Table des matières
- Mercredi 17 mars 1999
- Défense - Organisation de la réserve militaire et du service de la défense - Audition de M. Hubert Haenel, sénateur, ancien parlementaire en mission auprès du ministre de la défense
- Audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères
- Génocide arménien - Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères
Mercredi 17 mars 1999
- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -
Défense - Organisation de la réserve militaire et du service de la défense - Audition de M. Hubert Haenel, sénateur, ancien parlementaire en mission auprès du ministre de la défense
Au cours d'une première séance tenue dans la matinée, la commission a procédé à l'audition de M. Hubert Haenel, sénateur, ancien parlementaire en mission auprès du ministre de la défense, sur le projet de loi n° 171 (1998-1999) portant organisation de laréserve militaire et du service de défense.
M. Hubert Haenel a d'abord indiqué qu'il avait été conduit, en 1994, à la demande du gouvernement de l'époque, à poursuivre une réflexion engagée déjà depuis quelques années sur la situation des réserves, dont ni l'organisation, ni le concept d'emploi ne donnaient alors satisfaction. Il a relevé que, depuis lors, la suppression de la conscription avait rendu plus pressante encore une réforme des réserves et que le projet de loi sur les réserves aujourd'hui soumis à l'examen du Sénat répondait très largement aux préoccupations qui s'étaient manifestées.
Revenant sur l'analyse qu'il avait développée dans son rapport sur les réserves, M. Hubert Haenel a observé que nos armées ne pouvaient continuer à assumer toutes les missions liées à la sécurité et aux engagements internationaux de la France sans recourir, dès le temps de paix, aux réserves. Cette nécessité -a-t-il ajouté- impliquait de réexaminer entièrement le dispositif des réserves au regard, en particulier, du statut des réservistes, des moyens budgétaires mis en oeuvre et de la doctrine d'emploi appliquée.
Il a relevé que de tels changements impliquaient une véritable " révolution culturelle " au sein des armées, des employeurs, du monde politique et de l'opinion publique. Aux termes de l'état des lieux effectué dans son rapport, M. Hubert Haenel a indiqué qu'il avait suggéré 31 propositions et, surtout, recommandé une expérimentation à petite échelle des réformes possibles afin d'en évaluer le caractère opérationnel. Il a cité, à titre d'exemples, l'utilisation de spécialistes dans le cadre notamment d'actions civilo-militaires, ou l'emploi de réservistes pour renforcer les unités de gendarmerie.
M. Hubert Haenel a alors souligné que la réorganisation des réserves était actuellement en cours dans les différentes armées ainsi que dans la gendarmerie et qu'il convenait, dans ce contexte, de permettre une adoption rapide du projet de loi sur les réserves. Il a rappelé que la réforme des armées rendait plus nécessaire encore la mise en place des nouvelles réserves. Revenant sur le système antérieur des réserves, il a insisté, à travers plusieurs exemples, sur l'inadaptation de l'organisation qui prévalait jusqu'alors (notamment en raison de la lenteur des délais de constitution de certaines unités de réserve) et de l'équipement destiné aux réservistes.
M. Hubert Haenel a estimé que le projet de loi sur les réserves traduisait un réel changement dans les esprits sur la place et le rôle que les réserves doivent occuper au sein des armées. Il a ajouté que les réservistes seraient désormais intégrés aux forces d'active, qu'ils auraient le même statut et témoigneraient du même professionnalisme que les militaires de carrière. Evoquant la nécessité de constituer une réserve de 100.000 volontaires parmi lesquels 50.000 seraient affectés à la gendarmerie, M. Hubert Haenel a indiqué que le recrutement de ces personnels constituerait un enjeu majeur pour la nation dans les années à venir. Il a également abordé la question des moyens budgétaires consacrés aux réserves, en notant que ces derniers seraient quadruplés entre 1997 et 2002. Il a par ailleurs souligné que les réserves, dans leur ensemble, participeraient de manière décisive au maintien du lien armées-nation.
M. Hubert Haenel a attiré l'attention sur la nécessité pour la représentation nationale, et notamment, pour les rapporteurs du budget de la défense, de suivre attentivement la mise en place de la réforme. Il a aussi souhaité que le Gouvernement puisse, au terme d'un délai de deux ans, remettre un rapport au Parlement sur l'application de la future loi sur les réserves.
