Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise 2005
Palais du Luxembourg, 25 janvier 2005
Clôture Francis MER
Ancien ministre de l'économie et des finances
Je voudrais, à ma manière, revenir sur le thème de la mondialisation et de la stratégie à suivre pour les entreprises.
D'abord, la mondialisation n'a pas été pensée au plan mondial. De nombreux problèmes que nous rencontrons et que vous avez évoqués tiennent à l'improvisation permanente dans ce domaine dans la mesure où l'on ne sait pas imaginer le corps de doctrine et le corps d'organisme permettant de maîtriser ce phénomène nouveau.
Ensuite, de la même façon que l'on apprend à marcher en marchant, tous les sujets relatifs à la mondialisation sont découverts progressivement. Par réaction, on peut espérer, à condition que la réflexion soit organisée, que l'Europe s'exprime tout comme les États-Unis, le Japon, l'Inde et la Chine et que ces grands pays pourront trouver, petit à petit, des solutions pour minimiser les conséquences négatives, ou les excès, ou le non-respect de certaines règles, que l'on constate aujourd'hui.
Troisièmement, la mondialisation n'est pas un jeu à somme nulle. Même si la croissance de certains pays ne tient pas exclusivement à la mondialisation, nous vivons une époque exceptionnelle sur le plan mondial puisque 2,5 milliards de personnes, les Indiens et les Chinois, aussi rapidement que l'avaient fait les 100 millions de Japonais il y a 50 ans, sont en train d'atteindre le niveau de développement auxquels ils auraient pu prétendre s'ils avaient suivi le même type de politique économique que le monde occidental. Je rappelle qu'en 1 800, la Chine représentait 25 % de l'économie mondiale. Cette part est tombée à 5 % au cours du XXe siècle. Ce n'est qu'au cours des dernières années, sur la base d'un changement majeur de politique, que cette part remonte. Elle atteint aujourd'hui 10 % à 12 % et ne cesse de progresser. Il n'y a pas de raison en effet que les Chinois ne profitent pas du monde actuel pour rattraper, en quelques décennies, un retard accumulé sur plusieurs siècles.
Nous sommes bien dans une situation assez unique, historiquement, liée au fait qu'en parlant de la Chine et de l'Inde, on ne se situe pas à l'échelle de la population française ou japonaise mais d'une population plus de 10 fois plus élevée. C'est là le fait majeur de la mondialisation qui n'a pourtant fait l'objet d'aucune réflexion théorique, y compris de la part d'Elie Cohen, et qui fait que nous sommes devant un système en développement sans que personne ne sache où cela nous mène. Votre thèse consiste à dire que tant que les Chinois n'auront pas été « industrialisés », « urbanisés », et n'auront pas profité de la productivité générée par les investissements industriels, tant que le monde n'aura pas rempli la Chine d'usines, nous ne verrons pas de croissance du niveau de vie des Chinois. En effet, il y aura pour longtemps encore des Chinois originaires de la campagne prêts à travailler pour un salaire qui n'est plus acceptable pour les Chinois urbains. Selon ce scénario extrême et peu probable, on pourrait craindre que le reste du monde soit vidé de sa substance au profit de la Chine. Cet exemple vise uniquement à montrer l'incertitude totale dans laquelle nous sommes.
Quelle doit être la stratégie pour l'entreprise en France, qu'elle soit française ou non ?
De mon point de vue, il importe pour l'entreprise de comprendre la situation, d'en profiter lorsqu'elle le peut, de s'adapter aux règles du jeu en termes de compétitivité, et d'accroître sa valeur ajoutée pour pérenniser son activité en France. Je ne parle pas ici des grandes entreprises qui ne sont même plus françaises puisqu'elles sont satellisées.
Comprendre la situation et en profiter signifie que le tissu industriel français, tout comme le tissu européen, a besoin de comprendre que le marché est désormais le monde. Ce marché, au nom de la mondialisation et de la liberté qui caractérisent la mondialisation, est accessible à n'importe quel entrepreneur, quelle que soit sa taille, dès lors qu'il a quelque chose à vendre, dans des conditions de compétitivité qui suscitent l'intérêt du client, où qu'il soit. Parler de la Chine ne doit pas se limiter à évoquer les bas salaires. N'oublions pas que 100 millions de Chinois, population amenée à croître, ont un niveau de vie comparable à celui des Portugais ou des Grecs. Ces personnes souhaitent se comporter comme des consommateurs « occidentaux ». Si les entreprises françaises parviennent à se convaincre que leur marché est le monde, alors elles ont déjà répondu partiellement au problème et auront surmonté la peur, très française, de la mondialisation.
