Les troisièmes rencontres sénatoriales de la justice
Colloque organisé par M. Christian Poncelet, président du Sénat - Palais du Luxembourg - 7 juin 2005
C. TÉMOIGNAGES DES SÉNATEURS (SUITE)
M. Yves DAUGE - Je suis sénateur d'Indre et Loire, maire de Chinon. L'année dernière, je suis allé en stage à Besançon (je vois des personnes que j'ai connues là-bas et que je salue), où mon séjour s'était plutôt effectué du côté du Président et du fonctionnement du tribunal. Cette année, je suis allé à Marseille et j'ai plutôt accompagné le parquet.
Evidemment, j'y ai été parfaitement reçu, comme l'an dernier, et je suis resté trois jours, complètement immergé, en oubliant tout le reste de ma vie. Dès le matin, à 8 h 30, j'ai eu le compte rendu du week-end et je dois dire qu'à Marseille, c'est un peu plus dur qu'à Besançon !... (Rires.) On avait découvert trois cadavres, au cours du week-end, dans leur appartement, plus un enfant tombé du 9 ème étage. Je n'insiste pas. On se rend compte tout de suite quand on démarre la journée que l'équipe de Marseille, côté parquet comme côté juges et président du tribunal, est placée dans une actualité absolument folle. C'est l'impression que j'ai eue tout de suite : on plonge dans un monde particulier.
Nous connaissons tous les difficultés, côté politique, mais là on passe de l'autre côté et on découvre une réalité que l'on ne connaît peut-être pas de manière aussi violente et difficile que les magistrats peuvent la connaître. C'est ma première impression.
C'est dans ce contexte que j'ai découvert une équipe du parquet extrêmement rassemblée, très structurée et très organisée, partageant réellement ses activités et ses informations et bénéficiant de l'expérience du Procureur, qui est membre du Conseil supérieur de la magistrature. Cette équipe, extrêmement soudée, est composée de personnes d'une très grande compétence.
Il faut dire qu'à Marseille, il y a en plus une juridiction interrégionale avec des compétences particulières : grande criminalité et pollution maritime, avec des problèmes d'expertise très complexes, et une nécessité d'intervention extrêmement rapide, comme vous pouvez l'imaginer : pour une pollution maritime, ce n'est pas huit jours après qu'il faut aller voir ce qui se passe. Il faut donc des moyens techniques lourds.
Le Président Poncelet a évoqué tout à l'heure la LOLF. On peut se demander si cette loi va nous permettre de disposer en temps réel des moyens suffisants pour être réactif immédiatement, sans être gêné par les dispositions que l'on aurait par ailleurs mises en place. Cela m'a frappé et j'ai eu le sentiment d'une équipe qui était en état de faire face à tous ces défis. C'est mon impression immédiate.
Cela étant dit, j'ai constaté que la « machine générale » de cette grande maison qu'est le Tribunal de Grande Instance de Marseille fonctionne difficilement à cause des problèmes rencontrés au greffe. Il est évident que l'infrastructure a beaucoup de mal à faire face : il y a un absentéisme très important (on m'a parlé d'un taux de 30 %) dû à diverses raisons et j'ai eu l'impression que, du côté du greffe, d'une manière générale, cela ne marche pas bien. Les personnes ne sont pas elles-mêmes en cause ; c'est l'ensemble qui ne fonctionne pas.
Il s'agit sans doute d'une population de fonctionnaires qui est déçue, qui n'a pas trouvé son épanouissement ni les moyens nécessaires, et il y a aussi un décalage entre le type de formation reçue et l'attente des promotions qui sortent de l'école de Dijon, qui est certainement une très bonne école. Les élèves formés s'attendent à une carrière qui n'est pas celle qu'ils mènent. Autant on a sans doute réglé, pour l'essentiel, les problèmes lié aux effectifs et aux moyens des magistrats, autant ce n'est pas le cas pour les greffiers.
