RENCONTRES SÉNATORIALES DE LA JUSTICE
Palais du Luxembourg - Mardi 8 juin 2004
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ALLOCUTION D'OUVERTURE
M. CHRISTIAN PONCELET, PRÉSIDENT DU SÉNAT
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PREMIÈRE TABLE RONDE
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DEUXIEME TABLE RONDE
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ALLOCUTION DE CLÔTURE
MME NICOLE GUEDJ, SECRÉTAIRE D'ETAT AU DROIT DES VICTIMES
M. Maurice PEYROT - Monsieur le Président, je vous invite à procéder à l'ouverture de ces deuxièmes rencontres sénatoriales de la justice.
ALLOCUTION D'OUVERTURE
M. CHRISTIAN PONCELET, PRÉSIDENT DU SÉNAT
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs les magistrats et fonctionnaires de justice,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
En m'adressant à l'ensemble de l'assistance, permettez-moi de vous dire à toutes et à tous, tout simplement et avec sincérité, chers amis.
Le 24 septembre dernier, dans cette même salle, je vous faisais part de mon souhait de renouveler cette année les expériences de stages d'immersion effectués en 2003 par mes collègues sénateurs dans vos juridictions (et je précise qu'il s'agit bien de sénateurs de toutes tendances), tant leur succès avait été grand et unanime.
Malgré le handicap certain que constitue, depuis le mois de janvier et jusqu'au début de l'automne, la succession des campagnes électorales (s'il n'y en avait pas, cela nous manquerait et nous les réclamerions), mes collègues ont répondu présents et ils sont à nouveau allés à votre rencontre dans vos tribunaux, certains d'entre eux sont mêmes des récidivistes de l'an dernier, ce qui confirme à l'évidence l'intérêt qu'ils ont porté à ces stages, même si certains, comme c'est le cas aussi des stages en entreprise, ont pu être au départ un peu réticents, ce qui est bien normal.
J'ai eu également le plaisir de constater que vous avez été très nombreux, chefs de cour, chefs de juridiction ou magistrats, à vous porter spontanément candidats pour accueillir une sénatrice ou un sénateur, à tel point que je n'ai pas pu en offrir à toutes et à tous. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses et mes regrets. Je tenterai de faire mieux la prochaine fois.
J'ai donc été très heureux de constater que le succès de l'an dernier ne devait rien à l'effet de la nouveauté. C'est pourquoi je suis particulièrement fier de vous accueillir toutes et tous ici, au Sénat, pour la deuxième année consécutive. Nous allons pouvoir poursuivre, prolonger et approfondir le dialogue direct engagé ensemble il y a maintenant dix-huit mois.
Je crois sincèrement que, si ce dialogue s'avère fructueux, c'est en raison de la franchise, de la transparence et de la simplicité, mais aussi du puissant désir de mieux nous comprendre qui anime tous nos échanges. Il y avait entre nous un fossé qu'il convenait de combler pour que nous puissions appréhender les uns et les autres nos missions respectives, nos difficultés et nos possibilités. Cet échange ne peut être que profitable à nos institutions.
Vous avez une nouvelle fois ouvert vos audiences, vos cabinets, vos parquets, vos greffes, vos réunions de travail internes ou externes avec vos partenaires extérieurs sans rien dissimuler. Soyez en très profondément et très sincèrement remerciés.
Au risque de me répéter, je dois vous dire que mes collègues sénateurs qui sont partis en stage cette année ont, eux aussi, désormais, une image de la justice bien différente, c'est-à-dire bien plus favorable. Ils ont d'ailleurs presque les mêmes mots que leurs prédécesseurs pour décrire notre justice.
Outre la chaleur et la sincérité de l'accueil qui leur a été réservé et auquel ils ont été bien évidemment sensibles, ce sont les mots de professionnalisme, de rigueur, d'écoute, d'humanité, de difficulté de la tâche du juge ou d'insuffisance des moyens matériels qui reviennent le plus souvent dans le résumé de leur expérience. Je pense qu'ils vous le confirmeront tout au long de la journée dans le cadre de leurs interventions.
Pour vous rassurer, j'ajoute tout de même que, ponctuellement, ils ont aussi formulé quelques légères critiques. Le contraire vous aurait bien sûr étonnés.
Ils ont en tout cas acquis une confiance dans la justice et les hommes et les femmes qui la rendent, qu'ils n'avaient peut-être pas tous autant avant cette expérience.
J'en suis très heureux car c'est bien le but que je cherchais à atteindre en prenant l'initiative de ces stages.
Faire en sorte que deux des institutions constitutives d'un Etat démocratique, d'un Etat de droit, fonctionnent en bonne intelligence, c'est-à-dire en se comprenant, ce qui, en démocratie, n'exclut pas les divergences de point de vue.
Nous avons bien progressé dans cette voie, mais nous savons que nous avons engagé un travail, les uns et les autres, de longue haleine. C'est pourquoi il faut continuer de renforcer les liens que nous avons su nouer en poursuivant nos échanges l'an prochain.
Je souhaite que, l'année prochaine, les cours d'appel puissent également accueillir des sénateurs, du moins ceux qui ont déjà une bonne connaissance des tribunaux de grande instance, afin d'avoir une vison complète de l'institution judiciaire. Cet enrichissement me semble indispensable compte tenu du rôle de plus en plus important qui est joué pas les cours d'appel, surtout au plan de la gestion.
Par ailleurs, ainsi que je l'avais évoqué en septembre dernier, le Parlement, en particulier le Sénat, doit remplir une mission d'évaluation des textes qu'il vote. Dans cette perspective, nos rencontres pourraient être l'occasion, l'an prochain, d'un premier bilan d'étape de la réforme des juges de proximité.
C'est une suggestion que je me permets de livrer à votre appréciation.
Aujourd'hui, nous avons choisi de soumettre à votre sagacité deux thèmes qui, contrairement à l'an passé, ne sont pas tournés vers le fonctionnement de l'institution judiciaire mais, davantage, vers sa place ou son image dans la société : la déontologie des magistrats et la justice pénale des mineurs, sujets d'actualité.
Je dois dire que la déontologie est un sujet qui m'a souvent préoccupé mais que je n'ai jamais fait aboutir. Quand j'étais ministre du budget, j'avais établi la fiscalité de la presse et des médias et, dans le cadre de ce travail, j'avais aussi envisagé que l'on puisse établir un code déontologique de la presse, mais cela n'a pas abouti... (Rires.)
Sans anticiper ni empiéter sur vos débats, je voudrais vous faire part des quelques réflexions que m'inspirent ces sujets. Le titre choisi pour le premier : " Le juge et l'exigence d'excellence " souligne combien les attentes des justiciables et de l'opinion publique en général à l'égard de l'institution judiciaire sont devenues intransigeantes. Cette situation s'explique en particulier par le fait que nos concitoyens ne tolèrent plus aucun risque dans aucun domaine.
J'ai l'habitude de dire que nous sommes aujourd'hui dans une société de garantisme dans laquelle plus personne n'est responsable de rien. Si l'élève ne réussit pas son examen, ce n'est pas de sa faute ni celle de sa famille qui ne l'a pas surveillé : l'école et les professeurs étaient mauvais ! Si un enfant circule dans le village, va un peu vite, dérape et se blesse, ce n'est pas de la faute de l'enfant qui a fait un excès de vitesse mais celle du maire qui n'a pas balayé la route ! Aujourd'hui, chacun transfère sa responsabilité sur d'autres. Il faudrait peut-être revenir sur cette question sans quoi, un jour ou l'autre, nous aurons quelques déceptions.
Les attentes des justiciables s'expliquent aussi par la rançon du succès. La place conquise ou subie par la justice dans notre société rend toute défaillance, toute erreur, toute insuffisance, surtout si elle est d'origine humaine, plus insupportable que de la part de n'importe quelle autre profession. (Certes, vous avouerez que l'opinion publique ne nous ménage pas non plus, nous, élus, comme elle ne ménage personne dès l'instant où quelqu'un prend une responsabilité.) Les dysfonctionnements de la justice, en particulier ceux de la justice pénale, peuvent en effet avoir des conséquences dramatiques sur des vies humaines.
Une exigence de qualité et de rigueur déontologique plus forte que dans d'autres domaines me paraît légitime. En revanche, le dogme de l'infaillibilité absolue des hommes comme de l'institution ne l'est pas. C'est donc à un juste équilibre entre les garanties offertes au justiciable et celles offertes aux magistrats qu'il faut parvenir.
Je précise que les garanties des magistrats ne constituent pas une fin en soi mais sont le moyen de vous permettre de rendre, au nom du peuple français, une justice en toute sérénité et indépendance pour le plus grand bénéfice des justiciables.
Vos débats, je l'espère, permettront de déterminer si cet équilibre est atteint et, dans la négative, de rechercher ce qu'il conviendrait de faire pour l'atteindre.
En toute hypothèse, vous avez montré, s'il en était encore besoin, grâce aux stages accomplis par mes collègues auprès de vous, combien la transparence de votre travail et de vos pratiques vous était favorable, et même très favorable.
C'est pourquoi vous ne devez craindre, ni aujourd'hui, ni demain, aucuns débats sereins sur votre déontologie. Ils ne peuvent au contraire que vous renforcer.
J'en viens au sujet que vous évoquerez cet après-midi, la justice pénale des mineurs, qui me tient beaucoup à coeur. Comment faire en sorte de ne pas laisser sur le bas-côté de la route une part de plus en plus importante de notre jeunesse sans hypothéquer notre avenir à toutes et à tous ? Il me paraît essentiel et même vital de ne pas les abandonner à leur sort.
C'est un sujet sur lequel - vous le savez - le Sénat, pour sa part, a beaucoup travaillé. Il a proposé il y a deux ans des solutions ou des pistes qui ont, depuis, été largement reprises par le gouvernement. C'est une excellente illustration de l'utilité du rôle de chambre de réflexion que s'assigne le Sénat au-delà de sa fonction de législateur à part entière et de sa mission de contrôleur de l'action de l'exécutif.
Au terme de vos débats, vous apporterez, je l'espère, une réponse au titre volontairement provocateur - je l'avoue - qui a été choisi pour cette table ronde, titre destiné à provoquer un "remue-méninge" pour nous aider à mieux légiférer.
Pour terminer, je souhaite, cette année encore, remercier l'Union syndicale des magistrats et son président pour le soutien qu'ils ont continué à apporter à notre opération.
Je remercie également l'Ecole nationale de la magistrature et son directeur d'avoir accepté de faire de ces deuxièmes Rencontres une journée de formation continue pour chaque magistrat participant.
Je vous souhaite maintenant à toutes et à tous de fructueux débats et vous donne rendez-vous à l'année prochaine. Bonne journée à toutes et à tous.
(Applaudissements.)
PREMIÈRE TABLE RONDE
LE JUGE ET L'EXIGENCE D'EXCELLENCE
Débats animés par :
M. Maurice Peyrot ,
Vice-Président de l'Association de la Presse Judiciaire
Avec la participation de :
M. Michel Dreyfus-Schmidt ,
Sénateur du Territoire de Belfort, vice-président honoraire du Sénat
M. Christian Cointat ,
Sénateur des Français de l'Etranger, rapporteur pour avis de la Commission des lois du budget de la justice
Mme Natalie Fricero ,
Professeur de droit à la faculté de Nice, membre de la Commission de réflexion sur l'éthique dans la magistrature
M. Jean-Paul Sudre ,
Substitut général près la Cour d'Appel de Nancy, membre du Conseil Supérieur de la Magistrature
M. Christian Raysseguier ,
Inspecteur Général des Services Judiciaires
M. Patrice Davost ,
Directeur des Services Judiciaires
Mme Annie Zamponi ,
Chargée de Mission auprès du sous-directeur de l'organisation judiciaire et de la programmation
M. François Falletti ,
Procureur Général près la Cour d'Appel de Lyon
et le témoignage de :
M. Jean-Marc Juilhard,
Sénateur du Puy-de-Dôme
M. François Zocchetto,
Sénateur de la Mayenne
M. Maurice PEYROT , Vice-Président de l'Association de la Presse Judiciaire -
Monsieur le Président, je vous remercie. A l'instant, vous m'avez rassuré, car j'ai cru à un moment que j'étais dans un débat que je connaissais mieux. Nous ne parlerons pas de la presse aujourd'hui, hélas, quoique, si certains veulent en parler à un certain moment, pourquoi pas ?
Bonjour à tous. Je ne suis ni magistrat, ni élu. Je vais malgré tout tenter de ne pas vous gâcher votre matinée et de vous permettre de suivre le programme qui a été prévu pour ces secondes rencontres. Ce programme paraît très chargé, mais, avant d'entrer dans la discussion, nous allons respecter la tradition et le but de ces rencontres sénatoriales en écoutant deux sénateurs qui vont nous faire part de leur sentiment après un stage en juridiction.
Nous commençons par M. Jean-Marc Juilhard, du Puy-de-Dôme, qui est allé à Colmar. Je lui donne la parole.
Témoignages des sénateurs |
M. Jean-Marc JUILHARD , sénateur du Puy-de-Dôme -
Monsieur le Président, madame et messieurs, mesdames et messieurs les représentants de juridictions, je m'associe aux propos du président pour vous accueillir dans ce Sénat qui nous est cher et pour dire combien, pour ma part, j'ai été heureux de participer à ces Rencontres sénatoriales de la justice.
A ce titre, je remercie le président Poncelet d'avoir instauré ce type de rencontres qui, pour des sénateurs qui, comme moi, ne sont pas formés véritablement au droit, sont d'un très grand intérêt.
S'agissant de mon "immersion" - c'est le terme -, j'étais donc à Colmar, au tribunal de grande instance, les 6 et 7 avril, où j'ai été chaleureusement accueilli par Mme la Présidente, Sonia Garrigue, et par M. le Procureur, Pascal Schultz, ici présents, que je salue tout aussi chaleureusement.
Dès le premier jour, j'ai pris contact, grâce à eux, avec le tribunal et son fonctionnement dyarchique qui ne semble pas poser de problème majeur (bien que...). J'ai appris ce qu'était la magistrature du parquet, l'action publique, et la magistrature du siège qui tranche les litiges. J'ai eu aussi, par la greffière en chef, une présentation des fonctionnaires du tribunal et du budget du tribunal, budget insuffisant, comme le rappelait le président tout à l'heure, mais qui n'a pas été l'essentiel de nos débats.
A la fin de cette présentation et de cette visite de locaux, qui commencent à être un peu exigus (je regarde M. le Procureur et Mme la Présidente en le disant, puisque c'est un thème que nous avons évoqué), le cri du coeur de tous les magistrats, qui a été le fil conducteur de ces trois jours, a été de me dire : « Arrêtez de légiférer sur la justice ; aidez-nous plutôt à toiletter les lois existantes pour que nous puissions fonctionner dans de meilleures conditions ». Les juges de proximité, auxquels faisait référence tout à l'heure le président Poncelet, ont bien entendu été évoqués à peu près tous les jours et dans toutes les juridictions.
J'ai pu assister ensuite à une partie de la conférence mensuelle, présidée par Mme Bensussan.
En Alsace Moselle, il n'y a pas de tribunal de commerce. J'ai pu constater, à l'audience de la chambre commerciale, que le partenariat entre la présidente, Mme Palpacuer, et les juges professionnels élus par leurs pairs était un système intéressant. Je sais qu'il a suscité des avis divers et variés, mais ce que j'ai pu y voir m'a semblé intéressant.
Ma deuxième journée m'a permis de connaître le juge aux affaires familiales, et un substitut, Mme Christine Charras qui traite d'affaires de violences, violences sexuelles, de moeurs et de drogue.
J'ai également évoqué avec M. le Bâtonnier le fonctionnement du barreau et le partenariat avec le tribunal de grande instance, nous avons évoqué notamment les problèmes d'emploi que connaît actuellement l'Alsace, les délocalisations et restructurations d'emplois et, bien entendu, les difficultés qu'elles suscitent.
La journée s'est terminée dans le bureau de Pierre Wagner, juge d'instruction, qui, après m'avoir décrit sa fonction et l'autonomie qu'elle comporte, m'a fait part de ses inquiétudes quant à l'avenir de la charge de juge d'instruction. Je ne vous apprends rien, mais il était bon de le préciser.
Le dernier jour, j'ai suivi une audience correctionnelle sous la présidence d'Alain Hahn, au cours de laquelle ont notamment été évoquées des affaires d'escroquerie financière et une affaire de violence sur un enfant de moins de trois mois qui était, pour moi qui ne suis pas de la partie, assez poignante. Je comprends les difficultés des juges en la matière et de leur nécessaire courage.
Enfin, avec Mme Pascale Blind, présidente du tribunal pour enfants, j'ai pu assister à une audience sur un problème de garde et de placement d'enfants en famille d'accueil à la suite de la séparation des parents. Mais nous avons évoqué surtout le projet de décentralisation. La crainte exprimée sur ce projet, qualifié de remise en cause des fondements de la justice des mineurs me semble mériter toute notre attention de législateur.
A l'issue de ces trois jours, un débriefing en présence de Mme la Présidente, de M. le premier Président de la Cour d'appel, de M. le Procureur général, de M. le Procureur et de l'ensemble des magistrats a permis de faire une petite synthèse des principales préoccupations de mes interlocuteurs :
- l'excès de texte -je n'y reviens pas- que j'ai résumé par la formule « l'excès de loi tue la loi » ;
- la crainte à venir de la décentralisation, en ce qui concerne l'expérimentation envisagée dans le domaine de la justice des mineurs ;
- les particularités positives du droit local : le livre foncier et l'échevinage à la chambre commerciale, qui m'avait paru intéressant et qui est ce partenariat étroit entre un magistrat et des juges professionnels élus par leurs pairs.
J'ai loué - et je le refais volontiers aujourd'hui - la qualité de l'accueil qui m'a été réservé, qui a été chaleureux, comme je l'ai dit, mais aussi studieux et qui m'a permis de mieux connaître les choses. Si M. le Président Poncelet me le permet, j'aurai l'occasion de refaire ce type d'expérience. Le tribunal est une vraie ruche, en tout cas celui de Colmar, et j'y ai trouvé des magistrats passionnés par leur fonction, rigoureux et humains, un aspect auquel vous avez fait référence, Monsieur le Président.
Ils sont inquiets des excès de textes (pardonnez-moi de le répéter, mais c'est le fil conducteur, comme je l'ai indiqué tout à l'heure) qui compliquent au lieu de simplifier le quotidien au détriment de l'efficacité.
Le tribunal de grande instance de Colmar est un tribunal moyen (ce sont les magistrats qui me l'ont dit) où règne une ambiance sereine (c'est moi qui le dis), familiale et efficace que je suis heureux d'avoir partagée pendant trois jours.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Je vous remercie de cet exposé très complet.
M. François Zocchetto, vous êtes de la Mayenne et vous n'avez pas choisi la facilité puisque vous êtes allé à la Cour de Cassation.
M. François ZOCCHETTO , sénateur de la Mayenne -
Ayant participé, avec un certain nombre de mes collègues de la commission des lois, à des modifications plus que substantielles du processus judiciaire dans les derniers mois (je veux parler de la loi dite "Perben 2"), la solution de facilité était peut-être, pour moi, d'aller justement à la Cour de Cassation, parce qu'on aurait pu penser que c'était un lieu plus protégé par rapport aux reproches que ne manqueraient pas de faire les magistrats, souvent à juste titre, par rapport au travail du législateur.
En fait, je considère que j'ai eu beaucoup de chance et je tiens à remercier le président du Sénat, le premier président de la Cour de Cassation et le procureur-général, qui sont ici présents, d'avoir monté ce stage. Il semble que c'était la première fois qu'un sénateur faisait un stage à la Cour de Cassation, où j'ai appris beaucoup de choses.
Il est inutile de vous dire que j'ai été reçu vraiment très chaleureusement, et je modère mes termes en le disant. Les magistrats ont fait preuve d'une très grande disponibilité, ils n'ont pas compté leur temps vis-à-vis de moi et j'ai pu comprendre un peu mieux ce qui, pour le commun des mortels mais aussi pour le législateur, apparaît souvent difficile à comprendre : le mode de fonctionnement de la Cour de Cassation.
C'est un lieu unique, il n'y a pas beaucoup de personnes qui peuvent le fréquenter et il est parfois difficile de comprendre comment cela fonctionne.
Au-delà de toute une série d'entretiens, j'ai pu participer à des audiences diverses de la chambre criminelle et de la chambre commerciale. J'ai également eu des entretiens avec le premier avocat général, que je remercie et qui est ici présent, j'ai assisté à des conférences de mise en état entre le président de chambre et le doyen, et j'ai pu visiter un service dont je ne soupçonnais pas l'importance et l'organisation : le service de la documentation et des études.
J'en viens à quelques impressions sur ces trois jours de stage.
Premièrement, il m'a semblé qu'il y avait un réel esprit d'équipe à la Cour de Cassation, plutôt qu'un esprit de corps, entre le premier président, les présidents de chambre et les conseillers rapporteurs, dont le recrutement m'est apparu plus diversifié que je ne l'imaginais, avec notamment des générations différentes de magistrats qui participaient à l'élaboration des décisions. Tous ces magistrats forment une réelle équipe, me semble-t-il, et j'ai pu mesurer leur volonté d'avoir le moins de divergences possible dans les décisions qui sont rendues.
J'ai été très intéressé de constater qu'à l'audience de la chambre criminelle, on a le souci de ne pas rendre des décisions divergentes afin que la lisibilité des décisions de la Cour de Cassation, et donc le droit en France, puissent être compréhensibles. Il est vrai que, lorsque la chambre criminelle rend une décision dans un sens et la chambre commerciale ou la chambre sociale dans un autre, cela peut être difficile à suivre. On note donc ce souci de rendre les décisions plus lisibles et donc plus homogènes.
Ma deuxième impression a concerné le processus d'élaboration de la décision. J'ai été frappé de constater que tous les conseillers rapporteurs, mais aussi les autres conseillers, quel que soit leur grade ou leur ancienneté, ont un droit à la parole qui me paraît identique. Certes, une décision doit être élaborée selon la règle de la majorité, avec un processus de vote, mais il y a ce souci que la décision soit comprise et acceptée et j'ai pu mesurer à quel point les magistrats prenaient le temps d'étudier complètement tous les contours du problème qui était posé et de donner une décision complètement acceptée. Cela me paraît important pour cette juridiction qu'est la Cour de Cassation.
Troisièmement, j'ai vraiment été impressionné par le centre d'étude et de documentation qui concerne tous les magistrats de France. On m'a en effet expliqué que ce merveilleux outil informatique de documentation et de collecte de l'information était destiné à alimenter tous les tribunaux de France et tous les magistrats. Cela m'a paru être une fonction importante de la Cour de Cassation.
Je dois vous dire que lorsqu'on m'avait dit que, dans le stage, il était prévu de passer une demi-journée au centre d'étude et de documentation, je m'étais demandé si c'était vraiment bien utile, en pensant que j'essaierais de mettre cela en fin de parcours et que je n'aurais peut-être pas le temps d'y aller. Cela aurait été une grave erreur car cette fonction importante de la Cour de Cassation qui consiste à diffuser partout l'information est aujourd'hui pleinement assumée.
J'ajoute qu'en tant que législateurs, nous sommes intéressés par des sujets différents qui sont parfois d'actualité et que j'ai pu aussi me documenter sur le fonctionnement interne de la Cour au regard du rôle du parquet général et en parler à mes confrères en rentrant. C'est en effet une situation particulière qui nous intéresse, nous aussi, en tant que législateurs.
Il me reste à conclure. Vous avez compris que je suis totalement enthousiasmé. Mon problème, c'est que d'autres collègues sénateurs voudront certainement aller à la Cour de Cassation et que je ne sais donc pas si je pourrai m'y rendre à nouveau. En tout cas, je n'ai qu'un seul souhait : pouvoir y retourner.
(Applaudissements.)
* * *
M. Maurice PEYROT -
Merci. Nous allons commencer nos travaux.
Tout à l'heure, Monsieur Poncelet, mieux que je ne pourrai jamais le faire, a posé les grandes questions qui vont être évoquées aujourd'hui, la première étant résumée par une formule peut-être un peu excessive : le contrôle du juge.
I. UNE EXIGENCE ACCRUE DE RIGUEUR
Il est bien certain qu'il y a eu une évolution. Il y a fort longtemps, le juge était la puissance divine, ce qui était assez commode, dans la mesure où ses décisions ne se discutaient pas. Et puis, un jour, Dieu a quitté les prétoires, on s'est peut-être posé alors quelques problèmes et, par une curieuse boucle de l'histoire, on s'est tourné vers le juge comme on se tournait vers Dieu : il a fallu qu'il fasse tout, qu'il décide tout, qu'il tranche tout, qu'il punisse et même qu'il console. On lui a tout demandé.
Cela a même pris une forme extrêmement aiguë qui a alerté un grand personnage, M. Pierre Dray, alors premier président de la Cour de Cassation, qui disait le 8 janvier 1990, dans cet avertissement à ses collègues : « A la tentation du juge dieu, seul apte à tout savoir et à tout faire, il faut résister ». Hélas, la pression semblait trop forte ; son avertissement n'a été entendu ni par le public, ni, peut-être, par certains magistrats, et une conduite étrange s'est produite, des deux côtés d'ailleurs.
Est-ce ce nouveau rôle ou le comportement individuel de certains rares magistrats qui a fragilisé le juge ? Toujours est-il que l'idée d'un contrôle (encore une fois, je n'aime pas beaucoup ce mot), d'un encadrement ou d'une connaissance de ce qu'il peut faire ou ne peut pas faire a fait son chemin. Désormais, chacun est conscient que la procédure et les voies de recours ne suffisent plus pour protéger le justiciable et que l'exigence de qualité du travail du juge est maintenant une forte demande du corps social, des élus et même, de plus en plus, de certains magistrats.
Comment exercer ce contrôle entendu dans le sens théorique du mot, sur quelle base et à partir de quelles règles déontologiques ? Quel rôle faut-il donner à la hiérarchie ? Comment contrôler le juge tout en préservant rigoureusement son indépendance ? Nous examinerons tous ces éléments avant d'examiner, dans une deuxième partie, un aspect plus technique : celui du contrôle des fonds accordés à l'institution judiciaire.
Comme vous le constatez, les sujets sont assez denses. Aussi, pour le bon ordre de nos débats et pour encourager la rapidité et la spontanéité des échanges, je demanderai à chacun, à la table comme dans la salle, de faire leurs interventions et de poser leurs questions de la manière la plus courte possible, quitte à reprendre plusieurs fois la parole. Je pense que cela peut permettre un dialogue plus ouvert que des interventions magistrales.
La première question qui nous occupe concerne donc la règle déontologique. Jusqu'à quel point faut-il la définir ? Pendant longtemps, les devoirs et obligations des magistrats se sont définis par l'énumération d'une série de grands principes. Est-ce suffisant ? Le CSM et la Commission Cabanes se sont penchés sur cette question et ils ont, pour certains, élargi la notion de règles déontologiques tout en précisant certains points.
Concernant la jurisprudence du CSM, où en sommes-nous, monsieur Sudre ?
A. LA RÈGLE DÉONTOLOGIQUE
M. Jean-Paul SUDRE , substitut général près la Cour d'Appel de Nancy, membre du Conseil Supérieur de la Magistrature -
Le sujet que vous avez présenté est d'une telle densité que le pari lancé aux participants d'être bref sera difficile à tenir.
Le premier point de cette table ronde porte, d'une part, sur l'état de la jurisprudence disciplinaire du Conseil supérieur de la Magistrature et, d'autre part, sur la situation de la réflexion du Conseil.
En ce qui concerne tout d'abord la jurisprudence du Conseil supérieur, organe disciplinaire des magistrats placé sous le contrôle du Conseil d'Etat, l'évolution a été très claire et très nette. Pendant très longtemps, le Conseil supérieur, dans ses décisions, n'a fait que mettre en exergue la gravité des faits constatés, après quoi, dans un travail présenté comme casuistique, le Conseil supérieur a qualifié les faits de manière suffisamment précise pour élaborer toute une série de principes directeurs de comportement à visée éthique et déontologique.
Ces principes ont couvert tout le champ d'intervention du magistrat, qu'il s'agisse des missions judiciaires (indépendance, respect de la loi, impartialité, diligence) ou du comportement personnel du magistrat (intégrité, loyauté et dignité).
Si ce catalogue de principes directeurs extrêmement précis couvre l'ensemble du comportement du magistrat, deux domaines lui échappent quand même, dont le premier fera partie d'une autre étape de notre débat mais qui est très important : l'appréciation de l'activité juridictionnelle, qui relève exclusivement de l'usage des voies de recours. C'est un point fondamental que je ne développerai pas maintenant car je pense que nous aurons l'occasion d'y revenir au cours de cette matinée.
Le deuxième point qui échappe à cette appréciation, c'est la vie privée du magistrat, avec la limite que lorsque celle-ci déborde sur l'image du magistrat et de l'institution judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature peut retenir l'existence d'une faute disciplinaire.
La jurisprudence disciplinaire du Conseil supérieur a aussi deux impératifs : l'image du juge et la qualité de la justice, non pas dans l'intérêt du magistrat mais dans celui du justiciable, cela étant dit en traçant très rapidement les grands axes de cette jurisprudence.
Le résultat principal de ce travail a été l'élaboration de véritables principes directeurs de comportement. Cette élaboration a conduit tout naturellement le Conseil supérieur, lorsqu'il a été amené à contribuer à la réflexion actuelle sur la déontologie, à se poser deux questions : d'une part, la question de la nécessité ou non d'un code de déontologie et, d'autre part, la nécessité ou non de modifier le serment, deux questions parmi celles qui ont également été abordées par la Commission Cabannes.
Cette réflexion figure dans un document du Conseil supérieur de la magistrature du 2 octobre 2003, que vous connaissez et qui a été communiqué à la Commission Cabannes au cours de ses travaux, document dans lequel, sur le premier point, le Conseil supérieur a estimé que le catalogue de principes directeurs qui existe était suffisamment précis pour qu'il ne soit pas nécessaire de créer un code de déontologie. L'existence d'un tel code, qui fait aujourd'hui l'objet d'une réflexion intéressante non seulement en France, mais aussi à l'étranger, peut présenter quelques difficultés, notamment lorsque le code est soit trop vague soit trop précis, au point d'être rapidement dépassé par l'évolution de la situation.
Le Conseil a donc considéré qu'il n'était pas nécessaire de créer un code de déontologie et qu'il valait mieux - il y a beaucoup insisté - assurer une réelle diffusion d'un catalogue détaillé des principes directeurs de sa jurisprudence assorti de l'ensemble des textes applicables en la matière.
Quant à la deuxième question, qui porte sur la modification ou non du serment, le Conseil supérieur a considéré qu'il n'était pas nécessaire, en l'état actuel des choses, de le modifier pour les raisons suivantes.
Premièrement, il a estimé que, s'il s'agit d'augmenter la lisibilité et l'accessibilité des principes, les textes actuels assortis d'un recueil des principes directeurs couvrent le champ des besoins.
Deuxièmement, le Conseil a considéré qu'il n'y avait pas lieu de modifier le fond actuel des textes.
Troisièmement, même s'il est vrai qu'on peut s'interroger sur la forme de l'actuel serment, l'ensemble des devoirs des magistrats ne peut pas se limiter aux seuls textes de la loi organique et ne peut se comprendre et s'illustrer qu'à partir de la jurisprudence développée du Conseil supérieur et du Conseil d'Etat.
Le Conseil a donc conclu à l'absence de nécessité de modifier le serment.
Voilà ce que je peux vous dire sur la première question que vous m'avez posée.
M. Maurice PEYROT -
Vous venez de parler du serment, sur lequel la Commission Cabannes a un avis particulier. Je donne la parole à Mme Fricero sur ce point.
Mme Natalie FRICERO , professeur de droit à la faculté de Nice, membre de la commission de réflexion sur l'éthique dans la magistrature -
Avant d'aborder le serment, je voudrais, en quelques mots, définir la problématique plus générale de la réflexion sur la déontologie et retracer les objectifs que la Commission entendait réaliser.
Une réflexion générale sur la déontologie avait d'abord pour objectif de rétablir la confiance qu'une partie des justiciables avait perdue dans l'autorité judiciaire. Certaines enquêtes révèlent effectivement que, pour une partie de l'opinion, les juges ne sont pas toujours placés dans une situation de responsabilité qui est à la mesure des pouvoirs nouveaux qui leur sont accordés.
Dans les nouvelles démocraties - on le sait -, dans le cadre de la réflexion déontologique, un affichage très fort et une détermination très nette des valeurs professionnelles est un gage de sécurité juridique, de performance et d'égalité entre les citoyens.
Le deuxième objectif était de consolider, par la réflexion déontologique, la légitimité du juge. Le justiciable et le juge sont liés par un pacte démocratique et le juge ne peut imposer le respect des valeurs démocratiques au citoyen que dans la mesure où il les respecte lui-même et où il le montre. Je me réfère ici à la théorie des apparences de la Cour européenne des droits de l'homme.
Le troisième objectif était, par la réflexion déontologique, de mettre l'accent sur le renforcement de l'indépendance des juges et, en même temps, sur la nécessaire protection des magistrats. La Commission Cabanes a estimé effectivement que la réflexion déontologique ne devait pas concerner seulement les devoirs et obligations renforcés des juges, mais également leurs droits et la nécessaire protection et garantie d'indépendance qui doivent entourer toutes les obligations déontologiques.
Dans ce contexte, la Commission a proposé la rédaction d'un nouveau serment. Contrairement à la position qui avait été affichée par le Conseil supérieur de la magistrature, cette proposition d'un nouveau serment répondait à deux idées force pour la Commission Cabannes.
La première est la lisibilité et la cohérence du système déontologique. En l'état actuel de la législation, l'ordonnance du 22 décembre 1958 définit des obligations déontologiques dans le serment et reprend certaines obligations dans l'article 10 du statut de la magistrature, après quoi la faute disciplinaire résulte d'une autre définition qui est celle de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.
En termes de lisibilité et de cohérence, il est apparu à la Commission que la définition de la faute disciplinaire devait correspondre à la définition des obligations déontologiques et que proposer une nouvelle définition du serment et faire de la violation de l'une des obligations contenues dans le serment la définition de la faute disciplinaire permettait d'assurer à l'ensemble du système une cohérence plus importante, une vraie cohérence, alors qu'aujourd'hui, il existe une dualité peu compréhensible puisque les mêmes termes ne se retrouvent pas dans la définition de la faute disciplinaire et dans celle des obligations issues du serment.
S'agissant du contenu du serment, qui correspond à la définition d'une nouvelle éthique, la suppression du terme "religieusement", en ce qui concerne le secret des délibérations, permettait de mettre en harmonie le serment des magistrats avec le principe de laïcité qui a été réaffirmé par la loi dans le domaine de l'enseignement.
Quant aux autres termes, je ne voudrais pas ici, compte tenu de l'impératif de célérité qui est le mien dans cette présentation, revenir sur la totalité des termes du serment, mais je vais prendre quand même quelques exemples.
En ce qui concerne le terme d'impartialité, tout le monde est d'accord sur le caractère incontesté et incontestable de cette exigence, mais on doit constater à la lecture du dispositif français interne que ni l'ordonnance de 1958 portant statut de la magistrature, ni les textes du Code de procédure civile ou du Code de procédure pénale sur la récusation ne se réfèrent au terme d'impartialité.
Bien entendu, cela ne signifie pas que l'exigence d'impartialité ne soit pas, premièrement, respectée par les juges et, deuxièmement, sanctionnée par le Conseil supérieur de la magistrature. On retrouve d'ailleurs ce terme expressément formulé dans certaines sanctions. Pour autant, dans la mesure où c'est une exigence consubstantielle à la fonction de justice, il paraît tout de même surprenant pour l'esprit qu'elle ne figure pas de manière expresse dans une obligation déontologique du juge.
C'est la raison pour laquelle, à titre essentiel, la Commission Cabannes avait proposé de l'insérer dans le serment.
Sur d'autres aspects, il s'agissait évidemment de faire cesser certaines difficultés d'interprétation relatives à certains termes du serment, et je me réfère notamment au respect du secret professionnel. Dans le serment actuel, le juge jure de garder religieusement le secret des délibérations. Or la commission Cabannes a estimé que l'unité du corps imposait que ce serment soit prêté de façon indifférenciée par les magistrats du siège et les magistrats du parquet, pour lesquels il paraît un peu paradoxal de garder religieusement le secret des délibérations.
Le secret professionnel est une obligation déontologique qui pèse sur de très nombreuses professions (les médecins, les avocats) et on imagine mal qu'un juge puisse s'exonérer de ce secret professionnel.
Voilà quelques éléments que je souhaitais apporter, sachant que nous pourrons revenir ultérieurement sur les différents termes du serment.
Pour terminer, je voudrais dire quelques mots, afin d'essayer de montrer la cohérence de la réflexion de la Commission Cabannes, sur la cohabitation entre la déontologie et la discipline, ce qui soulève évidemment, de manière indirecte, la problématique d'un code de déontologie.
La commission a été ainsi confrontée au problème de l'existence d'un code de déontologie et elle a choisi d'exclure son existence, parce que sa portée juridique dans le système normatif français lui paraissait problématique. Elle a donc estimé qu'il n'était pas possible, dans leur contenu, de dissocier les normes éthiques ou déontologiques et les normes disciplinaires. Elle a décidé d'énoncer ces normes déontologiques dans le serment et d'en faire en même temps les normes disciplinaires sanctionnées par le Conseil supérieur de la magistrature, puisque la violation du serment constitue la faute disciplinaire.
En revanche, la commission a estimé qu'une distinction entre la déontologie, l'éthique appliquée et la discipline était essentielle en ce qui concerne les sanctions proposées. En ce sens, elle a considéré que les difficultés déontologiques consistaient parfois en des difficultés para ou infra disciplinaires. Autrement dit, elle a proposé un certain nombre de mesures destinées à faire face à des comportements problématiques en termes de déontologie, mais en dehors du domaine disciplinaire. Par conséquent, la distinction entre la déontologie et la discipline se retrouve non pas dans la définition du contenu des valeurs professionnelles, mais dans les mesures de détection et de prévention qui peuvent se situer dans un champ para disciplinaire et qui constituent à la fois la traduction de la protection des magistrats et la réponse à des besoins individuels et à des désarrois déontologiques ponctuels de certains magistrats.
Voilà, pour l'essentiel, tout en ayant conscience qu'en résumant, je deviens parfois caricaturale, les résultats de la réflexion de la Commission Cabannes.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Merci beaucoup. A ce stade y a-t-il quelques interventions dans la salle ? Pas encore ? Très bien. Nous y reviendrons donc tout à l'heure.
En ce qui concerne les problèmes que pose parfois l'installation des règles déontologiques, je souhaite attirer votre attention sur la compatibilité qu'il peut y avoir entre le devoir de réserve et la liberté d'expression. Qu'en pensez-vous, monsieur Dreyfus-Schmidt ?
