème « l'alcool et les femmes enceintes ». Elle a souligné l'ampleur des répercussions d'une consommation même modérée d'alcool sur le cerveau de l'enfant, tout en déplorant le manque d'information sur le sujet. Elle a manifesté la volonté de la délégation de diffuser les données recueillies au cours de la présente audition de la manière la plus large possible.
Le Dr Denis Lamblin s'est félicité de cette occasion de « désisoler » les femmes et les familles qui sont confrontées au problème de l'alcoolisation foetale. Puis il a évoqué l'importance des témoignages vécus, qui permettent de mieux comprendre l'itinéraire de ces femmes.
Le Dr Béatrice Larroque a tout d'abord rappelé que les effets de l'alcool pendant la grossesse étaient suspectés depuis très longtemps et cité quelques références historiques : ainsi chez les Romains et les Grecs, les parents d'enfants malformés étaient accusés d'alcoolisme et, à Sparte, l'usage du vin était interdit pendant la nuit nuptiale.
Elle a indiqué que le syndrome d'alcoolisation foetale (SAF) avait été décrit pour la première fois par un Français, le Dr Lemoine, et qu'il provoque, chez des enfants de femmes « alcooliques », une association d'anomalies dans trois domaines : tout d'abord, un retard de croissance, ensuite, des anomalies ou un dysfonctionnement du système nerveux central entraînant un retard psychomoteur, des difficultés scolaires, des troubles de l'attention, des troubles du comportement qui persistent jusqu'à l'âge adulte, et, enfin, une dysmorphie faciale, qu'elle a illustrée en ayant recours à un support audiovisuel.
S'agissant de la fréquence du SAF mesuré en nombre de cas pour 1.000 naissances, elle a cité le résultat des enquêtes spécifiques au cours desquelles les nouveau-nés sont examinés en recherchant les signes caractéristiques du syndrome d'alcoolisation foetale : en France, à Roubaix, en 1977-1979, a-t-elle indiqué, l'incidence était de 1,3 pour mille pour les syndromes d'alcoolisation foetale sévères et 3,5 pour mille pour les syndromes d'alcoolisation foetale modérés. Ce chiffre est évalué à 5 à 6 pour mille à l'île de La Réunion. Aux Etats-Unis, des études ont fait apparaître des taux allant de 1,4 à 3 pour mille et, en Suède, de 1,6 à 2,5 pour mille. Globalement, elle a estimé à 1 à 2 pour mille la fréquence du syndrome d'alcoolisation foetale dans les pays développés en se limitant à ses formes sévères. Elle a ensuite évoqué des études épidémiologiques portant sur des consommations d'alcool plus « modérées » dont les effets sur les enfants pourraient avoir un impact non négligeable.
Elle a également abordé la question du seuil de consommation acceptable pendant la grossesse en présentant tout d'abord quelques données sur la consommation d'alcool des femmes en France. Selon l'enquête Baromètre/santé 2000, 11 % des femmes consomment quotidiennement de l'alcool, 33 % au moins une fois par semaine et 58 % des femmes avaient consommé une boisson alcoolisée dans la semaine précédant l'enquête. Elle a signalé que la consommation d'alcool était plus élevée en fin de semaine et que les femmes âgées de 20 à 25 ans avaient une consommation supérieure à la moyenne. Elle a ensuite précisé que, selon la même enquête, 7 % des femmes déclaraient avoir connu au moins un épisode d'ivresse au cours des douze derniers mois (24 % chez les 20-25 ans) et que 11 % des femmes de la clientèle des médecins généralistes seraient des buveuses excessives.
Puis le Dr Béatrice Larroque a analysé la variabilité régionale de la consommation d'alcool au moyen d'une carte de France représentant les indices comparatifs de mortalité des femmes par cirrhose du foie selon les régions : les consommations les plus élevées se manifestent dans le Nord et l'Ouest de la France, ce qui correspond aux territoires où les équipes obstétricales s'intéressent particulièrement au syndrome d'alcoolisation foetale. Elle a fait observer que les consommations quotidiennes d'alcool avaient considérablement diminué au cours des dernières années, en se fondant, d'une part, sur des enquêtes nationales périnatales, et, d'autre part, sur les observations spécifiques à la maternité de Roubaix où, entre 1985 et 1992, la consommation d'alcool des femmes enceintes semble avoir fortement décliné, 4 % des femmes enceintes déclarant boire au moins deux verres par jour en 1992, contre 15 % en 1985-1986. Elle a signalé que la sous-estimation de la consommation d'alcool était probable en raison de sa mauvaise image sociale pour les femmes et tout particulièrement pour les femmes enceintes. Elle a indiqué que les consommations occasionnelles excessives étaient les plus difficiles à mesurer avec précision, tout en notant que le contenu moyen d'alcool d'un verre standard de vin, bière ou alcool fort est approximativement le même, soit près de 10 grammes.