Je ne sais pas ce qu'en pensent les personnes qui sont ici, mais c'est ce que j'ai ressenti à Marseille. Cela dit, à Besançon, je me souviens d'avoir été dans le bureau de la juge pour enfants et d'avoir remarqué qu'elle prenait tout par écrit et qu'elle faisait le greffe elle-même, faute de greffier avec elle. Le week-end, il fallait qu'elle reprenne toutes ses notes pour faire ses comptes rendus. Elle me disait d'ailleurs que beaucoup de gens contestaient ce qu'elle écrivait en disant que cela ne correspondait pas à ce qu'ils avaient dit. Il y avait donc non seulement des problèmes matériels d'exercice du métier, mais aussi un problème de mise en cause de son interprétation. C'est une question délicate sur laquelle il faudrait se pencher.
Nous avons incontestablement une grosse difficulté, en France, à mettre à niveau le fonctionnement de notre institution judiciaire, y compris sur la question des locaux. Je n'insiste pas sur la situation que j'avais découverte à Besançon et qui était critique puisque, pendant qu'on faisait des travaux dans un superbe palais de justice, on avait installé le Président du tribunal et son équipe dans les bureaux d'une ancienne entreprise, ce qui était vraiment dur pour eux, et ils y sont restés vraiment longtemps. Maintenant, ils sont revenus chez eux et tout va bien.
En tout cas, dans une ville comme Marseille, on pourrait tout de même espérer une meilleure organisation des locaux et des moyens matériels que celle qui existe. Tout est dispersé, les locaux qui ont été construits il y a vingt ans sont très mal climatisés et c'est assez pénible. J'ai vraiment eu une mauvaise impression des locaux.
J'ajoute que lorsque je suis allé voir fonctionner les comparutions immédiates, j'ai vu les locaux et les dispositifs d'attente pour les jeunes : c'était la panique générale, les jeunes couraient partout et on n'avait vraiment pas l'impression de se trouver dans un lieu tranquille, respecté et respectable dans lequel on rendait la justice. C'était la foire d'empoigne : la police se battait avec les jeunes qui montaient, descendaient, entraient dans la salle d'audience, et on était obligé d'arrêter les audiences. Il est vraiment difficile de fonctionner sereinement dans ces conditions. Bref, les locaux posent un problème vraiment lourd et c'est un métier tellement difficile qu'on se dit qu'il faut de la constance pour travailler dans de telles conditions.
Autre point très important : les actions d'accompagnement de la justice en amont comme en aval qui ont été lancées à l'initiative de magistrats, depuis de longues années, à Marseille, comme dans d'autres villes.
Tout le dispositif de médiation qui a été mis en place dans les quartiers est remarquable, avec un militantisme et un réseau associatif exceptionnels. Ce dispositif est largement soutenu par les collectivités locales, mais l'initiative, à Marseille en tout cas, est venue de magistrats. Vous avez bien compris que, si on ne les aide pas, en amont de la justice, pour accompagner leur travail par toute une série d'actions, ils n'y arriveront pas seuls.
Je tiens donc à rendre hommage à ce réseau d'associations de soutien à la médiation et aux antennes juridiques. Dans ma petite ville, je le fais aussi, mais à une échelle très modeste.
Je suis allé également visiter la maison de justice d'Aubagne, qui est remarquablement bien installée, ce dont il faut rendre hommage au maire qui s'est mobilisé en créant des locaux exceptionnels. Les lieux comptent beaucoup pour rendre la justice ou exercer des missions de service public, quelles qu'elles soient. Je suis très sensible à la question de l'architecture, à la beauté des lieux, au calme qui peut régner dans certains endroits pour retrouver une certaine humanité dans les relations.
Je vous conseille vraiment d'aller voir cette maison de justice d'Aubagne qui est dirigée par des fonctionnaires du ministère vraiment exceptionnels. Il y a là-bas une femme qui aime ce qu'elle fait et qui ne ménage pas sa peine et il faut vraiment rendre hommage à tous ceux qui soutiennent ces actions.
