Table des matières
Mercredi 29 novembre 2000
- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -
Union européenne - Conseil européen de Nice - Audition de M. Dominique Moïsi, directeur adjoint de l'Institut français des relations internationales
La commission a procédé à l'audition de M. Dominique Moïsi, directeur adjoint de l'Institut français des relations internationales (I.F.R.I.), sur les enjeux du Conseil européen de Nice et les perspectives de la construction européenne.
M. Dominique Moïsi a d'abord souligné le paradoxe que représentait la crise de confiance actuelle de l'Union européenne, au moment où celle-ci connaissait des avancées indéniables, avec la mise en place de la monnaie unique et l'élaboration de l'Europe de la défense. Il a relevé, en particulier dans le domaine de la défense, que l'Europe avait davantage progressé en deux ans, que pendant les cinquante dernières années. Cette évolution, a-t-il ajouté, s'était faite dans un cadre intergouvernemental à la suite du compromis historique auquel la France et le Royaume-Uni étaient parvenus lors du sommet de Saint-Malo. Ainsi l'Europe pourra-t-elle disposer d'une force d'intervention rapide de quelque 100.000 hommes, à même d'intervenir dans sa périphérie sans faire appel à l'OTAN.
Malgré ces premiers succès, l'Europe, a estimé M. Dominique Moïsi, traversait une crise d'identité qui s'expliquait, en premier lieu, par le double défi que constituaient, pour les Quinze, l'élargissement et la mondialisation. L'élargissement, a-t-il précisé, considéré il y a dix ans comme un grand projet pour l'Europe, suscitait aujourd'hui certaines réserves ; il menaçait en effet, de perturber l'organisation déjà complexe de l'Union. L'élargissement serait sans doute plus facilement accepté, a-t-il poursuivi, si les Européens témoignaient d'une plus grande confiance en eux-mêmes ; or, parallèlement, le phénomène de mondialisation remettait en cause le rôle traditionnel joué par les Etats, tout en renforçant l'attachement des citoyens au cadre national. Face à ces évolutions, les Etats membres pouvaient être tentés de contester les attributions de la Commission dans des domaines où leur influence s'était réduite du fait de la mondialisation. M. Dominique Moïsi a souligné, par ailleurs, que l'Europe présentait des caractères à la fois fédéraux, sur le plan monétaire notamment, mais aussi nationaux, à travers la coopération intergouvernementale dans les domaines de la diplomatie et de la sécurité, et régionaux, au niveau de la vie quotidienne des citoyens.
La deuxième raison du malaise européen actuel résidait, d'après M. Dominique Moïsi, dans l'attachement accru des Etats à leur souveraineté au moment même où celle-ci faisait l'objet de remises en cause profondes du fait de la mondialisation. Il a cité, à titre d'exemple, la volonté de la France de conserver le même nombre de voix que l'Allemagne dans le cadre du débat sur la réforme institutionnelle. Il a également rappelé le souhait des " petits Etats " de préserver la part de souveraineté qui leur restait. Enfin, M. Dominique Moïsi a également relevé, parmi les causes du malaise actuel, le jeu des politiques nationales, dont les effets s'étaient fait sentir en particulier sur la relation franco-allemande. Il a relevé, à cet égard, qu'après une phase de doute entre nos deux pays, qui semblait avoir été dépassée au moment où ils avaient pris conscience, l'un et l'autre, qu'il n'y avait pas de véritable alternative au rôle moteur du " couple " franco-allemand, une nouvelle période d'incertitude paraissait avoir été ouverte à la suite du discours du ministre allemand des affaires étrangères, M. Joshka Fischer, le 12 mai dernier, sur l'avenir de l'Europe. Cette déclaration, a-t-il ajouté, dont la rédaction avait été influencée sur certains points, par la France, aurait dû être prononcée à la fin de la présidence française. Présentée de manière anticipée, pour des raisons de politique intérieure, elle avait suscité, dans notre pays, un certain embarras qui, conjugué avec certaines maladresses de forme de la présidence française, ont altéré le climat de confiance entre les deux partenaires.
A la suite de l'exposé de M. Dominique Moïsi, M. Robert Del Picchia a estimé nécessaire de ne pas sous-estimer les aspirations des opinions publiques vis-à-vis de l'Europe. Il a rappelé, à cet égard, que les élargissements devraient faire l'objet d'un processus de ratification qui, dans certains pays de l'Union, passait par l'organisation d'un référendum.