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT , sénateur du Territoire de Belfort, vice-président honoraire du Sénat -
Je comprends que le temps est précieux, mais je voudrais quand même très rapidement dire à M. le Président du Sénat, que, vu apparemment le manque d'imagination de beaucoup de nos collègues, il serait bon de faire des stages dans les Caisses primaires de sécurité sociale, dans les hôpitaux, dans les cabinets des psychothérapeutes, dans les cabinets ministériels, etc. C'est une suggestion que je fais... (Rires.)
Cela étant dit, je suis très impressionné par la qualité de l'auditoire, comme j'ai d'ailleurs été impressionné par la qualité des membres de la Commission Cabannes.
Je dois dire que j'ai été un peu choqué par le fait que le garde des Sceaux demande à une commission entièrement nommée par lui de réfléchir à un sujet donné plutôt que de suggérer aux membres de la majorité gouvernementale de réfléchir dans les commissions des lois à tel ou tel sujet, notamment à celui-ci.
En effet, Clemenceau disait : « Le Sénat, c'est la réflexion », mais, en la matière, ce n'est pas le Sénat, comme vous le voyez, ni l'Assemblée nationale, mais une commission, étant entendu que les parlementaires n'ont même pas reçu automatiquement, puisque la distribution est maintenant limitée, les rapports de cette Commission Cabannes.
J'ai lu avec intérêt ce qui a été proposé par cette commission, de même que ce qui a été dit par le Conseil supérieur de la magistrature, qui s'est estimé compétent pour y réfléchir, et je crois qu'il a bien fait parce que cela le concerne effectivement. J'ai lu avec intérêt que cette commission a découvert que, pour rentrer à l'Ecole nationale de la magistrature, on ne demandait que le B2 et non pas le B1 et qu'il faut donc maintenant demander le B1. Il était important de réfléchir à cela.
Quant à la nécessité de faire une commission d'éthique au Conseil supérieur de la magistrature, je suis convaincu qu'il y a lieu de réformer le Conseil supérieur de la magistrature, et tout le monde a été d'accord sur un texte qui, malheureusement, n'a jamais été soumis au Congrès de Versailles. Il n'est jamais trop tard pour bien faire, sans doute, et, monsieur le Président, vous pourriez peut-être le suggérer au président de la République... (Rires.)
Cela étant dit, j'ai lu qu'il y avait beaucoup d'absents dans cette Commission Cabannes. Il y avait un avocat, un ancien bâtonnier de qualité, ce qui est une bonne chose, mais les avocats faisant souvent des stages dans les tribunaux, ils peuvent avoir leur mot à dire sur ce qu'on appelle la déontologie des magistrats.
Le public, de son côté, est complètement ignoré, notamment pour saisir quelqu'un (à mon avis, c'est le Conseil supérieur de la magistrature) s'il y a un problème et pour être au courant de ce qui se passe. Il est vrai que le Conseil supérieur de la magistrature rend maintenant compte de ses décisions, il est vrai sans les noms, ce qui fait qu'on ne sait pas bien, quand on les lit, de qui il s'agit, et il est difficile de se référer à telle ou telle jurisprudence puisqu'on a l'habitude d'appeler les décisions en général par le nom des parties.
Enfin, il semble que les syndicats ont trouvé qu'ils étaient également un peu à l'écart et qu'ils se posent ce problème car est en cause le libellé du serment des magistrats.
J'ai été frappé de constater que la première proposition soit la modification du serment. Cela aurait pu être à mon avis un aboutissement mais non pas un début. Or on commence par modifier le serment et on en tire ensuite un certain nombre de propositions et non pas de conclusions.
Il paraît qu'il faut faire de la déontologie à l'Ecole nationale de la magistrature, mais il n'y a peut-être pas besoin de loi pour cela. Pour le reste, des libertés existent et les avocats ont toujours su que certains magistrats étaient de droite, d'autres de gauche, d'autres encore du centre. Ils le savaient, eux, mais, évidemment, les magistrats ne le disaient pas. Maintenant, l'avantage, c'est que tout le monde le sait, ce qui fait que les choses sont plus claires et plus nettes.
L'essentiel n'est pas de parler de déontologie, mais de donner des moyens aux magistrats et de veiller à ce qu'ils soient de qualité. Pour cela, les moyens réglementaires ne manquent pas, me semble-t-il, et je ne suis pas convaincu que ces efforts vers une nouvelle déontologie aillent loin dans l'édification d'une éventuelle loi. Peut-être serons-nous saisis d'un projet, mais je ne pense pas que cela fasse beaucoup avancer les choses.
M. Maurice PEYROT -
Merci beaucoup. Je n'ai pas tout à fait la réponse à ma question, mais j'insiste quand même sur la liberté d'expression.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Dans la mesure où je vous ai dit que je pensais qu'il ne valait pas la peine de changer les choses à cet égard, notamment le serment, conformément à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature (on comprend très bien ce qu'il veut dire), je réponds à votre question.
M. Maurice PEYROT -
Merci. Y a-t-il des réactions à ce propos de M. Dreyfus-Schmidt ?
Mme Natalie FRICERO -
Je tiens simplement à préciser que la commission, avant d'élaborer sa réflexion sur la déontologie, a auditionné les personnes auxquelles vous faites référence, notamment des sénateurs...
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Deux sénateurs.
Mme Natalie FRICERO -
...et a largement pris en compte les auditions des syndicats de magistrats auxquelles elle a procédé.
Quant à la proposition de modifier le serment avant la proposition sur les mesures spéciales, la commission a raisonné d'une façon simple qui consiste à partir du général pour aller au spécial ensuite, de partir d'une réflexion générale pour aller vers les obligations déontologiques avant de voir les différentes mesures qui permettaient, le cas échéant, d'assurer à la fois la sanction d'un comportement problématique et la protection des magistrats soumis à une difficulté déontologique.
M. Maurice PEYROT -
Une autre réaction dans la salle ?
M. Dominique BARELLA , président de l'Union syndicale des magistrats -
J'ai une question concernant l'entrée éventuelle dans le champ disciplinaire des actes juridictionnels. Pensez-vous que cette entrée éventuelle dans le champ disciplinaire inclurait également les jurés d'assise et les assesseurs des conseils de prud'hommes, quand on est en départition, toutes juridictions qui peuvent faire l'objet d'un appel ?
M. Maurice PEYROT -
Pardonnez-moi, monsieur Barella, mais ce sujet va être repris tout à l'heure dans une autre partie de notre débat. Malheureusement, nous ne disposons que d'une matinée alors que, comme vous venez de le montrer, ce débat est un vaste sujet qui demanderait beaucoup plus de temps...
M. Dominique BARELLA -
J'avais terminé. Comme vous aviez posé le problème, qui est sans doute le plus important auquel nous serons confrontés, je répondais à votre intervention, mais j'en ai terminé avec cette question que je voulais poser. Les intervenants pourront y répondre quand ils le voudront, bien entendu.
M. Maurice PEYROT -
Ce n'était pas pour vous priver d'une intervention. Je souhaitais simplement préciser dès maintenant que pour ce débat, qui demanderait plusieurs jours d'échanges, nous ne pourrons que tracer des pistes.
Pour le moment, nous allons en terminer sur la règle déontologique en évoquant notamment le sondage qui a été fait auprès des magistrats sur les propositions de la Commission Cabannes. Je donne la parole à M. Davost sur ce point.
M. Patrice DAVOST , directeur des services judiciaires -
En ce qui concerne le questionnaire qui a été adressé à l'ensemble des magistrats, sur les 7 147 magistrats, il y a eu 2 546 réponses, soit 36 % de réponses, ce qui est assez faible, et, sur ces 2 546 réponses, 746 propositions de réforme et de modification, soit 29,5 %.
Ces 746 propositions viennent d'être exploitées et transmises à la Commission Cabannes qui rendra son rapport définitif vers le mois d'octobre. Je ne peux donc pas m'expliquer sur le fond des réponses apportées, le garde des Sceaux ne s'étant pas encore exprimé et la Commission Cabannes étant en possession de ces questionnaires afin de compléter son rapport définitif.
Cela étant, on peut dire qu'en ce qui concerne les chiffres, dans les dix dernières années, les sanctions disciplinaires prononcées par le parquet ou le CSM siège ont été multipliées par quatre. Des années 1983 à 1992, il a été rendu 20 décisions et il en a été rendu 92 de 1993 à 2003, dont 35 depuis l'année 2000, et 54 avertissements qui constituent non pas des mesures disciplinaires mais des mesures à coloration disciplinaire.
Voilà ce que je voulais dire en ce qui concerne les chiffres.
M. Maurice PEYROT -
Comme nous sommes un peu privés du reste, nous allons passer au deuxième volet de cette table ronde, qui concerne le rôle de la hiérarchie.
B. LE RÔLE DE LA HIÉRARCHIE
Dans un milieu aussi spécifique que la magistrature, ce n'est pas vraiment une autorité ou un commandement. Cela devrait être aussi -je pense que c'est souvent le cas- un rôle de conseil, de réflexion, voire de soutien moral. Pour certains, ce rôle apparaît comme la solution la moins contraignante et, peut-être, la plus efficace face à certaines dérives, réelles ou supposées. Mais ce rôle à aussi d'autres aspects. Pouvez-vous nous en parler, monsieur Sudre ?
M. Jean-Paul SUDRE -
J'en parlerai en indiquant que, parmi les propositions qui ont été faites par le Conseil supérieur de la magistrature en ce qui concerne la prévention, la détection et le traitement des éventuels problèmes de comportement, le Conseil a élaboré, dans ces différents domaines, toute une série de propositions concrètes dont je dois dire qu'elles ont abouti à une certaine convergence avec le travail fait par la Commission Cabannes puisque, lorsque le rapport de la Commission a été diffusé au mois de novembre, le Conseil supérieur a pu constater qu'une série de réflexions techniques et pratiques était reprise dans les propositions de cette Commission.
Le rôle spécifique des chefs de cour et des chefs de juridiction est à mon avis un point extrêmement important parce que, dans notre réflexion, ce rôle est apparu à la fois au stade de la prévention, au stade de la détection et au stade du traitement. Il faut bien distinguer, même s'ils sont complémentaires, les rôles des chefs de juridiction et celui ds chefs de cour.
Les chefs de cour d'appel ont, naturellement, dans les textes, l'exercice du pouvoir disciplinaire et ils l'ont à la fois dans leur capacité de saisine du Conseil supérieur, capacité nouvelle depuis 2001, et dans leur rôle de chefs hiérarchiques des magistrats de leur cour.
Les chefs de juridiction, quant à eux, ont un rôle extrêmement important auprès des magistrats : rôle de sensibilisation aux difficultés de la juridiction, rôle de connaissance du magistrat lui-même, rôle d'indicateur d'alerte du fonctionnement de la juridiction. Le chef de juridiction a donc véritablement un rôle central en termes de prévention et de détection des éventuels problèmes, mais il est aussi -c'est très important- l'instance de référence pour les collègues magistrats, celui vers lequel, normalement, ils vont se tourner lorsqu'ils rencontrent une difficulté.
Dans les propositions qu'a faites le Conseil supérieur, celui-ci a bien mis en exergue le fait qu'il s'agissait d'un rôle complémentaire, d'un rôle d'information du chef de cour et de concertation avec lui (de telle manière que, lorsqu'un véritable problème disciplinaire se pose, le chef de cour en soit informé immédiatement et prenne ses responsabilités en déclenchant éventuellement une enquête ou en saisissant le Conseil supérieur de la magistrature au vu des éléments dont il dispose), mais en ayant aussi, pour ce dialogue privilégié entre le chef de cour et le chef de juridiction, le souci d'une certaine cohérence dans le traitement des difficultés.
Le Conseil supérieur a d'ailleurs proposé clairement, pour les chefs de juridiction, un véritable pouvoir de mise en garde du magistrat, lorsque c'est nécessaire, car le chef de juridiction est le mieux placé pour intervenir au stade de l'infra disciplinaire, qui compte autant dans le fonctionnement quotidien, en termes de prévention, que le stade disciplinaire.
Le rôle des chefs de juridiction est donc essentiel, de même que celui des chefs de cour qui ont, eux, la vision d'ensemble de la situation dans la cour d'appel et qui sont en mesure d'assurer un traitement cohérent des difficultés rencontrées.
Je crois qu'il faut insister sur le fait qu'il ne peut pas y avoir de rôle efficace des chefs de juridiction et des chefs de cour sans une concertation et une diffusion d'informations permanente entre les deux. C'est l'un des points sur lesquels nous sommes parvenus à une identité de vue avec la Commission Cabannes. Il y en a d'autres, mais j'y reviendrai peut-être ultérieurement.
M. Maurice PEYROT -
La Commission a notamment proposé d'attribuer au chef de cour ce rôle de veille déontologique.
Mme Natalie FRICERO -
L'idée fondamentale était de créer un espace déontologique distinct de la discipline qui permettait d'assurer des mesures de prévention et de traitement. En effet, la veille déontologique, qui se situe dans le cadre d'un phénomène d'autorégulation des problèmes éthiques, reposait également sur un renforcement des pouvoirs des chefs de cour en liaison avec les chefs de juridiction, et l'idée de cette veille déontologique était d'adapter les mesures de protection et de prévention des comportements attentatoires à la déontologie de manière interne, selon des modalités très souples qui permettaient d'avoir des entretiens avec les magistrats et de donner des conseils aux magistrats en difficulté afin d'éviter un retentissement sur l'activité juridictionnelle et de faire cesser le comportement attentatoire à la déontologie.
Le souci de la Commission n'était pas d'élaborer de façon précise une veille déontologique, mais néanmoins une procédure permettant d'obtenir une certaine homogénéité des pratiques dans toutes les juridictions, puisque le souci était de prévoir des mesures adaptées à chacun des comportements, et donc des mesures diversifiées.
L'intérêt de la veille déontologique est de garantir l'indépendance des magistrats par un phénomène d'auto-régulation et, bien entendu, d'éviter des problèmes disciplinaires ultérieurs éventuels.
M. Jean-Paul SUDRE -
Je souhaite ajouter une précision, qui nous semble très importante dans notre réflexion, sur les pouvoirs des chefs de cour. Lorsqu'on examine avec eux les difficultés qu'ils rencontrent en matière de détection et de traitement des problèmes de comportement, on constate souvent que ces difficultés se posent en termes d'enquête et notamment de moyens d'investigation qui apparaissent insuffisants.
Sur ce point, le Conseil a proposé une amélioration de la procédure en proposant que les chefs de cour puissent directement saisir l'Inspection générale des services judiciaires. C'est un point essentiel parce que, en l'état actuel des choses, il existe une sorte de déséquilibre entre la possibilité qu'ont les chefs de cour de saisir le Conseil supérieur de la magistrature en tant qu'autorité de poursuite et le fait qu'ils ne disposent pas des moyens de l'Inspection lorsqu'ils ont besoin de réaliser une enquête approfondie sur un dysfonctionnement.
Cela fait que, pendant quelque temps, l'on s'est demandé si les chefs de cour confrontés à cette difficulté allaient pouvoir utiliser leur droit de saisine disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature.
Je pense donc que la possibilité qui leur serait accordée de saisir l'Inspection serait une avancée significative en termes de moyens d'investigation.
Sans aller forcément jusqu'à une régionalisation de l'Inspection, comme cela a été proposé, le Conseil s'est plutôt prononcé pour un renforcement des moyens de l'Inspection, mais c'est un autre débat.
M. Patrice DAVOST -
Je ne vais pas parler à la place de M. l'Inspecteur général sur le problème de la saisine directe de l'Inspection générale par les chefs de cour, mais je souhaite simplement indiquer que, si la Commission Cabannes préconise une veille déontologique (et il semble que nous soyons à peu près tous d'accord sur ce point), en réalité, les chefs de cour la réalisent d'ores et déjà, bien évidemment, et qu'ils le font souvent avant que des poursuites soient engagées soit par l'évaluation régulière des magistrats avec lesquels ils sont, soit par l'inspection des juridictions à laquelle ils procèdent, soit par le contrôle des présidents de chambre d'instruction et des cabinets d'instruction, outre le pouvoir qu'ils ont désormais, depuis 2001, de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature s'ils estiment qu'il y a un manquement caractérisé à l'article 43 du statut de la magistrature.
Il y a également un dialogue entre les chefs de cour et la chancellerie sur les manquements qui sont susceptibles de caractériser d'éventuelles fautes et qui impliquent des demandes d'explication ou d'audition avant d'engager des poursuites disciplinaires.
Cette veille existe quand même et il ne faut pas croire que rien n'est fait. Je répète que, dans les dix dernières années, 92 magistrats ont été sanctionnés par les formations, soit du siège, soit du parquet, du Conseil supérieur de la magistrature statuant disciplinairement.
M. Maurice PEYROT -
Suite à votre intervention, nous aimerions justement avoir l'avis d'un chef de cour. Vous avez la parole, monsieur Falletti.
M. Dominique BARELLA -
Sera-t-il possible d'avoir la parole dans la salle ?
M. Maurice PEYROT -
Aussitôt après M. Falletti.
M. Dominique BARELLA -
Je veux bien que l'on parle de déontologie au moment où nous discuterons de la LOLF, mais nous en sommes encore ici dans la partie I qui est intitulée " Une exigence accrue de rigueur" et je vois qu'il est 11 h 30. Soit vous nous dites que la salle n'a plus la parole, auquel cas vous continuez à débattre et nous partons, soit nous pouvons débattre. C'est une question de choix !
M. François FALLETTI , procureur général près la Cour d'Appel de Lyon -
Comme nous parlons de chef de cour depuis un petit moment, je suis content de pouvoir dire quelques mots, mais je vous rassure : ce sera très bref parce que je pense être en situation de confirmer la plupart de ce qui a été dit jusqu'à présent sur la manière dont tout chef de cour, naturellement, doit appréhender cette démarche.
La veille déontologique est évidemment essentielle. Le président Poncelet rappelait tout à l'heure que nous sommes dans une situation dans laquelle la justice est sur le devant de la scène, et il est évident que tout dysfonctionnement ou toute difficulté de perception dans le comportement d'un magistrat prend très vite une dimension et une proportion considérables.
Dans ce contexte, il est évident qu'un chef de cour, de même qu'un chef de juridiction, bien entendu, est particulièrement attentif. Il travaille naturellement avec ce souci de proximité par rapport à ses collègues et on sait bien qu'il y a plusieurs types de comportements à problèmes.
Il y a, certes, des comportements dans lesquels c'est l'attitude même du magistrat, sa vie privée et un certain nombre de choses qui posent des problèmes qui éclatent sur la place publique, auquel cas, évidemment, on arrivera vite sur un terrain disciplinaire, mais, le plus souvent, Dieu merci, ce sont des situations dans lesquelles il s'agit plutôt d'accompagner la démarche d'un collègue qui se trouve en difficulté. Cela se passe dans la proximité avec le chef de juridiction et je pense vraiment que l'échelon du chef de cour est bien adapté, dans la mesure où il permet d'avoir un recul suffisant par rapport au contact quotidien que peut et doit entretenir le chef de la juridiction, dans certaines situations, avec un collègue qui se trouve dans une situation difficile.
C'est comme cela que je conçois la chose et, le cas échéant, parce que, Dieu merci, nous n'avons pas ces situations au quotidien, je suis preneur d'éléments d'information qui me sont donnés par le niveau national pour situer l'attitude et le comportement dans une cohérence plus générale.
Tout cela est lié à la démarche que l'on doit avoir également, dans le cadre de la vérité, dans l'évaluation biannuelle et nous y sommes évidemment attentifs.
Voilà ce que peut dire un chef de cour, sommairement, sur une préoccupation très présente dans l'esprit sur ce terrain de la déontologie et du travail au quotidien.
M. Maurice PEYROT -
Merci. Je tiens à être précis car nous avons une demande assez forte concernant le troisième sujet qui va être évoqué bientôt, mais auparavant, pour épuiser celui que nous traitons à présent, je vais demander à M. Christian Raysseguier d'évoquer l'Inspection générale des services dans la mesure où, parallèlement au contrôle hiérarchique, il arrive que certains éléments peuvent justifier l'intervention de ce service.
M. Christian RAYSSEGUIER , inspecteur général des services judiciaires -
Je comprends parfaitement l'argumentation pertinente du CSM et des chefs de cour afin d'obtenir une sorte de « droit de tirage » sur l'Inspection pour qu'ils puissent faire des enquêtes dans le cadre de saisines disciplinaires éventuelles qu'ils envisageraient, mais il faut bien dire qu'actuellement, à droit constant, c'est absolument impossible, dans la mesure où l'Inspection dépend directement du ministre, elle n'est saisie que par le ministre et ne rend compte qu'au ministre.
Si une évolution des textes permettait cette saisine de l'Inspection par les chefs de cour, il se poserait à mon sens un vrai problème d'impartialité objective des investigations que l'Inspection serait amenée à conduire pour le compte des chefs de cour et qui seraient bien évidemment versées, s'il y a, derrière tout cela, une poursuite disciplinaire, au dossier disciplinaire. Cela pose un problème d'impartialité objective, parce que, même si on va vers une réforme de l'Inspection en l'érigeant en véritable corps, ce qui est tout à fait compatible avec sa nature, et malgré cette évolution qui permettrait aux chefs de cour de saisir, il n'est pas envisageable de déconnecter complètement l'Inspection du ministère de la justice.
Une Inspection générale dépend du ministre et y est rattachée car elle n'a pas que des missions disciplinaires. Les missions de contrôle du fonctionnement des juridictions est certainement le coeur de son métier, mais nous avons bien d'autres missions que j'englobe sous le thème de "missions thématiques". Nous avons de plus en plus des missions d'étude, d'audit pour le compte du ministre, de plus en plus en interministériel, et nous pourrons d'ailleurs en parler lorsque nous évoquerons les problèmes de gestion et de LOLF.
L'Inspection a donc vocation à mener différents types d'enquête qui imposent le maintien de son rattachement au Garde des Sceaux, ce qui pose le problème de l'impartialité objective des inspecteurs s'ils étaient amenés à conduire des investigations pour le compte des chefs de cour.
Cela étant, il est clair qu'il y a actuellement un vide et un besoin des chefs de cour à cet égard, ce qui peut être corrigé par différentes propositions. La première d'entre elles, c'est que l'Inspection termine de réfléchir sur une réactivation des liens suivis et formatés de l'inspection avec les chefs de cour. Au mois de juin, nous allons proposer au garde des Sceaux un projet de service de l'Inspection qui, je pense, sera homologué (je le présenterai ensuite aux conférences des premiers présidents et des procureurs généraux à la rentrée, au mois de septembre) et qui consiste à mettre en place un dispositif de suivi renforcé des cours d'appel non pas dans un souci de contrôle ou d'inspection des chefs de cour mais dans l'intention de les aider et de leur donner des outils techniques et des conseils, ceux-ci pouvant porter notamment sur le domaine disciplinaire.
Cela dit, je crois que les chefs de cour doivent s'interroger sur leur timidité puisque seulement 50 avertissements ont été prononcés, ce qui est très peu. J'ajoute que, dans la plupart des dossiers qui viennent à l'Inspection pour enquête à vocation disciplinaire, on s'aperçoit que les signes avant-coureurs d'une dérive ou d'un comportement anormal étaient parfaitement édifiants et que rien ne s'est passé, c'est-à-dire que la procédure d'avertissement, qui n'est pas une procédure disciplinaire mais qui est quand même un signal fort en direction d'un collègue qui dérive, n'a pas été utilisée.
Par conséquent, sans aller de façon aventureuse vers une possibilité de saisine de l'Inspection par les chefs de cour, il y a déjà cette possibilité de mettre à leur disposition des inspecteurs référents, pour les aider dans leurs nouveaux pouvoirs disciplinaires.
Quant au deuxième point, dont on peut parler en deux mots et qui est expérimental, l'idée est de délocaliser une partie de l'Inspection, à titre expérimental, auprès d'une ou plusieurs cours d'appel et, plus tard, avec un maillage territorial complet pour permettre, avec des inspecteurs sur le terrain, au plus près des chefs de cour, de les aider et de leur donner des outils et des conseils dans les différentes missions qui sont les leurs : le disciplinaire, la gestion et l'administration, qui devient, comme vous le savez, de plus en plus technique.
Cette expérimentation a été avalisée par le garde des Sceaux, qui l'a retenue dans la Stratégie ministérielle de réforme (SMR) du ministère de la justice pour les années à venir.
M. Maurice PEYROT -
Merci. Peut-on parler brièvement de la saisine pour avis du CSM qui est parfois demandée parce que des sujets suffisamment épineux justifient cette demande ?
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Sur ce sujet, monsieur Peyrot, j'aimerais que vous donniez la parole à M. Barella qui la demande depuis une heure, car il n'y a pas de raison qu'il en soit exclu, après quoi je demanderai moi aussi la parole sur ce sujet.
M. Maurice PEYROT -
Je donne auparavant la parole à Mme Fricero.
Mme Natalie FRICERO -
Je ne sais pas si je vais oser reprendre la parole, mais je vais intervenir en une phrase. Dans le cadre de la construction de cet espace déontologique, la Commission Cabannes avait proposé qu'une formation spéciale du CSM composée de membres qui ne statueraient plus sur la nomination et la discipline puisse délivrer des avis concernant certains problèmes de déontologie pour expliquer les choses en dehors du champ disciplinaire, traduire certaines obligations déontologiques et donner des avis à des magistrats qui seraient soumis à des difficultés et qui aimeraient avoir la réponse d'un organisme officiel offrant les garanties constitutionnelles de son indépendance.
Cette formation pourrait être saisie par tous les magistrats, et la Commission s'est inspirée d'exemples à l'étranger, notamment au Canada, où ce type de commission existe, fonctionne parfaitement et délivre des avis anonymes publiés et diffusés pour l'information et la formation des magistrats.
M. Maurice PEYROT -
Merci beaucoup. Je donne donc la parole à M. Barella.
M. Dominique BARELLA -
Je pense que, dans un débat au Sénat, nous devons la vérité aux sénateurs. Je remercie donc M. Raysseguier d'avoir tenté de lever un coin du voile.
Depuis des années, les uns et les autres, tous les magistrats qui se donnent du mal et qui passent des heures dans les tribunaux, nous savons que quelques collègues posent des problèmes. Or, depuis des années, les gardes des Sceaux n'ont pas suffisamment saisi le Conseil supérieur de la magistrature. Depuis que le pouvoir de saisine a été donné aux chefs de cour, il n'y a pas eu suffisamment de saisines.
Ce que nous avons demandé, nous, au ministre de la justice, Dominique Perben, c'est de faire un véritable audit disciplinaire, parce que nous en avons assez, en tant que magistrats, de nous donner du mal chaque jour et de voir notre réputation technique et disciplinaire salie à longueur de journaux tout simplement parce que certains n'ont pas voulu prendre leurs responsabilités en mutant à égalité ou en envoyant en promotion, depuis cinquante ans (mesdames et messieurs les Sénateurs, c'est la vérité, c'est ce qui se passe dans la magistrature !), des gens qui ont des problèmes psychologiques, qui sont parfois ivres à l'audience, qui vont jusqu'à faire pipi ou se masturber ! C'est ainsi, tout un corps de personnes qui se donne du mal, qui se voit ensuite couvert d'une espèce de drap de l'opprobre.
Ne croyez-vous pas qu'il faudrait lancer un audit disciplinaire sérieux et arrêter les pratiques de promotions "sanctions" ?
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Monsieur Dreyfus-Schmidt, vous souhaitez réagir.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Sur ce sujet, je voudrais dire effectivement quelques mots.
Tout d'abord, je crois que le rapport de la Commission Cabannes a été envoyé à tous les magistrats. Dès lors, je ne vois pas la nécessité qu'on nous répète à chaque fois et sur chaque sujet ce que contient le rapport Cabannes, ce qui nous permettra de gagner du temps.
En ce qui concerne l'Inspection des services, vous nous avez dit, monsieur l'Inspecteur général, que vous voyiez difficilement qu'elle ne soit pas rattachée au garde des Sceaux parce qu'elle a d'autres missions. La solution est très simple : il s'agit de faire deux corps, l'un pour s'occuper de la déontologie et un autre pour les autres missions, sachant que seul ce dernier serait rattaché au garde des Sceaux.
Enfin, c'est évidemment au CSM qu'il faut donner la compétence, mais il faut aussi permettre au public de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature... (vives protestations) , lequel demandera aux magistrats sur place, aux chefs de cour et aux inspections de procéder à une enquête. C'est le seul moyen d'éviter qu'il n'y ait pas d'étouffement.
M. Maurice PEYROT -
Je vous laisse réagir, monsieur Raysseguier, après quoi d'autres personnes pourront le faire dans la salle.
M. Christian RAYSSEGUIER -
Une brève réponse sur l'idée des deux inspections. Bien évidemment, c'est un scénario qui est déjà connu et sur lequel on a réfléchi. La seule difficulté que je voudrais souligner, c'est que le disciplinaire et le fonctionnement des juridictions se tiennent parfois et sont très proches. Pour pouvoir apprécier le comportement professionnel d'un magistrat, pour éventuellement envisager des poursuites disciplinaires derrière, cela passe souvent aussi par une appréciation du fonctionnement de la juridiction.
Il se pose notamment le problème de la charge de travail. En tant qu'Inspection, nous sommes souvent saisis, en pré-disciplinaire (puisque nous ne sommes pas au disciplinaire) pour des problèmes d'insuffisance professionnelle grave. C'est comme dans la vie : « tout n'est pas noir ou blanc ». Il faut donc voir l'insuffisance professionnelle, au regard des conditions de travail, de l'organisation du tribunal ou de la capacité de management et de direction des chefs de cour ou de juridiction.
Par conséquent, il est aventureux, à mon sens, de faire une « petite » inspection uniquement sur le disciplinaire et une « grosse » inspection technique sur le fonctionnement et les grands problèmes de société que connaît la justice, et ce n'est pas satisfaisant.
M. Maurice PEYROT -
Quelqu'un veut-il réagir dans la salle ? Tout à l'heure, il y a eu un mouvement sur la déclaration de M. Dreyfus-Schmidt et je pense qu'il doit pouvoir se verbaliser. Pas de réaction ? C'est dommage.
M. Jean-Paul SUDRE -
Je souhaite intervenir sur la saisine pour avis déontologique du CSM. C'est une proposition que le Conseil supérieur a faite en considérant que cette saisine devait être ouverte le plus largement possible, c'est-à-dire non seulement aux chefs de juridiction, aux chefs de cour et, bien évidemment, au garde des Sceaux, mais également aux magistrats à titre individuel.
Cela dit, on peut se demander si ceux qui, à titre individuel, devraient se poser des questions d'ordre déontologique, vont effectivement saisir cette opportunité.
Au bout du compte, dans sa réflexion, le Conseil supérieur de la magistrature s'est posé la question de l'ouverture éventuelle ou non à d'autres intervenants (vous avez parlé, monsieur le Sénateur, des justiciables). C'est une question qui se pose et qui s'est posée aussi à l'étranger puisque, dans certains systèmes, cette possibilité existe.
Le Conseil supérieur de la magistrature a considéré -et la Commission Cabannes l'a rejoint sur ce point- qu'il existait actuellement une série de dispositifs pratiques mis en oeuvre au niveau de la Chancellerie, des cours d'appel et des juridictions pour être saisis et répondre aux réclamations des justiciables. Dans le document du Conseil comme dans celui de la Commission Cabannes, sur ce point particulier, la faculté, pour un justiciable, de saisir pour avis le Conseil supérieur de la magistrature d'une réclamation a été écartée. En revanche, on a insisté sur la possibilité d'organiser concrètement, pratiquement et de manière très efficace, comme c'est d'ailleurs le cas dans la plupart des cours d'appel, le traitement des réclamations des justiciables.
Il ne faut donc pas considérer que les justiciables n'ont pas accès à la justice sur ce point. Tous les acteurs qui sont présents dans cette salle le savent bien : nous recevons quotidiennement des requêtes soit par l'intermédiaire de la Chancellerie, soit au niveau des cours d'appel, soit dans les juridictions et nous y répondons.
M. Maurice PEYROT -
M. Falletti voudrait dire quelques mots, après quoi nous passerons à notre troisième sujet.
M. François FALLETTI -
Je tiens à souligner très brièvement le fait que les réclamations des justiciables qui, le plus souvent, sont adressées au garde des Sceaux et sont transmises aux cours d'appel sont instruites et traitées et qu'elles donnent lieu à réponse.
C'est une forme de recours hiérarchique, en tout cas pour le parquet, sur les classements sans suite et un certain nombre de choses et cela donne lieu -c'est vrai- à des délais de procédure qui sont longs et qui, ensuite, sont analysés. En effet, il peut y avoir des problèmes temporaires de fonctionnement dans une juridiction, des problèmes d'absence ou de remplacement, mais j'insiste sur le fait que ce sont des révélateurs et que tout cela est analysé.
A ce propos, je vous informe qu'une expérience très intéressante se déroule en ce moment sur l'expérimentation des greffiers assistants renforcés des magistrats, notamment sur ce terrain de la gestion des requêtes. Ce sera peut-être une transition pour passer au sujet suivant, mais les indicateurs sont de plus en plus nombreux.
Nous avons des indicateurs sur la durée des procédures. Personnellement, quand je vois une instruction qui dure six ou sept ans, je me pose des questions. Certes, quand on voit qu'un dossier est passé entre les mains de plusieurs magistrats instructeurs, on comprend mieux pourquoi le dossier a pris six ou sept ans, mais tout cela doit donner lieu en effet à des conclusions constructives et positives pour éviter que les choses se renouvellent.
Il y a donc, d'une part, la réponse ponctuelle aux justiciables, qui mérite de tirer des conséquences d'une affaire particulière, et, d'autre part, des réflexions plus générales qui doivent être tirées à partir des réclamations, des tableaux de bord et des différents outils dont nous disposerons de plus en plus.
M. Patrice DAVOST -
On parle de la responsabilité des magistrats et du disciplinaire, mais il faut savoir que les magistrats sont très souvent attaqués et vilipendés, qu'au-delà de cela, l'Etat se doit d'apporter au magistrats une protection statutaire, selon l'article 11 du statut, qu'une cellule a été mise en place à la Direction des services judiciaires et qu'elle peut être saisie immédiatement.
L'année dernière, 80 magistrats, contre 15 ou 20 il y a quelques années, ont bénéficié de la protection statutaire, ce qui représente 480 000 € par an. Il est important de savoir que cette protection statutaire est largement accordée, qu'elle est de droit et qu'elle concerne maintenant, depuis la loi de 2003, les conjoints et les enfants. Il ne faut donc pas hésiter à la mettre en oeuvre, parce qu'on se rend compte tous les jours que les magistrats font l'objet de réclamations et d'attaques parfois injustifiées, notamment en matière de diffamation ou d'injures. Ils peuvent donc bénéficier d'une assistance juridique, d'une indemnité ou d'une assistance psychologique, s'il y en a besoin, en cas de menace.
Je voulais le dire parce qu'on ne parle que de responsabilités disciplinaires alors qu'il y a aussi le devoir de l'Etat et de la Chancellerie, devoir qu'elle assume, d'assurer la protection statutaire des magistrats attaqués.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Cela nous amène à notre troisième sujet, à savoir cette difficulté qui consiste à contrôler et à assurer les garanties nécessaires du magistrat, qui est un sujet délicat.
C. LES GARANTIES NÉCESSAIRES DU MAGISTRAT
Jusqu'où cela peut-il aller ? Si le principe du contrôle du juge se conçoit fort bien, il se heurte à la limite constituée par un autre principe : celui de l'indépendance nécessaire du magistrat. En conséquence, la responsabilité du juge s'arrête là où commence son activité juridictionnelle. Cette protection, cette digue qui existe quasiment depuis toujours va-t-elle tenir encore longtemps ?
J'ai retrouvé un document que Mme Commaret (avocat général à la cour de Cassation) a écrit en 2003, sachant qu'elle avait tenu quasiment les mêmes propos en 1999, et dans lequel elle indiquait : « Il peut paraître paradoxal que le coeur même du métier de juge échappe à toute mise en jeu de la responsabilité du magistrat. Aussi, des voix s'élèvent-elles pour remettre en cause le maintien absolu de cette césure, et il est vrai que l'interrogation n'est pas dénuée de pertinence en présence d'une erreur grossière dans l'application du droit ». Mme Commaret faisait référence, en l'espèce, aux décisions assorties de l'exécution provisoire.
Si une telle responsabilité est instaurée et si elle s'étend, verra-t-on des juges souscrire des assurances ou téléphoner à leur propre avocat avant de rédiger leur décision d'une main tremblante ? L'hypothèse ne paraît pas acceptable. Cependant, on ne peut plus continuer (et j'ai entendu quelques propos dans la salle que je suis obligé de partager en tant que vieux témoin, malheureusement, de l'institution judiciaire) à faire semblant de croire que les voies de recours actuelles suffisent pour tout arranger.
Depuis quelque temps, et non pas seulement ces dernières semaines, certaines affaires ont révélé d'incontestables dysfonctionnements, pour employer un euphémisme. Si vous me permettez de le dire, en près de trente ans de pratique judiciaire, j'ai vu la justice s'emparer de certaines infractions et se cristalliser sur elles dans un crescendo de procès pour s'arrêter brusquement, avec une certaine gêne, quand il apparaissait que, dans cet emballement de la machine judiciaire, toutes les poursuites n'avaient pas forcément été réalisées dans la plus grande sérénité.
Vous vous souvenez certainement de plusieurs types d'infraction, depuis les infractions médicales jusqu'à la corruption et, maintenant, d'autres infractions pour lesquelles les poursuites commencent bien et finissent mal. On ne peut pas faire semblant de dire que tout cela n'existe pas.
Cela étant dit, le débat sur la responsabilité du juge et sur ses garanties d'indépendance ne pourra pas se faire en trois minutes. Encore une fois, comme je l'ai dit tout à l'heure, c'est un débat qui demanderait plusieurs jours (le Sénat envisagera peut-être de le faire), mais nous allons quand même tenter, en quelques minutes, d'apporter quelques pistes.
M. Jean-Paul SUDRE -
Je souhaite intervenir sur ce point, parce que je crois qu'on ne peut pas terminer cette première partie de débat sur la déontologie et la discipline sans répondre aux questions concernant l'appréciation des actes juridictionnels. C'est fondamental, je l'ai dit tout à l'heure dans mon propos introductif et il faut absolument y revenir maintenant.
A cet égard, je souhaite dire qu'il existe une confusion totale dans la présentation qui a été faite dans le public de la problématique de la responsabilité. Ce matin, nous sommes sur le terrain de la responsabilité disciplinaire. Or il faut savoir que le magistrat -on le dit souvent bien que cela ne soit pas repris- est aussi soumis à une responsabilité pénale et à une responsabilité civile.
Si la responsabilité disciplinaire présente quelques liens et quelques points communs avec les responsabilités civile et pénale, il faut cependant circonscrire le débat. La question que vous posez m'amène à répondre que l'un des liens entre responsabilité disciplinaire et responsabilité civile, est le problème du contrôle des actes juridictionnels. La question qui se pose est de savoir si, oui ou non, un magistrat doit devenir responsable civilement et être sanctionné disciplinairement pour un acte juridictionnel. C'est la question récurrente dans tous les commentaires.