Par ailleurs, on ne peut pas se battre sur les coûts salariaux avec les entreprises chinoises ou indiennes. De ce point de vue, le rapport du Sénat me semble courageux car il présente la situation telle qu'elle est. Et il est inutile de nier cette dernière.
Comment s'en sortir ? Je ne parle pas des entreprises françaises qui ne sont pas « en compétition » avec des entreprises chinoises, indiennes ou autres, car elles évoluent dans le secteur des services, comme les services à la personne.
Pour s'en sortir, il n'y a qu'une voie : inventer autre chose. Sur ce point, nous ne sommes pas très bons, non pas que nous n'ayons pas fait de diagnostic mais parce que nous ne savons pas encore très bien créer les conditions permettant, en premier lieu, à des entrepreneurs d'avoir envie de prendre des risques. Pour avoir cette envie, il faut s'assurer qu'avec une certaine probabilité de réussite, on profitera de cette réussite en tant qu'entrepreneur. En d'autres termes, il importe que cette réussite ne soit pas confisquée, financièrement, par d'autres, c'est-à-dire par « l'État », au profit d'autres citoyens.
Dans le monde actuel, l'intérêt français, en particulier, est de comprendre que l'entreprise est à la source de la solution de nos problèmes. Plus le nombre d'entreprises sera élevé, plus ces entreprises auront envie de grandir vite et mieux on se portera. Si, cette année, on enregistre une forte augmentation des créations d'entreprises, celles-ci étant pour l'essentiel des entreprises individuelles, avec 225 000 nouvelles entreprises, j'ai lu dans la presse que l'Espagne avait vu, sur cette même année, la création de 330 000 entreprises. Si l'envie d'entreprendre et de prendre des risques tend à revenir en France, il convient de ramener les 225 000 nouvelles entreprises aux 62 millions de Français et de comparer ce ratio au 330 000 entreprises nouvelles rapportées aux 40 millions d'Espagnols. Il faut que ces nouvelles entreprises aient envie de grandir, de prendre des risques. Pour cela, il convient de créer un environnement favorable sur le plan économique, financier, judiciaire, fiscal susceptible de garantir à ces entreprises que leur succès leur profitera, qu'elles conserveront leurs bénéfices, en vue de réinvestir.
Petites et grandes entreprises doivent veiller à ne pas tomber sous le contrôle des marchés financiers, en évitant de cultiver le « court-termisme » du résultat par action, qui permet d'améliorer la capitalisation boursière de l'entreprise et donc la valeur des options d'actions qui ont été octroyées au management. Plutôt que d'agir de la sorte ou d'agir uniquement de la sorte, ne tombons pas sous le « joug » de l'épargnant, pensons aux consommateurs et aux producteurs, sachant que plus les producteurs seront nombreux, moins les chômeurs le seront. Pour cela, les entreprises doivent se convaincre que leur devoir, leur responsabilité, n'est pas uniquement d'être performantes, d'investir en Chine, de satisfaire les marchés financiers, mais est aussi de penser à leur pays ou région d'origine. Pour ne pas perdre leurs racines, elles doivent accepter de prendre des risques pour proposer une nouvelle offre, ici et maintenant. C'est à travers une nouvelle offre, laquelle disposera d'un marché mondial, que nous résoudrons la quadrature du cercle qui consiste à ne pas interdire aux consommateurs, y compris français, de bénéficier des avantages du T-shirt chinois, indien ou tunisien ou mexicain, sans que ceci ait comme conséquence d'avoir de moins en moins de producteurs dans nos pays. Pour que le nombre de producteurs ne cesse de croître, il faut apprendre les nouvelles règles du jeu qui consiste à se forcer à inventer de nouvelles activités. Il suffit de le vouloir, quitte à ce que l'environnement soit plus incitatif.
Telles sont mes convictions en matière de mondialisation. La France et l'Europe ne sont pas, aujourd'hui, suffisamment puissantes pour empêcher les événements de se dérouler. Nous savons très bien qui tient le manche. Nous avons donc un devoir vis-à-vis de nos populations et un intérêt vis-à-vis de nos entreprises, qui consiste à dire que, dans ce jeu que nous n'avons pas forcément contribué à définir, nous allons démontrer notre capacité d'action. Cela suppose de prendre des risques, ce qui revient à l'entrepreneur, aidé peut-être par l'environnement, et pas au contribuable. Je fais ici référence à certaines propositions actuelles à propos desquelles je partage les commentaires d'Elie Cohen.
Il suffit de penser pour trouver. La richesse potentielle de découverte économique, au sens large, est inépuisable. Il suffit donc de chercher, pour trouver, et pour tirer profit de la mondialisation.