M. Hubert Haenel est ensuite revenu sur le rôle particulièrement important qui reviendrait aux réserves de la gendarmerie en indiquant que, parmi les 50.000 réservistes dont elle disposerait, près de 13.000 pourraient être utilisés en tous lieux et en toutes circonstances sur la base de l'engagement pour servir dans la réserve qui pourrait être souscrit dans le cadre des dispositions du projet de loi. Il a évoqué la dissolution des anciennes unités dérivées de la gendarmerie et la mise en place de deux nouveaux types d'unités constituées, les " pelotons de réserve de la gendarmerie départementale " et les " escadrons de réserve de la gendarmerie mobile ". Il a indiqué que les réserves de la gendarmerie permettraient d'intervenir soit en renfort des unités d'active dans certaines circonstances, telle qu'une catastrophe naturelle, soit, au sein même des brigades territoriales, en substitution des personnels d'active appelés eux-mêmes à assumer des missions urgentes .
M. Hubert Haenel a conclu en rappelant les trois idées fortes de la réforme des réserves auxquelles, pour sa part, il souscrivait : l'intégration des réserves au sein de l'armée active, la réduction du format des réserves, et le rôle joué par ces forces dans le lien armée-nation.
A la suite de cet exposé, M. Serge Vinçon a souhaité connaître l'opinion de M. Hubert Haenel sur la mise en place d'une prime forfaitaire de compensation, afin de mettre sur un pied d'égalité les réservistes issus du secteur privé et ceux issus de la fonction publique, sur l'adaptation aux besoins des moyens budgétaires mis en place dans le cadre de la loi de programmation, sur la stratégie de communication qui pourrait être développée pour favoriser le recrutement des réservistes et, enfin, sur l'opportunité de créer, comme l'avait suggéré M. Hubert Haenel lui-même, une " agence nationale de coopération pour les réserves ".
M. Claude Estier s'est interrogé sur les délais de mobilisation des réserves, notamment en cas de catastrophes naturelles.
M. Aymeri de Montesquiou a souhaité obtenir des précisions sur d'éventuels points communs entre le nouveau système des réserves françaises et la garde civile américaine, ainsi que sur la formation des réservistes au moment où les préoccupations de sécurité intérieure paraissaient l'emporter sur les considérations liées à la sécurité extérieure.
M. Xavier de Villepin, président, a quant à lui demandé à M. Hubert Haenel de donner son sentiment sur les dispositions sociales du projet de loi, sur l'évolution de la position du patronat vis-à-vis des réserves, ainsi que sur le rôle et les conditions de la gestion de la seconde réserve.
En réponse aux questions des commissaires, M. Hubert Haenel a apporté les réponses suivantes :
- il reviendra à la deuxième réserve d'assurer le lien armée-nation à travers notamment la participation aux journées d'appel de préparation à la défense et aux préparations militaires ;
- le travail de longue haleine conduit pour sensibiliser le patronat au rôle des réserves avait permis de favoriser une prise de conscience sur l'intérêt, pour les entreprises elles-mêmes, d'employer des réservistes parmi leurs salariés, même si toutes les incertitudes relatives notamment au statut des réservistes n'étaient pas encore levées et justifieraient la présentation, d'ici deux ans, d'un rapport du Gouvernement sur la mise en oeuvre de la future loi ;
- l'exemple de la garde civile, propre au système américain des réserves, ne paraissait pas transposable en France, où les missions d'ordre public devaient être assumées par des militaires régis par le statut et la discipline militaires ;
- s'agissant des délais de mobilisation, la possibilité notamment de faire appel à au moins une centaine de réservistes sans délai, dans le cadre d'une circonscription de gendarmerie, paraissait confirmée ;
- le déséquilibre entre la situation des salariés du secteur privé et ceux du secteur public, au regard des conditions de rémunération pendant le service dans la réserve, constituait un problème non résolu, même s'il fallait faire valoir, s'agissant notamment de certaines professions libérales -médecins notamment-, l'intérêt professionnel incontestable que pouvait procurer une expérience dans les réserves ;
- les moyens financiers prévus par la loi de programmation pour les réserves traduisaient un effort significatif, même si celui-ci devra sans doute être encore revu à la hausse lorsque l'intérêt de disposer d'une réserve bien équipée et bien entraînée aura été confirmé par les faits ;
- la sensibilisation des jeunes aux réserves pourrait intervenir dans le cadre notamment des préparations militaires ou de journées portes ouvertes ; il s'agit là d'un véritable impératif pour les années à venir ;
- l'intérêt de mettre en place, dans le contexte actuel, une agence de coopération pour les réserves s'imposait peut-être moins qu'il y a quelques années ;
- les réservistes de la gendarmerie ne pourraient pas être impliqués dans une opération de maintien de l'ordre et ne disposeraient pas, à l'exception des anciens gendarmes, de compétence en matière de police judiciaire.