A mes yeux -mais je pense ne pas être le seul à le penser-, c'est une question essentielle car c'est le coeur du métier de juge. Si on a toujours exclu l'acte juridictionnel du régime disciplinaire, sauf pour quelques rares exceptions (notamment lorsque le juge est véritablement "hors de lui", comme le dit un commentateur, c'est-à-dire lorsqu'il n'a accompli, malgré les apparences, qu'un acte étranger à toute activité juridictionnelle), le principe est que la seule critique possible des décisions de justice est l'usage des voies de recours et non pas l'usage de la procédure disciplinaire.
Cela s'explique, et on peut constater que les explications ne sont pas beaucoup reprises par ceux qui font éventuellement des commentaires ou sont amenés à intervenir sur les affaires dont vous disiez tout à l'heure qu'elles étaient en cours. J'ai deux éléments essentiels à préciser sur ce point.
Premièrement, l'acte juridictionnel a une spécificité toute particulière et on peut presque parler d'un standard international. En effet, on ne situe pas seulement dans un cadre purement franco-français et il existe une spécificité de l'acte juridictionnel qui est reconnue par l'ensemble des textes qui traitent de ce problème : je peux citer notamment la Charte européenne sur le statut des juges ou les réflexions du Conseil consultatif des juges européens du Conseil de l'Europe qui excluent la responsabilité personnelle du fait de l'acte juridictionnel.
Cette spécificité de l'acte juridictionnel est liée à la mission même du juge. La vérité judiciaire n'est pas la vérité journalistique. Elle se construit dans l'acte de juger, qui est lui-même extrêmement difficile. Je veux dire par là que, lorsqu'une situation de fait est examinée par des magistrats, qu'ils soient juges ou magistrats du parquet, c'est une situation évolutive qui peut changer au cours de l'instance, qui peut être présentée selon des points de vue différents et qui est examinée avec des règles qui peuvent également changer. Comme il s'agit d'une vérité judiciaire relative, je ne vois pas comment l'on pourrait traiter les différences ou les erreurs d'appréciation comme des fautes individuelles alors qu'elles relèvent de l'exercice des voies de recours qui intègre la notion d'une possible erreur des premiers juges.
J'insiste donc d'abord sur cette spécificité de l'acte juridictionnel qui est au coeur du métier de magistrat.
Deuxièmement, il convient de prononcer ce matin un mot important, sachant que le Conseil supérieur de la magistrature a aussi cette mission : le mot d'indépendance du juge et d'indépendance de l'autorité judiciaire.
Si on conçoit cette indépendance comme étant dans l'intérêt du juge ou du corps lui-même, on fait une erreur d'analyse. L'indépendance est conçue dans l'intérêt du justiciable. Il s'agit, comme je l'ai dit tout à l'heure, pour un justiciable, d'avoir la certitude de bénéficier d'une décision à l'abri de toute influence, quelle qu'elle soit. Cette notion d'indépendance, qui est la deuxième raison d'être de l'impossibilité de statuer disciplinairement sur une activité juridictionnelle, est fondamentale car c'est là que le juge s'exprime et rend sa décision avec toute sa liberté d'appréciation.
Si, demain, l'on a une justice dans laquelle les juges devront rendre compte de leur activité juridictionnelle au plan disciplinaire et même, pour aller plus loin (ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui mais je l'indique quand même), au plan de la responsabilité civile, on perd de vue le standard démocratique minimal que l'on est en droit d'attendre d'une grande démocratie.
On parle beaucoup de liberté de la presse ; on parle beaucoup moins de l'indépendance de l'autorité judiciaire et du rôle du juge. Je considère -et je ne suis pas le seul à le penser- que ces deux valeurs démocratiques ont autant d'importance l'une que l'autre mais que l'on parle beaucoup moins de la seconde qui est au coeur du métier du juge.
(Applaudissements.)
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Je ne suis pas loin d'être d'accord avec ce qui vient d'être dit, sous deux réserves, ou même peut-être trois, mais vous avez vous-même admis l'exceptionnel : sur ce point, il est normal que l'Etat couvre les juges. Les avocats sont assurés lorsqu'ils font des erreurs, avec des franchises qui sont prévues : il pourrait en être de même pour les juges.
Vous avez parlé des recours. Tout d'abord, il y a de moins en moins de collégialité. Lorsqu'une juridiction est collégiale -la question a été posée tout à l'heure-, il est évidemment beaucoup plus difficile de rechercher la responsabilité. C'est d'ailleurs une grande garantie d'indépendance, et je déplore que depuis trente ans, de plus en plus (on l'a fait encore dans Perben 2), on ait recours au juge unique, ce qui est tout à fait regrettable.
(Applaudissements.)
Par ailleurs, les pouvoirs du juge du premier degré sont de plus en plus étendus, sans appel possible, ce qui fait que le seul recours possible est la Cour de Cassation. Non seulement cela prend du temps, mais cela coûte de l'argent alors qu'évidemment, à cet égard, il faut prévoir que ces recours ne coûtent pas au contribuable. Cela met en cause les plafonds et peut permettre aussi de généraliser les recours, dans l'intérêt de la loi, effectués par les parquets ou le garde des Sceaux afin que les contribuables ne soient pas obligés de faire ce recours qui prend du temps et qui coûte cher.
M. Patrice DAVOST -
Je ne souhaite pas polémiquer, monsieur le Sénateur, et je suis tout à fait partisan, comme vous, de la collégialité, mais, dans ce cas, que le politique (le mot étant pris au sens large) nous donne les moyens de siéger en collégialité.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Cela fait aussi trente ans que je le dis.
M. Patrice DAVOST -
Dans ce sens, je vous rejoins.
M. Maurice PEYROT -
Pas d'autres intervenants sur ce sujet à la tribune ? Je vais donc vous demander de reformuler votre question, monsieur Barella, et même de l'enrichir si vous le souhaitez.
M. Dominique BARELLA -
Dans le cadre de l'entrée dans le champ disciplinaire de l'acte juridictionnel, pensez-vous qu'il est envisageable d'inclure (on ne voit pas pourquoi ce ne serait pas le cas) la responsabilité, comme juge occasionnel, du juré, de l'assesseur prud'homal, c'est-à-dire de l'assesseur élu, des juges du tribunal de commerce et des assesseurs près des tribunaux pour enfants ? En effet, à partir du moment où on estime que le juge, c'est-à-dire celui qui va participer à une collégialité ou qui va prendre seul une décisionl, peut voir sa responsabilité disciplinaire engagée du fait de cette décision même, pourquoi l'arrêter au niveau du juge professionnel ?
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Et la Cour de justice de la République ?
M. Dominique BARELLA -
Si vous le souhaitez, monsieur le Modérateur, on peut aller jusqu'à la Cour de justice de la République, évidemment.
Cela pose la question du recours, et je fais ici un petit clin d'oeil aux parlementaires. Quand le Conseil constitutionnel censure un texte de loi, il ne viendrait à l'idée de personne de penser qu'il y a une faute professionnelle du député parce qu'il aurait omis de prendre en compte la réalité de la Constitution. Je vous envoie ce petit clin d'oeil pour vous dire que, nous aussi, nous sommes devant des doutes jurisprudentiels. Vos doutes touchent la jurisprudence du Conseil constitutionnel et les nôtres peuvent porter sur la jurisprudence de la Cour de Cassation, par exemple.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Le recours des parlementaires devant le Conseil constitutionnel ne leur coûte rien.
M. Jean-Paul SUDRE -
J'avais cru comprendre (c'est l'état actuel de la jurisprudence, qu'il s'agisse du terrain de la jurisprudence disciplinaire ou du terrain de la responsabilité), qu'il n'était pas question de faire entrer l'acte juridictionnel dans le champ de la discipline ni dans celui de la responsabilité, et je me suis exprimé sur ce point tout à l'heure. Par conséquent, le problème, de ce point de vue, ne me paraît pas devoir changer en l'état actuel des choses.
Dans la formulation de la question telle qu'elle a été présentée, il semblait inévitable qu'un jour ou l'autre, on se pose cette question, mais, en l'état actuel de la jurisprudence et des textes, ce n'est pas du tout le cas et ce n'est pas du tout souhaitable. Je ne pense donc pas que ce danger soit réel.
Quant au terrain de la responsabilité, qui n'est pas dans notre débat d'aujourd'hui mais que nous pouvons évoquer, les choses sont claires : responsabilité de l'Etat du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice et possibilité de rechercher la faute professionnelle du magistrat en liaison avec le dysfonctionnement du service, mais seulement sur le fondement de l'action récursoire de l'Etat.
J'indique pour terminer que, dans le cadre d'une liaison intelligente entre la procédure disciplinaire et ce contentieux de la responsabilité de l'Etat sur le fonctionnement défectueux du service public de la justice, le Conseil supérieur a proposé depuis bien longtemps qu'à chaque fois qu'une décision est rendue sur le terrain de la responsabilité de l'Etat, cette décision soit communiquée au garde des Sceaux et aux chefs de cour pour que l'on examine si, éventuellement, derrière le fonctionnement défectueux, la caractérisation d'une faute disciplinaire pourrait justifier des poursuites. Voilà le seul lien important, mais ténu, entre les deux domaines.
Il n'est donc pas question, pour l'instant, en l'état des textes et de la jurisprudence, de considérer comme inévitable cette mise en cause de la responsabilité du juge au plan disciplinaire pour ses activités juridictionnelles.
M. Dominique BARELLA -
Ma question n'était pas posée aux membres du Conseil supérieur de la magistrature, dont je me doutais bien qu'ils connaissaient le droit positif, mais à M. Cointat, puisque l'ensemble des chroniqueurs et des journalistes nous informent souvent du caractère très aigu de ce débat à l'intérieur des groupes parlementaires de l'Assemblée nationale et du Sénat.
M. Christian COINTAT , sénateur des Français de l'Etranger, rapporteur pour avis de la Commission des lois du budget de la Justice -
C'est une question effectivement extrêmement sensible. N'oubliez pas que la justice est rendue au nom du peuple français et donc que le peuple français a le droit de s'exprimer et de réfléchir sur la question.
Il est vrai que, dans l'opinion publique, il y a une tendance à aller dans cette direction, mais je crois -je vous parle ici à titre tout à fait personnel- que les remarques faites par M. Sudre sont pertinentes. Il est évident que si on veut pouvoir rendre la justice dans la sérénité, il ne faut pas le faire avec un glaive au-dessus de la tête.
Cela étant dit, quand des recours sont faits et quand le jugement est annulé ou cassé parce qu'il y a eu une faute grave, on peut très bien envisager, au niveau de l'organisation de la justice, que des mesures disciplinaires soient prises, mais au niveau de la justice et non pas au niveau du citoyen.
Ce serait peut-être une façon d'équilibrer les choses, et vous avez d'ailleurs abordé ce point tout à l'heure. On ne peut pas accepter, comme l'a dit M. Barella, qu'un certain nombre de magistrats soient indignes de l'être. Il y en a très peu, mais il y en a, comme partout ailleurs : dans toute collectivité d'hommes et de femmes, certains ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. Cependant, on ne peut pas non plus toucher à l'indépendance de la justice et à sa sérénité, car ce n'est que dans la sérénité qu'elle peut être rendue. N'oubliez pas que la meilleure des justices, d'abord et avant tout, est celle qui est comprise par les justiciables.
M. Christian RAYSSEGUIER -
Au risque de répéter ce qui a été dit, je crois qu'il faut faire un distinguo dans ce contrôle juridictionnel.
Pour ce qui est de l'acte juridictionnel lui-même, qui est le coeur de la décision, il est clair qu'il ne peut y avoir aucun autre contrôle que les voies de recours. Ainsi, il pourrait être désolant de voir des juges qui, fondamentalement, jugent mal, qui percutent les principes fondamentaux du droit, qui participent d'une méconnaissance grave du droit, qui bousculent d'évidence l'équité et le bon sens. Ce serait désolant mais la seule la possibilité qui resterait ouverte pour les citoyens serait l'exercice des voies de recours.
Cela étant, pour tout ce qui entoure la décision elle-même, c'est-à-dire notamment le respect des délais (par exemple le cas du juge qui rend ses décisions trop tard, voire qui ne les rend pas, ce qui constitue un déni de justice), si on prend ces aspects en compte, notamment au regard de la répétitivité, on entre dans une légitimité de contrôle disciplinaire de l'activité juridictionnelle du juge. Nous le faisons d'ailleurs parfois dans nos saisines.
Mme Natalie FRICERO -
C'est le cas aussi dans le cadre de la responsabilité de l'Etat.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
J'ai un peu une mentalité d'avocat non pas du diable, mais de tous ceux qui ne sont pas là. Il est évident qu'ici, nous avons surtout des magistrats qui voient difficilement que l'on puisse mettre en cause leur propre portefeuille dans la manière dont ils rendent la justice. Cependant, il est vrai qu'il faut viser des cas exceptionnels et que, si on imagine l'hypothèse d'une faute grave et volontaire -je l'ajoute-, il n'y a pas de raison que la responsabilité personnelle et financière ne soit pas mise en cause.
M. François ZOCCHETTO , sénateur de la Mayenne -
Au risque de répéter ce que disent certains de mes collègues sénateurs à la Commission des lois, je voudrais préciser nettement les choses : nous n'avons pas de réflexion, ni même de début de réflexion, qui tendrait à inclure l'acte juridictionnel dans la responsabilité disciplinaire du magistrat. Par nature, ce n'est pas possible et nous sommes nombreux à partager ce point de vue. Il n'y a donc pas de réflexion en cours sur ce sujet.
M. Maurice PEYROT -
Je ne sais pas si cela rassurera complètement l'assistance.
Mme Laurence VICHNIEVSKI , présidente du TGI de Chartres -
Je me ferai l'écho de certains de mes collègues ici présents, qu'ils soient chefs de juridiction ou non, en vous remerciant, monsieur le Sénateur, car vous nous rassurez. En effet, il n'y a pas de sujet et je pense qu'il y a une confusion extraordinaire qui n'est peut-être pas entretenue toujours de façon neutre. Je ne vois pas comment le champ du disciplinaire pourrait interférer avec le champ du juridictionnel, sans quoi nous n'exercerons plus nos métiers, à l'instar des médecins qui se demandent s'ils vont encore soigner.
Certes, nous sommes tenus à une obligation de moyens de standard très élevé et, en cela, l'exigence professionnelle que l'on doit attendre de nous doit être forte, mais nous ne sommes pas tenus à une obligation de résultat. Par définition, le juge fait au moins un mécontent. Par conséquent, monsieur le Sénateur, lorsque vous avez évoqué le recours possible au CSM pour le public, l'assemblée ne pouvait que réagir, car on voit bien que tout justiciable mécontent va pouvoir saisir le CSM et que ce n'est pas la bonne manière.
Nous le répétons : la bonne manière est l'exercice des voies de recours. Pour n'évoquer que des affaires récentes qui émeuvent beaucoup, à juste titre, l'opinion publique, il n'y a pas eu qu'une seule décision juridictionnelle : tout le processus de l'appel a confirmé des décisions que l'on conteste aujourd'hui.
Il est vrai que ce n'est pas le débat aujourd'hui, mais des interlocuteurs manquent, notamment la presse, dans un contexte environnemental qui a pu pousser aussi l'ensemble de l'institution à statuer où à prendre des décisions dans tel ou tel sens.
A Chartres, nous avons 80 % d'affaires d'abus sexuels dans nos cours d'assises et nous pourrions donc en parler puisque, en filigrane, c'est le procès d'Outreau que l'on évoque beaucoup aujourd'hui. Au prétexte d'une affaire complètement regrettable qui doit nous amener les uns et les autres à nous poser des questions mais qui, malheureusement, se reproduira certainement, je ne suis pas sûre qu'il serait bien raisonnable de repenser complètement le système.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Nous sommes habitués au fait que l'on dise qu'à chaque fois qu'il se passe quelque chose, c'est de la faute de la presse, mais nous assumons...
(Réactions diverses.)
La question qui me semble la plus intéressante est la suivante : que ce soit le procès d'Outreau ou d'autres procès qui ont lieu depuis dix ou quinze ans et qui ont révélé un peu les mêmes choses, même s'il y a des choses que nous ne savons pas encore, il est certain que le fonctionnement, vu du public (je suis un membre du public, sans plus), n'est pas toujours satisfaisant et que les voies de recours ne sont pas toujours suffisantes. Il y a même des gens qui ne peuvent pas les utiliser pour des raisons financières...
(Réactions diverses.)
Il y a des choses complexes et cela me semble incontestable. La question n'est pas forcément de mettre en cause personnellement le juge, d'autant plus que, dans l'affaire que vous venez d'évoquer -mais il n'y a pas que celle-là-, il y a eu une série de décisions, il s'est passé des choses et il y a eu un emballement qu'il m'est arrivé de constater bien avant dans d'autres affaires. N'y aurait-il pas un verrou à mettre quelque part pour que cet emballement ne se produise pas ?
Dans la salle :
Pourquoi cet emballement s'est-il produit ? Qui l'a provoqué ?...
M. Franck NATALI , avocat -
Je suis avocat et j'ai été convié à suivre vos débats au nom de la Conférence des bâtonniers. J'interviendrai donc comme témoin plutôt que comme participant direct, puisque j'ai cru comprendre que le débat portait essentiellement sur le statut de la magistrature et les règles de fonctionnement disciplinaires et que j'avais vu dans l'énoncé de votre colloque le titre : « Le juge et l'exigence d'excellence ».
Comme c'est l'une des préoccupations du barreau et des réformes qui ont été mises en place pour la formation des avocats, je me disais que j'allais entendre sans doute, sur la formation, la qualité de la décision et, de la même manière, à l'inverse, pour nous, avocats, la qualité de notre contribution, des débats qui seraient assez semblables à ceux que nous rencontrons.
Je voudrais faire simplement trois brèves observations.
Premièrement, je dirai qu'en tant qu'avocats, que professionnels, nous sommes confrontés à cette exigence d'excellence. On nous en demande de plus en plus, de manière de plus en plus spécialisée, et nous avons mis en place des spécialisations au sein de la profession d'avocat. Ensuite, on nous a dit que nous n'étions pas assez formés. Nous avons donc ajouté six mois de formation à la formation préalable (nous en sommes à 18 mois), et je vois maintenant des jeunes confrères qui arrivent sur le terrain professionnel avec bac + 7, des DEA et des DESS et qui, malheureusement, ne trouvent pas toujours un travail parce que notre profession est souvent dévalorisée aux yeux du public, ce que je regrette profondément.
Deuxièmement, en ce qui concerne la déontologie et les règlements intérieurs harmonisés, je me dis que la profession a progressé depuis 1991 puisque nous avons mis en place un règlement intérieur harmonisé et que la déontologie est au coeur de nos débats. En effet, il n'y a pas de défense digne sans le respect des règles déontologiques. Concernant ce que vous disiez tout à l'heure sur la déontologie, même si le juge n'est pas à la même place, nous participons tous à la même oeuvre qui est celle de rendre une justice et cela résonnait fortement.
Enfin, j'ai entendu parler de cette affaire (qui n'est d'ailleurs pas encore jugée et sur laquelle il me semble qu'il faut garder une certaine réserve, y compris dans l'appréciation de ce qui a pu se passer) et je voudrais faire deux très brèves observations. En effet, j'ai occupé mes fonctions de bâtonnier dans un tribunal de la périphérie parisienne et j'ai été confronté au fonctionnement d'une juridiction à cette place bien particulière qui est celle du bâtonnier, qui reçoit à la fois les plaintes de ses confrères, les plaintes des justiciables et, parfois même, les plaintes des magistrats.
Il me semble en tout cas que l'on éviterait sans doute beaucoup de problèmes et de difficultés si on échangeait plus et si on discutait plus avec ceux qui, malgré tout, sont en première ligne de défense ou de représentation des intérêts puisque ce sont eux qui préparent les assignations et qui reçoivent beaucoup de justiciables. Je déplore qu'il n'y ait pas assez de dialogue entre un bâtonnier, un magistrat président de tribunal et un procureur, mais je tiens à dire que cela se fait de plus en plus et qu'à chaque fois, c'est payant.
On l'a fait pour la défense pénale, ce qui a permis de mettre en place des protocoles, et on l'a fait pour la procédure civile, ce qui a permis de mettre en place des conventions de procédures. Lorsque ces discussions ont lieu, même de manière informelle parfois, on peut percevoir, quand on veut bien les voir, les dysfonctionnements et les difficultés. Il s'agit donc là du problème de la déresponsabilité et du dysfonctionnement de l'institution.
Il reste la question de la responsabilité, sur laquelle nous pouvons simplement vous donner notre expérience professionnelle. Aujourd'hui, je pense que personne ne dit qu'on va juger le juge pour la décision qu'il a rendue. Cependant, c'est au titre de la jurisprudence européenne, si on reprend tout le débat sur le dépassement du délai raisonnable dans la manière dont les décisions ont été rendues, que le débat est arrivé. C'est bien l'Europe qui nous a dit : « Vous prenez trop de temps pour juger ou vous jugez mal » (cela concerne les moyens, notamment le respect du contradictoire et les dispositions des articles 15 et 16 du Code de procédure civile) et qui a ajouté : « Aujourd'hui, nous avons des assurances de responsabilité professionnelle, mais nous ne venons pas vous dire que nous mettons en cause éventuellement votre diagnostic ou votre appréciation de l'affaire mais que vous n'avez pas mis en oeuvre tous les moyens pour arriver à une décision ou un résultat et nous avons toute une jurisprudence qui s'élabore pour savoir si l'avocat a mis en oeuvre tout ce qui relevait de ses possibilités au plan pratique, au plan technique et au plan des connaissances pour obtenir la meilleure décision. »
Voilà l'état du débat tel qu'il peut se poser pour nous, sans vous parler des problèmes de discipline, qui sont à mon avis d'un tout autre ressort.
Je terminerai en disant que nous devons échanger et discuter davantage parce qu'il est possible que certaines de nos expériences servent aux magistrats. Pour revenir au point liminaire sur la formation, lorsqu'il a été dit tout à l'heure qu'il faudrait un jour qu'il y ait davantage de formation commune, je tiens à dire que je suis de ceux qui le pensent.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Merci. Il reste deux intervenants auxquels je demanderai de s'exprimer brièvement, après quoi nous passerons à notre dernier sujet.
M. Yves BOT , procureur de la République du TGI de Paris -
Je suis un peu inquiet par certaines propositions que j'ai entendues. Je sais bien, monsieur le Sénateur (nous ne sommes pas des étrangers l'un pour l'autre), que vous avez toujours le chic pour animer une salle et la réveiller, mais si on se borne à l'examen des derniers sondages qui sont parus sur le degré d'insatisfaction des Français vis-à-vis de leur justice et si on retient votre proposition, cela veut dire qu'environ 69 % de Français vont écrire au Conseil supérieur de la magistrature ou à l'Inspection pour se plaindre du juge.
De quoi le Français va-t-il se plaindre ? Par définition, il va se plaindre d'une décision juridictionnelle et cette accumulation de plaintes va entraîner automatiquement la perte de la légitimité de l'institution judiciaire, puisqu'elle sera ostensiblement bafouée par des gens au nom de qui elle est censée statuer. Autrement dit, je crains que, politiquement, au sens noble du terme, ce soit un danger majeur que l'on fera courir à cette institution, car la perte de la légitimité est, tout simplement, la porte ouverte à l'annexion de cette autorité par un pouvoir.
Aussi, quand on formule ce genre de proposition, je pense qu'il faut prendre véritablement conscience de tous les risques qui peuvent en découler.
Par ailleurs, s'agissant toujours de la mise en oeuvre de la responsabilité juridictionnelle du juge, vous parliez tout à l'heure d'une hypothèse dans laquelle elle serait possible, c'est-à-dire lorsqu'il aurait été commis une faute particulièrement grave et volontaire, mais il manquait un exemple à votre exposé et je serais intéressé de voir si, dans cet exemple, à supposer qu'il puisse être réel, il n'y aurait pas aussitôt une réponse qui pourrait être apportée pas les voies actuelles de la mise en cause de la responsabilité.
Enfin, permettez-moi, sur une affaire à laquelle il a été fait allusion tout à l'heure, de dire que si juger l'activité juridictionnelle ou mélanger le juridictionnel et l'appréciation du fait des juges revient, comme certains le font dans la presse ou dans les médias et comme certains, même parmi nous, risquent peut-être de s'y laisser entraîner, à faire le procès d'un procès avant qu'il soit fini, c'est-à-dire à faire le procès d'un magistrat, dont -je le dis- je suis tout à fait heureux de le compter parmi mes collaborateurs, avant même qu'il soit venu déposer devant une cour d'assises, si c'est cela, la mise en cause de la responsabilité du juge pour ses fonctions juridictionnelles qui est envisagée pour demain, je vous dis tout de suite que je n'en veux pas !
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Trois mots sur ce sujet, monsieur Dreyfus-Schmidt, et nous passons à la suite.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Je suis tout à fait d'accord, monsieur le Procureur, sur ce que vous avez dit sur le procès d'Outreau, et vous ne nous avez pas entendus, en ce qui nous concerne, prendre position sur ce procès, car il faut effectivement attendre qu'il soit terminé même si la presse est friande de dysfonctionnements.
Cependant, il est vrai qu'on ne tire pas assez les leçons de l'expérience. On ne l'a pas fait suffisamment en matière de garde à vue, dont on sait qu'elle donne lieu à des aveux qui ne sont pas sincères, ce qui n'a pas empêché le législateur d'étendre cette garde à vue à 96 heures dans beaucoup de cas. C'est ma première observation.
Quant à ma deuxième observation, je n'ai pas demandé que la saisine par les justiciables du Conseil supérieur de la magistrature donne lieu obligatoirement à suite. Il est évident qu'il faut un tri qui sera très vite fait : nous avons tous l'habitude d'avoir des lettres de gens qui sont manifestement déséquilibrés ou se plaignent de choses dont ils n'ont pas à se plaindre et c'est très facile à classer sans suite immédiatement.
(Réactions diverses.)
En revanche, il ne faut pas que, dans les cas dans lesquels les justiciables sont fondés à se plaindre, il n'y ait pas de suite ou que les réponses n'interviennent que très longtemps après. C'est pourquoi je continue à penser que le Conseil supérieur de la magistrature doit pouvoir être saisi et vérifier que les cas qui nécessitent une enquête soient suivis d'effet.
M. Maurice PEYROT -
Merci beaucoup. Comme on le voit et comme c'était prévisible, le débat est loin d'être clos et nous l'avons à peine effleuré.
Cependant, nous allons passer à notre dernier sujet qui concerne une autre contrainte du juge : la contrainte financière ou budgétaire.
* * *
II. VERS UNE CULTURE DE L'EFFICIENCE
Une loi organique qui a été votée en 2001 organise une sorte de contrôle de l'utilisation des deniers publics. Comme j'ai eu beaucoup de mal à la lire -je vous l'avoue-, je souhaiterais que Mme Zamponi, qui est chargée de mission sur cette loi à la DSJ, vienne nous l'expliquer maintenant. Je lui donne la parole.
Mme Annie ZAMPONI , Chargée de Mission auprès du sous-directeur de l'organisation judiciaire et de la programmation -
Comme vous le savez sans doute, la loi organique relative aux finances publiques du 1 er août 2001 est la nouvelle constitution financière de l'Etat. C'est une loi qui a été votée à l'initiative du Parlement, majorité et opposition de l'époque rassemblées, qui a pour effet, en premier lieu, d'apporter une plus grande transparence et une plus grande lisibilité de la dépense publique aux Parlementaires, et en second lieu de donner aux gestionnaires une plus grande souplesse dans la gestion des crédits publics..
Pour ce faire, cette loi a prévu une disposition qui est la fongibilité asymétrique des dépenses de personnel de l'Etat... (Rires, applaudissements.) C'est un point extrêmement important.
En effet, la dispersion des crédits de l'Etat au sein de 841 chapitres se trouvera rassemblée au sein de missions, de programmes et d'actions. Pour le ministère de la justice, la mission « Justice » est divisée en six programmes :
- justice administrative,
- justice judiciaire,
- administration pénitentiaire,
- protection judiciaire de la jeunesse,
- soutiens aux programmes de la Chancellerie et organismes rattachés,
- accès au droit.
Au sein du programme "justice judiciaire", qui, je pense, est celui qui vous intéresse, nous aurons sept actions qui recouvriront les dépenses relatives :
- à la justice civile,
- à la conduite, à l'orientation et au jugement des affaires pénales,
- à l'enregistrement des décisions judiciaires,
- à l'activité civile et pénale de la Cour de Cassation,
- au Conseil supérieur de la magistrature, qui vient d'être rattachée à notre programme, et aux moyens qui seront dévolus à son fonctionnement,
- à une action de soutien : moyens de la direction des services judiciaires (crédits de personnel et de fonctionnement, immobiliers, informatiques) ;
- aux actions de formation conduites par l'ENM et l'ENG.
Les crédits afférents au budget des services judiciaires, qui sont, je vous le rappelle, de 2 milliards d'euros au budget 2004, sont évidemment directement concernés par cette loi organique, puisqu'il faudra s'efforcer de rattacher à chacune des actions, les coûts en personnel en matière de fonctionnement immobilier et en matière d'intervention qui lui sont affectés.
C'est donc un véritable changement qui va s'opérer dans la conception des budgets des juridictions et, parallèlement, dans la responsabilité qui sera confiée aux chefs de cour qui administreront ces crédits au niveau local.
M. Maurice PEYROT -
Merci d'avoir été aussi claire dans cette description difficile d'un domaine assez ardu.
Monsieur Cointat, quelles sont les attentes du Parlement pour une loi de ce genre ? Ne peut-il pas y avoir un risque entre l'efficience et -je vais prononcer le mot- la rentabilité ?
M. Christian COINTAT -
Il est bon que, dans la salle, tous nos amis prennent conscience du fait que, sur le plan budgétaire, nous sommes en train de changer de planète, mais je ne suis pas certain que tout le monde le réalise véritablement.
En effet, d'une disposition actuelle que nous connaissons et qui était d'approche plutôt comptable, nous allons passer à une approche plus politique et, d'un système plutôt statique, nous allons nous tourner vers un dispositif plus dynamique. En d'autres termes, d'une politique de moyens (même s'ils ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions et des attentes), nous passons à une politique de résultat.
Tout à l'heure, la présidente du tribunal de Chartres a dit : « Nous ne sommes pas soumis à une obligation de résultat ». C'est vrai sur le plan de l'acte juridictionnel mais, pour le fonctionnement des juridictions, c'est pourtant ce qui va se passer, désormais. C'est la raison pour laquelle il faut faire très attention à la façon dont nous allons l'évaluer.
Le Parlement, jusqu'à présent, de par la Constitution française, adopte le budget. En réalité, il ne l'adopte pas selon une vision anglo-saxonne qui rend la décision exécutoire. La Constitution française se limite à dire qu'il détermine les ressources et les charges de l'Etat, ce qui explique pourquoi on peut, deux ou trois mois après avoir passé des jours et des nuits pour voter le budget, apprendre que 20 % des crédits ont fait l'objet d'un "gel républicain". En réalité, c'est un gel anti-démocratique, puisque cela va à l'encontre du choix du Parlement, qui s'est prononcé sur une politique qui est mise à mal par un blocage de crédits jusqu'à la fin de l'année, la plupart du temps. C'est le système français.
La nouvelle loi organique relative aux lois de finances, c'est-à-dire, en gros, les nouvelles modalités budgétaires, va améliorer tout ce dispositif pour lui rendre -nous l'espérons en tout cas- une véritable lisibilité vis-à-vis tant du Parlement que des citoyens.
Cela signifie d'abord que, lorsqu'on a des crédits, c'est pour faire quelque chose, et donc pour faire une politique qui doit être clairement comprise pour que tout le monde sache exactement de quoi il ressort.
Ensuite, il ne faut pas que cette politique se heurte à des barrages, des cloisonnements et des contradictions au niveau administratif et politique. C'est la raison pour laquelle, désormais -c'est un grand changement-, le contrôle se fera a posteriori et non plus a priori, comme avant. L'ordonnateur et ses délégués (les ordonnateurs secondaires que sont les chefs de cour ou les ordonnateurs subdélégués et autres) auront donc une disponibilité des crédits, ce qu'on appelle la fongibilité, c'est-à-dire qu'ils vont pouvoir les répartir et les changer et qu'ils ne seront pas bloqués comme auparavant par des titres, chapitres, postes, sous-postes, etc.
Il y aura désormais une mission pour tout le ministère de la justice répartie en programmes à l'intérieur desquels il y aura des actions et les chefs de programme (c'est ainsi qu'on nomme désormais le nouveau dispositif) auront la possibilité de transférer des crédits d'un endroit à un autre. Cela leur donnera plus de responsabilités et de pouvoirs, mais ils devront aussi rendre des comptes et on devra juger leurs résultats à la lumière des politiques qui auront été définies, en se fondant sur des critères de performance.
Je pense que M. Barella aura l'oreille très ouverte, car comment arriver à déterminer des critères de performance en matière de justice ?
Je vais parler à titre personnel. Si on me parle de rendement, je réponds que c'est une catastrophe parce qu'on ne fait pas de la justice à l'abattage, c'est beaucoup plus grave et important que cela. Mais on ne peut pas non plus accepter que des délais énormes s'accumulent et dérangent le justiciable, qui ne comprend plus sa justice.
Il faut donc trouver un équilibre entre la masse de travail, sa complexité et la rapidité avec laquelle ce travail est fait. On en revient à ce que j'évoquais tout à l'heure sur la compréhension de la justice. Je sais que, lorsque j'ai procédé à plusieurs auditions dans le cadre des différents budgets dont j'ai eu à m'occuper au sein de la Commission des lois ou dans le cadre de la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice, plusieurs magistrats m'ont dit que lorsqu'une décision de justice est bien motivée, le justiciable, même s'il est condamné, la comprend. C'est très important et on ne peut pas bâcler les décisions de justice pour faire du rendement.
Je vous donne un exemple en tant que fonctionnaire européen. J'ai été directeur général du personnel du Parlement européen et j'ai eu affaire avec le tribunal de première instance des communautés européennes et avec la Cour de justice des communautés européennes, étant attaqué pas des collègues qui n'étaient pas contents de mes décisions. Il m'est arrivé de gagner et de perdre, mais je peux vous dire qu'en lisant un arrêt du tribunal ou de la Cour de justice et en voyant le cheminement intellectuel qui se traduisait par cet arrêt, jamais je n'ai dit : « Ils se sont trompés ». Je me suis dit qu'à certains moments, ils ne m'avaient pas compris, mais je comprenais que c'était souvent moi qui m'étais trompé alors que j'étais certain d'avoir raison auparavant.
Par conséquent, une bonne motivation de justice est une chose fondamentale qui doit être prise en compte dans les critères d'évaluation.
Pour autant, il faut aussi que vous-mêmes, au sein de la Chancellerie, tous les magistrats, les greffiers et les fonctionnaires de la justice, vous puissiez bien mettre au point les critères d'évaluation. En effet, nous savons tous que, lorsqu'on a une responsabilité à exercer, tous les critères sont très bien sur le papier, mais qu'il y a les gens que l'on veut avoir avec soi pour travailler et ceux qu'on ne veut pas avoir. Très souvent, il y a ceux qui sont toujours disponibles et prêts à travailler, à offrir leur temps, leurs connaissances et leur savoir sans compter et d'autres qui sont peut-être supérieurement intelligents mais qui préfèrent sortir et faire les 35 heures. Il n'y en a pas chez les magistrats, bien entendu, mais vous savez bien ce que je veux dire.
Le Parlement attend donc de cette nouvelle loi de finances plus de responsabilité pour lui. Vous savez en effet qu'à l'heure actuelle, 94 ou 95 % du budget sont composés de services qui sont déjà votés, qu'il faut renouveler et sur lesquels on n'a donc aucune prise. Il ne reste que peu de choses sur lesquelles on peut intervenir. Avec cette nouvelle loi, on va reparler des 100 % du budget et on va se mettre bien d'accord avec le gouvernement, quel qu'il soit, pour que les politiques qui seront décidées par le Parlement puissent être véritablement exécutées par les ministres, les ordonnateurs et tous ceux que vous êtes. Dans la justice et la magistrature, vous serez tous responsables.
Nous allons donc le suivre attentivement. Nous savons que nous pouvons compter sur la capacité qu'ont tous les magistrats, les greffiers et les fonctionnaires de justice pour exécuter cela, mais il faut une formation adéquate. J'ai été frappé, en visitant les différentes juridictions que j'ai pu rencontrer, de voir des magistrats, des greffiers et des assistants de justice motivés qui en veulent et qui croient en ce qu'ils font. Vous avez un métier passionnant et difficile. Malheureusement, j'ai ressenti aussi beaucoup d'amertume, parce qu'on ne donnait pas les moyens, qu'on encombrait les gens de tâches administratives, etc.
Tout cela va devoir être effectivement revu, mais cela signifie qu'à partir du moment où on vous donne le pouvoir de gérer votre argent, il faudra aussi que vous vous organisiez pour assumer ces responsabilités. C'est fondamental.
C'est cette évolution que nous attendons pour que, finalement, avec des crédits qui ne sont pas illimités, on puisse faire mieux et plus et dans de meilleures conditions. Quelqu'un a dit tout à l'heure que les moyens constituent un élément fondamental.
Une dernière remarque avant d'en terminer. Un point va mériter une réflexion approfondie, aussi bien au niveau du Parlement que des différents ministères : le problème de la gestion du personnel. En tant qu'ancien directeur général du personnel, je m'y intéresse particulièrement. On vous donne les moyens financiers, ce qui est nouveau, mais on ne vous donnera pas les ressources humaines ou, du moins, vous ne pourrez pas y toucher comme vous pourriez parfois le souhaiter. Quand, dans une juridiction, vous n'avez pas assez de moyens en personnel, si on vous donne les moyens financiers, vous ne pourrez pas véritablement remplir les missions qui vous sont confiées, comme cela devrait pouvoir se faire.
C'est donc une réflexion qui doit se poursuivre à ce niveau. Bien entendu, lorsque M. Barella viendra me voir pour que nous discutions ensemble dans le cadre des budgets à venir, je ne veux pas qu'il me fasse de reproches : il n'est pas question de toucher au statut ni à tous les droits et devoirs de la fonction publique des magistrats, des greffiers et autres, mais il faut quand même que l'on revoie, à mon sens -je le dis à titre personnel-, cet équilibre entre les moyens financiers et les ressources humaines sans lequel les politiques ne peuvent pas être véritablement réussies dans tous leurs éléments.
C'est un défi et une chose qui vont demander un changement de culture profond, mais je crois que, tous, nous devons nous prendre par la main pour réussir ce challenge car il en vaut la peine.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Cette loi sera appliquée à partir de 2006, mais une expérience est déjà tentée à Lyon. M. Falletti va nous en parler.
M. François FALLETTI -
En effet, ce qui vient d'être rappelé et exposé par M. le Sénateur mérite tout à fait de retenir notre attention et notre détermination. Il est vrai que les moyens ne sont pas extensibles à l'infini. Après tout, nous sommes tous contribuables et nous avons à coeur que l'argent public soit utilisé le mieux possible.
