Actes du colloque Vive la Loi
Allocution introductive
M. Dominique CHAGNOLLAUD, Directeur, Centre d'Etudes constitutionnelles et politiques, université Paris II
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire général, Excellence, chers amis, chers étudiants,
C'est un grand honneur pour le Centre d'Etudes constitutionnelles et politiques de l'université de Paris II d'être associé, à l'initiative du Sénat et de son Président, M. Christian Poncelet, à un tel colloque.
Avec ironie, le Président du Sénat a laissé entendre que l'on aurait pu imaginer un autre titre à ce colloque, consacré à la crise de la loi. Il aurait ainsi été divisé en deux parties, l'une dressant le constat terrifiant de la crise, l'autre s'acharnant à trouver les remèdes. Ce colloque aurait pu se tenir sous Guizot, en 1939 lorsque Georges Burdeau dénonçait l'incontinence de la loi, ou dix ans plus tard, sous l'influence du doyen Ripert, qui pourfendait le déclin du droit, ou encore au Conseil d'Etat, il y a une dizaine d'années, alors que celui-ci publiait un rapport introspectif sur la crise de la loi.
Au fil du temps, ce thème est devenu un poncif, un discours d'évidence, une sorte de standard de jugement - à l'instar du principe de précaution. Surproduction législative, lois jetables, sentiment d'insécurité, y compris juridique, développement d'un droit « gazeux », voilà le niveau de réflexion, qui est gouverné le plus souvent par la métaphore, comme aurait pu le dire Bertrand de Jouvenel. Heureusement, nous avons la codification, c'est-à-dire, comme le disait Bruno Petit, « l'épanouissement du positivisme légaliste, qui fait perdre de vue la recherche du droit juste, pour s'en tenir à la seule expression de la norme codifiée ».
Passons sur le fait que la France légifère moins, par exemple, que l'Allemagne, qui compte un juge constitutionnel particulièrement sourcilleux quant à la réserve de lois. Passons aussi sur les chiffres - notamment ceux qui montrent que le nombre de lois nouvelles promulguées par le législateur français n'a pas augmenté depuis 1968. Si l'on ôte de ce nombre les lois autorisant la ratification des conventions internationales, il faudrait même parler de déflation législative - et donc organiser un autre colloque sur le sujet. Si la hausse du volume de lois est cependant indiscutable, notamment en matière pénale, elle est aussi le fruit de la porosité du domaine de la loi, favorisée heureusement par la jurisprudence libérale - trop ?- du Conseil constitutionnel. Faut-il s'en plaindre et préférer des lois plus courtes et des règlements plus nombreux ? Telle est la question. Cette difficulté réelle de volume pourrait être aisément surmontée par un contrôle plus affirmé du Conseil constitutionnel sur la qualité de la loi et sur sa généralité, mais aussi, en amont, par un meilleur dialogue entre les partenaires sociaux, les collectivités locales et le législateur.
Nous voici donc au coeur du sujet de ce colloque, qui passe d'abord par un état des lieux bien connu des étudiants en droit, celui d'une loi enserrée par de multiples barrières - internationales, communautaires, constitutionnelles. La loi est également concurrencée par d'autres modes de régulation, de nature contractuelle ou conventionnelle, tandis que le juge, en particulier judiciaire, animé par une volonté d'autolimitation, lui donne vie par sa jurisprudence, malgré, et parfois à cause, du flou de la loi.
Issue de la raison du législateur, la loi, expression de la volonté générale depuis la Révolution française, demeure investie en France - mais est-ce véritablement une exception ? - d'un statut prééminent dans l'ordre juridique et symbolique. Notre passion républicaine du droit tient également au fait que la loi est le fruit d'une délibération collective. Par sa portée générale, elle est nécessairement un principe impersonnel, censé traduire le principe d'égalité. Aussi imparfaite qu'elle soit, elle apparaît comme la condition de la liberté, l'expression d'une langue commune des citoyens, parce qu'elle empêche le face-à-face et marque l'interdit. Elle fait ainsi l'objet d'une forte demande, même si, en même temps, elle n'est pas toujours comprise aujourd'hui et est parfois contestée.
Par principe, elle devrait être un rempart contre le « droit du guichet », qui consiste à penser d'abord la règle en termes individualistes - comme le disait Hannah Arendt : « J'ai droit à avoir des droits ». Or la loi semble perçue de plus en plus, non pas comme l'instrument d'une destinée collective, mais comme la reconnaissance des particularismes. En outre, l'individualisation se double d'une montée en puissance des droits subjectifs. Il faut donc s'interroger : la loi doit-elle se plier aux faits sociaux, traduire l'évolution des modes de vie et plus largement traduire la demande sociale, même éphémère ? Cette question en rejoint une autre : quelles peuvent être ses frontières dans notre société civile, jamais lasse de rechercher toutes sortes d'assurances ? Quelle doit être finalement la place de la loi par rapport au contrat ? En matière d'environnement, de sciences, de nouvelles technologies, où doit se placer le « compas » évoqué par les auteurs du code civil, notamment celui de l'intelligence de l'expert ?
Dans notre société pluraliste, la loi demeure l'instrument principal de gouvernement et de conduite des politiques publiques. Son processus d'élaboration s'est démocratisé, notamment avec le concours des médias et des citoyens. La question pourtant demeure : comment mieux faire accéder les citoyens, tout particulièrement les plus jeunes, en quête de valeurs, à la connaissance des lois ? L'aspiration au droit et à la justice restant très forte chez eux, comment leur faire comprendre que la loi est la garantie de l'égalité des citoyens - de tous les citoyens ?
Ce sont quelques-unes des questions que ce colloque s'apprête à poser, en croisant les regards de façon inédite, c'est-à-dire en faisant appel à plusieurs disciplines, que sont non seulement le droit, mais aussi la psychanalyse, l'histoire, le droit comparé, la sociologie du droit, ainsi qu'à des expériences intellectuelles et pratiques.
« Dans chaque cité, disait Portalis, la loi est une déclaration solennelle de la volonté du souverain sur un objet d'intérêt commun ». Tel est l'objet de ce colloque et nul autre mieux que le Sénat, haut lieu de l'art législatif, ne pouvait l'accueillir.