M. Hubert Haenel a conclu son propos en estimant que le projet de loi sur les réserves, dont l'élaboration avait fait l'objet d'une véritable concertation, apportait une réponse adéquate aux principaux problèmes soulevés par l'organisation des réserves.
Audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères
Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, sous la présidence de M. Xavier de Villepin, président, la commission a procédé à l'audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères.
Le ministre des affaires étrangères a tout d'abord évoqué, à la demande de M. Xavier de Villepin, président, la question de l'inscription éventuelle à l'ordre du jour du Sénat de la proposition de loi relative au génocide arménien, adoptée par l'Assemblée nationale. Il a exprimé la position du Gouvernement et a accepté, à la demande de M. Xavier de Villepin, président, que sa déclaration soit rendue publique (voir le document ci-dessous). Cette déclaration a reçu une très large approbation des membres de la commission.
M. Hubert Védrine a ensuite répondu aux questions de M. Robert Del Picchia et de M. Xavier de Villepin, président, sur la situation créée par la démission collective de la Commission européenne et sur les intentions du gouvernement français au regard de la nomination d'une nouvelle Commission.
Le ministre a précisé que la plupart des capitales européennes ne souhaitaient pas laisser se perpétrer une situation où la Commission, démissionnaire, se trouvait très affaiblie. Il a ajouté que la volonté, partagée par plusieurs gouvernements, de remplacer à brève échéance l'actuelle Commission pouvait se concrétiser de différentes manières, entre lesquelles il n'avait pas été, pour l'instant, tranché. Il a estimé que, si l'option d'une réaction rapide était retenue, la question du nouveau président devrait être résolue prioritairement. Le sujet sera évoqué, dans la perspective du Conseil européen de Berlin, vendredi 19 mars lors de la visite que le Chancelier Schroeder effectuera auprès du Président de la République et du Premier ministre puis, lors d'une réunion des ministres des affaires étrangères et des affaires européennes dimanche, et d'un conseil des affaires générales lundi prochain.
M. Xavier de Villepin, président, a rappelé au ministre que, lors du débat sur la ratification du traité d'Amsterdam, de nombreux sénateurs et lui-même avaient insisté sur la réforme, plus que jamais nécessaire, des institutions européennes.
Tout en observant qu'il serait difficile d'engager une réforme des institutions tant que la Commission n'aura pas été remise en ordre de marche, M. Hubert Védrine est convenu que les récents événements confortaient la position exprimée de longue date par la France au sujet de la nécessité de mener à bien la réforme institutionnelle, tout particulièrement en ce qui concerne l'organisation et le fonctionnement de la Commission européenne.
M. André Dulait a ensuite interrogé le ministre sur deux aspects de la Cour pénale internationale. Il a relevé la disposition du statut, souvent critiquée, concernant la possibilité pour un Etat de refuser pendant sept ans la compétence de la Cour pour les crimes de guerre commis sur son territoire ou par ses ressortissants. Il a ensuite demandé au ministre si la création de la Cour pénale internationale pourrait être à l'origine de missions nouvelles pour les forces de maintien de la paix, notamment en vue de l'arrestation des criminels que la Cour souhaiterait juger.
Le ministre a rappelé qu'au cours de la négociation sur la Cour pénale internationale, la France avait eu une position médiane entre, d'une part, des pays qui lui étaient résolument hostiles, tels la Chine et les Etats-Unis, et certains autres Etats, notamment les pays scandinaves, partisans pour leur part d'un certain maximalisme quant aux pouvoirs de la Cour, éventuellement au détriment de ceux du Conseil de sécurité des Nations Unies.
S'agissant des crimes de guerre, M. Hubert Védrine a tout d'abord rappelé que ceux-ci, contrairement aux crimes de génocide ou aux crimes contre l'humanité, pouvaient constituer un acte isolé. Cette définition des crimes de guerre n'apparaissant pas suffisamment clarifiée, la France a estimé que l'insertion d'une clause suspensive pour ce sujet dans le statut serait de nature à favoriser l'adhésion d'un plus grand nombre d'Etats à celui-ci. La période de transition de sept ans permettra à la Cour pénale internationale de préciser les conditions de ses interventions sur cette question des crimes de guerre.
S'agissant des nouvelles missions qui seraient éventuellement confiées aux forces de maintien de la paix, le ministre a rappelé que leur éventuel élargissement était de la compétence du Conseil de sécurité.