Depuis l'automne dernier, la Cour d'appel de Lyon est déjà engagée dans le travail de ce qui sera le droit commun en 2006. Cela dit, le chemin reste long. C'est un travail difficile et un grand chantier, mais, après tout, peut-être pourrons-nous dégager un certain nombre de choses. La Cour d'appel de Lyon s'est donc engagée dans ce chantier à partir de l'automne 2003 avec la Direction des services judiciaires, comme Mme Zamponi l'a rappelé.
En réalité, nous sommes confrontés aux vraies difficultés de notre institution : il faut anticiper, ce qui n'est pas toujours notre fort, mettre en oeuvre (nous y arrivons, mais nous n'avons pas nécessairement tous les outils) et évaluer, ce qui n'est pas très facile pour nous.
Sur l'anticipation, un certain nombre de choses devraient être intégrées maintenant. Le principe de la nouvelle loi de finances, c'est qu'il faut, dès le printemps de l'exercice suivant, programmer ses plafonds d'emplois, dire de combien de magistrats et de fonctionnaires on aura besoin, et indiquer le montant des crédits nécessaires, après quoi tout cela passe en loi de finances.
Quand nous avons commencé à le faire, au mois d'octobre, c'était évidemment un peu tard et nous avons perdu beaucoup de temps à essayer de bien nous mettre d'accord sur le niveau des plafonds d'emplois. Nous y sommes arrivés, mais anticiper, c'est aussi savoir comment on va faire fonctionner les régies dans le nouveau système. C'est ainsi que nous avons eu des difficultés sur les frais de justice en fin d'année parce que les régies ne pouvaient plus fonctionner dans les mêmes conditions. Il a donc fallu suspendre les paiements au début de l'année 2004. Les leçons sont tirées et nous saurons comment faire ultérieurement.
Nous étions aussi dans l'attente du décret qui a fixé la qualité d'ordonnateur secondaire sur les chefs de cour, décret qui est sorti tout récemment.
Le paysage s'est donc éclairci, mais nous avons vraiment cheminé pendant six mois sur ces difficultés, auxquelles s'ajoutaient et continuent de s'ajouter un certain nombre de choses.
Il faut anticiper sur les plafonds d'emplois, mais comment voulez vous fixer votre plafond d'emplois 2005 sans avoir déjà une idée des conditions dans lesquelles se réalise l'exercice en cours ? C'est là que nous manquons cruellement, encore aujourd'hui, des outils informatiques, des outils d'analyse, des outils d'évaluation qui sont en train d'être mis au point.
De même, l'évaluation se fait à partir d'indicateurs de résultats et de performances qui sont, là aussi, en cours d'affinement avec la Direction des services judiciaires, mais il faudra bien y arriver puisque cela conditionne toute la démarche d'évaluation et d'anticipation. C'est comme un balancement permanent qui va se dérouler.
Si on considère les choses sur le moyen terme, ce sont des éléments porteurs (c'est mon point de vue personnel sans, je pense, faire preuve d'un excès d'optimisme), mais c'est un chantier considérable, d'autant qu'il s'y ajoute la question des frais de justice dorénavant limitatifs, sur laquelle je vais m'arrêter quelques secondes.
Cela signifie que l'on détermine une enveloppe en début d'exercice. Pour la Cour d'appel de Lyon, il a été dit qu'en 2004, nous aurions droit à 12 millions d'euros (M€), plus 3 M€ de réserve nationale, soit 15,3 M€ en tout pour 2004, en se référant forcément aux chiffres de 2002, qui étaient connus au moment où on a déterminé ce niveau. Le problème, c'est que les frais de justice soulèvent des mises en règlement qui sont parfois très différées et que nous avons, au cours des quatre premiers mois de l'exercice 2004, près de 13 % de l'enveloppe qui sont obérés par les règlements de l'exercice antérieur.
Il faudra donc réfléchir sur l'adéquation ou l'adaptation du mécanisme de l'annualité par rapport à la situation particulière des frais de justice, sans quoi nous aurons des difficultés.
Encore un mot sur les frais de justice pour vous montrer à la fois les risques, mais aussi l'intérêt de la démarche. Aujourd'hui, les frais de justice évoluent beaucoup à la hausse pour toutes sortes de raisons que les gens dans la salle connaissent bien : on a notamment de plus en plus recours à des démarches coûteuses, on systématise l'empreinte génétique pour les fichiers, on a recours à des écoutes téléphoniques ou à des interceptions qui sont également très coûteuses, les malfaiteurs utilisent de multiples téléphones mobiles et tout cela coûte évidemment cher. Chacun ici a en mémoire bon nombre d'exemples : les expertises ou les analyses psychologiques qui sont effectuées, les enquêtes de personnalité, etc. Tout cela a un coût et on nous demande d'y avoir recours.
Il s'y ajoute un taux d'élucidation à la hausse qui signifie davantage de mesures qui coûtent, en termes de frais de justice, pendant les gardes à vue. Rien que pour la Cour d'appel de Lyon, pour une enveloppe de 12 M€, on dépense 500 000 € au titre des mesures en garde à vue.
Ce sont des sommes qui s'ajoutent et il est évident que nous avons besoin d'une bonne connaissance de ce que coûtent les actes, d'une part, pour pouvoir présenter notre enveloppe en début d'exercice et, d'autre part, pour essayer de faire un peu de "chasse au gaspi". Je suis de ceux qui pensent qu'on peut lutter contre un certain nombre de dépenses injustifiées. En ce qui concerne les empreintes génétiques, par exemple, il est vrai que, demain, les laboratoires, dont le statut va changer puisqu'ils vont passer en établissements publics, vont facturer en frais de justice. Il faudra donc veiller à ce que les prix n'explosent pas et à faire jouer certains mécanismes de concurrence, dans la qualité, sur ce point précis.
De même, s'agissant des écoutes ou des interceptions téléphoniques, il est tout à fait clair, alors que c'est un chiffre qui représente un pourcentage très important du montant des frais de justice pénaux, que nous avons besoin d'arriver à des économies d'échelle : un juge d'instruction qui prescrit une écoute ou une interception téléphonique risque d'engager une dépense considérable alors que ces opérations regroupées en marché peuvent donner lieu à des économies d'échelle substantielles.
Je passe sur la préservation des scellés et une meilleure gestion d'un certain nombre de gardiennages. J'ai des exemples précis en tête sur lesquels nous pouvons mieux faire.
Sur tous ces points, mieux connaître, c'est mieux gérer, et cela ne doit porter atteinte ni à l'indépendance de la décision du magistrat sur les opérations nécessaires ni, bien sûr, à la qualité globale de la justice telle qu'elle est rendue. Il est clair que ce mécanisme de meilleure connaissance est indispensable et qu'il nous fait encore défaut dans une large mesure.
Nous sommes en train de construire les outils, de les développer et de les consolider, et je pourrais donner beaucoup d'exemples sur le travail qui a été engagé par la Cour d'appel de Lyon depuis le début de l'année sur ces questions de frais de justice ou de détermination d'indicateurs. Je trouve qu'en quelques mois, même si nous avons encore beaucoup de chemin à faire, nous avons parcouru une certaine distance.
Maintenant, mon voeu, puisque je suis dans les locaux de la représentation nationale, c'est que cet effort qui est considérable et qui va être engagé de manière globale par l'institution judiciaire soit bien compris comme un effort de clarté et de transparence interne. En effet, les magistrats ne sont pas là pour dépenser à fonds perdus et sans aucune responsabilité par rapport à leurs décisions. Ils savent bien ce que coûtent les choses et ils ne demandent pas mieux qu'on leur donne les moyens de travailler dans des conditions de qualité qui, en outre, arrivent à ne pas coûter de manière inutile pour la société et la collectivité.
Une fois cet effort réalisé, il faut que les bénéfices de l'opération puissent véritablement être tirés par l'institution. Parmi ceux-ci, il y a la fongibilité (je ne dirai pas asymétrique), c'est-à-dire le fait que ce que nous aurons pu faire puisse être reporté avec beaucoup de souplesse sur un meilleur fonctionnement interne des juridictions. Pour cela, dans une situation dans laquelle nous connaîtrons mieux le fonctionnement et les coûts, nous pourrons continuer d'améliorer la qualité de la justice.
Ma crainte serait qu'à partir du moment où cet effort a été engagé, on dresse une situation de contraintes excessives par rapport à des besoins qui sont tout de même, au fil du temps, en augmentation près régulière et très constante. Certes, il y a le contribuable, mais il y a aussi le justiciable qui a parfois du mal à comprendre pourquoi on n'a pas engagé telle ou telle démarche susceptible de rendre des décisions de qualité.
Voilà le grand enjeu devant lequel nous nous trouvons. Pardonnez-moi d'avoir été un peu long, mais je pense que, sinon, on passe à côté d'un chantier considérable pour l'institution.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Vous avez surtout été très complet. Y a-t-il des réactions sur ce sujet, qui est parfois un peu opaque mais qui, comme M. Falletti vient de le montrer, est capital ?
Mme Lucie LE HOUX , présidente du TGI de Cahors -
En tant qu'ancien juge d'instruction, je suis extrêmement sensible à ce qu'a dit M. le Procureur général sur la nécessité d'engager des sommes pour rechercher à charge et à décharge la vérité dans un dossier d'instruction, mais je voulais signaler un autre point qui m'inquiète un peu et qui est totalement imprévisible : un courrier dont nous avons été destinataires par le secrétariat d'Etat au droit des victimes et qui nous donne l'obligation, avant la fin du mois de juin, de dire comment nous comptons accueillir les victimes (ce que nous faisons déjà), mais aussi comment nous comptons leur donner des salles (ce qui devient plus compliqué) et des accès particuliers (c'est encore plus compliqué).
Il se pose surtout le problème du personnel, que vous avez signalé. J'ai un tribunal dans lequel je n'ai pas d'accueil un certain nombre d'heures par jour (je fais parfois l'accueil moi-même, ce qui surprend les gens), et je crains que les victimes ne disposent pas de moyens en personnel que je ne peux pas leur donner puisque je ne les ai pas.
M. Renaud CHAZAL de MAURIAC , premier président de la Cour d'appel de Paris -
La loi organique relative aux lois de finances repose sur deux principes auxquels il faut adhérer sans réserve : permettre au Parlement de mieux contrôler la dépense publique et imposer aux administrations de se fixer des objectifs et de déterminer les moyens humains et financiers nécessaires pour les atteindre. C'est une révolution culturelle, comme vous l'avez justement indiqué, et nous y adhérons pleinement.
Ce qui nous inquiète, c'est l'exigence technocratique qui se dessine derrière et qui est porteuse de perversité. En effet, je pense que nous n'allons pas vers une suffisante progressivité de la mise en musique du nouveau dispositif.
Il faut savoir qu'aujourd'hui, nous n'avons pas de normes de travail reconnues pour les magistrats. Nous n'avons même pas de normes de travail reconnues pour les fonctionnaires de justice. Il faudra du temps pour y parvenir car c'est une chose extrêmement délicate. Tout le monde comprendra en un mot que mille affaires correctionnelles à Nice ne valent pas mille affaires correctionnelles à Brest... (Rires.)
Nous sommes donc en présence d'un premier défi qui est celui des références d'activité.
Nous avons un deuxième défi qui a été très justement exposé par M. Falletti et qui est celui de l'anticipation et de la prévision. Nous avons une capacité d'expertise qui est aujourd'hui insuffisante.
Nous avons un troisième défi qu'il faut donner en chiffres : la Cour d'appel de Paris aura une enveloppe globale d'environ 270 M€ sur laquelle 150 M€ correspondent à des dépenses de rémunération, environ 50 M€ à des dépenses de fonctionnement et 60 M€ à des frais de justice. Les frais de justice ont augmenté, dans ce ressort, en un an, de 5 M€. En cinq ans, cela fait 25 M€, ce qui représente la moitié des dépenses de fonctionnement.
Sur les frais de justice, environ 60 %, parfois plus, sont des frais générés par des décisions de la police ou de la gendarmerie, c'est-à-dire des décisions sur lesquelles nous n'avons pas un contrôle complet.
Nous sommes passés de la religion de l'aveu, qui était sans doute contestable, à l'approche scientifique de la preuve. Cela a un coût et on ne peut pas à la fois nous dire un jour : « Il est indispensable que vous modernisiez vos approches et que vous vous mettiez au niveau de certaines démocraties plus avancées que nous en matière de détermination des éléments de preuve » et, un autre jour : « Vous vous débrouillez avec l'enveloppe qui va vous être donnée. Si vous avez une dépense de frais de justice qui s'accroît, vous prendrez sur les dépenses de fonctionnement ! » C'est un discours qui n'est pas acceptable.
Je terminerai en disant que nous sommes en présence d'un défi que nous sommes tous prêts à relever, qui, à mon avis, est fondé sur une analyse très saine de ce que doit être le management de l'institution judiciaire, mais auquel on nous a très mal préparés. Il faudra donc faire preuve peut-être d'un peu de patience.
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Merci beaucoup.
M. Christian COINTAT -
Je tiens à remercier M. le Premier Président de ses remarques qui sont frappées au coin du bon sens et qui prouvent qu'il maîtrise bien la question, mais il reste deux écueils qu'il n'a pas évoqués.
Le premier est ce que j'appelle le "condominium". Quand j'étais jeune, j'ai travaillé aux Nouvelles-Hébrides (le Vanuatu aujourd'hui) et cela rejoint bien la dualité de la décision. Dans l'ordonnateur secondaire, il y a la dualité de la décision et il faudra prendre à deux des mesures d'anticipation, d'évaluation et donc de prospective qui touchent des domaines aussi faciles à régler que les bâtiments, le coût de la procédure pénale, les dépenses du civil, etc.
Cela va être extrêmement difficile, mais, d'un autre côté, cela obligera chacun à prendre des responsabilités nouvelles sur lesquelles, finalement, on était content de se débarrasser sur les contrôleurs financiers et autres procédures de contrôle a priori. Maintenant, il faudra rendre des comptes ensuite. C'est la première des deux difficultés.
La seconde est plus grave : le ministère des finances va-t-il véritablement se mettre sur la nouvelle planète dont j'ai parlé ? Va-t-il changer ? Si c'est le cas, tout marchera bien. Sinon, j'ai peur que cela ne marche pas. C'est la raison pour laquelle je peux vous dire que les commissions des finances, tant du Sénat que de l'Assemblée nationale, sont extrêmement vigilantes à ce sujet. On peut donc espérer que cela marche, mais, comme Alphonse Allais, je ne ferai pas de prévision parce que c'est dangereux, surtout quand cela concerne l'avenir !
(Rires, applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Merci. Monsieur Dreyfus-Schmidt, vous avez trente secondes pour conclure, mais vous savez le faire.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT -
Tout d'abord, je vous remercie, au nom des parlementaires, en particulier du Sénat, de nous avoir dit ce que, d'après vous, est, doit être et pourrait être l'évolution en matière de déontologie des magistrats, car c'est évidemment au Parlement que, si un projet de loi est déposé, il appartiendra de décider.
En ce qui concerne le budget, ce que nous avions n'était pas satisfaisant. C'est le président Edgar Faure qui, je crois, définissait la discussion budgétaire par trois mots : liturgie, litanie, léthargie... (Rires.) Cela ne servait pas à grand-chose puisqu'on n'avait pas beaucoup de prise dessus ; c'est le moins que l'on puisse dire...
On nous propose un autre système qui me paraît très compliqué et extrêmement difficile à mettre en oeuvre, sachant qu'il faut prévoir encore les charges nouvelles. La loi Perben 2, par exemple, dont j'ai déjà parlé, prévoit qu'il y aura des juridictions interrégionales et donc des frais de déplacement beaucoup plus importants pour tout le monde, la protection des témoins et l'infiltration. Tout cela devra être pris en compte.
Il arrive aussi que des ministres de l'intérieur (je parle à titre personnel et je n'engage pas le Sénat dans sa majorité, évidemment) prévoient des lois de programme qui sont ensuite remises en cause par des ministres de l'économie et des finances. Serons-nous à l'abri du gel en la matière ? Ce n'est pas sûr. Il y aura une expérience à faire et nous la ferons ensemble en 2006, c'est-à-dire juste avant 2007. Je souhaite à la majorité bien du plaisir !
(Applaudissements.)
M. Maurice PEYROT -
Merci. Les travaux reprendront cet après-midi dans cette même salle.
* * *
Complément écrit à l'intervention de M. Christian RAYSSEGUIER :
« Quel mode d'emploi pour la mise en oeuvre de la loi organique
relative aux lois de finances ? »
Le poids des difficultés financières de l'Etat conjugué à ses engagements externes, impose à toutes les administrations une maîtrise accrue de la performance, c'est-à-dire l'obligation d'obtenir les meilleurs résultats avec les moyens disponibles. Cette exigence d'efficience s'impose à tous les services publics de l'Etat y compris à la justice dont le Conseil constitutionnel rappelle que « si l'on admet que la justice est un service public, il est indéniable qu'il s'agit d'un service public spécifique dont l'existence et le fonctionnement sont exigés par la Constitution » .
La justice n'échappe donc pas à ces exigences de rigueur et de rationalisation budgétaire et ce, même si un effort particulier a été consenti pour le budget de notre ministère en augmentation très sensible au cours des dernières années (29 % en cinq ans) et dont la loi d'orientation et de programmation votée le 9 septembre 2002 prévoit, pour les cinq années à venir, la mobilisation de moyens de fonctionnement et d'investissement importants.
Ce contexte budgétaire nécessite une mobilisation importante de tous les responsables centraux et locaux pour définir et mettre en oeuvre une politique budgétaire rationnelle. Croire que l'amélioration du service public de la justice n'est conditionnée que par l'augmentation de ses moyens serait une erreur préjudiciable à l'institution.
Par ailleurs, les réformes en cours, réforme de l'Etat, relance de la déconcentration, mise en place de nouvelles procédures budgétaires issues de la L.O.L.F. imposent à toutes les administrations de nouveaux modes de pilotage.
Avec la L.O.L.F., c'est une véritable révolution sur le plan budgétaire, « on change de planète ». D'une vision statique on passe à une vision dynamique, d'une approche comptable, on passe à une approche politique, d'une politique de moyens, on passe à une politique de résultats. Il s'agit moins désormais d'édicter des normes et d'imposer des modèles de fonctionnement que d'être en mesure d'élaborer des objectifs, de mobiliser les acteurs autour de grands projets, de donner sens et cohérence à leurs initiatives et de les aider dans l'incertitude qui peut parfois être la leur face aux situations qu'ils connaissent. C'est aussi évaluer les résultats obtenus et ainsi pouvoir corriger, adapter les stratégies mises en oeuvre.
Dans ce nouveau contexte, l'inspection générale des services judiciaires, comme toutes les inspections générales des autres ministères, connaît une évolution sensible de ses missions d'évaluation des services et des juridictions. Elle constate le développement de ses fonctions d'audit, d'expertise et de conseil et devient l'un des acteurs de la mise en oeuvre de la L.O.L.F.
Mais avant d'évoquer le rôle spécifique de l'inspection générale dans la mise en oeuvre de la L.O.L.F. et les nécessaires mutations de son statut, je souhaite vous livrer quelques analyses et réflexions de l'inspection générale sur les évolutions nécessaires de la gestion et de l'administration des juridictions, au regard notamment du travail réalisé en 2003 sur l'évaluation des services administratifs régionaux (S.A.R.).
I - Une nécessaire professionnalisation des fonctions de gestion et d'administration au sein des services judiciaires
Pour certains, l'indépendance de l'institution judiciaire implique que le magistrat administre lui-même. Pour d'autres, elle ne devient réalité que si le juge est déchargé de toute tâche de gestion.
La plupart des pays européens ont adopté des pratiques intermédiaires. C'est également le cas de la France qui a choisi de confier aux chefs des cours d'appel, selon le principe de la dyarchie, la co-responsabilité de l'administration et de la gestion des juridictions.
Il est essentiel que la déconcentration ne génère pas de phénomènes de dépendance des responsables judiciaires à l'égard des autorités administratives régionales ou locales. L'administration et la gestion des moyens de l'institution judiciaire doivent demeurer sous la responsabilité des magistrats qui doivent être en capacité d'opérer les choix stratégiques .
C'est une des raisons pour lesquelles, le garde des Sceaux, avec l'accord du ministère des finances, a fait le choix d'attribuer aux chefs de cour la qualité d'ordonnateur secondaire et de personne responsable des marchés (P.R.M.), ce qui était déjà le cas pour les juridictions administratives depuis plusieurs années.
La responsabilité des chefs de cour devient donc de plus en plus lourde ; ils seront désormais passibles de la cour de discipline budgétaire.
Les moyens et les pouvoirs qui leur sont délégués sont de plus en plus importants :
- plus de 98 % des crédits de fonctionnement des juridictions et des crédits vacations sont désormais déconcentrés
- le principe de la fongibilité (asymétrique) des crédits nécessitera des choix importants sur une masse de crédits qui sera multipliée par 8.
Ce nouveau mode de pilotage des juridictions induit impérativement la professionnalisation de la gestion.
Aussi, est-il indispensable que les chefs de cour bénéficient d'une formation continue adaptée à ces nouvelles responsabilités afin de leur permettre d'effectuer des choix éclairés . Pour ce faire, l'école nationale de la magistrature en liaison avec les conférences des premiers présidents et des procureurs généraux va organiser, pour la première fois cette année, des cycles de formation à destination des chefs de cour. Il convient d'ajouter que les chefs de juridiction et de greffe bénéficiaient déjà d'une telle formation, communément appelée « formation des cadres ».
Il est tout aussi indispensable que les chefs de cour bénéficient de l'assistance de spécialistes de la gestion et de l'administration . La création des SAR (services administratifs régionaux) en 1996 a été une étape essentielle dans cette professionnalisation : en effet, pour la première fois, du personnel des services judiciaires (greffiers en chef et greffiers) était affecté de manière exclusive aux tâches de gestion et d'administration.
Les SAR, placés sous l'autorité directe des chefs de cours, ont compétence dans les domaines de la gestion budgétaire, de la gestion des ressources humaines, de l'informatisation déconcentrée et de l'immobilier, pour ce qui est de l'entretien des bâtiments.
L'étude de l'inspection générale sur ces services a permis de mettre en évidence qu'une meilleure optimisation de l'emploi des ressources humaines et budgétaires des juridictions nécessitait, d'une part de créer au sein des services judiciaires une filière d'administrateurs ayant vocation à intégrer, dans le cadre d'une mobilité, d'autres administrations, d'autre part d'avoir recours à des spécialistes d'autres corps de l'Etat.
Enfin, une gestion efficace suppose la mise à disposition des responsables, d'outils performants de management. Tel est notamment le cas du contrôle de gestion qui s'impose avec l'entrée en vigueur de la L.O.L.F.
Début 2004, l'inspection générale a été chargée par le garde des Sceaux de mettre en oeuvre le contrôle de gestion dans les services judiciaires. Pour cette mission, l'I.G.S.J. est assistée de l'inspection générale des finances.
Il s'agit de fournir aux responsables de chaque échelon hiérarchique les indicateurs pertinents qui leur permettront de mesurer l'activité des services et des juridictions et d'apprécier les moyens nécessaires pour en optimiser les résultats.
Un groupe de travail composé des directions de l'administration centrale et de représentants des juridictions (chefs de cour et de juridiction, représentants des SAR et des greffes) a été mis en place en avril 2004. Dans un premier temps, le groupe s'emploie à définir quatre types d'indicateurs : les données de contexte socio-économique, les indicateurs d'activités (civile, pénale et administrative), les indicateurs de gestion budgétaire et enfin, les données de gestion des ressources humaines. Ce travail sera achevé à la mi-juillet.
Au cours du dernier trimestre, le groupe élaborera les tableaux de bord qui seront utilisés à chaque échelon hiérarchique par les juridictions du premier degré, les cours d'appel et l'administration centrale et constitueront les données objectives nécessaires à l'instauration d'un dialogue de gestion constructif.
L'objectif assigné à l'inspection générale consiste à développer, dès le premier trimestre 2005, un contrôle de gestion « rudimentaire », « rustique », avec les indicateurs actuellement disponibles (indicateurs financiers, indicateurs d'activité civile et pénale, indicateurs de ressources humaines et indicateurs d'environnement) et des éléments de comparaison (moyennes nationales, moyennes de groupe). Le développement des outils informatiques, en particulier la création d'un Info centre national devrait permettre, à un horizon de quatre à cinq ans, de mettre en place un contrôle de gestion complet.
Venons-en maintenant au rôle spécifique de l'inspection générale dans la mise en oeuvre de la L.O.L.F.
II - Le rôle spécifique de l'inspection générale dans la mise en oeuvre de la L.O.L.F. i
En premier lieu, l'inspecteur général est membre de droit du Comité interministériel d'audit des programmes (CIAP) , comité créé par décision du comité interministériel sur la réforme de l'Etat (CIR) du 15 novembre 2001.
Le CIAP, présidé par un inspecteur général des finances, réunit les corps de toutes les inspections générales. Il est chargé de réaliser l'audit des programmes définis par les différents ministères dans le cadre de la nouvelle structuration budgétaire induite par la L.O.L.F.
Les premiers audits, débutés en 2004, dits « audits initiaux » ou de structuration, sont réalisés en amont de la présentation du programme dans le projet de budget soumis au Parlement. Ces audits croisés ont notamment pour objet d'évaluer la cohérence du périmètre des programmes, la pertinence et la qualité des indicateurs de résultats, la fiabilité et la stabilité des processus qui permettent de les obtenir.
Un inspecteur général adjoint a été désigné pour assister aux réunions du CIAP. Un inspecteur, et bientôt deux, participe aux audits. Ils ont reçu une formation spécifique dispensée par le CIAP avec l'aide notamment de l'inspection générale des finances.
Un des inspecteurs va participer, au cours du dernier trimestre 2004, à l'audit d'un programme du ministère de l'intérieur (programme Police Nationale). Actuellement, il dirige l'audit de deux programmes du ministère de la justice (programme « Accès au droit » et programme « Soutien »).
A compter de 2006, date d'entrée en vigueur de la L.O.L.F., le CIAP procédera aux audits dits « de réalisation ». Ces audits, réalisés a posteriori, ont pour objet de s'assurer de la réalité des résultats et des informations contenues dans le rapport annuel de performance présenté au Parlement.
En deuxième lieu, l'inspection générale participe depuis deux ans maintenant, en qualité d'expert, aux différents travaux en cours au sein du ministère de la justice sur la mise en oeuvre effective de la L.O.L.F. Elle a ainsi apporté sa contribution à la définition du périmètre des programmes et aux choix des objectifs et des indicateurs.
Enfin, l'I.G.S.J. participe au contrôle de la qualité des contrôles internes mis en place au sein de toutes les directions du ministère de la justice et pourrait participer à la rédaction du rapport annuel de performance présenté au Parlement, tout comme elle est chargée de la préparation du rapport du garde des Sceaux au Parlement sur la première année (2003) d'exécution de la loi de programmation pour la justice (L.O.P.J.) .
Conclusion
Les nouvelles missions ainsi confiées à l'inspection générale et les exigences d'efficacité et d'optimisation des moyens qui s'imposent bien évidemment aussi à l'I.G.S.J., conduisent à une réflexion sur une éventuelle réforme de ses statuts.
Depuis bientôt un an, les membres de l'inspection générale ont entrepris un travail de réflexion et d'élaboration du projet de service de l'I.G.S.J. dans lequel est exposé le statut actuel de l'inspection et de ses inspecteurs, son organisation interne, la nature et l'étendue de ses missions, la déontologie de ses membres, la méthodologie suivie au cours de leurs travaux et les modalités de suivi de leurs préconisations. Ce projet sera adopté dans les prochaines semaines et présenté au garde des Sceaux.
Élaboré à droit constant, ce travail a également été l'occasion d'évoquer les perspectives d'évolution de l'inspection générale qui doivent lui permettre de répondre de manière encore plus efficace aux nouvelles missions qui sont les siennes notamment celles liées à la recherche d'une meilleure efficience des juridictions et services dépendant du ministère de la justice.
À la différence des inspections générales des autres ministères, l'inspection générale des services judiciaires n'est pas un corps. Cela signifie d'une part que l'on ne fait pas carrière à l'inspection, d'autre part que seuls les magistrats peuvent être nommés en qualité d'inspecteurs. Le recours à des compétences extérieures ne peut se faire que dans le cadre de missions ponctuelles ; les membres d'autres administrations ou d'autres corps de l'État ne peuvent être nommés à l'inspection générale qu'en qualité de chargés de mission ; ce statut limite grandement les candidatures extérieures.
Parmi les mesures prévues dans le cadre de la stratégie ministérielle de réforme du ministère de la justice (SMR), figure une réforme globale de l'inspection qui « consisterait, notamment, à regrouper, dans une inspection générale du ministère de la justice, véritable corps d'inspection, l'ensemble des services d'inspection technique du ministère et à faire bénéficier l'inspection du concours permanent, comme inspecteurs, de professionnels venant d'autres ministères et spécialisés dans le contrôle de gestion, l'audit et les questions budgétaires » .
* * *
DEUXIEME TABLE RONDE
LA JUSTICE PENALE DES MINEURS : UN MAILLON FAIBLE ?
I - Un maillon exposé
II - Un maillon perfectible
Débats animés par :
Mme Laure de Vulpian,
journaliste à France Culture
Avec la participation de :
M. Jean-Claude Carle,
Sénateur de Haute-Savoie, rapporteur de la Commission d'enquête consacrée à la délinquance des mineurs
M. Dominique de Legge,
Délégué Interministériel à la Famille
M. Yvon Tallec,
Chef de la section des mineurs du Parquet du Tribunal de Grande Instance de Paris
Mme Sylviane Holtz-Deseez,
Présidente du Tribunal pour Enfants de Nanterre
M. Patrick Ardid,
Président du Tribunal pour Enfants de Toulon
M. Jean-Louis Daumas,
Directeur de la région Picardie de la Protection judiciaire de la Jeunesse
Mme Catherine Pouliquen,
Directeur de projets à l'association Les Nids
et le témoignage de :
M. Bernard Plasait,
Sénateur de Paris
M. Robert Bret,
Sénateur des Bouches-du-Rhône
M. Philippe Nogrix,
Sénateur d'Ille-et-Vilaine
Mme Laure de VULPIAN, modérateur, journaliste à France Culture -
Bonjour à tous. Notre après-midi sera consacrée à la justice des mineurs. Vous savez que la délinquance, et particulièrement celle des plus jeunes, est une question qui est inscrite de manière centrale dans le débat politique depuis plusieurs années et qu'elle a été particulièrement d'actualité au cours de la dernière campagne présidentielle.
Une commission d'enquête sénatoriale s'est penchée sur cette question et le rapport Schosteck-Carle, publié en juin 2002, décrit le phénomène de la délinquance juvénile.
Pour reprendre les termes du rapport, la commission a observé une « massification » de la délinquance qui a beaucoup évolué à la hausse. Les chiffres le prouvent. Parmi ses caractéristiques maintenant bien repérées, on peut dire qu'elle est devenue beaucoup plus violente qu'avant (les coups et blessures volontaires, les viols et les destructions de biens sont particulièrement en hausse). C'est aussi une délinquance plus précoce. Ce rajeunissement de la population délinquante s'observe en particulier chez les moins de 13 ans et parfois même chez les 8-12 ans. Vous noterez au passage cette observation de la commission selon laquelle, plus la délinquance est précoce plus les actes s'aggravent.
La délinquance est aussi plus concentrée sur une population qui semble constituer un noyau. 80 % des délinquants ne passeraient à l'acte qu'une fois. Cela signifie que 20 % d'entre eux seraient des réitérents, dont la moitié seulement serait des multirécidivistes. Le sociologue Sébastian Roché a développé une théorie selon laquelle 60 à 85 % des infractions sont commises par 5 % des délinquants. Selon lui, il ne s'agit pas de « noyaux durs" mais plutôt de « noyaux suractifs ».
Enfin, la délinquance est territorialisée, c'est à dire que la notion de bande s'efface devant celle de territoire.
D'un point de vue psychosociologique, il s'agit d'une délinquance d'exclusion ou d'« absence d'être », selon le psychologue Jean-Pierre Chartier, entendu par la Commission.
Auparavant, on repérait une délinquance initiatique et une délinquance pathologique. Aujourd'hui, on peut dire qu'elle touche plutôt des jeunes issus de groupes familiaux désinsérés, marqués par une culture de survie et de précarité.
Certaines familles vivent même dans l'illégalité, ce qui conduit les jeunes à la déviance et à la délinquance. Parallèlement, l'explosion des trafics, notamment de cannabis, a renforcé la ghettoïsation de certains quartiers.
Qui sont les mineurs délinquants ?
Ce sont plutôt des garçons (à 88 %). Ils sont souvent des victimes eux-mêmes avant d'être des auteurs. Ainsi à 80 %, les victimes d'actes de délinquance sont des mineurs.
En général, leur état sanitaire est déplorable. Beaucoup ont de sérieux problèmes de comportement et des conduites addictives. Enfin, selon la Commission, ils sont surreprésentés chez les jeunes issus de l'immigration.
Malgré ce constat très lourd et en dépit des appels à plus de sécurité et plus de répression, le rapport Schosteck-Carle n'a pas conclu à une remise en cause de l'ordonnance de 1945, mais au contraire, les auteurs affirment qu'elle doit être maintenue. La Commission ne dit pas non plus que la Justice est laxiste pour les mineurs mais erratique. En revanche, elle postule fortement qu'il faut réconcilier éducation et sanction, c'est-à-dire sanctionner en éduquant et éduquer en sanctionnant.
La Justice est peut-être un des outils de lutte contre la délinquance, mais elle ne peut pas tout résoudre seule, puisqu'elle est le dernier maillon de la chaîne ; elle intervient le plus souvent quand il est déjà trop tard.
En amont, il existe une multiplicité de maillons qui, chacun, auraient dû -mais n'ont pas pu- empêcher le passage à l'acte délinquant. Ces maillons sont : la famille, l'éducation, la santé, la politique de la ville et la prévention en général.
Or, si l'un des maillons fait défaut, la difficulté se reporte sur le suivant. La Justice, qui intervient en bout de chaîne, se trouve donc soumise à une pression et à une demande inflationnistes. C'est pourquoi, la Justice n'est pas parfaite ; c'est aussi pourquoi elle est perfectible, et nous nous pencherons longuement sur ce point.
Cette table ronde sera donc consacrée uniquement au traitement de la délinquance des mineurs, vue dans ses aspects judiciaires et politiques. Nous évacuerons volontairement les aspects policiers et sociaux, peut-être aussi par manque de temps.
Nous verrons d'abord que « la Justice apparaît comme un maillon faible et exposé », qu'elle est mise en difficulté, voire en échec par un certain nombre de facteurs repérés par les membres de la commission : les stupéfiants, les troubles du comportement et les mineurs étrangers isolés.
Ensuite, nous verrons que ce maillon faible est « perfectible ». Ainsi, des améliorations sont déjà intervenues depuis la publication du rapport, notamment sur proposition de la commission d'enquête sénatoriale, mais il reste encore beaucoup à faire.
Pour commencer, cette affirmation un peu à l'emporte pièce ou provocatrice :
« La justice des mineurs, un maillon faible »
* * *
I. UN MAILLON EXPOSÉ
La Justice, on lui demande tout et son contraire : aller vite et prendre son temps, être un outil de prévention et de répression, individualiser et être productive. Tous ces paradoxes ne sont pas faciles à gérer.
Un maillon faible et exposé, en particulier dans les trois domaines cités et que nous allons détailler point par point : les stupéfiants, les troubles du comportement et les mineurs étrangers isolés.
Je rappellerai au passage que la Commission s'est prononcée contre la dépénalisation du cannabis.
Mineurs et stupéfiants
On constate une explosion des trafics dans les cités, notamment du trafic de cannabis.
La lutte contre ces trafics est nécessaire, sachant qu'ils constituent une économie parallèle qui favorise la création de zones de non droit où plus personne ne va (ni la Police, ni les pompiers, ni les médecins).
Enfin, on constate qu'il y a lien évident entre consommation de stupéfiants et délinquance. La question la plus embarrassante qui se pose est la suivante : que faut-il faire des consommateurs ?
Yvon Tallec, sur l'ampleur de ce phénomène et sur les moyens de lutte, que peut-on dire, comment la Justice se protège-t-elle contre ce facteur aggravant qu'est l'usage de stupéfiants ?
M. Yvon TALLEC , Chef de la section des mineurs du Parquet du Tribunal de Grande Instance de Paris -
D'abord, nous n'avons pas à nous protéger contre ce phénomène, nous avons à le traiter. Il faut savoir comment, au niveau d'un Parquet, nous sommes informés des affaires dans lesquelles il y a une logique de consommation de stupéfiants.
Tout à l'heure, vous avez un peu rapidement indiqué que l'on évacuait l'aspect policier. Je voudrais rappeler que la Justice intervient dans une chaîne. Il est donc absolument inconcevable que nous puissions déterminer des actions et répondre à des procédures sans avoir une politique partenaire avec notre principal fournisseur d'affaires qu'est la Police.
Mme Laure de VULPIAN -
Je parlais de notre débat.
M. Yvon TALLEC -
Nous essayons avec les services de Police et nos correspondants de sensibiliser lesdits services à la problématique des stupéfiants.
Assez paradoxalement, alors que le phénomène de stupéfiants est important, nous avons peu de procédures concernant des mineurs usagers.
En fait, au-delà d'un certain nombre de procédures classiques de vols, de violences, il nous faut détecter ce qui renvoie à une problématique de stupéfiants. Nous le faisons de différentes façons, en particulier pour les primo délinquants, par le recours aux délégués du Procureur extrêmement sensibilisés aux affaires de vols, dégradations et violences légères et à la possibilité d'explication de l'infraction par un problème de dépendance aux stupéfiants.
Pour les mineurs primo délinquants, en cas de problème de consommation -majoritairement de cannabis-, nous orientons par l'intermédiaire des délégués vers des structures spécialisées. A Paris, nous avons la chance d'avoir trois structures spécialisées qui accueillent ces mineurs. Le délégué, après un classement sous condition, procède aux vérifications auprès du mineur et de sa famille. Lors de ces auditions devant le délégué, souvent les parents évoquent cette crainte ou leur connaissance de cette problématique de stupéfiants.
Nous orientons donc les mineurs et leur famille vers ces structures. Si une situation de danger se révèle à l'issue des entretiens menés dans ces structures, nous y répondons par la saisine du juge des enfants sur le plan du danger et non pas au pénal.
S'agissant de la consommation proprement dite, nous avons des procédures simples que nous traitons par une double approche dont je viens d'évoquer l'un des aspects : la possibilité d'orienter, s'il y a une installation peu marquée dans la délinquance, vers une structure spécialisée. Par contre, si la consommation devient révélatrice d'une situation de danger pour le mineur, nous envisageons, parfois après une enquête complémentaire confiée à la brigade des mineurs, de saisir le juge des enfants en assistance éducative.