Elle a ensuite analysé les incidences de la consommation d'alcool sur les enfants à la naissance selon plusieurs indicateurs. S'agissant des effets de l'alcoolisme de la femme enceinte sur le poids de l'enfant, qui constitue l'indicateur le plus pertinent, elle a cité les résultats d'une étude réalisée à Roubaix sur 628 femmes interrogées à propos de leur consommation d'alcool. Après ajustement, a-t-elle indiqué, c'est-à-dire après avoir écarté l'influence des autres facteurs qui déterminent le poids à la naissance, on observe une différence de 202 grammes pour une consommation supérieure à cinq verres par jour, de 136 grammes pour trois à quatre verres par jour et de 32 grammes pour un à deux verres par jour. S'agissant des études sur les effets à long terme sur le système nerveux central, elle a signalé que différents tests étaient utilisés dans les enquêtes pour évaluer le développement de l'enfant, soit global avec des tests de quotient intellectuel (QI), soit dans des domaines spécifiques tels que le langage, l'attention ou la motricité. Elle a indiqué que la référence en la matière était l'étude sur la « cohorte de Seattle » comprenant un recueil détaillé sur la consommation d'alcool de la mère pendant la grossesse et le suivi de près de 450 enfants à 18 mois, 4 ans, 7 ans, 11 ans et 14 ans. En ce qui concerne le QI et les performances scolaires des enfants faisant l'objet de cette cohorte, elle a présenté les résultats suivants : à 4 ans, on constate un QI en diminution de 5 points correspondant à une consommation de trois verres par jour, à 7 ans, un QI en diminution de 7 points pour deux verres par jour et à 11 et 14 ans, de moins bonnes performances scolaires, particulièrement en lecture et en arithmétique. Elle a également précisé que les enfants exposés au syndrome d'alcoolisation foetale étaient décrits, par les instituteurs, comme facilement distraits et manquant de concentration.
S'agissant des mécanismes d'action du syndrome d'alcoolisation foetale, le Dr Béatrice Larroque a rappelé que, pour des raisons éthiques, il n'était pas possible de faire des expérimentations sur les femmes enceintes et que des « modèles animaux » avaient été utilisés pour étudier les effets tératogènes de l'alcool qui, sans être transposables à l'être humain, donnent des indications sur les malformations du cerveau. Elle a précisé que l'ingestion d'une dose donnée d'alcool dans une courte période provoque un pic d'alcoolémie plus élevé et des dommages neuronaux et anomalies fonctionnelles plus importants que la même dose ingérée pendant plusieurs jours.
En conclusion de son exposé, elle a souligné que l'effet le plus grave de l'exposition prénatale à l'alcool, c'est-à-dire le syndrome d'alcoolisation foetale, apparaissait seulement pour des consommations très élevées. Elle a cependant noté que les risques pour le développement mental ou neurologique de l'enfant ont été observés à partir de deux verres par jour. En outre, la probabilité d'un poids de naissance plus faible apparaît pour des consommations autour d'un à deux verres par jour selon un seuil difficile à déterminer. Elle a en outre précisé que, d'un point de vue théorique, les consommations occasionnelles excessives à des stades critiques pouvaient causer des dommages, même si la consommation globale est, de manière générale, faible. Compte tenu de la vulnérabilité de l'organisme humain à l'exposition à l'alcool pendant la période prénatale, elle a estimé nécessaire de conseiller aux femmes enceintes de ne pas boire de boissons alcoolisées pendant la grossesse et, pour éviter une exposition au tout début de la grossesse, de recommander d'éviter les expositions excessives dès qu'un projet de grossesse est en cours.