Je terminerai par l'évocation d'une association d'aide aux victimes qui, comme dans beaucoup d'endroits, est extrêmement active. Dans le cadre de cette association, on a créé à Marseille un service spécial d'urgence qui fait plus que de l'aide aux victimes. Quand cela va très mal, il faut aller sur le terrain et rendre un certain nombre de services que personne ne peut rendre. En cas d'assassinat, il y a des situations absolument dramatiques dans la maison et des tâches terrifiantes à assumer. C'est le service d'aide d'urgence aux victimes qui le fait et s'il n'était pas là, personne ne le ferait. Ces gens sont des militants, mais ils s'inquiètent toujours beaucoup des conditions dans lesquelles ils fonctionnent car ils ont toujours des financements précaires : ils dépensent 30 % de leur temps à courir après les financements qui leur permettent de survivre l'année suivante.
Cela pose une question très importante : comment sécuriser le fonctionnement de tout ce dispositif afin que le service public fonctionne bien. Tout cet environnement, si nécessaire, doit être stabilisé, faute de quoi les gens vivent dans l'angoisse de leur propre survie.
(Applaudissements.)
M. Michel DELÉAN - Merci, Monsieur le sénateur.
Nous allons voir un court reportage sur le stage qui a été effectué au tribunal de Caen par Madame Catherine Morin-Desailly, sénatrice de Seine-Maritime.
(Diffusion du reportage . )
M. Michel DELÉAN - Merci. Un sénateur souhaite-t-il encore nous faire partager son expérience sur le terrain ?
M. André VANTOMME - Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, je suis sénateur de l'Oise et j'ai été « immergé » il y a quelques semaines au Tribunal de Grande Instance de Lille.
L'invitation à participer à cette immersion dans la justice est arrivée à peu près en même temps que celle qui m'avait été adressée pour l'audience solennelle de rentrée du tribunal de Beauvais. J'étais, à cette audience, le seul parlementaire présent et le Président, s'adressant à moi, m'avait dit : « Monsieur le Sénateur, que ne retrouvez-vous votre train d'antan ? » Cet appel à reconsidérer l'action du Parlement au regard de ceux qui appliquent la loi m'a interpellé, et quand il s'est agi de me proposer cette immersion, je l'ai volontiers acceptée. L'occasion était belle, dans le cadre d'un Etat qui vit sur la séparation des pouvoirs, de faire cette immersion dans le pouvoir judiciaire.
Beaucoup de choses ont été dites et je vais être bref. Je commencerai par signaler la courtoisie et la qualité de l'accueil qui m'a été réservé par le Tribunal de Grande Instance de Lille et par celles et ceux qui, sous l'autorité du Président et du Procureur, travaillent dans cette institution. Je tiens aussi à signaler la disponibilité et le souci de transparence des magistrats pour m'associer à la vie de l'institution judiciaire et permettre d'en découvrir les éléments essentiels. Je ne descendrai pas dans le détail et je ne reviendrai pas sur tous les problèmes qui ont été évoqués ; j'en tirerai simplement trois éléments de réflexion.
Le premier est ma réflexion sur le rôle du législateur. Il est bien de faire les lois, mais il faut aussi se préoccuper de celles et ceux qui les appliquent. J'ai ressenti très nettement ce souhait en stage. Nous devons au Parlement l'avoir à l'esprit. En considérant le rythme du travail législatif et les modifications des différents codes, je pense que l'on doit bien mesurer la difficulté que l'on impose à celles et ceux qui doivent appliquer ces changements de législation. De nombreux exemples témoignent de la difficulté, dans des affaires qui sont parfois jugées quelques années après les faits, de resituer la législation applicable à l'époque. C'est un énorme travail.
Je retiendrai un autre exemple : la loi sur le changement de nom. Pour quatre articles de loi, il faut une circulaire de trente pages. D'autres exemples nombreux expriment cette difficulté du travail des magistrats que nous devons prendre en compte.
Ma deuxième réflexion porte sur les moyens de la justice. Je m'attendais à avoir du lobbying sur les moyens affectés à la justice ; cela n'a pas été le cas. Bien sûr, il y a une démarche revendicative qu'il ne faut pas nier, mais on a surtout insisté auprès de moi sur les possibilités qu'apporteront de nouveaux moyens informatiques pour régler des problèmes. J'ai compris que l'on souhaitait surtout agir dans ce sens, même si, évidemment, on est toujours sensible à l'attribution d'un poste de magistrat supplémentaire.