Lorsque les faits sont répétés, il nous arrive de saisir le même juge des enfants mais sur la base de l'infraction pénale. C'est assez rare, mais nous ne nous privons pas de cette possibilité.
Voilà, pour l'ensemble de nos réponses aux procédures elles-mêmes.
Nous travaillons en partenariat très étroit avec les services confrontés à cette problématique, notamment l'Education nationale. Sur Paris, nous menons avec eux des actions ponctuelles et une grande sensibilisation dans les établissements, à la fois des personnels éducatifs et sociaux, à la détection des situations à risque.
Il est vrai que tout problème de consommation débutante ne doit pas obligatoirement être réglée par la Justice. Il y a beaucoup d'institutions avant la Justice. C'est peut-être ce qu'il faut promouvoir dans le débat d'aujourd'hui. Nous sommes un maillon comme vous l'avez dit, et notre maillon sera d'autant plus faible que nous serons le seul. Mais si dans la chaîne de partenariat, la sensibilisation est forte et que des actions sont menées, nous n'aurons à traiter que les cas les plus lourds.
Mme Laure de VULPIAN -
Peut-on mesurer l'ampleur des conduites d'usage de cannabis ?
M. Yvon TALLEC -
En statistiques, je pense que non.
Mme Laure de VULPIAN -
Est-ce répandu ?
M. Yvon TALLEC -
C'est un travail qui commence à se faire, nous n'avons pas encore de données chiffrées précises. Ce qui remonte des établissements scolaires est que l'usage du cannabis est généralisé dans tous les types d'établissements. Pendant de nombreuses années, il y avait des zones à risque. Aujourd'hui, nous avons un partenariat autant avec le secteur public qu'avec le secteur privé. Tous les établissements scolaires sont confrontés à cette problématique, d'où l'importance des politiques de prévention.
Mme Laure de VULPIAN -
Patrick Ardid, en tant que juge des enfants à Toulon, quel genre de mesures prenez-vous pour les petits consommateurs et ceux qui se livrent à des trafics ?
Patrick ARDID , Président du Tribunal pour Enfants de Toulon -
Je tiens à préciser que nous n'avons que très peu de procédures pénales, et même en assistance éducative, relatives à des mineurs qui consomment ou revendent des stupéfiants. A cet égard, on peut être surpris quand on connaît l'ampleur du phénomène.
Pour mémoire, j'ai été jusqu'il y a deux ans juge d'instruction, spécialisé en matière de trafics de stupéfiants. Par exemple sur la région PACA, j'ai vu arriver en quantité énorme des cachets de drogue de synthèse : ecstasy et autres -je ne parle même pas de cannabis-, pour voir arriver ensuite dans nos cabinets, de manière vraiment très résiduelle, des infractions à la législation sur les stupéfiants commises par les mineurs.
Le type de dossiers que nous avons est, par exemple, un mineur interpellé sur une plage en train de « se rouler un joint" -passez-moi l'expression-, mais très peu d'affaires de mineurs qui revendent à la sauvette devant les écoles. A ma connaissance, depuis deux ans en tout cas, pas de dossiers sur les trafics ou les reventes de cachets, alors que l'on sait que cela arrive par quantités importantes et qu'ils ont une influence considérable sur le comportement, le psychisme et la violence des mineurs.
Mme Laure de VULPIAN -
Les mineurs en prennent aussi ?
M. Patrick ARDID -
Absolument. Ce sont des souvenirs de juge d'instruction. Il faut savoir qu'il arrivait fréquemment 5 000 à 15 000 cachets sur les régions d'Aubagne, Toulon, La Ciotat. Nous savions que ces cachets étaient vendus dans des établissements de jeux électroniques, dans des boîtes de nuit fréquentées par les jeunes de 17 à 19 ans. Quand on est au Tribunal pour enfants, on n'a rien. On a l'impression que ce domaine n'est pas du tout infiltré par la Police. C'est un constat.
Mme Laure de VULPIAN -
Quand vous êtes tout de même en présence d'un mineur pour une infraction relative aux stupéfiants, quelle est votre attitude, quelles sont vos décisions ?
M. Patrick ARDID -
Tout dépend de l'ampleur du phénomène. Nous avons des consommateurs qui se révèlent par le biais d'une infraction à la législation sur les stupéfiants, mais également parfois par d'autres comportements de violence, par exemple intra-familiale. J'ai en mémoire le cas d'un adolescent très violent envers ses parents, pour lequel nous avions déterminé que la cause n'était pas liée à des carences éducatives ou des manques de la petite enfance, mais au fait qu'il consommait de manière inhabituelle et énorme des stupéfiants.
Très souvent, on les oriente vers des associations qui permettent de les sensibiliser, de leur organiser des séjours de rupture. On a pu se rendre compte à quel point cette dernière démarche était importante auprès de ce type de mineurs dont la consommation de ces produits est considérable et se traduit par des problèmes de comportements violents. Il s'agit d'organiser une rupture avec leur milieu par un départ sur des bateaux qui traversent l'Atlantique par exemple, ce qui leur permet de rompre avec des conduites addictives. Lorsqu'ils sont désintoxiqués par ce voyage ou ce dépaysement, on se rend compte que ces jeunes retrouvent un comportement normal. Ceci pour les mineurs qui consomment.
Nous avons aussi des mineurs qui revendent des stupéfiants. J'ai en tête un ou deux dossiers de mineurs interpellés avec 200 à 300 grammes de grosses plaques de stupéfiants, qui sont des revendeurs habituels. Là, nous appliquons une politique pénale traditionnelle. En général, ce ne sont pas de jeunes mineurs, ils sont déjà connus de la Police et du tribunal pour enfants. En l'occurrence, il n'y a pas d'autre solution que d'entrer dans la voie de la répression.
S'il s'agit d'un commerce très lucratif qui leur permet de gagner beaucoup d'argent en très peu de temps, il serait vain -on l'a d'ailleurs souvent essayé- d'imaginer que ces jeunes puissent être mis dans un circuit éducatif ou professionnel. On a vu qu'ils gagnaient jusqu'à 5 000 à 10 000 francs par jour parfois à 17 ans et demi. Ce n'est plus vraiment un problème éducatif mais de répression.
Mme Laure de VULPIAN -
Mme Sylviane Holtz-Deseez, le tribunal pour enfants de Nanterre n'étant pas au bord de la mer, que faites-vous ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ , Présidente du Tribunal pour Enfants de Nanterre -
J'ai pu constater l'évolution en matière de toxicomanie, parce qu'il y a une vingtaine d'années les juges des enfants à Nanterre étaient confrontés réellement à la toxicomanie de jeunes qui se piquaient à l'héroïne. Nous avions des mineurs déférés pour des vols avec violence, qui étaient des zombies. Surtout sur le secteur de Nanterre, je me rappelle de certaines mères qui nous suppliaient de les mettre en détention pour leur sauver la vie car des jeunes mouraient d'overdose à l'époque. Ensuite, ce phénomène a disparu et nous n'avons plus vu ce type de jeunes.
Les spécialistes ont expliqué que les jeunes géraient leur toxicomanie autrement. Nous sommes confrontés à des jeunes dont nous savons qu'ils consomment parce que des clignotants s'allument : la déscolarisation, le manque de communication avec les parents et même une agression latente envers eux etc ; mais il nous est difficile d'intervenir utilement, lorsque ces jeunes ne coopèrent pas en assistance éducative.
Bien sûr, il y a des trafics de stupéfiants sur les Hauts de Seine. Cela passe alors obligatoirement par le juge d'instruction. Quand, ils arrivent à l'audience du TPE, ils sont proches de la majorité sinon majeurs, ils ont déjà eu beaucoup de mesures éducatives -comme le disait mon collègue-, et on est obligé d'entrer en voie de répression.
Pour les autres, à l'occasion de procédures engagées pour trafic de stupéfiants contre des jeunes devenus majeurs mais qui continuent à commettre des délits avec des mineurs, j'ai souvent été surprise d'entendre ces jeunes, que j'avais bien connus, dire qu'ils prenaient du shit depuis cinq ou six ans. Ni l'éducateur, ni la famille, ni moi, juge des enfants, n'avions détecté cela parce que l'enfant allait à l'école régulièrement et ne montrait aucun signe particulier. Il y avait quelques petits actes de délinquance, mais que nous n'arrivions pas à relier à de la consommation de drogue. Une fois en prison, le jeune disait où il en était de sa consommation.
Nous sommes donc assez démunis. Le Parquet nous saisit parfois -comme au Parquet de Paris- pour des injonctions thérapeutiques. Quand les jeunes ne se conforment pas à l'injonction thérapeutique, on est saisi par requête pénale et on a bien du mal à travailler avec ces jeunes-là. On les envoie aussi dans les associations. Si on a le temps et que l'on peut faire dans le luxe, on peut les renvoyer devant le TPE et prononcer un ou des ajournements, pour être sûr qu'ils ont changé de comportement. Nous ne pouvons le faire que si notre charge de travail nous permet de faire un travail de qualité. C'est rarement le cas.
Mais c'est un autre problème dont il faudrait parler dans le cadre d'un autre débat.
Par ailleurs, nous sommes très peu saisis pour des mineurs qui consomment des stupéfiants.
Mme Laure de VULPIAN -
Bernard Plasait, sénateur UMP de Paris, vous avez été le rapporteur de la mission drogue. Je crois que vous vous apprêtez à déposer une proposition de loi sur la rénovation de l'injonction thérapeutique. Dans le cadre de ces journées sénatoriales, vous avez fait un stage à Créteil. Peut-être comme à Nanterre, y a-t-il beaucoup de drogue, pouvez-vous nous raconter ce que vous avez constaté ?
M. Bernard PLASAIT, Sénateur de Paris -
Sur cette question de drogue, je ferai le constat partagé par tous, de l'extraordinaire banalisation du cannabis qui cache la montée ou la passerelle potentielle vers d'autres drogues. On a fait l'erreur de parler de drogue douce avec le cannabis. C'est une drogue comme une autre, un poison, et il ne faut surtout pas parler de drogue douce. Cette banalisation est dans les chiffres.
Vous demandiez si nous avions des chiffres. Une enquête ESPAD, réalisée il y a quatre ans, montrait qu'un jeune de 18 ans sur deux fumait ou avait fumé du cannabis. La dernière enquête ESPAD, dont les résultats ont été publiés en avril dernier, montre cette fois que deux jeunes de 18 ans sur trois fument ou ont fumé du cannabis.
Plus inquiétant encore, en dix ans, le nombre de fumeurs réguliers a été multiplié par trois. Tous les spécialistes du corps médical nous disent que chez les fumeurs réguliers, les problèmes sont les plus importants, car c'est chez eux que l'on trouve la démotivation scolaire en particulier.
A partir du moment où un nombre de plus en plus important de jeunes fument de manière régulière, le problème numéro un est celui de l'échec scolaire, professionnel, social ; de l'échec de vie. Nous avons donc devant nous un véritable problème.
Devant ces dangers extrêmement importants, qui sont aussi des dangers de santé publique que l'on a tendance à oublier (des dangers pour la conduite automobile, pour le pilotage de centrales nucléaires), il y a un véritable danger que l'on passe sous silence.
La question fondamentale est de savoir s'il y a une réponse à cet ensemble de problèmes posés par la drogue. Ma réponse est non. Il n'y a pas, à l'heure actuelle, de réponse satisfaisante. D'abord, parce qu'il n'y a pas de vraie politique d'ensemble de lutte contre la drogue et la toxicomanie.
On a évoqué ici les maillons de la chaîne. Il est vrai qu'une bonne politique est une chaîne, c'est à dire un ensemble de maillons, le premier étant la prévention. Or, il y a bien longtemps que dans notre pays, il n'y a plus de prévention véritable, comme la prévention primaire qui commence dès l'école.
Vous disiez tout à l'heure qu'il n'y a pas que la Justice qui soit concernée par la drogue. Bien évidemment. Les familles d'abord, l'école ensuite, sont les premiers concernés par les problèmes de drogue. Il faudrait donc une conception de la prévention sans doute dès le CM2, avec un certain nombre de rappels au fur et à mesure que les enfants deviennent des adolescents, c'est-à-dire une vraie politique de prévention.
Les maillons sont les soins. Avons-nous dans notre pays suffisamment de structures de soins pour répondre aux problèmes posés par la drogue classique -héroïne notamment-, mais aussi pour les nouveaux problèmes sanitaires posés par le cannabis ? La réponse est non. Le nombre de structures est évidemment insuffisant.
Le troisième point consiste à savoir si l'arsenal judiciaire correspond aux besoins. Est-ce un élément de réponse pertinent ? Ma réponse est encore non. Parce que la loi actuelle sur la lutte contre les stupéfiants est celle de 1970, elle a été faite alors pour lutter contre le fléau de drogue numéro un qu'était l'héroïne.
La problématique a complètement changé. Ce n'est pas que l'héroïne ou la cocaïne aient disparu ou qu'il n'y ait pas d'autres drogues dangereuses en circulation, bien sûr. Les drogues de synthèse et l'ecstasy sont sans doute des menaces importantes pour l'avenir, mais le phénomène du moment est l'explosion exponentielle du cannabis. Il est évident que la loi de 1970 n'est pas adaptée à cette nouvelle forme de la toxicomanie. Par conséquent, elle n'est plus appliquée, ou insuffisamment appliquée, ou pire, inégalement appliquée. Selon les endroits du territoire, les poursuites existent ou pas ou ne sont pas les mêmes.
Ma question est : ne faut-il pas changer la règle du jeu, c'est-à-dire arrêter de menacer de prison un simple fumeur de joint et avoir une réponse beaucoup plus adaptée, applicable à toutes les drogues, mais qui, par sa souplesse, par sa capacité à être personnalisée et graduée, permette d'avoir une réponse adaptée et systématique ?
Je terminerai par une autre remarque. Mon propos tend à montrer qu'il faut remplacer la loi de 1970 par une loi plus applicable et mieux appliquée, qui rappellerait l'interdit en le faisant respecter. Car, il n'y a rien de pire qu'un interdit transgressé en permanence, sans aucune sanction ; c'est un renfort même à la banalisation.
Une autre question : pourquoi ne pas utiliser davantage l'arsenal à notre disposition ? Pourquoi, en particulier, peut-on voir dans un grand nombre de nos banlieues, des boutiques dans lesquelles il y a ostensiblement une publicité faite pour le cannabis, sa consommation et sa culture, sans qu'il y ait poursuite ?
Comment se fait-il qu'il puisse y avoir, à la télévision ou dans les journaux, des provocations régulières ? Je pense à une émission de télévision régulière où l'on vante en permanence les vertus du cannabis.
Comment cela est-il possible, sans qu'il y ait utilisation de l'article L-630 qui sanctionne l'incitation à l'usage ?
Deux questions qui me paraissent tout à fait fondamentales.
Mme Laure de VULPIAN -
Un jour, le Parlement sera certainement saisi de cette question.
Monsieur Robert Bret, vous êtes sénateur du groupe communiste dans les Bouches-du-Rhône.
M. Robert BRET, sénateur des Bouches du Rhône -
Sénateur des Bouches-du-Rhône et conseiller municipal dans les quartiers Nord de Marseille, je connais le terrain des grands ensembles, cités et quartiers populaires. J'ai fait un stage l'année dernière sur Toulon, où j'ai eu l'occasion de travailler avec toute l'équipe sur la délinquance des mineurs, et notamment sur un stage parental, encore expérimental à l'époque, qui se mettait en place, pour essayer d'aider les parents à avoir leurs propres repères pour aider leurs enfants à avoir les leurs dans la vie.
Dans ce que vous évoquiez, nous restons essentiellement sur les problèmes de justice, sans aborder ceux de la Police, et surtout la question essentielle du terrain de la prévention. Je partage ce constat.
Il est dramatique de constater ces derniers mois ou ces dernières années combien, dans les quartiers, nous avons reculé au plan de la prévention, combien toute une série d'organisations et d'associations qui font un travail fantastique, sont en grande difficulté pour continuer à apporter ce que, bien souvent, les institutionnels n'ont pas pu apporter en direction de la jeunesse.
Plus on va fragiliser cet aspect, plus on mettra les autres maillons, notamment la Justice, dans des situations très compliquées.
On demande aujourd'hui aux magistrats de répondre à des enjeux de société, alors que nous, politiques, ne prenons pas suffisamment nos responsabilités sur ces questions. Nous l'avions dit dans le rapport et Jean-Claude Carle le dira certainement : si l'on n'investit pas plus et si l'on n'aide pas -je pense à la PJJ où l'on avait pointé toute une série de critiques et d'insuffisances- en amont, on sera dans des situations de plus en plus catastrophiques.
Je voulais apporter ce témoignage.
On ne règlera rien avec plus de pénalisation, avec des centres fermés ou avec des prisons pour mineurs si l'on n'apporte pas des réponses en amont et si l'on n'est pas capable d'offrir des perspectives pour ces jeunes. Je suis inquiet pour la société que l'on prépare pour demain.
Mme Laure de VULPIAN -
Vous parliez de la PJJ. Jean-Louis Daumas, vous recevez ces jeunes et vous vous en occupez à l'autre bout de la chaîne. Quelle est votre action ?
M. Jean-Louis DAUMAS , Directeur de la région Picardie de la Protection Judiciaire de la Jeunesse -
Il y a plusieurs types de situations. Lorsque les services de la PJJ interviennent, qu'il s'agisse du service public ou du secteur associatif habilité, le juge est intervenu auparavant. On vient de parler de la prévention ; à l'étape où la PJJ intervient, on est déjà plus loin.
En ce qui concerne les jeunes qui sont hébergés dans les établissements, les moins nombreux, quand on parle cannabis ou poly-toxicomanie, ce n'est pas la même chose.
S'agissant du cannabis, je me souviens parfaitement de ce que la commission sénatoriale avait dit. Les éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, dans leurs établissements, n'ont aucune ambiguïté par rapport au produit. S'il y a présence d'un produit dans un établissement, il y a évidemment intervention de l'éducateur, cela va de soi.
On a parlé de banalisation, de généralisation en milieu scolaire. L'établissement dans lequel le mineur est placé n'est pas ordinaire ou anodin. Le jeune est sous main de justice, le juge a dit la loi en le plaçant. D'autant que la plupart du temps, ces mineurs sont placés au titre de l'ordonnance de 1945, au pénal. Il y a retrait et destruction systématiques du produit et information du magistrat. Cela va de soi mais il faut le redire pour répondre à votre question.
Pour les autres, qui sont à mon sens les plus nombreux, ceux qui mélangent toutes sortes de produits -le cannabis, mais aussi de plus en plus l'alcool et les médicaments-, une enquête de l'INSERM réalisée en 1997 et en cours d'actualisation fait apparaître que la poly-toxicomanie traduit une paupérisation accrue de ces jeunes les plus en difficulté.
Pour répondre à la question, chaque fois que la PJJ, en plus de l'hébergement qu'elle assure pour ces jeunes, développe des activités d'insertion, c'est à dire ne se contente pas d'accompagner sur le plan humain en hébergeant, mais induit un rapport à l'existence, à la formation professionnelle, voire même au travail, elle contribue -même si cela peut sembler modeste- à faire reculer la relation au produit.
Si les jeunes s'adonnent au produit, c'est qu'ils sont immensément paupérisés et que le temps n'a pas de sens. Pourquoi se lever le matin quand il n'y a pas de formation en vue et que le moyen le plus sûr de se procurer de l'argent est de se livrer au trafic ?
Les services de la PJJ, et d'une manière générale, tous les lieux institutionnels qui hébergent, doivent avoir en parallèle le souci de donner du sens au temps et d'inscrire ces jeunes -comme une circulaire de 1999 le dit aux professionnels de la PJJ- dans des dispositifs d'insertion. Ceci afin que le travail de l'éducateur ait du sens dans la relation à l'hébergement, mais aussi pour qu'à travers des activités de formation, de scolarisation, les classes-relais, les jeunes soient pris en charge par les adultes de manière continue.
Nous pensons que ce rapport au temps plus structuré contribue à sa manière, et avec un accès développé aux soins, à faire reculer la relation aux produits (au pluriel).
Mme Laure de VULPIAN -
Madame Pouliquen, vous travaillez dans le secteur associatif habilité, partagez-vous l'avis de Jean-Louis Daumas, partagez-vous ces pratiques ?
Mme Catherine POULIQUEN , Directeur de projets à l'association « Les Nids » -
Globalement, oui. Maintenant, je préciserai d'où je parle. J'ai été invitée, et j'en remercie la présidence du Sénat, à cette deuxième journée sénatoriale. Depuis 2002, notre association s'est engagée dans la création d'un Centre Educatif Fermé. Je vais donc parler de ce sujet-là et de ces enfants-là.
Mme Laure de VULPIAN -
Nous en reparlerons tout à l'heure mais sur l'aspect « stupéfiants »...
Mme Catherine POULIQUEN -
Justement, cette expérimentation révèle un certain nombre de choses communes, à la fois pour le fonctionnement judiciaire et pour le fonctionnement des dispositifs éducatifs et sociaux.
Je l'élargis un peu. L'idée est que l'on ne peut pas regarder un enfant sous un seul prisme : celui de sa pathologie, de sa consommation de cannabis ou de ses actes délictuels. On est tous en train de dire que les choses sont très complexes et qu'il est important d'avoir une vision globale, pour ne pas poser le problème du cannabis avec sa réponse, mais présenter la question du cannabis dans un contexte particulier, multifacettes.
Il est peut-être aventureux de vouloir trouver une réponse et il est indispensable -c'est l'exigence de l'excellence me semble-t-il- d'être en capacité de construire la réponse. La construction de cette réponse est de s'y mettre à plusieurs, avec des logiques différentes : judiciaire, médicale, éducative, sociale, parentale. Tout cela est extrêmement difficile.
Il est vrai que dans un dispositif éducatif, quel qu'il soit, le cannabis n'a pas lieu d'être et la fonction d'éducateur, dès qu'il en est informé, est de détruire le produit.
La question est plus complexe pour nous, dirigeants des dispositifs éducatifs et sociaux : comment se fait-il que le produit soit arrivé jusqu'ici ?
De façon récurrente, on a l'habitude de poser la question : « Mais que font les éducateurs ? » après avoir dit : « Que fait la Police ? », « Que font les parents ? », « Que fait l'école ? », et bientôt « Que fait le législateur ? » et de repousser les choses ainsi, alors que la question se pose à l'ensemble de la communauté civile. C'est à nous de construire des réponses.
Comment ce produit est arrivé dans ce dispositif pose la question de l'organisation plus que la question de la compétence des éducateurs.
Mme Laure de VULPIAN -
Alors, Dominique De Legge, que fait la famille ?
M. Dominique de LEGGE , Délégué Interministériel à la Famille -
Je sentais qu'en fin de chaîne, nous parlerions de la famille. Je ne développerai pas tout ce qui a été dit sur la famille (dislocation, recomposition etc.) Je vous inviterai à trois réflexions très brèves.
1. Il y a quelques années, le législateur a introduit un article nouveau que les maires lisent à l'occasion des mariages sur l'autorité parentale.
Je suis maire d'une toute petite commune en Bretagne ; un jour où quelques jeunes avaient commis ce que l'on appelle des incivilités, j'ai convoqué les parents et j'ai eu cette réponse absolument extraordinaire : « On n'est pas contre le fait que vous voyiez nos enfants, mais ne nous demandez pas de leur faire la moindre observation parce qu'on ne voudrait pas se mettre mal avec eux ! ». J'ai convoqué les parents et les enfants et je n'ai plus parlé d'autorité parentale mais de responsabilité.
En termes de pédagogie, il faut rappeler aux familles qu'elles sont aussi responsables et pas simplement dépositaires d'une autorité. D'autant que, dans le contexte actuel, cela ne fait pas bien de faire acte d'autorité !
2. La deuxième réflexion que je voudrais vous livrer concerne le résultat des travaux de la conférence de la famille qui se tiendra dans quelques jours autour du thème de l'adolescence.
Qu'est-ce qui, fondamentalement, différencie aujourd'hui l'adolescent mineur de ce que nous avons pu être et de ce qu'ont été ceux qui nous ont précédés ?
Un des premiers éléments est que l'adolescence est de moins en moins vécue comme un temps court de passage de l'état d'enfance à l'état d'adulte, mais est une période de plus en plus longue. On démarre à 10 ans avec Lolita et on essaie de terminer à 30 ans avec Tanguy !
En même temps que nous assistons à ce phénomène, tout ce qui participait du rite, c'est-à-dire de la responsabilité des parents et des adolescents, a été supprimé. Que ce soit les rites religieux, le service militaire, le certificat d'étude, le BEPC ou le baccalauréat qui ont une moindre valeur.
Que reste-t-il aujourd'hui comme différence entre un mineur et un majeur ? Cela vous fera sourire car dans la réalité, ce n'est plus tout à fait vrai : le permis de conduire. Il n'y a plus de rite, et par conséquent, plus de prise de responsabilité.
Par rapport à la drogue qui a été évoquée, cela participe quelque part du rite entre adolescents.
Cela me conduit à une autre observation sur la conférence de la famille. L'adolescence est la période où l'on découvre ses limites, où l'on prend des risques. Nous vivons dans une société d'adultes qui a tellement peur des risques qu'elle enferme ses adolescents. Comment peut-on être adolescent aujourd'hui, découvrir ses limites et prendre un risque avec des adultes ?
Ce n'est pas possible en raison de la législation actuelle, de la sécurité etc. Si vous faites aujourd'hui un camp avec une association d'éducation populaire, vous ne prenez plus un sac à dos, mais vous avez des toilettes chimiques sur le dos et une charrette qui suit avec une cuisine, qui organise la marche en avant parce qu'il faut respecter la dernière norme. Evidemment, s'il y a un pépin sanitaire, il faudra trouver un responsable.
Il y a là un vrai sujet : comment notre société hyper-sécurisée accepte-t-elle que des adolescents prennent des risques avec des adultes, et comment ceux-ci acceptent-t-ils de prendre des risques avec les adolescents ?
3. Troisième et dernière observation puisque les problèmes de santé ont été évoqués. Je suis très frappé de voir qu'entre 0 et 6 ans, 20 visites obligatoires ou quasiment sont financées par la Sécurité sociale. Passé 6 ans, plus rien ! Or, c'est véritablement à ces moments-là que les problèmes commencent à se poser. Plutôt que de parler de visites médicales, il faut travailler sur des entretiens médicalisés avec un adulte qui peut avoir un contact, une vraie discussion et pas uniquement pour mettre un tampon « bon », « apte à faire du sport » ou « apte à aller à l'école ». Avoir une discussion approfondie avec un adolescent sur : comment se nourrit-il, comment se comporte-t-il, et le mettre en garde par rapport à un certain nombre de prises de risques.
Mme Laure de VULPIAN -
Jean-Claude Carle.
(Applaudissements)
M. Jean-Claude CARLE , Sénateur de Haute-Savoie, rapporteur de la Commission d'enquête consacrée à la délinquance des mineurs -
Merci.
Si vous le permettez, une petite rectification à ce que vous avez dit concernant la commission d'enquête où nous aurions écrit ou affirmé que la Justice est le maillon faible. Je ne crois pas que nous l'ayons écrit ou affirmé de façon aussi catégorique. Nous avons dit que la Justice avait des réponses un peu trop longues, un peu trop erratiques et que cela donnait le sentiment qu'elle était laxiste. Mais en aucun cas, la justice n'est le maillon faible car elle est l'un des derniers maillons et vient après les défaillances successives de la famille, du système éducatif ou du tissu associatif.
Il est vrai que nous avons dit que dans toute la chaîne judiciaire, de la Police jusqu'à la PJJ, c'était la politique de la patate chaude, où on se refilait, non pas le bébé, mais le délinquant.
Pour nous, le maillon faible, c'est la PJJ. Nous y reviendrons dans quelques instants.
Sur le problème des stupéfiants et du cannabis, quelque chose m'a frappé. Vous avez tracé le profil des jeunes délinquants : en grande majorité des garçons, en situation de familles défaillantes, avec surtout l'absence du père ; absence que l'on va retrouver tout au long du cursus du jeune. D'abord le père dans la famille, puis une absence de l'homme au niveau du système scolaire et aussi au niveau de la justice -les juges pour enfants étant essentiellement des femmes-, et enfin absence de l'homme en cas de sanction à exécuter, le corps de la PJJ étant extrêmement féminisé.
Défaillance de la famille, échec scolaire ; l'éducation n'arrive pas à apporter la réponse et l'école est concurrencée par la rue.
Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que la grande majorité des jeunes que nous avons rencontrés était en situation de santé mentale, physique, morale ou psychologique extrêmement grave, avec une consommation d'alcool ou de drogues -quand ce n'est pas les deux-, en particulier le cannabis.
Je rejoins tout à fait M. Plasait, nous avons eu tort de banaliser le cannabis.
Là aussi, c'est peut-être une queue de comète de mai 1968. Le problème est que le cannabis d'aujourd'hui n'est plus celui de mai 1968. Les concentrations en THC sont 20 à 30 fois supérieures aux joints que certains ont fumé en mai 1968. Cela a des conséquences extrêmement graves.
Nous avons voulu en savoir plus. Nous avons interrogé des médecins, des pharmacologues, nous sommes allés voir de nombreuses expériences qui avaient été faites. Nous avons quelques données : on sait qu'aujourd'hui, dans les accidents de la circulation concernant les jeunes en fin de week-end, que dans 25 % des cas, il y a consommation de stupéfiants et en particulier de cannabis. On sait qu'il y a des effets très importants.
Une étude a été faite par l'armée ou la marine américaine sur des pilotes sur simulateur que l'on a fait atterrir en conditions normales, puis après avoir consommé du cannabis. Ils étaient épouvantés en voyant la vidéo de l'atterrissage en simulateur. En conditions normales, ils atterrissaient tous sur l'axe de la piste. Après avoir fumé un joint, il y avait délatérisation entre six et quinze mètres. Un pilote a même posé l'avion en dehors de la piste !
Cela montre bien les effets physiques sur l'individu et surtout la rémanence longue du cannabis par rapport à l'alcool. Si l'organisme élimine la moitié de l'alcool absorbé au bout de quatre heures, pour le cannabis, cela peut durer jusqu'à 96 jours. On a retrouvé de la rémanence de cannabis dans les cellules graisseuses du cerveau 96 jours après !
Nous avons donc eu tort. C'est un problème de société, ce n'est pas la faute de la Justice, c'est au législateur à adapter la législation en fonction de ce véritable fléau.
Mineurs et troubles du comportement
Mme Laure de VULPIAN -
Nous allons passer des stupéfiants aux troubles du comportement. Ils sont parfois induits par la toxicomanie ou préexistent à celle-ci. Ils sont plutôt mal et tardivement repérés.
Quels sont-ils, quelles sont leurs conséquences, que provoquent-ils, en quoi jouent-ils sur le facteur délinquant ?
Pourriez-vous dire un mot à ce sujet ?
M. Jean-Claude CARLE -
Je ne suis pas le mieux placé pour en parler car je ne fais pas partie du corps médical.
Il est vrai que nous avons constaté, quand nous sommes allés rencontrer ces jeunes, aussi bien en centre ouvert que fermé ou dans les centres d'incarcération, qu'ils étaient complètement déstructurés, n'avaient plus de repères et présentaient des troubles du comportement. Ils ne se comportaient pas comme des jeunes « normaux ». Bien sûr tout cela est relatif.
Mme Laure de VULPIAN -
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ, en tant que juge des enfants, avez-vous affaire à des jeunes présentant des troubles du comportement sérieux qui ne sont pas pris en charge ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Oui, et des troubles extrêmement sérieux.
Ces cas sont en augmentation. Sur le département des Hauts-de-Seine, je pense que les troubles du comportement précoce sont bien détectés dans la petite enfance. Nous avons beaucoup de signalements et, dès la crèche ou la maternelle, on les détecte. Dans le parcours de certains adolescents délinquants, en reprenant leur histoire familiale et scolaire, on voit qu'ils étaient déjà suivis en CMP et que l'on avait déjà détecté leurs difficultés.
Le problème qui se pose est très grave en région parisienne. J'ai eu l'expérience de juge des enfants avant la décentralisation et nous avions des jeunes que les CDES envoyaient en province parce qu'il n'y a jamais eu assez d'établissements en région parisienne pour les accueillir.
Mme Laure de VULPIAN -
Quel genre d'établissement ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Ce que l'on appelle des internats ou instituts de rééducation, des établissements financés par la Sécurité sociale.
Ces jeunes étaient donc envoyés dans le Massif Central, en Normandie, dans les Pyrénées, etc. L'inconvénient est qu'ils voyaient peu leurs parents sinon aux vacances scolaires. L'aspect positif est qu'ils recevaient des soins et avaient une scolarité adaptée. C'était des jeunes qui ne pouvaient pas rester dans les établissements scolaires traditionnels.
Depuis la décentralisation, on s'est aperçu que de moins en moins, la province prenait ces jeunes. Nous sommes maintenant dans une situation où les établissements se sont restructurés en fonction des besoins des départements, mais on n'a pas créé le nombre d'établissements suffisants en région parisienne pour pallier ce manque.
Nous sommes donc dans une situation catastrophique.
Dans les Hauts-de-Seine, nous avons une centaine de mineurs déscolarisés ayant besoin de soins ou d'une scolarité adaptée, mais cela ne se fait pas, ils sont chez eux. Même si on prend des ordonnances de placement provisoire à l'Aide Sociale à l'Enfance, les services n'arrivent pas à leur trouver des établissements. C'est un énorme problème. On n'est peut-être pas conscients des effets pervers que cela aura pour ces jeunes, pour leur avenir et pour l'avenir de la société. On le verra peut-être plus tard.
Par exemple, le principe qui guide l'action des Parquets à l'égard des mineurs délinquants est : à tout acte de délinquance, une réponse systématique et lisible doit être apportée. Je proposerai : à toute déscolarisation, une réponse immédiate et adaptée doit être apportée. Ce n'est pas possible, en l'état actuel de l'équipement de la région parisienne alors que la scolarité est obligatoire.
Il y a des départements en province qui sont peut-être mieux équipés, d'autres sous-équipés, mais en région parisienne c'est une carence dramatique.
Mme Laure de VULPIAN -
Et à Paris même, Yvon Tallec ?
M. Yvon TALLEC -
Nous rencontrons exactement les mêmes difficultés, qu'il faut relativiser puisque, sur 5 300 mineurs impliqués dans des affaires de délinquance, nous évaluons à environ 140 à 150 ceux qui relèvent des difficultés dont nous parlons, c'est à dire qui posent de véritables problèmes de comportement.
Les problèmes posés par ce petit nombre sont tels que souvent nous n'avons pas de solution.
Je dois confesser que nous sommes quelquefois contraints de requérir des placements en détention faute d'existence d'une structure spécialisée.
Il faudrait arriver à promouvoir des structures intermédiaires entre Justice et psychiatrie. Il faut rappeler que ce sont des jeunes qui ne sont pas considérés par le secteur psychiatrique comme atteints suffisamment gravement pour être pris en charge dans le circuit psychiatrique classique, mais qui présentent de gros troubles de comportement, ne serait-ce que de façon épisodique dans leur circuit, et qui mettent en péril toute l'institution si nous les maintenons dans les structures habituelles.
Lors de certains placements, nous avons eu des incidents avec ce type de mineurs.
Il est vrai que la région parisienne dans son ensemble, et Paris en particulier, est en difficulté avec ce type de mineurs que les structures se renvoient.
C'est une réflexion plus globale que ces mineurs nous amènent à conduire : la difficulté dans un système de réponses très spécialisé d'avoir une prise en charge transversale.
Je pensais à la remarque de madame : on peut comprendre les structures qui, à un moment précis, ne veulent pas prendre en charge tel mineur parce qu'elles craignent, à partir d'un besoin de quelques jours, de l'avoir au-delà de ce temps alors qu'il ne relève pas de la spécificité de la structure. Il nous faut inventer des modalités de prise en charge à cet égard plus flexibles.
Mme Catherine POULIQUEN -
Faisons un bref retour en arrière sur l'évolution de nos organisations sociales, éducatives, médicales, judiciaires.
Nous sommes partis d'une organisation très familiale avec beaucoup de bonne volonté, de bon sens et de bonne foi pour mettre en place des organisations visant à aider, protéger des enfants, des adolescents et des familles en difficulté.
Puis, l'aire de l'hypertechnicisation est arrivée. On spécialise et professionnalise extrêmement les métiers sociaux, éducatifs et médicaux et l'on arrive à des organisations en cases, où un certain nombre de disciplines sont additionnées. On va même oser parler de pluridisciplinarité. Quand on dit cela, on voit bien que c'est un ajout de disciplines qui, dans le pire des cas, peuvent avoir des enjeux de pouvoirs pour imposer tel dogme par rapport à tel autre.
Je caricature mais nous n'en sommes pas loin.
Aujourd'hui, la complexité des problématiques des enfants, et notamment ceux en très grande difficulté dont on parle, est que ce système de cases ne marche pas du tout !
Que fait-on alors ? On se relance la patate chaude. Chacun dit que cela ne relève pas de son établissement. Finalement il n'y a personne pour les accueillir. C'est dramatique !
Jusqu'à quel moment va-t-on continuer à faire la politique de l'autruche ? Je le disais en riant, mais on dira alors : « Que fait le législateur ? ».
Nos résistances au changement sont récurrentes depuis des dizaines d'années. Aujourd'hui, il y a moins de 10 % d'enfants en très grande difficulté, dangereux pour eux-mêmes et donc pour la société -cela va ensemble-, qui ne tiennent nulle part et pour lesquels on se renvoie régulièrement la balle.
Si l'on parle d'urgence, comme je l'espère, on verra ces systèmes récurrents où l'on cherche régulièrement une place pour cet enfant-là parce qu'il n'y en a jamais pour lui.
Mme Laure de VULPIAN -
Dominique de Legge, une réaction à ces propos ?
M. Dominique de LEGGE -
J'aurai deux réactions.
Mme Pouliquen pose très bien la question de la patate chaude. Quand le psychiatre dit qu'il veut bien voir le jeune, mais qu'il faudrait que celui-ci ait envie de le voir... Je n'ai jamais rencontré un adolescent en difficulté dire qu'il ne va pas bien et qu'il a envie d'aller voir un psychiatre !
On peut tous faire le procès du voisin, chacun en balayant devant sa porte. De l'Education nationale, qui peut être parfois tentée de demander une orientation pour un jeune qui fait « tache » dans l'établissement, au travailleur social qui dit qu'il va saisir la PJJ ou la Justice n'arrivant pas à convaincre les parents, puis, aux institutions judiciaires qui peuvent être tentées d'avoir une vision éducative en se disant « après tout, allons voir le psychiatre ! ».
On tourne en rond.
Sans doute, manquons-nous de place, je ne le conteste pas, mais je vous invite à réfléchir à autre chose. Ces manques de places que nous évoquons concernent, dans 90 % des cas, des problèmes qui nous sont posés en urgence. Or globalement, les troubles du comportement n'apparaissent pas comme une génération spontanée, on les a vus venir.