Puis le Dr Maurice Titran a commenté un certain nombre de diapositives, brossant, selon un schéma fourni par le centre hospitalier de Roubaix, le panorama des situations de syndrome d'alcoolisation foetale qui décrit un « enfant blessé » et difficilement soignable, des parents également en difficulté, des professionnels « en incapacité d'agir mais qui de plus en plus connaissent la clinique et le pronostic » et, enfin, une « évolution inéluctable dont on peut atténuer l'expression des conséquences ». Il a souligné la nécessité de mettre en place des stratégies pour atténuer les conséquences sociales et médicales de ce syndrome. Evoquant les modalités de ces stratégies, il a insisté sur l'importance de la coopération des différents acteurs en établissant des passerelles entre le périnatal et l'entrée à l'école. Il a souligné l'enrichissement mutuel qui naît du contact régulier entre les familles et les médecins et insisté sur la souffrance des mères qui éprouvent un très fort sentiment de culpabilité.
Il a également fait observer les redoutables conséquences de cette situation, en signalant la forte corrélation entre le syndrome d'alcoolisation foetale et la violence, la délinquance ainsi qu'une forte proportion de personnes sans domicile fixe parmi celles atteintes de syndrome d'alcoolisation foetale. Il a estimé à cinq millions d'euros le coût engendré par un enfant frappé par le syndrome d'alcoolisation foetale dans sa forme sévère. Il a ensuite évoqué les cas d'adoption d'enfants à l'étranger et la nécessité de tenir compte des données de l'alcoolisme à travers le monde. Il a enfin chiffré à 420.000 le nombre de personnes en France atteintes de ce mal.
Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est dite frappée par l'ampleur de ce fléau.
Mme Gisèle Printz a manifesté son inquiétude à l'égard des initiatives sénatoriales tendant à distinguer le vin des autres boissons alcoolisées.
Mme Anne-Marie Payet a estimé nécessaire de « briser la loi du silence » au sujet du syndrome d'alcoolisation foetale. Puis elle a rappelé qu'à l'occasion de l'examen du projet de loi relatif à la politique de santé publique, elle avait présenté un amendement visant à systématiser l'étiquetage des boissons alcoolisées pour avertir les femmes enceintes des dangers de leur consommation. Elle a précisé que, contrairement à certaines idées reçues, le problème ne se limitait pas à La Réunion, mais qu'il s'agissait d'un fléau national, frappant 7.000 nouveau-nés chaque année. Elle a souhaité que la délégation puisse relayer les informations sur ce grave danger de santé publique et jugé nécessaire de programmer l'étude de ce syndrome dans la formation des médecins et des infirmiers. Elle s'est également dite favorable à une généralisation des actions d'information en direction des enfants scolarisés et plus spécialement lors de la journée mondiale de prévention contre le syndrome d'alcoolisation foetale, le 9 septembre.
Mme Gisèle Gautier, présidente, a regretté que trop peu de parlementaires aient pu être sensibilisés aux dangers du syndrome d'alcoolisation foetale et a considéré comme exemplaire l'exposé convaincant présenté par les intervenants.
Le Dr Denis Lamblin, procédant à l'aide d'une vidéo-projection, a indiqué que le syndrome d'alcoolisation foetale était l'une des causes majeures d'inadaptation et de déficience intellectuelle des enfants, mais qu'il était évitable.
Il a alors décrit l'expérience suivie à La Réunion. Après avoir rappelé la géographie montagneuse de l'île, qui pose des difficultés d'accès au système de soins, il a présenté le réseau REUNISAF, « prévention du syndrome d'alcoolisation foetale dans le sud de l'île de La Réunion », dont il est le coordinateur. Il a évoqué les étapes de la construction du réseau en rappelant tout d'abord, au titre de la problématique de santé publique, que le syndrome d'alcoolisation foetale est une affection évitable.
Après avoir distingué le syndrome d'alcoolisation foetale (SAF) des effets de l'alcool sur le foetus (EAF), le Dr Denis Lamblin a souligné que le principal problème à traiter était lié à l'atteinte au cerveau de l'enfant qui se traduit par des troubles neurodéveloppementaux liés à l'alcool. Il a signalé, chez les adolescents et les adultes atteints de ce syndrome, des difficultés d'apprentissage, une dépendance sociale et familiale anormale, des dépressions ainsi que des troubles de la personnalité, un taux de délinquance élevé, de fréquentes détentions en milieu psychiatrique et/ou en prison, des comportements sexuels inappropriés et un risque multiplié par cinq d'alcoolisme ou de toxicomanie. Il a rappelé que, chaque année, dans le sud de l'île de La Réunion, naissent 25 enfants porteurs d'un SAF. Indiquant que 5 % des grossesses se déroulent dans un contexte d'alcoolisation maternelle nocive avec des risques de troubles du développement pour l'enfant à naître, il a souligné que le syndrome d'alcoolisation foetale représentait la première cause des déficiences mentales.