Je tiens également à dire, moi aussi, combien j'ai apprécié la qualité des hommes et des femmes qui ont à porter des jugements sur des comportements et une société de plus en plus complexe et fragile des magistrats, et qui éprouvent parfois un sentiment de solitude au regard d'affaires qu'ils doivent traiter et sur lesquelles la collégialité n'est pas toujours de mise.
La troisième et dernière réflexion que je ferai, c'est la volonté du parquet de participer à des actions de prévention dans les villes et d'essayer, dans ce cadre, d'apporter à d'autres institutions, qu'il s'agisse des mairies, du conseil général ou d'organismes sociaux, la réflexion et l'expérience des magistrats.
J'ai trouvé ce stage particulièrement intéressant. Il a été général et m'a permis d'aborder l'ensemble des aspects du fonctionnement d'un tribunal. C'était la première fois que j'y participais et je pense que j'y retournerai.
(Applaudissements.)
M. Michel DELÉAN - Merci, Monsieur le sénateur. L'un d'entre vous souhaite encore s'exprimer. Par avance, vous nous excuserez si tout le monde ne peut pas relater son expérience ; malheureusement, l'heure tourne et il faudra que nous entrions très vite dans notre débat.
M. Pierre-Yves COLLOMBAT - Je suis sénateur du Var, membre de la Commission de lois, mais non juriste, ce qui se remarque dans la Commission des lois, d'où mon intérêt pour ce stage d'immersion que j'ai effectué au Tribunal de Grande Instance d'Aix-en-Provence. Il s'est très bien passé, à la fois pour ce que j'en ai retenu sur le plan intellectuel et pour la qualité et la générosité de l'accueil qui m'a été réservé. Si Madame la Présidente et Monsieur le Procureur sont dans la salle, je tiens à les en remercier publiquement.
J'ai retenu deux choses essentielles.
La première, c'est que les magistrats étaient coincés entre deux impératifs : rendre une bonne justice et gérer les flux. J'ai été impressionné par l'attention qui était portée à la gestion du temps : ne pas perdre de temps et utiliser au mieux son temps.
On a évoqué tout à l'heure notre « diarrhée » législative, qui renvoie elle-même à une évolution sociale. J'ai vu que, sur les écrans parisiens, on reprenait La guerre des boutons. Il est certain qu'aujourd'hui, la guerre des boutons finirait devant le procureur et même peut-être devant un tribunal.
La deuxième, c'est cette difficulté à tenir, ce que je pense être, les deux fonctions de la justice : la fonction symbolique, qui consiste à restaurer l'ordre public au sens le plus général et le plus abstrait, et la fonction de gestion sociale. J'ai l'impression que la gestion sociale, qu'elle s'adresse aux interventions en direction des délinquants, pour lesquelles l'accent est mis sur l'éducation, la réinsertion et le traitement, ou en direction des victimes, qu'il faut accompagner et prendre en charge dans leur processus de deuil, l'emporte de plus en plus sur la première.
Tout à l'heure, mon collègue Yves Dauge a fait allusion au problème que pose l'état des locaux. Je dois dire qu'à Aix-en-Provence, la visite du TGI s'impose, parce que rendre sa majesté à la justice dans un cadre pareil relève vraiment de l'exploit.
Je livre ces réflexions et je pense que c'est une toile de fond pour le débat qui va venir sur l'utilisation des médias. En effet, s'il s'agit, à travers une diffusion médiatique de ce qui se passe dans nos tribunaux, de restaurer cette fonction symbolique, ce sera une chose tout à a fait fondamentale, mais s'il s'agit d'accompagner ce mouvement de gestion sociale ou de psychothérapie collective, c'est-à-dire si la France entière participe au processus de deuil, je crains que l'on passe à côté du problème.
(Applaudissements.)
M. Michel DELEÉAN - Merci. Si vous le voulez bien, nous allons donner la parole au Président Badinter, qui est très impatient de la prendre.