On sait qu'à un certain moment, il serait possible de proposer, à la famille comme au jeune, une période de rupture, ce que j'appellerais un répit. Les enfants peuvent avoir besoin de souffler par rapport à leur milieu, comme les parents peuvent en avoir besoin par rapport à leurs enfants. Ces formules d'accueil « spontané », sur la base d'un volontariat -je ne rêve pas, j'ai connu des cas où c'était possible et où la famille et le mineur étaient d'accord pour se séparer un temps- ne sont plus possibles parce que nous vivons dans une culture où il est considéré comme épouvantable de séparer un enfant de ses parents ; c'est reconnaître qu'il y a échec.
J'ai envie de dire qu'il ne s'agit pas de reconnaître un échec mais qu'il y a un problème et qu'il faut prendre les choses le plus en amont possible.
Dans le rapport qui nous réunit cet après-midi, des choses excellentes ont été dites sur les internats scolaires, sur les familles d'accueil etc. Je rejoins tout ce qui a pu être dit sur la prévention par les intervenants précédents. Essayons de régler les problèmes en acceptant de reconnaître qu'ils vont se poser en urgence, vraisemblablement dans six mois ou un an. Cela a peut être un coût, mais le fait de les prendre en charge aujourd'hui, c'est apporter une réponse à la fois sur les plans éducatif et social et, in fine, sans doute à un moindre coût.
Mme Laure de VULPIAN -
Stupéfiants et troubles du comportement, quelqu'un a-t-il envie de réagir ou d'apporter sa pièce au débat ? Monsieur Nogrix ?
Dans la salle :
M. NOGRIX, sénateur d'Ille-et-Vilaine -
C'est une invitation et pas une acceptation !
J'ai été amené à témoigner devant la commission en tant que représentant des départements de France. L'un des grands problèmes que nous avons est l'adaptation du travail social à l'évolution de la société. Les outils dont nous disposons, les personnels et leur formation, ne sont peut-être plus adaptés à la réponse à donner.
D'autre part, il y a sûrement un manque de complémentarité partagée entre le département, qui doit faire de la prévention, et le judiciaire, qui doit faire éventuellement de la répression ou qui doit montrer en quelque sorte la baguette.
C'est pourquoi, de plus en plus dans les départements, au moment où nous écrivons les schémas départementaux sur la prévention, nous essayons de prévoir des chartes ou des partenariats écrits entre l'Education nationale, les départements et les services de la Justice. Car, il y a des étapes.
J'ai bien aimé ce que disait M. de Legge : il y a des moments de rupture. Si nous ne choisissons pas ces moments pour intervenir de façon rapide, nous risquons de dépenser beaucoup d'énergie pour rattraper les choses.
En outre, il y a tout cet aspect intellectuel autour de la parentalité, qui peut nous aider dans nos réflexions mais nous gêner dans nos actions. La parentalité est essentielle mais quand elle est défaillante, il faut bien la remplacer par autre chose.
Si l'on pouvait remplacer le mot de « rupture » par « répit », cela m'irait bien. Donner à un certain moment à quelqu'un le temps de souffler. Cela nous est tous arrivé dans notre parcours de vie d'avoir besoin de nous isoler, que d'autres nous accueillent ou qu'il y ait des rencontres qui nous permettent d'échanger.
Il est certain que par moment, il faut savoir être sévère. La sévérité est absolument nécessaire quand on est en construction de sa personnalité comme le sont les adolescents. Quand il y a disparition des repères, il faut bien que quelqu'un les remette. Quels que soient les termes que l'on emploie, même s'ils font peur, même s'ils ne sont pas à la mode, qu'il sont ringards, il faut savoir les utiliser. De temps en temps, il faut savoir punir, rectifier, redresser.
Concernant les moyens, j'ai bien entendu que beaucoup regrettaient de ne pas avoir suffisamment de moyens, d'établissements... Je serais tenté de dire que nous en avons, mais que nous ne savons pas nous en servir. Il y a nécessité absolue de diversifier les conditions d'accueil des adolescents en difficulté et de coordonner les actions des uns et des autres.
Rien de plus déplorable que de voir sept intervenants dans une famille de sept institutions différentes, qui ne se rencontrent jamais, qui ne se rendent jamais compte, qui n'évaluent jamais les actions des uns et des autres. Comment voulez-vous que l'adolescent n'en profite pas ? Diviser pour mieux régner, c'est vieux comme le monde !
Les associations, qui ont fait un très bon travail, se sont parfois quelque peu sanctuarisées. Nous avons vécu une époque difficile où il était davantage question du statut des professionnels de l'éducation spécialisée que des enfants dont on s'occupait. J'espère que cette époque est passée et que nous allons vite faire comprendre à ceux qui défilent aujourd'hui dans la rue que leurs revendications ne s'expliquent pas complètement.
On peut comprendre que cela les gêne tout à coup de quitter le secret, l'anonymat absolu. Mais dans le travail social, il y a longtemps que l'on fait du partage de connaissances de cas particuliers. Je ne crois pas que ce soit du flicage que de vouloir faire de l'action sociale globale ou de l'accompagnement.
Sincèrement, c'est un sujet difficile mais dans lequel nous avons tous des compétences à partager. Il ne faut pas nous isoler dans nos rôles, avec le département d'un côté, la Justice de l'autre avec ses capacités d'intervention et de procédures, la PJJ et les associations par ailleurs. Il faut que nous réussissions à faire des partenariats écrits et des chartes de respect des uns et des autres.
Respect et confiance sont deux mots qu'il faut que nous apprenions à partager : respect entre nous et confiance dans nos procédures. On avancerait un peu.
Mme Laure de VULPIAN -
Deux réponses du côté de la tribune, Jean-Claude Carle.
M. Jean-Claude CARLE -
Le traitement de ces jeunes n'est pas évident. Les moyens sont sans doute insuffisants, inadaptés et arrivent trop tard. Cela passe par de la détection beaucoup plus tôt et par de la prévention. On l'a vu en Hollande où la détection est beaucoup plus précoce que chez nous. C'est clair. Peut-être aussi -M. Nogrix vient de le dire- par un partenariat avec les collectivités locales.
L'Education nationale a du mal à traiter ces populations. On le voit, c'est la fin de la courbe de Gauss de la population scolaire. L'éducation a des difficultés avec cette population qui n'a pas sombré dans la délinquance mais qui peut le faire.
Il faut faire en sorte de ne pas les maintenir au quotidien en situation d'échec et essayer de valoriser -dans tout jeune il y a des points positifs- des formes d'intelligence que l'on n'a pas su mettre en avant. Très tôt, il faudra valoriser cette intelligence de la main, qui est peut-être plus développée chez ces jeunes, plutôt que de les maintenir dans un système qui chaque jour les exclut davantage.
Cela passe par des partenariats et c'est inclus dans nos propositions : faire en sorte que les départements qui le souhaitent -puisque la loi permet des expérimentations- puissent être collectivités de tutelle pour le faire et que les partenaires dont on a parlé, comme la PJJ, puissent se recentrer sur cette fonction de fil rouge.
On voit bien que ce qui manque à ces jeunes, c'est quelqu'un qui les suit et les guide. Ils n'ont pas la chance d'avoir la famille, le père et la mère, pour les guider, ni d'avoir l'école pour les intégrer. Essayons de leur donner quelqu'un qui les accompagne.
C'est le rôle de la PJJ, pour peu qu'on la soulage d'un certain nombre de tâches qu'elle fait, mais mal. On a vu qu'en matière de gestion du patrimoine et d'immobilier, il y a sûrement des économies d'échelle à faire. C'est un partenariat avec le département qui a déjà des compétences en matière d'enfance en danger et d'enfance dangereuse. La frontière est quelquefois ténue. Les partenariats avec les départements permettraient de faire avancer les choses.
Mme Laure de VULPIAN -
Merci, monsieur Carle.
Mme Catherine POULIQUEN -
Je ne suis pas certaine du tout qu'il faille des moyens supplémentaires et que nous manquions de place. Quitte à tenir un discours qui peut déplaire, je n'en suis pas du tout persuadée, loin de là. Je pense qu'il y a des dispositifs existants qui ont sérieusement besoin d'être adaptés, en tout cas, re-questionnés.
Le grand problème qui se pose à nous est que les projets de ces dispositifs, établissements et services, ont été en général de grandes déclarations d'intention, mais que nous n'avons pas les moyens d'évaluer très précisément les mises en oeuvre des actions et leurs effets.
Je milite pour cela. On ne peut pas demander aux citoyens de payer des impôts, des dispositifs qui coûtent cher, sans demander les résultats, les effets des actions entreprises.
Je ne suis pas seulement directeur de projet à l'association « Les Nids », mais aussi consultante pour un cabinet conseil. Je me déplace dans toute la France et en Suisse. On constate de façon très récurrente que des gens remarquables font un travail remarquable mais où la traçabilité n'existe pas. Autrement dit, on peut se rendre compte qu'un travail fabuleux est fait auprès des enfants et des familles, mais il n'y a pas moyen d'aller regarder de près ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il faut préserver ce qui marche, mais aller regarder de très près ce qui ne marche pas.
J'étais ravie d'entendre parler ce matin de critères qualité, de critères partagés et d'évaluation car c'est rarissime dans notre champ professionnel, même si -je vous le garantis- des associations sont déjà dans des démarches qualités.
Malheureusement, nous n'en sommes pas tous là.
Mme Laure de VULPIAN -
Sylviane Holtz-Deseez, brièvement.
Mme HOLTZ-DESEEZ -
J'ai l'impression que l'on ne parle pas tout à fait des mêmes mineurs. Quand des mineurs ont des troubles du comportement et de caractère, je parle des mineurs de l'âge de quelques mois à la majorité.
Je suis stupéfaite pour des jeunes que l'on a détectés, dont on sait qu'ils doivent aller au CMP régulièrement, qu'il y ait des listes d'attente dans les CMP parce qu'il n'y a pas suffisamment de pédopsychiatres. Quand celui-ci reçoit, comme il est surchargé, il dit qu'il ne pourra pas voir le jeune plus d'une fois par mois, alors que ces jeunes sont en très grande difficulté. Ensuite, ils sont déscolarisés parce qu'ils sont dangereux pour eux ou pour les autres.
Quand je vois des enfants de 9 ou 10 ans qui restent parfois deux ou trois ans chez eux sans solution, avec le CMP qui se débrouille comme il peut... Parfois l'assistante sociale du CMP envoie 50 à 60 dossiers dans différents établissements pour obtenir des réponses négatives, et pendant ce temps, le jeune reste chez lui ou dans la rue.
On a beau les placer. Je les place par exemple au service de l'ASE qui ne peut pas trouver de places en établissements spécialisés.
Un système pervers se produit sur les Hauts-de-Seine : les écoles et les CMP signalent au Procureur que le mineur est en danger, non pas du fait de ses parents, mais par carence des institutions. Car, les parents sont aussi demandeurs que l'on puisse placer leurs enfants pour qu'ils aient une scolarité spécialisée et adaptée.
Le Parquet saisit le juge des enfants au titre du danger ! Les juges des enfants ont des réponses diverses sur le 92. Certains clôturent tout de suite le dossier en disant non, considérant que l'enfant n'est pas en danger du fait de ses parents mais du fait qu'il n'y a pas de place dans les établissements. Je parle de l'équipement de la région parisienne et non pas de la province.
D'autres juges des enfants confient le jeune aux services de l'Aide Sociale à l'Enfance qui nous demande la main levée deux à trois mois après, en disant avoir fait diverses démarches et ne trouver aucune solution. On récupère alors ces jeunes à 13-14 ans, avec déjà des actes de délinquance ou des troubles de comportement très graves qui les conduisent parfois à l'hôpital psychiatrique.
On croit que le juge des enfants, les services éducatifs, la PJJ et les services d'AEMO qui travaillent sous mandat judiciaire ont une baguette magique. Mais non, on ne peut leur trouver une scolarité, faute de place dans les établissements spécialisés.
J'ai donc l'impression que l'on ne parle pas tout à fait des mêmes mineurs quand on dit qu'il suffit d'un bon partenariat. Quand il y a des manques, le partenariat a ses limites.
Dans la salle :
Mme Martine de MAXIMY , Vice-Présidente du Tribunal pour Enfants de Paris -
De ma place de juge des enfants, je ne me suis pas retrouvée quand on a dit qu'il n'y avait pas de partenariat. Précisément, notre travail est essentiellement fondé sur le partenariat et sur l'échange des informations, des points de vue et des solutions.
Je rejoins le propos selon lequel le problème crucial est le manque de moyens, et surtout, l'impossibilité parfois de faire modifier les choses.
Quand vous disiez que du côté de l'Education nationale, il faudrait que certains enfants qui n'accrochent pas du tout au système scolaire traditionnel puissent travailler, entrer en apprentissage plus tôt, je suis assez convaincue de cela, mais nous sommes confrontés à l'impossibilité légale de mettre en place ce genre de solutions. C'est un point qui ne peut pas se résoudre par le partenariat sur le terrain.
Ensuite, j'ai envie d'analyser le problème des mineurs dont on a parlé qui sont, ce que Jean-Pierre Chartier avait appelé les « incasables », c'est à dire les enfants trop mal -pour ne pas dire trop malades mentaux ou pas assez- et trop violents. Donc trop malades pour la Protection judiciaire de la jeunesse et trop violents pour la psychiatrie et qui ne peuvent pas entrer dans des instituts qui sont pourtant faits pour eux et qui existent mais en trop petit nombre.
Pourquoi ne peuvent-ils pas entrer dans ces instituts ? Parce que ceux-ci, face à de nombreuses demandes, vont accueillir les cas « les plus faciles » qui leur poseront le moins de problèmes.
Pourquoi cela ? Parce que, en amont, il n'y a pas de solution. Notamment les internats scolaires. A chaque fois que j'en ai parlé, que j'ai pu m'adresser à des décideurs, on m'a répondu que c'était une excellente idée et que l'on allait augmenter les internats scolaires. Apparemment, à Paris ils ferment !
Tous ces enfants, qui ont des problèmes de logement, qui ne peuvent pas travailler chez eux (sauf à l'angle de la télévision, par terre, sans table pour travailler ou dans le bruit) et ne peuvent pas suivre leur scolarité, pourraient bénéficier d'un internat scolaire et ainsi ne seraient pas déscolarisés comme ils le sont ensuite. Ils n'en bénéficient pas et vont, petit à petit, prendre les places de ceux qui auraient besoin d'une structure très spécialisée.
M. Jean-Pierre DESCHAMPS, substitut général au Parquet général de Paris, chargé de la section des mineurs -
Précédemment, j'ai été pendant dix ans président du Tribunal pour enfants de Marseille.
Je suis un peu étonné. Vous avez précisé que l'on parlait de la justice pénale des mineurs et vous parlez de troubles du comportement. A ma connaissance, cela ne fait par partie du Code pénal aujourd'hui.
Mme Laure de VULPIAN -
Cela peut préexister à la délinquance ou l'accompagner.
M. Jean-Pierre DESCHAMPS -
D'accord, mais il me semble intéressant néanmoins de préciser que les troubles du comportement ne font pas partie des délits répertoriés par le Code pénal. On a parfois tendance à confondre les choses.
Concernant les établissements qui reçoivent les mineurs et dont on n'arrive pas à savoir s'il y en a suffisamment ou pas, je suis plutôt dans le camp de ceux qui pensent qu'il y en a suffisamment mais assez mal déployés.
En tant que juge des enfants, à lire les projets pédagogiques de la plupart des établissements qui reçoivent des mineurs de justice, on voit très fréquemment qu'en sont exclus les mineurs atteints de troubles du comportement. Or, les troubles du comportement, je ne sais pas très bien ce que c'est.
Cela étant, pour tous les gamins qui sont passés par mon cabinet ou dans quelques autres -celui de Patrick Ardid par exemple-, on peut dire qu'ils ont des comportements troublés sinon des troubles du comportement. Curieusement, les établissements ne les reçoivent pas et excluent de le faire.
On parle de schémas départementaux. J'aimerais que l'on parle de cela à ce niveau et que la mode, sans doute excellente, d'avoir des projets pédagogiques par établissement, prévoit que lorsque l'on crée un établissement pour enfants en danger, on ne doit pas en exclure tous les mineurs atteints de troubles du comportement.
Cela étant, je pense que cela a une explication que l'on peut comprendre. Il est vrai qu'il est très difficile de gérer un certain nombre de gamins atteints de troubles du comportement ou de comportements troublés. C'est d'autant plus difficile, me semble-t-il, que les établissements fonctionnent d'une certaine manière en circuit fermé, c'est à dire dans une globalité, sans faire appel à des équipes extérieures ou sans pouvoir le faire.
J'ai expérimenté -je pourrais le dire en d'autres occasions- la création, non pas d'établissements, mais d'équipes spécialisées dans l'intervention sur un problème particulier dans les établissements. Ce sont des équipes volantes qui se déplacent à la demande.
On connaît tous des enfants placés en établissement qui fonctionneront de manière linéaire et à peu près correcte pendant huit jours et tout à coup : le clash ! L'équipe n'est alors pas en capacité de traiter la situation. C'est là que l'on arrive à la patate chaude. On appelle l'hôpital psychiatrique, spécialisé qui n'a pas de place, on demande au juge de prendre une ordonnance et il ne reste plus qu'à « caser » le gamin en hôpital spécialisé.
Il suffirait d'avoir des équipes volantes capables d'intervenir d'heure à heure, quelques heures ou quelques jours dans un établissement, pour y remettre la paix en quelque sorte.
Il y a tout un travail à faire autour de ces projets pédagogiques et surtout autour de ces idées d'équipes volantes. On avait travaillé là-dessus dans les Bouches-du-Rhône avec M. Ruffo, sur une sorte de « SAMU des troubles du comportement » qui permettrait d'aider les établissements à ne pas être dans une dynamique d'exclusion. Il y a là réellement un travail à faire, qui n'a pas été fait à mon sens, qui permettrait de dire qu'il y a suffisamment de places et qu'elles sont suffisamment sécurisées par des interventions extérieures.
M. Yves BOT , Procureur de la République du Tribunal de Grande Instance de Paris -
Je serai bref. Tout cela marque bien qu'il n'y a de chance d'arriver à un résultat que dès lors que l'on s'inscrit très tôt dans une action. C'est une chose de retracer les difficultés que l'on a et une autre de concevoir une action pour y apporter remède.
Je suis en accord avec la remarque de M. de Legge qui notait que dans les premières années de la vie, on avait un examen médical tous les mois, et ensuite on disparaissait jusqu'à ce que, brutalement, on se révèle à nouveau aux institutions sociales par le biais, le plus souvent, d'un acte de violence.
Une question de dépistage se pose donc. Or, le dépistage, qui est le début de l'anticipation, ne peut se produire tant que les institutions fonctionnent de façon cloisonnée. Le décloisonnement est l'une des priorités dans laquelle nous agissons tous.
Plus on fait de la prévention, plus je suis content, parce qu'il n'y a rien de pire, pour un magistrat spécialisé dans le pénal, que de voir arriver des gosses de 12, 13 ou 14 ans qui ont déjà un lourd passé. De plus, ils sont dans une période d'âge difficile, alors qu'auparavant, il y avait eu des signes avant-coureurs montrant que le cas sortait de l'ordinaire et ceux-ci n'ont pas été des marqueurs pour justifier une intervention.
Or, le décloisonnement, nous l'inscrivons tous dans nos partenariats. Il n'y a pas un Contrat Local de Sécurité, une convention de partenariat, qui n'inscrive pas cela comme priorité.
Parlons de la déscolarisation et de l'absentéisme scolaire. Qui n'a pas dit que c'était une priorité de lutter contre, qui ici dans son ressort peut dire quel est le volume d'absentéisme scolaire ? Personne ne le sait, on ne le dit pas. Le partenariat a ses limites, il faudra en faire le bilan un jour.
M. Pierre BILLARD , avocat général à la Cour d'appel de Poitiers -
Mon propos surprendra peut-être par rapport à la fonction d'avocat général, mais cela s'explique sans doute par mon histoire personnelle. J'ai d'abord été juge des enfants puis enseignant à la fonction de juge des enfants. J'ai coupé un peu avec le monde des mineurs, en choisissant le Parquet. J'ai retrouvé au bout d'un certain temps des problématiques de mineurs qui me conduisent à une réflexion s'inscrivant dans la durée.
Dans ce qui a été dit, il y a des choses très vraies et intéressantes mais il y a parfois des confusions entre les causes et les conséquences.
Une expérience de trente ans conduit au constat permanent des 10 % de délinquants qui sont effectivement des cas qui posent problème et qui en ont toujours posé. C'est encore le même nombre qui en pose spécifiquement aujourd'hui ; ce ne sont pas les mêmes types de problèmes mais la proportion est identique. Première constante.
Deuxième constante. Vous avez commencé en parlant du problème des stupéfiants, en le présentant presque comme étant une cause. Le problème des stupéfiants est réel, mais il est autant une conséquence qu'une cause. Il y a une interaction progressive qui conduit à ce qu'il y ait une augmentation dans ce domaine.
Il y a transfert de produits. Auparavant, il y avait l'alcool, de manière quasi exclusive, y compris chez les mineurs, même très jeunes. Il y en a peut-être un peu moins mais c'est relayé par d'autres produits. Actuellement, il y a le cannabis. On voit énormément se développer l'ecstasy et les drogues de synthèse. C'est presque une question économique. On se reporte sur ce qui va donner, ce qui peut être une attente et au coût que l'on peut atteindre, sans avoir trop d'efforts à faire.
Il me semble aussi que certaines causes sont d'ordre culturel. C'est aux juges, auxquels on dit que la justice pénale est le maillon faible dans le fonctionnement social, de dire à la société... C'est le titre qui a été donné, c'est d'ailleurs vrai, parce que la société a donné à la Justice le rôle du dernier maillon, lorsque tous les autres ont échoué.
Il faut prendre conscience que c'est un phénomène culturel et global et une responsabilité de tous les adultes face à ce phénomène de la délinquance des jeunes.
Simplement, trois ou quatre pistes d'observation.
On a dit que les parents doivent être responsabilisés, qu'il y a défaillance des parents. J'ai constaté encore très récemment que dans ces quelques 10 %, les parents ne sont pas absents, mais inexistants en tant qu'image et en incapacité d'exercer cette responsabilité et autorité parentale.
Il faut trouver des méthodes, on commence à en trouver mais cela mérite d'être développé sous forme de soutien à l'exercice de l'autorité parentale.
Deuxième caractère fondamental : on est dans une révolution culturelle en matière de référence au temps et à l'espace. Ce qui était parfois de nature à fonder la possibilité d'autorité d'une génération par rapport à l'autre a été complètement inversé. Certains jeunes, comme certains adultes, ne vivent plus que dans une absence d'avenir mais aussi dans une immédiateté et un zapping.
Si les adultes ne sont pas capables de proposer d'autres types de réponses culturelles aux enfants, il n'y aura pas de possibilité d'exercice d'autorité. Il faudra effectivement constater que certains passent « en perte et profit » et il faudra bien réagir de manière répressive à leur égard, non pas comme solution de réinsertion mais comme solution d'échec. C'est un mal nécessaire où l'on essaie de leur rendre le moins mal possible.
Dernier point : une absence de projet et une absence de respect des autres.
Par exemple, aujourd'hui on entend dire de manière permanente que l'Europe est un projet vital pour les citoyens français. Quel est l'engagement citoyen que l'on aura aux élections de dimanche prochain ? Si les adultes votent à moins de 50 %, il ne sera pas possible de faire croire aux enfants qu'il y a des adultes qui se mobilisent pour un projet.
Enfin, il y a un problème de culture fondamentale : l'éducation reste encore fondée sur une culture de caractère essentiellement écrit alors que les mineurs ne sont confrontés qu'à une culture orale ou audiovisuelle.
Mme Laure de VULPIAN -
Merci, monsieur l'Avocat général.
Mineurs isolés
Mme Laure de VULPIAN , modérateur -
Nous allons maintenant passer à la question des mineurs étrangers isolés délinquants.
Ces mineurs sont à peu près 25 000 en France. Ils n'ont aucun référent parental. Habituellement, on les trouve dans certaines régions comme Paris, Marseille, Toulon ou Lyon. Tous sont inexpulsables, et pourtant, il faut bien les gérer, prévoir des dispositifs pour eux ; bref, en faire quelque chose.
Là encore, face à ces jeunes délinquants, la justice semble se trouver impuissante. Je pose la question à Patrick Ardid.
M. Patrick ARDID -
Nous sommes confrontés aux mineurs isolés, non seulement dans la délinquance, mais aussi en assistance éducative. Nous sommes régulièrement saisis de cas d'adolescents ou de grands adolescents qui arrivent par des filières d'immigration clandestine ou qui sont envoyés par leur famille chez une cousine, une soeur, une amie, qui les déposent devant le commissariat à 22 heures. Ils demandent à être pris en charge par les services sociaux parce qu'ils n'ont plus d'hébergement.
Nous avons également le cas du mineur qui sera arrêté à l'occasion d'une infraction et qui s'avère être en situation irrégulière et sans parents sur le territoire français.
Nous n'avons pas une grande diversité de réponses. En général, ces mineurs sont âgés. Sur la Côte, on en a beaucoup puisqu'ils arrivent dans nos ports, parfois même dans les cales de navire.
La délinquance, c'est surtout de la revente de stupéfiants ou des actes de violence.
Mme Laure de VULPIAN -
Qu'en faites-vous concrètement ?
M. Patrick ARDID -
Un mineur arrêté qui vient de commettre des faits graves de violence ou de revente de stupéfiants, est interpellé, mis en garde à vue, présenté au juge et souvent incarcéré. Il n'y a pas d'autre solution.
Ils n'ont aucune garantie de représentation. Si nous les plaçons en foyer, ils fuguent dans l'heure qui suit. Donc, ils ne répondront pas de leurs actes. Le juge des enfants ne peut actionner l'alternative éducative que lorsqu'elle peut être mise en oeuvre. Là, ce n'est pas le cas.
Il ne faut pas faire de généralité, il y a des situations qui méritent d'être examinées de plus près. Mais, dans la majorité des cas, nous avons recours à la détention concernant ces mineurs lorsqu'ils entrent dans les cas prévus par la loi.
M. Jean-Claude CARLE -
Il y a deux types de mineurs isolés : ceux qui sont partis de leur pays pour venir chez nous et ceux qui sont utilisés par des adultes ou des bandes organisées. Là, il faut sévir sur les adultes qui les utilisent. Nous avons renforcé les mesures dans le cadre de la Loi Perben, nous avons durci les peines pour les majeurs qui utilisent les mineurs.
Ce problème doit être traité à l'origine, avec les pays dont proviennent ces jeunes, pour faire en sorte qu'il en vienne de moins en moins et que l'on puisse aider ces pays. C'est d'ailleurs ce qu'avait fait le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy, en particulier avec la Roumanie et la Hongrie.
Mme Laure de VULPIAN -
Je crois qu'il a abandonné car ce n'est pas très facile à mettre en place.
* * *
II. UN MAILLON PERFECTIBLE
Bilan et perspectives deux ans après le rapport de la Commission d'enquête du Sénat relative à la délinquance des mineurs préconisant des réponses judiciaires plus claires, plus progressives et effectivement mises en oeuvre.
Mme Laure de VULPIAN - Le temps passe très vite, nous allons passer à la deuxième partie de cette table ronde ; De la même façon que l'on disait « Justice, maillon faible », on peut dire aussi « Justice, maillon perfectible ».
La commission d'enquête sénatoriale avait fait un certain nombre de propositions. Par exemple, réconcilier l'éducation et la sanction. Certaines ont déjà été appliquées, notamment l'une assez importante dont M. Carle va nous parler : la procédure de jugement à délai rapproché, qui permet à la Justice d'apporter aux mineurs une réponse plus claire parce que plus rapide et plus visible.
M. Jean-Claude CARLE -
La longueur des réponses, le temps pour apporter une réponse à un jeune qui avait commis un acte délictueux nous avait frappés. Entre-temps, il en avait commis beaucoup d'autres. Pour un jeune qui a des difficultés à se projeter dans le temps, le juger quinze mois voire deux ans après..., çà n'a aucun sens.
Toutefois, il ne nous a pas paru nécessaire de faire une comparution immédiate. C'est peut-être efficace pour les adultes mais sûrement pas pour des mineurs. Nous avons donc souhaité trouver une formule adaptée, qui est celle du délai rapproché, afin de faire en sorte que le jugement soit prononcé dans un délai compatible, compréhensible par le jeune et aussi par la victime, car je crois que nous l'avions un peu oubliée. Nous nous sommes inspirés de la Hollande. Un délai compréhensible aussi par la société qui attend une réponse. C'est pourquoi, nous avons proposé et mis en place dans la loi le délai à jugement rapproché.
Mme Laure de VULPIAN -
Sylvianne Holtz-Deseez, cette solution vous semble-t-elle efficace, positive ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Cette solution a été mise en oeuvre sur Nanterre il y a un ou deux ans. Il y a une vingtaine de cas par an, et actuellement, elle n'est plus du tout appliquée.
La procédure est particulièrement complexe pour le Parquet. M. Tallec pourra peut être nous le dire. J'ai l'impression que c'est une usine à gaz pour le Parquet, qui ne peut le faire qu'après recueil de renseignements sur la personnalité du jeune, puisqu'il y a des contraintes pour utiliser cette procédure. Il doit donc rassembler des éléments.
En outre, le Parquet doit notifier les charges au mineur en présence d'un avocat. Le Parquet de Nanterre a abandonné cette procédure depuis plusieurs mois parce que les moyens ne sont pas suffisants, en termes de greffiers et de magistrats. Cela demande beaucoup de temps à un substitut d'appliquer cette procédure.
Je me suis demandé pourquoi la possibilité de procédure de jugement à délai rapproché ne serait pas également donnée au juge des enfants, lorsque le mineur lui est déféré, afin qu'il donne une date d'audience devant le tribunal pour enfants. Pourquoi est-ce le Parquet seul qui donnerait la date d'audience au mineur et pas le juge des enfants ? Il faudrait que ce soit le juge des enfants du secteur qui prenne cette décision, parce que le juge de permanence n'a pas la connaissance ni tous les éléments pour estimer s'il est préférable de juger le mineur rapidement ou d'attendre le résultat des mesures éducatives.
Mme Laure de VULPIAN -
Est-ce si difficile à mettre en place, M. Tallec ?
M. Yvon TALLEC -
Non. Je veux insister sur l'intérêt que présente cette procédure, tant pour le Parquet que pour les juges du Siège. Au moins à Paris, il y a consensus sur l'intérêt de la procédure.
La lourdeur de mise en oeuvre est toute relative. Ce qui est fait à un moment donné ne sera pas à faire plus tard, notamment l'audiencement. C'est donc à relativiser. Nous nous sommes lancés dans cette procédure de manière massive puisque 83 mineurs en ont fait l'objet en 2003 et nous en sommes à plus de 50 mineurs en 2004.
La difficulté est ailleurs et il faut l'évoquer. Avec cette procédure, la justice des mineurs est confrontée à la problématique suivante, un peu comme la SNCF au passage des TGV au détriment des trains Corail. Pour faire passer cette procédure, nous sommes obligés de ralentir le traitement des autres procédures, eu égard à la charge de nos audiencements.
Les juges des enfants, en concertation avec le Parquet, ont convenu qu'un certain nombre de dossiers pourraient être mis à chaque audience dans le cadre de cette nouvelle procédure. Seulement, dès lors que nous mettons des dossiers de délais rapprochés aux audiences, les autres affaires souvent plus lourdes et plus graves d'instruction, sont audiencées sur des délais plus longs. Tout un dosage doit être assuré.
Cela étant, cette procédure est intéressante dans la mesure où elle oblige aussi à plus de relations et de discussions sur une politique commune entre magistrats du Parquet et magistrats du Siège.
En matière de traitement de la délinquance juvénile, il est essentiel que chacun sur son secteur -comme cela a été indiqué en parlant du problème de la sectorisation- essaie d'utiliser tous les moyens mis à sa disposition par le législateur.
Pour des raisons techniques de délais, dans la mesure où, pour les plus de 16 ans, la date d'audience doit être entre 10 jours et un mois, avec une fréquence d'une audience sectorisée par mois, un tiers du temps n'est pas couvert, ce qui conduit à audiencer sur un juge qui n'est pas celui du secteur ce qui pose problème.
En effet le législateur ayant prévu -et c'est heureux- que cette procédure soit utilisée pour des mineurs, déjà connus pour lesquels des informations sont retirées des dossiers existants, ou bien pour lesquels des investigations suffisantes ont été faites par les services de Police, cela doit conduire à pouvoir saisir le juge de secteur déjà saisi ou connaissant le contexte local du mineur.
Voilà ce que je peux dire sur cette procédure, qui peut présenter beaucoup de portée pour certains mineurs. Plus le mineur est en difficulté, plus il a du mal à comprendre une décision de Justice qui intervient très longtemps après les faits et qui perd tout son sens parce qu'elle s'applique sur une personnalité qui a trop changé entre-temps pour pouvoir retravailler sur les faits reprochés.
Nous avons à réfléchir ensemble sur cette procédure qui présente un grand intérêt.
Geneviève LEFEVRE-CHRETIEN , Juge des Enfants au Tribunal de Grande Instance de Paris -
Je suis chargée des mineurs isolés au Tribunal de Paris. J'ai été frustrée par la rapidité du débat sur la question. Je ne veux pas revenir sur le débat précédent mais j'en dirai deux mots.
En matière pénale, en tout cas à Paris, ces mineurs délinquants, pour la plupart d'entre eux, ne mettent pas en question la sécurité publique. Ils sont certes des fauteurs de troubles, ils troublent l'ordre public mais ne commettent pas d'agression sur les personnes.
Ils commettent des infractions contre les biens, parce qu'ils sont dans des situations de danger où ils ont été mis ou se sont placés -on aura l'analyse que l'on veut. Avant d'être dangereux, ce sont des mineurs en danger. En matière de délinquance, ils sont tous contraints par d'autres à commettre des délits parce que pour vivre dans un squat, pour vivre dans la rue, il faut avoir des protecteurs adultes et cela se paie.
Ils ont aussi été envoyés par leurs familles pour gagner de l'argent, celles-ci ne sachant pas forcément dans quelles conditions ils allaient se retrouver. Ils ont un mandat et des obligations par rapport à leurs familles.
Les réponses pénales sont complètement inadaptées par rapport à ces mineurs. On fait de la justice virtuelle au plan pénal à leur égard. Ces jeunes étant sans domicile, il est difficile de les convoquer à la bonne adresse, de les revoir, de mener une mesure éducative tant qu'on n'a pas créé un lien immédiat avec eux.
Les structures institutionnelles éducatives de milieu ouvert sont relativement inadaptées parce qu'elles ont perdu des logiques d'action immédiate et d'accompagnement dans leurs déplacements. Cela suppose une organisation que ces structures n'ont plus actuellement.
Pour pouvoir les aider, les sortir, et nous sortir également, de ces situations qui pourrissent le climat des villes, il faut donc trouver des passerelles entre l'institution et eux. Lorsque l'on en trouve, tel le dispositif Versini -qui porte maintenant un autre nom- qui prévoit des équipes de rue qui peuvent aller au contact de ces jeunes, qui parlent leur langage et les mettent en confiance, on voit des jeunes qui viennent demander protection parce qu'ils sont capables d'abandonner un bénéfice immédiat pour un bénéfice qu'ils pensent plus durable.
Pour ces mineurs qui sont dans des logiques de survie, la logique est éducative. Le jour où ces enfants sont placés, ils ne commettent plus de délits. Ils ne fuguent pas à partir du moment où ils ont demandé le placement et sont au contraire dans une logique de sur-adaptation qui peut même, à certains égards, paraître inquiétante. Je pense donc que la logique pénale est inadaptée.
Pour revenir à la question de la comparution à délai rapproché, on a pu penser que la réponse était adaptée, au moins en matière de logique judiciaire, parce que, donnant une convocation à un jeune présent au moment de son déferrement, il sera jugé contradictoirement qu'il soit présent ou pas. C'est un gros avantage sur le plan de l'efficience de la décision et sa capacité d'exécution.
A cet égard, d'une part, cette procédure ne s'imposait pas à mon sens dans la mesure où nous avions déjà -et où nous avons toujours- les comparutions à bref délai, c'est à dire dans un délai d'un mois à trois mois sur réquisition du Procureur de la République et à tout moment de la procédure.
Donc, ces réquisitions pour juger les jeunes à délai court ont l'avantage de ne pas porter atteinte à la justice des mineurs qui requiert une instruction préalable au jugement.
Dans le cas d'un jugement à bref délai, le jeune a été déféré devant le juge des enfants, qui l'a entendu, qui éventuellement a pris les mesures éducatives qui s'imposaient et qui, sur réquisition du Procureur, a fixé une date d'audience contradictoire à laquelle le jeune sera jugé, qu'il soit présent ou non.
A la fois sur le principe et aussi au plan éducatif, c'est beaucoup plus intéressant. Les éducateurs du Service Educatif auprès du Tribunal de Paris qui ont à intervenir, notamment en prison, dans le cadre du jugement à délai rapproché pour des mineurs isolés -c'est à dire des mineurs peu connus puisque volatiles-, ne peuvent pas proposer de solutions éducatives dans un délai de trois semaines à un mois. C'est beaucoup trop court.
Mme Laure de VULPIAN -
Un éducateur peut-il se prononcer sur la procédure de jugement à délai rapproché ? Non ? Mme Holtz-Deseez.
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
La procédure de jugement à délai rapproché n'est pas suffisamment souple. Ainsi lorsque l'éducateur qui recherchait depuis longtemps une structure éducative pour accueillir le jeune, trouve enfin une place, on se trouve devant une difficulté lorsque le jeune est en détention provisoire dans le cadre de cette procédure. Si l'on veut placer immédiatement ce jeune, il faut qu'il demande d'abord sa mise en liberté pour faire revenir l'affaire devant le tribunal pour enfants, seule juridiction habilitée pour donner mainlevée du mandat de dépôt.
Cela suppose une mobilisation importante de la part du juge des enfants, du substitut, du service de l'audiencement, de l'avocat et de l'éducateur pour trouver une date rapidement. Cela représente une charge de travail supplémentaire non négligeable pour tout le monde.
Si on attend que l'affaire vienne normalement à la date fixée, la structure éducative qui avait une place disponible 8 ou 20 jours plus tôt, aura sans doute pris un autre jeune, ne pouvant se permettre de laisser une place libre trop longtemps.
M. Patrick ARDID -
Je voudrais apporter une précision car j'ai l'impression que l'on fait un peu le procès de cette procédure.
A Toulon, nous l'avons mise en place. Cela s'est concrétisé à la mesure de notre délinquance, pour environ vingt mineurs déférés, conformément au terme de la loi, de manière multirécidiste, souvent assez violents. La quasi-totalité d'entre eux ont été incarcérés, jugés dans les délais prévus par la loi. Souvent, d'ailleurs, l'incarcération est allée au-delà du jugement.