A M. Xavier de Villepin, président, qui s'interrogeait sur la possibilité pour la Cour pénale internationale de travailler efficacement alors même que les Etats-Unis n'y participeraient pas, le ministre des affaires étrangères a rappelé qu'en effet, les Etats-Unis entendaient garder dans ce domaine judiciaire leur totale souveraineté. Il a indiqué à M. Xavier de Villepin, président, que la disposition sur les crimes de guerre avait pour objet d'empêcher les éventuelles mises en cause abusives de certains militaires en opérations extérieures. Les Etats-Unis, a précisé M. Hubert Védrine, se sont depuis toujours opposés au jugement de leurs nationaux par des juridictions non américaines. M. Hubert Védrine a également rappelé que la Cour pénale internationale constituerait une juridiction complémentaire aux systèmes judiciaires nationaux.
Les commissaires ont ensuite interrogé le ministre des affaires étrangères sur la situation au Kosovo.
Mme Danielle Bidard-Reydet s'est demandé si les Serbes, opposés à la présence d'une force militaire de l'OTAN, pourraient accepter une force déployée dans d'autres conditions.
M. Christian de La Malène s'est interrogé sur l'efficacité d'éventuels bombardements de l'OTAN sur la République fédérative de Yougoslavie.
M. Robert Del Picchia a souhaité connaître les compensations qui étaient proposées au président Milosevic pour l'inciter à faire preuve d'ouverture dans la négociation.
M. Xavier de Villepin, président, s'est inquiété des risques d'extension de la crise kosovare. Il a notamment évoqué les difficultés récemment rencontrées en Bosnie-Herzégovine concernant par exemple la décision d'arbitrage sur la ville de Brcko.
M. Hubert Védrine a indiqué que la négociation sur le Kosovo était, à l'heure présente, dans une situation de blocage complet. Le seul élément positif nouveau était l'accord de la délégation kosovare, désormais unifiée, à l'ensemble du plan proposé par le groupe de contact. La pression internationale s'exerçait donc désormais sur la partie serbe qui est, par ailleurs, revenue sur certains aspects du volet politique de l'accord qui avaient été acquis à Rambouillet. Il a précisé que les Serbes refusaient toute forme de présence militaire internationale, quelle qu'en soit la configuration.
Le ministre a rappelé que, sur le terrain, des provocations et des accrochages s'étaient récemment produits. Les Serbes avaient notamment renforcé considérablement leur présence militaire en violation des accords conclus à l'automne entre le président Milosevic et M. Holbrooke. Sur la base de la résolution 1199 du Conseil de sécurité, prise dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, des frappes militaires seraient possibles afin d'empêcher que la partie serbe ne soit tentée de résoudre par la force la question du Kosovo.
Le ministre a rappelé que, depuis le mois de mars 1998, le Conseil de sécurité offrait, à la partie serbe, des perspectives positives de levée de sanctions, ainsi que diverses incitations pour sa réinsertion dans la communauté internationale. Il n'avait toutefois obtenu en réponse qu'une obstination totale. La communauté internationale était déterminée à enrayer la répression militaire des Serbes au Kosovo.
En dépit de la décision concernant la ville de Brcko, l'équilibre en Bosnie-Herzégovine, a estimé M. Hubert Védrine, n'était pas rompu et la situation restait contrôlée.
Le ministre a précisé que la légitimité d'une éventuelle action militaire en Yougoslavie devait être appréciée au regard du refus obstiné des dirigeants serbes de répondre aux appels de la communauté internationale.
A M. Xavier de Villepin, président, qui, prenant l'exemple de l'Irak, mettait en doute l'efficacité de frappes militaires, le ministre des affaires étrangères a fait observer que les deux situations n'étaient pas comparables. En Yougoslavie, le processus de décision relevait d'un mécanisme véritablement international. Pour le ministre, l'éventuel recours à la force, aujourd'hui, contre la Yougoslavie, s'apparentait davantage aux frappes réalisées en 1994 en Bosnie-Herzégovine, dans la mesure où elles répondraient à de véritables objectifs stratégiques.
En réponse à MM. Christian de La Malène, Guy Penne, Robert Del Picchia, Mme Danielle Bidard-Reydet et M. Xavier de Villepin, président, qui doutaient de l'opportunité et de l'efficacité de frappes militaires, le ministre des affaires étrangères a précisé qu'en tout état de cause aucune action ne serait décidée par surprise. La communauté internationale agissait dans la transparence tant dans ses pressions que dans ses ouvertures. Dans l'esprit du ministre des affaires étrangères, s'il devait y avoir des frappes aériennes, celles-ci s'inscriraient dans une logique politique. Il a précisé que la perpétuation de l'actuelle situation de blocage risquerait de conduire à un affrontement majeur qu'il était de la responsabilité de la communauté internationale d'éviter.