M. Michel Caldaguès a jugé, pour sa part, que l'attachement à la souveraineté, au moment où celle-ci se trouvait menacée, avait constitué la justification même de l'Appel du Général de Gaulle le 18 juin 1940. Après avoir observé que l'euro constituait une réalisation impressionnante, il s'est cependant interrogé sur le rôle de la monnaie unique européenne, compte tenu de l'évolution de son cours sur les marchés, constatant que les actifs européens avaient perdu près du quart de leur valeur par rapport au dollar. Il a souligné, par ailleurs, que le couple franco-allemand suscitait parfois un certain agacement chez nos partenaires et s'est montré enfin perplexe sur l'objectif affiché de réduire le nombre de commissaires en ajoutant que ce sujet pourrait être la cause de l'échec du Conseil européen de Nice.
M. Pierre Biarnès a souhaité connaître le sentiment de M. Dominique Moïsi sur les perspectives à moyen et long terme de la construction européenne. Il a souligné, par ailleurs, que le principal enjeu, pour l'Europe, était de retrouver la maîtrise de son destin et de s'affirmer sur la scène internationale vis-à-vis des autres grandes puissances.
M. Paul Masson s'est demandé si le double défi que constituaient l'élargissement et la mondialisation pour l'Europe ne devait pas conduire à constater que le processus de construction européenne, tel qu'il avait été conçu par les pères fondateurs de l'Europe, ne devrait pas être aujourd'hui révisé. Il a estimé, en particulier, que face au mouvement incontournable de l'élargissement et à la mondialisation, l'organisation actuelle de la Commission ne paraissait plus adaptée. Il a souligné que le discours de M. Joshka Fischer avait ouvert des perspectives intéressantes sur l'avenir de l'Europe. Sans doute conviendrait-il, selon M. Paul Masson, de contenir les attributions de la Commission dans certaines limites et de permettre à un groupe d'Etats de progresser dans le cadre d'une coopération intergouvernementale. Cette évolution, a-t-il ajouté, est la seule qui puisse manifester, aux yeux d'une opinion publique, aujourd'hui indifférente, qu'un nouvel élan est imprimé à la construction européenne. Il a constaté, enfin, que le système fédéral américain ne pouvait servir de modèle au continent européen, dont l'histoire restait marquée par des relations de puissance entre Etats souverains.
M. Claude Estier s'est inquiété du contraste entre les succès indéniables enregistrés par les Quinze et le grave désintérêt dont témoignaient les citoyens vis-à-vis de la construction européenne. Il a noté, par ailleurs, que le Conseil européen de Nice se conclurait sans doute par un résultat en demi-teinte : les oppositions relatives à la pondération des voix et à la composition de la Commission ne pourraient sans doute pas être surmontées, tandis que des progrès restaient possibles sur l'extension de la majorité qualifiée et les coopérations renforcées.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga a exprimé sa préoccupation face au malaise identitaire des populations des Etats-membres. Elle en a imputé la responsabilité à un déficit de communication de la part des institutions européennes, mais aussi, et surtout peut-être, aux insuffisances de l'apprentissage des langues européennes dans les pays de l'Union. Elle a regretté, à cet égard, l'absence d'une véritable politique linguistique commune, qui lui paraissait pourtant être la condition à un nécessaire élan de la construction européenne.
M. Xavier de Villepin, président, a souhaité connaître les raisons qui avaient conduit les Britanniques à réviser leur position traditionnelle sur l'Europe de la défense lors du sommet de Saint-Malo. Il s'est également interrogé sur les conséquences de l'attribution éventuelle à l'Allemagne, d'un nombre de voix supérieur à celui dont disposaient les grands pays fondateurs de l'Union européenne. Il s'est, par ailleurs, interrogé sur la véritable position des Etats-Unis à l'égard de l'entreprise communautaire. M. Xavier de Villepin, président, a par ailleurs interrogé M. Dominique Moïsi sur les conditions d'une réelle influence de l'Union sur la scène internationale, ainsi que sur ce que devrait être la position de la communauté internationale vis-à-vis des Balkans occidentaux, compte tenu de l'instabilité récurrente de cette région. Enfin, il a invité M. Dominique Moïsi à exprimer son sentiment sur les risques éventuels d'une concurrence entre l'Union européenne et l'Alliance atlantique dans le cadre de leur processus d'élargissement respectif.