Tout le monde y a trouvé son intérêt, le mineur que nous avons réussi à poser par rapport à l'acte, posé aussi en termes d'exigences après la détention pour le réinsérer. C'est notre travail. Lorsque nous avons eu des problèmes d'audience, nous en avons rajouté. Nous sommes venus travailler, nous avons pris des dossiers en plus. Il n'y en a pas tant que cela. Vingt en un an et demi, ce n'est quand même pas une surcharge énorme de travail ! Nous y avons trouvé un confort de travail considérable, les éducateurs également, ceux de la PJJ qui travaillent en maison d'arrêt également.
A tous points de vue, cette procédure est apparue comme la bienvenue pour des cabinets qui accusaient jusqu'à quatre ans de retard dans la délinquance.
Beaucoup de cabinets de juges pour enfants accusent des retards considérables et j'entends encore que des affaires de 1998 sont jugées dans les tribunaux pour enfants. Il faut mettre l'accélérateur.
Mme Laure de VULPIAN -
La question fait débat et malheureusement, nous ne pouvons pas le prolonger.
Je voudrais que l'on voie maintenant d'autres propositions faites par la commission sénatoriale : celles qui ont été mises en oeuvre depuis, par la loi, comme le développement des mesures de réparation et des travaux d'intérêt général, la création de sanctions éducatives applicables aux plus jeunes ou la détention provisoire en matière délictuelle pour les 13 à 16 ans, quand le contrôle judiciaire n'est pas respecté, et par exemple, quand un mineur fugue d'un CEF (centre éducatif fermé).
La palette de mesures est devenue vraiment large. Certains disent qu'elle est devenue totalement illisible. Large aussi dans le type de structures proposées avec les centres éducatifs fermés. Ce n'était pas une proposition de la Commission d'enquête, par contre, le Sénat ne s'est pas opposé à cette idée quand elle est venue au vote.
Les CEF sont relativement récents, neuf ont été créés en 2003 : sept dans le secteur associatif habilité et deux au sein de la PJJ. L'objectif sur cinq ans -je ne sais pas s'il sera atteint- est de créer 600 places ; soit un peu plus de 60 établissements.
Quelle utilisation fait-on de ces centres éducatifs fermés, quelles sont leurs qualités, leurs défauts, les problèmes qu'ils posent ? Peut-on en tirer, d'ores et déjà, quelques enseignements ?
M. Jean-Louis DAUMAS -
Sur la délicate question des CEF, il convient de rappeler qu'il s'agit d'un dispositif expérimental pour lequel nous ne disposons actuellement que d'un peu plus d'une année de pratique.
Vous avez rappelé qu'il y a aujourd'hui neuf établissements installés, huit qui fonctionnent effectivement, c'est-à-dire plus de 80 places. 120 mineurs ont été ou sont pris en charge par ce dispositif depuis une année. 64 en sont sortis à l'échéance des six mois pour lesquels ils y étaient placés.
On observe que onze parmi ceux qui en sont sortis ont été incarcérés et que deux ont été admis en hôpital psychiatrique. Pour les autres, une autre prise en charge PJJ a été ordonnée par les juges des enfants, qu'il s'agisse d'un placement dans un autre établissement, d'un suivi en milieu ouvert, ou même d'un placement familial pour certains.
Comme professionnel de la PJJ, je me rappelle le tollé idéologique qui a traversé la profession des éducateurs au sens large et les magistrats de la jeunesse bien évidemment.
Pour avoir eu avec d'autres la charge d'ouvrir un établissement de ce type à Beauvais, j'ai eu l'impression -nous avons maintenant huit à neuf mois de recul- de retrouver ce que j'avais connu il y a 25 ans, quand j'étais éducateur et que j'avais eu à me coltiner ces jeunes en hébergement.
Rappelons qu'il s'agit de jeunes qui sont tous multirécidivistes, connus des magistrats de la jeunesse, ayant multiplié les passages à l'acte, hélas souvent violents, et pour lesquels ce placement est présenté comme étant, non pas celui de la dernière chance mais pas loin, avec le glaive au-dessus de la tête, autrement dit la menace de la détention. Soit, ils sont condamnés et risquent de purger une sanction assortie de sursis, soit c'est un placement avec contrôle judiciaire.
Sur le contenu, dans « CEF », il y a le « E » de éducatif et le « F » de fermé. Le Conseil constitutionnel a rappelé que le « F » tenait au fait qu'à côté de l'ordonnance de placement, il y a la condamnation pénale.
J'ai ouvert le CEF de Beauvais avec les collègues éducateurs et le directeur de la structure. Nous sommes tout de même loin des caricatures et de la violence idéologique qui a traversé le débat public.
Ce qui compte pour moi est la qualité du lien éducatif qu'il y a entre le mineur et son équipe depuis le tout début de la journée, lorsque le jeune se réveille jusqu'au couché parfois hélas très tard le soir.
Alors, oui, il y a eu des fugues et des placements en détention, mais on oublie de dire que pour certains de ces mineurs, nous avons réussi à ramener le contact avec les familles. Evidemment, je parle d'établissements dans ma circonscription.
A Beauvais par exemple, les familles se déplacent et prennent en charge avec les éducateurs des aspects tout à fait créateurs de lien et d'intimité avec les jeunes, tels que la préparation des repas. L'équipe éducative a réussi à créer des liens très intéressants avec certaines mères, puisque ce sont elles qui s'impliquent pour les repas.
Aussi, faut-il sortir de cette caricature selon laquelle, au CEF, rien ne serait externalisé. Dans la prise en charge du CEF que je connais, mais pour les autres aussi -je me suis renseigné auprès des collègues-, plusieurs activités sont externalisées à l'établissement. Cela ne veut pas dire que le lien avec l'encadrant et l'éducateur est interrompu.
L'attente des parlementaires et des politiques était celle-ci : que ces jeunes ne soient pas seuls et qu'il y ait un accompagnement vigilant et strict à tout instant. C'est en ce sens que les CEF sont fermés.
Il y a la définition du Conseil constitutionnel par rapport à la sanction pénale au-dessus. Je rajoute que les CEF sont fermés humainement, c'est à dire toujours avec ce lien à l'adulte et c'est cela qui m'intéresse en tant qu'éducateur.
Dans les sept gamins aujourd'hui placés à Beauvais, la plupart sortent dans la journée. Certains sont en stage et découvrent, non sans mal, un retour vers une formation professionnelle. Il y a une grande convivialité avec la ville de Beauvais qui accepte de recevoir de manière très artisanale -c'est du cousu main- un jeune pour essayer de créer un intérêt sur certains métiers qui vont lui être accessibles.
Il ne faut pas oublier que dans l'équipe -on pourrait en disserter très largement car il y a une équipe d'adultes très nombreuse- il y a un équivalent temps plein (ETP) de psychologue pour dix jeunes. Il y a aussi tout un accompagnement des crises, des moments de souffrance, de la violence car elle existe, on ne peut en faire l'économie.
Mme Laure de VULPIAN -
Est-ce la solution idéale ?
M. Jean-Louis DAUMAS -
Non, c'est une solution parmi d'autres.
Vous disiez que l'échiquier manquait peut-être de lisibilité. Je m'inscris en faux contre cela.
Il faut donner aux magistrats de la jeunesse un éventail le plus large possible. Il ne faut pas que ces équipements se fassent au détriment des foyers d'action éducative, des centres de placement immédiat, des centres éducatifs renforcés, qui ont donné satisfaction. On a besoin de tous ces types d'équipement, contrairement à ce que l'on imagine, pour les mêmes jeunes, à des moments différents de leur existence.
Pour ceux qui sortent des CEF -je regarde les chiffres car il n'y a pas que le CEF de Beauvais en Picardie-, la plupart seront pris en charge à l'issue des six mois dans les autres types de mesures, y compris en placement familial. Je n'obère pas les 11 incarcérations sur les 120, les 2 placements en hôpital psychiatrique, mais sur les 64 sortis aujourd'hui, c'est peu.
On manque de recul, mais peut-être pourrait-on apprendre entre professionnels, y compris les politiques, l'humilité par rapport au temps. Laissons le temps faire son oeuvre ! Nous n'avons pas douze mois de recul.
Mme Laure de VULPIAN -
Catherine Pouliquen, votre association gère un ou deux centres éducatifs fermés, est-ce cela ?
Mme Catherine POULIQUEN -
Un seul, et c'est suffisant ! C'est un CEF expérimental. J'ajouterai à ce que disait M. Daumas que ce projet expérimental qui date de juillet 2003 est issu de la loi de septembre 2002 et que trois associations se sont portées volontaires pour travailler sur ce projet expérimental en 2002 : Bordeaux, Valence et Rouen.
Nous avons travaillé avec le Cabinet ministériel et la direction de l'administration centrale de la PJJ dès septembre pour élaborer -très laborieusement, en cinq mois de travail- quelque chose d'important qu'est le cahier des charges des CEF expérimentaux.
J'insiste car si l'on veut avancer dans l'excellence de ces dispositifs, il faut être en capacité d'avoir très précisément en tête les objectifs, les actions et pouvoir en mesurer les écarts.
Quand les projets ont été validés, l'administration centrale a mis en place, dès janvier 2003, un comité technique d'évaluation -c'est une grande première, cela n'existait pas- pour que cet argent conséquent consacré à ces projets expérimentaux bénéficie d'une évaluation très sérieuse.
Ce n'est pas une inspection, même si c'est le service de l'inspection de l'administration centrale PJJ qui pilote cette affaire, c'est un comité technique d'évaluation qui rend compte et rendra son rapport en septembre prochain de l'évaluation des cinq CEF expérimentaux.
J'en fais partie, au nom de l'Union Nationale des Sauvegardes de l'Enfance et de l'Adolescence (UNASEA), l'associatif est représenté dans ce comité technique d'évaluation et nous travaillons. Nous sommes en train de faire les visites sur site. Dans ce cadre d'évaluation des CEF, nous interviewons les professionnels, les directions de la PJJ, l'environnement (gendarmerie, préfecture etc.) mais aussi les enfants. Je pourrais vous parler longuement de ce que disent les enfants et les familles des CEF. Donc, tout un dispositif d'évaluation.
Mme Laure de VULPIAN -
Pouvez-vous nous dire quelques mots des retours que vous avez ?
Mme Catherine POULIQUEN -
Je ne pourrais pas parler à la place du comité technique d'évaluation qui rendra son rapport. Cela étant, il y a eu un rapport intermédiaire avec un certain nombre d'éléments que nous pouvons évoquer et qui me semblent très éclairants par rapport à la suite des travaux.
C'est valable pour tout dispositif : plus le projet a été construit, plus les bases ont été solides, notamment sur ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas à l'intérieur d'un centre éducatif fermé, plus nous évitons de mettre les enfants dans une situation paradoxale -où il leur serait dit que c'est un centre éducatif fermé tout en faisant un centre à courant d'air-, plus les professionnels sont clairs dans leur positionnement par rapport à ce qui est interdit ou pas, plus les dispositifs ont des chances de progresser et de poursuivre leur démarche expérimentale.
Nous apprenons énormément de ces centres. Notamment cette idée, que j'ai beaucoup appréciée, selon laquelle ces enfants ont besoin de répit et leurs parents aussi.
On a beaucoup glosé sur la question de la fermeture, active ou passive, pour essayer d'être politiquement correct ou acceptable. Oui, il y a besoin de fermeture parce qu'il y a besoin de sécurité et de protection pour ces enfants.
Quand on a dit que ces enfants étaient privés de liberté, de quelle liberté bénéficiaient-ils dans les quartiers ? Les viols, les rackets, le deal ; est-ce cela la liberté d'un enfant délinquant ? De ces petits 10 % ! Non, on ne peut pas brandir des étendards à ce titre !
Ces enfants ont besoin de protection, de sécurité et d'apaisement. C'est une des grandes priorités sur lesquelles s'est construit ce projet et donc des règles très précises sur ce que l'on peut faire ou ne pas faire, quand on peut sortir, envisager un stage...
Trois phases sont prévues par le cahier des charges : une phase d'adaptation et d'évaluation, une phase de programme intensif éducatif et une phase de module de sorties. Ce ne sont pas des mots, des déclarations d'intention, parce que tout est écrit. Et chaque professionnel des cinq métiers représentés dans les CEF -le cahier des charges l'indique ainsi- bénéficie de grilles d'évaluation. Les enfants participent à une évaluation tous les quinze jours, et chaque semaine, ils ont un planning hebdomadaire des activités personnalisées qui est construit avec eux.
L'idée sous jacente est que nous avons un discours, nous avons une utopie, mais nous avons aussi la traçabilité des engagements et promesses données.
Mme Laure de VULPIAN -
Avant de lancer le débat dans la salle, je voudrais le nourrir un peu plus.
C'était une proposition de la commission qui n'a pas été retenue pour l'instant, mais qui est programmée en tout cas. En lieu et place des CEF, la commission avait proposé la création d'établissements de détention spécialement conçus pour les mineurs, à fort contenu éducatif et totalement distincts des prisons pour majeurs. Ils n'existent pas encore, n'ont pas eu le temps de sortir de terre. Les premiers bâtiments ne seront livrés qu'en 2006.
Jean-Claude Carle, pourquoi cette proposition, que vouliez-vous avec ces prisons spéciales ?
M. Jean-Claude CARLE -
Nous n'avons pas proposé des centres fermés mais des centres spécialisés pour mineurs incarcérés sous l'égide de l'administration pénitentiaire. Pourquoi ?
Nous avons fait le tour des quartiers pour mineurs dans les différentes maisons d'arrêt du pays. Les jeunes qui y sont détenus le sont dans des conditions d'hygiène, de sécurité et de promiscuité, inacceptables. Il n'y avait pas une étanchéité totale, ce qui est nécessaire et indispensable pour les jeunes.
Particulièrement à Lyon, au quartier Saint Paul, les conditions étaient absolument déplorables et indignes du XXIème siècle. J'ai obtenu du ministre la fermeture de ce quartier pour mineurs. Les jeunes sont pour l'instant détenus dans la prison de Villefranche, qui n'est qu'une étape dans l'attente de construction de centres complètement isolés.
Il faut les isoler, c'est essentiel. Mais nous souhaitons aussi qu'il y ait des parcours éducatifs à l'intérieur de ces maisons d'incarcération pour les jeunes.
Nous avons préféré cette solution à celle des CEF. Sans revenir sur ce que vous avez dit, c'est un débat qui a largement dépassé l'objet même de ces centres et a été placé sur le terrain politique. D'abord, parce que la sémantique n'était pas très bonne, les « centres éducatifs fermés » sont fermés humainement ou juridiquement mais physiquement ils sont ouverts. Il y avait là une petite incertitude. Je crois qu'ils trouvent aujourd'hui leur place dans le panel des différents outils disponibles car de toute façon, il manque globalement des places.
C'est ce que nous souhaitons et c'était toute la philosophie de notre rapport que d'avoir un parcours éducatif pour ces jeunes qui puisse être modulable en fonction du comportement du jeune, que l'on puisse durcir la sanction si le jeune ne respecte pas les sanctions qui lui ont été signifiées.
Cela fait partie des mesures que nous avons mises pour les jeunes de 13 à 16 ans. Dans le cas contraire, si le jeune se comporte bien, il doit pouvoir revenir vers un milieu plus ouvert.
Nous avons besoin de tout ce panel. Aujourd'hui, les centres éducatifs fermés, une fois le débat de sémantique ou le débat politicien évacué, ont tout à fait leur place.
Pour nous, l'urgence était de mettre à disposition de la Justice des centres d'incarcération totalement isolés, étanches et avec des parcours éducatifs à l'intérieur.
M. Jean-Louis DAUMAS -
Sur la question délicate de la détention, là encore le débat n'est pas terminé parmi les professionnels. Sur l'ensemble des 180 prisons françaises, vous savez que 50 établissements sont habilités à écrouer des mineurs et comportent des quartiers pour mineurs.
Depuis un an, dans le prolongement de l'adoption de la loi d'orientation de septembre 2002, la PJJ a installé des équipes éducatives importantes. Dans les quartiers mineurs où il y a dix jeunes détenus, il y a trois équivalents temps plein d'éducateurs par exemple. A la maison d'arrêt de Loos dans le Nord, ils sont six -2x3- ETP.
Il y a aujourd'hui dix quartiers mineurs où des éducateurs de la PJJ travaillent avec des surveillants. A partir de septembre prochain, il y en aura vingt autres. Sur les cinquante prisons habilitées à écrouer des mineurs, trente auront une présence éducative extrêmement renforcée.
Le projet est la construction de sept établissements pénitentiaires uniquement dédiés à l'écrou et à la prise en charge éducative des mineurs.
Pour avoir lu avec beaucoup d'attention le rapport de la commission sénatoriale, j'observe que celle-ci s'était prononcée à l'unanimité de tous les groupes politiques pour la construction de ce nouveau type d'établissement. Ce qui est en jeu, c'est la création de 400 places en 2006 pour écrouer correctement les mineurs.
En tant qu'éducateur père et citoyen, je ne me réjouis évidemment pas d'écrouer des jeunes. Dès lors que la prise en charge peut se faire en milieu naturel, dans la famille, avec l'assistance d'un professionnel de l'éducation, c'est mieux. Les magistrats ici présents savent que sur les vingt dernières années, le nombre de mineurs détenus a oscillé entre 600 et 900. Nous sommes aujourd'hui à 800. Je souhaite comme tous que l'on redescende le plus bas possible. Le chiffre stagne à 800, se tasse légèrement depuis quelques mois, après avoir explosé sur les deux dernières années.
L'ambition est d'avoir à fin 2006, 400 places correctes, respectueuses des règles constitutionnelles de ce pays, des règles internationales reconnues pour les enfants ; ce n'est pas d'ouvrir à tout crin la détention.
Le débat est de savoir si la détention est ou n'est pas intrinsèquement criminogène pour ces jeunes, comme pour les adultes d'ailleurs. Nous avons ce débat avec les juges de la jeunesse, les avocats et tout le monde. Je ne pense pas que le fait d'écrouer un jeune va amener un comportement criminogène, mais ce sont les conditions de la vie en détention de ces très jeunes personnes qui vont créer de la récidive.
Comme l'avait demandé la commission d'enquête sénatoriale, dès lors que l'on crée ce binôme surveillant-éducateur, puisque dans un établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM), il y aura 40 éducateurs environ de la PJJ affectés pour garantir une présence continue pour des effectifs de 60 jeunes, il y aura 40 ETP d'éducateurs. Cela ne sera pas simple en matière de recrutement et de formation, sans que cela se fasse au détriment des autres structures.
Il y a une volonté de former des professionnels et de créer un type d'intervention nouveau, entre le binôme surveillant-éducateur, pour rompre avec ce que vous venez d'évoquer, monsieur le sénateur, dans les quartiers mineurs.
Dans la salle :
Mme Laurence BELLON , Juge des Enfants à Lille -
Je ne parlerai pas des CEF sous l'angle éducatif, je ne suis pas légitimée à le faire. Je le ferai en tant que magistrat et pénaliste.
Pour moi, la question est que le placement en centre fermé se fait dans le cadre des textes relatifs au contrôle judiciaire et au placement en détention. Il vise donc des textes très précis du Code de procédure pénale, avec des logiques normalement très claires en matière de répression et de transgression des textes.
Or, avec le placement en centre fermé, on se retrouve avec des adolescents placés dans ces centres et à qui l'on dit que s'ils ne respectent pas, ils iront en détention. Cela dit, ce qui doit être respecté reste extrêmement flou. Qu'est-ce que qu'un manquement à une obligation de mesure de liberté surveillée ? Est-ce le fait de rater un rendez-vous avec un éducateur ? Le fait d'arriver deux heures en retard dans un établissement est-il considéré comme une fugue ?
On se retrouve sous l'angle judiciaire avec quelque chose qui, à mon sens, est confus au minimum, tordu ou pervers, en ce qui concerne des mineurs à qui on est censé enseigner des choses claires, nettes.
Quand on va trop loin dans ce raisonnement, on risque d'aboutir à l'arbitraire. Pour aucun majeur, on n'accepterait qu'il soit placé en détention pour des transgressions à des règles aussi floues et imprécises.
Mme Catherine POULIQUEN -
Je peux vous répondre par rapport à cela. Encore une fois nous sommes dans un dispositif expérimental et comme le disaient ces messieurs sur la nécessité de partenariat et de construction à plusieurs, en l'occurrence, on le vit très concrètement et matériellement.
Actuellement, ce qui se passe est que l'on va parler d'incidents graves qui peuvent remettre en cause et poser la question de l'incarcération du mineur. A ce jour, voilà ce que l'on obtient et qui est visible au niveau du comité technique d'évaluation, de ce qui se passe dans les CEF et qui se construit en lien permanent avec les magistrats placeurs.
C'est la question par exemple de la fugue en tant que telle, c'est-à-dire la transgression de l'enfant qui part -qui n'est pas derrière la barrière etc.-, la répétition d'actions de violence. A chaque fois, vous trouverez l'idée de répétition, qui est considérée comme incident grave par les CEF et les magistrats.
Mme Laurence BELLON -
Ma question ne s'adressait pas à vous mais aux juristes que sont les magistrats ici ou les avocats et / ou sénateurs qui ont créé ce texte.
La question ne se pose pas sous l'angle éducatif.
Mme Catherine POULIQUEN -
C'est en cela que nous ne nous comprenons pas. Je suis en train de vous dire que l'on parle ici de dispositifs cloisonnés, et je vous réponds, en me sentant autorisée à le faire parce que ma réponse est aussi construite à partir de l'expérience des relations que nous menons et que nous construisons avec les juges. Et vous me dites que la réponse ne peut être donnée que par un juge.
Mme Laurence BELLON -
Pas du tout, je ne dis pas cela. Je dis qu'il y a une logique pénale dans laquelle le mineur entre dès lors qu'il est sous contrôle judiciaire et où il y a des enjeux de détention provisoire.
Mme Catherine POULIQUEN -
J'entends bien !
Mme Laurence BELLON -
Là, ce sont des raisonnements de pénalistes et non pas éducatifs. Depuis le début de cet après-midi, il y a d'ailleurs un glissement assez complexe ou erratique -pour reprendre le vocabulaire du Sénat-. On parle de mineurs délinquants et, en fait dans toute la première partie, on a évoqué des problèmes qui auraient pu correspondre à un colloque sur l'assistance éducative.
On est dans une première approche qui est censée être éducative, mais quand on arrive aux vraies questions -les jugements à délai rapproché ou les centres fermés- on met les adolescents difficiles dans de vraies logiques pénales.
Ce n'est pas que je vous mette de côté, mais ce n'est pas votre logique et on ne vous demande pas de comptes là dessus. C'est à nous que l'on doit demander des comptes en tant que pénalistes : qu'est-ce que la transgression d'un contrôle judiciaire avec l'enjeu de mise en détention ?
Mme Catherine POULIQUEN -
Sauf que l'enfant, en plus, va vous demander des comptes sur la cohérence entre logique judiciaire, logique éducative et logique sociale.
Mme Laurence BELLON -
C'est pour cela que je le dis !
M. Patrick ARDID -
Je pense que l'on entre dans une logique pénale à partir du moment où le mineur est interpellé et où il vient de commettre une infraction. Il n'entre pas dans une logique pénale seulement à partir du moment où on le met sous contrôle judiciaire ! Voilà pour le premier point.
Deuxième point : s'il est placé sous contrôle judiciaire avec obligation d'être placé dans un CEF et que l'on signale une fugue, vous n'êtes pas obligé de révoquer, vous n'êtes pas en compétence liée. Le juge garde son pouvoir d'appréciation.
Donc, ce n'est pas systématique et donc, en tant que juriste, ce problème-là ne me pose pas problème.
Le CEF me fait me poser d'autres questions, mais pas celle-là en tout cas.
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
La palette des réponses pour le juge des enfants s'est accrue et je m'en félicite. Il y a quand même quelque chose qui manque. Souvent, on constate que l'incarcération provisoire des mineurs n'est pas décidée à cause des nécessités de l'instruction mais pour marquer un temps d'arrêt, parce que le jeune a été trop loin dans la transgression et lui signifier qu'il y a des limites à ne pas dépasser, pour éviter le renouvellement de l'infraction
J'aimerais avoir une possibilité supplémentaire, aussi bien en détention provisoire qu'après une condamnation : Que le mineur puisse être placé en détention provisoire sous contrôle judiciaire, avec obligation d'aller la nuit dans un quartier pénitentiaire ou pour le temps défini par la condamnation (en semi-liberté) dans des limites très strictes et qui ne devraient s'adresser qu'à des multiréitérants. Ainsi, la journée, il pourrait continuer à aller à l'école ou dans un centre d'action éducative et d'insertion de la PJJ ou en stage. Cela aurait l'avantage qu'il ne soit pas désocialisé comme il l'est à l'intérieur de la prison. Je pense que cette mesure aurait plus d'impact sur les jeunes pour éviter la réitération des infractions.
Les mineurs condamnés n'ont pas la possibilité de semi-liberté qu'ont les majeurs et depuis très longtemps, je sais que les juges des enfants le regrettent. C'est un plus qui pourrait être apporté.
Mme Laure de VULPIAN -
Dernière intervention et on s'arrêtera là pour ce sujet.
Dans la salle :
Un participant -
Je serai peut-être quelque peu impertinent. Concernant la première question relative à la fugue qui entraînerait l'incarcération dans les centres fermés, je rappelle à tout hasard que quand on s'évade, ce n'est pas sanctionnable, ce n'est pas une infraction. La fugue deviendrait donc une infraction mais c'est un détail. Sauf erreur !
L'apparence trompe mais cela fait 40 ans que je suis dans la Maison. J'ai commencé ma carrière en prison. Ayant été éducateur en prison, j'ai tenté de faire de l'éducation en prison. Je ne sais pas si j'ai tenté de faire de l'éducatif, mais j'ai tenté de faire de l'éducation.
Il est vrai que quand je suis sorti de prison, après de nombreuses années, un magistrat de Bobigny m'a dit que l'on mettait des enfants en prison parce que l'on savait qu'il y avait des éducateurs. Je passe ! On ne sait jamais, cela pourrait se retrouver !
Face à cette contradiction ou difficulté institutionnelle, j'ai une proposition à faire.
La prison est un lieu où l'on prive de liberté. La liberté est le premier droit des citoyens et des futurs citoyens que sont les enfants. Ne demandons pas à la prison d'être un foyer amélioré en termes de sécurité. C'est un pari impossible. J'ai tenté de le faire dans les années 1960. On m'a dit que c'était désuet, qu'il ne fallait pas d'éducateurs en prison et que l'on ne pouvait pas y faire de l'éducatif. Ne faisons pas de l'éducation, mais de la restauration du droit et faisons en sorte que les prisons deviennent des restaurants du droit !
(Commentaires dans la salle).
Mme Laure de VULPIAN -
Le débat est clos.
Ce chapitre étant terminé, nous pouvons passer à un constat assez négatif qui a été fait par la commission concernant l'offre de placement, de courte durée ou non, qui n'est pas satisfaisante, ni qualitativement, ni quantitativement.
Qualitativement, on a vu rapidement que la notion de parcours éducatif n'était pas encore très bien entrée dans les moeurs, que souvent le système manquait de souplesse, de réactivité, que le mineur n'arrive pas à passer d'une structure à l'autre alors qu'il le mériterait peut-être.
Sur l'aspect quantitatif, on observe un manque criant dans le domaine de l'urgence, de la courte durée à Paris.
Yvon Tallec, avez-vous des structures à votre disposition ou pas ?
M. Yvon TALLEC -
Vous savez déjà tout avant que je parle !
Non, malheureusement les choses n'ont pas évolué sur ce plan depuis deux ans. En ce qui concerne la capitale, sur l'urgence, et particulièrement au pénal, nous avons toujours des difficultés pour placer les mineurs qui nous semblent devoir relever d'un placement immédiat. Cette difficulté est valable pour le Parquet et les collègues juges des enfants. Si l'on devait pointer le principal problème à Paris, c'est bien le placement en urgence.
Mme Laure de VULPIAN -
Qu'est ce qu'engendre cette difficulté ?
M. Yvon TALLEC -
Elle engendre trois modes de réponse.
Soit, alors que l'on considère qu'il y aurait nécessité de placements, on va requérir ou même placer en détention provisoire. Malheureusement, nous sommes parfois amenés à placer en détention provisoire pour protéger alors que ce n'est pas la meilleure solution.
Soit, on est obligé d'abandonner toute solution et de renvoyer le mineur dans ses foyers avec tout ce que cela suppose de risques, tant sur le plan de son histoire que pour l'ordre public. La Justice est complètement incomprise si l'on renvoie dans son foyer un mineur qui a commis une infraction grave.
Soit encore -et c'est très pervers- on doit faciliter une solution de bricolage en discutant avec le mineur et sa famille. Dans les affaires très graves, il résulte une inégalité de traitement selon que la famille est capable de réagir ou pas, de se mobiliser ou pas.
Par exemple nous avons eu récemment une affaire de viol collectif. Les mineurs étaient très jeunes, et il n'apparaissait ni au Parquet ni au juge d'instruction que la détention était la meilleure solution. En réalité, sur l'ensemble des mineurs concernés, parce que les familles s'étaient mobilisées, avaient bien compris les enjeux et les avocats également, certains avaient trouvé une solution familiale d'éloignement en province. Mais pour les autres, en l'absence de proposition familiale, aucune solution n'était trouvée, ce qui mettait le juge, qui devait décider des mesures provisoires, dans une situation quasi impossible qui aurait pu conduire à des disparités de traitement inacceptables.
Mme Laure de VULPIAN -
Il y a quelquefois des familles en province mais aussi des foyers ou CPI, CER. Y a-t-il des passerelles ?
M. Yvon TALLEC -
Nous essayons, mais comme vous l'évoquiez, quand il y a urgence, la plupart du temps, les places sont occupées. On ne trouve donc pas de solution même au-delà de la Région parisienne.
Mme Laure de VULPIAN -
En même temps, on dit que les CPI et CER ne sont presque jamais pleins. Quelque chose ne va pas !
M. Yvon TALLEC -
Ce n'est pas si simple, il ne suffit pas d'envisager ces structures dans une logique de vases communicants.
En urgence, surtout si on a des éléments imprécis sur le profil et la personnalité du mineur, on ne peut pas l'affecter dans n'importe quelle structure. Ce n'est pas seulement une question hôtelière ! Certains foyers ou structures sont dans une logique de prise en charge qui suppose qu'il y ait des éléments, une connaissance précise du dossier, un projet, et, qu'en plus, le mineur qui arrive s'intègre dans la problématique d'une équipe.
Il faut insister sur cette difficulté déjà évoquée au cours de toutes les questions que nous avons abordées aujourd'hui, aussi bien sur le plan de la psychiatrie que sur le plan de la prise en charge éducative.
Mettez-vous à la place d'un foyer : celui-ci ne peut pas accepter les yeux fermés, sans qu'on lui fournisse des éléments, un mineur qui risque de mettre en péril toute la structure. On a eu des expériences malheureuses en la matière, pour avoir trop limité à l'hébergement seul le besoin de placement.
Mme Laure de VULPIAN -
Jean-Claude Carle, avez-vous une idée pour résoudre cette difficulté ?
M. Jean-Claude CARLE -
Vous l'avez dit : globalement, il y a un manque de places et un problème dans la qualité de l'accueil. Il n'y a pas assez d'activités de type professionnel, de formations, d'occupations des jeunes. Certains établissements n'offrent plus de contenu éducatif.
Comment résoudre ces difficultés ? Je suis un fort partisan de l'expérimentation. Avant de généraliser sur tout le territoire, on peut expérimenter. Là aussi, je me tourne vers mon collègue du département, il y a sans doute des solutions de type partenarial et contractuel à mettre en place.
Mme Laure de VULPIAN -
Mme Sylviane Holtz-Deseez, sur l'accueil d'urgence.
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Je ne pense pas qu'il faille augmenter les places en accueil d'urgence parce que ces services ont du mal à trouver des places à plus long terme et sont donc embouteillés. Si on multiplie le nombre de services d'accueil d'urgence, ils vont garder les mineurs. Une fois, un service d'accueil d'urgence a gardé un mineur un an et demi, ne trouvant pas de structure adaptée. Ce mineur a donc bloqué une place d'urgence pendant un an et demi. C'était un « incasable ».
Ce sur quoi l'on bute le plus, c'est de trouver des foyers qui travaillent à moyen ou long terme pour prendre les adolescents.
Vous parliez des CER mais ils fonctionnent par session. On ne peut pas demander à un CER en session de venir au Tribunal prendre un jeune en urgence. Ce n'est pas possible. Les CEF peut-être, mais on n'en est pas là car il n'y en a pas un nombre suffisant. Pourront-ils venir en urgence prendre un mineur déféré au Tribunal ? Ce serait une solution pour les 13 à 16 ans. Je sais que les quelques CEF créés ont une liste d'attente importante.
Je rejoins tout à fait mon collègue Yvon Tallec. Absolument, il y a des familles qui peuvent se mobiliser et trouver des solutions ; les autres font de la détention parce qu'on ne peut pas les remettre dans les familles. C'est inacceptable aussi.
Mme Laure de VULPIAN -
Jean-Louis Daumas, il semble que toutes les régions ne soient pas égales ?
M. Jean-Louis DAUMAS -
Il faut être très prudent sur cette difficulté du traitement de l'urgence et de la relation, quelquefois un peu ténue, entre le magistrat qui est confronté à une difficulté immédiate de ce jeune qui est dans son cabinet et les services habilités à accueillir.
L'artisan de tout cela est quand même celui qui a en charge au nom de l'Etat, auprès de chaque tribunal, qui fait l'interface avec les juges : le directeur départemental de la PJJ. Il faut faire attention à ce que nous sommes en train de dire.
Dieu merci, dans la plupart des départements, dans cette salle on trouvera certainement ici ou là, un lieu où cela ne marche pas, parce nous avons tous des exemples en tête où le jeune est allé en détention par défaut, ou parce que cela a cafouillé. Mais dans la plupart des départements, le directeur départemental de la PJJ, par le partenariat qu'il a su instaurer entre ses propres services et ceux du secteur associatif, est en capacité d'organiser une prise en charge dans un délai relativement correct pour un jeune qui se trouve en urgence dans le cabinet du juge des enfants.
Les CPI ont été créés pour cela avec, ne l'oublions pas, non pas uniquement le traitement de l'urgence mais aussi la commande qui était d'aider les jeunes à se projeter, à bâtir quelque chose, à faire le point global sur leur situation.
Il faut être prudent et peut-être se sortir de cette caricature, qu'il y aurait toujours de manière fatale, une prise en charge déficiente dans le traitement de l'urgence. Je n'en suis pas sûr du tout.
Dans la plupart des cas, d'abord il y a une permanence éducative auprès du Tribunal qui est censée connaître les lieux d'hébergement et le nombre de places vacantes, et dans la plupart des lieux, cela fonctionne bien, heureusement.
Mme Catherine POULIQUEN -
Je suis globalement d'accord avec M. Daumas sur le travail qui est fait dans le cadre de la prise en charge des situations d'urgence. Les professionnels du secteur associatif et PJJ font leur travail. Cela étant, il est certain qu'il y a des choses à améliorer. Au fond, la question qui se pose aux professionnels et aux magistrats est de savoir où l'on va trouver une place. Or cela n'est absolument pas suffisant.
Si l'on est dans la stratégie de trouver une place, d'autres stratégies vont se développer, comme celle de ne surtout pas se le faire coller chez soi par exemple. Je suis triviale mais c'est quand même cela, avoir des stratégies de détournement pour que ce soit quelqu'un d'autre qui les prenne en charge puisque ce sont des enfants très difficiles. Il faut donc accepter cette réalité.
Je vois le directeur départemental de la Seine-Maritime avec lequel je travaille régulièrement, notre association et d'autres aussi. A son initiative, nous sommes en train de créer un dispositif expérimental. Nous allons essayer d'être modestes, de voir ce qui peut marcher pour améliorer et créer réellement un dispositif d'urgence.
La particularité du projet est que nous partons du constat qu'un enfant est quelque part quand il est en situation de crise. Le dispositif va intégrer l'avant, le pendant et l'après crise.
Il s'agirait d'offrir aux associations et aux services de la protection judiciaire la certitude que l'on ne dépose pas un paquet, mais qu'il y aura bien une gestion de la crise et que, peut-être, cet enfant qui a été en crise dans un établissement, pourra s'apaiser, trouver un répit pendant quelques jours quelque part, mais reviendra peut-être et poursuivra le projet individuel dans lequel il était installé.
Ne faisons donc pas ce que l'on a tous constaté, à savoir une histoire en millefeuille. Avec ces urgences que l'on traite les unes derrière les autres, on a des enfants disloqués, découpés en rondelles. Pour bien connaître les enfants du CEF de Saint-Denis le Thiboult, cela commence dès l'âge de quatre ans.
On a aussi des enfants qui ont plus de 145 affaires quand ils arrivent chez nous. Je peux vous garantir qu'ils ont 145 interventions sociales, médicales, policières, psychologiques -que sais-je ?- qui se sont additionnées dans leur histoire. Voilà la réalité ! On fait du bon travail, mais il faut des améliorations effectives.
Mme Laure de VULPIAN -
Quel rapport avec l'offre ?
Mme Catherine POULIQUEN -
Pour penser le dispositif d'urgence autrement que dans une stratégie de place à trouver, mais de partenariat à construire, pour construire une réponse et ne pas aller directement à la réponse. C'est ce que je disais tout à l'heure, on est toujours dans l'idée qu'il faut trouver la réponse. Non, il faut la construire, en temps réel par contre.
Dans la salle :
Un participant -
Je reviens sur le problème de l'urgence car il me semble qu'il y a deux choses.
D'abord, il y a la capacité à gérer des stocks et des flux. Il est peut-être trivial de le dire ainsi, mais c'est quelque chose que nous ne savons pas tellement faire dans notre secteur. Il y a à mon sens, en tout cas pour les départements que j'ai traversés, suffisamment de places. On a beaucoup de mal à savoir quelles sont les places disponibles et surtout à considérer qu'il a à rendre cela fluide.
Effectivement, lorsqu'il doit recevoir un enfant, j'entends tout à fait qu'un service me dise qu'il est d'accord mais demande lequel nous lui sortons ! Il y a des enfants qui sont placés en établissement pour des périodes beaucoup trop longues. Pour des raisons propres à la gestion des stocks, on peut concevoir que des établissements choisissent un « panel de mineurs », avec des difficiles, des moins difficiles, de moins difficiles encore, etc.
J'ai constaté par exemple, il y a quelques années, que certains établissements recevaient de plus en plus de jeunes majeurs, autrement dit « une prise en charge tranquille » -je mets beaucoup de guillemets-. En revanche, l'adolescent de 14 ans qui explose ne l'est pas. L'urgence est donc difficile à gérer.
Par ailleurs, et là je rejoindrai le propos de Laurence Bellon, l'urgence doit être aussi examinée sur le plan juridique.
On ne place pas un enfant n'importe comment. L'examen des procédures d'appel montre quelquefois que c'est fait n'importe comment, c'est-à-dire, sans respecter les dispositions légales en termes de convocation des familles, sans prendre le temps d'examiner la réalité de l'urgence. Il y a là une chose à laquelle il faut vraiment réfléchir.