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Génocide arménien - Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères
Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères,
au nom du Gouvernement :
" 1. - Durant le premier conflit mondial, en 1915-1916, alors que le régime du Sultan Mehmet V était entré en guerre contre la Russie voisine, l'Angleterre et la France, aux côtés de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie, la communauté arménienne de l'ancien Empire ottoman a été la victime de massacres abominables.
Ces atrocités, cette barbarie programmée marquent de manière indélébile l'Histoire. Elles sont gravées dans la mémoire des descendants de leurs victimes, et la France, qui est fière d'avoir été l'une de leurs grandes terres d'asile et d'accueil, en garde elle aussi le souvenir vivant.
Il est de la responsabilité de la représentation nationale et de celle du Gouvernement de veiller à perpétuer ce souvenir, de témoigner de la solidarité de la République à l'égard des Françaises et des Français d'origine arménienne.
J'en viens maintenant à l'éventuelle adoption de la proposition de loi déjà votée par l'Assemblée nationale sur le génocide arménien. Vous avez souhaité connaître la position du Gouvernement. Je vais donc vous la présenter. "
" 2. - En premier lieu, ce devoir de mémoire doit-il et peut-il prendre la forme d'une loi qui " reconnaîtrait " ce génocide ? Cette interrogation est d'ordre juridique et constitutionnel, mais aussi philosophique. Appartient-il en effet à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques, survenus il y a plus de quatre-vingts ans, dans un autre pays ?
L'Assemblée nationale a, par son vote, exprimé son intention politique de reconnaissance du génocide arménien. Le Gouvernement en a pris acte. Il peut comprendre les sentiments qui ont inspiré cette initiative parlementaire. Mais est-ce à la loi de proclamer " la vérité " sur cette tragédie historique ? Le Gouvernement ne le pense pas, et le Président de la République partage cette appréciation. "
" 3. - Après cette question de principe, j'en viens à l'appréciation de l'opportunité de cette initiative. La politique étrangère de la France est une politique de paix. C'est pourquoi il lui est indispensable de comprendre ce qui a conduit aux tragédies du passé, pour mieux en conjurer la répétition dans la réalité du monde d'aujourd'hui, c'est pourquoi elle doit aussi pouvoir avoir un dialogue utile avec tous.
De la Méditerranée à la Caspienne, comme partout dans le monde, notre politique extérieure vise à éradiquer les causes des conflits, à surmonter les antagonismes, à trouver des solutions aux problèmes que pose la coexistence entre les peuples. Le vote de cette loi servirait-il ces objectifs ? Renforcerait-il le message de notre pays, sa capacité à parler à chaque protagoniste des conflits d'Asie Mineure et du Caucase, à les convaincre de régler leurs différends d'aujourd'hui par la voie du dialogue et de la coopération ? Responsables de la politique extérieure du pays, le Gouvernement et le Président de la République ne le pensent pas.
Vis-à-vis de la Turquie en premier lieu, que veut la France ? Voir ce grand pays évoluer dans le sens de la modernité, de la stabilité, d'un respect accru des droits de l'Homme, d'un renforcement de la démocratie, d'une reconnaissance des droits des minorités. La France soutient ceux qui oeuvrent dans ce sens.
Nous redoutons que l'adoption de cette loi serve avant tout ceux que tentent le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et la répudiation des valeurs de progrès et d'ouverture.
La situation est particulièrement tendue dans le Caucase. La réconciliation entre les peuples et les divers Etats de cette région, meurtris par leurs luttes passées, mutuellement méfiants, opposés sur la question du Haut Karrabah, y est encore fragile. Les forces du nationalisme le plus ombrageux peuvent y précipiter de nouvelles tragédies, et leur esprit de surenchère pourrait, certes à mauvais droit, trouver de nouveaux aliments dans un vote du Parlement français. La France risque d'y perdre son image d'impartialité, de compréhension et d'ouverture, jusqu'ici reconnue par toutes les parties, et le crédit diplomatique qui lui a permis de jouer, dans le cadre du groupe de Minsk, un rôle utile dans la recherche d'une solution aux conflits de la région. "
" 4. - Je vous ai dit avec franchise les raisons pour lesquelles le Gouvernement en ce qui le concerne, en accord avec le Président de la République, n'a pas inscrit et n'entend pas inscrire cette proposition de loi à l'ordre du jour prioritaire du Sénat, comme l'avait déjà indiqué à plusieurs reprises M. Daniel Vaillant.
Mais la Haute Assemblée a la faculté de l'inscrire à son ordre du jour complémentaire, conformément à l'article 48, alinéa 3 de la Constitution. Au moment où elle va exercer sa responsabilité à cet égard, le Gouvernement a voulu que sa décision soit pleinement éclairée. "