En réponse aux commissaires, M. Dominique Moïsi a d'abord estimé que le fossé qui s'était creusé entre l'Europe et les peuples qui la composent constituait sans doute aujourd'hui un sujet majeur de préoccupation. Il a regretté, à cet égard, l'ambiguïté délibérément entretenue par les dirigeants européens quant aux objectifs de l'Union. Il a ajouté que l'on ne pouvait susciter l'adhésion des opinions publiques sans engager le débat sur les perspectives politiques assignées à l'Europe. Aujourd'hui, a-t-il souligné, l'opinion prenait la mesure des succès économiques remarquables de l'Europe, sans les attribuer cependant au système institutionnel en place ; parallèlement, et de manière parfois contradictoire, elle se défiait des excès du libéralisme. M. Dominique Moïsi a observé, par ailleurs, que les institutions européennes étaient en quête d'une nouvelle légitimité. Il a estimé que la construction européenne constituait le creuset d'une nouvelle conception de la souveraineté qui pourrait, à terme, servir de modèle pour d'autres pays dans le monde. Les solutions strictement intergouvernementales, a-t-il remarqué, ne répondaient plus aux nécessités du temps présent à l'heure de la mondialisation et pourraient, du reste, à la suite des prochains élargissements, placer les pays les plus peuplés de l'Union européenne dans une position minoritaire. Il a souligné que les populations des pays membres prendraient progressivement conscience d'une identité multiple (locale, nationale, européenne), sous réserve qu'elles retrouvent confiance dans leur avenir.
Pour M. Dominique Moïsi, le ralliement des Britanniques à l'Europe de la défense s'expliquait d'abord par leur volonté de s'impliquer dans le processus de construction européenne et, ensuite, par la conviction, particulièrement sensible au sein du ministère britannique de la défense, que le Royaume-Uni ne pourrait plus compter, à terme, sur les Etats-Unis pour garantir sa sécurité et que l'Europe constituait, dès lors, la seule alternative possible. Le sommet de Saint-Malo, a-t-il ajouté, avait permis un compromis historique paradoxal entre la France, qui avait reconnu le caractère indispensable de l'OTAN, et la Grande-Bretagne, qui avait admis, pour la première fois, les limites de l'Alliance.
Evoquant alors l'hypothèse d'une repondération des voix plus favorable à l'Allemagne, M. Dominique Moïsi a estimé qu'une telle formule était tout à fait acceptable par la France, à condition que soient obtenues, en contrepartie, certaines garanties dont il convenait de discuter. A Mme Monique Cerisier-ben Guiga, qui relevait que l'on ne pouvait souhaiter réduire la représentation des petits Etats sans accorder, en contrepartie, à l'Allemagne un nombre de voix plus conforme à sa population, M. Dominique Moïsi a reconnu que la prise en compte de la démographie constituait une exigence démocratique. A M. Michel Caldaguès, qui observait qu'il pouvait exister une contradiction entre le modèle fédéral et la représentation de la population selon le critère démographique, M. Dominique Moïsi a indiqué que le système institutionnel américain visait à préserver les petits Etats fédérés vis-à-vis de leurs voisins plus peuplés.
M. Dominique Moïsi a relevé les contradictions de la position américaine vis-à-vis de l'Europe en observant que les Etats-Unis souhaitaient voir l'Union européenne jouer le rôle de puissance régionale, sans lui reconnaître cependant le statut d'acteur mondial. Il a ajouté, à cet égard, que Washington considérait la Chine comme le seul partenaire à sa mesure. Il a déploré la multiplicité des intervenants impliqués dans la politique étrangère et de sécurité commune. S'agissant des Balkans, il a estimé qu'un retrait des Européens et des Américains pourrait avoir des conséquences très négatives sur la stabilité de la région. Il a estimé que la réintégration du Kosovo, au sein de la Serbie, constituait sans doute une perspective illusoire, tout en jugeant que la multiplication d'Etats-nations ne constituait pas une réponse adéquate aux défis de l'Europe de demain. La création, à terme, d'un Etat confédéral au sein d'une grande Europe pouvait représenter une solution possible.
M. Dominique Moïsi a enfin observé que, par rapport à l'OTAN, l'Europe pouvait faire valoir sa capacité à mettre en place, en complément du dispositif militaire, aujourd'hui en cours d'élaboration, les instruments d'une coopération civile. Le retour de la prospérité, à laquelle l'Europe pouvait contribuer grâce aux fonds communautaires, apparaissait comme la condition première de la stabilité.