Nous nous mettons mutuellement sous la pression de l'urgence. Nous le savons, en général, c'est la jeune fille qui arrive le vendredi soir pour être placée. L'examen des situations montre que, dans plus de 50 % des situations, le placement n'est pas justifié à ce moment-là et de cette manière. Il y a là un gros travail à faire.
Mes deux observations sont : apprendre à gérer les stocks et les flux et évaluer l'urgence autrement que ce que nous faisons, sous diverses pressions, notamment médiatique mais pas seulement, sous la pression de l'angoisse etc. Il y a quelque chose à jouer de ce côté qui ne l'est pas suffisamment.
Je suis magistrat depuis 30 ans et je pense que les choses se sont sacrément aggravées dans les dix dernières années.
Mme Laure de VULPIAN -
Merci beaucoup. Monsieur Carle.
M. Jean-Claude CARLE -
Sauf à multiplier par cinq ou dix le nombre de places, je ne crois pas que ce soit la bonne formule. L'exécution des décisions, c'est le rôle de la PJJ. Il faudra peut-être confier au département la gestion de tous ces centres et revoir peut-être à terme, le statut de ces différents centres, car je pense que cela manque sérieusement de souplesse et que c'est un frein à la réactivité.
Mme Laure de VULPIAN -
Une dernière question qui fâchera peut-être. C'était un constat de la commission sénatoriale. Trop de mesures ne sont pas exécutées ou avec trop de retard, par la PJJ. C'est ce que l'on pourrait appeler l'absence d'effectivité de la justice des mineurs. Selon le rapport, c'est sur ce point qu'elle dysfonctionne de la manière la plus criante. Il n'y a pas une seule cause, mais un ensemble de causes.
Monsieur Carle, il faut vous expliquer sur ce constat sévère, même si vous n'accusez pas les éducateurs.
M. Jean-Claude CARLE -
C'est un constat sévère. Nous n'accusons pas les éducateurs mais le système. Pour résumer, en ce qui concerne la PJJ, nous avons dit qu'il y avait crise de vocation, d'identité et donc d'efficacité. On n'entre plus aujourd'hui dans ce secteur comme auparavant, comme éducateur spécialisé, quand c'était encore une vocation. Aujourd'hui, on passe des concours, on réussit ou pas et c'est un corps, comme je le disais, extrêmement féminisé.
Crise d'identité : la PJJ n'est pas très connue.
J'ai été très surpris quand la commission est allée dans mon département et que le maire de la deuxième commune du département a découvert qu'il avait dans sa commune un centre sous l'égide de la PJJ ! Cela démontre une insuffisance de communication, de relations, et ensuite, une crise d'efficacité.
Crise d'efficacité : il est vrai que vous avez sans doute la tâche la plus difficile.
Les propositions que nous faisons sont de recentrer la PJJ sur sa véritable mission, qui est d'être ce fil rouge pour le jeune qui a besoin de suivi. Et peut-être, de faire en sorte que l'on vous soulage d'un certain nombre de missions que vous avez des difficultés à assumer ; missions pour lesquelles les collectivités locales et en particulier le département seraient plus efficaces.
Nous avons vu l'achat par la PJJ d'un certain nombre de domaines immobiliers, voire de tènements fonciers. Ayant eu la responsabilité d'une collectivité locale, ce n'est pas la décision que j'aurais prise. On achète cela à grands coups de millions et on n'a pas 100 000 francs dans le budget pour entretenir les abords ou les bâtiments !
La PJJ a sa mission qui est incontournable. Encore faut-il qu'elle puisse l'affirmer. Il faut qu'il y ait une gestion, un management mieux adapté aux besoins de la société actuelle. Il y a aussi une forte réticence -je le dis, je n'ai pas la langue de bois- à l'évaluation. Je ne connais pas un corps de la société qui n'accepte pas d'être évalué.
Mme Laure de VULPIAN -
Jean-Louis Daumas, vous aurez tout le temps pour répondre.
Patrick Ardid, quel est votre sentiment quant à l'exécution des mesures ?
M. Patrick ARDID -
Pour en revenir au TPE de Toulon, les mesures de liberté surveillée ne sont plus exécutées. Certains sursis avec mise à l'épreuve ne sont plus exécutés, et les SME prononcés pour des mineurs âgés de 17 ans et demi et pour lesquels la mise à l'épreuve va s'exécuter pendant la période où ils seront devenus majeurs, ne sont plus exécutés.
Nous avons peu de personnel, souvent un personnel âgé qui fait ce qu'il peut mais qui ne peut plus faire face au flot des mesures. Il est vrai que cette administration ne nous paraît pas très organisée.
J'étais juge des enfants lorsque je suis sorti de l'école de la magistrature en 1985, elle était à peu près dans le même état. Ce sont les mêmes avec 15 ans de plus mais ça n'a pas beaucoup changé !
Mme Laure de VULPIAN -
Sylviane Holtz-Deseez, quelle est votre expérience ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Le phénomène des mesures en attente sur les Hauts-de-Seine date déjà d'avant 1990. Le problème n'est toujours pas résolu. Nous ne sommes pas un département sinistré par rapport à d'autres. Nous avons entre 150 et 200 mesures en attente. Mais il faut savoir que les juges des enfants s'autocensurent énormément.
Prononcer des mesures qui ne vont pas être exécutées dans des délais raisonnables, cela n'a pas de sens pour les mineurs, ni pour les familles. Souvent les collègues s'autocensurent et cela ne fait pas remonter les véritables besoins. Je le déplore parce que si nous avions plus de possibilités, nous pourrions faire mieux.
Mme Laure de VULPIAN -
Voyez-vous les éducateurs dans votre exercice professionnel ? Pouvez-vous dire comment cela se passe ? Etes-vous satisfaite ?
Mme Sylviane HOLTZ-DESEEZ -
Bien sûr, nous les voyons. C'est comme dans tout service, il y a des gens de très grande qualité, que ce soit dans le secteur associatif où à la PJJ, et d'autres qui n'ont plus cette vocation et qui font comme ils peuvent, comme le disait M. Carle.
Je voudrais revenir sur les hébergements qui me tracassent beaucoup car je trouve que cela a été évacué rapidement.
Quand je vois qu'un SEAT, pour un mineur déféré, passe dans la journée 30 à 40 appels téléphoniques pour trouver une place en région parisienne, qu'il n'en trouve pas. A 19 heures ou 20 heures, on saisit alors le directeur départemental de la PJJ pour lui demander ce qu'il peut faire, celui-ci use de son influence auprès d'un foyer en lui demandant de le prendre en surnombre. Mais là aussi, les juges des enfants et les éducateurs ne font pas remonter tous les besoins en hébergement et s'autocensurent à ce sujet, car trouver un hébergement demande beaucoup de temps pour un adolescent.
Mais j'ai connu une période -cela me semble très grave- où le SEAT, qui s'appelait alors SOE (service d'orientation éducative), gérait en même temps le foyer d'accueil d'urgence. Ce service accueillait les jeunes déférés, ou les jeunes en détresse qui venaient demander un placement en urgence. Or, c'était ce service qui décidait si la situation du jeune relevait ou non d'un placement en urgence.
L'urgence n'était plus appréciée par les magistrats mais par les éducateurs. Il y avait des effets pervers en faisant le choix de mineurs qui posaient peut-être moins de problèmes que d'autres. Cela peut être une dérive à tout moment.
Pour terminer, j'ai vu des mineurs qui attendaient leur hébergement sur des listes d'attente, alors qu'ils étaient dans des squats, ou à la rue. Parfois ils s'en sont sortis parce qu'ils étaient déférés et qu'on leur trouvait alors une place en urgence (dans la journée) dans un foyer, alors qu'ils attendaient depuis trois semaines dans leur squat, leur placement. Pour certains, le déférent les a vraiment sauvés.
Mme Laure de VULPIAN -
Nous allons revenir à la question de l'effectivité des mesures.
Jean-Louis Daumas, il faut que vous réagissiez.
M. Jean-Louis DAUMAS -
Il y a plus que l'effectivité des mesures. Beaucoup de choses ont été dites notamment par M. Carle.
Vous avez parlé de fil rouge. Cela me fait penser à l'article 375 du Code civil et à la très belle loi sur l'assistance éducative de 1958. Si vous me parlez de fil rouge, monsieur le sénateur, j'ai envie de dire que si l'on veut éviter tous ensemble d'avoir à prendre en charge au pénal un adolescent à un moment difficile de sa vie parce qu'il aura transgressé la loi, il faut alors que ce fil rouge soit immergé par l'assistance éducative, par le début. On a parlé des très jeunes, on a parlé de leur itinéraire.
Quel est l'opérateur qui fait cela, est-ce l'Etat ? Est-ce les départements qui reprennent en charge l'assistance éducative ?
C'est à vous à nous le dire. Le législateur est saisi de cette question actuellement. Je tiens à cela. On ne peut pas réduire l'intervention des professionnels de l'éducation uniquement au pénal.
Pour moi, ce fil rouge est d'abord de me préoccuper d'assistance éducative et de la protection. Ensuite, s'il y a transgression de la loi, effectivement d'autres textes entrent en scène, mais je voudrais d'abord que l'on s'occupe de cela.
Sur l'évaluation, on a un bel outil : la loi du 2 janvier 2002 impose à tous les établissements médico-sociaux d'évaluer leur travail, y compris avec la participation des usagers. La PJJ est en train de réfléchir à cette nouveauté qui s'impose à elle. Il y a un petit bouleversement culturel, mais en tout cas, nous n'allons pas nous soustraire à la loi, nous y travaillons avec les équipes éducatives.
Vous avez parlé de féminisation des équipes, de la difficulté de certains professionnels.
L'une des réponses est l'élargissement du recrutement, le fait que l'on ait essayé de diversifier nos recrutements, de valider l'expérience des acquis professionnels pour certains collègues et de rompre avec ce moule unique qui était de recruter des gens sortis de l'Université. Ce n'est absolument pas indigne, mais il y a aussi d'excellents professionnels de l'éducation qui trouvent leur valeur et leur légitimité par d'autres parcours.
Enfin, sur la gestion financière patrimoniale et autre, je vous renverrai au débat de ce matin. De toute manière, à partir de 2006 avec la LOLF, nous n'aurons pas le choix. En termes de gestion administrative et financière, il faudra que les cadres de la PJJ soient plus efficients. Les jeunes directeurs qui sortent de formation initiale sont aussi formés à ces questions.
M. Jean-Claude CARLE -
C'est vrai, mais en confiant aux départements et aux collectivités locales des responsabilités de gestion ou matérielles, c'est aussi une autre façon d'aborder les choses. Car ce sont des relations contractuelles qui s'établissent.
C'est un peu ce qui s'est passé en matière de décentralisation dans le domaine de l'éducation. Le fait de rapprocher la décision de l'action est beaucoup plus efficace. Mais c'est aussi la méthode qui est différente. Ce sont des relations contractuelles entre partenaires et c'est beaucoup plus efficace.
Mme Laure de VULPIAN -
Il y a peut-être encore cette question, elle sera posée un peu à tout le monde. Faudrait-t-il recentrer la PJJ sur le seul pénal et laisser les mesures éducatives au secteur associatif habilité.
(Brouhaha dans la salle)
M. Patrick ARDID -
Dans le Var, la PJJ a essentiellement vocation à mettre en oeuvre les mesures pénales que nous ordonnons. L'assistance éducative est vraiment résiduelle.
Mme Laure de VULPIAN -
Est-elle assurée par le secteur associatif ?
M. Patrick ARDID -
Oui. La protection, tout ce qui relève de l'assistance éducative proprement dite, relève du secteur associatif, des services de l'aide sociale à l'enfance, des services du département.
Nous avons déjà trop peu de personnel et beaucoup de délinquants à gérer pour que les éducateurs de la PJJ s'en occupent. Je pense aussi que ce n'est pas tout à fait le même travail. Quand ils récupèrent des délinquants assez âgés, ce n'est pas la même chose que de s'occuper de jeunes enfants ou de mineurs dont la problématique est simplement liée à des problèmes familiaux, de passé ou psychologiques. On est dans autre chose et ils sont peut-être mieux formés pour cela.
Reste un problème d'organisation du travail, de loyauté avec les magistrats qui pose parfois problème.
Pour parler de la féminisation, on a des problèmes par exemple au CPI. Dernièrement, les jeunes qui ont été placés au CPI de Toulon ont fait une véritable orgie, après avoir séquestré le personnel éducatif, mais il s'agissait effectivement de toutes jeunes filles que l'on avait mises là avec de gros loubards. C'était très opportun ! Voilà le genre de choses que l'on fait.
Dernièrement au tribunal de Toulon, un éducateur de la PJJ s'est permis quasiment de prendre à partie le Procureur et l'a pratiquement insulté. Il a dû être expulsé de la salle d'audience. Nous avons affaire à un personnel qui n'a pas toujours le comportement adapté face à la Justice.
Mme Laure de VULPIAN -
Jean-Louis Daumas, faut-il recentrer la PJJ sur le seul pénal ?
M. Jean-Louis DAUMAS -
Je vois bien la forme vers laquelle on glisse. Il y aurait d'un côté des éducateurs plus chevronnés qui incarneraient les missions régaliennes de l'Etat en matière répressive et des éducateurs qui auraient une formation plus sociale, dans l'esprit de l'assistance éducative, que l'on confierait au secteur associatif. Il ne m'incombe pas de répondre sur ce point, c'est aux politiques de dire qui est l'opérateur qui répond le mieux.
Ce à quoi je tiens au-delà des statuts de chacun, fonctionnaires ou salariés d'une association, est que l'on situe ces jeunes dans une histoire et une perspective. Je tiens à tout prix que l'on ne mette pas la charrue avant les boeufs.
La fonction de protection des jeunes qui est donnée par la loi au juge reste réelle. Que l'on ne passe pas en grillant des étapes, en allant au pénal alors que l'on n'aurait pas épuisé toutes les possibilités données par le Code civil !
Après, qui fait quoi, quel est le meilleur opérateur ? Honnêtement, je ne sais pas. Je sais que certains sont passionnés par ces débats : faut-il que la PJJ renonce à l'action éducative pour se concentrer sur le pénal ? Est-ce à incarner par des éducateurs hommes qu'il y aurait peut-être dans le secteur public ? Nous venons de répondre par la négative puisque vous venez de dire, monsieur le Juge, que dans un CPI du Var, de jeunes éducatrices avaient été séquestrées par des adolescents difficiles.
C'est une discussion qui peut être prise par tellement d'approches et d'aspects idéologiques que je n'y réponds pas. Je tiens à tout prix à l'originalité de notre système judiciaire : un juge des enfants qui protège et qui sanctionne. Cette dualité fait la force du système français. La PJJ doit-elle intervenir dans le cadre de l'ordonnance de 1945 et le secteur associatif en assistance éducative ? Je ne sais pas.
M. Jean-Claude CARLE -
Ce dont je suis convaincu c'est qu'il faut soulager la PJJ de tâches matérielles qu'elle fait mal et que d'autres peuvent faire mieux.
Deuxièmement, il faut garder la coexistence du tissu associatif et de la PJJ.
Ensuite sur la répartition pénal-éducatif, je me garderai d'avoir des affirmations strictes. Cela demande réflexion. J'inscris ma philosophie dans cette notion de parcours éducatif qui allie prévention et sanction. Je ne sais pas s'il faut séparer de façon stricte et nette l'éducatif du pénal.
Mme Catherine POULIQUEN -
De mon point de vue, je privilégierais toujours la diversité : de cultures, de pratiques, d'histoires. Il en sort des enseignements tout à fait intéressants. Je n'irais pas vers des solutions qui cloisonnent.
Autre chose que je voudrais réaffirmer très fort car cela paraît être très inscrit dans les mentalités. On dit que les professionnels plus âgés et plus expérimentés sont mieux à même de travailler avec des mineurs délinquants ? Je n'en suis absolument pas persuadée.
Quid des femmes, qui à mon avis doivent pouvoir travailler dans des structures qui accueillent des mineurs délinquants, à condition que l'organisation leur permette de travailler et qu'elles aient les outils nécessaires ?
Dans le CEF de Saint-Denis de Thiboult, les personnels ont suivi des formations dans la gestion de crise et la violence, et les femmes peuvent travailler en toute sécurité dans cette institution. Il faut noter quand même que sur les études de candidatures que nous avons pu faire pour l'ouverture de ce centre, nous avons eu plus de 250 candidatures sur les cinq métiers -y compris de la Belgique-, très peu d'éducateurs spécialisés expérimentés ont postulé.
Dans la salle :
Une intervenante -
Une phrase ou deux lapidaires. Je voudrais rappeler le fondement idéologique de l'ordonnance de 1945, selon lequel un mineur dangereux est aussi un mineur en danger. Il est difficile de concevoir la prise en charge judiciaire et éducative en séparant assistance éducative et pénale car cela donne une toile de fond, un savoir-faire et une créativité qui puisent dans l'une et l'autre.
Laurence BELLON -
Sur les deux derniers points abordés, je trouve que le débat n'est pas très juste. Quelles que soient les carences et les limites de la PJJ, il faut se souvenir que depuis les années 1990, le mot d'ordre est quand même un acte-une réponse ou -pour reprendre la métaphore des « Choristes »- action-réaction.
Quand les pouvoirs publics ont fait le choix de cette orientation qui était un choix d'Etat, il fallait, soit donner à la PJJ des moyens conséquents pour effectuer toutes les mesures, soit ouvrir les mesures pénales à d'autres secteurs que la protection judiciaire de la jeunesse. Mais il était clair que sauf à perdre leur âme, la réponse devait d'abord être éducative et que la PJJ ne pouvait pas tout assumer.
Concernant la partition entre assistance éducative et les réponses éducatives au pénal menées par la PJJ, il faut se souvenir que le pénal a d'abord le souci de répondre à l'acte et l'assistance éducative à la personne. Il serait quand même souhaitable de pouvoir répondre à la personne qui a fait l'acte. Si l'on perd trop de savoir-faire en matière d'attention à la personne, je crains que les contenus éducatifs se paupérisent quelque peu.
Mme Laure de VULPIAN -
C'était la dernière intervention. Pour cette deuxième partie. Je vous remercie de votre attention et de votre participation.
Mme Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux droits des victimes, va clôturer cette table ronde, en remplacement du Garde des sceaux, M. Dominique Perben, qui a été empêché.
* * *
ALLOCUTION DE CLÔTURE
MME NICOLE GUEDJ, SECRÉTAIRE D'ETAT AU DROIT DES VICTIMES
Bonjour à tous.
Effectivement, Dominique Perben est retenu à Luxembourg par un Conseil Justice-Affaires intérieures. Il m'a demandé ce soir d'intervenir en son nom pour clôturer ces journées. Je n'ai entendu que la fin des échanges. J'imagine que tout au long de ces conversations, vous avez pu les uns et les autres certainement avancer et progresser dans vos réflexions et que nous en aurons le retour.
Au fond, ce que nous souhaitons, Dominique Perben et moi-même, c'est appliquer au plus vite, et presque en temps réel, les mesures nécessaires que vous avez la possibilité de nous proposer en fonction de votre expérience de terrain, qui est la seule à pouvoir toujours très utilement nous guider.
Si je vous dis ceci, c'est que, comme vous le savez, j'arrive d'un monde professionnel que vous connaissez, que j'évolue aujourd'hui dans un monde politique dans lequel tous les débats ne mènent pas toujours à des prises de mesures, à des prises de conscience correspondant à la nécessité et aux besoins du terrain.
Avec vous au moins, nous sommes sûrs -je parle sous le contrôle de M. Carle-, que les propositions que vous pourrez nous faire, que les échanges que vous pouvez avoir, n'ont toujours qu'un lien direct avec la vie pratique et la vie quotidienne.
M. Poncelet, que je remercie de cette initiative et de cette invitation -qui ne peut être avec nous-, nous fait un grand honneur de nous demander de clôturer ces journées. Je sais que les rencontres sénateurs-magistrats sont en elles-mêmes un vrai succès parce qu'elles contribuent à permettre à chacun de mieux se connaître et mieux se comprendre.
Les thèmes que vous avez retenus cette année, sont d'ailleurs au coeur de notre actualité et mobilisent bien sûr le ministère de la Justice. En effet, « le juge et l'exigence d'excellence », puis « la justice pénale des mineurs" ont été évoqués au cours de vos tables rondes.
Bien que n'ayant pas participé à vos travaux, j'aimerais revenir sur ces deux thèmes.
Aborder l'activité judiciaire sous l'angle de l'exigence d'excellence qui s'impose à elle, est comme vous l'avez fait : traiter de la déontologie des magistrats d'une part, et examiner l'évolution des méthodes de travail au sein des juridictions, d'autre part.
La déontologie judiciaire est parfois mise en cause, il est vrai. Souvenons-nous, il y a un peu plus d'un an, par exemple, l'institution judiciaire était au centre de polémiques visant certains de ses magistrats. Mais le discrédit jeté sur certaines personnes ne devait pas rejaillir sur l'ensemble d'un corps qui compte, comme vous le savez, plus de 7 000 magistrats.
Pour les avoir moi-même côtoyés dans l'exercice de mon activité d'avocat, je pense que les sénateurs qui les ont vus à l'oeuvre ne me contrediront pas. Je peux affirmer qu'ils exercent vraiment un métier difficile, comportant de lourdes responsabilités, avec une grande conscience professionnelle.
Bien sur, les Français peuvent avoir confiance dans leur Justice, comme les magistrats doivent avoir confiance dans les capacités de réaction de leur institution.
C'est pourquoi, afin de restaurer cette confiance mise en doute publiquement et de formaliser les réponses à certaines questions essentielles, le Garde des sceaux -vous le savez aussi- a confié l'an passé à une commission le soin d'étudier en profondeur l'éthique du corps judiciaire ; ce qui constitue une première en France.
La commission d'éthique, présidée par une personnalité incontestable, le Premier avocat général Jean Cabannes, composée à la fois de magistrats et de personnalités extérieures, a rendu un rapport d'étape fin 2003.
Les propositions de la commission constituent incontestablement une approche novatrice et constructive. Aussi, avant de prendre la moindre décision, le Garde des Sceaux a souhaité élargir la concertation de trois manières.
1. Le rapport a été mis en ligne sur les sites intranet et internet de la Chancellerie.
2. Un questionnaire sur les propositions de la commission Cabannes a été adressé à l'ensemble des magistrats ; plus de 2 500 d'entre eux ont renvoyé des observations, ensuite exploitées par les services de la Chancellerie.
3. Les organisations professionnelles ont été consultées.
Enfin, la réflexion collective a été enrichie par une très intéressante étude du Conseil Supérieur de la Magistrature que j'ai visité la semaine dernière.
Dominique Perben a demandé à la commission Cabannes de prendre connaissance de l'ensemble des contributions et des résultats des consultations opérées, pour établir des propositions concrètes.
L'objectif n'est pas, à mon sens, de bouleverser l'institution, mais de la faire progresser en pratique, pour éviter que ne se renouvellent certains errements malheureux tout au long de la vie des magistrats, depuis leur recrutement jusqu'à leur retraite.
Certaines questions essentielles me semblent se poser. Elles ne sont pas simples. Aussi sans préjuger des conclusions des études en cours, permettez-moi de les rappeler de façon lapidaire :
- Comment mettre en forme les règles déontologiques applicables aux magistrats (certains parlent d'un véritable code de déontologie) ?
- Comment préciser le rôle des chefs de Cour, de l'Inspection Générale des Services Judiciaires, ou bien encore du Conseil Supérieur de la Magistrature ?
- Comment concilier l'indépendance des magistrats et la mise en oeuvre d'éventuelles poursuites disciplinaires pour des manquements avérés au devoir de leur état ?
Le débat est aujourd'hui ouvert. Je me dois de constater que les consultations entreprises ne pourront que déboucher sur des évolutions puisque celles-ci sont souhaitées, tant par les magistrats eux-même que par nos concitoyens.
Sur l'autre plan, doit se réaliser l'exigence d'excellence, celui des méthodes de travail. La Chancellerie, vous le savez, a ouvert le grand chantier de la modernisation de la Justice. Cette modernisation est entreprise sur trois terrains : celui de la mise en place de la Loi organique relative aux lois de finances -la LOLF-, celui de la conclusion des contrats d'objectifs, celui de l'établissement des statistiques d'activité des juridictions.
L'année 2004 est d'abord celle de l'expérimentation de l'application de la LOLF dans le ressort de la Cour d'appel de Lyon, dans le cadre de la globalisation des crédits des services judiciaires. Nous attendons beaucoup des enseignements qui seront tirés de cette première expérience, qui a vocation à être étendue à huit autres Cours en 2005, avant d'être généralisée dans l'ensemble des Cours en 2006, lors de l'entrée en vigueur de la loi organique.
J'estime que l'exercice est particulièrement stimulant pour l'institution judiciaire. Il rend compréhensible par tous le débat sur la dépense publique en le recentrant sur le service rendu aux citoyens. En effet, dans le cadre déterminé par la LOLF, les moyens disponibles sont affectés à des programmes identifiés par des objectifs précis, assortis d'indicateurs de mise à oeuvre.
En outre, les gestionnaires sont responsabilisés sur les conditions de réalisation des actions prévues puisqu'ils disposent, grâce à la fongibilité des différentes catégories de crédits, d'une marge de manoeuvre leur permettant d'adapter la répartition des moyens aux circonstances.
D'ores et déjà, les chefs de Cour se sont vus reconnaître la qualité d'ordonnateurs secondaires des budgets de la Justice sur les crédits qui leur sont délégués, ce qui constitue une étape majeure sur la voie de l'autonomie financière et de la responsabilisation des responsables locaux qui découlera de l'entrée en vigueur de la LOLF.
Les sénateurs savent bien, au demeurant, que la maquette de la nomenclature du ministère de la Justice a été validée par la commission des finances de la Haute Assemblée et que le programme proposé par le Garde des sceaux regroupe la justice administrative, la justice judiciaire, l'administration pénitentiaire, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l'accès au droit et à la justice, en enfin le soutien aux programmes de la Chancellerie.
Le ministère de la Justice définit actuellement des indicateurs pour chacune de ces actions. Ils sont en cours de finalisation, et bien entendu, dès qu'ils seront arrêtés -ce qui ne saurait tarder-, nous vous les communiquerons.
La mise en oeuvre de la LOLF entraîne par ailleurs l'institution judiciaire dans une démarche de progrès, dont le but est la signature de contrats d'objectifs avec toutes les Cours d'appel en 2006.
Il s'agit d'une approche économique, véritablement novatrice pour le fonctionnement des services de la Justice, puisqu'elle est axée sur la réalisation de résultats, auxquels sera liée l'allocation de moyens supplémentaires.
Chaque Cour d'appel a été invitée à faire parvenir à la Chancellerie, pour le 15 mai, un projet de contrat d'objectifs résultant d'une concertation locale avec tous les acteurs de la justice.
La mise en place d'un management par objectif s'accompagnera bien entendu de la définition de critères d'évaluation. Au total, c'est d'un mode nouveau de gestion de l'institution judiciaire qu'est attendue la capacité de l'institution judiciaire à atteindre les objectifs fixés par le Gouvernement.
Enfin, pour bien gérer un service, encore faut-il connaître très précisément son activité.
En prenant ses fonctions de Garde des sceaux, Dominique Perben a été très étonné de constater que les statistiques d'activités des juridictions lui étaient communiquées avec un an de retard.
Aucun chef d'entreprise, aucun responsable public, ne peut se satisfaire d'une situation qui ne lui offre aucune visibilité à court terme et l'empêche donc de prendre des décisions adaptées à la situation conjoncturelle propre à son activité.
Le ministre de la Justice a donc demandé à ses services de lui communiquer des statistiques trimestrielles de l'activité civile et pénale de l'ensemble des juridictions. La première réponse à cette demande a été obtenue, pour la première fois à la mi-mai 2004, pour l'activité judiciaire du premier trimestre de l'année en cours.
Le nouvel outil permettra au ministre de la Justice d'identifier très rapidement les difficultés éventuelles, de les faire analyser, et de trouver les moyens pour y remédier au plus vite. Au surplus, dans un souci de transparence, ces statistiques seront régulièrement publiées et mises en ligne.
Grâce à la loi d'orientation et de programmation pour la Justice du 9 septembre 2002, l'institution judiciaire dans son ensemble s'est engagée, pour le long terme, dans une démarche de modernisation et de progrès.
Tous les secteurs sont concernés et celui de la justice des mineurs, évoqué lors de votre table ronde de cet après-midi, n'échappe évidemment pas à la règle.
***
Vous avez bien voulu faire de la justice des mineurs le second thème de réflexion de ces journées et c'est à juste titre, nous le croyons. Voilà quelque temps, en effet, les sénateurs Schosteck et Carle remettaient un rapport préoccupant sur cette question. Une année plus tard, en juillet 2003, c'est au tour de la Cour des Comptes de rendre public un rapport particulièrement sévère.
Le bilan alors effectué peut être résumé en quelques constats :
- les mineurs délinquants sont de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes et de plus en plus violents ;
- les institutions (famille, école, justice) peinent à mettre en place des réponses adaptées à l'évolution de ce phénomène ;
- le déficit de dialogue est marqué entre les adultes appelés à prendre en charge ces publics ;
- les délais de mise à exécution des mesures sont beaucoup trop longs pour que les réponses au problème soient véritablement efficaces.
Ces faiblesses sont au coeur de nos préoccupations, cette journée en atteste ; le garde des Sceaux, je puis vous l'affirmer, considère que le traitement de ces problèmes est une priorité de l'action du ministère de la Justice.
Vous l'avez souligné, la justice des mineurs est une justice exposée, à laquelle on demande d'être sur tous les fronts à la fois. Exposée, elle l'est :
- parce qu'elle s'adresse à un public hétérogène (celui des jeunes de moins de 21 ans) ;
- parce qu'elle intervient dans le cadre de l'assistance éducative comme dans le champ pénal ;
- parce qu'elle prend en charge des mineurs qui sont parfois auteur d'actes aussi graves que ceux commis par leurs aînés et qui pourtant sont des êtres en devenir ;
- parce qu'elle est confrontée à des problématiques lourdes et variées (comme des carences parentales graves, la toxicomanie, la déscolarisation et les pathologies mentales) qu'elle n'a pas vocation à traiter ;
- parce qu'elle doit désormais porter remède à l'errance des mineurs isolés étrangers, proies faciles des réseaux mafieux.
La loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 a doté le ministère de la Justice d'un programme d'actions ambitieux et volontariste, notamment en ce qui concerne la justice pénale des mineurs.
Je veux souligner que, dès son arrivée à la tête du ministère de la Justice, face à l'aggravation du phénomène de la délinquance des mineurs et de sa complexité, le Garde des sceaux a réaffirmé avec force deux principes. D'une part, celui selon lequel tout passage à l'acte appelle une réplique de l'autorité judiciaire. D'autre part, celui selon lequel la sanction est nécessaire, mais doit toujours être infligée dans une perspective éducative.
En premier lieu, le panel des réponses judiciaires a été enrichi, notamment par la création des centres éducatifs fermés. Malgré les réticences et les inquiétudes qui se sont exprimées. Le dispositif est aujourd'hui installé et admis. Il compte huit structures de dix places appelées à accueillir des mineurs, filles ou garçons selon les centres, de 13 à 18 ans, pour une durée de six mois. L'accueil y est contraint et s'accompagne d'une forte présence éducative, axée sur le soin, la scolarisation et l'insertion. Huit autres centres devraient fonctionner en fin d'année 2004 et une soixantaine à l'horizon 2007.
Cet outil est venu combler un besoin et fournir au mineur ancré dans la délinquance une dernière chance avant l'emprisonnement. Les difficultés et questionnements des équipes apparaissent bien naturels, s'agissant d'un mode de prise en charge novateur qu'il faut expérimenter sur un temps suffisamment long pour en assurer l'efficacité.
En second lieu, l'intervention continue des éducateurs auprès des mineurs incarcérés est systématisée. Près de la moitié des établissements pénitentiaires habilités à recueillir des mineurs fonctionneront sur ce mode fin 2004. Une dynamique a été créée par la PJJ et je ne doute pas qu'elle aura des effets positifs.
Enfin, à l'horizon 2006, le premier des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) devrait voir le jour. Ces structures spécialisées dans la détention des mineurs comporteront 600 places, conçues en six unités de dix cellules. Le concept est totalement inédit et suscite bien sûr l'intérêt de nos voisins européens. Il repose sur l'idée d'une séparation complète des publics majeurs et mineurs. L'enfermement de ces derniers s'accompagne nécessairement d'une prise en charge éducative 24 heures sur 24. Le séjour est tout entier tourné vers la préparation de la sortie du mineur et vers l'intervention de relais externes.
Les CEF, les quartiers mineurs des maisons d'arrêt ou les EPM constituent des dispositifs destinés aux mineurs les plus ancrés dans la délinquance. Le Garde des sceaux s'est attaché dans la LOPJ mais aussi dans le cadre de la Loi Perben II, à apporter une réponse à tous les actes de délinquance, même les plus mineurs ; ceux dont la répétition exaspère nos concitoyens.
Je suis pour ma part très attachée au développement du recours aux mesures de réparation, au travail d'intérêt général, aux sanctions éducatives telle que le stage de formation civique. La mesure de réparation pénale permet à la fois de répondre à l'acte commis et de prendre en considération la victime : le mineur ne répare pas seulement les conséquences de son acte, il accomplit une démarche positive en prenant en considération la victime, ce qui le conduit à prendre conscience de son comportement. La victime quant à elle est reconnue en tant que telle.
Ces nouveaux modes de réponses pénales participent de la reconstruction du lien social. Ces mesures de réparation, qui existent en France depuis 1993 et ne sont applicables à ce jour qu'aux mineurs, ont fait leurs preuves et me paraissent devoir être développées et étendues à d'autres domaines, comme l'ont déjà fait certains de nos voisins européens et la plupart des pays anglo-saxons. La réparation constitue en effet une approche complémentaire de la justice pénale traditionnelle, qui est essentiellement centrée sur la sanction de l'auteur et l'indemnisation de la victime, parce qu'elle permet une véritable reconnaissance de la victime.
Par ailleurs et enfin, le législateur a prévu une procédure de jugement à délai rapproché, la comparution systématique du mineur devant le tribunal pour enfants, et non plus le juge des enfants, pour les infractions les plus graves. Il en a outre voulu que ce dernier puisse révoquer lui-même le sursis et a fait en sorte que la loi du 3 mars 2004 confie au juge des enfants le suivi de la détention qui incombait précédemment au juge de l'application des peines.
L'ensemble de ces mesures, qui pour certaines sont encore récentes, sert incontestablement l'efficacité de la justice des mineurs. Elles vont certainement dans le bon sens et répondent pour partie aux constats négatifs que, voilà déjà deux ans, vous faisiez, monsieur le sénateur, de notre justice des mineurs et de ses acteurs.
Les choses évoluent car la volonté de changement est réelle et les délais de prise en charge par la PJJ des mesures tant civiles que pénales ont tendance à raccourcir.
L'exigence de mise en cohérence des différents professionnels de l'enfance est aujourd'hui admise par tous, tout comme l'est l'idée du « fil rouge" ou du « parcours judiciaire" qui doit inspirer toute prise en charge du mineur.
Je souhaite pour conclure, revenir brièvement sur les problématiques dont vous avez fait un sujet de réflexion, tant elles sont aiguës actuellement.
1. Les questions que soulève la toxicomanie inquiètent et mobilisent l'ensemble des professionnels de la jeunesse, notamment ceux qui opèrent au sein des structures de la PJJ, même les plus « contenantes », telles que les centres d'éducation fermés.
Un travail d'information et de sensibilisation important a été réalisé sur le terrain, dans le cadre des actions pilotées par la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILD). Nous souhaitons que toute initiative pertinente permettant une meilleure compréhension du phénomène de dépendance et concourant au traitement des conduites addictives soit encouragée.
2. Vous avez mis en exergue combien il est actuellement difficile d'aider un mineur présentant des troubles graves du comportement ou des pathologies mentales. Il n'est pas inexact de dire que les structures d'accueil, de traitement et de suivi adaptés sont inégalement réparties sur le territoire. La psychiatrie infantile et la pédopsychiatrie ne comptent pas toujours assez de professionnels pour suffire à la tâche. Il peut manquer des lits d'hôpitaux pour accueillir les jeunes en crise. Cette situation doit nous pousser à réduire les cloisonnements institutionnels qui gênèrent lourdeurs et redondances ainsi que des discontinuités dans la prise en charge.
3. La question des mineurs isolés étrangers revêt aujourd'hui une urgence particulière, notamment en région parisienne. C'est pourquoi la loi du 3 mars 2004 comporte un dispositif portant création d'un administrateur ad hoc chargé des intérêts du mineur lorsqu'il se trouve en zone d'attente ou quand il a formulé une demande pour se voir reconnaître le statut de réfugié. Cette disposition ne règle néanmoins pas tout : nous savons tous que la Justice ne saurait à elle seule régler un problème qui relève avant tout de l'autorité politique et qui présente une dimension internationale qui la dépasse.
Je souhaite faire spécifiquement mention de la question des jeunes Roumains présents en France, sans famille, sans identité et sans âge bien défini. Le ministère de la Justice est activement mobilisé sur le traitement de ce grave problème, dans le cadre d'instruments de coopération internationale comme l'accord franco-roumain du 4 octobre 2002, ou encore le programme de jumelage PHARE, dont la Protection Judiciaire de la Jeunesse est chef de projet.
Pour conclure, je dirai que des progrès ont été réalisés au cours de ces deux dernières années, mais il ne faut pas pour autant bien sûr « baisser la garde » car beaucoup reste à faire. C'est ce qui s'est dit au cours de cette journée et nous en sommes bien d'accord.
J'aimerais, au nom du Garde des sceaux, vous remercier encore, monsieur Poncelet, mesdames et messieurs les sénateurs qui ont participé avec vous à ces travaux, mesdames et messieurs les magistrats présents ce soir, d'avoir, par ces rencontres, enrichi la réflexion sur des sujets sensibles et importants du fonctionnement de notre Justice. Je crois pouvoir dire au nom de tous les participants à cette journée, que ce sera toujours avec un égal intérêt que nous prêterons notre concours à toute démarche visant à rapprocher parlementaires et magistrats de ce pays.
Merci. (Applaudissements)
M. Jean-Claude CARLE -
Madame la ministre, merci de nous avoir honorés de votre présence pour conclure ces deuxièmes rencontres sénatoriales. Mesdames et messieurs, merci de votre participation à ces journées, merci de l'accueil que vous avez réservé à mes collègues qui sont allés dans vos juridictions.
Comme vous l'avez dit, madame la ministre, il est important de garder ce lien entre le législateur et les acteurs de la Justice. La démocratie a organisé la séparation des pouvoirs mais nous avons, je crois, des missions complémentaires et consécutives.
J'ai un principe très simple : on n'agit bien que lorsque l'on connaît bien. Ces journées peuvent servir à cela.
Merci et bon retour. (Applaudissements)
- La séance est levée à 18 h 15.