Il a fait observer que, même si le dépistage des enfants porteurs du syndrome d'alcoolisation foetale s'améliorait, leur prise en charge et surtout la prévention des récidives souffrent de carences importantes. Il a précisé que le dépistage des enfants se fondait sur celui des mères en difficulté avec l'alcool.
Mettant en évidence l'isolement des femmes dans le système de santé actuel, il a décrit les étapes de la mise en place du réseau REUNISAF, créé le 18 septembre 2001 avec la rédaction d'une charte, puis la mise en place du « coeur de réseau » composé d'un coordinateur médecin, d'un animateur éducateur, d'une mère abstinente, d'une logisticienne et d'un secrétariat d'accueil au centre du dispositif. Puis il a évoqué la mise en place d'un comité de pilotage constitué d'acteurs de terrain, et dont le rôle est de définir et d'ajuster les objectifs généraux assignés au réseau, de les décliner en objectifs opérationnels, d'évaluer les résultats obtenus et d'assurer la cohérence d'ensemble. Il a ensuite présenté l'évaluation des deux premières années de REUNISAF en 2002 et 2003, démontrant une progression du signalement et de l'orientation vers le réseau à un stade précoce de la grossesse.
Mme Gisèle Printz s'est inquiétée de l'implication des hommes, et notamment des pères dans ce réseau.
Le Dr Denis Lamblin a précisé que l'âge moyen de début de l'alcoolisation chronique des mères était de 17 ans et que, selon des indications recueillies par le réseau, plus de la moitié des mères ont arrêté totalement leur alcoolisation pendant ou après leur grossesse et la moitié de celles qui continuent à boire de l'alcool ont diminué leur consommation. Au total, a-t-il indiqué, le coeur de réseau a réalisé, en 2003, 3.230 interventions pour les 89 situations suivies, soit une moyenne de 36,29 interventions par situation, grâce à plus de 300 acteurs de réseau.
Présentant le bilan économique de ces actions, il a indiqué que le coût médico-psycho-social d'un enfant porteur d'un syndrome d'alcoolisation foetale a été estimé entre un et cinq millions d'euros, tandis que le « coeur de réseau » coûte 500.000 euros par an. Les économies dues à l'abstinence obtenue de la moitié des femmes suivies, à la cohérence renforcée des actions médico-psycho-sociales et à la diminution des enfants porteurs de SAF et d'EAF représentent plusieurs millions d'euros.
Evoquant l'avenir du réseau REUNISAF, il a estimé que celui-ci dépendra de la capacité de chacun à transférer la confiance acquise auprès des mères sur d'autres professionnels aux compétences complémentaires reconnues et valorisées, de l'enrichissement permanent par l'arrivée de nouveaux acteurs permettant, entre autres, une meilleure couverture de proximité avec prise en compte de toutes les dimensions médico-psycho-sociales de la problématique de santé publique et de la poursuite du soutien des différents financeurs.
En conclusion de son exposé, il a souligné l'importance de la prise de conscience collective vis-à-vis de cette problématique de santé publique et de l'accompagnement des femmes dans une démarche communautaire basée sur des transferts de confiance acquise afin qu'elles trouvent une place dans notre système de santé.
En réponse à Mme Gisèle Gautier, présidente, le Dr Denis Lamblin a indiqué que de tels réseaux n'existaient pas en métropole.
Le Dr Maurice Titran a regretté que la réglementation ne permette pas de généraliser de telles actions de manière plus systématique.
Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est interrogée sur d'éventuelles initiatives parlementaires pouvant contribuer à lutter contre le syndrome d'alcoolisation foetale.
Mme Anne-Marie Payet a estimé que le réseau du Dr Denis Lamblin était un modèle pour l'ensemble du pays.
Le Dr Denis Lamblin a indiqué, en réponse, qu'un certain nombre de personnes étaient motivées pour l'étendre à d'autres parties du territoire français.
Mme Gisèle Gautier, présidente, a exprimé à l'égard des intervenants les encouragements de la délégation pour le succès et la poursuite de leur action avant de demander la communication d'éléments d'information synthétiques aisément relayables.